L'artisanat au féminin.
Les artisanes en France au XXème siècle
Cédric PERRIN, professeur agrégé et docteur en histoire. Entre glorification et abandon.
L’Etat et les artisans en France (1938-1970), Comité pour l’histoire économique et
financière de la France, à paraître 2005.
L'affirmation selon laquelle les femmes seraient entrées dans la vie active avec
la guerre de 1914-18 fait partie des mythes qui ont la vie dure. Elle est encore assez
régulièrement servie dans des documentaires télévisés ou même des manuels du
secondaire ou du primaire. Pourtant, l’historiographie récente a montré toute la
vacuité de ce préjugé. Elle permet d'affirmer que les femmes ont toujours travaillé
(Schweitzer, 2002). Ce travail a longtemps été sous-estimé car enfermé dans un cadre
juridique et intellectuel qui le minore et qui alimente cécité statistique et invisibilité
du travail féminin. Parmi les historiens, le débat s'est donc déplacé. La question n'est
plus de démontrer que les femmes travaillent, et ce depuis longtemps, mais de mieux
cerner une activité mal recensée. En effet, dans des secteurs comme l’agriculture et la
boutique, les femmes travaillent avec leur mari mais sans être comptées dans la
population active. Ce constat est parfois élargi à l’ensemble des petites entreprises
indépendantes, dont l’artisanat. L’artisanat fait-il partie de cette sphère du travail
oublié des femmes ?
▪Des femmes dans un milieu d'hommes
Un chiffre suffirait presque à clore le débat : 80% des artisans sont des hommes ;
seulement 20% des artisans sont des artisanes1. Le terme artisane reste d’ailleurs fort
peu usité. En 1938, on peut estimer, grâce au registre des métiers, que la France
1
D'après des sondages réalisés dans les registres des métiers de Tours et de Bordeaux dans les années
1930 et 1950.
1
compte environ 139 000 artisanes2. Celles-ci ne représentent que 2,1% de la
population active féminine. A la même date, l’ensemble des artisans (hommes et
femmes) représente 3,8% de la population active totale. L’artisanat est donc
relativement moins important dans la population active féminine que dans
l’ensemble de la population active. Dans l’entre-deux-guerres, les femmes artisans
sont minoritaires dans l’artisanat et plus encore dans la population active féminine.
Cette rareté se retrouve dans la plupart des activités de l’artisanat. Certains
métiers apparaissent même quasi-exclusivement masculins. Nulle trace de femme
peintre ou plombière, nulle maçonne ou charpentière. Or, le bâtiment est la plus
importante branche de l’artisanat (Perrin, 2001). L’alimentation, autre activité
majeure, présente le même profil tout comme la tonnellerie et l’ébénisterie, la
mécanique et les métaux. Les femmes y sont à peine plus fréquentes que dans le
bâtiment. Dans d’autres secteurs, sans être totalement absentes, les femmes restent
assez peu nombreuses. Quelques artisanes travaillent dans l’ameublement,
notamment comme tapissières, et dans le cuir. A la fin des années 1930, le bourrelier
du village de Monthondon, dans le nord de la Touraine, par exemple, est une femme.
Dans ces deux derniers secteurs, les femmes arrivent, selon le lieu et l’année, à
représenter entre 10 et 15% des inscriptions au registre des métiers. Certaines, enfin,
exercent des professions inclassables et marginales comme cette artisane tourangelle
réparatrice de parapluie. Ponctuellement, dans le temps comme dans l’espace, des
femmes s’installent dans des secteurs où elles ne sont pas habituellement. A
Bordeaux, plusieurs femmes deviennent photographes en 1938 par exemple. Cet
afflux ne se retrouve pas ailleurs, ni même à Bordeaux à une d’autre date. Les
femmes photographes ne sont, globalement, pas très nombreuses.
▪Métiers de femmes
2
Le registre des métiers est le registre où tous les artisans doivent s’inscrire depuis 1936. C’est
l’équivalent pour l’artisanat du registre du commerce et des sociétés (créé lui en 1920).
