© Bertrand Desprez

Sophie POCHIC

Chargée de recherche au CNRS (centre Maurice Halbwachs, équipe PRO).

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Cadres et artisans : deux pôles opposés ?

De profondes distinctions existent entre ces deux catégories sociales. Pour autant, les transformations à l'œuvre chez chacune d'elles modifient le traditionnel schéma du clivage.

Avant toute réflexion sur les « classes moyennes », il faut rappeler que leur définition est loin d'être stabilisée, car elle peut reposer selon les auteurs sur des modes de classement différents : position moyenne sur une échelle (de revenu ou de patrimoine, de l'individu ou du ménage), place dans les rapports de pouvoir ou sentiment d'appartenance à une classe sociale des individus. Malgré tout, il semble faire consensus que les cadres salariés et les artisans constituent des pôles a priori opposés de cette strate intermédiaire de l'espace social. Les cadres constitueraient la fraction supérieure des « nouvelles » classes moyennes salariées, à la frontière des classes supérieures, dont la position dépend avant tout du type de diplôme ; les artisans feraient partie du pôle inférieur des « anciennes » classes moyennes, dont la position est fondée surtout sur leur capital économique.

Des profils sociaux distincts

Ces deux groupes sont, de fait, séparés dans la plupart des études statistiques, le clivage entre salariés et indépendants étant considéré comme majeur dans la nomenclature des professions et catégories socioprofessionnelles de l'Insee. Les « cadres et professions intellectuelles supérieures » - les cadres du public et du privé, associés aux professions libérales, artistes et journalistes - sont clairement situés en haut de la hiérarchie sociale et partageraient des positions professionnelles et des modes de vie proches qui les distinguent des non-cadres. Les « artisans, commerçants et chefs d'entreprise » sont plus difficiles à positionner socialement sans connaître l'ensemble de leur patrimoine, avec le poids particulier du foncier et de l'endettement chez les agriculteurs. Objectivement, il est indéniable que les cadres et les artisans ont des profils sociaux distincts. Les cadres sont de plus en plus diplômés de l'enseignement supérieur, jeunes et féminisés (38 % de femmes en 2010), et leurs carrières encore relativement stables se déroulent dans des grandes entreprises ou des administrations, souvent accompagnées d'une mobilité géographique nationale ou internationale.

En comparaison, les artisans sont plus âgés, moins diplômés (une majorité ayant au plus un CAP ou un BEP) et plus masculins (27 % de femmes), souvent ancrés localement, et exerçant des métiers peu mixtes. Proches des ouvriers par leurs origines sociales et leur connaissance du métier, les artisans assument aussi le risque professionnel associé à une petite structure, avec un taux de faillite élevé dans les premières années d'installation. Dans les années 1980, les artisans étaient d'ailleurs présentés comme « la plus populaire des classes moyennes », et l'exercice du métier et le rêve de l'installation rapprochaient ouvriers et patrons.

Pour avoir un ordre de grandeur, en 2010, ces deux catégories demeurent minoritaires parmi les femmes actives puisque seules 4 % d'entre elles sont « artisans, commerçants ou chefs d'entreprise », et 13 % « cadres ou professions intellectuelles supérieures ». Les femmes sont, dans une écrasante majorité, employées (46 % des femmes actives) ; les hommes sont davantage « artisans, commerçants ou chefs d'entreprise » (9 % des actifs), et « cadres et professions intellectuelles supérieures » (19 %). Mais la catégorie masculine numériquement dominante demeure celle des ouvriers, et ce malgré la désindustrialisation (avec 32 % des hommes actifs ouvriers en 2010).

Position sociale et niveau de vie du couple

Subjectivement, les membres de ces deux groupes sociaux, les cadres et les artisans, ont souvent l'impression d'appartenir aux classes moyennes, puisqu'ils ne sont ni bourgeois ni prolétaires. Mais au niveau des perceptions de sa propre position sociale, on retrouve cette polarisation entre une fraction supérieure et une fraction inférieure des classes moyennes. Une enquête de l'Insee en 2003 demandait aux individus s'ils avaient le sentiment d'appartenir à une classe sociale ; les « cadres et professions intellectuelles supérieures » répondaient oui en majorité (57 %), alors que les « artisans, commerçants et chefs d'entreprise » semblaient plus dubitatifs, avec seulement 38 % d'entre eux qui répondaient positivement. Et parmi ces réponses positives, les cadres se situaient pour 47 % en haut de la hiérarchie sociale, 38 % au milieu et seulement 6 % vers le bas. Le centre de gravité se déplace vers le bas quand on interroge les artisans, commerçants et chefs de PME qui ont répondu positivement, puisqu'ils sont seulement 19 % à se positionner en haut, 46 % au milieu et 22 % vers le bas de la structure sociale.

