Université Charles de Gaulle - Lille 3
Faculté de Sciences Humaines, Lettres et Arts
Ecole Doctorale TESOLAC
LIBERALISME ET CORPORATISME CHEZ
LES BOUCHERS PARISIENS (1776-1944)
Thèse pour l’obtention du grade de Docteur en Histoire
de l’Université de Lille 3, présentée et soutenue le 3 décembre 2005 par
SYLVAIN LETEUX
Sous la direction de Jean-Pierre HIRSCH
Jury : M. Jean-François CHANET, professeur à l’Université de Lille 3
M. Jean-François ECK, professeur à l’Université de Lille 3
M. Jean-Pierre HIRSCH, professeur émérite à l’Université de Lille 3
M. Jean-Pierre LE CROM, directeur de recherche au CNRS à Nantes
M. Philippe MINARD, professeur à l’Université de Paris 8
M. Jean-Louis ROBERT, professeur émérite à l’Université de Paris 1
2
SOMMAIRE
Introduction _________________________________________________________3
Remerciements ______________________________________________________18
Abréviations et sigles _________________________________________________19
Première partie : La Boucherie parisienne face aux premières tentatives libérales
(1776-1811) _______________________________________________________________20
Chapitre premier : La Boucherie parisienne sous l’Ancien Régime : comment
défendre ses privilèges ? ________________________________________________________ 21
Chapitre 2 : Comment la Boucherie de Paris traverse-t-elle la Révolution ? ______ 104
Deuxième partie : La Boucherie parisienne au temps du privilège (1811-1858) _147
Chapitre 3 : Les grands cadres du marché de la viande à Paris (1811-1858) ______ 148
Chapitre 4 : Le délitement progressif du monopole des bouchers (1811-1858) ____ 198
Troisième partie : La Boucherie parisienne à l’heure libérale (1858-1944)_____311
Chapitre 5 : Les grands cadres du commerce de La viande à Paris après 1858____ 312
Chapitre 6 : L’organisation de la profession entre 1858 et 1914 ________________ 374
Chapitre 7 : Les luttes des patrons bouchers entre 1870 et 1914 : la nostalgie d’un État
qui protégeait le métier ________________________________________________________ 459
Chapitre 8 : La Boucherie parisienne de 1918 à 1944_________________________ 560
Conclusion ________________________________________________________671
Bibliographie_______________________________________________________680
Sources ___________________________________________________________741
Annexes ___________________________________________________________793
Table des Tableaux __________________________________________________839
Table des Annexes___________________________________________________840
Table des Matières __________________________________________________841
3
INTRODUCTION
Deux raisons m’ont amené à m’intéresser aux bouchers français : les résultats de mes
recherches généalogiques dans le cadre de ma maîtrise et la crise de la « vache folle » qui a
touché la France en 19961. Au cours de mes recherches généalogiques, je me suis rendu
compte que certains métiers présentaient une forte endogamie socio-professionnelle2. De la
fin du XVIIIe siècle au milieu du XXe, je pouvais suivre dans diverses régions (Mayenne,
banlieue Sud de Paris) de longs lignages familiaux de bouchers qui se transmettaient le métier
de père en fils3. Une première question surgit : pourquoi cette profession semble plus
fortement endogame que d’autres ? Si l’on articule cette interrogation avec la crise sanitaire
de l’encéphalopathie spongiforme bovine (ESB) qui frappe l’opinion publique en 1996,
remettant au goût du jour le vieux débat sur la sécurité alimentaire et sur le rôle qu’il faut
réserver à l’Etat dans la régulation économique, on comprend mieux pourquoi en 1997, je
décide de déposer, en accord avec mon directeur, Jean-Pierre Hirsch, un sujet de thèse portant
sur les bouchers français combinant une appproche sociale et une curiosité institutionnelle.
Dans mon DEA, soutenu en juin 1997, je souhaitais établir une comparaison entre les
bouchers lillois et parisiens4. Mes préoccupations ont évolué. Je n’ai retenu que le cas parisien
car les débats portant sur la nécessité d’encadrer ou non le commerce de la viande à Paris ont
eu des retentissements au niveau national et les choix réglementaires retenus pour la capitale
ont bien souvent servi de modèle pour le reste de la nation. Par ailleurs, la boucherie
parisienne – ce qui n’est pas le cas pour la boucherie flamande 5 – avait déjà fait l’objet de
nombreuses études qui, en dépit du volume plus impressionnant de la masse documentaire,
simplifiaient largement ma démarche, m’évitant de devoir progresser en terrain vierge.
La crise de la vache folle m’a permis d’affiner ma problématique. Le monde de la
viande est vaste et les approches peuvent être très variées. J’ai volontairement écarté un
certain nombre de questions fort intéressantes mais qui auraient nécessité des développements
souvent trop longs : la consommation carnée, l’hippophagie, les boucheries
confessionnelles… De manière générale, tous les aspects symboliques de la viande, chers aux
anthropologues, ont été écartés par souci d’efficacité. Comme les crises sanitaires précédentes
– je pense notamment à l’interdiction de l’importation des porcs américains en 1878 à cause
d’une épidémie de trichinose ou de l’interdiction des moutons allemands en 1889 sous
prétexte de tuberculose6 –, la crise de la vache folle réactive nos peurs alimentaires ancestrales
1
Philippe DUNETON et Martin HIRSCH (dir.), L’affolante histoire de la vache folle, Balland, 1996, 240 p.
2
Sylvain LETEUX, Le poids de la famille dans l’évolution de la société française (XIXe-XXe siècles) : aspects
sociaux, professionnels et géographiques, Mémoire de maîtrise, Lille 3, 1995, 145 p.
3
Les résultats de l’enquête TRA ne sont pas absents de mon intérêt pour la transmission familiale des métiers.
Jacques DUPAQUIER et Denis KESSLER (dir.), La société française au XIXe siècle : tradition, transition,
transformations, Fayard, 1992, 529 p.
4
Sylvain LETEUX, Le milieu social des bouchers à Lille et à Paris de la fin du XVIIIe au milieu du XXe siècle,
Mémoire de DEA, Lille 3, 1997, 247 p.
5
Il existe tout de même des études sur la boucherie lilloise, notamment celle de Sylvie CAILLE-BELVAL, Les
, Thèse de Droit, Lille, 1957, 359 p.
bouchers à Lille sous l'Ancien Régime: organisation juridique et sociale
6
Dans sa thèse, Stanziani retrace très bien les manipulations médiatiques et politiques des protectionnistes lors
de l’épidémie de trichinose en 1878. Alessandro STANZIANI, Fraudes et falsifications alimentaires en
France au XIXe siècle. Normes et qualité dans une économie de marché, Thèse pour l’habilitation à diriger des
4
et nous oblige à trouver un nouvel équilibre dans le fragile contrat qui s’est établi au cours des
siècles entre le fournisseur de viande, le consommateur et l’autorité chargée de veiller à la
bonne marche de l’échange 7. Selon les lieux et les époques, le fournisseur de viande peut être
un éleveur, un marchand de bestiaux, un chevillard, un marchand ambulant. Le consommateur
peut être un particulier mais aussi une collectivité (hôtel particulier, restaurant, hôpital,
caserne, etc.). L’autorité régulatrice peut être l’Etat (monarchique ou républicain) ou une
autorité locale (préfet, maire). Pour éclairer le lecteur, précisons tout de suite que je centre
mon propos sur un fournisseur précis, le boucher détaillant vendant de la viande au public. De
même, la figure essentielle du consommateur que je retiens est le ménage particulier urbain,
ne pratiquant pas l’autoconsommation (contrairement aux ruraux). Les acheteurs de viande en
grosse quantité (collectivités publiques ou privées) seront parfois évoqués, mais de façon
marginale – je pense par exemple à la création de la Boucherie centrale des Hôpitaux de Paris
en 1849 ou aux débats autour des boucheries militaires dans les années 1890. Quant aux
autorités régulatrices, la principale est le pouvoir central, surtout dans le cas de Paris, ville
soumise à l’autorité directe du gouvernement car toute émeute dans la capitale peut entraîner
la chute du régime – le XIXe siècle l’a abondamment démontré.
Le triangle fournisseur-consommateur-surveillant est donc au cœur de mon sujet.
Notons que ce champ d’interrogation pourrait s’appliquer à n’importe quelle activité, la
production textile comme la création littéraire. C’est l’objet « viande » que j’ai choisi. Il faut
d’ailleurs préciser « viande de boucherie » (bœuf, veau, mouton), la charcuterie, la triperie ou
le gibier constituant pendant longtemps des activités nettement séparées de la boucherie. Cette
marchandise présente des particularités propres à toutes les denrées alimentaires, mais
particulièrement sensibles en ce qui concerne la viande. Tout aliment se doit d’être sain, ou du
moins inoffensif. Si la plupart des denrées alimentaires peuvent être transformées pour être
conservées (séchage, salaison, cuisson, vinification, pasteurisation, etc.), la viande de
boucherie fraîche – tout comme le pain blanc frais – constitue un aliment rare, précieux et
recherché. Par ailleurs, les fraudes sont faciles en boucherie : faire passer de la vache pour du
bœuf ou du gîte pour du flanchet n’est pas difficile. Enfin, autant les céréales constituent des
bases alimentaires à fort rendement donc à bas prix, autant la viande de boucherie
(contrairement au porc ou à la volaille) suppose un système d’élevage complexe, à long
terme, qui nécessite une mobilisation longue de capitaux. Ainsi, de tout temps, la viande de
boucherie demeure chère et constitue donc un marqueur social, un objet de désir pour la
majorité de la population. Ces considérations posées, on imagine bien pourquoi l’intervention
de l’Etat a toujours été nécessaire pour réglementer la filière viande, depuis l’élevage jusqu’à
la fixation du prix de vente au détail. Il s’agit là d’une constante pluri-séculaire : la monarchie
d’Ancien Régime fixait déjà des règles strictes pour le commerce des bestiaux, l’abattage des
bêtes, le prix de la viande. Les gouvernements actuels font respecter des quotas d’élevage, des
normes d’hygiène et limitent la hausse des prix des biens usuels. La police de l’annone
existait déjà sous l’Empire romain.
La viande est une marchandise sensible. Les rapports entre fournisseur et
consommateur nécessitent la médiation des autorités publiques. Sur quelles bases doit
recherches, Lille III, 2003, p 181-208. Sur la crise des moutons allemands en 1889, je renvoie à Pierre
HADDAD, Les chevillards de la Villette, Thèse de Doctorat, Paris X, 1995, p 135.
7
Sur les fraudes aux périodes médiévales et modernes, je renvoie à Madeleine FERRIERES, Histoire des peurs
alimentaires du Moyen Age à l’aube du XX e siècle, Seuil, 2002, 473 p. Pour une réflexion générale sur les
risques (alimentaires et autres), je renvoie à Francis CHATEAURAYNAUD et Didier TORNY, Les sombres
précurseurs : une sociologie pragmatique de l’alerte et du risque, EHESS, 1999, 476 p.
5
s’organiser l’intervention de l’Etat ? Deux visions antagonistes s’opposent : le libéralisme ou
la réglementation. Ce vieux débat n’est toujours pas tranché parmi les économistes. D’Adam
Smith à John Keynes, l’éventail des solutions possibles est tout aussi vaste que les
expériences qui ont été tentées pour concilier à la fois les attentes des marchands (le profit) et
des consommateurs (la sécurité alimentaire et le « juste prix »). Pour entrer dans ce débat, les
sociologues adoptent le plus souvent le point de vue des consommateurs, dans la lignée de
Maurice Halbwachs par exemple, qui étudie en 1912 les consommations populaires8. Les
économistes se situent en général du point de vue de l’Etat, pour déterminer quelle politique
doit être appliquée. J’ai choisi de me placer dans l’optique des bouchers, du point de vue du
fournisseur de viande et de voir ses réactions face aux attaques des consommateurs et de
l’autorité régulatrice.
Cette optique particulière, qui n’est pas la démarche généralement adoptée, permet
sans doute d’être plus indulgent avec les bouchers que de coutume. Il faut bien avouer que la
plupart des auteurs qui évoquent le monde de la boucherie le font souvent en des termes peu
flatteurs et l’image renvoyée par les bouchers est globalement plutôt négative. Homme
violent, brutal, âpre au gain, au teint rougeaud et au ventre rebondi : la figure du boucher n’est
guère avenante à travers la littérature ou l’imagerie populaire. Les caricatures de Daumier
insistent lourdement sur le caractère fraudeur et voleur du boucher9. De la légende du bon
Saint-Nicolas au film Delicatessen, l’ombre du boucher assassin et anthropophage plane sur
la profession, trace de cette peur diffuse qui subsiste chez tout consommateur carnivore qui
viendrait à s’interroger sur la provenance précise de la chair qu’il dévore 10. Par ailleurs, le
boucher possède et sait manier les couteaux : sa participation aux conflits civils est redoutée,
tant lors de la révolte des Maillotins (1382), de l’insurrection cabochienne (1413), de
l’agitation ligueuse (XVI e siècle), de la Révolution française (avec le fameux boucher
Legendre), des émeutes antisémites (1898) ou du poujadisme (1956).
En gardant en tête le fait que j’ai commencé mon étude en reconstituant des lignages
familiaux de bouchers, il m’a été sans doute plus aisé de me placer dans la peau des bouchers
et d’adopter leur point de vue. Il est facile de critiquer les travers des commerçants quand on
se place uniquement du point de vue du consommateur. Mais on ne peut nier que les bouchers
rendent un service – en découpant la viande – et que cette activité mérite salaire. Jusqu’à la
création des abattoirs modernes (1810 à Paris), qui cachent la saignée des bestiaux derrière
des murs, il ne faut pas oublier que la mise à mort se fait en bordure de l’espace public, à la
vue de tous les passants – cette situation se prolonge longtemps en province, surtout en
campagne. En 1788, Louis-Sébastien Mercier nous rappelle qu’à Paris, autour de la Grande
Boucherie, « le sang ruisselle dans les rues ; il se caille sous vos pieds, et vos souliers en sont
rougis11 ». Au lieu de pester contre les multiples nuisances provoquées par les tueries, le
consommateur devrait remercier le boucher de se livrer à une activité désagréable mais
pourtant nécessaire pour se procurer des protéines animales. Tel le bourreau, le boucher est
8
Je renvoie notamment à Anne LHUISSIER, Réforme sociale et alimentation populaire (1850-1914) : pour une
sociologie des pratiques alimentaires, Thèse de sociologie, EHESS, 2002, pp 11-26.
9
On trouve des gravures de Daumier dans l’article de Jean-Philippe CHIMOT, « Daumier et le Ventre de
Paris », in Jean-Louis ROBERT et Myriam TSIKOUNAS (dir.), Les Halles : images d’un quartier ,
Publications de la Sorbonne, 2004, pp 51-66.
10
Pour une analyse complète de la légende de Saint-Nicolas, je renvoie à Colette MECHIN, Saint Nicolas,
Berger-Levrault, 1979, 174 p. Au cinéma, on trouve des bouchers anthropophages dans Delicatessen de Marc
Caro et Jean-Pierre Jeunet (1991) et dans un film danois d’Anders Thomas Jensen, Les bouchers verts (2004).
Jean Yanne incarne un boucher assassin dans Le Boucher de Claude Chabrol (1969).
11
Louis-Sébastien MERCIER, Tableau de Paris, Slatkine Reprints, tome I, p 112.
6
utile à la société et pourtant ses concitoyens lui font chèrement payer l’activité qu’il pratique.
Les occidentaux ne réservent pas aux bouchers le statut dégradant qui est le leur en Inde, mais
l’image négative persistante des bouchers sera évoquée, au XVIII e comme au XIXe siècle.
Sans doute en réaction à l’ostracisme dont ils sont victimes et aux nombreuses plaintes
formulées à leur encontre, les bouchers développent dès le Moyen Age une forte solidarité
corporative et une remarquable endogamie. L’organisation héréditaire de la profession existait
déjà dans l’Antiquité romaine. Je ne sais pas à partir de quel moment le repli – géographique
et familial – a été volontaire et non plus imposé par les autorités. De façon insensible semblet-il, on glisse pendant le Moyen Age d’un système d’interdits à un système de privilèges.
Certes, la situation varie selon les régions, mais il semble que le schéma antique ait d’abord
servi de modèle : les édiles obligent les bouchers à se regrouper dans une rue ou un quartier
(la rue Torte à Limoges, le quartier de l’écorcherie à Paris autour de la Grande Boucherie).
Cette concentration imposée permet de limiter les nuisances de l’abattage et de surveiller plus
facilement la profession. Mais la logique du ghetto a un effet pervers bien connu : le groupe
social ainsi mis à part développe des réflexes communautaires bien plus marqués que le reste
de la société.
De l’apparition d’un langage propre, comme le loucherbem de la Villette, à des
comportements sociaux spécifiques (en matière matrimoniale par exemple), les bouchers sont
fiers de posséder des traditions qui les distinguent du monde extérieur12. Rapidement, ils
acquièrent des privilèges commerciaux et financiers qu’ils défendent avec âpreté – comme les
autres corporations d’Ancien Régime. La marque d’infamie se transforme au cours des siècles
en signe de reconnaissance et le métier devient la base d’une fierté collective. La profession
revendique un patronage ancestral sur la dynastie royale française, Hugues Capet étant hoir de
bouchers. Cette anecdote, transmise par Dante et Villon, est difficilement vérifiable mais les
bouchers en sont très fiers13. Le cortège annuel du Bœuf gras, à Paris mais aussi en province,
est l’occasion pour les écorcheurs de montrer à tous la puissance et la richesse de la
corporation. Ces aspects folkloriques seront évoqués car ils expriment bien cet esprit de corps
si vivace chez les bouchers. Remontant au Moyen Age, la cérémonie du Bœuf Gras est
supprimée pendant la Révolution et rétablie en 1805. Elle tombe en désuétude après 1870, est
rétablie en 1896 et disparaît définitivement à Paris en 1952.
Outre l’accumulation de privilèges pour se protéger des métiers concurrents et se
prémunir contre les fraudes possibles des éleveurs ou des marchands de bestiaux (je pense
notamment à la garantie « nonaire » qui protège l’acheteur de bestiaux contre toute mort alité
liée à une maladie dans les neuf jours qui suivent la vente), les bouchers développent un
attachement viscéral à la religion catholique. Même si ce trait de caractère est
particulièrement sensible à Limoges, autour de la confrérie de Saint-Aurélien, il n’est pas
absent à Paris. Il faut sans doute chercher du côté de la mauvaise réputation des bouchers,
dans la symbolique du sang versé et de la vie – brutalement – interrompue, les racines de la
grande religiosité de la profession. Cet aspect m’a rapidement interpellé et j’y ai consacré
12
Georges CHAUDIEU et Achille BONNEVILLE, Le langage des bouchers, Ecole professionnelle de la
boucherie de Paris, Peyronnet, 1951, 64 p
13
Dans la Ballade de l’appel , François Villon (1431-1463) écrit : « Se feusse des hoirs Hue Cappel, Qui fut
extrait de boucherie, On ne m’eust, parmy ce drappel, Fait boire en ceste escorcherie : Vous entendez bien
joncherie ». Dante écrit : « Je fus sur la terre appelé Hugues Capet, de moi sont nés les Louis et les Philippe qui
à présent gouvernent la France. Je fus le fils d’un boucher de Paris ; quand les anciens rois vinrent à disparaître
tous, à l’exception d’un seul qui prit la bure grise, je me trouvai serrer en main les rênes du gouvernement du
royaume ». DANTE, La Divine comédie, Purgatoire, chant XX, vers 49-56.
7
deux articles14. De plus, j’ai eu la chance de trouver un fonds d’archives inexploité aux
Archives jésuites de Vanves, concernant l’Union Professionnelle Catholique de la Boucherie,
une association parisienne d’action catholique, active entre 1930 et 1980, qui a reçu le soutien
actif des dirigeants syndicaux patronaux de la Boucherie française. La question du
comportement religieux m’est chère car elle me permet de voir comment le métier peut se
parer d’un vernis social convenable et comment les valeurs catholiques imprègnent le
comportement des bouchers de façon pérenne, dans le cadre des confréries d’Ancien Régime,
des sociétés de secours mutuels du XIXe siècle (les bouchers parisiens ont créé leur mutuelle,
les Vrais Amis, dès 1820) ou du regain des idées corporatives et catholiques dans les années
1930 et 1940.
Victimes d’une image passablement négative, les bouchers apparaissent comme
particulièrement endogames, opulents, puissants, arrogants, fiers de leur situation et de leurs
privilèges. Ce tableau concerne autant l’Ancien Régime que le XIX e siècle. Ces caractères
particuliers doivent être connus si l’on veut saisir toute la finesse des revendications de la
profession face aux autorités régulatrices. Mon projet est clair : partir de l’étude du milieu
professionnel des bouchers pour aboutir à la relation qu’ils entretiennent avec l’Etat – et à
travers l’Etat, avec les consommateurs. J’articule donc deux approches complémentaires : une
étude somme toute assez classique d’un groupe social et le décryptage de ses relations
complexes avec l’autorité régulatrice. Ce projet n’est pas neuf. Steven Kaplan a travaillé
autour de la même problématique avec les boulangers parisiens du XVIIIe siècle, Sydney
Watts et Reynald Abad avec les bouchers parisiens sous l’Ancien Régime, Bernadette
Angleraud avec les boulangers lyonnais au XIXe siècle, Michel Boyer avec les bouchers
lyonnais au XIXe siècle, sans même énumérer les nombreuses études locales qui abordent
fréquemment les thèmes du corporatisme et de la réglementation administrative15.
Les rapports entre les bouchers et l’Etat sont inévitablement complexes car les deux
bases du prisme, liberté et réglementation, ne peuvent constituer intrinsèquement des
solutions satisfaisantes. C’est toujours une combinaison entre les deux éléments qui
fonctionne. Le débat porte en fait sur le dosage respectif de chaque ingrédient. Si la liberté est
trop forte, les abus du commerçant vont redoubler et le consommateur s’en émeut. Si la
réglementation est trop contraignante, la bonne marche du commerce est compromise et la
régularité de l’approvisionnement en pâtit. C’est globalement en ces termes qu’on peut
résumer les débats autour du libéralisme et de la réglementation dans le commerce de la
viande.
Les mouvements de balancier entre liberté et réglementation m’intéressent mais
également le vécu de la profession, c’est-à-dire la perception du débat autour du « bien
public » ou du « juste prix » de la viande par les professionnels : comment s’expriment au
sein du métier les deux tendances opposées ? On s’en doute, la vision du bon équilibre n’est
pas la même chez les édiles et chez les bouchers. Parmi les autorités dirigeantes, les décisions
14
Sylvain LETEUX, « L’Eglise et les artisans : l’attachement des bouchers parisiens au catholicisme du 15e au
20e siècle », Revue d’Histoire Ecclésiastique , juin 2004, vol 99, p 371-390 ; « De l’étal à l’église : l’Union
Professionnelle Catholique de la Boucherie (1930-1980) », Revue de l’Histoire des Religions , juin 2004,
n°221, pp 191-225.
15
Steven Laurence KAPLAN, Le meilleur pain du monde: les boulangers de Paris au XVIIIe, Fayard, 1996, 766
p. Sydney Evelyn WATTS, Meat matters : the butchers of Old Regime Paris, Thèse de Doctorat, Cornell
University, 1999, 689 p. Reynald ABAD, Le grand marché : l’approvisionnement alimentaire de Paris sous
l’Ancien Régime , Fayard, 2002, 1030 p. Bernadette ANGLERAUD, Les boulangers lyonnais aux XIXe et XXe
siècles, Christian, 1998, 189 p. Michel BOYER, Les métiers de la viande à Lyon de 1860 à 1914: une étude
sur la petite bourgeoisie, Thèse de 3e cycle, Lyon II, 1985, 462 p.
8
varient selon que l’on souhaite favoriser les riches, les gros consommateurs, ou les pauvres, la
masse populaire. Parmi les bouchers, les intérêts des gros producteurs, qui dirigent la
corporation, rejoignent souvent ceux des petits négociants mais peuvent aussi parfois être
divergents. Cette double articulation du débat constitue le centre de mon étude : suivre les
oscillations entre liberté et réglementation de la part de l’Etat et les tiraillements entre
individualisme et corporatisme de la part des bouchers. Quand les intérêts de certains
dirigeants rencontrent ceux de certains producteurs, la situation devient très intéressante car le
scandale n’est pas loin, l’intérêt général étant bafoué – les mesures protectionnistes,
d’interdiction du colportage ou de limitation de l’accès des forains aux marchés, sous des
prétextes sanitaires, en sont de beaux exemples. De même, dans les périodes de crise grave –
les guerres le plus souvent – le subit sursaut patriote de chacun est très instructif. La taxation
de la viande, mesure repoussée avec véhémence par les commerçants en temps de paix, est
finalement acceptée quand les circonstances sont dramatiques et que la pression populaire est
intense (Révolution française, Siège de 1870, Guerre 1914-18, Guerre 1939-45).
L’Etat change d’options politiques selon les circonstances, selon les priorités du
moment, mais les bouchers font de même. Le dosage du libéralisme et de la réglementation
est presque aussi fluctuant chez les commerçants que chez les édiles. Quand une menace
nouvelle se présente, épidémie ou nouvelle forme de concurrence, les bouchers sont les
premiers à réclamer l’intervention des autorités publiques pour réguler le désordre et rétablir
les conditions d’un commerce juste et équitable. A quelques années d’intervalle, on voit
parfois les mêmes bouchers, les mêmes responsables de la profession, exiger des mesures qui
sont en totale contradiction avec celles réclamées un peu plus tôt. L’axiome mis en évidence
et étudié par Jean-Pierre Hirsch et Philippe Minard – « Laissez-nous faire et protégez-nous
beaucoup » – fonctionne à merveille au XIXe siècle, réputé pourtant être l’âge d’or du
libéralisme économique16. Les « deux rêves du commerce », liberté et protection, qui forment
des chimères inconciliables, sont présents dans tous les milieux économiques et sociaux, mais
ils s’expriment avec une grande acuité chez les bouchers parisiens 17. Le choix du XIXe siècle
comme terrain d’exercice du débat entre liberté et réglementation me semble évident.
Pourquoi avoir borné mon étude entre 1776 et 1944 ? Si je voulais suivre les méandres
du débat et les transformations du métier, une période d’observation longue était nécessaire
pour faire ressortir des mouvements de fond. Bien sûr, j’aurais pu remonter jusqu’à
l’Antiquité romaine et prolonger jusqu’à nos jours pour brosser les constantes de longue
durée : la régularité de l’approvisionnement de la capitale, la surveillance du prix de la viande,
les contrôles sanitaires, etc… La tâche serait devenue compliquée. Le boucher Georges
Chaudieu n’a pas eu peur de s’y frotter, mais il ne fait pas œuvre d’historien, se contentant
plutôt d’une compilation – plus ou moins adroite – de données diverses à travers les âges 18.
Mon but était d’avoir une approche la plus rigoureuse possible et une démarche scientifique.
Bien sûr, le fait d’avoir choisi une période d’étude assez longue ne m’a pas simplifié la tâche.
Etant plutôt spécialiste d’histoire contemporaine, mes propos sur l’Ancien régime reposent
16
Jean-Pierre HIRSCH et Philippe MINARD, « Laissez-nous faire et protégez-nous beaucoup » : pour une
histoire des pratiques institutionnelles dans l’industrie française (XVIII e-XIXe siècle) », in Louis BERGERON
et Patrice BOURDELAIS (dir.), La France n’est-elle pas douée pour l’industrie ?, Belin, 1998, pp 135-158.
17
La dualité liberté-protection se retrouve à de nombreux niveaux. Le régime actuel de la création artistique en
France, largement subventionnée par l’Etat mais refusant parfois sa tutelle, forme un bel exemple.
18
Georges CHAUDIEU, De la gigue d'ours au Hamburger: la curieuse histoire de la viande
, Chennevières, La
Corpo, 1980, 203 p.
9
plus souvent sur des lectures, des sources de seconde main que sur des dépouillements
archivistiques. De même, je manie avec plus d’aisance les concepts sociaux, économiques et
politiques utilisés aux XIXe et XXe siècles que ceux d’Ancien Régime.
J’ai choisi le bornage 1776 – 1944 car le XIX e siècle est réputé être le siècle d’or du
libéralisme économique et la Révolution française est censée avoir aboli les maîtrises et
jurandes d’Ancien Régime pour mettre en place les cadres contemporains de la France. En ce
qui concerne la corporation des bouchers de Paris, elle est certes supprimée en 1791 mais
rétablie entre 1802 et 1811. Il faut attendre 1858 pour qu’elle soit définitivement abolie. Or, si
je voulais bien comprendre les termes du débat qui agite la Boucherie parisienne entre 1811 et
1858 – faut-il augmenter ou restreindre le monopole corporatif des bouchers et le système de
la Caisse de Poissy ? – il me fallait remonter aux origines de la querelle, que je fixe par
commodité à l’expérience libérale de Turgot en 1776. Le débat entre les physiocrates et les
corporatistes fait rage au milieu du XVIIIe siècle et on s’aperçoit qu’un certain nombre des
arguments des libéraux sur le commerce des bestiaux présentent de singulières continuités
entre le XVIIIe et le XIXe siècle. La Révolution marque certes une rupture majeure, mais la
situation de la boucherie parisienne entre 1811 et 1858 ne peut pas être comprise si on ne
connaît pas le régime du commerce de la viande avant 1791. L’exemple le plus marquant de
cette continuité est la Caisse de Poissy, organisme qui aide les bouchers à financer leurs
achats de bestiaux sur le marché de Poissy (et de Sceaux). Remontant au XIVe siècle, fixée
dans sa forme moderne en 1735, la Caisse de Poissy est supprimée sous Louis XVI par Turgot
en 1776, rétablie par Necker en 1779, abolie par la Révolution en 1791, restaurée par
Napoléon en 1811 et définitivement supprimée par son neveu Napoléon III en 185819. Or,
l’existence d’un système corporatif, notamment d’une limitation du nombre des étaux de
boucherie, est liée à la Caisse de Poissy. Sous l’Ancien Régime, les bouchers conservent leur
organisation professionnelle indépendamment des vicissitudes de la caisse. Mais, à partir de
1802-1811, le sort de la corporation est lié de manière indissoluble à la survie de l’institution
financière. Cette particularité explique que j’ai articulé ma thèse autour d’un pivot central,
1858, année de la proclamation de la liberté de la boucherie à Paris.
Pour simplifier, la période antérieure à 1858 est celle où le corporatisme triomphe. Ma
tâche est alors de donner les grands cadres du fonctionnement de la caisse de Poissy et de la
corporation et d’étudier les deux principales tentatives libérales pour briser le système :
l’expérience de Turgot en 1776 et la Révolution française. Puis, après 1858, la Boucherie
parisienne vit à l’heure libérale. De nouvelles formes de régulation étatiques apparaissent. La
profession doit recréer des instances représentatives – sans attendre la légalisation des
syndicats professionnels en 1884 – et la résistance contre les décisions gouvernementales
reprend de plus belle.
La césure autour de 1858 trouve plusieurs justifications. Le Second Empire marque
sans conteste l’entrée de la France dans le capitalisme moderne et la société industrielle, avec
le développement des grandes infrastructures modernes de transport, les travaux d’urbanisme,
la création des banques et des entreprises modernes (les SA), les premiers grands magasins,
etc… Pour la boucherie, le transport des bestiaux en chemin de fer, la construction des Halles
centrales par Baltard, l’inauguration des abattoirs généraux de la Villette (1867), la réforme
du crédit sur les marchés, la libéralisation du commerce constituent autant de tournants
importants pour la profession.
19
J’ai consacré un article à la permanence de ce système. Sylvain LETEUX, « Les formes d’intervention des
pouvoirs publics dans l’approvisionnement en bestiaux de Paris : la Caisse de Poissy de l’Ancien Régime au
Second Empire », Cahiers d’économie et de sociologie rurales , 1er trimestre 2005, n°74, pp 49-78.
10
Je retiens la date de 1858 par commodité mais la charnière s’opère en fait entre 1848
et 1870. La Seconde République entame largement le privilège des bouchers en réformant les
droits d’octroi, en organisant une vente en gros à la criée des viandes aux Halles centrales et
en créant la Boucherie centrale des Hôpitaux de Paris (1849). Napoléon III poursuit la
libéralisation par sa politique douanière libre-échangiste, par la suppression de la Caisse de
Poissy (1858) et de la Caisse de la Boulangerie (1863), par l’autorisation de l’hippophagie
(1866). La décision de centraliser l’abattage en un lieu unique, La Villette, est très lourde de
conséquences pour les bouchers.
L’ouverture de l’abattoir général de la Villette (1867) marque une rupture structurelle
majeure pour la profession. Pour simplifier, la plupart des bouchers parisiens étaient à la fois
abattants et détaillants avant 1867. Après 1867, chaque branche prend son autonomie. Les
chevillards, ou bouchers en gros, se spécialisent dans l’abattage et le commerce à la cheville,
c’est-à-dire qu’ils achètent des bestiaux vivants, les abattent et vendent les carcasses aux
bouchers détaillants. Les détaillants ne pratiquent plus l’abattage, achètent des carcasses aux
chevillards et assurent la découpe et la vente au détail de la viande. Le monde de la cheville se
concentre autour de deux grands abattoirs, celui de la Villette (1867) et celui de Vaugirard
(1898). La plupart des ouvriers des abattoirs ont des conditions de travail proches des ouvriers
de l’industrie. A la Villette, les tâches sont très spécialisées, avec des ouvriers sanguins,
tueurs, boyaudiers, tripiers, charcutiers, etc., et certaines activités sont spécifiquement
réservées aux femmes (en triperie et charcuterie notamment, avec la préparation des carcasses
de porc, la récupération des soies, du sang et des abats, le dégraissage, etc.). Alors que la
concentration domine dans la boucherie en gros, c’est la dispersion qui marque le commerce
de détail. Vers 1900, les 300 chevillards parisiens sont regroupés à la Villette alors que les 2
000 bouchers détaillants se répartissent dans toute la ville. Alors que des réflexes et des
modes de vie proches de ceux des ouvriers de la grande industrie se développent chez les
ouvriers abattants ( les « sanguins »), comme l’alcoolisme ou la syndicalisation, les employ és
de la boucherie de détail (les « étaliers ») conservent les comportements propres au milieu
artisanal, marqués par le paternalisme et un fonctionnement très familial de la boutique.
Cette séparation entre le monde de l’échaudoir (boucherie en gros) et de l’étal
(boucherie de détail) a été très progressive. Hubert Bourgin a trouvé dès la fin du XVIIIe
siècle les premiers exemples de bouchers non-réguliers, qui ne se rendent pas eux-mêmes sur
les marchés pour acheter les bestiaux et les abattre – comme les règlements l’exigent – mais
se contentent de se fournir en carcasses chez des confrères20. Le nombre de bouchers se
spécialisant dans l’abattage et dans la revente des carcasses supplémentaires à des collègues
croît régulièrement après 1818, année où sont inaugurés les cinq grands abattoirs publics
parisiens. Pendant les années 1820, la disparition progressive des tueries particulières
(abattoirs privés) dans Paris entraîne un éloignement entre l’échaudoir et l’étal, c’est-à-dire
entre le lieu d’abattage et de dépouille du bétail et le lieu de découpe au détail de la viande.
Cela signifie que les gros bouchers qui peuvent avoir un personnel suffisant pour gérer les
deux activités sont naturellement poussés à « faire du chiffre », à se spécialiser peu à peu dans
l’abattage, en revendant le surplus des carcasses aux collègues. Parallèlement, le petit boucher
peut tout à fait trouver un avantage à « déléguer » à un collègue plus riche l’achat des bestiaux
vivants sur les marchés obligatoires (Sceaux et Poissy essentiellement), leur conduite jusqu’à
Paris et leur abattage. A partir du moment où la Caisse de Poissy est supprimée (1858), le
petit boucher ne bénéficie plus de son mode de crédit habituel (pour l’achat du bétail) et l’on
20
Hubert BOURGIN, L’industrie de la boucherie à Paris pendant la Révolution , Leroux, 1911, pp 53-54.
11
comprend fort bien que la séparation entre les deux branches du métier s’accélère. Par
ailleurs, les bouchers souhaitant se spécialiser dans la vente au détail disposent dès 1849 d’un
second mode d’approvisionnement en carcasses : la vente en gros à la criée aux Halles
centrales, qui vient concurrencer l’activité des chevillards.
La séparation entre boucherie de détail et de gros a été progressive mais inéluctable :
elle est encouragée à partir de 1818 avec l’ouverture des cinq grands abattoirs publics, elle
s’accélère après 1858 avec la disparition de la Caisse de Poissy, elle trouve sa consécration en
1867 avec la centralisation de l’abattage à la Villette. Pourtant, jusqu’en 1858, les autorités
maintiennent officiellement l’interdiction de la cheville, tout en la tolérant en pratique dès
1830. C’est sans doute au nom du principe de la limitation des intermédiaires (pour limiter la
hausse des prix et l’accaparement) que le commerce en gros de la viande est interdit jusqu’en
1858. Néanmoins, en autorisant une criée en gros des viandes aux Halles en 1849, les édiles
ont conscience qu’à terme, la cheville devra être légalisée car ce n’est pas elle qui est
responsable de la cherté de la viande. L’enquête parlementaire de 1851 dénonce avec force les
incohérences du système de la Caisse de Poissy, du maintien du monopole corporatif
(limitation arbitraire du nombre des étaux) et de l’interdiction de la cheville. Pourtant, quand
l’abattoir général de la Villette est inauguré en 1867, un certain nombre d’échaudoirs sont
encore réservés aux bouchers « réguliers », qui souhaitent venir abattre eux-mêmes leurs
bêtes. Cette disposition est normale car, du fait de l’interdiction des tueries particulières dans
Paris, la municipalité doit mettre à la disposition des bouchers qui le souhaitent des
échaudoirs « banaux ». Ce système tombera rapidement en désuétude.
La séparation entre chevillards et détaillants a été longue à se mettre en place mais elle
est acquise dans les années 1870. Les « sanguins » et les « étaliers » forment deux mondes
distincts sous la Troisième République. J’aurais pu suivre le devenir des deux professions. Je
ne l’ai pas fait. Après 1870, j’abandonne le monde des chevillards pour me concentrer sur
celui des détaillants. Pourquoi ce choix ?
Tout d’abord, le monde des abattoirs a fait l’objet d’études récentes, avec notamment
les thèses de Pierre Haddad (1995) et d’Elisabeth Philipp (2004) 21. Ces études m’ont permis
d’établir plus facilement des comparaisons avec la boucherie de détail. Mais surtout, vu ma
problématique de départ, à savoir les rapports entre producteur, consommateur et Etat, suivre
le monde de la boucherie en gros présentait beaucoup moins d’intérêt que de suivre le monde
du détail. C’est ainsi que, de façon assez naturelle, je concentre mon étude sur les seuls
détaillants après 1870. Ce choix explique la diversité des thèmes abordés selon les périodes.
Avant 1789, les bouchers parisiens sont tous des abattants et des détaillants. Ils sont
tous soumis au système de la Caisse de Poissy et aux marchés obligatoires de bestiaux. Il est
donc normal que je présente longuement les modes d’approvisionnement en bestiaux sous
l’Ancien Régime, car ce système est celui dans lequel évoluent au quotidien les bouchers.
L’évolution des rapports entre bouchers et herbagers (marchands de bestiaux) fait partie à part
entière de mon sujet. Par contre, à partir de la Restauration, sachant que le système de la
Caisse de Poissy est davantage théorique, je m’y étends moins. Je dois tout de même
l’évoquer car il concerne encore la majorité des bouchers de la capitale.