2
Les femmes se concentrent dans trois secteurs de l’artisanat : l’entretien des
vêtements, la coiffure et surtout la confection. L’entretien ne constitue pas une
activité majeure de l’artisanat à la fin des années 1930. Il ne représente qu’à peine 2%
des établissements. Mais, avec ses lingères et déjà quelques teinturières, il est presque
exclusivement féminin. La coiffure connaît un vif essor dans l’entre-deux-guerres
auquel les femmes sont pour beaucoup (Zdatny, 1999). A Tours, par exemple, la
moitié des nouveaux salons sont ouverts par des femmes. Ce sont de jeunes artisanes
qui s’installent alors ; elles ont, pour la majorité, moins de 25 ans. L’une d’elles, qui
s’établit à Athée-sur-Cher (Indre-et-Loire) en 1938, n’a que 18 ans. Les métiers de
l’esthétique émergent aussi avec l’apparition dans les registres de manucures et
même de masseuses.
Le domaine par excellence des femmes dans l’artisanat est la confection. C’est
un secteur important. Il rassemble 18% des artisans en 1944. Avec l’alimentation et le
bâtiment, c’est l’un des trois poids lourds de l’artisanat. Ici, le rapport homme-femme
est presque l’exact opposé de celui de l’artisanat dans sa globalité. En effet, les
artisanes y représentent, selon les régions, entre 80% et 85% des inscrits au registre
des métiers. A côté des couturières et des modistes, appellations générales et les plus
fréquentes, se trouvent un fourmillement de spécialités avec des layettières, des
guimpières, des casquetières, des corsetières, des fourreuses, des brodeuses, des
remailleuses, des tricoteuses, des voilières… Ces multiples métiers correspondent à
des spécialisations dans une matière, un type de vêtement ou encore une partie de la
fabrication. Contrairement, au bâtiment et à d’autres secteurs, certains termes sont
purement féminins. Pour ne prendre qu’un exemple, on parle, dans l’est de la France
principalement, de guimpières mais nullement de guimpiers.
Ces professionnelles de la couture se concentrent en ville au cours du XXème
siècle. Dès les années 1930, les couturières rurales sont assez âgées et les plus jeunes
s’installent en ville. En Gironde et en Indre-et-Loire, par exemple, toutes les nouvelles
artisanes s’installent en ville. Les trois-quart se concentrent dans la préfecture ; les
autres se répartissent dans les communes de banlieue et dans les petites villes de ces
3
départements. Les itinéraires individuels confirment cet élan vers la ville. Née en
1901 dans le village de Vaumas (Allier), une jeune couturière s’établit dans un
premier temps dans la petite ville voisine de Saint-Pourçain qu’elle quitte pour Tours
en 1931. Cette urbanisation des inscrites au registre des métiers traduit deux faits à la
fois contradictoires et complémentaires. Premièrement, elle révèle le sousenregistrement des couturières rurales. En effet, les recensements de l’entre-deuxguerres montrent des couturières à la campagne alors que celles-ci n’apparaissent pas
dans le registre des métiers. Mais, en second lieu, cela procède d’une transformation
des activités de la confection. En milieu rural, la couture n’est souvent qu’un appoint.
Elle ne se pratique qu’une partie de l’année ou à la demande. C’est ce que font, par
exemple, de nombreuses ouvrières à façon. Au contraire, pour certaines femmes, la
couture devient une activité à temps plein, une activité indépendante. Celles-là
deviennent véritablement artisanes. Et, ce sont celles-là qui se font enregistrer au
registre des métiers. On peut donc observer une professionnalisation de l’activité.
Une professionnalisation qui se fait avant tout en ville.
▪Les années noires, années des artisanes ?