Deux facteurs principaux permettent d'expliquer ce sentiment contrasté. D'abord le niveau de vie, puisque les hommes cadres, souvent en couple avec des femmes cadres (un sur trois), voient les revenus du ménage consolidés, alors que les artisans et commerçants sont davantage en couple avec des femmes employées (dans leur structure ou à l'extérieur), ce qui tire plutôt les revenus du ménage vers le bas. Ensuite le niveau de diplôme, puisque plus on est diplômé, plus on a tendance à se sentir appartenir aux classes moyennes ou aisées.

Le fait que l'installation comme indépendant pour les artisans reste une affaire de couple, où le soutien de la conjointe est indispensable à l'activité de l'autre, est d'ailleurs un trait qui les distingue des cadres d'entreprise. Ce soutien peut prendre des modalités diverses : participation directe comme salariée, prise en charge non rémunérée d'une partie des tâches (comptabilité, secrétariat) ou travail salarié à l'extérieur qui offre régularité des revenus et droits sociaux pour compenser une activité indépendante plus incertaine

Une distinction symbolique et institutionnelle

Cette distinction, fondée sur des critères professionnels (type de métier exercé et statut de l'emploi) et sur le niveau de vie, est renforcée par les institutions qui encadrent ces différentes catégories, que ce soit les organisations représentatives ou les institutions de protection sociale. Le statut de salarié et de cadre donne accès à des droits sociaux (mutuelle santé, régime spécifique de retraite, formation continue, chômage) qui sont souvent plus avantageux que ceux d'un artisan indépendant. Surtout, ces droits ne sont pas gérés par les mêmes organismes, ce qui tend à renforcer l'impression d'une séparation stricte entre ces deux groupes sociaux. De même, le travail de représentation réalisé par les organisations syndicales tend à accentuer les distinctions symboliques entre salariés et indépendants, avec un travail discursif sur l'identité des groupes et leurs revendications spécifiques, mais aussi une confrontation dans la négociation collective.

Pourtant, cette distinction symbolique et institutionnelle n'a pas toujours été de mise, puisqu'au moment du Front populaire les ingénieurs et cadres s'étaient intégrés à un vaste mouvement de « classes moyennes » confrontées aux multiples déstabilisations de la crise de 1929. Les syndicats d'ingénieurs et le mouvement de défense des indépendants mettaient symboliquement l'accent sur leurs dénominateurs communs, notamment en termes de valeurs morales : un capital (économique pour les indépendants, intellectuel pour les cadres), le goût de l'effort constant et soutenu et, enfin, une épargne liée à la valeur centrale de la famille pour ces groupes et aux capacités à se projeter dans l'avenir en vue d'une sécurité matérielle. Cette rencontre est liée à des circonstances exceptionnelles de mobilisation contre les rigueurs de la crise, faillites et liquidations judiciaires, d'un côté, déclassement et chômage des ingénieurs et des travailleurs intellectuels, de l'autre. Mais après la Libération, l'obtention par les cadres de la consolidation de leur statut, notamment de leur régime de retraite, et la reconnaissance de la représentativité de leur organisation syndicale catégorielle, la CGC, ainsi que la radicalisation des modes d'action des mouvements des classes moyennes dans leur lutte contre la fiscalité, dans les années 1950, ont signé la fin de ce rapprochement symbolique.