Sous le Second Empire, vu l’importance des réformes de 1858 et de 1867, je ne
pouvais pas passer sous silence les grands cadres du commerce de la viande. Mais, sachant
que les détaillants et les chevillards forment deux activités distinctes, il m’a semblé inutile de
21
Pierre HADDAD, Les chevillards de la Villette, Thèse de Doctorat, Paris X, 1995, 784 p. Elisabeth PHILIPP,
Approvisionnement de Paris en viande, entre marché, abattoirs et entrepôts, 1800-1970, Thèse de Doctorat,
Conservatoire national des Arts et Métiers, 2004.
12
traiter du marché aux bestiaux de la Villette. Certes, les détaillants gardent le droit de se
rendre sur le marché aux bestiaux pour acheter des bêtes vivantes et les faire abattre à
commission à la Villette ou dans un échaudoir banal, ou même dans un abattoir de banlieue,
mais il faut bien avouer que cela ne concerne qu’une infime minorité des bouchers parisiens.
Le circuit des bêtes de boucherie vivantes ne m’intéresse plus après 1870 car il concerne les
chevillards et non les détaillants. Je ne traite donc pas de la réforme des marchés aux bestiaux
sous Napoléon III et la question disparaît ensuite de mes préoccupations. Bref, l’évolution de
mon objet d’étude, à cause de la spécialisation entre gros et détail, m’oblige à aborder des
points très différents avant et après 1858.
Après 1870, les bouchers détaillants devenant des spécialistes de la vente au détail,
davantage commerçants qu’artisans, ils doivent développer de nouvelles sources de profits
pour compenser la perte des revenus liés à l’abattage (gains sur le suif, le cuir, les abats). La
vieille frontière entre boucher, tripier, charcutier et volailler vole en éclat. L’apparition des
bouchers chevalins (1866) complexifie les rivalités commerciales, les bouchers
hippophagiques ayant le droit de vendre les espèces « classiques » de la boucherie (bœuf,
veau, mouton). Les thèmes de lutte avant 1858 étaient simples : le boucher luttait contre tous
ses concurrents directs (rôtisseurs, colporteurs, forains). Après 1858, la liste des concurrents
potentiels s’allonge et les stratégies d’alliance deviennent plus compliquées. Faut-il s’allier
avec les chevillards pour lutter contre le lobby agricole (les éleveurs) ? Faut-il s’allier avec les
autres petits commerçants alimentaires pour lutter contre les grands magasins, les magasins à
succursales multiples (type Potin) et les coopératives de consommation ? Certaines alliances
peuvent paraître évidentes mais ne le sont pas toujours. Par exemple, les bouchers ne sont pas
hostiles à l’importation des carcasses frigorifiées étrangères (d’Australie ou d’Amérique
latine) alors que les chevillards s’y opposent avec violence pour sauvegarder leur activité
d’abattants ! Dans les années 1920, l’exclusion des bouchers des Chambres de métiers (et
donc du monde artisanal) est assez mal vécue par les dirigeants de la corporation.
Pourquoi aller jusqu’en 1944 et ne pas s’arrêter en 1914 ? Tout d’abord, un certain
nombre de problèmes, de thèmes de lutte, sont communs à la période 1870-1914 et à l’entredeux-guerres. Par exemple, même si la guerre 1914-18 réactive avec force les débats autour
de la lutte contre la cherté de la viande, de la taxation, des coopératives, des abattoirs
coopératifs, de la viande frigorifiée, il ne faut pas oublier que tous ces thèmes sont déjà
présents avant 1914 et suscitent de belles discussions entre partisans du libéralisme ou de
l’intervention de l’Etat. En ce qui concerne les luttes syndicales ouvrières, outre l’inévitable
question des salaires et de la durée du travail, le grand débat sur le placement des ouvriers, si
actif entre 1880 et 1914, perd certes de l’ampleur dans les années 1920 et 1930 mais ne
disparaît pas. Il rebondit d’ailleurs avec force sous le Front Populaire.
Outre cette permanence des problèmes entre 1870 et 1940, il faut également
reconnaître que la Seconde Guerre Mondiale marque une rupture importante dans la France
contemporaine, au même titre que le Second Empire pour le XIXe siècle. Les débats sur la
patente, l’octroi, les droits de douane, le colportage, la viande foraine, les frigorifiques ne se
posent absolument pas dans les mêmes termes avant et après 1944. Certes, les luttes fiscales
des petits commerçants demeurent virulentes dans les années 1950, le poujadisme formant un
bel exemple. Certes, les bouchers doivent attendre 1986 pour obtenir la liberté de la
tarification de la viande. Mais il faut avouer que 1944 marque un tournant majeur dans le
débat entre libéralisme et réglementation. Les solutions keynésiennes sont massivement
adoptées dans toute l’Europe occidentale après 1944. La régulation de l’économie par l’Etat
ne constitue plus le tabou insurmontable qu’elle représentait avant 1940. Par ailleurs, la
13
démocratisation rapide de la société et la mise en marche de la consommation de masse –
avec l’apparition de la grande distribution moderne dans les années 1960 et la fermeture des
abattoirs de la Villette en 1973 (laissant place à des abattoirs industriels en province) –
rendent impossible le maintien de la boucherie artisanale traditionnelle, qui constitue mon
sujet d’étude.
Dans le débat entre liberté et réglementation qui m’occupe, Vichy marque tout de
même une période phare, l’acmé de tendances ancestrales qui ont traversé tout le XIX e siècle.
Toute l’évolution de la réglementation de la boucherie depuis 1776 s’oriente vers une
libéralisation progressive du commerce. Or, entre 1940 et 1944, le gouvernement français fait
table rase d’un siècle d’évolution sociale pour revenir à un statut « corporatif » du métier,
abrogeant les libertés syndicales et restaurant une vision très paternaliste et autoritaire de la
profession. Par ailleurs, l’autoritarisme de Pétain et le dirigisme de l’économie sous Vichy
constituent de beaux contrepoints de l’action gouvernementale menée par la Troisième
République. Enfin, si je me place du côté du vécu des événements par la profession, les
années 1936-1944 sont très riches d’enseignement car elles permettent de voir comment une
profession finalement ralliée sans difficulté au libéralisme souple de la République après 1880
est capable de s’engouffrer sans le moindre remords dans le projet fascisant proposé par les
anciens combattants puis par les dirigeants patronaux du Syndicat de la Boucherie de Paris.
Regain catholique, lutte acharnée contre le Front Populaire, accueil favorable réservé au
régime de Vichy : les bouchers parisiens – dans leur grande majorité – reçoivent avec joie les
projets corporatistes défendus par leurs représentants.
De 1776 à 1944, mon projet est à la fois simple et complexe. La simplicité vient du
sujet d’étude – les bouchers détaillants – et par la problématique posée – les rapports entre
producteur, consommateur et autorité régulatrice, appréhendés avant tout à travers le regard
des bouchers. La complexité s’explique par la longueur de la période traitée, avec la
modification de certains thèmes de lutte au cours des siècles.
Pour éviter d’alourdir le propos, j’ai volontairement supprimé l’étude détaillée des
périodes de crise pour me concentrer sur les périodes « calmes ». Il est bien entendu que
l’intervention de l’Etat est réclamée avec force quand la situation devient intenable pour la
population. Les épisodes révolutionnaires (Révolutions de 1789 et de 1848, Commune de
1871) et de guerre (siège de 1870, deux guerres mondiales) forment évidemment des époques
troublées où des mesures d’exception ont été prises (rationnement, taxation, municipalisation
de la distribution de viande). L’étude détaillée de ces périodes ne m’intéresse pas car le débat
entre liberté et réglementation est faussé à cause des circonstances. Bien sûr, on peut me
rétorquer que la plupart des décisions marquantes sont prises à la faveur de circonstances
exceptionnelles, telles la suppression des corporations en 1791, la création de la criée en
1849, l’autorisation du colportage en 1870, la loi contre les hausses illicites en 1916, le statut
corporatif de la Boucherie en 1942, etc… Toutes ces mesures sont importantes et je les
évoque dans ma thèse. Mais je laisse le soin aux spécialistes des guerres et des crises
d’étudier le détail de leur mise en place – même si les débats qui les entourent sont souvent
passionnants22. Ce sont souvent des sources de seconde main que j’utilise pour ces périodes.
J’ai préféré me concentrer sur l’évolution du débat pendant les périodes calmes. A
partir de dépouillements archivistiques que j’ai effectués moi-même, j’ai tenté de reconstituer,
22
Outre les débats connus sur les bien-fondés des mesures révolutionnaires (1789-1799) et de celles prises
pendant les deux guerres mondiales, j’ai été très heureux de découvrir la controverse animée par l’économiste
belge Gustave de Molinari sur la mauvaise gestion du Siège de Paris par les Français en 1870-1871.
14
par exemple, les remises en cause du privilège des bouchers entre 1776 et 1789, la
restauration progressive du système corporatif entre 1800 et 1811, le long délitement du
monopole entre 1811 et 1858, les grandes luttes des patrons bouchers entre 1870 et 1940. Il
est inutile de chercher dans mon travail des éléments nouveaux sur le commerce de la viande
pendant la Révolution (1789-1799), pendant le Siège de 1870-1871, pendant la guerre 191418 ou sous Vichy.
Puisque je suis en train de justifier mes centres d’intérêt et le cadre chronologique, je
dois aussi dire un mot de la méthode utilisée. Dans le prolongement de ma maîtrise, je
souhaitais reconstituer un certain nombre de lignages familiaux de bouchers parisiens pour
voir si la transmission héréditaire du métier et l'endogamie sociale étaient réellement fortes.
Notamment, j’aurais voulu savoir si les gros bouchers de la fin de l’Ancien Régime – je ne
parle pas seulement des propriétaires des étaux de la Grande Boucherie de Paris, qui ne sont
plus des bouchers mais des rentiers chargés d’offices, mais surtout des principaux bouchers
qui pratiquent réellement le métier et dominent la communauté – gardent leur position
confortable quand la corporation est rétablie en 1811. La Révolution marque-t-elle ou non une
rupture sociologique chez les bouchers parisiens ? La difficulté de l’exploitation des archives
révolutionnaires, l’ampleur de la tâche et des premiers résultats de sondages très décevants
m’ont fait abandonner ce projet. Ce questionnement sur la permanence des familles de
bouchers aurait pu être repris sous le Second Empire, autour de la charnière de 1858-1867.
J’avais un second projet que j’ai également abandonné. J’aurais voulu connaître les
bouchers les plus riches de Paris et notamment savoir si les marchés publics de fourniture de
viande appartenaient à un nombre restreint de professionnels – comme certains textes le
laissent supposer – et si la liste des fournisseurs change souvent ou demeure régulière (sur 2030 ans par exemple). Quels sont les bouchers qui détiennent les marchés des casernes, des
prisons, des hôpitaux, des lycées ? A chaque changement de régime politique, assiste-t-on à
un renouvellement complet du mode d’attribution des marchés et de la liste des fournisseurs ?
Jean-Paul Aron a pu, avec brio, retracer l’histoire des réfectoires du XIX e siècle, nous donnant
par le menu la liste des aliments et de leurs modes de préparation23. Pourquoi n’aurait-il pas
été possible de connaître avec autant de précision la liste des fournisseurs, les quantités de
viande fournies, leur prix et les modes d’attribution du marché ? J’ai essayé de trouver des
réponses à ces questions mais je me suis perdu dans le dédale des archives publiques
françaises – qu’il s’agisse des Archives nationales ou des Archives de Paris. J’ai finalement
renoncé à ce projet. Je le reprendrai peut-être un jour, ou d’autres chercheurs le feront.
La démarche micro-historique ne m’a pas été très profitable. Je pensais pourtant
qu’elle me permettrait de pénétrer le for intérieur de certaines familles de bouchers et de saisir
les cohérences et les fonctionnements familiaux à travers les siècles. Il faut souligner que le
culte du secret, auquel les bouchers sont très attachés, ne simplifie pas le travail des
chercheurs profanes (non bouchers). La Boucherie est une forteresse dans laquelle il n’est
guère facile de pénétrer. Certains capitaines d’industrie étalent sans aucune gêne leur réussite,
leur itinéraire, leurs passions à travers des publications. Chez les bouchers, à Paris comme à
Limoges – et comme ailleurs sans doute – la profession est fermée, suspicieuse du monde
extérieur. Faut-il y voir des résidus de l’ostracisme dont ils ont été victimes autrefois ? Je ne
sais pas. Par contre, à ma connaissance, aucune des archives corporatives ou syndicales de la
boucherie de détail n’a été versée dans des dépôts d’archives publics. Quand j’ai cherché à
consulter les fonds d’archives privés que possèdent l’Ecole Professionnelle de la Boucherie de
23
Jean-Paul ARON, Le mangeur du XIXe siècle, Laffont, 1973, pp 253-268.
15
Paris, le Syndicat de la Boucherie de Paris et la Confédération Nationale de la Boucherie
Française, j’ai eu beaucoup de mal à établir un contact fructueux et je n’ai jamais réussi à
accéder aux documents. Les syndicats ouvriers ouvrent leurs portes plus facilement. La CGT
a versé ses fonds aux Archives de la Seine-Saint-Denis et j’ai facilement obtenu une
dérogation pour consulter certains documents sensibles concernant la période de Vichy. La
CFDT, qui possède les archives anciennes de la CFTC, m’a ouvert les portes de ses archives.
Je ne désespère pas de pouvoir un jour accéder aux archives syndicales patronales, en espérant
que des inventaires existent et que les fonds soient classés.
Je me retrouve à faire l’histoire d’une profession sans posséder aucun fonds
documentaire provenant directement des bouchers. Je ne suis pas le premier historien à faire
l’étude d’une entreprise qui refuse de communiquer ses archives 24. Concernant le
fonctionnement de la corporation avant 1791, j’ai utilisé essentiellement des études
existantes25. Pour la période 1811-1884, j’ai abondamment utilisé les archives de la Préfecture
de police de Paris, qui surveillait étroitement les activités syndicales des bouchers. Entre 1811
et 1858, la surveillance se limite en fait à la tutelle administrative du préfet sur le Bureau de la
Boucherie, qui a une existence légale, une comptabilité vérifiée par les autorités et qui publie
régulièrement un almanach qui sert d’annuaire de la profession et qui contient la
réglementation en vigueur et les comptes rendus des assemblées corporatives. Entre 1868 et
1884, le Syndicat de la Boucherie de Paris étant illégal – mais toléré – il est étroitement
surveillé par la préfecture de police : un agent de police est systématiquement présent aux
réunions des patrons bouchers, ce qui me permet de connaître en détail les débats qui agitent
la profession. Après la légalisation des syndicats en 1884, la police surveille la Chambre
ouvrière – dont je peux suivre les débats internes jusqu’en 1905 – mais ne surveille plus la
Chambre patronale. Quand les sources policières font défaut, j’ai utilisé la presse syndicale
pour continuer le suivi de la profession. Quand les activités syndicales – celles des patrons en
1930-1934, celles des ouvriers en 1936-1938 – menacent le gouvernement, la préfecture de
police reprend sa surveillance et des dossiers sont disponibles dans les archives. Par
l’utilisation des sources policières et de la presse syndicale, j’ai pu reconstituer de façon assez
continue l’ensemble des luttes et des débats au sein de la Boucherie parisienne de 1800 à
1944. Jusqu’en 1870, la profession est traitée dans son ensemble car les éléments spécifiques
aux ouvriers sont rares et mal connus. A partir des années 1870, je sépare clairement l’étude
des patrons et des ouvriers car chacun possède sa propre chambre syndicale – les patrons dès
1868, les ouvriers en 1886 – et cela permet de distinguer nettement les intérêts de chaque
groupe.
Si le point de vue des bouchers a pu être laborieux à reconstituer, celui des autorités a
été plus simple à aborder. Pour retrouver le cadre réglementaire qui concerne le commerce de
la viande à Paris, les fonds d’archives des ministères (aux Archives nationales) et des
autorités locales (à la Bibliothèque administrative de l’Hôtel de Ville pour la Mairie de Paris,
aux Archives de Paris pour la Préfecture de la Seine, aux Archives de la préfecture de police
de Paris pour la Préfecture de police) sont facilement consultables. Dans de nombreux cas, le
24
Je pense notamment à Lionel DUMOND, L’industrie française du caoutchouc (1828-1938) : analyse d’un
secteur de production, Thèse de Doctorat dirigée par André Gueslin, Paris VII, 1996, 799 p.
25
Parmi la grande masse bibliographique existant sur la boucherie d’Ancien Régime, j’ai eu beaucoup de mal à
identifier les auteurs fiables ou non. Entre les érudits du XIXe siècle plus ou moins fantaisistes, les bouchers
s’improvisant chroniqueurs, les thèses datées, les études récentes mal documentées, les historiens du droit peu
clairvoyants, il est malaisé de retenir les informations dignes de confiance. J’en profite pour souligner la
rigueur des études d’Hubert Bourgin sur les bouchers parisiens pendant la Révolution (1911) et au XIX e siècle
(1904).
16
contenu des dossiers administratifs permet de reconstituer les étapes d’une prise de décision,
les tâtonnements des édiles, les rivalités entre les services – entre les services sanitaires et
commerciaux par exemple, ou la fameuse rivalité entre le préfet de la Seine et de police (pour
la police des marchés, pour la tutelle sur la Caisse de Poissy, etc.). Surtout, comme je croise
les sources administratives et les sources exprimant la vision des bouchers ou des
consommateurs (grâce aux journalistes par exemple), je peux parfois souligner le décalage qui
existe entre les textes normatifs et leur application concrète. Le cas de la tolérance du
commerce à la cheville entre 1830 et 1858, malgré des textes réglementaires tout à fait
formels sur l’interdiction de cette pratique, constitue un bel exemple de ce fossé entre la
norme et la réalité. De même, dans certains discours de journalistes prétendant défendre les
intérêts des consommateurs (entre 1850 et 1858 par exemple, au moment des débats sur le
maintien ou non du système corporatif et de la Caisse de Poissy) ou certaines prises de
positions d’économistes libéraux contre les décisions gouvernementales (entre 1892 et 1914
notamment, quand la poussée socialiste se fait sentir), il est très intéressant de relever non
seulement les contradictions internes du discours – voire les arguments de mauvaise foi –
mais aussi les décalages perceptibles entre la volonté gouvernementale, les maladresses des
décisions et finalement les résultats pratiques parfois assez éloignés des intentions primitives.
Au XIXe siècle, la succession des mesures prises sur le tarif et le mode de perception de
l’octroi (au poids ou à la tête) ou sur les droits de douane montre la difficulté de trouver la
panacée – ou du moins un équilibre satisfaisant. De même, l’enquête parlementaire de 1851
démontre que la taxation, censée permettre aux classes populaires de se procurer de la viande
à bon marché, peut parfois se révéler être un très mauvais remède, qui conduit les couches
pauvres à se contenter de la viande de mauvaise qualité, tout en assurant aux bouchers des
profits substantiels sur les morceaux de luxe vendus aux clients riches26.
Dans mon projet initial, j’aurais souhaité établir un comparatif entre la situation des
bouchers de banlieue et de Paris, pour faire ressortir avec force la lourdeur des contraintes
auxquelles les bouchers intra-muros sont soumis. J’avais commencé à reconstituer des
lignages familiaux de bouchers dans le canton d’Antony et à me pencher sur la réglementation
administrative plus souple en banlieue, notamment en ce qui concerne le régime des tueries
particulières. De même, une confrontation systématique avec la situation réglementaire
nationale, en province, dans les villes et les campagnes, aurait pu être riche d’enseignements.
La grille des comparaisons aurait également pu être élargie aux autres villes d’Europe
occidentale, notamment pour voir si la gestion de Paris était proche ou éloignée de celle des
autres capitales européennes – la boucherie à Londres, Bruxelles, Berlin a fait l’objet de
diverses études27. L’ampleur de la tâche m’a effrayé. Je me réserve le soin d’effectuer ces
mises en perspective plus tard28.
26
Victor LANJUINAIS, Rapport fait au nom de la commission d’enquête sur la production et la consommation
de la viande de boucherie, Assemblée Nationale, 1851, p 74.
27
Je pense par exemple aux recherches menées par Philip E. JONES, The butchers of London : a history of the
worshipful company of butchers of the City of London, Secker & Warburg, 1976, 246 p. Un dossier sur
Bruxelles est très riche : « La viande tranche de ville : mode de vie », Les Cahiers de la Fonderie (Centre
d’histoire et d’actualité économiques et sociales de la région bruxelloise), n°20, juin 1996. Une thèse récente,
dirigée par Michel Geyer, a été soutenue aux Etats-Unis : Dorothee BRANTZ, Slaughter in the City: The
Establishment of Public Abattoirs in Paris and Berlin, 1780-1914, Thèse de Doctorat, Université de Chicago,
2003.
28
Marie-Laure Marcan Dumesnil prépare actuellement une thèse de doctorat à Lyon II sur les bouchers ruraux
du Beaujolais entre 1848 et 1940, sous la direction de Jean-Luc Mayaud. Des confrontations fécondes peuvent
être envisagées entre les résultats obtenus dans nos terrains d’étude respectifs.
17
Pour finir, je souhaite signaler le fait que de nombreux pans de mon sujet demeurent
obscurs. Pour appréhender avec justesse les singularités des bouchers parisiens, j’aurais voulu
mieux connaître certaines professions proches et rivales, les charcutiers et les forains
notamment. L’endogamie et le conservatisme sont-ils aussi développés chez les bouchers que
chez leurs concurrents (herbagers, mandataires, charcutiers, tripiers, colporteurs, forains) ?
Comment évolue au XIXe siècle la séparation stricte entre les bouchers et les charcutiers ?
Pourquoi les deux professions voisines – boucherie et charcuterie – conservent-elles jusqu’à
nos jours deux chambres syndicales distinctes ? Le profil sociologique des forains est-il très
différent de celui des bouchers réguliers ? (cette question recoupe sans doute les
interrogations sur le statut des bouchers de la banlieue ou de la campagne). Les riches
bouchers sont-ils attirés par les postes de facteurs aux Halles centrales ? Voilà autant de
questions qui m’intéressent, que je n’ai pas eu le temps de traiter et qui auraient sans doute pu
m’apporter un éclairage neuf sur certains caractères de la profession et de la filière viande.
Malgré ces lacunes et ces remords, je présente néanmoins une thèse – que j’espère
assez complète – sur les méandres du débat entre libéralisme et corporatisme chez les
bouchers parisiens entre 1776 et 1944, sur l’évolution des termes du subtil équilibre entre les
partisans de la liberté et de la réglementation. L’objet est l’étude de la boucherie parisienne,
en s’inscrivant dans la relation triangulaire entre producteur, consommateur et autorité
régulatrice. L’angle d’approche est celui d’un historien qui s’efforce de comprendre le point
de vue des bouchers et non celui des sociologues s’intéressant aux pratiques des
consommateurs ou des économistes se penchant sur les choix politiques des autorités.
18
REMERCIEMENTS
Je tiens tout d’abord à remercier mon directeur de recherche, Jean-Pierre Hirsch, pour
sa patience, son apport scientifique mais aussi ses qualités humaines d’écoute et de dialogue.
Les animateurs de l’équipe de recherche du CERSATES (UMR 8529-CNRS, Université de
Lille 3) doivent également être remerciés pour leur conseils et leur soutien amical. Je pense
notamment à Jean-Paul Barrière, Gérard Gayot, Philippe Minard, Matthieu De Oliveira,
Didier Terrier.
Au cours de séminaires ou de colloques, j’ai également croisé divers enseignantschercheurs qui ont répondu avec courtoisie à mes diverses questions. Pour leurs réponses
précises ou leurs remarques constructives, je remercie Reynald Abad, Bernadette Angleraud,
Pascal Bastien, Jean-Pierre Briand, Anne-Marie Brisebarre, Martin Bruegel, Alain Cottereau,
Anne-Elène Delavigne, Alain Drouard, Alain Faure, Madeleine Ferrières, Maurice Garden,
Jacques Girault, Jean-Claude Hocquet, Hervé Joly, Bruno Laurioux, Philippe Marchand,
Jean-Jacques Meusy, Isabelle Paresys, Eric Pierre, Jacques Prévotat, Denis Saillard, Pierre
Saunier, Alessandro Stanziani et Noélie Vialles.
J’ai été heureux de découvrir que de nombreux chercheurs s’intéressent également à la
boucherie, à la filière viande ou aux problèmes d’économie politique en général. Les contacts
que j’ai pu avoir avec eux m’ont été très profitables. Je pense notamment aux échanges –
verbaux ou écrits – que j’ai eu avec Jacques Benoist, Dorothee Brantz, Cécile Blondeau,
Arnauld Cappeau, Cyrille Debris, Bernard Denis, Benoit Descamps, Nicolas Dessaux,
Vincent Doom, Frédéric Duhart, Frédéric Duquenne, Robert Gautier, Fabienne Huard-Hardy,
Hélène Lemesle, Anne Lhuissier, Marie-Laure Marcan, Anne Montenach, Séverin Muller,
Sylvain Parasie, Elisabeth Philipp, Antoine De Raymond, Nathalie Scala-Riondet, Romain
Souillac, Eric Szulman, Pierre Trimouille, Sylvie Vaillant-Gabet, Sydney Watts. Je remercie
en particulier Claire Lemercier pour les multiples échanges de courriel que nous avons et qui
m’ont permis de gagner beaucoup de temps dans ma recherche d’informations.
Comme une bonne partie de ma compréhension du milieu professionnel des bouchers
provient de mes divers entretiens oraux, je tiens à remercier les diverses personnes qui ont
bien voulu répondre à mes nombreuses questions. Je pense notamment à Olivier CruchonDupeyrat, Bernard Gravereau, François Gravereau, Père E. Planckaert, Louis Plasman et
Bernard Poulain. Je remercie très chaleureusement Pierre Haddad pour le temps qu’il m’a
consacré et son soutien constant et enthousiaste au long des années.
Je remercie enfin ma famille et mes proches pour leur patience et leur soutien moral
tout au long de ces longues années de recherche, notamment au cours des divers déplacements
que je leur ai imposé à travers la France pour le besoin de mes travaux.
19
ABREVIATIONS ET SIGLES
ABC
ADP
ADSS
AHAP
AN
APCMF
APP
ATP
BA
BHVP
BML
BSG
BNF
BUL
CAF
CAMT
CCIP
CEAA
CFTC
CGAF
CGAD
CGPF
CGSCM
CGT
CGTU
CNBF
CNPF
CRHENO
EHEA
EPB
FNTA
IECS
JOC
UACB
UAF
UNCI
UPCB
Amicale des Bouchers-Charcutiers de France
Archives de Paris
Archives Départementales de Seine-Saint-Denis
Archives Historiques de l’Archevêché de Paris
Archives Nationales
Assemblée des Présidents des Chambres de Métiers de France
Archives de la Préfecture de Police de Paris
Musée des Arts et Traditions Populaires
Bibliothèque Administrative de la Ville de Paris
Bibliothèque Historique de la Ville de Paris
Bibliothèque Municipale de Lille
Bibliothèque Sainte-Geneviève
Bibliothèque Nationale de France
Bibliothèque Universitaire de Lille III
Confédération de l’Artisanat Familial
Centre des Archives du Monde du Travail (Roubaix)
Chambre de Commerce et d'Industrie de Paris
Comité d’Entente et d’Action Artisanales
Confédération Française des Travailleurs Chrétiens
Confédération Générale de l’Artisanat Français
Confédération Générale de l’Alimentation de Détail
Confédération Générale du Patronat Français
Confédération Générale des Syndicats des Classes Moyennes
Confédération Générale du Travail
Confédération Générale du Travail Unifiée
Confédération Nationale de la Boucherie Française
Confédération Nationale du Patronat Français
Centre de Recherche sur l'Histoire de l’Europe du Nord-Ouest (Lille 3)
Ecole des Hautes Etudes Artisanales
Ecole Professionnelle de la Boucherie de Paris
Fédération Nationale des Travailleurs de l’Alimentation
Institut d’Etudes Corporatives et Sociales
Jeunesse Ouvrière Chrétienne
Union des Anciens Combattants de la Boucherie
Union des Artisans Français
Union Nationale du Commerce et de l’Industrie
Union Professionnelle Catholique de la Boucherie
20
PREMIERE PARTIE :
LA BOUCHERIE PARISIENNE FACE AUX
PREMIERES TENTATIVES LIBERALES (1776-1811)
CHAPITRE PREMIER :
LA BOUCHERIE PARISIENNE SOUS L’ANCIEN REGIME :
COMMENT DEFENDRE SES PRIVILEGES ?
La situation de la Boucherie parisienne sous l’Ancien Régime doit être évoquée si l’on
veut comprendre les contraintes qui pèsent sur ce commerce au XIXe siècle. La plupart des
bouchers parisiens au XVIIIe siècle sont des bouchers réguliers, qui achètent les bestiaux
vivants sur des marchés, les abattent et en débitent la chair au public. Nous présenterons dans
un premier temps le système de la Caisse de Poissy, c’est-à-dire l’ensemble des règlements
qui régissent l’approvisionnement en bétail de la capitale. Plus les rapports entre éleveurs et
bouchers se tendent, plus les partisans du libéralisme font entendre leur voix pour réclamer la
suppression de la caisse de Poissy. Le débat connaît son apogée en 1776 au moment de la
réforme de Turgot. Ce cadre réglementaire étant posé, nous nous pencherons sur la
corporation des bouchers parisiens, en essayant de présenter ses particularités : l’anc ienneté
des privilèges, la richesse de la communauté, l’attachement au catholicisme, la mauvaise
réputation des garçons bouchers, la fierté de la profession… Enfin, nous aborderons le
fonctionnement et les différentes luttes de la corporation. Les heurts existent au sein de la
profession (d’où la nécessité de présenter « la police du métier »), avec les concurrents
commerciaux (forains, charcutiers, rôtisseurs, tripiers), avec les consommateurs mais aussi
avec les pouvoirs publics (nuisances des tueries, lutte contre le monopole et contre les prix
abusifs, etc.).
1) L’APPROVISIONNEMENT DE PARIS EN BESTIAUX : LA CAISSE DE POISSY ET
SES ALEAS
a) Définition de la caisse de Poissy
Qu’est-ce que la caisse de Poissy ? Reportons nous à la définition d’un dicti onnaire
encyclopédique de la fin du XIXe siècle : « La préoccupation d’assurer l’approvisionnement
régulier et suffisant de la ville de Paris en viande de boucherie a donné naissance, dès le XVe
siècle, à des mesures administratives telles que la création de charges de jurés-vendeurs, qui
relevaient de la prévôté de Paris. La fonction de ces officiers consistait à servir
d’intermédiaires entre les forains et les bouchers, à fournir à ceux-ci les fonds dont ils avaient
besoin, enfin à faire connaître au prévôt de Paris le prix courant du bétail, afin que l’on pût
empêcher les bouchers de vendre à un prix exorbitant. Ces jurés-vendeurs devaient faire
bourse commune. Ce système fut abandonné vers le XVIIe siècle. Des commissionnaires
22
particuliers, substitués aux jurés-vendeurs sous le nom de grimbelins29, créèrent au marché de
Poissy une sorte de banque qui tenait tous les bouchers par des avances à gros intérêts.
L’usure n’avait plus aucun frein, et un édit de 1707 dut reconstituer la Caisse de Poissy. On
créa 100 offices de trésoriers qui avaient pour mission de payer comptant les achats de
bestiaux aux forains et de récupérer leurs avances sur les bouchers. Ces offices furent
supprimés par Turgot en 1776 ; une nouvelle expérience en fut faite de 1779 à 1791. Puis on
revint à la liberté jusqu’en 1810 30 ».
Les « grimbelins » sont des intermédiaires illicites contre lesquels l’administration fait
peser des menaces perpétuelles. « Ils étaient en effet accusés de faire des gains énormes, bien
qu’ils fissent simplement des prêts à court terme au taux dérisoire de 1%, et la concurrence
qu’ils faisaient aux vendeurs officiels était telle qu’ils furent prohibés en 1684 – du moins en
théorie31 ».
La caisse de Poissy est donc un système de crédit ancien, contrôlé par les autorités
publiques locales parisiennes, qui permet de garantir le paiement versé par les bouchers aux
marchands de bestiaux32. Louis Lazare en fait remonter les origines à 135033, Armand Husson
à 137534 et André Gravereau à 147735. Certaines indications chronologiques données par A.
Souviron étant peu fiables, nous nous reportons à Marc Chassaigne, qui nous renseigne sur les
origines de la caisse de Poissy. « Une institution officielle régit d’ailleurs toutes les
transactions passées dans ces deux marchés légaux. Dès janvier 1690, au début de la guerre
d’Augsbourg, Louis XIV avait créé, pour des raisons qu’on devine, 60 offices de jurés
vendeurs de bestiaux. La création pourtant n’était prétendue faire qu’en « vue du soulagement
et de la grande commodité du public ; l’application que nous devons aux affaires générales, ne
nous empêchant pas, dit le roi, d’étendre nos soins aux besoins particuliers de nos sujets. »
Les marchands désormais ne se trouveraient plus obligés de faire un long et onéreux séjour à
Paris, et l’on serait enfin débarrassé des facteurs et autres particuliers peu solvables qui
encombraient de leur importance le pavé des halles. Par une rencontre heureuse, l’institution
nouvelle fournissait par surcroît au trésor vidé les fonds dont il était trop dégarni, mais cette
considération mesquine n’a pas de place dans le préambule solennel de l’édit. Du reste des
offices analogues existaient déjà dans le commerce du poisson, de la volaille et des veaux.
Les jurés nouveaux devaient faire un fonds commun d’au moins 300 000 livres. Ils
29
Le terme grimbelin serait une « corruption du mot grimelin, qui signifie petit joueur, cherchant les minces
profits ». Maxime DU CAMP, Paris, ses organes, ses fonctions et sa vie jusqu’en 1870 , Monaco, Rondeau
Reprints, 1993, p 133.
30
A. SOUVIRON, article « Caisse de Poissy », La Grande Encyclopédie, inventaire raisonné des sciences, des
lettres et des arts par une société de savants et de gens de lettres, Paris, Lamirault, 1885-1902, tome 7, p 808.
31
Jean VIDALENC, « L’approvisionnement de Paris en viande sous l’Ancien Régime », Revue d’histoire
économique et sociale, volume XXX, 1952, n°2, pp 121-122.
32
Pour le système du crédit et la police des marchés aux bestiaux, on peut se reporter utilement à Bernard
GARNIER, « Les marchés aux bestiaux : Paris et sa banlieue », Cahiers d’Histoire , n°3-4, 1997, pp 586-589.
33
L’origine de l’institution remonterait au roi Jean le Bon (ordonnance du 30 janvier 1350). Louis LAZARE,
« Caisse de Poissy », Revue Municipale, 1856, p 1606-1607. BHVP, Per 4° 133.
34
Par lettres du 22 novembre 1375, le prévôt de Paris « réglementa la profession de vendeur et lui donna un
caractère public ». En 1392, Charles VI crée « douze charges de jurés-vendeurs en titre d’office ». Les lettres
patentes des 18 mars 1477 et 6 février 1479, ainsi qu’un arrêt du 18 avril 1491, renouvèlent les dispositions
antérieures. Armand HUSSON, « Note sur l’institution et l’organisation de la caisse de Poissy », Recueil des
actes administratifs de la Préfecture de la Seine, n°9, 1849, p 226. Archives de la Préfecture de Police de Paris,
DB 400.
35
André GRAVEREAU, Histoire de la Caisse de Poissy, Paris, H. Maillet, 1953.
23
toucheraient en échange un sou par livre du prix de tous les bestiaux mangés à Paris. Les
bouchers protestèrent d’abord, puis financèrent et l’utilité du factorat disparut avec leur
versement. Mais, l’Europe aidant, l’usure des commissionnaires sans qualité parut à ce point
exorbitante qu’il devint nécessaire de rétablir les vendeurs privilégiés en 1707 sous le titre
plus sonore de conseillers du roi trésoriers à la bourse des marchés de Sceaux et de Poissy.
Les offices furent encore une fois remboursés à la paix, en 171536 ».
De nombreux auteurs critiquent amèrement la création de la caisse de Poissy par Louis
XIV en 1690. Ainsi, en 1889, Hippolyte Monin écrit : « Louis XIV avait déclaré que la nation
ne faisait pas corps en France. Elle n’avait en effet aucun moyen de consentir ou de résister
légalement aux volontés du roi, et en particulier aux nouvelles impositions. Mais les corps, les
individus, s’efforçaient d’échapper aux mains avides du fisc, non pas toujours par
impuissance ou par égoïsme, mais pour une cause plus noble et plus obscure, le sentiment de
l’oppression. Le droit national de l’impôt consenti était plus méconnu qu’oublié. C’est
pourquoi la royauté a souvent recours à des voies souterraines, à des armes discourtoises, pour
assurer les ressources indispensables au trésor ; elle préfère traiter avec la tourbe des fermiers
et des commis plutôt que de s’adresser directement à un peuple cependant soumis et fidèle.
L’histoire de la Caisse de la boucherie parisienne, dite Caisse de Sceaux et de Poissy, montre
à merveille l’hypocrisie des impôts indirects sous l’ancien régime 37 ».
Supprimée en 1715, la caisse est rétablie en 1743, « à cause de difficultés
d’approvisionnement dues en partie à des épidémies et aux pertes endurées par les marchands
du fait des bouchers insolvables38 ». Après l’édit du 23 décembre 1743, la « caisse de Poissy »
est effectivement reconstituée à compter du 30 mars 174439. « C’est maintenant la caisse de la
boucherie parisienne qui fait aux bouchers l’avance du prix d’achat de leurs bestiaux, payé
comptant aux vendeurs. Les bouchers ont ensuite deux semaines pour s’acquitter envers la
caisse, à qui les marchands versent un sou pour livre de la valeur de tous les animaux qu’ils
ont vendus. Chaque marchand est tenu dès son arrivée de faire enregistrer au bureau de la
caisse son nom, sa demeure et le nombre de ses bêtes. Cette déclaration, qu’il faut renouveler
à chaque marché, est remise aux inspecteurs afin d’éviter toutes soustractions illégales ».
« Le paiement comptant doit avoir pour effet d’attirer les marchands de préférence à
Paris ; les formalités prétendent maintenir l’abondance en empêchant les fraudes. Les
bouchers ne se peuvent passer des services de la caisse, mais celle-ci a le droit de prendre sur
eux les informations qui lui plaisent, et, en cas de contestation, le lieutenant de police,
inspecteur général des opérations, est juge de l’opportunité de faire crédit à ceux qui le
sollicitent40 ».
Quand le Parlement enregistre le 18 août 1755 la déclaration du 16 mars 1755 qui
proroge la caisse de Poissy, il en profite « pour rappeler au fermier de la caisse la nécessité de
tenir les trois registres exigés par l’édit de 1707 ». Il s’agit de trois registres « destinés à faire
connaître assez exactement le mouvement de l’approvisionnement et plus encore celui des
prix ». Les deux premiers registres, « affectés aux forains, reçoivent, outre le nom du
36
Marc CHASSAIGNE, « Essai sur l’ancienne police de Paris : l’a pprovisionnement », Revue des études
historiques, tome 72, 1906, pp 347-348.
37
Hippolyte MONIN, L’état de Paris en 1789 : études et documents sur l’ancien régime à Paris , Quantin, 1889,
p 296-297.
38
Bernard GARNIER, op. cit., p 588.
39
Pour B. Garnier, la dénomination « caisse de Poissy » semble dater de 1744.
40
Marc CHASSAIGNE, op. cit., p 348.
24
marchand, la déclaration des bestiaux amenés pour le premier, celle du nombre et du prix des
animaux vendus avec le nom de l’acheteur pour le deuxième. Sur le troisième registre sont
inscrites les déclarations des bouchers, particulièrement le nombre et le prix de leurs
acquisitions ». Ces registres, signés par les déclarants, se contrôlent mutuellement. « Des
lettres patentes du 3 mars 1767 reconduisent une nouvelle fois la caisse de crédit jusqu’à ce
que Turgot fasse prévaloir la liberté du commerce et par un édit du 6 février 1776 supprime la
caisse de Poissy considérée comme une entrave aux transactions commerciales41 ».