Ceux qui sautent le pas de l’indépendance professionnelle pour s’établir comme
artisans sont issus habituellement de deux catégories sociales. Ils viennent, d’une
part et pour une large majorité, du monde ouvrier et, d’autre part, du milieu
artisanal lui-même. La guerre rompt quelque peu ce schéma en conduisant vers
l’artisanat des catégories sociales inhabituelles : des cadres, des agriculteurs et
beaucoup de femmes. C’est, l’inactivité et la nécessité qui les poussent à se mettre à
leur compte. On trouve ainsi des salariés, de tous les échelons, que la démobilisation
laisse sans emploi et qui tentent d’employer leur savoir-faire pour eux-même. Les
femmes ont, quant à elles, une raison supplémentaire et nouvelle de tenter leur
chance dans l’artisanat. Leurs époux retenus prisonniers, elles se retrouvent seules
pour assumer les charges du foyer. Il leur faut donc trouver un revenu d’où leur
décision de devenir artisane. C’est la nécessité du moment plus qu’un projet
4
professionnel longtemps mûri qui les motive. Ce sont des établissements de
circonstances ; ce qui ne sera pas sans incidence après la guerre. Le mari revenu, la
conjoncture se dégradant pour l’artisanat, elles n’auront pas de raison de s’accrocher
à un statut d’artisane qu’elles n’ont pas spécialement désiré.
Depuis ce socle commun, les parcours se singularisent. Certaines transforment
en activité professionnelle devant dégager des revenus réguliers une activité qu’elle
pratiquait jusque-là de façon occasionnelle. La guerre a donc pu précipiter
l’évolution décrite ci-avant mais pas forcément de façon viable et durable. D’autres
reprennent une activité qu’elles avaient exercée dans le passé mais abandonnée,
souvent au moment du mariage. C’est ce qu’explique cette tourangelle dans le
dossier qu’elle remplit à la préfecture pour solliciter l’autorisation de s’installer3.
Originaire du Poitou, elle a suivi un apprentissage de couturière, mais elle n’exerce
pas sa profession. Probablement l’a-t-elle abandonnée lorsqu’elle a suivi son époux à
Tours (le dossier ne le dit pas). Elle ne projetait pas de s’établir, mais son mari est
prisonnier et elle reste seule avec leur fille de deux ans et demi. Comme cette
dernière, la majorité choisit de devenir coutière, reproduisant ainsi un modèle bien
établi avant la guerre. D’autres présentent des projets plus originaux comme cette
femme qui voudrait devenir taxi en utilisant le véhicule familial. Les pénuries font
naître des activités nouvelles. L’heure est à l’imagination et à la débrouillardise. On
répare ce qu’on aurait autrefois jeté ; on fait durer ce qu’on a. Par exemple, le registre
des métiers de Tours inscrit une réparatrice de stylo en 1947.
Ces installations sont fragiles. L’improvisation dans laquelle elles se réalisent ne
laisse pas le temps d’économiser pour se constituer un capital de départ et s’équiper
correctement. Aussi, voit-on beaucoup de ces nouvelles artisanes se lancer avec
quasiment rien. D’ailleurs, bien souvent, elles ne remplissent pas la partie du
formulaire de la demande d’autorisation qui concerne le capital, les outils, les
3
Depuis septembre 1939, c’est-à-dire depuis l’entrée en guerre, il faut une autorisation pour créer ou
modifier un établissement artisanal, commercial ou industriel. Les dossiers des candidats à
l’installation sont une source précieuse pour étudier la petite entreprise dans cette période. La liberté
d’installation est rétablie en 1946.
5
matières et la main d’œuvre. Malgré des avis négatifs, le préfet autorise néanmoins
l’établissement pour des raisons humanitaires. Telle coiffeuse n’a à déclarer qu’une
paire de ciseau et une glace, telle couturière que des aiguilles et des ciseaux… En ces
temps de pénurie, elles n’ont pas non plus de matières premières ; il faudra donc que
leurs clientes viennent avec leurs tissus. Ses dossiers trahissent aussi l’absence de
locaux professionnels spécifiques. Ces artisanes n’ont que leur logement pour
travailler. Ces « ateliers » sans moyens seront les premiers à disparaître après les
années quarante.
Pour l’heure, le régime de Vichy encourage plutôt ce mouvement car il voit
dans l’artisanat un moyen de maintenir les femmes dans leur foyer. Vichy préfère
l’artisane qui travaille à son domicile plutôt que l’ouvrière en usine. L’artisane
s’inscrit mieux dans ses conceptions conservatrices de la famille. Cet encouragement
n’a donc rien d’une émancipation. De surcroît, Pétain a une vision très archaïque de
l’artisanat, et plus encore des femmes dans l’artisanat. L’artisane que les pétainistes
apprécient, c’est la dentellière du Puy, la brodeuse, la fileuse de laine… Ce sont ces
métiers-ci que le régime met à l’honneur dans les expositions artisanales qu’il
soutient.