Des transformations en cours

Doit-on pour autant en conclure que tout les oppose ? La transformation des grandes entreprises modifie les fonctions exercées par les ingénieurs et cadres, qui doivent souvent gérer des équipes ou des projets comme de petites entreprises autonomes (business units), certes sans en assumer personnellement le risque financier en cas d'échec. La distance grandissante entre le niveau de décision et leur propre activité, notamment dans des multinationales ou des filiales, leur critique d'une stratégie uniquement financière au détriment de la qualité ou de l'emploi, leur manque de maîtrise sur la gestion de leur carrière (hormis pour les diplômés des grandes écoles) génèrent un rapport au travail paradoxal des cadres, qui ont souvent l'impression qu'on les empêche de bien travailler. En cas de licenciement, les cadres d'entreprise sont souvent tentés d'explorer un projet de création ou de reprise d'entreprise ou de s'installer comme expert-conseil, en idéalisant le statut de chef de petite entreprise, qui serait maître de ses décisions, ou celui d'artisan, qui travaillerait sur un produit qui a « du sens ». Mais le passage à l'acte est souvent limité ou peu fructueux, en raison d'un manque de capitaux ou de compétences - techniques, comptables ou commerciales - ou parfois du refus de leur conjoint(e) d'investir toutes les indemnités de licenciement dans un projet risqué.

Les artisans, quant à eux, s'éloignent progressivement de la figure de l'homme de métier ayant commencé comme apprenti puis ouvrier dans un certain corps de métier et continuant à l'exercer en tant que dirigeant, pour se rapprocher du gestionnaire et donc de l'univers des cadres. Les modes de management des entreprises artisanales se rapprochent de ceux des grandes entreprises, avec une division du travail croissante et des dirigeants se désengageant de l'activité de production pour se consacrer uniquement à des activités commerciales ou gestionnaires.

Certains développent même des « hypogroupes », des structures reliées de PME dont ils continuent à contrôler la holding, confiant la responsabilité des filiales à des manageurs recrutés à l'externe ou à leurs propres enfants, ce qui facilite la transmission familiale. Les raisons de cette stratégie alternative de croissance peuvent être multiples : diversifier les risques financiers, mieux contrôler la chaîne de production en amont et en aval ou contourner certaines contraintes juridiques et sociales. De nouveaux entrants modifient aussi le profil et les pratiques de ce secteur et créent davantage de distance entre les ouvriers et les patrons de l'artisanat. Des étudiants ayant décroché de l'université issus des classes moyennes peuvent se réorienter vers l'artisanat pour créer leur propre emploi, ce secteur d'activité attirant notamment des jeunes femmes autour de l'artisanat de services aux personnes (beauté, soins, santé) ou de l'artisanat d'art. Des ex-manageurs licenciés qui se reconvertissent importent avec eux des pratiques de rationalisation, de commercialisation et de division du travail, particulièrement si leur entreprise s'insère dans un grand groupe.

Par la mobilité professionnelle entre les deux groupes, mais aussi par la circulation des méthodes de management, les frontières entre ces deux catégories sociales, au moins en termes de fonctions exercées, s'atténuent donc. Cependant, un trait les distingue encore. Les artisans sont, de fait, plus représentatifs de la société française, l'artisanat et le commerce ayant longtemps été facteur de promotion sociale mais aussi stratégie de survie : un moyen pour les immigrés et leurs enfants de contourner les discriminations à l'embauche.

Malgré leur communication sur leur politique concernant la « diversité », l'univers des grandes entreprises, qui sélectionnent toujours dans le vivier des petites et grandes écoles, reste encore peu ouvert à la diversité ethnique pour ses cadres.

Pour en savoir plus

  • Isabelle Bertaux-Wiame, « Devenir indépendant, une affaire de couple », Cahiers du genre, no 37, 2004.
  • Céline Bessière, Caroline De Paoli, Bénédicte Gouraud et Muriel Roger, « Les agriculteurs et leur patrimoine : des indépendants comme les autres ? », Économie et statistique, Insee, no 444-445, 2011.
  • Serge Bosc, Sociologie des classes moyennes, La Découverte, 2008.
  • Louis Chauvel, Les classes moyennes à la dérive, Seuil, 2006.
  • Caroline Debray-Bouvarel, « Diriger un hypogroupe : évolution du management et des modes de contrôle », Travail et emploi, no 130, 2012.
  • Caroline Mazaud, « Artisan, de l'homme de métier au gestionnaire », Travail et emploi, no 130, 2012.
  • Claire Zalc, Melting shops. Une histoire des commerçants étrangers en France, Perrin, 2011.
  • Bernard Zarca, L'artisanat français. Du métier au groupe social, Economica, 1986.
http://www.constructif.fr/bibliotheque/2012-11/cadres-et-artisans-deux-poles-opposes.html?item_id=3287
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