Ce qui est choquant aux yeux de la plupart des commentateurs, c’est le caractère
obligatoire du recours à la caisse, alors qu’il existe des bouchers qui peuvent payer comptant
leurs achats. « Somme toute, sous couleur d’approvisionner P aris et de fournir des avances
aux bouchers, la viande se trouvait imposée de 6% », le prix de chaque bœuf étant augmenté
de 15 livres42.
b) L’organisation du commerce des bestiaux à Paris au XVIIIe siècle
Les statuts de la caisse de Poissy semblent donc assez instables ou du moins fluctuants
sous l’Ancien Régime mais l’activité de la caisse reste la même pendant tout le XVIII e siècle,
entre 1707 et 1791 notamment. Avant de continuer, nous devons rappeler le cadre général du
commerce des bestiaux à Paris au XVIIIe siècle43. Pour Marc Chassaigne, le commerce de la
viande, à peine moins important que celui des grains, « n’est pas moins surveillé, ni moins
considérable ; Paris, sous Louis XVI, consomme déjà par an 92 000 bœufs, 24 000 vaches et
500 000 moutons. Un inspecteur et un commissaire au Châtelet sont spécialement chargés de
la surveillance des marchés de bestiaux. Comme ils tirent peu de chose de l’Etat, la
malveillance les accuse de s’indemniser grassement des lésineries budgétaires aux dépens des
bouchers. Le lieutenant de police est seul compétent pour juger sommairement toutes
contestations relatives aux achats d’animaux. Les sentences qu’il rend sont exécutoires par
provision, sauf appel à la cour44 ».
Le commerce du bétail est soumis aux mêmes « règles générales qui dominent le
commerce des grains. Le rayon d’approvisionnement tracé autour de Paris est seulement par
rapport aux bestiaux de vingt lieues au lieu de dix45. Dans cet espace les bouchers ne peuvent
faire d’achat qu’aux marchés publics, sous peine de confiscation des animaux acquis en
fraude et de 1 500 livres d’amende. La pratique est, il est vrai, moins sévère que la loi : des
contrevenants, en 1784, ne sont punis que d’une amende bénigne de 100 livres ».
« Les marchands forains ou nourrisseurs de bestiaux ne peuvent non plus les
entreposer chez eux ou ailleurs pour les vendre clandestinement. Leurs achats une fois faits
dans les marchés de province, ils sont tenus d’expédier tout leur bétail à Paris par le plus bref
chemin sans le pouvoir pendant sa marche tenir dans les auberges afin d’en différer l’envoi.
Des gens de police, dans l’arrondissement des vingt lieues, s’en vont le long des routes et
saisissent tous animaux entreposés. Les bouchers ne peuvent aller au-devant des bestiaux et,
41
Bernard GARNIER, op. cit., p 588.
42
H. MONIN, op. cit., p 297.
43
La question de l’approvisionnement alimentaire de Paris au XVIII e siècle a fait l’objet d’une thèse de doctorat
soutenue en 1999 et dirigée par Jean-Pierre Poussou (Paris IV). Reynald ABAD, Le grand marché :
l’approvisionnement alimentaire de Paris sous l’Ancien Régime , Fayard, 2002, 1030 p.
44
Marc CHASSAIGNE, op. cit., pp 345-346.
45
Vingt lieues correspondent à 80 kilomètres.
25
s’ils les ont acquis sur place, ils les doivent quand même conduire au marché afin de les
partager avec leurs confrères sous la surveillance de la police. Autrefois, faisant presque tous
leurs achats dans les provinces, ils détournaient par là les marchands de venir à Paris et
avaient ainsi la faculté de rançonner le public à leur gré, le cours, faute de base connue, ne
pouvant être officiellement constaté. Les règles nouvelles les déterminent presque tous, au
XVIIIe siècle, à ne se fournir qu’aux marchés, « et le magistrat, instruit du prix du commerce,
est maître du prix de la viande au lieu qu’ils pourraient l’être autrement 46 ».
Cette obligation de recourir aux marchés publics dans un rayon de vingt lieues autour
de Paris est assez mal acceptée par les bouchers au début du XVIIIe siècle. En 1735, « lorsque
la trop célèbre Caisse de Poissy fut réorganisée47, les membres de la communauté des
bouchers se plaignirent de ne plus pouvoir fréquenter les marchés auxquels ils étaient
accoutumés, à Nemours, Merville, Coulommiers, Provins, Chelles, Montargis, Senlis,
Arpajon, Mormant, Chartres, Neufbourg, Bransle, Torcy, Flagy, Meaux, Saint-Denis,
Chaulnes, Nangis, Yerre, Montety, Etampes et Brie-Comte-Robert48, c’est-à-dire presque
exclusivement des localités situées au cœur du Bassin Parisien 49 ».
Pour Bernard Garnier, « il est clair que jusqu’en 1735 les bouchers ont conservé la
possibilité d’acheter ailleurs qu’à Sceaux et à Poissy, les interdits n’étant guère respectés, à
l’exception probablement de la défense d’aller au devant des marchands forains 50 ». En 1723,
Savary des Brulons confirme l’intense commerce des bestiaux qui existe à Nangis, à
Montmorency, à Chartres ou au Neubourg51. Des foires aux vaches grasses se tiennent chaque
9 septembre à Montety, chaque 4 juillet à Nangis, chaque 29 septembre à Crécy-en-Brie52.
Mais quels sont les bouchers qui vont s’approvisionner hors de Sceaux et de Poissy ? « La
pratique quotidienne semble la réserver à ceux qui, possédant un fort débit et de nombreux
aides peuvent s’absenter longtemps et régulièrement. S’agissant des plus importants bouchers,
les quantités mises en cause peuvent être élevées. En fait, la communauté des bouchers de
Paris veut se préserver une faculté, probablement plus théorique que réelle pour la majorité de
ses membres, de ravitaillement direct, au moins pour les moutons et les veaux. Ravitaillement
direct particulièrement important lors des crises, particulièrement intéressant pour spéculer en
cas de flambée des prix53 ».
Parmi les marchés obligatoires, celui de Poissy est sans doute le plus célèbre. Sans
doute antérieur au XIIIe siècle, l’essor du marché aux bestiaux de Poissy a été favorisé par
Saint-Louis, qui accorda divers privilèges à cette ville royale, dont le droit de tenir un marché
46
Marc CHASSAIGNE, op. cit., pp 346-347.
47
En 1735, J.-B. Hayon obtient la concession des droits de marché à Sceaux et à Poissy et les deux marchés
obtiennent le monopole de l’approvisionnent de Paris. Bernard GARNIER, « Les marchés aux bestiaux : Paris
et sa banlieue », Cahiers d’Histoire , n°3-4, 1997, p 581.
48
Précis du mémoire pour les syndics, jurés en charge et les maîtres de la communauté des marchands bouchers,
1735. BNF, collection Joly de Fleury, 1430, folio 32-35.
49
Jean VIDALENC, op. cit., p 119.
50
Bernard GARNIER, op. cit., p 582.
51
« Il se tient à Nangis un marché franc tous les premiers mercredi de chaque mois qui est très célèbre ; et qui
après ceux de Sceaux et de Poissy fournit le plus de bœufs et de moutons aux bouchers de Paris et de ses
environs ». SAVARY DES BRULONS, Dictionnaire universel de commerce, 1723, tome I, p 843.
52
Ibid., tome II, p 99-100.
53
Bernard GARNIER, op. cit., pp 582-583.
26
des bêtes de boucherie. Un premier apogée semble même atteint au XIVe siècle54. « Il est
certain que l’ordonnance du 30 janvier 1350 reconnaît que des petits marchés aux bestiaux ont
toujours existé dans l’étendue de la prévôté de Paris, mais leur contribution à
l’approvisionnement de la capitale face à celle du marché qui se tient dans Paris ne semble
pas suffisante pour qu’ils soient nommés expressément. Le prévôt de Paris, dans un règlement
du 22 novembre 1375, interdit aux bouchers parisiens d’aller acheter dans ces marchés. Ils
n’en perdurent pas moins, Poissy en particulier, et connaissent un net regain d’activité lorsque
François Ier, pour renflouer le trésor, lève à partir de 1537 un impôt de 5% (un sou par livre)
sur la vente de chaque tête de bétail au marché de Paris. Malgré les prohibitions de police, les
bouchers se rendent sur les marchés de campagne. Pour tenter de rétablir l’abondance, on
impose tous les bestiaux qui entrent dans la capitale s’ils ne proviennent pas de son marché.
Paris se retrouve déserté, sauf pour les porcs, les bouchers prétendant que cette « subvention »
constitue une révocation tacite des anciens interdits55 ».
Dans la seconde moitié du XVIe siècle, les bouchers de Paris fréquentent de plus en
plus le marché de Poissy. « Pour obvier aux récriminations des « Jurez-Vendeurs »,
intermédiaires officiels lors des transactions bouchers et marchands-forains étendent de leur
propre autorité la compétence et les droits de ces officiers du marché de Paris à celui de
Poissy. Enfin, un édit de 1598 aligne les impositions prélevées à Poissy sur celles de Paris. Le
droit suit le fait, le marché de Poissy devenant officiel rien ne s’oppose plus à son essor, au
moins pour les bovins adultes et les moutons, les veaux et les porcs continuant à venir
prioritairement, en droiture, aux marchés de Paris. La brèche ainsi ouverte, d’autres foires et
marchés tentent de s’y engouffrer : Montmorency, Saint-Denis, Le Bourget, Chartres,
Longjumeau, Montlhéry, Houdan… Alléchés par les droits de place, quelques seigneurs
essaient d’obtenir des créations de foires et marchés. La faveur royale et la réussite
privilégièrent le marquis Antoine Potier de Gesvres et le Bourg-la-Reine56. Les anciennes
propriétaires, les religieuses de Montmartre, obtinrent de rentrer en possession de la terre de
Bourg-la-Reine57. Peine perdue, le marché fut transféré à quelques kilomètres de là, à Sceaux
(lettres patentes de mai 1667)58. Malgré les récriminations des religieuses, des bouchers et de
la plus grande partie des marchands forains, rien n’y fit. Les intérêts étaient trop grands,
d’autant que Colbert avait acquis la terre de Sceaux le 26 novembre 1670. Son influence, la
promesse d’aménager les lieux, de prélever des droits moindres qu’à Bourg-la-Reine
contribuèrent à clore un procès de quatre ans59. Plus encore, la confirmation, en mai 1673, de
la translation fut suivie de l’établissement d’un deuxième jour de marché le jeudi de chaque
semaine. La manœuvre est claire, il s’agit de concurrencer Poissy qui se tient le vendredi. De
nouveaux aménagements – pavage de la grande place, constructions d’étables et d’écuries,
d’un abreuvoir, de deux hôtelleries – provoquent effectivement la désertion de Poissy par les
bouchers de Paris. Vingt cinq ans plus tard, les héritiers du clan Colbert ne peuvent s’opposer
aux réclamations des marchands forains de Normandie, du Perche, du pays chartrain, de
l’Artois, de la Picardie, du Vexin et des Flandres, arguant une nouvelle fois de la situation
54
André GRAVEREAU, Histoire de la caisse de Poissy, 1953, p 8.
55
Bernard GARNIER, op. cit., pp 579-580.
56
Lettres patentes de juillet 1610, du 9 septembre 1610 et de janvier 1619.
57
Arrêt du Parlement du 28 janvier 1667.
58
Le transfert du marché de Bourg-la-Reine à Sceaux a été envisagé dès 1624. Jean JACQUART, La crise
rurale en Ile-de-France, 1550-1670, Paris, 1974, p 403.
59
Les religieuses de Montmartre ont également été déboutées en 1686 suite à un long procès les opposant aux
puissantes familles propriétaires de la Grande Boucherie de Paris.
27
intermédiaire de Poissy entre les régions productrices et la capitale. Les lettres patentes du 18
décembre 1700 fixent au jeudi, au lieu du vendredi, le rétablissement du marché de Poissy60.
Avec Sceaux le lundi, ces deux marchés vont assurer presque exclusivement pour les bœufs,
très largement pour les vaches grasses et les moutons, accessoirement pour les veaux et les
porcs, l’approvisionnement de Paris jusqu’en 1867, date de l’ouverture de La Villette 61 ».
Dans un article de 1879, Léon Biollay, inspecteur général des perceptions municipales
de la Ville de Paris, revient sur la concurrence entre les marchés de Sceaux et de Poissy à la
fin du XVIIe siècle, en se basant sur le Traité de la police de Delamare. « En 1673, le marché
de Poissy subit une éclipse qui dura jusqu’en 1700. Des lettres patentes du mois de juillet
1610 avaient créé, au profit du marquis de Gèvres, un marché aux bestiaux à Bourg-la-Reine.
En 1667, ce marché fut transféré à Sceaux. Les difficultés que ce déplacement rencontra
furent levées par un arrêt du Parlement du 6 mai 1671, rendu en faveur de Colbert devenu
propriétaire de la seigneurie de Sceaux. A l’origine, le marché de Bourg-la-Reine ne tenait
qu’une fois par semaine, le lundi, de même que le marché de Poissy ne tenait que le vendredi.
Colbert obtint, en 1673, des lettres patentes qui autorisèrent la tenue d’un second jour de
marché à Sceaux, le jeudi. Cette décision fit déserter le marché de Poissy. En 1700, le tuteur
des enfants mineurs du marquis de Seignelay mit en vente le marché de Sceaux. La
communauté des marchands bouchers de Paris en fit l’acquisition moyennant 450 000 livres ;
mais elle sollicita ou plutôt elle subit le rétablissement du marché de Poissy. Depuis cette
époque, le marché de Sceaux tint le lundi et celui de Poissy le jeudi62 ».
Au XVIIIe siècle, les deux principaux marchés obligatoires pour l’approvisionnement
de Paris sont donc Sceaux et Poissy. « Deux marchés se tiennent, chacun une fois par
semaine, à des jours différents, où sont rassemblés bœufs, vaches, veaux, moutons, brebis,
chèvres, chevreaux, porcs même à partir d’une certaine date, tout le bétail enfin qu’engloutit
l’appétit parisien. Quand les animaux sont rares, la police procède au partage, de façon que
chaque boucher en obtienne à proportion de son débit. Les bestiaux ne peuvent être vendus
que dans le marché où ils ont été amenés et s’ils n’ont trouvé acquéreur après trois jours de
montre, la vente a lieu aux enchères. Les huissiers ne peuvent saisir les animaux exposés ni
ceux qui sont en route. Les vendeurs ont un droit de préférence sur tous autres créanciers des
bouchers, mais, par contre, ils sont garants pendant neuf jours de la santé du bétail qu’ils ont
vendu63 ».
Le succès de la fréquentation de Sceaux et de Poissy par les bouchers parisiens est
confirmé en 1770 par Lemaire, commissaire au Châtelet64. Non seulement le monopole de ces
deux marchés est réaffirmé en 1741, non seulement les facilités de crédit offertes par la caisse
de Poissy ne concernent que ces deux marchés, mais de plus, les bouchers de la proche
60
« Le marché de Poissy, un instant supprimé, est rétabli par les lettres patentes du 18 décembre 1700. Les
lettres de mai 1667 avaient auparavant transporté à Sceaux celui de Bourg-la-Reine, Colbert, nouveau seigneur
du lieu, ayant élevé sur ses terrains les constructions requises et, malgré des améliorations notables, réduit de
moitié les droits antérieurement perçus ». Marc CHASSAIGNE, op. cit., p 347.
61
Bernard GARNIER, op. cit., p 580-581.
62
Léon BIOLLAY, « Règlements du commerce de bétail dans les marchés d’approvisionnement de P aris »,
Revue générale d’administration , mars-avril 1879, p 264.
63
Marc CHASSAIGNE, op. cit., p 347.
64
A. GAZIER, « La police de Paris en 1770. Mémoire inédit composé par ordre de G. de Sartine sur la demande
de Marie-Thérèse », Mémoires de la Société de l’histoire de Paris et de l’Ile-de-France , 1878, tome V, p 129.
28
banlieue sont contraints de s’y approvisionner exclusivement depuis 1749 65.
Les deux grands marchés aux bestiaux de la banlieue parisienne, Sceaux et Poissy, ont
abondamment alimenté l’inspiration des auteurs du XVIII e et du XIXe siècle, souvent friands
de décrire l’agitation débordante qui marque ces lieux animés 66. Pour le XIXe siècle, nous
utiliserons les descriptions vivantes d’Henry Matrot. Jean Vogt reconnaît que « les grands
marchés de bétail des Portes de Paris mériteraient certes de longs développements67 ».
« Poissy, c’est aujourd’hui la rein e de la viande, c’est elle qui nourrit Paris », déclare en 1769
l’auteur du Voyage de Normandie par coche d’eau , poème héroï-comique68. « Grâce à un
mémoire de l’administration municipale nous connaissons bien le marché de Sceaux : « Tout
porte l’empreinte de l’opulence des propriétaires des ci-devant château et parc de Sceaux qui
se sont succédés depuis deux siècles ». Et d’énumérer les initiatives des De Gesnes, de
Colbert, des Bourbons du Maine et Penthièvre. Nous sommes renseignés sur les activités des
maquignons et commissionnaires qui fréquentent le marché de Poissy. L’an IV, Frasey,
député de la Nièvre, évoque à merveille l’habileté de ces revendeurs qui « savent la quantité
de bestiaux qu’il faut à chaque marché, s’arrangent pour n’y faire paraître que le nombre
indispensable » et n’hésitent pas à faire faire « un mouvement rétrograde à la chaîne de
bestiaux qu’ils ont sur la route depuis leurs dépôts les plus près de Paris, jusqu’aux plus
éloignés69 ». Que nous aimerions connaître pour notre propos le détail des opérations des
Morsalines, « de père en fils commissaires de bestiaux pour l’approvisionnement de Paris » et
dont l’un se présente, l’an XII, comme interprète et commissaire des Allemands 70 ».
Le bœuf, même s’il représente l’animal noble de la boucherie, n’est pas la seule viande
consommée par les Parisiens. Jusqu’à la Révolution, il existait un « marché dans la plaine des
Sablons, réservé aux vaches laitières de la ville71 ». Quant aux veaux, ils « ont l’honneur de
posséder une halle spéciale, située sur le quai des Ormes, transférée en 1772 sur le terrain des
Bernardins, ouverte en 177472. Cette branche de commerce étant prospère à Paris, Louis XIV
n’eut garde de l’oublier dans sa lucrative sollicitude : 150 offices de jurés-vendeurs sont nés
en 1696 des embarras du Trésor, nombre réduit l’année suivante à 60 à défaut d’amateurs. Un
droit de 32 sols par bête leur est attribué, qu’en désespoir de cause la déclaration du 4 février
1698 réunit à la ferme des Aides. Il est désormais interdit à quiconque, filous et autres gagnedeniers, de s’entremettre en aucune manière, même gratuitement, dans cet utile négoce 73 ».
65
L’arrêt du Conseil d’Etat du 29 mars 1749 fait « défense aux bouchers de Paris, Châtres, Saint-Germain,
Nanterre, Argenteuil, Versailles, Clamart, Châtillon et autres lieux des environs de Paris d’acheter des bestiaux
ailleurs que dans les dits marchés (Sceaux et Poissy) ». Bernard GARNIER, op. cit., p 583.
66
La fascination exercée par le marché aux bestiaux de Poissy trouvera un équivalent au début du XXe siècle
avec l’atmosphère inégalable qui régnait à la Villette, tant aux abattoirs que sur le marché aux bestiaux.
67
Jean VOGT, « Quelques aspects du grand commerce des bœufs et de l’approvisionnement de Strasbourg et de
Paris », Francia, 1987, tome 15, p 284.
68
Edmond BORIES, Histoire de la ville de Poissy, Paris, 1901.
69
Jean Vogt retrouve ce thème lors de l’enquête de 1810 sur le commerce du bétail : « Le marchand ralentit ou
précipite la marche des bestiaux suivant les avis qu’il reçoit de ses associés sur les marchés de Sceaux et de
Poissy ». AN, F10/510.
70
Jean VOGT, op. cit., p 284.
71
Jean VIDALENC, op. cit., p 118.
72
Le marché aux Veaux a été « reconstruit en 1774 sur l’emplacement des Bernardins par Lenoir ». Bertrand
LEMOINE, Les Halles de Paris, L’Equerre, 1980, p 42.
73
Marc CHASSAIGNE, op. cit., pp 352-353.
29
Contrairement au négoce des bœufs, des moutons et des porcs, pour lesquels les
marchés de la banlieue prennent toujours plus d’importance, « les transactions sur les veaux
seront et resteront longtemps un quasi-monopole parisien. L’ancienneté de ce marché, établi
au voisinage de la Grande Boucherie, est des plus floue mais ne saurait être antérieure au XVe
siècle. Il est certain qu’au XVI e siècle, et jusque dans les années 1640, celui-ci se tient
toujours sur la place située « au bout du pont Notre-Dame qui en a retenu le nom de VieillePlace-aux-Veaux74 ». Celle-ci, amputée par la construction du quai de Gesvres (achevée en
1644), ne suffit plus et le marché aux veaux émigre pour 130 ans vers le quai des Ormes.
Exactement jusqu'à la fin de mars 1774 où il s’installe dans l’enclos dit «le marais des
Bernardins » où ont été construites des halles spéciales (lettres patentes d’août 1772 et du 8
mars 1774)75 ».
A partir du XVe siècle, les moutons possédèrent leur propre marché, qui se tenait « au
delà du vieux Louvre, sur le bord de la Rivière, proche d’une Tour, que l’on nommait la Tour
du Bois ». La construction d’une nouvelle enceinte en 1633 en im pose le transfert. « La vente
des agneaux ayant été par hasard rendue libre, les rôtisseurs au XVIIe siècle en avaient fait
une telle consommation « qu’il menaçait de ne plus rester de moutons ». Pour sauver les
précieux cavicornes, l’arrêt du Conseil du 28 mars 1676 permet de vendre seulement les
agneaux de moins de deux mois, permission que des arrêts prudents restreignent à la période
de Noël à la Pentecôte, et dans l’étendue des dix lieues de Paris, ville royale et gourmande. La
vente pour la boucherie est interdite en province et seuls demeurent licites les échanges entre
laboureurs pour garnir leurs troupeaux76 ».
Jusqu’au début du XVII e siècle, avant que Sceaux et Poissy n’obtiennent un agrément
officiel, « la réglementation royale tente d’imposer le m onopole de ces marchés parisiens pour
le ravitaillement de la capitale en interdisant aux marchands forains d’exposer ailleurs leurs
bestiaux et en contraignant les bouchers à s’y approvisionner en priorité, particulièrement en
leur défendant d’acheter ailleurs à sept lieues [28 km] à la ronde 77. Le rappel constant de ces
prohibitions fait douter du respect d’une réglementation battue en brèche, au moins dès le
XVIe siècle, par l’habitude prise par les bouchers d’aller se ravitailler en bovins et en moutons
aux marchés de « campagne » et particulièrement à Poissy78 ».
c) Les interventions des autorités face à la pénurie de bestiaux
Pendant les périodes de crise alimentaire, les autorités prennent des mesures spéciales.
« Normandie, Limousin, Angoumois, Bourgogne, etc. sont en effet loin de suffire à un
ravitaillement régulier de Paris en bœufs. Au cours du XVIII e siècle, les arrivages de bêtes
allemandes et suisses, sans parler d’apports plus lointains encore, prennent souvent une
grande importance, surtout en période de crise79 ». Marc Chassaigne décrit bien ces mesures
exceptionnelles : « La police nourricière, aux époques de disette, vend de la viande comme du
74
Nicolas DELAMARE, Traité de la police, 1729, volume I, p 1000.
75
Bernard GARNIER, « Les marchés aux bestiaux : Paris et sa banlieue », Cahiers d’Histoire , n°3-4, 1997,
p 578.
76
Marc CHASSAIGNE, op. cit., p 353.
77
B. Garnier note que l’apparition de ces contraintes semble dater de l’ordonnance du 30 janvier 1350.
78
Bernard GARNIER, op. cit., p 579.
79
Jean VOGT, « Quelques aspects du grand commerce des bœufs et de l’approvisionnement de Strasbourg et de
Paris », Francia, 1987, tome 15, p 284-285.
30
pain. En 1724, le prix de la viande s’étant élevé à 14 sols la livre, Ombreval établit quatre
boucheries dans Paris où on la donne à 7 sols, mais « à la vérité, c’est de la viande qui n’est
bonne que pour le peuple80 ». En 1740, le marquis d’Argenson se plaint d’un achat de 20.000
bœufs ordonné par le lieutenant de police. En 1767, Sartine écrit à Turgot, intendant de
Limoges, pour lui demander des renseignements sur l’augmentation, prétendue par les
marchands, du prix du bétail, son dessein étant de contrôler leurs déclarations avant
d’importer des bœufs de Suisse pour assurer l’approvisionnement de Paris 81. En 1770, des
émissaires s’en vont en Suisse encore et en Allemagne proposer des primes aux négociants
audacieux. Le public en général approuve ces efforts, que la police croit de son devoir
d’accomplir. En 1785, la disette de fourrage a causé l’abatage d’un grand nombre de bœufs et
de vaches, « en sorte que M. Lenoir est aux expédients pour faire fournir de ce bétail les
marchés de Sceaux et de Poissy82. Jamais peut-être administrateur n’a eu autant d’occasion de
montrer son intelligence et son activité ». Une compagnie se forme pour effectuer les achats
83
nécessaires, dissoute l'année suivante
».
Pour Jean Vogt, la première intervention de l’administration dans les achats de
bestiaux fait suite à l’épizootie de 1714. Le négociant Deutscher est chargé d’acheter à
l’étranger une dizaine de milliers de bœufs « tant gras que maigres ». Il fait venir de
nombreux bovins des environs de Belgrade. « A partir de juin 1715, c’est par troupeaux de
250, puis de 200 bêtes par semaine que ces bœufs parviennent en France, par Strasbourg. Fort
à propos, une baisse du prix de la viande survient à Paris. Au total, 2000 de ces « bœufs
hongrois sont mis en vente tant sur la route d’Alsace, à Paris qu’au marché de Poissy.
D’autres sont expédiés en Suisse et en Italie où ils se vendent infiniment mieux qu’à Paris 84 ».
Le recours aux bœufs hongrois n’est pas une nouveauté en Occident : « ce commerce est
anciennement attesté, puisqu’on a de solides indices sur le trafic bovin le long du Danube à
partir du XIIIe siècle », la demande émanant alors des grands centres urbains consommateurs
de viande comme Venise, Cologne ou Nuremberg85.
« L’approvisionnement de Paris ne cesse de susciter des inquiétudes. En 1720,
Deutscher est pressenti une nouvelle fois, en vain. En 1724, il est consulté au sujet des
possibilités d’importations massives de bœufs étrangers. L’entreprise s’annonce difficile. En
effet, décrit Deutscher, « le bœuf gras est rare partout et l’on aura de la peine d’en trouver en
Suisse et en Allemagne pour être à Paris depuis Pâques jusqu’à la fin mai ». Franconie et
Forêt-Noire pourraient fournir quelques centaines de bœufs : « si l’on peut trouver 500 bœufs
tant gras que maigres, ce sera tout ». Encore convient-il d’opérer discrètement. Le meilleur
moyen, ajoute Deutscher, serait de « donner une commission à un homme sage de Strasbourg
lequel peut envoyer un homme pour acheter ce que l’on pourrait trouver en Franconie ». A un
tel commissionnaire, il faudrait laisser toute latitude, « tant pour le prix de l’achat que pour
tous les frais ». Voici d’ailleurs un personnage tout désigné pour pareille entreprise : Wurtz,
l’homme de l’équipée de Belgrade. La Suisse offre certes quelques possibilités, mais il
80
Ombreval est prévôt de Paris au début du XVIIIe siècle.
81
Sous Louis XV, Antoine de Sartine, comte d’Alby, est le célèbre lieutenant général de police de Paris (17591774), qui améliora l’hygiène, l’éclairage, le ravitaillement et la sécurité de la capitale. Attaqué par Necker, il
fut disgracié en octobre 1780.
82
Jean-Charles Pierre Lenoir (1732-1807) a été lieutenant général de police pendant les dix premières années du
règne de Louis XVI (1774-1785).
83
Marc CHASSAIGNE, op. cit., p 353.
84
Jean VOGT, op. cit., p 285.
85
Madeleine FERRIERES, Histoire des peurs alimentaires, Seuil, 2002, p 242.
31
convient de faire preuve de prudence, pour prévenir à la fois une hausse et l’interdiction des
exportations. Voici d’ailleurs des hommes de confiance : « Melchior Müller et fils à Bâle,
banquiers ». Si les suggestions de Deutscher ne sont pas suivies, elles éclairent cependant les
aspects commerciaux86 ».
« En 1724, les « achats d’inte rvention », pour utiliser un terme moderne, sont confiés à
d’autres, moins sceptiques, semble-t-il, que Deutsche. Bouquet fait travailler un réseau
d’acheteurs en France même et en Suisse, non sans difficultés. Les opérations commencent en
Bresse et en Franche-Comté, notamment aux foires de Louhans, Romenay, Lons-le-Saunier,
Sellières et Vesoul, où des bœufs étrangers sont offerts à la vente. A Sellières, les acheteurs
de Bouquet se heurtent cependant à la concurrence des maquignons lorrains, strasbourgeois et
allemands87 ».
« Esprit sceptique, Deutscher ne cesse d’ailleurs de mettre en doute l’inspiration et
l’efficacité de telles interventions. Plutôt que d’incriminer l’insuffisance des
approvisionnements, il attire l’attention sur la mauvaise organisation du marché et les
problèmes de financement. Faisant le point, il écrit en 1724 : « Les bouchers ont toujours fait
crier le public… Les ministres se sont donné des mouvements pour les ranger, mais j’y ai vu
peu de succès ». Comme à Strasbourg, spéculation et chantage menacent de temps à autre
l’approvisionnement de Paris. Voici, en 1724, un propos significatif : « Il y a des
marchands… qui menacent de ne pas faire arriver les bœufs qu’ils ont fait acheter dans les
foires de prince88 ».
Si l’on suit toujours Jean Vogt, les achats de bestiaux en provenance d’Europe centrale
à destination de Paris semblent disparaître après 1725. « De 1725 aux années qui précèdent la
révolution, nous ignorons dans quelle mesure Paris continue de participer au grand courant
Est-Ouest, pièce maîtresse de cet essai. A tout hasard, notons que l’abbé Pluche ne parle, à
propos des marchés de Sceaux et de Poissy, que des énormes bœufs des Flandres, d’Auvergne
et de Normandie, sans la moindre allusion à leurs congénères de Suisse ou d’Allemagne. Une
fois de plus, il est question de ces derniers à propos d’achats d’intervention. Vers 1785, une
crise d’approvisionnement conduit à la formation d’une société chargée d’importer des bœufs
de Suisse et d’Allemagne. Cette compagnie laisse un mauvais souvenir, nous dit Sauvegrain
en 1806, surtout en raison du coût élevé de ses opérations89 ».
Il faut savoir que l’élevage hongrois est en déclin à la fin du XVIII e siècle. Jean Vogt
note qu’à plusieurs reprises, « les bœufs venus de Hongrie sont rendus responsables
d’épizooties qui sévissent en Allemagne et en France ». C’est donc assez logique que
l’Allemagne du Sud soit désormais « la grande région productrice de bœufs de qualité. Vers la
fin du XVIIIe siècle, les voyageurs ne cessent d’insister sur l’importance de ce courant
commercial. En 1787, Storch signale que certaines semaines des mois d’été 200-300 bœufs
prennent le chemin de Paris. En particulier, le commerce des bœufs contribue plus que jamais
à la prospérité de la Franconie90 ». Ces arrivages massifs et réguliers de bœufs allemands sont
attestés au moins jusqu’à la monarchie de Juillet, malgré une législation douanière plutôt
protectionniste.
86
Jean VOGT, op. cit., p 285.
87
Jean VOGT, op. cit., p 286.
88
Jean VOGT, « Quelques aspects du grand commerce des bœufs et de l’approvisionnement de Strasbourg et de
Paris », Francia, 1987, tome 15, p 286
89
Jean VOGT, op. cit., pp 287-288.
90
Jean VOGT, op. cit., pp 291-292.
32
Avec précaution, Jean Vogt note que « certains marchands allemands conduiraient
eux-mêmes leurs bêtes à Paris. Un voyageur croise ainsi des maquignons et leurs bœufs à la
Maison Duval près de Bar-le-Duc ». Mais il reconnaît que de nombreuses questions restent
sans réponse : « Quels sont leurs arrangements le long de la route ? Quel est leur personnel ?
Quels sont leurs rapports avec les commissionnaires qui les attendent à leur arrivée à
Paris91 ? ». Si nous ne connaissons pas les relations entre les marchands allemands et français,
nous pouvons par contre évoquer les conflits fréquents entre les bouchers de Paris et les
marchands de bestiaux.
d) Les rapports tendus entre les bouchers et les herbagers
Au XVIIIe siècle, le marchand de bestiaux est parfois appelé « forain92 ». Il faut
clarifier la notion de « forain », car ce terme change de sens selon les époques. Au XIXe
siècle, les « forains » sont des colporteurs de viande, des bouchers de la banlieue qui viennent
vendre de la viande sur les marchés parisiens certains jours de la semaine, en respectant
certaines règles. De nombreuses rivalités et luttes exploseront d’ailleurs à partir de 1791 car
les forains de la banlieue sont des concurrents déloyaux aux yeux des bouchers
« réglementés » de Paris. Mais, sous l’Ancien Régime, le forain se confond souvent avec
l’herbager ou le marchand de bestiaux.
Pour mieux comprendre qui sont les marchands de bestiaux qui traitent avec les
bouchers de Paris, citons Hubert Bourgin : « Dans l’état normal du métier, le boucher
s’approvisionne directement de bétail auprès du producteur. Or le producteur, pour Paris, à la
fin du XVIIIe siècle, ce n’est plus l’éleveur, c’est le marchand de bestiaux, dont le commerce
propre s’est organisé, et constitué en monopole. Il y a deux catégories de marchands de
bestiaux. En premier lieu, les herbagers, dont l’industrie consiste dans l’achat et l’engrais des
bestiaux, qu’ils fournissent ensuite au marché parisien. Un mémoire de 1790 relate l’usage
des herbagers de Normandie d’engraisser pour le marché de Poissy, c’est-à-dire pour Paris,
des bœufs du Poitou, du Maine, etc… Cet usage était général et ancien. En second lieu, les
marchands de bestiaux étrangers, dont l’industrie, au début de la Révolution, fournissait un
appoint important à l’approvisionnement de la boucherie. Ces marchands de bestiaux se
servaient, pour leur commerce, de « facteurs commissionnaires » sur la place de Paris93 ».
« Les rapports entre les vendeurs et les acheteurs de viande sur pied, c’est-à-dire entre
les marchands de bestiaux et les bouchers, étaient subordonnés aux mesures réglementaires de
l’administration. Aux marchands de bestiaux elle imposait et garantissait protection pour
assurer, par leur commerce, l’approvisionnement de Paris : à cette fin, l’avance du montant de
leurs ventes leur était faite par une caisse de garantie, la caisse de Poissy, établie et
développée par des règlements successifs. Dans les transactions entre les bouchers et les
marchands de bestiaux, la Caisse devrait servir d’intermédiaire, de banquier. Les premières
difficultés, au début de la Révolution, résultèrent, non d’accidents politiques ou économiques,
mais de la complexité accrue des opérations commerciales. La fonction nouvelle et distincte
d’intermédiaires entre les éleveurs et les bouchers comportait, pour les herbagers, certaines
91
Jean VOGT, op. cit., p 295.
92
Pour une présentation sociologique des marchands de bestiaux au XVIIIe siècle, nous renvoyons à Reynald
ABAD, op. cit., pp 175-184.
93
Hubert BOURGIN, L’industrie de la boucherie à Paris pendant la Révolution , Paris, Leroux, 1911, p 25.
33
conditions défavorables94... »
Il ne faut pas attendre 1789 pour que les herbagers se plaignent auprès des pouvoirs
publics des inconvénients de la caisse de Poissy. Ainsi, en 1755, alors que le « bail » de la
caisse expire suite à son rétablissement en 1743, 69 herbagers et marchands de bestiaux
signent une « pétition » qui demande la suppression de la caisse de Poissy95. Jean Vidalenc
précise que les signataires de la pétition sont autant des particuliers que des entreprises. « Il
s’agissait parfois d’herbagers, centralisant les bêtes à engraisser et les acheminant
progressivement, mais après que les éléments du troupeau fussent devenus leur propriété
depuis plusieurs mois. C’était le cas le plus fréquent pour les Normands, qui amenaient
chaque année quatre à cinq cents bœufs de 35 à 40 lieues, c’est-à-dire au moins du pays
d’Auge 96. Il faut cependant mentionner ici, comme une exception, le trafic spécial qui se
faisait au XVIIIe siècle, dans le pays de Bray, indépendamment de celui des beurres et
fromages, déjà célèbres : les herbagers y engraissaient, dans les prairies fauchées, à côté des
quelques bœufs de la région, de vieilles vaches laitières de dix ou douze ans, qu’ils dirigeaient
ensuite vers les tueries des bouchers parisiens. A côté des marchands de bestiaux travaillant
isolément, existaient des compagnies, qui s’étaient formées surtout, semble-t-il, dans les
régions de l’Est, et plus encore au sud de la Loire, dans « les pays de métayers et de
nourrisseurs, n’ayant que de quatre à dix bœufs, qui ne deviennent gras qu’un à un ». Elles
procédaient à des achats dans les foires de la province entière, puis acheminaient vers Sceaux
et Poissy des masses de bétail assez importantes97 ».
Résumons les revendications des 69 signataires de la pétition de 1755 contre la caisse
de Poissy : il existe entre 200 et 300 bouchers de campagne. La caisse ne paie pour aucun et
cependant les marchands forains, qui sont obligés de faire crédit, sans quoi leur commerce
n'irait point, paient également le sol pour livre du prix des marchés qu'ils font, comme pour
ceux pour lesquels on paie à la caisse et par cette raison la plupart des marchands forains, au
lieu de remporter de l'argent, pour le prix de leur marchandise, sont au contraire souvent
obligés d'en emprunter pour payer le sol pour livre à la caisse.
Les faillites des forains sont fréquentes à cause de bestiaux non payés. Les fermiers
s'enrichissent. Le forain demande crédit à l'herbager : la« confiance se trouve perdue ».
L'herbager nourrit moins de bestiaux, le forain s'en charge d'une moindre quantité, les
marchés les plus abondants ne sont plus si garnis que l'étaient les faibles avant cet
établissement; la cherté s'y met, le boucher, le forain, l'herbager se ruinent et les herbages,
faute d'être chargés de la quantité de bestiaux qu'ils devraient porter, dépérissent au préjudice
et à la perte des propriétaires. Avant la caisse, c'est la bonne foi et les lettres de change qui
avaient cours. « Le commerce était libre, tout le monde était content ».
Par exemple, pour un forain qui fait un commerce hebdomadaire de 1000 livres, 60
livres sont payées à la caisse. Sur quatre mois (16 semaines), 1000 livres sont parties pour la
caisse. Ainsi il faut qu'à la fin de chaque année il ait 3000 livres de gain pour pouvoir
94
Ibid., p 26.
95
Mémoire pour les marchands forains de bestiaux et herbagers au sujet de la bourse de Sceaux et de Poissy,
1755. BNF, collection Joly de Fleury, 310 folio 40.
96
Observations de la communauté des marchands bouchers très intéressantes pour le bien public. BNF,
collection Joly de Fleury, 310 folio 200.
97
Jean VIDALENC, op. cit., p 123.