Dans le contexte très particulier des années quarante, le nombre d’artisanes
augmente donc. En 1948, elles sont environ 205 000 contre 139 000 dix ans plus tôt.
En l’espace d’une décennie, les artisanes sont donc devenues quasiment moitié plus
nombreuses. Cette croissance est un peu plus rapide que celle de la population active
féminine. En conséquence, la part des artisanes y augmente. Les artisanes
représentent désormais 2,9% des actives. Cette proportion demeure néanmoins assez
faible. En outre, elle reste inférieure au pourcentage des artisans dans la population
active totale.
▪ La mutation de l’artisanat : une crise pour les artisanes
Les années 1950 et 1960 sont une période de crise et de mutations dans
l’artisanat. Or, le secteur où les femmes sont les plus présentes est aussi l’un des plus
6
fragiles. Le déclin de la confection est préjudiciable aux artisanes. Progressivement, la
confection devient une branche secondaire de l’artisanat. Elle ne pèse plus du tout du
même poids que l’alimentation et surtout le bâtiment (lequel s’est, au contraire,
renforcé). Elle ne rassemble plus que 7% des artisans en 1967 et 2,5% en 19964. La
crise de la confection n’est pas propre à l’artisanat. C’est l’ensemble du secteur qui en
pâtit. Mais, elle a des conséquences particulières pour l’artisanat, notamment pour
les artisanes. Ces dernières subissent les transformations de ce marché. La part du
sur-mesure y diminue constamment au profit du prêt-à-porter ou de ce que l’on
appelle, dans les années 1950, l’industrie de la demi-mesure. Le paradoxe est que
cette évolution est notamment due au rôle directeur que prennent les femmes sur ce
marché. En effet, jusque vers 1950, les dépenses masculines d’habillement sont
supérieures à celles des femmes et des enfants. La situation s’inverse ensuite. Or, les
femmes font moins appel aux artisan(e)s que les hommes (Dumas, 1961). En somme,
la féminisation de la consommation joue contre celle de l’artisanat. Progressivement,
la couture ne suffit plus à assurer un revenu décent à ces artisanes. Celles qui ne
renoncent pas complètent leur chiffre d’affaires par la vente de tissus ou d’articles de
mercerie comme cette couturière bretonne interrogée par le sociologue J. Maho en
1963 (Maho, 1968). D’autres se reconvertissent dans le commerce de vêtements dont
elles n’assurent plus que les retouches. D’artisanes, ces femmes deviennent ainsi
commerçantes.
De véritables artisanes subsistent. Elles occupent des créneaux où la production
en série n’est pas viable et où la fabrication doit être manuelle. C’est le cas, par
exemple, du travail de la fourrure. Les artisanes s’adaptent en occupant ce que les
économistes appellent des niches. Ainsi, certaines se spécialisent dans les grandes
tailles, marché étroit qui n’intéresse pas les industriels mais, au contraire,
parfaitement adapté à la superficie d’une entreprise artisanale. D’autres ne font plus
que des robes de mariées ou des vêtements en cuir par exemple. Cependant, ces
4
Etude sur la modernisation du secteur des métiers en 1967, APCM, 1968. Tableau de l’économie française,
INSEE, 1997. Le chiffre de 1996 est d’autant plus faible qu’il inclus les artisans du cuir.
7
créneaux sont trop étroits pour supporter de nombreuses artisanes. Seules quelquesunes peuvent s’y installer durablement.
Fig. : pourcentage de femmes dans les différents
secteurs de l’artisanat en 1996
secteur d'activité
%
12,3
alimentation
4,1
métaux
confection, cuir
58,2
bois, ameublement
10,9
productions diverses
17,6
bâtiment
2,1
réparation, transport
9
teinturerie,
soin de la personne
71,8
services divers
39,3
autres activités
15,4
Ensenble
16,7
Source : TEF, 1997.