34
seulement retirer ses fonds, sans avoir eu aucun bénéfice98.
Il apparaît clairement dans cette pétition de 1755 que les marchands de bestiaux
veulent empêcher un nouveau bail de prolongement de la caisse de Poissy. Les herbagers
justifient leur demande de suppression de la caisse de Poissy par le fait que le commerce de la
boucherie en banlieue fonctionne très bien sans le système pesant de la caisse obligatoire. Et
ils se plaignent aussi de la charge financière que représente la caisse de Poissy. N’oublions
pas que la caisse est une source de revenus non négligeable pour la municipalité de Paris.
Ce qui est paradoxal en 1755, c’est que les bouchers de Paris sont également
mécontents du fonctionnement de la caisse de Poissy, alors que cet organisme financier a été
organisé théoriquement en leur faveur, pour garantir leurs achats de bestiaux. Résumons les
réclamations des bouchers de Paris dans une autre pétition de 1755 : un marchand de bestiaux
qui amène dans les marchés 1000 livres de bestiaux pendant un an (45 semaines) paye 2250
livres par an par la retenue du fermier de 50 livres toutes les semaines, plus 4 sols pour livre
du droit. Les conséquences sont multiples: le paiement comptant diminue ; la liberté du crédit
disparaît ; le nombre de faillites d’herbagers augmente ; le problème des bouchers de
campagne (environ 300) reste posé car la caisse ne paie pas pour eux ; et le délai de trois
semaines est trop court pour les bouchers pour rembourser le fermier, car les bouchers
attendent longtemps (trois à six mois, parfois un an) les paiements des fournitures de viande
aux nobles, couvents, collèges et pensions publiques. D’autre part, les avances des bouchers
sont considérables: les veaux à Paris sont payés comptant ; les droits d'entrée, les frais de
garçons et de maison sont payés comptant ; et l'approvisio
nnement est nécessaire une semaine
à l'avance.
Toujours selon les bouchers, le fermier est trop sévère: il utilise des « voies odieuses et
plus rigoureuses les unes que les autres pour faire rentrer les deniers », comme par exemple
les emprisonnements, les saisies-exécutions ou les saisies-arrêts par les garnisons de suisses.
Le fermier refuse le crédit pour les bouchers insolvables (après un non-remboursement après
trois semaines) et il fixe des quotas d'achat de bestiaux aux gros bouchers, ce qui revient à un
refus de crédit.
Les objections du fermier sont les suivantes: les vendeurs de bestiaux sont satisfaits de
la caisse ; seuls les bouchers fortunés se plaignent ; les marchés sont mieux fournis (l'argent
est distribué dans les provinces) et la viande ne manque pas ; le nombre des étaux à Paris
augmente et il n'y a plus de contestation entre les bouchers et les vendeurs de bestiaux.
Finalement, les revendications des bouchers portent sur quatre points : la suppression
de la caisse de Poissy ; la réduction de moitié des droits du fermier ; le paiement de tous les
marchands de bestiaux sans distinction et accorder le crédit sans limite ; et la création d’un
crédit de 8 semaines pour rembourser les sommes payées par la caisse99.
En définitive, malgré cette double pression venant des herbagers et des bouchers de
Paris, le pouvoir royal décide de prolonger les activités de la caisse de Poissy pour 12 ans et la
caisse sera reconduite dans ses prérogatives jusqu’en 1791 100. Les revendications des
98
Mémoire pour les marchands forains de bestiaux et herbagers au sujet de la bourse de Sceaux et de Poissy,
1755. BNF, collection Joly de Fleury, 310 folio 40.
99
Mémoire pour les marchands bouchers au sujet de la Caisse de Sceaux et de Poissy, 1755. BNF, collection
Joly de Fleury, 310 folio 112.
100
Dans une déclaration de 1755, le roi Louis XV ordonne que l’établissement de la caisse de crédit qui gère les
marchés de Sceaux et Poissy soit continuée pendant douze ans à partir du 4 mars 1756. BNF, collection Joly de
Fleury, 310 folio 46.
35
bouchers et des herbagers sont partiellement entendues par le Parlement de Paris car un
règlement de 1756 rappelle que la caisse de Poissy doit faire crédit aux « bouchers des
faubourgs et hors la ville » et à tous les bouchers solvables, la liste des bouchers insolvables
étant présentée dans un état présenté par le fermier au lieutenant général de police de la ville
de Paris101.
e) Les agronomes contre les bouchers ?
Le développement des idées libérales est un trait marquant du XVIIIe siècle, autour
des physiocrates (Quesnay, Dupont de Nemours, Turgot) ou des penseurs du cercle de
Vincent de Gournay102. De nombreux notables férus d’agronomie soutiennent les idées
neuves des Lumières et aspirent à plus de libertés, notamment pour rentabiliser et rationaliser
l’élevage. André J. Bourde indique très bien que les agronomes du XVIII e siècle ne
s’intéressent pas seulement à la question des grains mais aussi à celle de la viande. « Ils en ont
décrit la production, le commerce et les possibilités d’accroissement des quantités et
d’amélioration des qualités 103 ». Ainsi, Henri Léonard Bertin, contrôleur général des finances
en 1759 et en 1774, « ministre agronome » entre 1763 et 1780, soutient la création de la
première école vétérinaire d’Europe à Lyon en 1762 – puis à Paris en 1765 104 – par Claude
Bourgelat, tout en luttant contre le droit de parcours et la vaine pâture105. Ces deux mesures
font partie du même projet : mettre en place des conditions favorables aux éleveurs
« modernes » qui désirent appliquer des méthodes scientifiques pour améliorer les races, pour
soigner le bétail et pour l’élever sans les contraintes surannées des règles de pacage
communautaire héritées du système féodal. Les bouchers parisiens défendant avec obstination
les usages anciens, notamment le droit de parcours pour les bestiaux entre les marchés de
Sceaux et de Poissy jusqu’à Paris, ils se trouvent donc en opposition directe avec les
agronomes libéraux. De même, si la science vétérinaire émerge lentement et revendique
bientôt un statut scientifique et une supériorité face aux contrôles empiriques effectués par les
langueyeurs de porcs et les inspecteurs de la Boucherie, les disciples de Bourgelat se
trouveront rapidement parmi les ennemis, ou du moins des concurrents gênants, des
bouchers106.
A partir de 1750, les maladies spécifiques touchant les chevaux, les moutons et les
bovins commencent à être étudiées de façon plus rigoureuse et la zootechnie moderne sort des
limbes107. Quand Bourgelat créé l’école vétérinaire de Lyon en 1762, les élèves sont aussitôt
101
Arrêt de la Cour du Parlement portant règlement pour la caisse de crédit des marchés de Sceaux et Poissy, 6
février 1756. BNF, collection Joly de Fleury, 310 folio 64.
102
Pour l’approche normative et conceptuelle du libéralisme économique au XVIII e siècle, on peut consulter
Loïc CHARLES, La liberté du commerce des grains et l’économie politique française (1750-1770 ), Thèse de
Doctorat en science économique, Paris I, 1999.
103
André J. BOURDE, Agronomie et agronomes en France au XVIIIe siècle, SEVPEN, 1967, tome II, p 767.
104
Il s’agit de l’école vétérinaire de Maisons-Alfort. Une troisième école vétérinaire sera créée à Toulouse en
1828. Il faut lire les pages consacrées à l’œuvre de Bourgelat dans Ronald HUBSCHER, Les maîtres des
bêtes : les vétérinaires dans la société française (XVIIIe-XXe siècle), Odile Jacob, 1999, p 28-43.
105
André J. BOURDE, op. cit., tome II, pp 1151-1153.
106
Sur la « mise au chômage » des langueyeurs de porcs au début du XIXe siècle, je renvoie à Madeleine
FERRIERES, Histoire des peurs alimentaires du Moyen Age à l’aube du XX e siècle, Seuil, 2002, p 383.
107
Sur la naissance de la zootechnie au XVIIIe siècle, on peut consulter André J. BOURDE, op. cit., tome II,
pp 746-769.
36
invités à se pencher sur l’épidémie de peste bovine et de morve qui touchait le Dauphiné 108.
Comme le souligne André Bourde, « l’intérêt de cette entreprise et la publicité faite par
Bourgelat autour d’elle engagèrent les autorités à réclamer régulièrement l’aide de ces
nouveaux spécialistes109 ». La science vétérinaire naissante revendique donc une place
nouvelle. Bourgelat publie d’ailleurs « avec emphase » les résultats des praticiens formés dans
son école110.
Quand Turgot devient intendant de la généralité de Limoges en 1761, il comprend très
vite l’utilité des écoles vétérinaires pour rationaliser l’élevage, qui constitue l‘une des
principales richesses du Limousin. « Très influencé par le modèle physiocratique de ses amis
Gournay, Quesnay et Dupont de Nemours », Turgot « dirige tous ses efforts vers un
renouveau de l’agriculture 111 ». En 1763, il demande à Bertin « l’autorisation de fonder un
établissement à Limoges, projet dont il s’était préalablement ouvert à Bourgelat ». Le projet
prend du retard à cause d’obstacles financiers et de la mauvaise volonté de Bourgelat. L’école
vétérinaire de Limoges ne fonctionne qu’entre 1766 et 1768, le poids financier étant trop
lourd pour la généralité et Bourgelat – occupé à fonder l’école d’Alfort – n’apportant pas
l’aide attendue pour l’encadrement de l’établissement 112. Cette tentative menée par Turgot
illustre parfaitement la concurrence nouvelle qui plane sur les bouchers, qui devraient
pourtant se réjouir des efforts menés pour améliorer la qualité du cheptel et mettre fin aux
épizooties.
A partir de 1770, une épidémie de typhus venue des Pays-Bas arrive en France. En
1774, la maladie est généralisée (sauf en Bretagne), afflige principalement le Sud-Ouest et fait
périr 150 000 bestiaux jusqu’en 1777. Devenu contrôleur général des Finances en 1774,
Turgot prend des mesures courageuses face à cette épizootie. « En 1775 et 1776, pendant
l’épidémie répandue sur les bestiaux, M. Turgot forcé de signer l’ordre d’égorger tous les
animaux qui en étaient atteints ou menacés s’occupa des moyens d’arrêter les ravages de
l’épizootie. Et, pour y parvenir, voulant attacher à la théorie de leur traitement des personnes
de l’art, il établit une commission composée d’un certain nombre de médecins sous la
direction du Contrôleur général113 ». En marge de la Faculté et de l’école d’Alfort, cette
« commission remplit remarquablement sa tâche et se constitua bientôt en Société de
médecine rendue par la suite à de purs travaux de médecine humaine quand les activités
d’Alfort et de Lyon furent officiellement définies en 1784 114». Le contexte d’amélioration
agronomique est donc très favorable au développement de l’art vétérinaire, soutenu par
« quelques personnalités puissantes115». L’œuvre de Turgot ne se limite pas à cela : il lance en
1776 une expérience économique tout à fait révolutionnaire, qui remet radicalement en cause
le système de la caisse de Poissy.
108
Ronald HUBSCHER, op. cit., p 33.
109
André J. BOURDE, op. cit., tome II, p 888.
110
Ibid.
111
Ronald HUBSCHER, op. cit., p 36.
112
Ibid., pp 36-37.
113
Victor-Donatien MUSSET-PATHAY, Bibliographie agronomique ou dictionnaire raisonné des ouvrages sur
l’économie rurale et domestique et sur l’art vétérinaire , Paris, L. Colas, 1818, p 427.
114
André J. BOURDE, op. cit., tome II, p 891.
115
Ibid.
37
f) L’expérience libérale de Turgot (1776-1779)
Avec l’avènement de Louis XVI en 1774, Turgot devient contrôleur général des
Finances et lance une vaste expérience « libérale » de déréglementation économique, avec la
suppression des douanes intérieures et une tentative de libéralisation du commerce avec la
disparition des maîtrises et jurandes116. La logique voudrait donc que la caisse de Poissy soit
rapidement supprimée. Les adversaires de l’institution reprennent leur plume et publient à
nouveau des pétitions pour réclamer la suppression de la caisse de crédit. Pour Bernard
Garnier, « il est certain que les bouchers riches protestaient depuis longtemps contre
l’obligation d’emprunter 117 ». Ainsi, dans le virulent mémoire de l’abbé Baudeau en 1776, on
peut lire : « Cette caisse n'est au fond qu'un véritable impôt nullement profitable au roi mais
très onéreux soit à la ville de Paris et à ses environs soit aux propriétaires, fermiers et
négociants en détail des provinces nourricières118 ». Marc Chassaigne résume ainsi la
situation : « La caisse est bientôt l’objet des plus véhémentes attaques. Née d’un besoin
d’argent, on l’accuse, sous couleur d’intérêt général, de faire peser sur la consommation un
impôt qui atteint au moins 6% de la valeur de la viande. Le prix de chaque bœuf est par elle
augmenté de 15 livres. Turgot le supprime à la fin par un édit flétrissant qui convertit et
modère les droits sur la viande. La perception en a lieu ouvertement aux barrières et se fait au
nom de l’Etat. Les transactions deviennent libres 119».
En février 1776, Louis XVI supprime la caisse de Poissy120. La mesure est justifiée
ainsi : le roi augmente les impôts pour soutenir la guerre. En 1690, 60 offices de jurésvendeurs de bestiaux ont été créés puis supprimés. En 1707, 100 offices de conseillerstrésoriers de la bourse des marchés de Sceaux et de Poissy ont été créés. Suite à une nouvelle
guerre en 1743, on instaure un droit d'un sol pour livre de la valeur des bestiaux destinés à
l'approvisionnement de Paris. Ce droit est affermé et prorogé par lettres patentes en 1755 et en
1767. Depuis 1747, un droit de 4 sols pour livre en sus est touché. La caisse est supprimée en
1776. Des droits d'octroi à l'entrée de Paris sont créés pour suppléer la diminution des
ressources. La caisse et la bourse sont supprimées : les édits de 1743, 1755 et 1767 sont
abrogés. La caisse devient un simple organe de prêt.
L’expérience de 1776 semble une véritable période de liberté commerciale 121 car l’édit
de février 1776 « donne au commerce une liberté que, jusque-là, on avait cru devoir contenir
dans de justes limites ; il laisse aux bouchers et aux forains la faculté de stipuler entre eux tel
crédit que bon leur semblera ; il permet en outre, à quiconque le voudra, de prêter, aux
conditions qui seront réciproquement et volontairement acceptées, leurs deniers aux bouchers
116
Le sociologue Robert Castel donne des commentaires intéressants sur l’expérience libérale de Turgot. Pour
lui, « la véritable découverte que promeut le XVIIIe siècle n’est pas celle de la nécessité du travail, mais celle
de la nécessité de la liberté du travail. Elle implique la destruction des deux modes d’organisation du travail
jusque-là dominants, le travail réglé et le travail forcé. L’œuvre de Turgot est à cet égard exemplaire ». Robert
CASTEL, Les métamorphoses de la question sociale : une chronique du salariat, Fayard, 1995, p 176.
117
Bernard GARNIER, op. cit., p 588.
118
Mémoire sur la caisse de Poissy, 1776. BNF, collection Joly de Fleury, 1430, folio 187.
119
Marc CHASSAIGNE, op. cit., p 349.
120
Edit du roi supprimant la caisse de Poissy, 9 février 1776. BNF, collection Joly de Fleury, 1430 folio 211.
121
On peut consulter l’article de Steven KAPLAN, « 1776 ou la naissance d’un nouveau corporatisme », in
Steven KAPLAN et Philippe MINARD (dir.), La France, malade du corporatisme ? XVIIIe-XXe siècles, Belin,
2004, pp 53-80.
38
qui croiraient en avoir besoin pour leur commerce122».
Hippolyte Monin insiste sur le caractère novateur, presque iconoclaste, de la décision
de Turgot. « C’était la troisième suppression, et ses ennemis ne pouvaient guère lui en faire un
crime. Mais il fit autre chose de plus grave : il en dénonça les abus, il en fit voir le véritable
objet en de tels termes qu’il n’était plus possible après lui de la revêtir du caractère d’utilité
publique. L’édit même qui la supprimait, convertissait et modérait les droits sur la viande,
dont la perception faite au nom de l’Etat, et au grand jour, devait paraître à la fois plus
honnête et plus avantageuse. D’autre part, le commerce, délivré de ses entraves légales et
devenu plus actif, augmenterait la consommation ; une taxe modérée arriverait ainsi à
produire pour le roi plus de bénéfices qu’un impôt vexatoire, épuisant la source même où il
s’alimentait 123».
g) Le rétablissement de la caisse de Poissy (1779)
Finalement l’expérience libérale de Turgot sera un échec et l’approvisionnement de la
capitale est trop important, trop sensible aux yeux des autorités publiques pour le laisser aux
mains du marché et de la libre concurrence124. Par des lettres patentes du 18 mars 1779, la
caisse de Poissy est rétablie pour 12 ans à compter du 1er juillet 1779. Les raisons énoncées
sont les suivantes : « L'édit de février 1776 a upprimé
s
la caisse et bourse des marchés de
Sceaux et Poissy et le droit a été converti à celui des barrières. Les marchands forains ont été
autorisés, ainsi que le négoce libre des bestiaux. Mais les bouchers ont connu des emprunts
usuraires et les forains des pertes. Il faut donc rétablir la caisse pour faciliter le commerce des
bestiaux125».
Hippolyte Monin ne partage pas ce point de vue: « Aussitôt après la retraite de Turgot
(12 mai 1776), tous les intéressés aux opérations de Sceaux et de Poissy se liguèrent pour
faire rétablir la Caisse. D’ailleurs, les habitudes imposées au commerce la faisaient regarder
comme utile par certaines personnes. On faisait valoir que la concentration des animaux de
boucherie dans ces deux marchés facilitait l’inspection sanitaire, et l’application des
règlements de police nécessaires à la capitale126».
Marc Chassaigne commente ainsi le rétablissement de la caisse en 1779 : « Necker a
besoin d’argent pour subvenir aux frais de la guerre d’Amérique et d’ailleurs il est vrai que les
marchands éprouvaient une gêne sensible de ne plus recevoir comme de coutume le paiement
comptant des animaux vendus. Les petits bouchers, ayant moins de fonds disponibles, se
voyaient demander des prix plus élevés qu’à leurs confrères plus riches. La taxe aussi n’était
pas proportionnelle. Les lettres patentes de 1779 sont accueillies avec d’autant plus de faveur
que le roi, ne demandant pas plus à la caisse qu’il n’obtenait par l’impôt de Turgot, les droits
sont diminués d’un tiers et supprimés les quatre sous pour livre additionnels 127».
122
Armand HUSSON, « Note sur l’institution et l’organisation de la caisse de Poissy », Recueil des actes
administratifs de la Préfecture de la Seine, n°9, 1849, p 230. Archives de la Préfecture de Police de Paris,
DB 400.
123
Hippolyte MONIN, L’état de Paris en 1789 , p 297.
124
Louis XVI renvoie ses ministres réformateurs en 1776 et les remplace par Necker.
125
Lettres patentes du 18 mars 1779 registrées le 23 mars 1779 portant établissement d’une caisse pour la
facilité du commerce des bestiaux. BNF, collection Joly de Fleury, 1740 folio 103.
126
Hippolyte MONIN, op. cit., p 298.
127
Marc CHASSAIGNE, op. cit., p 349.
39
Effectivement, les conditions de rétablissement de la caisse de Poissy en 1779 sont
nouvelles sur cinq points importants : le droit perçu est réduit d'un tiers; la durée du crédit
passe à quatre semaines au lieu de 15 jours ; le crédit doit être accordé à tous les bouchers
désignés par le lieutenant général de police ; le recours à la caisse est facultatif et l’intérêt est
de 6% par an sans aucun supplément.
Outre ces nuances, les lettres patentes de mars 1779 rétablissent la caisse de Poissy
dans ses anciennes prérogatives, à savoir :
•
Article 1: Les droits aux barrières sur les bœufs, vaches, veaux et moutons sont
supprimés à partir du 1er juillet 1779 (sauf sur la chair morte).
•
Article 2: Rétablissement pour 12 ans d'un droit de 8 deniers pour livre du prix de
tous les bestiaux vendus dans les marchés de Sceaux et Poissy (8 deniers par livre
payés comptant moitié par le vendeur, moitié par l'acheteur).
•
Article 3: Le concessionnaire établira les commis utiles à l'entrée des marchés de
Sceaux et Poissy (police du marché).
•
Article 4: Défense de tout négoce des bestiaux hors des marchés prévus et hors des
jours ordinaires de marché (500 livres d'amende).
•
Article 5: Le concessionnaire devra établir une caisse de crédit (facultative pour le
paiement des bouchers).
•
Article 6: Le lieutenant général de police de Paris fixe la liste des bouchers ayant
accès à la caisse et le montant des sommes avancées possibles par boucher (selon
l’arrêt du Parlement du 6 février 1756). Quatre semaines de crédit maximum.
•
Article 7: La caisse reçoit 6% par an d'intérêt des avances faites.
•
Article 8: Le délai de quatre semaines est strict : la répression est prévue par l'édit
de janvier 1707.
•
Article 9: Pour faciliter le paiement des bouchers, un bureau sera établi à Paris.
•
Article 10: Le préposé de la caisse dispose pour le recouvrement de ses avances
des mêmes privilèges que les autres fermiers sur les meubles et effets mobiliers
des débiteurs.
•
Article 11: Le commerce des bestiaux à Poissy et Sceaux, l'activité des commis, du
préposé de la caisse et des bouchers ne peut être troublée par les huissiers et
sergents.
•
Article 12: Les contestations seront jugées par le lieutenant général de police.
•
Article 13: L'édit de janvier 1707 (enregistré le 10 mars 1707) et les autres
règlements sont rétablis128.
Bien sûr, certaines dispositions contraignantes demeurent. Ainsi, « à défaut de
remboursement à l’échéance, le débiteur en retard ne peut obtenir de nouvelle avance
qu’après s’être acquitté de sa dette 129 ». Dès le rétablissement de la caisse de Poissy, les
économistes reprennent le combat contre une usure jugée « évidente et énorme ». Dans son
128
Lettres patentes du 18 mars 1779 registrées le 23 mars 1779 portant établissement d’une caisse pour la
facilité du commerce des bestiaux. BNF, collection Joly de Fleury, 1740 folio 103.
129
Marc CHASSAIGNE, op. cit., p 349.
40
Tableau de Paris, Louis-Sébastien Mercier résume ainsi les débats sur la caisse à la fin du
XVIIIe siècle : « On a beaucoup écrit pour et contre la caisse de Poissy ; on a fort bien
démontré qu’il n’y avait point de proportion entre la sûreté des avances et l’intérêt qu’on en
exigeait. Il paraît que les intéressés font des gains trop considérables ; mais, il faut l’av ouer
(car il faut balancer en tout le pour et le contre), sans eux peut-être les fournitures ne seraient
pas si régulières ni si abondantes ; le prix de la viande hausserait et baisserait, ce qui serait
excessivement dangereux à Paris. En politique, le bien sort du mal ; rien de doit être asservi à
des règles trop exactement rigoureuses ; les spéculations du moraliste sont perpétuellement
dérangées par la pratique et l’expérience journalières. La caisse de Poissy, malgré d’impôt
incessamment renouvelé, fait que le prix de la viande se maintient à un taux qui n’est pas
excessif ; elle vaut neuf à dix sous la livre. Quand on songe à la prodigieuse consommation et
aux épizooties, on est encore étonné qu’elle soit régulièrement fournie dans tous les temps à
ce prix invariable130 ».
Cette constance du prix de la viande est « le plus certain bienfait que procure cette
caisse honnie. Le magistrat, connaissant grâce à elle le cours du bétail, fixe aisément pour la
viande un prix toute l’année uniforme. Les bouchers perdent en certaines saisons,
s’indemnisent dans les autres ; leurs bénéfices sont entièrement dans les mains de la police. Il
leur est très formellement défendu d’élever leurs exigences au delà du prix taxé 131 ». Cette
vision idyllique de Marc Chassaigne semble méconnaître les multiples fraudes que les
bouchers ont inventées pour fausser les mercuriales officielles et échapper au système
contraignant de la taxe municipale. Quand la caisse de Poissy est rétablie entre 1811 et 1858,
les bouchers ont mis en place de multiples astuces permettant de contourner l’esprit de la loi.
Même si nous n’avons pas trouvé de témoignages sur ces fraudes au XVIII e siècle, il n’y a
aucune raison de croire qu’elles soient réservées au seul XIX e siècle.
Un an après le rétablissement de la caisse de Poissy, Jean Vidalenc nous signale en
1780 la mise en place d’une entreprise privilégiée qui permet de lutter contre la fraude. Cette
société a « le monopole de la conduite des bestiaux depuis les marchés de Sceaux et Poissy
jusqu’à Paris, suivant des itinéraires fixes, et avec tout un personnel de conducteurs,
contrôleurs à pied ou à cheval, sans oublier évidemment les percepteurs. Son rôle essentiel
était d’assurer l’entrée, dans la ville, d’un nombre de bêtes égal à celui sorti des marchés, et
d’empêcher ainsi l’adjonction d’animaux négociés en dehors du contrôle des fermiers des
droits132. En dépit de considérants, inspirés de préoccupations de circulation routière et même
de soins vétérinaires, puisque les acheteurs étaient accusés de tellement maltraiter leur bétail
que le trajet entraînait une mortalité excessive, il ne s’agissait, une fois de plus, que de
considérations financières. Il ne semble pas que cette innovation ait diminué sensiblement la
fraude. Il est certain qu’elle fournit une justification pour une nouvelle augmentation du prix
de la viande au détail133 ».
130
Louis-Sébastien MERCIER, Tableau de Paris, 1781-1788, La Découverte, 1998, pp 60-61.
131
Marc CHASSAIGNE, op. cit., p 350.
132
Ordonnance de police portant règlement de la conduite des bestiaux vendus dans les marchés de Sceaux et
Poissy, et mémoires des bouchers sur la question. BNF, collection Joly de Fleury, 1935 folio 180.
133
Jean VIDALENC, op. cit., pp 131-132.
41
h) L’affaire Ameslan (1782)
En 1782, l’affaire Ameslan éclate. Elle révèle les difficultés persistantes des
professionnels de la viande et leurs préventions contre les imperfections de la caisse de
Poissy. Elle révèle aussi la divergence des intérêts des bouchers et des herbagers. Qui est ce
sieur Ameslan ? Il est un peu banquier, un peu grimbelin : il sert d’intermédiaire entre les
herbagers et les bouchers de Paris, ou plus précisément entre les herbagers et les agents des
marchés obligatoires (les commis de la caisse de Poissy). Pourtant ce genre de personnage ne
devrait plus exister avec le rétablissement de la caisse de Poissy en 1779. C’est pour cela que
les bouchers lancent une pétition contre lui, car il est « escompteur d'effets et faiseur d'affaires
avec les forains et bouchers sur les marchés de Sceaux et Poissy. Ce grimbelin et agioteur est
nuisible aux affaires du marché. Il est à exclure des marchés publics134 ».
Quand les bouchers de Paris obtiennent la condamnation d’Ameslan, les herbagers
lancent à leur tour une pétition en 1782, mais pour soutenir Ameslan cette fois et réclamer à
nouveau la suppression de la caisse de Poissy ou du moins un assouplissement des règles
strictes des marchés obligatoires de Sceaux et Poissy. Leurs arguments sont les suivants :
« Les bouchers souffrent d’un délai trop court (quatre semaines) et du refus de crédit (quand
ils sont insolvables). Les forains doivent avoir un agent qui puisse communiquer avec eux aux
marchés de Sceaux et Poissy et le choix de cet agent doit être libre. Le régisseur de la caisse
ne peut pas remplir cette fonction. Le négoce a besoin de secret, confiance, amitié et
estime135 ».
Cette pétition de 1782 met l’accent sur un point essentiel du commerce : le secret de la
négociation doit être sauvegardé ; la puissance publique ne doit pas interférer dans la libre
négociation entre le vendeur et l’acheteur. « En général, toutes les relations entre le
commettant et le commissionnaire sont des relations de confiance et d'amitié que l'estime
établit et que le plus grand secret doit envelopper136. » Et plus loin : « Il y a des marchands
forains qui ne savent ni lire ni écrire. De simples conventions verbales avec le
commissionnaire qu'ils ont choisi suffisent à l'expédition de leurs affaires, et ils le font avec la
plus grande tranquillité parce qu'ils ont choisi l'homme dans lequel ils voient le plus
d'intelligence et de probité».
La confiance est impossible avec l'administration. Le marchand de bestiaux a
davantage confiance en son commissionnaire qu'aux commis du marché. «Le marchand
appelé à des foires éloignées pour y faire des achats, à peine a fait sa vente à Sceaux et Poissy
qu'il part en laissant tous les détails à son commissionnaire auquel il a notifié d'un seul mot
toutes ses volontés. Qu'il soit livré à des commis, à des commis déjà chargés des fonctions
publiques de la caisse, à des commis dont la vigilance des supérieurs ne peut souvent hâter la
lenteur ni exciter l'indolence, il faudra des écritures, de l'enregistrement, il faudra que chaque
marchand attende son tour: la journée s'écoulera, les occasions des foires seront manquées, et
le marchand, chargé de l'argent de sa vente, sera exposé à tous les dangers d'un voyage de nuit
137
qu'il eut évité
».
134
Mémoire sur la ferme de Sceaux et Poissy, 1782. BNF, collection Joly de Fleury, 1740 folio 108.
135
Mémoire pour les marchands forains de bestiaux fréquentant les marchés de Sceaux et Poissy et pour les
propriétaires d’herbages contre le procureur général, 1782. BNF, collection Joly de Fleury, 1740 folio 123.
136
Ibid., folio 128.
137
Ibid., folio 129.
42
La conclusion de la pétition des herbagers de 1782 est sans appel : « Tout s'oppose
donc à ce que la caisse réunisse encore l'agence des marchands forains. Les forains réclament
la liberté du choix de l'agent car la liberté est l'essence même du commerce et pas de
commerce sans agent138. » La liberté est l’essence même du commerce : voilà une phrase
digne d’Adam Smith ou des physiocrates français139. L’expérience de Turgot a pourtant
échoué. Les herbagers ne désespèrent pas d’obtenir un assouplissement des règles du
commerce des bestiaux ou la suppression pure et simple de la caisse de Poissy, qui sera
effective en 1791.
i) La suppression de la caisse de Poissy (1791)
Pourquoi les autorités publiques acceptent-elles de supprimer la fameuse caisse en
1791 ? Il faut nous reporter au seul auteur fiable, sérieux et précis sur la question de la
boucherie parisienne pendant la Révolution, c’est-à-dire Hubert Bourgin 140. Il nous rappelle
que dès la fin de l’année 1789, les herbagers réclament la résiliation de tous leurs baux, c’està-dire de tous leurs contrats de commissionnaires, à cause des troubles politiques de la
période et des pesanteurs commerciales du système. Cette pétition des herbagers est rejetée en
décembre 1789 par le Comité d’agriculture et de commerce 141.
Alors que les droits de hallage et autre analogues sont supprimés avec la loi des 15 et
28 mars 1790, la caisse de Poissy est maintenue provisoirement142. En 1790, le lieutenant du
maire de Paris au département des subsistances est obligé, pour assurer l’approvisionnement
de la ville pendant les fêtes de la Fédération, de fournir « des secours pécuniaires aux
herbagers de Normandie 143». Le 2 juin 1790, l’Assemblée Constituante accorde « une prime
de 2% du prix de la vente des bestiaux amenés à Sceaux et à Poissy, du 5 au 22 juillet, afin de
répondre aux besoins extraordinaires que la fête de la Fédération et l’affluence des
députations et des visiteurs allaient nécessairement occasionner144 ». Toujours en 1790, des
aides ont été données aux herbagers sous forme d’un cautionnement « jusqu’à concurrence de
120 000 livres, auprès de la Caisse d’escompte, qui, en conséquence, leur a fourni pour même
somme de lettres de change, à l’aide desquelles ils ont acheté des bœufs maigres, qu’ils ont
fait venir et engraisser dans les pâturages de Normandie, d’où ils ont été amenés sur les
marchés de Paris145 ». Les mêmes secours ont été demandés en 1791 par les herbagers. La
caisse de Poissy ne remplirait-elle plus correctement sa fonction ?
Curieusement, les herbagers pestent contre les insuffisances de la caisse de Poissy
mais dans le même temps ils sont conscients de l’utilité d’une caisse. « Il faudra, par des
moyens plus heureux, par l’attrait d’une caisse de secours, libre et débarrassée de l’impôt,
138
Ibid., folio 129.
139
C’est en 1776 qu’Adam Smith publie ses Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations,
premier grand traité du capitalisme libéral.
140
Hubert BOURGIN, L’industrie de la boucherie à Paris pendant la Révolution , Paris, Leroux, 1911, 160 p.
141
Ibid., p 27.
142
Armand HUSSON, op. cit., p 231. Archives de la Préfecture de Police de Paris, DB 400.
143
Sigismond LACROIX, Actes de la commune de Paris pendant la Révolution, Paris, 1894-1909, 1ère série,
tome VI, p 213, repris par Hubert BOURGIN, op. cit., p 27.
144
Hippolyte MONIN, L’état de Paris en 1789 , p 298.
145
Sigismond LACROIX, op. cit., 2e série, tome III, pp 73-74.
43
attirer le marchand, qui, n’étant plus repoussé par des droits vexatoires, viendra toujours dans
les lieux où il trouvera beaucoup d’acheteurs et de l’argent comptant 146 ».
La municipalité de Paris ordonne en mars 1791 une enquête sur l’avenir de la caisse de
Poissy. Après un travail de commission et plusieurs ajournements, le corps municipal décide
de supprimer la caisse le 15 avril 1791 et prend un arrêté qui la remplace par une nouvelle
institution147. « L’Assemblée nationale sera supplié e de décréter : 1° que l’établissement
connu sous le nom de Caisse de Poissy et la redevance de 600 000 livres, à laquelle il était
assujetti envers le trésor public, seront supprimés ; 2° qu’il sera établi une caisse de crédit,
libre de toute redevance, dont l’administration sera confiée par la municipalité aux personnes
qui offriront les conditions les plus avantageuses148 ». Cet arrêté du conseil municipal du 15
avril 1791 est confirmé par le conseil général le 3 mai 1791, approuvé par le directoire
départemental le 6 mai et la caisse de Poissy est supprimée par décret le 15 juin 1791149.
Emile Levasseur et Hippolyte Monin évoquent pour leur part un décret de la Constituante du
13 mai 1791 qui supprime la caisse de Poissy150.
La caisse facultative de crédit prévue en avril 1791 voit-elle le jour ? Une compagnie
financière soumet son projet au corps municipal en juin 1791 mais les conditions posées sont
jugées inacceptables par la puissance publique151. Aucune caisse privée ne prend le relais de
l’institution obligatoire. Les bouchers de Paris sont débarrassés de toute contrainte financière
pour leurs achats en bestiaux sur des marchés obligatoires entre 1791 et 1802.
Hippolyte Monin est conscient des troubles que la suppression de la caisse de Poissy
peut provoquer : « En fait, la liberté du commerce ne suffit pas à assurer les
approvisionnements, si l’habitude de se servir de cette liberté fait défaut, si l’initiative
commerciale, si la recherche rapide des renseignements sur les demandes probables de la
consommation, ne sont pas entrées dans les mœurs. La transition est un passage dangereux,
mais nécessaire152 ».
Nous avons présenté les diverses mesures prises par les autorités pour réguler
l’approvisionnement de Paris en bestiaux, en essayant somme toute de répondre aux
exigences quantitatives et qualitatives toujours plus grandes des consommateurs. Il nous reste
maintenant à aborder le cœur du sujet, c’est-à-dire les bouchers, les intermédiaires redoutables
entre le consommateur et le marchand de bestiaux. Le qualificatif de redoutable se justifie
naturellement par le statut d’intermédiaire entre deux mondes antagonistes, celui du
producteur (l’éleveur rural) et celui du consommateur (le travailleur urbain). Nous sommes
donc par excellence dans le monde du commerce, avec tous les problèmes que cela suppose.
L’enjeu économique est énorme : si les bouchers ne sont pas dignes de confiance, ils
peuvent être responsables d’une hausse importante des prix de la viande, avec toutes les
conséquences sociales que l’on imagine sur le mécontentement des consommateurs. En tant
que commerçant, le boucher ne produit aucune richesse aux yeux du plus grand nombre.
146
Ibid.
147
Hubert BOURGIN, L’industrie de la boucherie à Paris pendant la Révolution , Leroux, 1911, p 28.
148
Sigismond LACROIX, Actes de la commune de Paris pendant la Révolution, 2e série, tome III, pp 589-590.
149
Hubert BOURGIN, op. cit., p 28.
150
Emile LEVASSEUR, Histoire des classes ouvrières et de l’industrie en France de 1789 à 1870 , Paris, Arthur
Rousseau, 2e édition, 1903, tome 1, p 25.
151
Sigismond LACROIX, op. cit., 2e série, tome IV, p 580.
152
Hippolyte MONIN, op. cit., p 298.
44
Comment expliquer alors l’opulence légendaire de cette profession ? En tant que commerçant,
le boucher peut être soupçonné de nombreuses fraudes, sur le prix ou la qualité de ses
viandes. Les instances de contrôle sont-elles dignes de confiance ? La régulation du marché se
fait-elle de façon saine ou bien les dérives corporatistes aboutissent-elles à un véritable
monopole des bouchers sur tous les produits carnés (volaille, charcuterie, triperie) et sur
toutes les formes du commerce (avec la part congrue laissée aux forains) ? Voilà autant de
questions auxquelles nous allons tenter de répondre en étudiant le monde des bouchers
parisiens depuis le Moyen Age.
2) LA PUISSANCE DE LA CORPORATION DES BOUCHERS DE PARIS SOUS
L’ANCIEN REGIME
a) Les privilèges de la communauté des bouchers de Paris
Tout comme la caisse de Poissy est une particularité administrative présente
uniquement à Paris, la corporation des bouchers parisiens semble jouir de droits
extraordinaires dans la capitale depuis le Moyen Age, notamment un privilège d’hérédité qui
remonterait à l’Antiquité 153. Mais surtout, le monopole exercé par quelques grandes familles
sur le métier semble être la principale singularité de la situation parisienne, au moins depuis le
XIIIe siècle154. C’est l’impression qui ressort nettement à la lecture de toute la vulgate du
XIXe siècle traitant des bouchers parisiens.
« Jusqu’à la fin XVI e siècle, à Paris, le commerce de la boucherie resta le domaine
exclusif d’un petit nombre de familles réunies en société, et n’admettant à y participer que les
fils de maîtres. Lorsqu’une maîtrise devenait vacante, faute d’héritiers mâles directs ou
collatéraux, elle retournait à la communauté155. La corporation des maîtres bouchers devint
puissante par l’accaparement de tous les étaux et par la richesse de ses membres. A la suite
des troubles qui ensanglantèrent Paris, dans la lutte des Bourguignons contre les Armagnacs,
les établissements de la communauté des bouchers, qui avaient pris parti pour les
Bourguignons, furent fermés ou rasés ; leur corporation fut dissoute et leurs privilèges abolis
(13 mai 1416)156. Deux ans plus tard, ils obtinrent l’oubli du passé et le rétablissement de la
communauté ; toutefois, deux boucheries furent autorisées : l’une, la Grande, à l’Apport de
153
« Les bouchers devraient à leur filiation antique d’avoir possédé de tout temps le gros privilège de
l’hérédité. » Emile COORNAERT, Les corporations en France avant 1789, Les Editions ouvrières, 1968, p
43. Cette hypothèse des origines antiques de l’hérédité est combattue par René Héron de Villefosse.
154
La puissance corporative des bouchers et leur forte endogamie n’est pas une singularité parisienne. On la
retrouve à Limoges ou à Amiens par exemple. Jean HEVRAS, Les bouchers de Limoges, Lucien Souny
Editeur, 1984, 244 p. Vincent DOOM, « Une communauté de métier au bas Moyen Age : l’exemple des
bouchers amiénois », in Philippe GUIGNET (dir.), Le peuple des villes dans l’Europe du Nord Ouest (fin du
Moyen Age-1945), CRHENO, Lille 3, 2003, volume 1, pp 117-146.