Face aux difficultés de leurs métiers habituels, quelques femmes investissent
des secteurs jusque-là exclusivement masculins. Dans le bâtiment, les métiers
traditionnels
restant
masculins,
les
femmes
entrent
avec
de
nouvelles
spécialités comme celle de décoratrices d’intérieur. Le bâtiment reste, toutefois, le
secteur où les artisanes sont les moins nombreuses. Dans d’autres branches, certaines
arrivent à s’imposer sans ce détour. En 1952, par exemple, une femme s’installe dans
le centre de Bordeaux comme mécanicienne. Toutefois, si ce cas mérite d’être signalé,
c’est précisément parce qu’il est rare et isolé. Si elles ne sont plus totalement absentes
de ces activités, les artisanes y demeurent néanmoins très minoritaires. En revanche,
8
les femmes profitent du développement des métiers de l’entretien et de l’esthétique.
Les artisanes y occupaient déjà une position forte dans l’entre-deux-guerres ; elles y
deviennent très nettement majoritaires. Près des trois quarts des entreprises de cette
branche sont dirigées par des femmes à la fin du XXème siècle.
Ces mouvements ne compensent pas les pertes de l’habillement. Le déclin de la
confection a pour conséquence de diminuer la part des artisanes. Les femmes ne
représentent plus que 16,5% des artisans en 1996. Alors que les effectifs de l’artisanat
se sont stabilisés5, les artisanes ne sont plus que 133 000 à la fin du XXème siècle; soit
70 000 de moins qu’un demi-siècle plus tôt. Entre 1948 et 1996, le nombre d’artisanes
a ainsi chuté d’un tiers. Cependant, le chiffre du milieu du siècle correspond à une
conjoncture très particulière. Par rapport aux années 1930, l’artisanat ne perd que
6 000 femmes. La chute est moins forte sur le long terme, mais elle est quand même
là. Mais, c’est surtout en comparaison de la population active féminine que le repli
est conséquent dans la seconde moitié du XXème siècle. En effet, dans cette période, le
nombre d’actives s’est fortement développé. L’opposition de ces tendances fait que
les artisanes ne représentent plus que 1,1% de la population active féminine. Plus que
jamais le statut d’artisane est marginal chez les femmes actives.
▪L’indépendance soluble dans le mariage
On pourra évoquer plusieurs causes à cette sous-féminisation de l’artisanat : la
pénibilité de certaines tâches, un enseignement technique qui reproduit des
stéréotypes sociaux en orientant les demoiselles vers les métiers du fil et de
l’aiguille… Sans minorer les précédents, un autre facteur ressort : le mariage apparaît
comme un frein puissant à la féminisation de l’artisanat. En 1938, par exemple, 47%
des artisanes ne sont pas mariées en Gironde et 53% en Touraine. Inversement, 75%
des hommes sont mariés en Gironde et 88% en Touraine. La différence est patente.
5
Depuis la fin des années 1960, les entreprises artisanales sont environ 800 000 ; soit autant que dans
l’entre-deux-guerres.
9
Le mariage constitue un obstacle juridique pour devenir artisane. Jusque tard
dans le siècle, la femme mariée est sous la tutelle de son mari. C’est une mineure
juridique. Il lui faut l’accord de son conjoint pour créer une entreprise. Cette
disposition du Code civil n’a été abolie qu’en 1965. A l’obstacle juridique, s’ajoutent
une barrière sociale qui se lit dans la courbe en U de l’âge à l’installation. Des
artisanes créent leur entreprise quand elles sont encore jeunes, voire très jeunes,
comme les coiffeuses précédemment citées qui n’ont que 17-18 ans. Les installations
diminuent après 25 ans. On y trouve très peu de trentenaires. Puis, elles redeviennent
nombreuses après 40 ans. Ce cycle correspond à différentes situations familiales. Les
plus jeunes sont encore célibataires. Les plus âgées sont divorcées ou le plus souvent
veuves. Cette courbe renvoie donc à des situations en marge du mariage. Les femmes
deviennent artisanes avant ou après un mariage mais moins facilement dans le
mariage. De toute évidence, les époux consentent rarement à donner la nécessaire
autorisation. Au contraire, il n’est pas rare que des artisanes établies avant leur union
cessent leur activité une fois mariées. Quelques-unes ont ainsi des parcours
complexes qui alternent des périodes d’activité et d’inactivité. Elles s’installent entre
20 et 25 ans, puis elles s’arrêtent après leur mariage et enfin reprennent leur métier
après un divorce ou un veuvage. C’est donc souvent en dehors du mariage que les
femmes s’inscrivent dans l’artisanat. Elles paient leur indépendance économique et
professionnelle au prix fort : celui de la solitude, une solitude pas forcément choisie,
et d’une certaine misère sentimentale et sexuelle. Créer sa propre entreprise
artisanale est assurément plus difficile pour une femme que pour un homme.