155
Les différents statuts de la communauté des bouchers parisiens depuis le XIIIe siècle sont reproduits par René
de LESPINASSE, Les métiers et corporations de la ville de Paris, Imprimerie Nationale, 1886, tome I, pp
263-298.
156
Les lettres patentes du roi Charles VI du 13 mai 1416 ordonnent la fermeture de la boucherie du Parvis NotreDame et la démolition de celle du Grand-Châtelet.
45
Paris, près du Châtelet, et l’autre au marché Saint-Jean 157. En 1761, le privilège de ces étaux
appartenait encore à quatre familles qui n’exerçaient plus le commerce de la boucherie, et
tiraient parti de leur privilège en louant les étaux par baux passés devant le lieutenant civil ;
mais, à cette époque, il existait depuis longtemps un certain nombre de boucheries de second
ordre, fondées successivement pour assurer l’approvisionnement de Paris, et payant une
redevance aux propriétaires de la Grande Boucherie158 ».
La communauté a donc toujours défendu son privilège avec énergie : « Lorsque les
édits enregistrés au Parlement permirent, en raison de l’accroissement de la ville, d’ouvrir de
nouvelles boucheries, comme celles de Saint-Germain-des-Prés, de la Montagne-SainteGeneviève, de Saint-Paul, de Saint-Jacques, de la Croix-Rouge, ils exigèrent qu’une
redevance leur fût payée par elles159 ». Je ne dispose pas de plan de Paris indiquant les
différents étaux de boucherie au Moyen Age mais j’ai placé en annexe la reconstitution d’un
plan de Paris aux XIII-XIVe siècles qui permet de localiser la Grande Boucherie de Paris,
voisine du Grand Châtelet160.
La corporation des bouchers de la Grande Boucherie est fort ancienne car une charte
de 1162 confirme les coutumes des bouchers à Paris. Pour Etienne Martin Saint-Léon, « les
bouchers sont, avec les marchands de l’eau, la plus ancienne corporation de Paris 161 ».
François Olivier-Martin confirme que « dès 1162 puis, plus amplement en 1182, il est parlé,
dans les diplômes royaux, des privilèges des bouchers de la Grande Boucherie parisienne, à
qui le roi a concédé à titre exclusif, depuis un temps immémorial, ses étaux de la Grande
Boucherie sise près du Châtelet. Ces bouchers héritent de leurs étaux de père en fils, du
consentement du roi, et ils constituent un corps qui traite avec le roi et les autres seigneurs de
Paris, comme avec des collectivités voisines162». Gustave Fagniez indique qu’au XIII e siècle,
bien peu de corporations parisiennes possèdent un sceau, mais que les bouchers de la GrandeBoucherie jouissaient du droit de sceau, fait important car ce droit est soumis à une
concession spéciale et que « l’autorité publique devait, on le comprend, se montrer assez
avare de ces concessions, qui avaient pour résultat de la priver d’une source de revenus 163 ».
Dans sa thèse de l’école des Chartes, René Héron de Villefosse affirme que
« l’existence d’un grou pement de bouchers parisiens organisés en métier164 » doit sans doute
remonter au XIe siècle, époque où « les gens des domaines sont amenés à exercer les métiers
157
L Knab précise qu’en 1418, les bouchers « obtinrent la réintégration de leur privilège et l’autorisation de
rebâtir la grande boucherie à la condition de la diminuer de dix toises carrées ». L. KNAB, article
« Boucherie », La Grande Encyclopédie, Paris, Lamirault, 1888, tome 7, p 547.
Pierre LAROUSSE, article « Boucherie », Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, Slatkine Reprints,
1982, tome II, 2e partie, p 1053.
158
159
L. KNAB, op. cit., p 547.
160
Annexe 1 : Plan de Paris au Moyen Age (XIIIe-XIVe siècles), d’après F. Mallet (Centre de recherches
historiques EPHE). Danielle CHADYCH et Dominique LEBORGNE, Atlas de Paris : évolution d’un pay sage
urbain, Parigramme, 1999, p 37.
161
Etienne MARTIN SAINT-LEON, Histoire des corporations de métiers depuis leurs origines jusqu’à leur
suppression en 1791, Alcan, 1922, p 198.
162
François OLIVIER-MARTIN, L’organisation corporative de la France d’ancien régime , Librairie du recueil
Sirey, 1938, p 89.
Gustave FAGNIEZ, Etudes sur l’industrie et la classe industrielle à Paris au XIII e et XIVe siècle, Vieweg,
1877, p 30.
163
164
René HERON DE VILLEFOSSE, « La Grande Boucherie de Paris », Thèse de l’Ecole des Chart es, publiée
en partie dans le Bulletin de la société de l’Histoire de Paris et de l’Ile-de-France , 55ème année, 1928, p 63.
46
industriels, non plus pour le compte du seigneur, mais en vue d’une clientèle qui se recrute
dans la ville ou aux environs165 ». Puis, dès le début du XIIe siècle, « la charte de fondation de
l’abbaye de Montmartre, en 1134, parlant du don de la maison de Guerry à cet établissement
religieux, nomme à la fois les « vetera stalla carnificum » et les « carnifices nostri
parisienses166 ». « Bien qu’on ne puisse en conclure d’une façon absolue que les bouchers
étaient alors constitués en communauté167 », il semble évident que les liens corporatifs
correspondaient déjà à cette localisation des étaux. René Héron de Villefosse apporte un
élément essentiel qui confirme son hypothèse : en 1146, « le maître des bouchers, « magister
carnificum », est chargé par Louis VII de distribuer aux Lépreux de Paris une rente de viande
et de vin168 ».
René Héron de Villefosse évoque ensuite la célèbre charte de 1162, puis, en 1182, la
nouvelle confirmation des privilèges par Philippe-Auguste, à la demande des bouchers, «
contenant cette fois quatre articles qui sont les premiers statuts du métier que nous
possédions. La liberté de l’achat et de la vente du bétail et de la viande, sans droits à payer
dans la banlieue, la faculté de faire le commerce des poissons de mer et d’eau douce y étaient
incluses, ainsi que l’obligation, pour faire partie de la communauté, de payer les droits du past
et de l’abeuvrement 169 ».
L’hérédité du métier devient la règle dès le XIII e siècle car « à partir de 1250 semble
s’instaurer l’usage de ne plus admettre dans la communauté que des fils de bouchers. Seules
les lettres royales de maîtrise permettent d’introduire de temps à autre des familles nouvelles
dans ce monde fermé170 ». En effet, à partir de 1250, « les mêmes noms reviennent dans les
actes sans que de nouveaux apparaissent ; certains, au contraire, ne se retrouvent plus et cent
ans plus tard cinq ou six familles seulement subsistent, dont deux partageront le sort de la
communauté jusqu’à la fin du XVIII e siècle. Nous ne faisons pas allusion ici aux lettres
royales de maîtrise qui introduisirent des familles nouvelles, mais seulement aux familles
considérées comme primitives171 ».
Emile Coornaert nous apprend que ce privilège d’hérédité ne concerne pas que la
capitale. « Il y a même certaines professions organisées qui sont un bien collectif de véritables
clans: seuls les membres de quelques familles sont admis à y prendre place. C'est le cas, dans
beaucoup de villes au Moyen Age, pour les bouchers: chez eux, un fils de maître est
« boucher naturel »; à Paris, du XVe au XVIIe siècle, ce métier est entre les mains de quatre
familles, qui sont des puissances politiques et le montrent bien au temps des Cabochiens172; à
Douai, à Bourges, à la même époque, il constitue un monopole dans des conditions
165
Marcel POETE, Une vie de Cité. Paris de sa naissance à nos jours, Picard, 1924, tome I, p 83.
166
René HERON DE VILLEFOSSE, op. cit., p 63. Les propos et dates avancés par Héron de Villefosse sont
confirmés par Joseph-Antoine DURBEC, « La grande boucherie de Paris: notes historiques d'après des
archives privées XII-XVIIe », Bulletin Philologique et Historique du comité des Travaux Historiques, 195556, p 68.
167
René DE LESPINASSE, Le livre des métiers d’Etienne Boileau , Imprimerie Nationale, 1879, p VI.
168
René HERON DE VILLEFOSSE, op. cit., p 63. Cette date de 1146 à laquelle la corporation des bouchers de
Paris est attestée et reprise par Alfred FIERRO, Histoire et dictionnaire de Paris, Robert Laffont, 1996, p 721.
169
René HERON DE VILLEFOSSE, op. cit., p 65.
170
Alfred FIERRO, Histoire et dictionnaire de Paris, Robert Laffont, 1996, p 721.
171
René HERON DE VILLEFOSSE, op. cit., p 66.
172
Sur l’ordonnance cabochienne de 1413, on peut lire l’article d’André NEURRISSE, « L’ordonnance
cabochienne de 1413 », La Revue du Trésor, mars-avril 2004, n°3-4, p 190-193.
47
semblables; à Limoges, six « familles-souches » l'ont détenu depuis le Moyen Age jusqu'à nos
jours173 ». On comprend alors pourquoi l’âge de la maîtrise « s'abaisse jusqu'à 7 ans chez les
bouchers parisiens, que le titre de maître met à la tête d'une maison, mais n'oblige pas à
exploiter en personne un étal174 ».
Les grandes familles oligarchiques qui possèdent de façon collective et héréditaire les
étaux de la Grande Boucherie de la Porte de Paris depuis le XIIIe siècle sont les Bonnefille,
les Thibert, les Amilly, les Dauvergne, les Ladehors et des Saint-Yon175. Les noms des
familles et les dates d’extinction varient selon les auteurs. Ainsi, pour Joseph-Antoine
Durbec, « le nombre des familles représentées dans la Grande Boucherie était en constante
régression. On n’en comptait plus que quatre en 1634 (les Saintyon, Thibert, Dauvergne et de
Ladehors) contre huit en 1491. Lorsque le dernier mâle d’une lignée de propriétaires bouchers
disparaissait, son étal retombait donc dans le patrimoine commun de la société. Le cas se
produisit pour la dernière fois dans la deuxième moitié du XVIIe siècle, avec l’extinction des
Dauvergne176 ».
En 1637, Louis XIII confirme que les quatre familles propriétaires de la Grande
Boucherie jouiraient à perpétuité et pourraient disposer à volonté des boucheries contre une
contribution de 90 000 livres pour les dépenses extraordinaires et les nécessités de la guerre
dans et hors du royaume177. Les quatre familles louent les étaux et entrent dans les charges de
la justice, du droit et de la médecine. Dès le XVe siècle, les Saint-Yon possèdent des offices
au Châtelet, alors que les Ladehors sont issus du milieu des orfèvres178. Il ne reste que trois
familles en 1660 et deux familles en 1779179. Selon Camille Paquette, c’est en 1686 qu’il ne
subsiste que trois familles, les D’Auvergne étant sans descendant mâle 180. Selon une autre
source, les « anciennes familles » qui possèdent en 1752 la Boucherie de l’Apport de Paris
sont les Thibert, les Ladehors et les Saintyon181. La grande fermeture du métier, le
verrouillage de l’accès à la maîtrise, n’est pas spécifique à Paris : on la retrouve à Lyon au
XVIIIe siècle, tant chez les bouchers que chez les charcutiers, les boulangers et les
173
Emile COORNAERT, op. cit., p 191.
174
Ibid., p 190.
175
Certains auteurs ne retiennent que 4 familles : les Bonnefille, les Thibert, les Amilly et les Saint-Yon, comme
par exemple Etienne MARTIN SAINT-LEON, op. cit., p 198. On trouve des notes biographiques sur les
grandes familles de bouchers entre le XIIIe et le XVIIe siècle dans l’article de Joseph-Antoine DURBEC, op.
cit., pp 120-124.
176
« Deux membres de cette famille faisaient encore partie de la Grande Boucherie en 1642, maîtres Vincent et
Claude Dauvergne. Vincent mourut peu après, à une date que nous ignorons et Claude en 1660. Sa succession
fut à l’origine de l’un des plus retentissants procès que la communauté eut à soutenir : les hoirs de Dauvergne
essayèrent en effet de se faire octroyer la part de ce dernier et remuèrent ciel et terre pour obtenir satisfaction,
ce qui nous laisse supposer que la part du défunt ne devait pas être négligeable. » Joseph-Antoine DURBEC,
op. cit., p 90.
177
Camille PAQUETTE, Histoire de la boucherie, Paris, Imprimerie du Réveil économique, 1930, p 33. Nous
reparlerons plus loin du grand emprunt de 1637.
178
Information communiquée par Benoît Descamps, qui prépare actuellement une thèse de Doctorat à Paris I,
sous la direction de Claude Gauvard, sur les bouchers parisiens à la fin du Moyen-Age (1350-1500).
179
Eugène d’AURIAC, Essai historique sur la boucherie de Paris (XII-XIXe), Dentu, 1861, p 23.
180
Camille PAQUETTE, op. cit., p 33.
181
BOUCHER D’ARGIS, « Remarques curieuses sur la boucherie de l’apport de Pari s », Variétés historiques,
tome I, Nyon et Guillyn, 1752, pp 170-194.
48
pâtissiers182.
De nombreux auteurs du début du XVIIIe siècle, comme Nicolas Delamare,
n’hésitaient pas à établir une parenté entre la communauté des bouchers au Moyen Age et
sous l’empire romain 183. « Ce qui rend cette idée sympathique c’est l’hérédité des étaux ou
plutôt de la propriété indivise du bâtiment, « particularité qu’on ne rencontre dans aucune
autre corporation de la capitale184 » et « l’un des caractères les plus essentiels des coll èges
publics sous le Bas-Empire185 ». Or, nous tenons pour établi que cette hérédité, appliquée non
à chaque étal, mais à l’ensemble de la Grande Boucherie, ne fut constante qu’à partir du
milieu du XIIIe siècle, en fonction du petit nombre relatif des étaux186. Si nous l’admettions,
en effet, comme antérieure au XIIe siècle et contemporaine des Carolingiens, par exemple,
nous ne comprendrions pas comment il eût pu y avoir en 1260 près de vingt familles, réduites
bien rapidement un siècle plus tard à cinq ou six. Il nous semble, au contraire, que c’est après
l’acquisition de différents terrains et étaux réunis sous le même toit que le désir de ne point
voir s’éparpiller leur héritage contraignit les bouchers à prendre cette étroite mesure 187 ».
Outre les textes assez laconiques du XIIe siècle, les premiers véritables statuts de la
corporation des bouchers de Paris sont parus en 1381, « divisés en 42 articles et reproduisant
les vieilles coutumes contenues dans les cartulaires des bouchers188 ». Le commentaire de
René Héron de Villefosse sur les statuts de 1381 ne manque pas d’intérêt : « L’époque de leur
publication indique bien qu’il ne s’agit pas d’une promulgation, mais d’un enregistrement
jamais effectué jusqu’alors, d’une homologation, puisque les statuts de la communauté ne
figurent pas au Livre des métiers, les quatre articles de Philippe-Auguste ayant été jusqu’au
règne de Charles VI tout ce que le public pouvait connaître de ses règlements. Nous ne
croyons tout de même pas qu’on puisse, en exagérant cette idée de rappel d’anciens usages,
appliquer au XIIIe siècle la lettre de tous les articles de 1381. Le XIVe siècle avait dû voir se
modifier bien des règles et s’en ajouter d’autres. Nous trouvons là exprimé pour la première
fois dans toute sa force le fameux article 23 : « Nul ne peut être bouchier de la grant boucherie
de Paris, ne faire fait de bouchier ne de boucheire se il n’est filz de bouchier de ycelle
boucherie », ce qui nous indique que ces statuts ne s’appliquaient qu’aux bouchers de la Porte
de Paris, considérés dans leurs étaux et leurs bauves comme les premiers et les meilleurs
bouchers de la capitale, supérieurs, même au point de vue moral, à ceux de leur succursale du
Petit-Pont189».
182
Maurice GARDEN, Lyon et les Lyonnais au XVIIIe siècle, Thèse d'Etat, Lyon II, 1969, Les Belles Lettres,
1970, p 331.
183
« Au début du XVIIIe siècle on considérait que l’origine romaine de la communauté était indéniable ». René
HERON DE VILLEFOSSE, op. cit., p 61.
184
Gustave FAGNIEZ, Etudes sur l’industrie et la classe industrielle à Paris au XIII e et au XIVe siècle, 1877,
p 4.
185
« Il paraîtra bien vraisemblable d’admettre que les bouchers de Paris avaient continué pendant de longs
siècles, obscurément sans doute, mais non sans profit, à exercer les mêmes fonctions dont leurs aïeux étaient
déjà chargés au temps de Constantin et de Julien. » Etienne MARTIN SAINT-LEON, op. cit., p 57 et p 74-75.
186
René Héron de Villefosse appuie « cette idée sur une copie faite au début du XVIe siècle de lettres patentes,
que nous croyons encore inédites, du 22 septembre 1509 (Bibliothèque de l’Arsenal, manuscrit 7403). Si
l’hérédité avait été en vigueur au XII e siècle, elle serait mentionnée dans les privilèges confirmés par PhilippeAuguste en 1182 ».
187
René HERON DE VILLEFOSSE, op. cit., pp 62-63.
188
« Les lettres de 1162, 1182 et 1282 avaient été vidimées (collationnées) en 1297, 1324 et 1358 ». Ibid., p 66.
189
Ibid., pp 66-67.
49
René Héron de Villefosse s’étonne ensuite de l’ordre « étrange » des 42 articles des
statuts de 1381 et note qu’aucun de ces statuts « ne fait allusion à la justice qui était pourtant
un des caractères les plus typiques de la communauté ; aucun ne mentionne, comme dans les
autres corporations, un chef-d’œuvre à accomplir, puisque tout fils de boucher pouvait être
reçu moyennant des conditions d’âge et de droits à payer que nous retrouverons plus loin 190 ».
Les privilèges concédés aux bouchers sont bien sûr soumis aux aléas politiques du
temps et aux caprices des révoltes populaires191. « L’année de son avènement (1380), Charles
VI, afin de témoigner sa bienveillance à la communauté, lui avait envoyé des lettres de
sauvegarde l’assurant de sa perpétuelle protection. Par une ironie du sort, il ne devait pas
d’écouler trois ans avant que la répression de la révolte des Maillotins n’amenât l’abolition du
métier192. Le 27 janvier 1383, le roi supprimait la plupart des corporations parisiennes et la
première citée dans son acte était celle que nous étudions. Jusqu’en 1388, des officiers royaux
administrèrent les revenus de la Grande Boucherie, mais les bouchers continuèrent à vendre
leurs chairs et ni le maître ni les jurés ne disparurent. Il suffit de lire l’acte de restitution par
lequel le roi de France rendait à la communauté ses privilèges abolis pour se rendre compte de
la mauvaise opération qu’il avait faite : le bâtiment délabré tombait en ruines193 ».
Puis, les bouchers de Paris « se jetèrent violemment dans la lutte civile du
commencement du XVe siècle en embrassant la cause bourguignonne194 ». Jean Favier rend
très bien compte du mécontentement des bouchers parisiens pendant la guerre de Cent Ans,
expliquant ainsi leur engagement décidé aux côtés des Bourguignons. « Propriétaires de leurs
étals, qu’ils faisaient exploiter par des valets salariés, les bouchers parisiens étaient au vrai de
grands bourgeois, des capitalistes, assez riches pour dominer le petit monde de l’artisanat,
assez puissants pour imposer leur organisation d’une fonction économique essentielle,
insuffisamment considérés, cependant, pour s’intégrer vraiment dans la haute bourgeoisie. A
l’aise dans un système corporatif où le malthusianisme était la règle et la libre entreprise
l’exception, les bouchers étaient cependant plus enfermés que d’autres dans leur métier, et la
fermeture n’était pas entièrement leur fait. Rentiers d’une activité qu’ils se contentaient de
financer et de gouverner, ils savaient bien que les notables de la « marchandise » – les
changeurs, les drapiers encore, et déjà les merciers – ne tenaient pas un boucher pour tout à
fait notable. Forts de la masse de manœuvre que constituaient leurs valets et leurs écorcheurs,
les bouchers – et les dynasties de bouchers, comme les Le Goix ou les Saint-Yon – étaient
prêts à jouer un rôle dans la vie politique parisienne. Mais leur promotion sociale pouvait bien
ne passer que par la violence195 ». Ce sont les bouchers qui empêchèrent le duc de Berry
d’entrer dans Paris et qui détruisirent portes et fenêtres de l’hôtel de Nesles « afin que
l’importun sût bien qu’il n’avait plus sa raison d’être à Paris ». Ce sont toujours les bouchers
qui « obtinrent du gouvernement royal que fussent saisis les revenus de l’évêque de Paris et
de l’archevêque de Sens : Gérard et Jean de Montaigu étaient comptés comme Armagnacs
190
Ibid., p 68.
191
Après la révolte des métiers parisiens autour d’Etienne Marcel en 1357-1358, de nouvelles insurrections
éclatèrent en 1380 « où les gens de métiers, et surtout les bouchers, jouèrent le premier rôle ». François
OLIVIER-MARTIN, op. cit., p 186.
192
La révolte antifiscale des Maillotins, qui débute à Paris le 1er mars 1382, tire son nom des « maillets de plomb
entreposés pour la défense de la ville et saisis par les émeutiers ». Alain DEMURGER, Nouvelle histoire de la
France médiévale, tome 5 : Temps de crises, temps d’espoirs (XIV e-XVe siècle), Le Seuil, 1990, p 60.
193
René HERON DE VILLEFOSSE, op. cit., p 68.
194
Ibid., p 69.
195
Jean FAVIER, La guerre de Cent Ans, Fayard, 1980, pp 422-423.
50
notoires ». Les bouchers obtinrent également le remplacement du prévôt de Paris, Bruneau de
Saint-Clair. « Quand le duc de Bourgogne entra dans Paris le 23 octobre 1411, les bouchers
étaient à la tête de la délégation qui, au nom de la ville, lui souhaita la bienvenue. Les SaintYon, les Le Goix et quelques autres tenaient leur revanche sur une bourgeoisie parisienne qui
avait toujours rechigné à leur faire place. Avec une milice de 500 hommes, les bouchers
tenaient la capitale et y multipliaient les patrouilles, de jour comme de nuit. Pour tenir la
région, ils mirent sur pied une véritable armée196 ».
En 1411, « les écorcheurs et les bouchers pillèrent et brûlèrent » le château de Bicêtre,
résidence du duc de Berry197. « Les massacres qui avaient suivi furent expiés à la rentrée des
Armagnacs à Paris198 ». Les bouchers affrontèrent l’armée des Armagnacs à Saint-Denis, à
Saint-Cloud puis dans la Beauce. « Le boucher Thomas Le Goix ayant trouvé la mort à la tête
de ses hommes, on lui fit à l’abbaye de Sainte-Geneviève des obsèques princières auxquelles
présida le duc de Bourgogne en personne. Nul ne jugea que c’était trop pour un boucher 199 ».
En avril 1413 commence la fameuse révolte des Cabochiens, menée par les bouchers
et les tanneurs derrière la figure de l’écorcheur Simon Le Coutelier dit Caboche 200. En mai
1413 est adoptée la fameuse « ordonnance cabochienne », qui est l’œuvre d’une dizaine
d’hommes, « parmi lesquels quelques-uns de ces grands docteurs parisiens » qui souhaitent
une réforme globale de la chose publique, tant en matière religieuse que politique201. Bien
différent en cela des soulèvements de 1358 et de 1382, celui des Cabochiens en 1412
« n’avait pas excité les défiances de la royauté contre les métiers en général. Les bouchers
seuls eurent à souffrir de la réaction202 ». Le retour des Armagnacs à Paris va être lourd de
conséquences pour les bouchers203.
En août 1416, des lettres de Charles VI abolissaient la communauté et confirmaient la
démolition de la Grande Boucherie de la Porte de Paris, « spécifiant la suppression des
maîtres, officiers, arche, sceau et juridiction, et déclarant que toutes les causes concernant le
métier seraient appelées directement devant le prévôt de Paris. Les nouveaux bouchers
n’auraient aucune condition à remplir ni aucun droit à payer pour exercer leur profession et le
prévôt était chargé de leur nommer des jurés et de recevoir leur serment. Deux ans plus tard,
mois pour mois, la faction bourguignonne ayant repris Paris, grâce à la trahison de Perrinet
Leclerc, l’ancienne communauté était rétablie dans tous ses droits et privilèges. Les lettres,
qu’on pourrait presque appeler de réhabilitation, flétrissaient longuement « Bernard
d’Armignac et ses complices qui ainsi damnablement avoient de leur autorité, contre notre gré
196
Ibid., p 423.
197
« Les Goix, les Thibert, les Saint-Yon étaient les propriétaires de la Grande Boucherie de Paris, tous riches et
accrédités parmi les gens de leur profession ». HURTAUT et MAGNY, article « Bicêtre », Dictionnaire
historique de la ville de Paris et de ses environs, 1779, tome I, p 606.
198
René HERON DE VILLEFOSSE, op. cit., p 69.
199
Jean FAVIER, op. cit., p 424.
200
« L’insurrection dite cabochienne de 1412, menée par les bouchers et les tanneurs, fut très violente ; les
émeutiers de Paris s’unirent aux Gantois, comme avait essayé de la faire Etienne Marcel ». François OLIVIERMARTIN, op. cit., p 186.
201
Jean FAVIER, op. cit., p 432.
202
Etienne MARTIN SAINT-LEON, op. cit., p 249.
203
Pour plus de détails sur cette période, je renvoie à l’article de Benoît DESCAMPS, « La destruction de la
Grande Boucherie de Paris en mai 1416 », Hypothèses 2003, travaux de l’Ecole doctorale d’Histoire de
l’Université Paris I – Panthéon Sorbonne , Publications de la Sorbonne, 2004, p 109-118.
51
et voulonté, usurpé le gouvernement de notre royaume ». Le Parlement les enregistra le 3
octobre 1418204 ».
« La puissante corporation fit confirmer ses privilèges retrouvés par Henri VI au début
de 1423. Quand ce roi entra solennellement à Paris, le premier dimanche de l’Avent, les
bouchers portèrent le dais qui l’abritait, depuis Saint-Antoine-le-Petit jusqu’à l’hôtel des
Tournelles, mais ils ne furent pas récompensés de leur désir de flatter le puissant du jour.
L’appauvrissement du métier pendant l’occupation anglaise devint tel que les bouchers
accueillirent avec une certaine satisfaction la rentrée des troupes françaises en avril 1436. De
son côté, Charles VII n’exerça contre eux aucune vengeance 205 ».
« Pendant le cours du XVe siècle, les institutions de la communauté n’évoluèrent pas
beaucoup, quoique le métier ait reçu en 1457 des ordonnances nouvelles avec quelques
articles modifiés. Les statuts furent confirmés par Charles VII en 1437, Louis XI en 1461 et
Charles VIII en 1483. Les créations par lettres de maîtrise, qui jadis n’avaient lieu qu’à
chaque avènement, se multiplièrent dans la seconde moitié du siècle et les supplications des
anciennes familles obtinrent de Louis XII, en 1509, qu’elles seraient faites désormais à titre
personnel pour ne pas préjudicier aux descendants des premiers bouchers qui se succédaient
toujours de père en fils. D’ailleurs, après chaque assise annuelle, les étaux étaient choisis
d’après l’ordre d’ancienneté de réception des postulants. A partir de 1466, les jurés firent au
prévôt de Paris un rapport de cette distribution206 ».
Effectivement, à partir de la fin du XIVe siècle, quand le roi décide la création de
nouvelles maîtrises, les « corporations ne pouvaient pas se montrer plus revêches que les
hôpitaux ou les chapitres ». Ainsi, « dès 1364, le roi crée de son autorité un nouveau boucher
à la Grande Boucherie de Paris, qui est dans son fief. Le 23 août 1461, Louis XI, en créant un
nouveau boucher à Paris, dont la capacité doit d’ailleurs être vérifiée par son prévôt, affirme
que, de son autorité royale, il a le droit de créer un maître juré de chaque métier, dans chaque
ville jurée. En 1465, il crée un nouveau maître tonnelier à Amiens et le dispense expressément
et du chef-d’œuvre et du droit de réception. En 1481, créant dans les mêmes conditions, à
Tournai, un nouveau boucher, il précise que son droit royal s’entend « pour une fois ». Mais,
déjà en 1471, il avait créé un second boucher à Paris « au nom de nostre dit fils le Dauphin »,
dont il a le gouvernement et qui jouit de la même prérogative207 ».
En se basant sur les recherches de René Héron de Villefosse208, Alfred Fierro établit
une distinction entre les grandes familles propriétaires d’étaux et la corporation des
« bouchers de la ville de Paris », qui apparaît au XVIe siècle : « Depuis le XIVe siècle, les
opulents maîtres bouchers de la Grande Boucherie avaient renoncé à exercer personnellement
leur profession, louant leurs étaux à des « valets détaillants » sans aucune compétence. Ces
valets détaillants répercutaient sur le prix de la viande le coût de la location et les profits
qu’ils en tiraient. Ce renchérissement émut le Parlement qui, par un arrêt de 1466, ordonna
aux maîtres d’exercer personnellement leur métier ou, du moins, de payer de leur bourse les
garçons à leur service. Les bouchers ne cédèrent pas et le Parlement se résigna, par arrêt du 4
mai 1540, à ordonner la location annuelle des étaux, par autorité de justice, pour 16 livres
204
René HERON DE VILLEFOSSE, op. cit., p 69.
205
Ibid., p 70.
206
Ibid., pp 70-71.
207
François OLIVIER-MARTIN, op. cit., p 245.
208
René Héron de Villefosse donne toutes les précisions possibles et indique toutes les sources précises de son
propos, alors qu’Alfred Fierro se contente d’une synthèse de seconde main.
52
parisis, et autorisa par la même occasion la multiplication des boucheries dans Paris, rue
Saint-Martin, rue Saint-Honoré, place Maubert, etc209. En 1587, les bouchers locataires de ces
étaux furent autorisés à former une nouvelle corporation dite des bouchers de la ville de
Paris210 ».
Ainsi, au cours du XVIe siècle, une « Petite Boucherie » se forme à côté de l’ancienne
et prestigieuse Grande Boucherie211. « Un édit de François Ier du mois de novembre 1543,
avait autorisé la formation d’un corps particulier auquel était dévolu le soin d’abattre les
bestiaux, de couper les chairs et de les préparer ; c’était le corps des étaliers. Ceux-ci, ayant
acheté des bouchers de la grande boucherie le droit de vendre de la viande, furent nommés
bouchers de la petite boucherie ; mais ils ne jouissaient point du droit d’examen et de visite et
ils étaient exposés aux reproches que les débitants peu fidèles leur attiraient ; c’est pourquoi
ils demandèrent d’être érigés en maîtrise, ce qui leur fut accordé par lettres patentes du mois
de février 1587. Ces nouveaux maîtres furent incorporés dans la communauté des autres
bouchers, et défense fut faite aux propriétaires de la grande boucherie, c’est-à-dire à ceux qui
descendaient des familles ayant seules le droit d’approvisionner la ville, de louer leurs étaux à
d’autres qu’à des maîtres bouchers. Un arrêt du 22 décembre 1589 assimile ces bouchers tout
à fait à ceux de la grande boucherie212 ».
Par ailleurs, « les bouchers de la boucherie de Beauvais obtiennent des statuts en 1586
qui les rassemblent en une communauté distincte », qu’il ne faut pas confondre avec la
« communauté des maîtres bouchers en la ville de Paris », qui rassemble en 1587 les
locataires de la Grande Boucherie213. Les lettres patentes de 1587 marquent donc un progrès
sensible dans la profession car « les maîtres bouchers, auxquels seuls il fut permis de prendre
en location les étaux des diverses boucheries, admirent dans leur communauté les apprentis,
qui purent, après trois ans d’apprentissage, acheter le brevet de compagnon et la maîtrise 214 ».
Dès le début du XVIIe siècle, la corporation des bouchers de la ville de Paris s’étendit à tous
les bouchers de la capitale. Ainsi, « la communauté de la Grande Boucherie ne fut plus dès
lors qu’un syndicat de propriétaires, percevant leurs revenus tout en exerçant diverses
professions libérales215 ». Pour Jean-Paul Chadourne, la Grande Boucherie est « morte en tant
qu’institution » en 1587-1589 et l’apparition de la nouvelle communauté des bouchers de la
ville de Paris marque « l’expression d’une classe qui s’affirme aussi bien contre le prolétariat
urbain que contre l’ancienne classe marchande passée à la robe 216 ». Il y a un point qui
209
Au XVIe siècle, « les propriétaires n’exerçaient absolument plus le métier, sauf exception. Ils lou aient leurs
étaux à des « étaliers ». Cette pratique, bien que constamment interdite, se répandit de plus en plus et on finit
par l’admettre, mais en limitant le prix des loyers et en confiant au Châtelet l’adjudication des étaux (1540 et
1551). » Jean-Paul CHADOURNE, « Les bouchers parisiens au XVIe siècle : contribution à l’étude de la
société marchande », Positions des thèses soutenues par les élèves de la promotion de 1969, Paris, Ecole des
Chartes, 1969, p 21.
210
Alfred FIERRO, op. cit., pp 721-722.
211
Emile Coornaert nous apprend que cela n’est pas une singularité parisienne. « Il arriva qu'une même ville eût
deux communautés de la même profession: ainsi à Rouen, Poitiers, Lille au XVe siècle, Paris, aux XVIe et
XVIIe, eurent assez longtemps deux corporations de bouchers. Et nous savons aussi qu'une même
agglomération pouvait, en diverses seigneuries, abriter des communautés différentes. » Emile COORNAERT,
op. cit., p 205.
212
L. KNAB, op. cit., p 547.
213
Jean-Paul CHADOURNE, op. cit., p 22.
214
Pierre LAROUSSE, op. cit., p 1053.
215
René HERON DE VILLEFOSSE, op. cit., p 73.
216
Jean-Paul CHADOURNE, op. cit., p 22.
53
demeure obscur : pendant combien de temps a-t-on coexistence de deux corporations
distinctes ? Cette dualité des institutions est-elle temporaire ? Disparaît-elle au milieu du
XVIIe siècle ? Nous n’avons pas réussi à répondre de façon claire à cette question simple.
Pour l’anecdote, signalons qu’en 1699, « un seul des 32 propriétaires de la Grande
Boucherie exerçait encore la profession de boucher : Louis Thibert. C’était un bourgeois propriétaire-marchand217. Son nom, en qualité de marchand, figure dans une liste de quelques
centaines d’autres bouchers, qui se partageaient alors l’ensemble des étaux de la capitale. Il
émerge cependant de cette multitude comme un symbole. Le symbole du lien traditionnel
entre deux formes de communautés : la communauté patriarcale du passé (la Grande
Boucherie) et la communauté nouvellement constituée en 1587-1653 (la corporation des
marchands bouchers de la ville de Paris). Ceux-ci ne changèrent que peu de chose sans doute
à l’exercice de leur profession, mais ils s’appliquèrent, avec toute l’ardeur de leurs jeunes
forces, à faire édicter des règles assez strictes pour leurs employés (apprentis et garçons
bouchers), marquant ainsi une très nette réaction contre les coutumes, un peu floues sur ce
point, des grands bouchers de Paris, leurs propriétaires et anciens maîtres218 ».
Les nouveaux statuts de la « communauté des maîtres et marchands bouchers de
Paris », établis en 1587, sont confirmés par des lettres-patentes en juillet 1741. « Au XVIIIe
siècle, la chancellerie royale confirme les statuts des métiers selon un formulaire à peu près
invariable219. Les lettres-patentes de Louis XV de juillet 1741 exposent que les jurés de la
boucherie de Paris ont demandé au roi d’approuver les statuts en 60 articles qu’ils ont jugé
bon de se donner ; le roi les a soumis au lieutenant de police et à son procureur au Châtelet
qui les ont approuvées « sous notre bon plaisir ». Le roi, en conséquence, accueille la requête
des bouchers et expédie des lettres de confirmation. De la fin du XIIIe au XVIIIe siècle, la
doctrine n’a pas varié et la pratique même ne comporte que des nuances insignifiantes. La
confirmation des statuts par le roi atteste qu’ils sont conformes au bien public et donc
opposables à tous. Ces statuts d’un corps subordonné deviennent, par l’approbation du roi, un
des éléments stables de la police du royaume220 ».
Résumons les articles les plus importants de ces statuts de la corporation confirmés par
Louis XV en 1741221 :
•
Article XV: Un maître ne pourra occuper plus de trois étaux dans Paris, à savoir un
dans chacune boucherie différente ou deux dans une seule et un dans une autre.
Cet article entérine une revendication ancienne des bouchers, car un arrêt du 4
février 1567 interdisait d'avoir plus d'un étal par boucherie. Suite aux protestations
des bouchers, deux étaux sont alors autorisés par boucherie222.
•
Article XXXVII: Personne ne sera admis et reçu dans l'art de boucher qu'il ne soit
de la religion catholique, apostolique et romaine et de bonnes mœurs.
217
Jean Vidalenc note qu’en 1692, c’est un Thibert qui est « boucher de l’Hôtel-Dieu », personnage très
important car il a le monopole du débit de la viande pendant le Carême. Jean VIDALENC, op. cit., p 128.
218
Joseph-Antoine DURBEC, op. cit., pp 124-125.
219
E. SCHWOB, Un formulaire de chancellerie au XVIIIe siècle, Thèse de Droit, Paris, 1937, p 172 et 178.
220
François OLIVIER-MARTIN, op. cit., p 213.
221
Statuts et règlements de la corporation des bouchers de Paris, 1744, 102 p. BNF, collection Joly de Fleury,
cote 1741. Ces statuts de 1741 sont notamment repris par Camille PAQUETTE, Histoire de la Boucherie,
Imprimerie du Réveil économique, 1930, pp 39-51.
222
Etienne MARTIN SAINT-LEON, op. cit., p 455.
54
•
Article XXXVIII: Pour devenir maître, il faut avoir servi 11 ans consécutifs, 3 ans
comme apprenti et 8 ans comme compagnon, chef d'œuvre et 28 ans accomplis.
•
Article XLI: Défense d'avoir deux apprentis en même temps.
•
Article XLIII: Le chef d'œuvre consiste à habiller un bœuf, un mouton et un veau.
•
Article XLV: Un fils de maître peut être reçu sans chef d'œuvre mais à condition
d'avoir servi un boucher pendant 4 ans consécutifs et d'avoir 18 ans.
•
Articles XLVI et XLIX: On peut devenir maître en épousant une fille ou veuve de
maître.
•
Article L: Deux jurés et un syndic sont élus chaque année, le jour de l'adjudication
des étaux.
•
Article LII: Un syndic doit d'abord avoir été juré. Un juré doit avoir 10 ans de
maîtrise.
•
Article LVII: Les veuves de maîtres peuvent continuer à exercer. Si elle se remarie
avec quelqu'un d'un autre état ou vit avec scandale, elle est privée du privilège.
Comme souvent, l’accès au métier est strictement contrôlé par les maîtres et
l’endogamie est encouragée par de nombreuses dispositions statutaires favorisant l’hérédité
du métier (articles XLV, XLVI, XLIX et LVII) ou décourageant l’accès à la maîtrise aux
nouveaux venus par la longueur de la durée du compagnonnage (article XXXVIII) et les
inégalités des tarifs de réception à la maîtrise : « Suivant un usage très ancien, 51 livres 13
sols pour la réception d'un fils de maître, 488 livres pour la réception d'un apprenti qui a fait
son temps223 ».
L’article L évoque l’adjudication des étaux de boucherie 224. L’adjudication a été mise
en place par deux arrêts des 4 mai 1540 et 29 mars 1551 pour réglementer le monopole des
riches familles propriétaires : les étaux devaient être adjugés chaque année à l'audience de
police du Châtelet au prix maximum de 16 livres parisis225. Mais suite à un arrêt du 8
décembre 1570, les bouchers peuvent présenter leurs locataires au prix fixé par eux, ce qui
rend l’adjudication illusoire, même si elle a toujours lieu au Châtelet 226. « Par crainte de
majoration du prix de la viande, il est défendu, quand un bail est conclu, de changer le
locataire ou d’élever le loyer. D’ailleurs, les baux ne peuvent être renouvelés sans permission
de police227 ». Même si l’adjudication est illusoire depuis 1570, « tous les bouchers sont
obligés de se trouver au Châtelet à l’audience de police, le premier mardi qui suit la MiCarême228 ».
Non seulement ce sont toujours les mêmes familles qui sont propriétaires des
principaux étaux de boucherie de Paris depuis le XIIIe siècle jusqu’en 1789, mais de plus « la
répartition des boucheries-abattoirs correspondait encore, dans une large mesure, à la situation
223
Corporations industrielles de Paris : Table des droits perçus sur les métiers par les corporations et
communautés par ordre alphabétique de métiers. BNF, collection Joly de Fleury, 1733 folio 16.
224
Sur les problèmes liés à l’adjudication des étaux de la Grande Boucherie au XVI e et XVIIe siècles, on se
reportera à Joseph-Antoine DURBEC, op. cit., pp 94-95.
225
Etienne MARTIN SAINT-LEON, op. cit., p 455.
226
Etienne MARTIN SAINT-LEON, op. cit., p 456.
227
Marc CHASSAIGNE, op. cit., p 351.
228
Ibid.
55
médiévale. Des statuts avaient défini, en 1295, les centres où devaient être installés les
maîtres bouchers. Ces centres subsistaient en 1789. C’était surtout au cœur de Paris, à la
« croisée », au pied du vieux château – le Grand Châtelet – et au débouché du grand pont, à la
Porte de Paris ou l’Apport de Paris 229 ».
Il faut bien savoir qu’en plein siècle des Lumières, « la communauté des bouchers
demeure soumise, elle aussi, à des règlements archaïques et sévères. Le nombre des étaux
d’abord est fixé par la loi, malgré l’exemple étrangement libéral donné au XVI e siècle par la
ville de Chartres, et, comme ils pourraient incommoder le public, si les bouchers installaient
ces charniers à leur fantaisie, des places leur sont assignées près des marchés, de façon que les
petits vendeurs de légumes puissent s’établir près d’eux sans encombrer la voie publique. Le
droit de la police sur les boucheries comporte d’ailleurs « celui d’en permettre l’établissement
dans les lieux convenables ». La permission est donnée sur son avis par lettre patentes, après
une enquête d’utilité publique menée par le magistrat sur place et moyennant le consentement
unanime des notables du quartier230 ».
L’histoire de la localisation des boucheries dans Paris est assez intéressante à suivre
car elle révèle les luttes d’influence des bouchers avec les puissants du Moyen Age. Nous ne
développons pas ce point qui a fait l’objet de diverses études 231. Spécialiste de l’urbanisme
parisien, Pierre Lavedan note que l’installation des bouchers sur la rive droite est un
événement important de l’histoire urbaine de Paris 232. Dans sa thèse de l’école des Chartes,
Jean-Paul Chadourne donne la localisation des divers étaux de boucherie dans Paris au XVIe
siècle233. René Héron de Villefosse indique l’évolution de la localisation de la Grande
Boucherie dans Paris234. J’ai reproduit en annexe des vues du Châtelet et de la Grande
Boucherie de Paris au XVIIIe siècle235.
b) La richesse de la corporation des bouchers
La puissance d’une communauté s’évalue non seulement par sa capacité à conserver
ses privilèges, en fermant l’accès aux nouveaux venus par exemple, mais aussi par les droits
financiers qu'elle conquiert et conserve le plus longtemps possible. Les bouchers parisiens
229
Marcel REINHARD, Nouvelle Histoire de Paris, tome 9 : La Révolution (1789-1799), Hachette, 1971, p 58.
230
Marc CHASSAIGNE, op. cit., p 350.
231
Dans sa thèse (dirigée par Steven Kaplan), Sydney Watts livre une description de la Grande Boucherie, tant
au niveau des bâtiments que de l’organisation professionnelle. Sydney Evelyn WATTS, Meat matters : the
butchers of Old Regime Paris, Thèse de Doctorat d’Histoire, Cornell University, 1999, volume II, pp 363-382.
232
Pierre LAVEDAN, Histoire de l’urbanisme à Paris , Hachette, 1993, p 97.
233
En annexe 2, j’ai placé un plan des Halles de Paris au XVI e siècle, qui permet notamment de localiser avec
précision la boucherie de Beauvais, ancêtre du pavillon de la viande des Halles centrales. Cette reconstitution
des Halles a été dressée d’après les indications de Léon BIOLLAY, Les anciennes Halles de Paris, Mémoires
de la Société de l’histoire de Paris et de l’Ile-de-France, 1876. Le plan est tiré de Danielle CHADYCH et
Dominique LEBORGNE, Atlas de Paris, 1999, p 54.
234
235
René HERON DE VILLEFOSSE, op. cit., pp 48-58.
Annexe 3 : Le Grand Châtelet et la Grande Boucherie de Paris en 1720, d’après une aquarelle de la collection
Destailleurs (ex-collection Bonnardot). BNF, Cabinet des estampes, Ve 53 d, p 16. Annexe 4 : Vue à vol
d’oiseau du Châtelet en 1750. On y distingue nettement la Grande Boucherie, au coin de la rue St-Denis et de
la rue St-Jacques-de-la-Boucherie. Alfred BONNARDOT, « Histoire du Grand Châtelet et des ses environs »,
in Fedor HOFFBAUER, Paris à travers les âges : aspects successifs des monuments et quartiers historiques de
Paris depuis le XIIIe siècle jusqu’à nos jours , Firmin-Didot, 1885, tome I, figure 8.
56
semblent particulièrement habiles à ce jeu. Mais avant de montrer la confortable situation
financière de la corporation des bouchers au XVIIIe siècle, nous devons évoquer deux
époques où la corporation a connu de « graves difficultés de trésorerie236 ». La première crise
« se produisit au XVe siècle, lors de la reconstruction de la Grande Boucherie, mais il semble
bien qu’alors les propriétaires bouchers aient surtout fait appel aux capitaux des plus fortunés
d’entre eux. Il n’en fut pas de même au XVII e siècle lorsque la Grande Boucherie se vit
subitement placée dans l’obligation d’emprunter pour payer une taxe de 90 000 livres au roi,
plus de nombreux frais, cela afin d’éviter la vente de ses biens (arrêt du 17 juin 1637) 237 ».
Le grand emprunt de 1637 est un accident qui ne doit pas faire oublier l’essentiel, la
richesse indubitable de la communauté des bouchers, malgré le secret bien gardé qui entoure
la comptabilité des recettes de la Grande Boucherie238. Si, comme l’affirme Joseph-Antoine
Durbec, « nous ne savons rien de leurs opérations commerciales », c’est sans doute que la
plupart des actes commerciaux se font à l’oral et ne laissent donc aucune trace écrite, tradition
qui se perpétuera jusqu’au milieu du XX e siècle239. Jean-Paul Chadourne confirme d’ailleurs
l’illettrisme des bouchers au XVI e siècle : « Leur inculture est en effet totale : peu ou pas de
signatures d’actes, très peu de registres de comptes. Quant aux livres, on ne trouve guère que
des livres d’heures, ce qui ne signifie pas d’ailleurs que leur possesseur sache lire, et très peu
d’ouvrages en français 240 ».
Ce goût des bouchers pour l’oral renforce un trait de caractère commun à la plupart
des milieux commerçants, l’esprit de défiance et de dissimulation. Ainsi, pour Etienne Martin
Saint-Léon, « les bouchers cachaient soigneusement leurs titres et archives, craignant sans
doute que l’autorité royale n’entreprît de diminuer leurs franchises : c’est ainsi qu’ils ne firent
pas enregistrer leurs règlements lors de la rédaction du Livre des Métiers » au XIIIe siècle241.
Au XVIIIe siècle, Sauval fait la même remarque : « Les bouchers ont résolu de ne plus
communiquer leurs titres, et les cachent si bien qu’à peine leur avocat a-t-il connaissance de
leurs affaires, et ils ne se découvrent à lui qu’autant qu’il le faut 242 ».
Si l’on reprend les conclusions de l’étude sociale menée par Jean-Paul Chadourne, la
richesse des bouchers est avérée pour une bonne partie du XVIe siècle. « En mettant en
rapport l’évolution des structures économiques et institutionnelles d’une corporation donnée
236
Joseph-Antoine DURBEC, op. cit., p 104. Par ailleurs, J.-A. Durbec dresse la liste des rentes dues à la Grande
Boucherie aux XVe et XVIe siècles. Ibid., pp 105-106.
237
Ibid., p 104.
238
« Il est vraisemblable que les grosses affaires de la Grande Boucherie se traitaient à un échelon supérieur sur
les grands marchés de bestiaux. L’on a vu, à l’occasion d’un procès, que les propriétaires bouchers ne tenaient
pas à ce qu’un regard indiscret perçât le secret de leur comptabilité. Ce secret a été bien gardé. Nous ne savons
rien de leurs opérations commerciales. Les articles 24 à 38 des statuts de 1381 – auxquels on pourra se reporter
– nous apprennent toutefois que les droits de joyeux avènement dans la société (droits d’entrée et
d’abreuvement très exactement définis) étaient particulièrement importants et couvraient à eux seuls une partie
des frais de gestion. Il arriva même – nous l’avons vu – que certains récipiendaires fussent obligés d’aliéner
une partie de leurs biens pour y faire face. » Joseph-Antoine DURBEC, op. cit., p 117.
239
Au cours des entretiens oraux que nous avons eu en 1997 avec Pierre Haddad, chevillard à la Villette de 1945
à 1971, nous avons appris que trois professions sont réputées pour passer l’essentiel de leurs contrats à l’oral,
malgré l’importance des sommes en jeu: les diamantaires, les philatélistes et les chevillards.
240
Jean-Paul CHADOURNE, op. cit., p 28.
241
Etienne MARTIN SAINT-LEON, Histoire des corporations de métiers depuis leurs origines jusqu’à leur
suppression en 1791, Alcan, 1922, p 199.
242
Henri SAUVAL, Histoire et recherches des Antiquités de la Ville de Paris, tome VI, p 639.
57
avec l’évolution sociale de ses membres, on constate l’apparition d’une nouvelle classe
marchande qui se définit aussi bien par rapport aux éléments les plus humbles de la société
parisienne, que par rapport à la population rurale, ou surtout, à l’ancienne classe marchande
passée à la robe243. Tout en se battant pour renverser des institutions corporatives périmées,
expression d’une domination qui n’a plus de raison d’être économique, elle s’enrichit peu à
peu, profitant des conditions favorables du début du siècle. Elle concentre des capitaux sous
les formes les plus diverses : immeubles, rentes, créances et surtout terres. Cependant, à la fin
du siècle, la récession l’a fortement ébranlée : seules les grosses fortunes ont pu tenir ; les
autres n’ont pas pu surmonter les problèmes posés par la paupérisation de la société et par la
contraction du marché qui s’en est suivi. Les statuts de 1587 marquent un coup d’arrêt porté à
une évolution qui aurait pu être beaucoup plus profonde244 ».
Outre la richesse collective de la communauté, la richesse individuelle de nombreux
marchands bouchers parisiens est attestée au XVIe siècle, notamment dans les familles
étudiées par Jean-Paul Chadourne, qui s’appuie sur les inventaires après décès et les contrats
de mariage245. Ainsi, en 1558, Pierre Barbier, issu d’une « famille de locataires de la GrandeBoucherie qui, bien qu’alliée aux Ladehors, s’opposera constamment aux propriétaires »,
laisse « 4 maisons à Paris, 122 hectares et 6 maisons à la campagne, 800 livres, en capital, de
rentes constituées, 100 livres de rentes annuelles sur l’Hôtel-de-Ville, 10.000 livres de
créances diverses et 1.500 livres en meubles ». En 1546, François Boucher possédait « plus de
100 hectares dans la région de Blois ». Au début du XVIe siècle, Tanneguy Aubry, bourgeois
de Paris, possède cinq maisons à Paris, 60 arpents de terres et deux maisons dans la région de
Trappes246.
Pour mémoire, il faut savoir que « les créances des bouchers, pour les fournitures de
viande par eux faites, étaient privilégiées ». Ainsi, on peut citer « un arrêt du 10 mai 1695,
ordonnant que le sieur Thibert, boucher, sera payé par préférence à tous les autres créanciers
du duc d’Humières 247 ». Dès le XVIe siècle, les bouchers étaient intervenus auprès du roi pour
accroître leurs droits financiers. « En janvier 1523, des lettres-patentes de François Ier
expédiées sur l’humble supplication des bouchers de Paris leur accordent le privilège de
contraindre par corps ceux à qui ils vendent « peaux, cuirs, laines, suifz et larts en quantité » ;
les bouchers ont fait valoir l’importance de leur métier en ce qui concerne le bien public, la
difficulté qu’ils ont à approvisionner Paris, la nécessité où ils sont de payer tout de suite les
animaux qu’ils achètent ; ils obtiennent le même privilège que les vendeurs de poissons de
mer et les vendeurs de vin248».
Nous connaissons un peu le fonctionnement financier de la Grande-Boucherie au
XVIIe siècle. « Le règlement des dépenses de la communauté des bouchers incombait à son
receveur (on dirait aujourd’hui à son trésorier). Les jurés lui transmettaient les mandats de
payement dûment signés et il leur remettait ensuite les quittances de ces payements. Nous
savons par ces mandats ou ces quittances qu’un grand festin des membres de la communauté
avait lieu le jour des assises annuelles et qu’il en coûta, en 1630 par exemple, la somme de
243
L’auteur parle des anciennes familles propriétaires héréditaires des étaux de la Grande Boucherie de l’ApportParis.
244
Jean-Paul CHADOURNE, op. cit., p 28-29.
245
Jean-Paul CHADOURNE, op. cit., p 23-26.
246
Ibid., p 29.
247
Etienne MARTIN SAINT-LEON, op. cit., p 456.
248
François OLIVIER-MARTIN, op. cit., p 175.
58
326 livres tournois, plus 26 livres 8 sous pour les échaudés – que l’examen des comptes de la
communauté avait lieu le 1er mai et donnait lieu aussi à un repas, mais beaucoup plus modeste
– que les 67 échaudés fournis par le sieur Charles Clément, les 10 et 13 mars 1642, valaient 6
livres 14 sous, donc 2 sous pièce249… »
Toujours pendant le Grand siècle, les dépenses extraordinaires (travaux de bâtiments,
frais de procédure) étaient surtout réglées par l’emprunt, et le gros des dépenses ordinaires de
la communauté était constitué de « présents aux personnalités occupant de hautes fonctions ou
seulement bien placées et dont il fallait se ménager les bonnes grâces250 ». Dans la liste des
présents de l’année 1653, on note 23 notables qui bénéficient des largesses des bouchers,
parmi lesquels le premier président du Palais (garde des sceaux), le doyen des conseillers du
Palais, le procureur général et surintendant des finances, le procureur du roi au Trésor et
divers notaires, avocats, greffiers et lieutenants251. « La liste des bénéficiaires variait d’une
année à l’autre, mais dans l’ensemble, les titulaires des charges importantes (au Parlement et
au Châtelet en particulier) et les hommes de loi mis à contribution par la Grande Boucherie, y
figurent régulièrement252 ». Tous les ans, « les jurés de la Grande Boucherie faisaient porter à
ces personnages des quartiers de veau (à Pâques) ou de mouton (à l’Ascension) et des
mesures de suif, quelquefois de cire blanche (à l’Ascension ou à une autre date) 253 ».
Le coût de ces multiples cadeaux était assez important et reflète bien la richesse de la
corporation. Ainsi, toujours en 1653, les 21 quartiers de veau offerts ont coûté 157 livres 10
sous254, plus 6 livres pour les porteurs, 4 livres pour leur déjeuner, 3 livres aux « garçons » et
3 livres à « l‘homme du maître chef ». Les 25 quartiers de mouton ont coûté 187 livres 10
sols255. Les 144 mesures de suif à 55 sous la mesure, valaient 396 livres plus 6 livres pour les
porteurs, 4 livres pour leur déjeuner, 100 sous pour « l’homme du chef 256 ».
Evoquons maintenant la richesse de la communauté au siècle des Lumières257. A partir
de 1700, c’est au profit de la communauté des bouchers que sont perçus les « droits
d’emplacement » du marché aux bestiaux de Sceaux (droit d’attache pour les bovins adultes,
droit de parc pour les moutons). Entre 1707 et 1717, ils sont perçus au profit des trésoriers de
la Bourse (fermiers de la caisse de Poissy). « Un arrêt du 9 mars 1717 rétablit la communauté
des bouchers dans ses droits jusqu’à ce que l’arrêt du conseil d’Etat du 27 septembre 1735
accorde les droits de place, à partir du 1er octobre 1735, à J-B Hayon contre 32 000 livres
249
Joseph-Antoine DURBEC, op. cit., p 117.
250
Ibid.
251
Ibid., pp 118-119.
252
Ibid., p 120.
253
Ibid., p 118.
254
« Les 21 quartiers de veau faisaient un total de 5 veaux 1 quartier, soit au prix de 30 livres par bête : 157
livres 10 sous. »
255
« Les 25 quartiers de mouton faisaient un total de 6 moutons 1 quartier, soit au prix de 30 livres par bête : 187
livres 10 sols. »
256
257
Joseph-Antoine DURBEC, op. cit., p 119.
Une image populaire du XVIIIe siècle illustre bien la réputation d’opulence attachée aux bouchers. Annexe 5 :
Le boucher et la bouchère en costume allégorique, gravure à l’aquarelle d’après une étude sur les métiers de
Martin Engelbrecht, Augsbourg, 1730.
59
annuelles pendant le temps nécessaire pour solder le principal, les arrérages et les intérêts des
emprunts de la communauté des bouchers258 ».
La richesse de la corporation des bouchers est avérée sur tout le siècle. Le 29
décembre 1700, la communauté des marchands-bouchers acheta « les bâtiments et les droits
de Sceaux moyennant 450 000 livres259 ». Or, le marché aux bestiaux de Sceaux est déjà
devenu le grand concurrent de celui de Poissy dès la fin du XVIIe siècle. En 1782, Louis XVI
emprunte 1 500 000 livres aux corporations parisiennes pour construire un navire. Les corps
de métiers qui fournissent les plus grosses contributions sont les orfèvres (250 000 livres), les
drapiers-merciers (150 000 livres), les marchands de vin (100 000 livres) et les épiciers
(100 000 livres), tous membres des Six Corps des marchands. La corporation des bouchers
fournit une contribution de 80 000 livres, la même que celle des limonadiers et vinaigriers,
bien supérieure à celle des boulangers (40 000 livres)260. De même, selon le tarif de 1778, le
droit de perception à la maîtrise est de 400 livres chez les bouchers alors qu’il n’est que de
250 livres chez les boulangers261. A la fin du XVIIIe siècle, «le tarif de la capitation plaçait
l’ensemble de la corporation au-dessus des boulangers, jusqu’à 80 livres. Si l’on examine les
impôts des bouchers de la section du Théâtre-Français, on constate que leur cote se tenait
entre 60 et 100 livres262».
L’idée de richesse « collective » des bouchers ne semble pas être une exception
parisienne ; Bernard Gallinato la retrouve en 1776 à Bordeaux à partir d’un inventaire du
contenu des caisses des corporations263. Présentant les modalités de remboursement d’une
dette de 2050 livres par la communauté des bouchers de Lyon en 1703, Maurice Garden
insiste sur la grande hétérogénéité de fortune des bouchers, phénomène qui devait sans doute
aussi exister à Paris. Sur les 129 maîtres bouchers de Lyon, 34 bouchers (26%) paient 20
livres ou plus, soit 70% de la dette, alors que 67 bouchers (52%) paient moins de 10 livres
(12,5% de la dette). Le plus riche boucher de la ville, P. Jaquin, fournit à lui seul 150 livres,
alors que les 14 maîtres les plus pauvres paient une livre chacun ! Ces écarts de fortune sont
considérables et viennent nuancer l’image soudée et solidaire que revendique le plus souvent
la profession264.
Tous les écrits qui dénoncent la richesse et la fermeture du métier semblent donc
reposer sur quelques vérités. L’accès des compagnons à la maîtrise est quasi impossible. La
propriété des étaux est réservée à quelques privilégiés qui contrôlent strictement l’accès au
métier. On comprend mieux alors la fierté de la corporation qui peut exhiber son pouvoir et sa
richesse chaque année lors du cortège du Bœuf Gras.
258
En fait, J-B Hayon obtient un bail de six ans. BNF, collection Joly de Fleury, 1430, folio 29. Bernard
GARNIER, « Les marchés aux bestiaux : Paris et sa banlieue », Cahiers d’Histoire , n°3-4, 1997, p 591.
259
Bernard GARNIER, op. cit., p 581.
260
Lettres patentes du roi du 29 août 1782, enregistrées le 3 septembre 1782, qui autorisent les communautés
d’arts et métiers à emprunter 1 500 000 livres qu’ils ont offertes au roi pour la construction d’un vaisseau .
BNF, collection Joly de Fleury, 1426 folio 56.
261
Abbé MIGNE, Dictionnaire des confréries et corporations d’Ancien Régime , Nouvelle Encyclopédie
théologique, tome 50, 1854, p 58.
262
Marcel REINHARD, op. cit., p 58.
263
Bernard GALLINATO, Les corporations à Bordeaux à la fin de l’Ancien Régime , PU Bordeaux, 1992, p 233.
264
Maurice GARDEN, « Bouchers et boucheries de Lyon au XVIIIe siècle », Actes des Congrès des Sociétés
Savantes, Colmar et Strasbourg, 1967, p 67.
60
c) La cérémonie du Bœuf Gras sous l’Ancien Régime
Le pacte de stabilité sociale est clair : la communauté des bouchers de Paris, comme
les autres corps de métiers, aide financièrement la monarchie française et en échange la
monarchie défend les propriétaires de la Grande Boucherie et protège la profession contre les
abus de la concurrence. Mais il faut reconnaître que la communauté occupe une place
importante dans la ville et dans l’espace symbolique du pouvoir royal et urbain 265. Ainsi,
chaque jeudi gras, les garçons bouchers promènent le « bœuf gras » (appelé « bœuf villé » en
province), décoré de guirlandes et de fleurs266. Tradition remontant au Moyen Age, sans doute
instituée par la corporation, évoquée par Rabelais dans Gargantua, cette procession du bœuf
gras sera interdite à la Révolution mais rétablie en 1805 par Napoléon.
Nous avons placé en annexe un détail d’un vitrail de 1512 représentant la promenade
du bœuf gras : « Deux bouchers en habit de fête conduisent l’animal, et traînent chacun le
bout d’une écharpe passée à col ; ils sont précédés de deux garçons, battant la caisse et jouant
de la flûte, et suivis de plusieurs enfants qui se livrent à la joie. La maison d’un maître
boucher, ou peut-être la boucherie publique de la ville, se voit dans le fond, ornée de deux
têtes de bœuf et de guirlandes de verdure 267 ». La présence de ce vitrail dans l’église de Barsur-Seine souligne le fait que la cérémonie du bœuf gras n’est pas une particularité parisienne.
Paul Sébillot explique ainsi l’origine de la fête : « Le bibliophile Jacob a parlé assez
longuement des processions qui avaient lieu à Paris, et il a essayé d’en rechercher l’origine.
N’est-il pas vraisemblable, dit-il, que les garçons bouchers célébraient la fête de leur
confrérie, de même que les clercs de la basoche plantaient le mai à la porte du Palais de
justice. En outre, les bouchers de Paris ayant eu jadis plusieurs querelles et procès avec les
bouchers du Temple, il est fort naturel qu’ils aient témoigné leur reconnaissance, à l’occasion
des privilèges que le roi leur accorda en dédommagement, par des réjouissances publiques,
qui se sont perpétuées jusqu’à nous. Cette idée est d’autant plus admissible, que le bœuf gras
partait de l’Apport-Paris, ancien emplacement des boucheries hors des murs de la ville, et
qu’il était conduit en pompe chez les premiers magistrats du Parlement. En tout cas, il est
certain que cette fête existe depuis des siècles268 ».
En 1739, la cérémonie eut lieu dès le mercredi gras, c’est-à-dire la veille de la date
traditionnelle du cortège, qui prit d’ailleurs un tour particulier cette année-là. Pierre Gascar
nous en fait le récit, en s’inspirant de la chronique de Boucher d’Argis 269. « Les garçons
265
Sydney Watts consacre quelques pages aux « rituels de l’identité corporative » (rituals of corporate identity)
dans sa thèse. Sydney Evelyn WATTS, Meat matters : the butchers of Old Regime Paris, Thèse de Doctorat
d’Histoire, Cornell University, 1999, volume II, pp 383-388.
266
« A Paris et dans la plupart des grandes villes du royaume, les garçons bouchers de chaque quartier se
rassemblent ordinairement tous les ans le jeudi gras, et promènent dans la ville, au son des instruments, un
bœuf qu’ils choisissent de belle encolure et qu’ils parent de rubans et de fleurs et autres ornements : on
l’appelle à Paris le Bœuf gras et dans plusieurs villes de province le Bœuf villé, parce qu’on le promène par la
ville ». BOUCHER D’ARGIS, « Remarques curieuses sur la boucherie de l’apport de Paris », Variétés
historiques, tome I, Nyon et Guillyn, 1752, pp 170-194.
267
« On voit dans la chapelle Saint-Joseph un vitrail donné par les maîtres bouchers de Bar-sur-Seine, en 1512 ».
Paul SEBILLOT, op. cit., p 114. Le détail du vitrail est reproduit dans l’annexe 6 : La promenade du Bœuf
Gras au XVIe siècle.
268
JACOB, Curiosités de l’histoire des Croyances populaires , p 135. Paul SEBILLOT, op. cit., p 115.
269
BOUCHER D’ARGIS, op. cit., pp 170-194.
61
bouchers de la boucherie de l’Apport-Paris 270 n’attendirent pas le jour prévu pour célébrer la
cérémonie ; le mercredi, la veille du jeudi-gras, ils s’assemblèrent et promenèrent par la ville
un bœuf qui avait sur la tête, au lieu d’aigrette, une grosse branche de laurier ; il était
recouvert d’un tapis. Ce bœuf paré comme les victimes des anciens sacrifices, portait sur son
dos un enfant décoré d’un ruban bleu passé en sautoir, tenant à la main un sceptre et, dans
l’autre main, une épée : cet enfant était censé représenter le roi des bouchers271. Une quinzaine
de garçons bouchers vêtus de casaques rouges, coiffés de turbans ou de toques rouges bordées
de blanc accompagnaient le bœuf gras, et deux d’entre eux le tenaient par les cornes. Cette
marche était précédée, selon l'usage, par des violons, des fifres et des tambours. Ils
parcoururent, en cet équipage, plusieurs quartiers de Paris, se rendirent aux maisons de
plusieurs magistrats272, et ne trouvant pas dans son hôtel le premier président du Parlement, ils
décidèrent de faire monter dans la grande salle du Palais de Justice, par l’escalier de la SainteChapelle, le bœuf gras et son escorte. Après s’être présentés au président, ils promenèrent le
bœuf dans plusieurs salles du Palais et le firent descendre par l’escalier de la Cour-neuve, du
côté de la Place Dauphine. Le lendemain, les maîtres bouchers firent faire la même
promenade dans Paris à un autre bœuf, mais ils s’abstinrent de l’introduire à l’intérieur du
Palais. La veille, l’insolite cérémonie avait attiré tant de gens que les places et les rues
avoisinantes étaient noires de monde273 ».
Le moins que l’on puisse dire, c’est que la communauté des bouchers est sûre et fière
de sa puissance et de sa légitimité, pour ainsi côtoyer les puissants de la capitale et
s’approprier aussi facilement des lieux hautement symboliques du pouvoir urbain. Une
légende veut d’ailleurs qu’Hugues Capet compte des bouchers parmi ses ancêtres.
L’arrogance des bouchers parisiens sera souvent critiquée pendant la Révolution et au XIX e
siècle. Le peuple se plaindra de cette « aristocratie nouvelle » formée par les bouchers274. Il
faut évoquer cette image négative qui colle en permanence à la peau des bouchers.
d) L’image négative des bouchers
L’imaginaire collectif n’est pas tendre avec les bouchers. Nous avons tous en tête la
vieille légende du bon Saint-Nicolas sauvant les trois petits enfants envoyés au saloir par un
boucher sans scrupule275. En 1894, Paul Sébillot évoque le folklore des métiers : « Au Moyen
Age presque tous ceux qui s’occupaient de l’alimentation étaient l’objet de dictons satiriques,
d’anecdotes ou de contes injurieux, dont la tradition est loin d’être perdue, surtout en certaines
270
Note de Pierre Gascar sur l’Apport-Paris : « Nom donné autrefois à l’actuelle place du Châtelet où se tenait
un grand marché. Ces garçons bouchers appartenaient donc à la Grande-Boucherie qui, depuis le Moyen Age,
représentait le sommet de la profession ». On peut mesurer le caractère approximatif d’une telle définition.
271
« Jusqu’alors les bouchers n’avaient eu que des maîtres, et sans doute ils vou lurent, cette fois, rivaliser avec
les merciers, les ménétriers, les barbiers et les arbalétriers, qui avaient des rois. » Paul SEBILLOT, op. cit., p
116.
272
« Les violons, les fifres et les tambours précédaient ce cortège qui parcourut les quartiers de Paris pour se
rendre aux maisons des prévôts, échevins, présidents et conseillers, à qui cet honneur appartenait. Le bœuf fut
partout bienvenu, et l’on paya bien ses gardes du corps... » Paul SEBILLOT, op. cit., p 116.
273
Pierre GASCAR, op. cit., pp 128-129.
274
Marcel REINHARD évoque sous la Terreur la désinvolture, voire l’insolence, des bouchers. Ce devint une
expression banale que celle de « l’aristocratie des bouchers ». Marcel REINHARD, op. cit., p 298.
275
Sur les différentes formes de l’histoire du bon Saint-Nicolas, on peut lire avec profit l’ouvrage assez complet
de Colette MECHIN, Saint Nicolas, Berger-Levrault, 1979, 174 p.
62
provinces. Il semble toutefois que les bouchers en aient été moins atteints que les boulangers,
les aubergistes et les meuniers, par exemple : l’épithète de voleur n’est pas sans cesse accolée
à leur nom, et les légendes ne les rangent pas parmi les gens de métiers auxquels Saint-Pierre
ferme obstinément les portes du Paradis. En Bretagne même, et dans plusieurs pays où la
satire n’épargne guère que les laboureurs et les artisans qui se rattachent à la construction, ils
ne sont que rarement en butte aux quolibets, et on ne manifeste pas de répulsion à leur
égard ».
« Dans le Mentonnais, au contraire, leur métier est mal vu ; anciennement, ils
faisaient, dit-on, fonction de bourreau276. On ne boit pas volontiers avec eux, et leurs enfants
se marient moins facilement que les autres. D’après Timbs, il n’y a pas très longtemps qu’en
Angleterre le peuple croyait qu’ils étaient l’objet d’une exception législative d’un caractère
méprisant. On lit, dit-il, dans un poème de Butler, qu’aucun boucher ne pouvait siéger parmi
les jurés. Cette erreur n’est pas maintenant complètement éteinte. Le jurisconsulte Barrington,
après avoir cité le texte d’une loi de Henri VIII, qui exemptait les chirurgiens du jury, pense
que de cette exemption vient la fausse opinion d’après laquelle un chirurgien ou un boucher
ne pouvaient, en raison de la barbarie de leur métier, être acceptés comme jurés. Spelman, un
autre jurisconsulte, dit que dans la loi anglaise ceux qui tuent les bêtes ne doivent pas être les
arbitres de la vie d’un homme. Pour qu’il ait avancé cette opinion, il faut qu’elle ait eu
quelque fondement. Actuellement, l’exemption subsiste pour les médecins, chirurgiens et
apothicaires, mais non pour les bouchers277 ».
Pour la période médiévale, Jacques Le Goff souligne l’infamie qui atteint les « métiers
deshonnêtes » tels que ceux de bouchers, teinturiers ou mercenaires278. En ce qui concerne les
bouchers, les bourreaux, les chirurgiens et les barbiers, Le Goff voit dans le tabou du sang
« les survivances de mentalités primitives très vivaces dans les esprits médiévaux ». Pour lui,
la « société sanguinaire qu’a été celle de l’Occident médiéval semble osciller entre la
délectation et l’horreur du sang versé 279 ».
A partir des sources judiciaires, Claude Fouret montre qu’au début du XVI e siècle,
« les bouchers et les tripiers jouent un rôle important dans la violence à Douai. (…) Vingt
bouchers et tripiers sont accusés soit 6,23% de l’ensemble. Ils viennent en second après les
sayeteurs, qui sont vingt-neuf280 ». En reconstituant les réseaux de complicité dans des
affaires judiciaires, où interviennent les liens de parenté, de voisinage et les solidarités
professionnelles, Claude Fouret note que « les bouchers forment une corporation violente ».
Même si « la spécialisation professionnelle des quartiers explique la fréquence des querelles
au sein d’un même métier », il apparaît que, dans le cas des bouchers, « la solidarité
professionnelle se poursuit hors du temps et du lieu de travail pendant les loisirs et les
combats281 ».
276
Sur l’image négative du bourreau, je renvoie à Pascal BASTIEN, « La mandragore et le lys : l’infamie du
bourreau dans la France de l’époque moderne », in Association Française pour l’Histoire de la Justice, La cour
d’assises : bilan d’un héritage démocratique , 2001, n°13, pp 223-240.
277
Paul SEBILLOT, op. cit., p 97-98.
278
Jacques LE GOFF, « Les marginaux dans l’Occident médiéval », in Université de Paris VII, Les marginaux et
les exclus de l’histoire , Cahiers Jussieu, n°5, 1979, p 22.
279
Jacques LE GOFF, « Métiers licites et métiers illicites dans l’Occident médiéval », Pour un autre Moyen Age,
Gallimard, 1977, p 93.
280
Claude FOURET, L’amour, la violence et le pouvoir : la criminalité à Douai de 1496 à 1520, Thèse de 3e
cycle, Lille III, 1984, p 147.
281
Ibid., pp 155-156.
63
Jean-Paul Chadourne note qu’à Paris, au XVI e siècle, les contemporains jugeaient très
mal les bouchers : « on les trouvait grossiers, brutaux, parfois non sans raison. Des actes
notariés font état de rixes fréquentes, même d’homicides. Tous les ans leur fête patronale, la
Saint-Jacques, était l’occasion de beuveries qui se terminaient souvent mal. Ils n’avaient
cependant pas que des défauts : on trouve ainsi chez eux un certain sens de la solidarité. Les
écorcheurs avaient même créé une sorte de caisse de vieillesse et de maladie282 ».
L’image négative des bouchers n’est pas spécifique à Paris : on la retrouve aussi à
Lyon au XVIIIe siècle. Maurice Garden note ainsi que les bouchers, « une corporation
pourtant particulièrement fermée aux éléments étrangers et soumise à des règlements très
malthusiens, montre d'ailleurs qu'il suffit parfois d'une réputation très ancienne pour être
rangé dans les classes dangereuses ou non : très au-dessus par la richesse, beaucoup plus
stables dans leur emploi que les maçons ou les chapeliers, les bouchers ne sont pas moins
redoutés283 ». En 1714, les bouchers lyonnais sont à l’origine d’une révolte urbaine violente.
Pour protester contre les brimades de commis d’octroi trop consciencieux (pour la perception
du droit de pied fourché), les bouchers mènent une émeute urbaine, qui se solde par 80 000
livres de dégâts et deux morts pendant le pillage d’un dépôt de tabac et de la maison du
fermier des octrois Marion284.
Au XVIIIe siècle, Sébastien Mercier dresse un tableau peu flatteur des bouchers
parisiens : « Ces bouchers sont des hommes dont la figure porte une empreinte féroce et
sanguinaire ; les bras nus, le col gonflé, l’œil rouge, les jambes sales, le tablier ensanglanté ;
un bâton noueux et massif arme leurs mains pesantes et toujours prêtes à des rixes dont elles
sont avides. On les punit plus sévèrement que dans d’autres professions, pour réprimer leur
férocité ; et l’expérience prouve qu’on a ra ison. Le sang qu’ils répandent, semble allumer
leurs visages et leurs tempéraments. Une luxure grossière et furieuse les distingue, et il y a des
rues près des boucheries, d’où s’exhale une odeur cadavéreuse, où de viles prostituées, assises
sur des bornes en plein midi, affichent publiquement leur débauche. Elle n’est pas attrayante !
ces femelles mouchetées, fardées, objets monstrueux et dégoûtants, toujours massives et
épaisses, ont le regard plus dur que celui des taureaux ; et ce sont des beautés agréables à ces
hommes de sang, qui vont chercher la volupté dans les bras de ces Pasiphaés285 ».
Louis Sébastien Mercier semble obsédé par le lien étroit unissant les prostituées et les
garçons bouchers car il y revient quand il décrit la rue du Pied-de-Bœuf, « qui aboutit à des
ruelles étroites, fétides, baignées de sang de bestiaux, moitié corrompu, moitié coulant dans la
rivière ». Evoquant « l’exhalaison pestilentielle qui n’abandonne jamais cet endroit » proche
du Grand-Châtelet, Mercier affirme qu’on « est obligé de retenir sa respiration et de passer
vite, tant l’odeur de ces ruelles vous suffoque en passant. Qui croirait que les victimes de la
volupté grossière vont se loger là, au-dessus des victimes qu’on égorge ; et que, dans un lieu
si puant, si abominable, elles se prostituent au bruit des hurlements, des bêlements
lamentables des troupeaux égorgés, des coups d’assommoirs et à la fumée de leur sang ! Ces
créatures sont à la fenêtre tout le jour ; le jaune de leur figure est couvert par un placard
énorme de rouge. Et qui va trouver ces monstres femelles ? Les garçons bouchers286 ». Les
282
Jean-Paul CHADOURNE, op. cit., p 28.
283
Maurice GARDEN, Lyon et les Lyonnais au XVIIIe siècle, Thèse d'Etat, Lyon II, 1969, p 234.
284
Maurice GARDEN, « Bouchers et boucheries de Lyon au XVIIIe siècle », Actes des Congrès des Sociétés
Savantes, Colmar et Strasbourg, 1967, p 48.
285
Louis-Sébastien MERCIER, Tableau de Paris, 1782-1788, Mercure de France, 1994, tome I, p 113.
286
Ibid., tome I, p 1076.
64
bouchers apprécient donc la chair sous toutes ses extensions. Nous avons placé en annexe un
lavis d’encre de Chine de Greuze, Le vendeur de saucisses (1757-1759), illustrant bien cette
figure éternelle du boucher sanguin et menaçant, au regard impitoyable et âpre au gain287. Il
existe aussi une gravure allemande du XVIIe siècle, Abattage du porc : allégorie de
décembre, où le boucher, le couteau à la main, ne semble guère engageant288.