Le veuvage est très fréquent. Il explique une moyenne d’âge à l’installation
assez élevée chez les femmes (41 ans en 1938). Les difficultés des secteurs féminins
après 1950 entretiennent cette moyenne. En effet, les plus âgées s’accrochent le plus à
leur indépendance. Il leur est difficile d’accepter un retour vers le salariat et, de plus,
du fait même de leur âge, il leur devient plus difficile de trouver un emploi de ce
type. Aussi, préfèrent-elles rester artisanes, quitte à n’en vivre que chichement. Ces
artisanes vivent manifestement dans une certaine pauvreté. En 1959, dans les
10
Bouches-du-Rhône, par exemple, le chiffre d’affaires moyen dans l’artisanat du
textile est de seulement 19 364 francs. A l’autre bout de l’échelle, dans l’alimentation,
il est de 75 165 francs (Wolkowitsch, 1965). Le secteur le plus féminisé est l’un des
moins rémunérateurs.
▪Le couple et l'atelier
Il faut se poser la question du travail des conjointes avec leur mari artisan. On
sait désormais que le travail féminin a longtemps été sous-estimé car il était mal
comptabilisé, ce qui le rendait invisible. Cette invisibilité du travail féminin concerne
en tout premier lieu la petite entreprise indépendante où le travail se fait souvent en
couple mais où seul le travail de l’époux est retenu à l’heure du recensement. Cette
notion a montré toute sa valeur pour la boutique et l’agriculture. Mais, elle pose plus
de problème dans l’artisanat car elle suppose la présence de la boutique. C’est celle-ci
qui rendrait nécessaire le travail en couple et qui serait tenu par la conjointe (Gresle,
1981). Or, les artisans ne sont pas des commerçants et ils n’ont pas la nécessité d’une
boutique.
Dans l’artisanat de l’alimentation, la boutique est effectivement de norme. Ces
artisans écoulent directement leur production dans une boutique accolée à l’atelier.
Et, effectivement, c’est en règle générale l’épouse de l’artisan qui tient la boutique. Ce
secteur rentre bien dans le cadre précédemment décrit. Toutefois, cela ne fait pas de
ces femmes d’artisan des artisanes. Elles ne possèdent pas les techniques de ces
métiers, faute de pouvoir accéder à des formations professionnelles quasiment
réservées aux hommes. Si l’on est bien en présence de travailleuses mal reconnues, ce
n’est pas d’artisanes qu’il s’agit.
Mais, l’alimentation est l’exception qui confirme la règle. Dans les autres
métiers, les artisans n’ont pas de boutique. Les artisans du bâtiment, par exemple –
de loin les plus nombreux – travaillent sur leurs chantiers et n’ont pas de boutique.
La nécessité du travail en couple disparaît. Cela ne veut pas dire que l’épouse n’a pas
11
sa place dans l’entreprise. Certaines s’occupent, par exemple, de la comptabilité ou
des commandes mais, le plus souvent, les artisans le font eux-même.
Néanmoins, une prospection de type archéologique révèle que même dans ces
métiers où la boutique n’est pas la norme, certains artisans en ont une. Les sources
écrites comme les recensements montrent que ce sont des entreprises familiales, où
l’on se succède de père en fils (ce qui n’est pas une règle majoritaire). C’est le cas des
Béchet, par exemple, artisans-peintres à Breteuil-sur-Iton sur trois générations entre
la fin du XIXème siècle et le milieu du XXème siècle. L’épouse n’a pas de profession
dans ces recensements et il est vraisemblable que c’est elle qui tenait la boutique.