Marc Chassaigne confirme qu’au XVIII e siècle les bouchers jouissent « d’une
réputation universelle de brutalité ; Delamare ne peut disconvenir qu’elle soit fondée 289. Des
ordonnances spéciales leur font défenses rigoureuses de se moquer du public ou de
l’injurier 290 ». Nous reviendrons plus loin sur ces écarts de langage des bouchers. Marc
Chassaigne considère que cette prévention des auteurs comme Mercier contre les bouchers
« vient sans doute de l’abatage hideux des animaux qui se fait presque publi quement en plein
centre de Paris291 ». Il faut bien reconnaître que la violence de l’abattage dans les rues est
souvent dénoncée ; nous y reviendrons. Est-ce pour faire oublier cette réputation sulfureuse
que les bouchers affichent souvent une religiosité exacerbée ?
e) Les bouchers et la religion catholique
L’un des traits marquants des bouchers, tant sous l’Ancien Régime qu’au XX e siècle,
est leur attachement très marqué pour la religion catholique. Certes, il est sans doute excessif
de généraliser à toute la profession une religiosité supérieure à la moyenne, mais il semble
bien, à travers le discours « dominant » qui règne chez les bouchers, que le métier veut donner
une image de grande adhésion aux dogmes et aux rites catholiques. Nous sommes assez
prudents sur le degré de représentativité des sentiments religieux bruyamment affichés par
certains bouchers car nous sommes peut-être victimes du filtre opéré par les principaux
auteurs que nous utilisons, qui sont soit des chrétiens sociaux du début du XXe siècle (Etienne
Martin-Saint-Léon, François Olivier-Martin, Emile Coornaert), soit des catholiques militants
(comme René Serre et Georges Chaudieu par exemple).
Tout d’abord, nous avons du mal à suivre à travers les siècles les principaux lieux de
culte spécifiques aux bouchers parisiens. Par exemple, en 1725, Félibien opère un
rapprochement tout à fait erroné entre la paroisse de Saint-Pierre-aux-Bœufs et la corporation
primitive des bouchers de Paris292. Si la confrérie des bouchers ne siégeait pas en cette église,
dans quelle paroisse a-t-elle trouvé refuge ?
Nous avons vu que, sous le règne de Charles VI (1380-1422), quand les autorités ont
voulu diminuer l’étendue de la Grande Boucherie de l’Apport-Paris, il fallut permettre aux
bouchers « de bâtir une chapelle et d’y établir une confrérie 293 ». Concernant la confrérie,
287
Annexe 7 : Le vendeur de saucisses par Greuze (vers 1758), lavis d’encre de chine. Collection particulière,
Paris. Jean CAILLEUX et Marianne ROLAND-MICHEL, Catalogue d’exposition : Rome 1760-1770, Galerie
Cailleux, 1983, n°33.
288
Annexe 8 : Allégorie de décembre : abattage du porc, gravure sur cuivre de Wolfgang Kilian, Augsbourg,
XVIIe siècle. Germanisches Nationalmuseum, Nuremberg. Paul SEBILLOT, op. cit., p 121.
289
Nicolas DELAMARE, Traité de la Police, tome II, p 635.
290
Marc CHASSAIGNE, op. cit., pp 353-354.
291
Ibid., p 354.
292
L’église Saint-Pierre-aux-Bœufs, détruite en 1837, était sur l’île de la Cité. Michel FELIBIEN, Histoire de la
Ville de Paris, 1725, tome I, p 163.
293
L. KNAB, op. cit., p 547
65
René Héron de Villefosse note que « Charles VI autorisa, le 30 septembre 1406, les bouchers
de la Grande Boucherie à fonder dans leur chapelle une confrérie en l’honneur de la Nativité
de Notre-Seigneur294 ». Un grand dîner devait être donné à tous les confrères le dimanche
après Noël, ce qui fait dire à l’abbé Lebeuf en 1757 : « On sent assez par le choix de cette fête
l’allusion au bœuf qui était en l’étable de Bethléem, suivant l’idée des peintres 295 ». Les
lettres de permission (licentia) autorisaient les bouchers à recevoir dans cette confrérie
« toutes personnes qui de eulx y mectre auront devocion » et à accrocher aux murs de la
chapelle « une boëte fermant à clef » pour recevoir les aumônes296. Pour l’abbé Lebeuf,
l’existence d’une chapelle au sein de la Grande Boucherie montre que « les bouchers de ce
quartier se regardaient si fort au-dessus des autres, qu’ils avaient bâti une Chapelle dans leur
Boucherie297 ».
Concernant la chapelle, René Héron de Villefosse précise qu’avant la destruction de
1416, la Grande Boucherie en possédait une, mais qu’en 1418, lors de la reconstruction du
bâtiment, le voyer de Paris a supprimé la chapelle298. L’abbé Villain confirme lui aussi que
« la chapelle de la boucherie ne fut pas rebâtie et transférée dans la chapelle Saint-Louis de
Saint-Jacques-la-Boucherie299 ». Dans son Histoire de la paroisse Saint-Jacques-de-laBoucherie, Jacques Meurgey note qu’une « chapelle a été bâtie par les bouchers à une croisée
de la nef après 1477300 ». L’église Saint-Jacques-de-la-Boucherie, démolie en 1797 et dont il
ne subsiste de nos jours que le clocher – la célèbre tour Saint-Jacques – est effectivement la
paroisse la plus proche de l’Apport-Paris et de l’actuelle place du Châtelet 301.
L’église Saint-Jacques-de-la-Boucherie est donc le principal lieu de culte corporatif
pour les bouchers parisiens entre 1477 et 1797. Alors qu’au XV e siècle, la confrérie est
installée dans la chapelle Saint-Louis de l’église paroissiale, il semble qu’au XVII e siècle, ce
soit la chapelle Sainte-Catherine qui accueille les dévotions des bouchers. Si l’on reprend les
propos de Joseph-Antoine Durbec, « des messes étaient célébrées tous les vendredis, en la
chapelle Sainte-Catherine de l’église Saint-Jacques-de-la-Boucherie, à l’intention des
propriétaires de la Grande Boucherie moyennant un abonnement annuel de 39 livres parisis à
la fin du XVIIe siècle (1687-1693)302 ». Outre l’occupation d’une chapelle, des liens
financiers existaient entre la communauté et la paroisse : « Par contrat passé le 31 août 1637,
les propriétaires de la Grande Boucherie avaient vendu une rente de 1000 livres tournois à
294
René HERON DE VILLEFOSSE, op. cit., p 68. Le texte de la charte de fondation de la confrérie des
bouchers de la Nativité de Notre Seigneur Jésus Christ en la chapelle de la Grande Boucherie est disponible
dans Gustave FAGNIEZ, Etudes sur l’industrie et la classe industrielle à Paris au XIII e et XIVe siècle, Vieweg,
1877, pp 287-288.
295
Abbé LEBEUF, Histoire de la ville et de tout le diocèse de Paris, Letouzey, 1883, tome I, p 200.
296
Abbé VILLAIN, Essai d’une histoire de la paroisse Saint-Jacques-de-la-Boucherie , 1758, p 115.
297
Abbé LEBEUF, op. cit., tome I, p 200.
298
René HERON DE VILLEFOSSE, op. cit., p 53. Il serait intéressant de savoir si le fait de posséder une
chapelle au dessus de la Halle est une particularité des bouchers parisiens ou si cette pratique se retrouve à
l’époque dans d’autres métiers parisiens ou provinciaux.
299
Abbé VILLAIN, op. cit., p 115.
300
Jacques MEURGEY, Histoire de la paroisse Saint-Jacques-de-la-Boucherie, H. Champion, 1926, p 166.
301
C’est du haut du clocher de St-Jacques-de-la-Boucherie qu’en octobre 1648, Blaise Pascal mena ses
premières expériences de barométrie, en répétant l’expérience de Torricelli. Pour plus de détails, je renvoie à F.
RITTIEZ, Notice historique sur la tour St-Jacques-de-la-Boucherie nouvellement restaurée, Paris, Gaittet,
1856, 16 p.
302
Joseph-Antoine DURBEC, op. cit., p 117.
66
l’œuvre et fabrique de l’église Saint-Jacques-de-la-Boucherie (capital de 20 000 livres au
denier 20). Le marguillier de cette fabrique les quitte le 13 août 1647 d’une moitié de cette
annuité303 ».
Pierre Gascar affirme que « sur le côté sud de l’église, se trouvait une galerie de
charniers. Les bouchers s’y faisaient enterrer, ainsi que dans les caveaux de l’église. Faute de
place, on dut, au XVIIIe siècle, cesser les inhumations304 ». Il semble par ailleurs que le curé
de Saint-Jacques « était un homme fort important dans la ville, du fait qu’il recrutait la plupart
des marguilliers de sa fabrique parmi les riches membres de la Grande Boucherie toute
proche305 ». Alfred Fierro note par ailleurs que « les curés de l'opulente paroisse SaintJacques-de-la-Boucherie sont des avocats, des officiers de finances, des membres du
Parlement306 ».
Rappelons que « les laïcs jouent un rôle très important dans la vie paroissiale. La
fabrique gère les biens, meubles et immeubles de la paroisse sous l'autorité de 3 ou 4
marguilliers élus. Seule une faible minorité participe aux activités de la paroisse: on compte
13 000 âmes à la fin du XIIIe siècle dans la paroisse Saint-Jacques-de-la-Boucherie, mais
jamais l'assemblée paroissiale ne réunit plus de 50 chefs de famille. Dans cette paroisse, la
fabrique est au XIVe siècle aux mains d'artisans, de bouchers, de corroyeurs, de pelletiers,
avant de passer au siècle suivant au pouvoir de catégories sociales plus riches, plus élevées,
changeurs et orfèvres, officiers du roi et gens de robe307 ». Benoît Descamps souligne qu’aux
XIVe et XVe siècles, si la paroisse de St-Jacques-de-la-Boucherie compte parmi les plus
riches de Paris, ce n’est pas uniquement à cause des bouchers 308. Par ailleurs, « il ne faut pas
se laisser abuser par la dénomination toponymique « de la Boucherie », qui plaide pour
l’ancienneté de l’implantation des bouchers dans la zone, mais n’indique aucune exclusivité
ou même préséance du métier sur l’église 309 ».
Ces précautions étant prises, nous devons dire quelques mots sur la paroisse de SaintJacques-de-la-Boucherie, qui est celle des bouchers de la Grande Boucherie pendant au moins
quatre siècles310. « On pense que l’église date de l’époque carolingienne puisqu’une pièce
d’argent de cette époque a été retrouvée dans les murs 311. Au XIIe siècle, elle fait encore partie
du prieuré de Saint-Martin-des-Champs et n’est en fait qu’une chapelle. Rachetée de
nombreuses fois, elle voit le nombre de ses fidèles croître sans cesse. Finalement agrandie,
elle apparaît dès le milieu du XIIIe siècle sous le nom de Saint-Jacques-de-la-Boucherie. Si ce
303
Ibid., p 101.
304
Pierre GASCAR, Les bouchers, Delpire, 1973, p 127.
305
Philippe LEFRANCOIS, Paris à travers les siècles : le Marais, St-Jacques-de-la-Boucherie, Calmann-Lévy,
1951, p 20.
306
Alfred FIERRO, Histoire et dictionnaire de Paris, Robert Laffont, 1996, p 348.
307
Ibid., p 349.
308
Pour Benoît Descamps, « le rapport de cause à effet entre la richesse des bouchers et celle de la paroisse
paraît biaisé », outre le fait qu’on « connaît mal le détail de l’assiett e fiscale dans ce quartier à cause de
déficiences dans les rôles d’imposition des XIV e et XVe siècles ».
309
Information communiquée par Benoît Descamps le 9 décembre 2004.
310
On trouve une représentation de la façade de l’église par Garneray en 1784 dans Georges BRUNEL, MarieLaure DESCHAMPS-BOURGEON, Yves GAGNEUX, Dictionnaire des églises de Paris, Hervas, 1995, p 37.
L’annexe 9 montre une vue de la façade principale de l’église St-Jacques-de-la-Boucherie au XVIII e siècle.
311
Yves Gagneux retient également, avec prudence, l’hypothèse d’une fondation carolingienne de l’église SaintJacques-de-la-Boucherie. Ibid., p 21.
67
nom est choisi pour la différencier des deux autres Saint-Jacques de Paris, il prouve
également que les bouchers étaient ses plus fidèles visiteurs. Ils vont, grâce à leurs multiples
offrandes, permettre aux marguilliers de faire construire au cours du XIVe et du XVe siècle un
nouveau bâtiment de style gothique, afin d’abriter le nombre incroyable de fidèles obligés de
suivre la messe de l’extérieur. Et ces fidèles sont de tous les milieux. Les stèles que l’on a
dénombrées dans l’église avant de la détruire portent les noms de banquiers célèbres, de
nobles, de maîtres bouchers tout comme de marchands de quartier. Cet engouement pour
l’église Saint-Jacques puis pour la tour se prolongera à travers les siècles, inspirant de
nombreux poètes312 ». Il est vrai que la tour Saint-Jacques reste un lieu symbolique important
pour les bouchers qui retracent au XXe siècle l’histoire de la profession, comme Camille
Paquette, Pierre Gascar ou Georges Chaudieu313. En 1990, quand la Confédération nationale
de la boucherie française crée une confrérie folklorique, elle prend pour nom « jurande des
compagnons de Saint-Jacques » car la tour St-Jacques « est désormais devenue le haut-lieu
des bouchers de France314 ».
Pour Yves Gagneux, l’église Saint-Jacques-de-la-Boucherie, dont la construction a été
« commencée au milieu du XIVe siècle, interrompue entre 1420 et 1454 et dont la tour n’est
entreprise qu’en 1506 », fait partie des édifices de grande ampleur qui sont édifiés dans la
seconde moitié du XVe siècle, tels Saint-Séverin ou Saint-Etienne-du-Mont315. Selon
Françoise Salvetti, c’est l’esprit dévot et les moyens financiers dont disposaient les bouchers
« qui permirent entre autres la construction au début du XVIe siècle de la tour SaintJacques316». Ce fameux clocher « fut construit en pur style flamboyant, de 1508 à 1522, par
Jean de Félin, sur l’emplacement d’un hôtel de la Rose. Seul il a subsisté, grâce à l’initiative
heureuse d’un fonctionnaire des Domaines chargé de la liquidation des biens nationaux qui,
lors de la vente de l’église en 1798, introduisit dans le contrat une clause interdisant à
l’acquéreur la destruction de la tour. Il n’en fut pas de même, hélas ! pour le reste. Au
sommet, une statue géante de saint Jacques veillait, qui avait été payée vingt livres à Rault,
« tailleur d’images ». Elle ne fut pas épargnée par les sans-culottes, qui précipitèrent au sol
l’ancien objet de la vénération des pèlerins de Compostelle 317 ».
Si l’église Saint-Jacques-de-la-Boucherie était sans conteste la paroisse de
rattachement des bouchers de la Grande-Boucherie, il existait d’autres confréries de bouchers
dans Paris, hébergées dans diverses paroisses. Ainsi, en 1782, « la confrérie des bouchers était
établie à l’église de la Merci et avait pour fête le jour du Saint-Sacrement 318 ». Il s’agit peut-
312
Françoise SALVETTI, op. cit., p 72-73.
313
« Lors de la démolition de l’église, en 1797, la tour fut vendue à un fabricant de plombs de chas se. Le plomb
en fusion tombait sous forme de gouttes du haut de la tour et se solidifiait dans les cuves pleines d’eau où il
était recueilli. Achetée, en 1836, par la Ville de Paris, la tour fut restaurée seulement quelque vingt ans plus
tard, alors qu’elle commençait à menacer ruine. Pour la mettre au niveau de la nouvelle place du Châtelet, on
dut la déchausser et la faire reposer sur une assise de maçonnerie au milieu de laquelle se trouve aujourd’hui
une statue de Pascal, en souvenir des expériences barométriques qu’il fit du haut de la tour, en 1648 ». Pierre
GASCAR, op. cit., p 127.
314
Une présentation de la « jurande des compagnons de St-Jacques » est disponible sur le site internet de la
CNBF à l’adresse http://www.boucherie-France.org/patrimoine/jurande.html.
315
Georges BRUNEL, Marie-Laure DESCHAMPS-BOURGEON, Yves GAGNEUX, Dictionnaire des églises
de Paris, Hervas, 1995, p 37.
316
Françoise SALVETTI, op. cit., p 72.
317
Philippe LEFRANCOIS, op. cit., p 21.
318
Camille PAQUETTE, Histoire de la Boucherie, Imprimerie du réveil économique, 1930, p 52.
68
être de la confrérie regroupant les membres de la communauté des bouchers de la ville de
Paris, corps dissident établi en 1687.
Quel est le saint protecteur du métier ? Le patronage des maîtres et des étaliers est-il
identique ? Autant de questions simples auxquelles nous avons du mal à répondre319. La
première difficulté tient au fait que si « plusieurs corporations honoraient un saint unique,
reconnu par tous les gens de l’état ; les bouchers en avaient plusieurs ; en Belgique, ils avaient
choisi saint Antoine, martyr des premiers temps du christianisme, qui avait exercé le métier de
boucher à Rome, et afin de le distinguer des autres saints du même nom, ils avaient fait
représenter à côté de lui un cochon ; ceux de Bruxelles fêtaient saint Barthélemy et faisaient
dire, le 24 août, une messe à son honneur320 ». En France, Saint-Antoine est plus
spécifiquement le patron des charcutiers. Dans son étude sur l’iconographie chrétienne, Louis
Réau confirme que les bouchers ont un large choix de patronages possibles: la Nativité à
cause des bœufs, Saint-Adrien car son corps a été dépecé en morceaux sur un billot, SaintAntoine avec son cochon, Saint-Aurélien de Limoges car il était sacrificateur, SaintBarthélemy à cause du couteau avec lequel il a été écorché vif, Saint-Luc car le bœuf est son
symbole, Saint-Matthias car il a été décapité d'un coup de hache, Saint-Nicolas à cause des
trois enfants sauvés du saloir, mais aussi Saint-Thomas Becket ou Saint-Eutrope321.
A Paris, sous l’Ancien Régime, les bouchers se plaçaient sous la protection de SaintAntoine ou du Saint-Sacrement ; les charcutiers, les traiteurs et les cuisiniers sous celle de la
Nativité de la Vierge ; les rôtisseurs sous le patronage de Saint-Laurent ; les inspecteurs sur
les porcs et les tueurs de pourceaux sous celui de Saint-Antoine322. Ainsi, la collection
Ferrand de la Bibliothèque Historique de la Ville de Paris recense quatre confréries dédiées à
Saint-Antoine dans la capitale : une pour les inspecteurs sur les porcs au couvent de l’Ave
Maria, une pour les tueurs de pourceaux au couvent Saint-Magloire, une pour les langueyeurs
de porcs à l’abbaye Saint-Antoine-des-Champs et dans la même abbaye, une pour les
bouchers dont les étaux appartiennent à l’abbaye. Cinq confréries sont placées sous le
patronage de la Nativité de la Vierge : une pour les charcutiers au couvent des Carmes
Billettes, une pour les traiteurs en l’église des Saints-Innocents, une pour les cuisiniers en
l’église du Saint-Sépulcre, une pour les traiteurs et cuisiniers au couvent des Grands
Augustins, et une pour les cuisiniers et traiteurs au prieuré Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie323.
Concernant les bouchers parisiens, nos informations sont beaucoup plus fragmentaires.
A la fin du XIIIe siècle, il semble qu’ils se soient placés sous le patronage de Saint-Louis, car
selon Jacques Meurgey, « on peut se demander s’il faut voir un simple hasard dans l’existence
à la fin du XIIIe siècle d’une confrérie de Saint-Louis, rétablie en 1319, car la chapelle des
confrères de la Nativité de Notre Seigneur était placée au XVe siècle sous le vocable du saint
319
Dans sa thèse, Sydney Watts consacre quelques pages à la confrérie des bouchers parisiens. Sydney Evelyn
WATTS, Meat matters : the butchers of Old Regime Paris, Thèse de Doctorat d’Histoire, Cornell University,
1999, volume II, p 388-393.
320
Paul SEBILLOT, op. cit., p 118.
321
Louis REAU, Iconographie de l’art chrétien, tome III : Iconographie des Saints, PUF, 1959, p 1454.
322
Dans son article « Confrérie », Alfred Fierro reprend la liste des métiers et des patrons dressée par José Lothe
et Agnès Virole pour l’exposition Images des confréries parisiennes, organisée en 1991 par la Bibliothèque
Historique de la Ville de Paris. Alfred FIERRO, op. cit., pp 800-803.
323
Images des confréries parisiennes, Exposition organisée à la Bibliothèque Historique de la Ville de Paris du
18 décembre 1991 au 7 mars 1992: catalogue des images de confréries (Paris et Ile-de-France) de la collection
de Mr Louis Ferrand acquise par la Bibliothèque Historique de la Ville de Paris.
69
roi qui comme eux faisaient partie des hoirs Hue Cappel qui fut extraite de boucherie324 ». Par
contre, aux XVIIe et XVIIIe siècles, la confrérie des bouchers de la Grande Boucherie,
toujours hébergée à Saint-Jacques-de-la-Boucherie, est placée sous la protection du SaintSacrement.
Quand on consulte le calendrier des confréries de Jean-Baptiste Le Masson de 1621,
on apprend que la fête de la confrérie des bouchers de la Porte de Paris est le jour du SaintSacrement (Fête-Dieu) en mai-juin, et avec eux les bouchers du cimetière Saint-Jean-enGrève325. En fait, il existe plusieurs confréries de bouchers dans différentes paroisses de Paris
au XVIIe siècle : confrérie du Saint-Sacrement pour les bouchers de la Grande Boucherie à
Saint-Jacques-de-la-Boucherie, confrérie du St-Sacrement pour les bouchers de la Halle de
Beauvais à St-Honoré, confrérie du St-Sacrement pour les étaliers et les bouchers au StSépulcre, confrérie de St-Antoine pour les bouchers de l’abbaye St-Antoine-des-Champs,
etc326...
Le choix de la date de la Fête-Dieu n’est pas réservé à Paris car à Chartres, « les
patrons et fêtes religieuses particulièrement vénérées par les autres corporations étaient: la
Fête-Dieu chez les bouchers, Saint-Laurent pour les cuisiniers327 »… Toujours à Char tres,
« après avoir fêté leur saint patron, la plupart des métiers faisaient chanter le lendemain une
messe solennelle de requiem pour les âmes des confrères défunts. (...) Aux XVIIe et XVIIIe
siècles, le service à la mort des maîtres et maîtresses était seulement en usage chez les
bonnetiers, les bouchers, les menuisiers et les sergers328 ».
Avec toute la prudence que nous avons évoquée en introduction, l’attachement aux
rites catholiques et à la vie confraternelle semble plus important chez les bouchers que dans
d’autres métiers, même si nous manquons de points de comparaison. Françoise Salvetti relève
la dévotion des bouchers au Moyen-Age : « Il faut dire que les bouchers de l’époque étaient
des gens très dévots, comme en témoignent deux anecdotes. En 1388, un boucher nommé
Alain, installé près de l’église Saint-Jacques-de-la-Boucherie à Paris, acheta le droit de faire
percer une lucarne pour pouvoir assister à l’office de sa boutique. Quant à Guillaume
Haussecul, un des bouchers les plus célèbres de la Grande Boucherie, il acheta les clés de la
chapelle afin de pouvoir s’y rendre à toute heure 329 ». Bien loin de cette image de grande
religiosité donnée par Françoise Salvetti, Benoît Descamps relève « la grande discrétion des
bouchers (et même des plus notables) dans les archives de l’église : pas ou peu de
marguilliers, quelques obits » entre 1350 et 1500330. Jacques Meurgey a publié la liste des
marguilliers de St-Jacques-de-la-Boucherie entre 1264 et 1804. J’y relève la présence
ponctuelle (mais effective) des bouchers : Pierre Bonnefille et Eudes de Saint-Yon en 1270,
324
Jacques Meurgey est repris par Françoise SALVETTI, op. cit., p 73.
325
Jean-Baptiste LE MASSON, Les calendriers des confréries de Paris, 1621, repris par Alfred FIERRO dans
l’article « Confrérie » de son Histoire et dictionnaire de Paris, Robert Laffont, 1996, p 799.
326
José LOTHE et Agnès VIROLE, Images des confréries parisiennes: exposition organisée à la Bibliothèque
Historique de la Ville de Paris du 18/12/1991 au 7/3/1992: catalogue des images de confréries (Paris et Ile-deFrance) de la collection de Mr Louis Ferrand acquise par la Bibliothèque Historique de la Ville de Paris,
BHVP, 1992.
327
Geneviève ACLOCQUE, Les corporations, l’industrie et le commerce à Chartres du XI e siècle à la
Révolution, New York, Burt Franklin, 1967, p 58.
328
Ibid., p 61.
329
Françoise SALVETTI, op. cit., p 72.
330
Information communiquée par Benoît Descamps le 9 décembre 2004.
70
Etienne de la Dehors en 1558-1561, le vendeur de bétail Claude Lefebvre en 1593-1595. Les
patronymes Taranne, D’Auvergne et Marcel sont également présents dans cette liste de
marguilliers331.
La religiosité exacerbée de certains bouchers s’explique peut-être par une volonté de
rédemption de la mise à mort quotidienne pratiquée par l’écorcheur. Malgré leur richesse et
leur puissance, les bouchers pratiquent un « métier considéré comme vil, souillé par le sang
impur des bêtes, figurant en bonne part dans la liste des « métiers deshonnêtes » (inhonesta
mercimonia) que l’Eglise dresse à partir des tabous vétéro-testamentaires et d’un système de
valeurs hérité du temps pré-urbain du haut Moyen Age332 ». Ce mépris social peut expliquer
la participation active des bouchers aux différentes émeutes urbaines des XIVe et XVe siècles.
A Toulouse, il y avait encore au XIVe siècle une véritable « mise en quarantaine » politique
des bouchers qui étaient classés parmi les artisans et non les commerçants333. La
multiplication des œuvres pieuses est sans doute un moyen efficace pour les bouchers de
pouvoir mieux s’intégrer dans le tissu social en retrouvant une forme d’honorabilité 334.
La dévotion spectaculaire de certains bouchers ne doit faire oublier que d’autres
demeurent avant tout des commerçants, attirés par le profit. L’appât du gain conduit certains
bouchers à oublier un peu vite certaines règles religieuses comme le repos dominical ou le
carême. Ainsi, dans la charte de 1182 où Philippe Auguste confirme les privilèges des
bouchers parisiens, il est mentionné que « le boucher qui exerçait sa profession le dimanche
devait une amende d’une obole au prévôt 335 ». Paul Sébillot nous rappelle qu’il était « interdit
aux bouchers de vendre en carême et le vendredi : ceux qui enfreignaient cette défense étaient
condamnés à être fouettés par les rues. Comme les malades pouvaient avoir besoin de viande,
on accordait le droit d’en vendre à quelques bouchers, moyennant une redevance. A SaintBrieuc, ce droit fut adjugé, en 1791, à un boucher, moyennant 900 livres. En 1126, un
boucher de Laon, qui avait vendu de la viande un vendredi, fut condamné par Barthélemy de
Vire, évêque de la ville, à porter publiquement à la procession « une morue, ou un saumon s’il
ne peut se procurer une morue336 ».
Auteur moins anecdotique que Paul Sébillot, Jean Vidalenc rappelle que « dès que les
Capétiens directs avaient légiféré sur le métier, ils avaient prévu que les étaux seraient fermés
pendant tout le Carême. Il est vraisemblable que des règles analogues avaient été
implicitement prévues pour les boucheries situées sur les domaines de seigneurs
ecclésiastiques, comme les abbés de Saint-Germain-des-Prés, de Sainte-Geneviève et de
Saint-Antoine, ou le commandeur du Temple. Des exemptions étaient cependant prévues pour
les malades, et il semble que la réglementation tomba progressivement en désuétude. Un arrêt
du Parlement, de février 1558, fit en effet défense à « ceux qui seront malades pendant le
Carême lors prochain, de prendre la viande qui leur sera nécessaire ailleurs que chez le
331
Jacques MEURGEY, Histoire de la paroisse Saint-Jacques-de-la-Boucherie, H. Champion, 1926, p 113.
332
Georges DUBY (dir.), Histoire de la France urbaine, tome 2 : Des Carolingiens à la Renaissance, Seuil,
1980, pp 260-261.
333
Philippe WOLFF, « Les bouchers de Toulouse du XIIe au XVe siècles », Annales du Midi, 1953, pp 375-393.
334
J’ai placé en annexe trois détails de vitraux représentant des bouchers et offerts à la paroisse par des
corporations de bouchers. Annexe 10 : Boucher abattant un bovin, vitrail de la Passion, XIIIe siècle, cathédrale
de Bourges. Annexe 11 : Un client à l’étal du boucher, vitrail des Miracles de Notre-Dame, XIII e siècle,
cathédrale de Chartres. Annexe 12 : Vitrail des bouchers, XVe siècle, collégiale Notre Dame de Semur-enAuxois.
335
René HERON DE VILLEFOSSE, op. cit., p 65.
336
Paul SEBILLOT, op. cit., p 103.
71
boucher de l’Hôtel-Dieu ». Il est vraisemblable que cette disposition, dirigée contre les
protestants, qui « regardaient avec mépris et négligeaient d’observer le Carême », fut observée
avec une certaine tolérance de fait : un arrêt, du mois de mars 1637, dénonçait en effet la
pratique de « plusieurs bouchers et vivandiers » qui, sous prétexte qu’ils étaient fournisseurs
attitrés d’ambassadeurs étrangers, « en vendaient à tout venant et publiquement, au grand
scandale du public et détriment des pauvres, auxquels les rois nos prédécesseurs, par privilège
spécial, ont accordé le pouvoir d’en vendre et débiter pendant ledit Carême 337 ».
Comme le note Jean Vidalenc, il est évident que « l’aspect financier de la question »
était devenu essentiel. « La boucherie de l’Hôtel-Dieu, qui avait le monopole de l’abattage
pendant cette période, ne se contentait pas d’alimenter les hôpitaux de la ville, les
communautés religieuses et les parents de malades qui venaient s’y fournir ; elle fournissait
aussi un étal de boucher dans chaque boucherie où il y en avait plus de dix, et le « boucher de
l’Hôtel-Dieu » se trouvait ainsi un personnage très important : en 1692, c’était encore un
Thibert, le seul membre des quatre familles survivantes des premiers bouchers parisiens, qui
exerçât encore le métier, alors que tous les autres membres de ces familles étaient
traditionnellement pourvus d’offices judiciaires depuis plusieurs générations, au point qu’une
de ses cousines devait devenir comtesse d’Harcourt 338. Il faut croire que les arrêts du
Parlement n’étaient appliqués qu’avec une certaine mollesse, puisqu’une ordonnance royale
revint sur la question en 1665, pour enjoindre à l’exempt en la Prévôté générale en l’Ile de
France de « se transporter dans les hôtels de Princes, des ambassadeurs et des seigneurs de la
Cour, de quelque qualité et condition qu’ils soient, et dans les hôtelleries, auberges, cabarets
et maisons des particuliers, tant de la ville que des faubourgs », pour rechercher « les viandes
de boucherie, volaille, gibier, et toutes autres choses exposées en vente ou qui seront
préparées pour être vendues durant le Carême, ou pour être apportées dans cette ville339 ». La
liste des lieux où devait être effectué ce contrôle était assez caractéristique de la variété des
moyens utilisés pour la fraude, et des complicités haut placées que rencontrait ce commerce
rémunérateur. Le soin apporté à faire conduire, chez le boucher de l’Hôtel-Dieu, les
marchandises saisies, prouvait par ailleurs suffisamment qu’il s’agissait, avant tout, de faire
respecter un privilège d’un bon rapport 340 ».
L’ordonnance de Louis XIV en 1665 ne fut pourtant pas plus efficace, car le secrétaire
de Lamoignon note, au bas du texte de l’arrêt du Parlement de 1558 : « Depuis la révocation
de l’édit de Nantes 341, ce n’est plus l’hérésie qui rend le nombre de ceux qui négligent
d’observer le Carême si considérable, c’est l’irréligion qui marche, pour ainsi dire, à visage
découvert ; il n’est plus de bon air d’observer le Carême, et ceux qui le pratiquent sont obligés
de se séquestrer de la société pendant ce temps342 ». Pour Jean Vidalenc, « il est donc
vraisemblable que ce fut une concession à l’état de fait, que la déclaration du roi, le 25
337
Jean VIDALENC, « L’approvisionnement de Paris en viande sous l’Ancien Régime », Revue d’histoire
économique et sociale, volume XXX, 1952, n°2, p 128.
338
Mémoire pour messire Henri-Claude d’Harcourt, maréchal des camps et armées du Roi, et dame Thibert des
Martrais, Paris, 1747. Eugène D’AURIAC, Essai historique sur la boucherie de Paris (XIIe-XIXe), Dentu
Editeur, 1861, p 78.
339
Ordonnance royale du 6 février 1665.
340
Jean VIDALENC, op. cit., pp 128-129.
341
Louis XIV révoque l’édit de Nantes en 1685.
342
Collection Lamoignon, tome VII, p 744.
72
décembre 1774, qui rendait libre le commerce de la viande pendant le Carême343. Cette
possibilité semble cependant avoir entraîné une augmentation de la consommation de la
viande, s’il faut en croire un adversaire de la déclaration : « Malgré l’intention du législateur,
l’inobservation des règles de l’Eglise… se développe… car on peut assurer que si l’on
excepte les maisons religieuses (qui ne font usage des aliments gras que pour leurs
infirmeries), et une petite classe de citoyens encore un peu religieux, tout le reste des
habitants de cette capitale se fournit pendant le Carême de viandes de boucherie, et en même
quantité que dans les autres saisons… On peut même dire qu’elle est la même que celle des
grands jours d’été, et de la saison où les légumes verts sont abondants 344 ». Les mesures de
contrôle, comme l’interdiction, aux cabaretiers, de servir la viande en Carême, aux clients qui
ne pourraient présenter une dispense du curé de la paroisse, certifiée par les juges du lieu, ou
comme celle qui rappela l’interdiction, mais l’étendit aux bouchers, rôtisseurs, cabaretiers,
aubergistes, hôteliers, traiteurs et logeurs en chambre garnie, ne donna pas de meilleurs
résultats. On observa seulement que le nombre des porcs tués par les charcutiers augmentait
alors, et que le problème des guinguettes des barrières empêchait tout contrôle sérieux,
puisqu’on persistait à y servir, sans certificat du curé, les clients de passage : on en vint, en
1784, à l’interdiction de vendre de la viande aux gens qui n’étaient pas de la paroisse 345 ». Ce
problème de non-respect du Carême à Paris réapparaîtra quand nous présenterons les statuts
de la corporation de 1782346. La question des fraudes pendant le Carême a été très bien
analysée par Anne Montenach à travers l’exemple lyonnais à la fin du XVII e siècle347.
Quand il évoque les variations saisonnières sur les marchés aux bestiaux de Sceaux et
de Poissy, Bernard Garnier y décèle encore l’influence du Carême au début du XVIII e siècle.
L’approvisionnement et la consommation de Paris vers 1707 « se moulent parfaitement dans
le schéma ancien : pléthore relative de viande l’été grâce au bœuf et au mouton ; excellente
moyenne de fin d’automne et de début d’hiver grâce au bœuf toujours et plus encore au porc ;
les courtes agapes de Pâques, destinées à faire oublier les privations anciennes, ouvrent un
trimestre de vaches maigres, la production de veau étant insuffisante pour endiguer les reculs
du bœuf et du mouton 348 ». Nous ne développons pas davantage cet aspect car Reynald Abad
a écrit un article très synthétique et complet sur les problèmes de la mesure de la
consommation carnée à Paris pendant le Carême349.
343
Déclaration du Roi concernant le commerce de la viande pendant le Carême à Paris donnée à Versailles, le
25 décembre 1774, Paris, 1775. L’année 1774 correspond au début du règne de Louis XVI, qui rappelle le
Parlement, et, conseillé par Maurepas, choisit des ministres réformateurs comme Saint-Germain, Malesherbes
et Turgot. Ce dernier encourage Louis XVI à supprimer la caisse de Poissy en février 1776.
344
Mémoire sur le commerce, le débit et la consommation de la viande de boucherie pendant le Carême. Arrêt
du Parlement concernant la vente du bétail et l’observation du Carême, 1775. BNF, collection Joly de Fleury,
1430 folio 225.
345
Arrêt de la Cour de Parlement qui homologue une ordonnance du lieutenant général de police du 18 février
1784. H. MONIN, L’Etat de Paris en 1789 , 1889, p 298. Repris par Jean VIDALENC, op. cit., pp 129-130.
346
Louis-Sébastien Mercier consacre un chapitre à la « viande en carême » dans son Tableau de Paris, tome V,
chapitre CDXXX.
347
Anne MONTENACH, « Une économie du secret : le commerce clandestin de viande en carême (Lyon, fin du
XVIIe siècle) », Rives nord-méditerranéennes, n°17, 2004, pp 85-103.
348
Bernard GARNIER, « Les marchés aux bestiaux : Paris et sa banlieue », Cahiers d’Histoire , n°3-4, 1997,
p 606.
349
Reynald ABAD, « Un indice de déchristianisation ? L’évolution de la consommation de viande à Paris en
carême sous l’Ancien Régime », Revue Historique, tome CCCI, 1999, pp 237-275.
73
Au XIIIe siècle, à Chartes, les bouchers n’avaient pas hésité à former une coalition
contre les chanoines de la cathédrale. « En 1249, les bouchers s’étaient entendus pour ne plus
fournir de viande à crédit au chapitre Notre-Dame. Ils ne purent lutter longtemps contre les
chanoines et, poursuivis par l’official, ils acceptèrent l’arbitrage du doyen Pierre de
Courtenay. Celui-ci leur imposa une amende consistant en trois porcs et leur fit jurer de ne
plus se lier entre eux par des serments, de ne plus former d’association, de pacte, de
convention illicite, et de ne plus user contre leurs clients de menaces ou de mesures
répressives350 ». Malgré cette sanction, Geneviève Aclocque « atteste que ces traditions
insolentes se maintinrent : bouchers et boulangers s’entendaient assez souvent pour ne pas
garnir leurs boutiques afin de protester contre les prix fixés par l’autorité. On prenait alors des
mesures rigoureuses : boulangers et bouchers voisins étaient admis à apporter leurs denrées
sans les restrictions ordinaires et des injonctions directes étaient faites aux récalcitrants, sous
de grosses peines, d’avoir à garnir leurs boutiques 351 ». Au XVIIIe siècle, Benoît Garnot note
qu’il existe une « cohésion ambigüe » des habitants de Chartres contre les chanoines352.
Jean-Paul Chadourne résume ainsi la vie religieuse des bouchers au XVIe siècle :
« Ces hommes frustes semblent avoir été, comme la plupart de leurs contemporains, très
pieux. On trouve dans les archives de nombreuses fondations d’obit. Les inventaires
mentionnent presque toujours des tableaux à motifs religieux : nativités au début du siècle,
« crucifiements » à la fin. C’est la plupart du temps le seul objet à caractère « culturel » qu’ils
possèdent353 ». Mais encore une fois, le naturel revient toujours très vite au galop, car « tous
les ans leur fête patronale, la Saint-Jacques, était l’occasion de beuveries qui se terminaient
souvent mal354». Les bouchers sont donc très pieux et dévots mais cela ne les empêche pas de
pester régulièrement contre le carême – voire de tenter d’y échapper – et de se laisser
facilement aller à la violence le jour même de la fête confraternelle du métier !
Nous ne pouvons pas évoquer le XVIe siècle sans mentionner les troubles religieux qui
marque cette époque. Les bouchers parisiens, si agités au début du XVe siècle avec leur
participation active à l’insurrection cabochienne, ont-ils tiré des leçons du passé ?