Dans des cas comme celui-çi l’entreprise doit faire vivre et occuper l’ensemble de la
famille. Il semble donc qu’il faille réviser la causalité habituellement reçue. Dans
l’artisanat, ce n’est pas la boutique (généralement absente) qui appelle le travail
familial (et en premier lieu, celui de l’épouse) mais bien plutôt le travail familial qui
conduit à la boutique. Pour l’artisan, aménager une boutique est aussi un moyen de
retenir l’épouse au foyer et de justifier le refus d’un emploi à l’extérieur.
En 1975, 80% des épouses d’artisans ont leur propre activité professionnelle
(Zarca, 1986). Donc, inversement, seulement 20% travaillent avec leur mari ; une
proportion proche de celles des travailleurs familiaux en 19676. Cette situation se
retrouve ailleurs en Europe. Dans le textile catalan, fréquemment, les femmes sont
ouvrières et les maris artisans (Enrech, 2005). Ces données vont contre l’idée reçue
que l’entreprise artisanale est une entreprise familiale. En réalité, c’est plutôt une
entreprise individuelle. La majorité des artisans travaillent seuls ; sans salarié ni aide
familiale. Cette situation procède pour beaucoup d’un désir d’indépendance qui va
jusqu’au refus d’embaucher. Mais, il y a aussi des raisons économiques évidentes. La
surface de ces micro-entreprises n’est pas suffisante pour employer une personne.
Les bénéfices ne sont pas suffisants pour faire vivre l’artisan et son épouse. A
6
A cette date, seulement 22% des artisans emploient un membre de leur famille (qui n’est pas
forcément l’épouse). Etude sur la modernisation…, op. cit.
12
contrario, l‘alimentation, où le travail en couple est le plus fréquent, est l’activité
artisanale où le chiffre d’affaires moyen est le plus important.
Enfin, on peut penser que les épouses ne veulent pas travailler dans
l’entreprise. En effet, ni artisanes, ni salariées, les femmes qui travaillent avec leur
mari artisan n’ont aucun statut. On est là au cœur de l’invisibilité du travail féminin.
Tout comme les conjointes d’agriculteurs, elles ne bénéficient d’aucune protection
sociale. Elles n’ont pas davantage de droit à la retraite pour n’avoir pas cotisé et les
veuves d’artisans n’ont alors pour vivre que le minimum vieillesse. Ce n’est qu’en
1982 (Loi du 10 juillet 1982) que l’Etat reconnaît le statut de conjointe d’artisan, après
qu’au début des années 1970 les premiers mouvements de conjointes ont revendiqué
leurs droits.
Donc, les épouses des artisans travaillent mais en dehors de l’entreprise du
mari. Elles sont, le plus souvent, ouvrières ou employées. Les femmes rattachent
ainsi les artisans au milieu populaire, dont eux-mêmes sont issus. Au final, le travail
en couple reste une réalité limitée dans l’artisanat.
▪ Conclusion
En conclusion, l’artisanat s’accorde mal au féminin. Les artisanes sont peu
nombreuses et elles sont de moins en moins dans la seconde moitié du XXème siècle.
Essentiellement couturières au milieu du siècle, elles subissent le déclin des
industries textiles. Minoritaires dans l’artisanat, elles le sont plus encore dans la
population active. On ne peut donc guère soutenir que les femmes ont trouvé dans
l’indépendance économique, du moins dans l’artisanat, les emplois qui leur auraient
été fermés dans le salariat. Enfin, il ne faut pas non plus exagérer l’importance du
travail en couple. La boutique, qui n’est pas de norme dans l’artisanat, n’appelle pas
le travail des femmes. Il semble bien plutôt, dans l’artisanat, que se soit le travail des
femmes qui crée la boutique.
***
13
Bibliographie
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Centre international d’étude de l’artisanat, Institut de droit comparé, Université de
Paris.
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France (1938-1970), thèse de doctorat, Université de Tours.
Perrin C., à paraître 2005, Entre glorification et abandon. L'Etat et les artisans en
France (1938-1970), Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la
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14
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Zarca B., 1986, L’artisanat français du métier traditionnel au groupe social , Paris,
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15