Visiblement pas car les témoignages sur leur implication directe dans les mouvements
iconoclastes puis ligueurs ne manquent pas. La famille de Saint-Yon, une des grandes
familles propriétaires héréditaires de la Grande Boucherie de l’Apport-Paris, a participé
activement à la Ligue au XVIe siècle355. Pelletier, curé à Saint-Jacques-de-la-Boucherie, fait
partie des « plus célèbres curés ligueurs » de Paris356. Emile Coornaert résume ainsi la
situation : « De 1560 à 1566, en Flandre et en Hainaut, puis un peu partout en France, ce sont
les travailleurs des métiers organisés qui fournissent leurs principaux contingents, quelquefois
les mêmes, aux bandes des iconoclastes, plus tard à celles de la Ligue. Un des orateurs de la
Satyre Ménippée déclare: « Que vous semble de tant de Caboches – souvenir de la sédition de
1412-1413 – qui se sont trouvez, et que Dieu a suscitez à Paris, Rouen, Orléans, Troyes,
Thoulouze, Amiens, où vous voyez les bouchers, les tailleurs, les chiquaneurs, bateliers,
350
Geneviève ACLOCQUE, op. cit., p 128.
351
François OLIVIER-MARTIN, op. cit., p 218.
352
Benoît GARNOT, Un déclin : Chartres au XVIIIe siècle, CTHS, 1991, p 121.
353
Jean-Paul CHADOURNE, op. cit., p 28.
354
Ibid.
355
Robert DESCIMON, Qui étaient les Seize ? Mythe et réalités de la Ligue parisienne 1585-1594, Klincksieck,
1983, p 214-215.
356
Alfred FIERRO, op. cit., p 351.
74
cousteliers et autres espèces de gens de la lie du peuple avoir la première voix au conseil et
assemblées d'Estat et donner la loi à ceux qui auparavant estoient grands de race, de biens et
de qualité357... ».
Elie Barnavi rappelle que le mouvement ligueur parisien des Seize se compose surtout
d’hommes « de condition moyenne, voire modeste – avocat, notaire, petit officier, marchand
sans grande envergure, curé, parfois moins que cela ». Pour lui, le ligueur parisien est certes
attaché à la cause catholique, mais « il cherche aussi à se faire une place au soleil, tâche ardue
dans une société bloquée par la concentration croissante des offices dans un nombre restreint
de familles monopolistes358 ». Les études menées par Robert Descimon sur la composition
sociologique de la Ligue parisienne de 1585-1594 montrent la participation active des
bouchers aux mouvements ligueurs359. Dans sa thèse sur les Saint-Yon aux XVIe et XVIIe
siècles, Françoise Lemaire considère que l’engagement ligueur relève davantage d’une
démarche politique que spirituelle360. Qu’il s’agisse d’une révolte contre le pouvoir central ou
contre les dérives hérétiques nous importe peu, le fait principal qui retient notre attention est
la tendance récurrente que semblent avoir les bouchers, tant au niveau des grandes familles
qui dirigent la corporation (les Saint-Yon) qu’au niveau des « petits » bouchers toujours prêts
aux coups de main violents, de participer activement aux émotions populaires et aux diverses
tentatives de remise en cause de l’ordre établi.
C’est en 1547, année de la mort de François Ier, alors que la France commence à être
touchée par la Réforme, que la confrérie du Saint Sacrement a été créée à Saint-Jacques-de-laBoucherie, Pierre Richardy étant curé de la paroisse, pour lutter contre « les profanations des
hérétiques361 ». Les administrateurs de la confrérie demandent au pape Paul III d’autoriser la
compagnie sur le modèle de la confrérie du St-Sacrement établie à Rome en l’église Ste Marie
sur la Minerve. Par l’intermédiaire d’André Guillard, ambassadeur de François Ier à Rome,
qui présente la requête au pape, la confrérie obtient les mêmes privilèges et indulgences que
l’archiconfrérie romaine. Dans une bulle du 6 août 1551, le pape Jules III confirme les
privilèges et indulgences accordés par son prédécesseur. Les bouchers semblent y avoir tenu
une grande part jusqu’en 1697, année où Louis Antoine de Noailles, archevêque de Paris, duc
de Saint-Cloud, pair de France, accorde aux confrères 40 jours d’indulgences toutes les fois
qu’ils assisteront à quelques un des exercices de la confrérie 362.
En 1758, l’abbé Villain note clairement le contrôle exercé par les bouchers sur la
confrérie du St-Sacrement jusqu’à la fin du XVII e siècle : « les maîtres bouchers de la
paroisse comme formant un corps en état de la soutenir, en étaient devenus les seuls
357
Emile COORNAERT, Les corporations en France avant 1789, Les Editions ouvrières, 1968, p 117.
358
Elie BARNAVI, « L’Edit de Nantes : le triomphe des Politiques », L’Histoire , n°289, juillet-août 2004, p 24.
359
Si les bouchers n’apparaissent pas précisément, les réseaux familiaux ligueurs dans le quartier de SaintJacques-de-la-Boucherie sont étudiés en détail. Robert DESCIMON, « Prise de parti, appartenance sociale et
relations familiales dans la Ligue parisienne, 1585-1594 », in B. Chevalier et R. Sauzet (dir.), Les Réformes,
enracinement socio-culturel (colloque de Tours, 1982), Paris, Guy Trédaniel, 1985, pp 123-136.
Françoise LEMAIRE, Etude sociale d’une famille parisienne : les Sainctyon (XVIe-XVIIe siècles), Thèse de
l’Ecole des Chartes, 1985.
360
361
Selon l’abbé Villain, une confrérie du St-Sacrement existe déjà en 1499 à St-Jacques-de-la-Boucherie. Ce
serait en 1536, jour de l’Octave du St-Sacrement, que la procession de la confrérie du St-Sacrement aurait eu
lieu pour la première fois à l’extérieur de l’église St-Jacques-de-la-Boucherie, sous l’impulsion du roi. Abbé
VILLAIN, Essai d’une histoire de la paroisse Saint-Jacques-de-la-Boucherie , Paris, Prault, 1758, pp 120-121.
362
Exercices spirituels pour les confrères et sœurs de la confrérie du Très St-Sacrement, première érigée à Paris
en l'église paroissiale de St-Jacques-de-la-Boucherie, Paris, Prault père, 1740. AHAP, Rés 8° F 83.
75
administrateurs. Ils se désistèrent de cette charge en 1697 alors que la confrérie a commencé à
être régie dans la forme où elle est présentement, c’est-à-dire par des administrateurs choisis
entre les 6 corps des marchands et quelque fois dans d’autres corps. Ce fut comme un
renouvellement de cette confrérie, la ferveur se ranima. Beaucoup de personnes s’y firent
inscrire, et Mgr le cardinal de Noailles lui donna des statuts le 21 novembre de cette année
[1697]. Cette confrérie possède une croix de vermeil dans laquelle sont enfermés plusieurs
reliques. Il y a, dit-on, une parcelle de la vraie croix363 ».
Pour la fin du XVIIIe siècle, nous avons pu trouver quelques informations sur
l’archiconfrérie du Saint-Sacrement de Saint-Jacques-de-la-Boucherie, autrefois réservée aux
bouchers de la Grande Boucherie et qui semble disposer d’effectifs assez réduits 364. Dans la
« liste de Mrs les anciens administrateurs qui ont payé les droits de la confrérie en 1775 », on
compte 43 personnes et la cotisation s’élève à 6 livres par an. Parmi les « noms des anciens
confrères et sœurs qui ont payé en 1775 », on compte 38 personnes et le montant des
cotisations est variable (3 livres; 1 livre 4 sous; 12 sous). Enfin, dans les « noms des nouveaux
entrants qui ont payé pour la première fois » entre 1775 et 1778, on relève 41 personnes et le
montant des cotisations varie entre 1 livre 4 sous et 3 livres365. Dans un registre de 1781, qui
contient les délibérations de la compagnie depuis avril 1612, on compte 35 noms sur les listes
de la Fête Dieu, de la petite Fête Dieu et pour le service général366. Enfin, la liste des « noms
de Mrs les anciens administrateurs qui ont acquitté leur redevance envers la confrérie » entre
1785 et 1788 contient 43 personnes et la cotisation est de 6 livres par an367.
3) PLAINTES, CONTROLES, FRAUDES ET CONCURRENTS
La viande est un produit apprécié, cher et recherché sous l’Ancien Régime. Même si le
peuple urbain n’y a pas toujours accès, le désir de viande est fort et, pour éviter les émeutes
urbaines, les pouvoirs publics interviennent dans la réglementation de l’approvisionnement et
du débit de la viande. L’approvisionnement carné de Paris est soumis à un système
contraignant, la caisse de Poissy. La corporation des bouchers de Paris a développé depuis le
Moyen-Age une communauté soudée, opulente, fière de ses privilèges. Il nous reste
maintenant à voir comment s’articulent les différentes variables de l’équation, comment
évolue le rapport de forces entre les bouchers, les consommateurs et les pouvoirs publics.
Bien sûr, chacune des composantes ne représente pas un groupe homogène. Les intérêts des
petits bouchers ne correspondent pas toujours à ceux des gros bouchers, ceux des gros
consommateurs (hôtels particuliers, collectivités) ne recoupent pas forcément ceux des petits
363
Abbé VILLAIN, Essai d'une histoire de la paroisse St-Jacques de la Boucherie
, Paris, Prault, 1758, p 121.
364
Si l’on suit les indications de l’abbé Villain, les bouchers ont abandonné en 1697 leur « monopole » de
l’administration de la confrérie du St-Sacrement, mais il n’en demeure pas moins que certains riches bouchers
peuvent encore faire partie des administrateurs de la confrérie au XVIIIe siècle. Abbé VILLAIN, op. cit., p 121.
365
Registre des noms des confrères et consoeurs de l’archiconfrérie du Saint-Sacrement de l’autel, érigée en
l’église de Saint-Jacques-de-la-Boucherie, commencé sur les carnets de Mrs Artus et Duchêne en 1774 et mis
en ordre en 1775 sous l'administration de Mrs Jobart, Rohault, Fontaine et Mongenot. AN, LL 790.
366
Registre contenant les règlements et usages de l’archiconfrérie du Saint-Sacrement de Saint-Jacques-de-laBoucherie, 2 mai 1781. AN, LL 791.
367
AN, LL 790. J’ai reproduit en annexe 13 le frontispice des Exercices spirituels pour les confrères et sœurs de
la confrérie du Très Saint-Sacrement, Prault père, 1740. Même si les bouchers ne sont plus dominants au sein
de la confrérie (depuis 1697), je note tout de même la présence centrale de l’agneau pascal au pied de l’autel.
76
consommateurs. Les intérêts des autorités publiques fluctuent selon les besoins financiers du
moment et certaines circonstances (épizooties, disettes) qui nécessitent une intervention
rapide et efficace sur le négoce des bestiaux et la bonne conduite du commerce de la viande.
Néanmoins, essayons de présenter divers cas dans lesquels le privilège des bouchers est mis à
mal. Cela nous permettra de voir les parades développées par la profession, notamment au
moment de l’expérience libérale de Turgot (1776).
a) La police du métier
Penchons-nous d’abord sur l’organisation de la profession . « Dès l'origine, certaines
corporations ont des états-majors complexes. (...) Des maîtres superposés aux jurés, comme le
maître, élu à vie, des bouchers parisiens, des conseils, comme les « 20 maistres des plus
souffisanz » qui assistaient les jurés des bouchers amiénois au début du XIVe siècle368 ».
Gustave Fagniez précise l’organisation du métier à Paris au XIII e siècle. L’importance du
maître des bouchers « était en rapport avec la puissance, la richesse que cette corporation
devait à sa constitution aristocratique. Les bouchers de la Grande-Boucherie avaient une
administration et une juridiction compétement autonomes. Les officiers qui y présidaient
étaient le maître et les jurés. Le premier était élu à vie, au suffrage à deux degrés, c’est-à-dire
par douze bouchers que la corporation désignait comme électeurs. Le maître déléguait un
homme de loi pour exercer la juridiction avec le titre de maire. Mais il était tenu en principe
de présider les audiences qui avaient lieu le mardi, le jeudi et le dimanche. Ce tribunal ne
connaissait pas seulement des affaires professionnelles, mais de toutes celles où le défendeur
était un boucher369 ».
Au XIVe siècle, la juridiction des bouchers est très étendue. « Le juge de la Grande
Boucherie pouvait connaître de toutes les affaires qui, de près ou de loin, avaient quelque
rapport avec le commerce de la viande et dans lesquelles étaient impliqués les propriétaires,
les locataires ou les domestiques de la communauté. En 1350, on avait même étendu sa
compétence territoriale, pour certaines causes, jusqu’aux limites du royaume, les bouchers de
Paris ayant des relations d’ordre professionnel avec les herbagers de diverses provinces. Dans
le premier cas, la juridiction d’appel était le Châtelet, dans le second cas le Parlement. Ce juge
s’intitulait « maire et garde de la justice de la communauté des bouchers de la Grande
Boucherie» ; il avait à ses côtés un procureur, un tabellion, des sergents et un geôlier. (…) Le
juge était élu par un conseil de bouchers, mais il arrivait qu’il fût nommé 370 ».
« La Cour siégea tout d’abord dans la grande salle de la Boucherie. Après la
destruction de celle-ci, au XVe siècle, les jurés de la communauté obtiennent des lettres
patentes (4 novembre 1418) qui en transfèrent le siège au domicile du maître chef ou ailleurs,
en attendant que la nouvelle construction soit achevée. En fait, les assises de la juridiction se
tinrent longtemps encore dans des hôtels particuliers : en 1430, dans celui de sire Garnier de
Saintyon, rue Saint-Jacques-de-la-Boucherie ; en 1436, dans celui de Jean Boucher, rue de la
Place aux Veaux ; en 1493, dans l’hôtel de Louis de Saintyon, rue Quincampoix, etc. Ce n’est
qu’au XVI e siècle, semble-t-il, qu’elles eurent lieu dans l’hôtel de la Boucherie, place aux
368
Emile COORNAERT, op. cit., p 207.
Gustave FAGNIEZ, Etudes sur l’industrie et la classe industrielle à Paris au XIII e et XIVe siècle, Vieweg,
1877, p 131-132.
369
370
Joseph-Antoine DURBEC, op. cit., p 91.
77
Veaux371».
Parmi les affaires qui étaient le plus fréquemment évoquées devant cette juridiction au
XVe siècle, Joseph-Antoine Durbec a noté « celles qui concernaient les rapports entre les
propriétaires et leurs domestiques ou locataires (car il y eut toujours des locataires d’étaux) ;
les injures, moqueries, violences, « batteries » ou blessures (soit entre membres de la
Boucherie, soit entre ces membres et des tiers) ; les fraudes ou contraventions aux
règlements ; les non-payements de dettes ou de factures, etc372 ». Nous avons déjà évoqué
cette image violente qui colle à la peau des bouchers, car c’est une constante du métier depuis
l’Antiquité jusqu’à nos jours, mais notons pour l’instant le constat dressé par Durbec au XV e
siècle.
« La juridiction des bouchers fut reprise à différentes reprises par le roi et exercée par
les officiers de son Châtelet, à Paris (de 1383 à 1388, de 1416 à 1418, en 1543), mais ce
furent des reprises « accidentelles » si l’on peut dire, et sans lendemain. L’article 4 des lettres
d’août 1416, par exemple, transférait au prévôt de Paris le pouvoir d’instituer les écorcheurs.
Or, nous possédons un acte de 1501 qui porte justement institution d’un écorcheur et qui est
établi par le juge de la Grande Boucherie. (…) En fait cependant, la juridiction de la Grande
Boucherie glissait peu à peu entre les mains du prévôt de Paris, qui pouvait toujours intervenir
en matière de police du marché et qui avait même obtenu, par lettres d’avril 1465, que les
propriétaires bouchers lui rendissent compte de l’affectation de leurs étaux. La Grande
Boucherie n’y obtempéra sans doute pas avec toute la régularité voulue, car la mesure fut
rendue obligatoire par un autre arrêt le 7 septembre 1501373 ».
Pour le XVIe siècle, Jean-Paul Chadourne confirme que la juridiction des bouchers est
très étendue, « puisque toute cause où le défendeur était un boucher lui revenait de droit,
même au criminel, quand le délit n’était pas trop important. Elle portait également sur toutes
les infractions aux règles commerciales et sanitaires. En fait elle était principalement dirigée
contre les serviteurs et les étaliers. Un procureur au Châtelet et un autre au Parlement
représentaient la communauté en cas de procès. Il faut ajouter à ces notables le personnel
d’exécution : greffiers, sergents, langayeurs de porcs, et des auxiliaires formant une
communauté à part : les écorcheurs. Chaque année avait lieu une assemblée générale des
maîtres : on y « élisait » les jurés qui en fait prorogeaient eux-mêmes leur fonction par un
système bien mis au point, et l’on y répartissait les étaux. Le roi, jaloux de sa juridiction, se
montra de plus en plus hostile à la communauté. On supprima l’élection du maître-chef, la
fonction étant transformée en office (1551). Quant aux attributions judiciaires elles passèrent
au Châtelet374 ».
Se situant sans doute avant 1673, Knab donne une organisation plus simple du métier :
les bouchers « élisaient un chef, nommé à vie, qui prenait le titre de maître des maîtres
bouchers et qui n’était révocable qu’en cas de prévarication. Il jugeait, assisté d’un greffier et
d’un procureur d’office, tous les différends relatifs à la profession ». Le maître des bouchers
« avait juridiction sur tous les membres de la communauté et prononçait sur les contestations
qui s’élevaient entre eux, concernant leur profession ou l’administration de leurs biens
communs375 ». Sur l’élection des jurés de la communauté au XVIII e siècle, notamment entre
371
Ibid.
372
Ibid., p 92.
373
Ibid., p 93.
374
Jean-Paul CHADOURNE, op. cit., p 21.
375
L. KNAB, op. cit., p 547.
78
1708 et 1775, nous renvoyons aux éléments rassemblés par Sydney Watts dans sa thèse376.
Emile Coornaert résume ainsi la situation : « L'autonomie de certaines autres
communautés frise l'indépendance, par exemple, dans le domaine de la justice: c'est le cas des
bouchers à Paris et dans les provinces les plus diverses377 ». Et, plus loin, quant il évoque la
police et la justice, il reconnaît que « quelques rares corporations atteignirent plus haut : le
maître des bouchers parisiens jugeait effectivement tous les délits professionnels et s'efforça
d'accaparer toutes les affaires, de quelque nature qu'elles fussent, où était impliqué un membre
de son métier; et certains chefs de communauté, pourvus également de droits de justice,
378
tentèrent, dans le reste du royaume, avec un succès médiocre, d'arriver au même pouvoir
».
La boucherie parisienne est donc très privilégiée, même si cette exemption judiciaire
ne va durer qu’un temps. « Ce droit, confirmé par lettres patentes d’Henri II, du mois de juin
1550, n’a cessé qu’au mois de février 1673, à la suite de l’édit de la réunion générale de toutes
les justices au Châtelet de Paris379 ». Toutefois, « la communauté continua à jouir de grands
privilèges, qui avaient pour justification qui lui était imposée d’approvisionner la ville de
viande. Cette obligation était tellement rigoureuse que, en 1645, le lieutenant de police
enjoignit, sous peine de la vie, aux maîtres bouchers de se transporter à Poissy et d’y faire des
achats de bestiaux380 ».
Marc Chassaigne rappelle cette obligation fondamentale à laquelle sont soumis tous
les bouchers. « Jusqu’à la fin, ils prêtent serment solennel devant le magistrat, dans une
audience spéciale, de tenir leurs étaux suffisamment garnis tous les jours de boucherie. Même
une ordonnance de 1645, d’un rigorisme un peu rude, porte la peine de mort contre les
contrevenants. L’usage, moins sévère que les textes, est de priver seulement les coupables du
droit de vente381 ». Nous n’avons trouvé aucune trace de grève ou de coalition chez les
bouchers parisiens sous l’Ancien Régime. La seule trace de coalition et de refus de garnir les
étaux de la part des bouchers remonte au XIIIe siècle à Chartes, acte de résistance contre les
chanoines de la cathédrale dont nous avons déjà parlé.
b) Règlements et fraudes sanitaires
Depuis toujours, les bouchers sont facilement soupçonnés de vendre des viandes
indignes à la consommation humaine, ce qui explique la multitude et la répétition des
règlements sanitaires et commerciaux touchant le commerce de la boucherie. « Au XIIIe
siècle, le lexicographe Jean de Garlande accusait les bouchers, au lieu de bonne viande, de
débiter les chairs d’animaux morts de maladie ; et on lit dans les Exempla de Jacques de Vitry
les deux contes moralisés qui suivent382 : Un jour qu’un client, pour mieux se faire venir d’un
boucher qui vendait de la viande cuite, lui disait : Il y a sept ans que je n’ai acheté de viandes
376
Sydney Evelyn WATTS, Meat matters : the butchers of Old Regime Paris, Thèse de Doctorat d’Histoire,
Cornell University, 1999, volume II, pp 397-401.
377
Emile COORNAERT, op. cit., p 34.
378
Ibid., p 216.
379
L. KNAB, op. cit., p 547.
380
Pierre LARROUSSE, op. cit., p 1053.
381
Marc CHASSAIGNE, op. cit., p 351.
382
Jacques de Vitry (1170-1240), historien et prédicateur français, a été évêque d’Acre puis cardinal-évêque de
Tusculum.
79
à d’autres qu’à vous. Le boucher répondit : Vous l’avez fait et vous vivez encore ! Un autre
boucher de Saint-Jean-d’Acre, qui avait coutume de vendre aux pèlerins des viandes cuites
avariées, ayant été pris par les Sarrasins, demanda à être conduit devant le Soudan, auquel il
dit : Seigneur, je suis en votre pouvoir et vous pouvez me tuer ; mais sachez qu’en le faisa nt
vous vous ferez grand tort. – En quoi ? demanda le Soudan. – Il n’y a pas d’année, répondit le
boucher, où je ne tue plus de cent de vos ennemis les pèlerins en leur vendant de la vieille
viande cuite et du poisson pourri. Le Soudan se mit à rire, et le laissa aller383 ».
Gustave Fagniez rappelle les principales règles « sanitaires » auxquelles sont soumis
les bouchers à Paris au XIVe siècle : « On ne pouvait mettre en vente la chair des animaux
morts de maladie et en général de ceux qui n’avaient pas été abattus, des bêtes trop jeunes,
atteintes du fi et du loup ou venant de pays où sévissait une épizootie. La même prohibition
s’appliquait à la viande gardée trop longtemps sur l’étal, à moins qu’elle ne fut salée et
conservée dans des baquets. Les porcs nourris chez les barbiers, les huiliers, dans les
maladreries, étaient considérés comme malsains. Les vaches en chaleur, nouvellement saillies
ou ayant récemment vêlé, ne pouvaient être tuées et débitées avant trois semaines. Il était
défendu de souffler la viande384 ».
« Au XVIe siècle, le prédicateur Maillard disait que les bouchers soufflaient la viande
et mêlaient du suif de porc parmi l’autre ». Ces fraudes nombreuses justifient le fait que
« l’exercice de la profession était soumis à un grand nombre de rè glements, dont voici
quelques-uns : Défense d’acheter des bestiaux hors des marchés ; d’acheter des porcs nourris
chez les barbiers, parce que ceux-ci avaient pu donner aux porcs le sang qu’ils tiraient aux
malades ; d’égorger des bestiaux nés depuis moins de quinze jours ; de vendre de la viande
échauffée ; de garder la viande plus de deux jours en hiver et plus d’un jour et demi en été ; de
vendre de la viande à la lueur de la lampe ou de la chandelle. Les règlements, très longs et très
sévères, concernaient les animaux atteints de la lèpre ou du charbon385 ».
En 1895, Paul Sébillot évoque, « dans ces dernières années », des procès retentissants
« faits à des bouchers qui avaient vendu pour les soldats des viandes malsaines ». Sous
l’Ancien Régime, « il y eut plusieurs condamnations pour des faits du même genre386 ». En
voici une que rapporte Delamare, et qui est curieuse à plus d’un titre : « 28 mai 1716 : Arrêt
de la chambre de justice condamnant Antoine Dubout, greffier des chasses de Livry, ci-devant
directeur des boucheries des armées, à faire amende honorable, nud en chemise, la corde au
col, tenant dans ses mains une torche ardente du poids de deux livres, ayant écriteau devant et
derrière, portant ces mots : « Directeur des boucheries qui a distribué des viandes ladres, et
mortes naturellement aux soldats » ; au-devant de la principale porte et entrée de l’église de
Paris, et la principale porte et entrée de l’église du couvent des Grands-Augustins, et là, étant
tête nue et à genoux, dire et déclarer à haute et intelligible voix, que méchamment et comme
mal avisé, il a distribué et fait distribuer des viandes de bœuf ladres et mortes naturellement,
qu’il s’est servi de fausses romaines pour peser et faire peser lesdites viandes, qu’il avait fait
vendre à son profit des bœufs morts ou restés malades en route, dont il a fait tenir compte au
roi, qu’il a pareillement fait tenir compte par le roi des bœufs et vaches sur un bien plus grand
383
Jacques de VITRY, Exempla, Folk-Lore Society, p 70. Repris par Paul SEBILLOT, op. cit., pp 99-100.
Gustave FAGNIEZ, Etudes sur l’industrie et la classe industrielle à Paris au XIII e et XIVe siècle, Vieweg,
1877, p 185.
384
385
Paul SEBILLOT, op. cit., p 100. On trouve de très nombreux règlements sur les bouchers dans le titre V de
René DE LESPINASSE, Les métiers et corporations de la ville de Paris (XIV-XVIIIème), tome I: Ordonnances
générales et Métiers de l'alimentation
, Paris, Imprimerie Nationale, 1886, pp 259-298.
386
Ibid.
80
poids que l’estimation qu’il en a fait faire, et qu’il a commis d’autres méfaits mentionnés au
procès, dont il se repend, demande pardon à Dieu, au roi et à la justice387 ».
Nous savons peu de chose sur l’organisation des contrôles sanitaires sous l’Ancien
Régime. Il est clair que de nombreuses villes s’organisent contre les épizooties. « Là où
n’existe pas une magistrature de santé permanente, comme dans les villes italiennes, les
autorités habituellement chargées de surveiller les marchés et la boucherie sont alors
dessaisies au profit d’une autre instance, une organisation d’urgence qui est mise en place sur
le modèle du bureau de santé mobilisé en temps d’épidémie humaine, quand ce n’est pas le
bureau de santé lui-même qui reprend du service pour la circonstance. A Lyon, le bureau de
santé, créé en 1577, fait face à toutes les flambées épidémiques, entre 1581 et 1720. A partir
de 1668, les épidémies humaines reculant, il intervient dans le domaine de la boucherie et des
maladies animales. Quand la peste humaine disparaît définitivement, le bureau se reconvertit
entièrement dans la surveillance et l'alerte des maladies animales. De 1744 à 1749, les
diverses « maladies des bestiaux » retiennent toute l’attention des commissaires de la santé
lyonnais, et les arrêts de police qu’ils publient à cette occasion constituent l’ultime
manifestation de son activité388 ». Madeleine Ferrières insiste sur le fait que les contrôles
sanitaires et les sanctions sont beaucoup plus rigoureux en cas d’épidémie.
« L’épizootie marque un temps de la loi raide et de l’égalité des consommateurs
devant les contrôles. Les sanctions sont redoublées. A Avignon, le boucher clandestin qui
écoule des viandes non contrôlées est passible en temps normal d’une amende. En temps
d’épizootie, si la maladie touche les ovins, il risque trois traits de corde, soit le supplice de
l’estrapade sèche. En 1603, quand une maladie « mystérieuse » s’abat sur les bovins,
provoquant des morts subites, il lui est interdit de vendre « sous peine de vie389 ».
Outre les cas d’épidémies, les contrôles sanitaires sont du ressort de la corporation 390.
Dans les statuts des bouchers parisiens de juillet 1741, il est précisé que les jurés iront en
visite « lorsqu'ils le jugeront à propos et le plus souvent que faire se pourra »; les maîtres
devront leur ouvrir leur échaudoir et leur boutique aussitôt qu'ils se présenteront et leur garder
honneur et respect. Les jurés devront saisir et emporter les chairs qui leur paraîtront
défectueuses391. Chez les charcutiers, le contrôle des porcs est effectué par les langayeurs,
officiers rémunérés par tête, qui furent concurrencés vers 1700 par des jurés-vendeursvisiteurs, puis par des jurés-inspecteurs-contrôleurs créés par le trésor aux abois392.
Soupçonné de transmettre la lèpre, la langue de chaque porc est inspectée.
Pour Jean Martineau, « un certain nombre d’agents des halles étaient chargés de
surveiller la qualité des denrées alimentaires. En ce domaine, le contrôle le plus important est
toujours celui des viandes. A l’époque, on examinait plus spécialement le porc dont il se
387
Nicolas DELAMARE, Traité de la Police, tome III, p 85-86.
Madeleine FERRIERES, Histoire des peurs alimentaires du Moyen Age à l’aube du XX e siècle, Seuil, 2002,
p 303.
388
389
Ibid., p 304.
390
Pour plus de détails sur les contrôles sanitaires au Moyen Age et à l’époque moderne, nous renvoyons à la
thèse (dirigée par Olivier-Martin) du vétérinaire François DIENG, De la police sanitaire de la viande à Paris
sous l’Ancien Régime , Thèse de Doctorat en Droit, Paris, 1946, 88 p.
391
Articles 54 et 55 des statuts des bouchers de juillet 1741 et lettres patentes de Louis XV confirmatives,
enregistrés au Parlement le 18 février 1743. René DE LESPINASSE, op. cit., p 297.
392
Bernard GARNIER, « Les marchés aux bestiaux : Paris et sa banlieue », Cahiers d’Histoire , n°3-4, 1997,
p 593.
81
faisait à Paris une énorme consommation. (…) Or, le porc était accusé de transmettre la lèpre.
Delamare nous explique que les animaux malades – de la lèpre, pense-t-il, mais c’était sans
doute d’une autre maladie – présentaient des pustules sous la langue, ou encore des grains
blancs sur leur chair découpée, et dans ce dernier cas ils étaient dits « sursemez ». Tout ceci
explique l’existence de « langayeurs de porcs » chargés d’examiner les bêtes, essentiellement
sous la langue, et de marquer à l’oreille les malades. Leur rémunération consistait en un droit
par bête visitée, payé par les marchands393 ».
Dans sa thèse de Droit de 1958, Jean Martineau détaille les conflits entre la
corporation des bouchers, les langayeurs et l’Etat, toujours à la recherche de rentrées fiscales.
« A l’orig ine, les langayeurs ne pouvaient exercer qu’après reconnaissance de leur
compétence par le maître des bouchers de la grande boucherie. Ils étaient nommés sur leurs
simples capacités professionnelles et sans rien verser d’autre qu’une simple caution. Mais
leurs fonctions furent comme les autres transformées en offices et dès lors l’histoire des
langayeurs reflète les besoins d’argent du pouvoir. Un édit de mai 1704 les supprime sous le
fallacieux prétexte qu’il n’avait été levé qu’un trop petit nombre des offices créés par Louis
XIII, mais on les remplace par des jurés vendeurs visiteurs qui doivent donner une bonne
finance de leur charge. Ces nouveaux officiers, plus fournis en deniers qu’en connaissance, se
révélèrent impropres à la tâche. En 1705, on rétablit donc les langayeurs, mais on maintint les
jurés visiteurs pour ne pas avoir à les rembourser, et aussi le droit qui les dédommageait de la
finance de leur office. Dès lors les porcs supportèrent trois droits différents : la rémunération
des langayeurs, le droit des jurés vendeurs et encore un droit de dix sols par tête au bénéfice
de la corporation des charcutiers pour la couvrir de la finance d’un office de « contrôleur des
poids et mesures » dans le commerce de la charcuterie, créé en 1704 et immédiatement
racheté par la corporation. L’abus était criant et plus encore l’incommodité pour les
marchands qui avaient à effectuer trois paiements distincts. C’est pourquoi en 1708 on
supprima à nouveau les langayeurs, mais aussi les jurés vendeurs et le droit de dix sols perçu
par les charcutiers, mais pour créer 50 offices d’inspecteur contrôleur de porcs. Le montant
des droits n’avait pas diminué pour autant, mais il n’y avait plus qu’un seul versement à
faire394 ».
Madeleine Ferrières compare deux récits de « tuaison » du cochon au XVIIe siècle. A
la ville, la figure du langueyeur est centrale, avec la « visite » obligatoire de la langue et des
oreilles du porc avant l’abattage. Par contre, à la campagne, la saignée est avant tout une fête
locale, où se retrouvent famille et voisins, sans aucune précaution sanitaire. Le langueyage ne
serait réservé qu’en cas de vente sur les marchés et « aux foires des bonnes villes ». Les
paysans méconnaissent-ils vraiment les risques sanitaires ? Le recours à la salaison leur
permet en tout cas de détruire germes et bactéries, même si leur existence n’est pas connue 395.
Marc Chassaigne rappelle les règles sanitaires de base à respecter. « La viande mise en
vente doit être, naturellement, de bonne qualité. Il faut que les bouchers l’aient saignée euxmêmes, qu’elle provienne d’animaux sains ; cette obligation est sévèrement imposée. Les
inspections sont fréquentes ; les jurés de la boucherie sont tenus, en leur propre et privé nom,
d’examiner les bêtes avant qu’on ne les tue. Une ordonnance de 1677 enjoint de fermer les
étaux à 6 heures du soir et le samedi à 9 heures au plus tard, parce que la lumière des
393
Jean MARTINEAU, Les Halles de Paris des origines à 1789: évolution matérielle, juridique et économique,
Thèse de Droit, Paris, 1958, Monchrestien, 1960, p 189.
394
Ibid., p 189-190.
395
Madeleine FERRIERES, op. cit., pp 230-231.
82
chandelles fait paraître fraîche la chair la plus jaune396, et, pour que le public ne soit pas
trompé sur la qualité fournie, il est défendu aux bouchers d’exercer en même temps les
métiers d’aubergistes et de cabaretiers, étant plus difficile de reconnaître les défauts de la
viande cuite. Les cabaretiers sont, en effet, peu scrupuleux sur le choix des morceaux qu’ils
servent à la confiance de leurs clients. L’un deux est condamné à une amende pour avoir fait
manger aux Parisiens de la chair d’âne pour du veau ; la sentence ajoute : comme coutumier
du fait. D’autres vont couper des tranches de chevaux morts et les donnent bravement pour du
bœuf, jusqu’à ce que gens soient préposés pour ensevelir les charognes 397 ».
A toutes les époques, une des fraudes les plus fréquentes est de faire passer de la
viande de vache pour du bœuf. Le siècle des Lumières n’échappe pas à la règle. LouisSébastien Mercier décrit ces vaches qui arrivent aux barrières, « l’échine maigre et le pis
desséché ; elles ont l’air affamé et elles viennent pour être mangées ». On les fait passer pour
du bœuf « dont les grosses maisons et les couvents ont emporté toutes les fortes pièces ».
Elles se cotent du reste publiquement au même prix ; le petit bourgeois qui achète en détail ne
connaît le bœuf que de nom. On présente pour de la tranche un côté de mâchoire « et
l’indigent qui n’a qu’un pot-au-feu est étonné de trouver une dent dans un morceau qu’on lui
a donné pour de la culotte398 ».
Il existe une autre mesure qui perdurera au XIXe siècle dans le souci de favoriser
l’élevage : « Il est défendu de vendre pour la boucherie des veaux ou des génisses de plus de
dix semaines, des vaches de moins de dix ans. La défense est surtout rigoureuse après les
épizooties399».
c) Les conflits autour de la vente au détail de la viande
Comme nous traitons des fraudes habituelles des bouchers, nous devons nous pencher
sur une pratique assez curieuse pour nous qui sommes habitués à l’usage de critères rationnels
– essentiellement le poids et la qualité – pour fixer le prix d’une marchandise. Le prix au
poids semble avoir connu de nombreuses vicissitudes au cours des siècles. Dans la France
carolingienne, « il est si souvent fait mention des poids et mesures dans les ordonnances de
Charlemagne, et ce prince a tellement recommandé aux juges de les faire entretenir justes, soit
en vendant, soit en achetant, qu’il n’y a pas à douter que dans ces premiers temps de la
monarchie, la viande se vendit à la livre, suivant l’usage des Romains que l’on observait
encore en beaucoup d’autres choses. Il est vrai que ces ordonnances sont conçues en termes
généraux pour tout ce qui entre dans le commerce. Nous en avons une de Charles le Chauve
du 25 juin 864, qui les applique au pain et à la viande, quant au poids, lorsque l’un et l’autre
de ces aliments sont vendus au détail400 ».
Gustave Fagniez indique qu’à Paris, au XIII e siècle, la viande est vendue au morceau,
« à la main », et non au poids. Il en déduit que la viande « n’était donc pas taxée ».
Concernant le prix, Fagniez note qu’un article de l’ordonnance du 30 janvier 1351 « défend
396
On trouve déjà aux XIII-XIVe siècles une disposition concernant l’interdiction des chandelles allumées « dont
l’éclat donnait une apparence de fraîcheur à la viande avancée et corrompue ». Gustave FAGNIEZ, op. cit.,
p 186.
397
Marc CHASSAIGNE, op. cit., pp 351-352.
398
Louis-Sébastien MERCIER, Tableau de Paris, Genève, Slatkine Reprints, 1994, tome VI, p 287.
399
Marc CHASSAIGNE, op. cit., p 352.
400
L. KNAB, op. cit., pp 546-547.
83
aux bouchers de gagner plus du dixième sur un animal, en déduisant du prix de revient les
profits en nature » (le suif avant tout). Il reconnaît qu’il « était bien difficile de rendre cette
défense efficace ; comment prouver à un boucher que la vente au détail d’un bœuf ou d’un
mouton a produit un total supérieur de plus du dixième au prix de revient401 ? ».
Concernant la vente au poids ou à la pièce, Knab note que « l’usage varia dans la suite
des temps et chaque province se fit une habitude particulière. Il y en eut où l’on continua de
vendre la viande au poids, et il y en eut d’autres où l’on toléra de la vendre à la pièce ou à la
main, avec faculté de la marchander pour en faire le prix. Henri II voulut rétablir l’uniformité
et crut que la méthode du poids était la plus légale que l’on pût suivre dans ce genre de
commerce ; il en ordonna le rétablissement dans tout le royaume par un édit du 14 janvier
1551. Il y avait longtemps que l’usage s’était établi à Paris, d’acheter la viande à la main, et
en la marchandant par pièces ; les bourgeois et les bouchers prétendaient qu’ils y trouvaient
mieux leur compte, et que le poids, dans ce commerce de détail, ne pouvait être exactement
juste par la notable différence qu’il y a d’un endroit de la chair à un autre, et entre un morceau
plein d’os et un morceau qui n’en a pas 402. Cela intéressait principalement les familles d’une
position peu aisée qui n’ont pas besoin de grosses provisions, car, à l’égard des grandes
maisons, les maîtres d’hôtels faisaient des marchés particuliers avec les bouchers et comme ils
prenaient beaucoup de viande, et de tous les endroits, ils en avaient toujours à meilleur
marché ou de première qualité. Il y eut donc plusieurs plaintes contre cette ordonnance, qui
voulait que toute la viande fut vendue au poids. Le Parlement ordonna aux officiers du
Châtelet d’assembler pendant le carême un nombre de notables bourgeois pour prendre leur
avis touchant la manière la plus commode et qui conviendrait le mieux pour la vente et la
distribution de la viande de boucherie après Pâques, et d’entendre même pour cela les
vendeurs de bétail, les bouchers et les hôteliers. Cette assemblée fut faite, la question y fut
agitée et, selon son avis, le Parlement rendit l’arrêt du 29 mars 1551, « avant Pâques, et en
attendant qu’il plût au roi d’en ordonner autrement, décidant que la viande se vendrait
dorénavant en la forme et manière accoutumées avant l’ordonnance, sans poids, à prix
toutefois raisonnable et non excessif403 ».
On s’en doute, cet usage de la vente de la viande à la pièce a dû être accompagné à
toutes les époques de nombreux palabres et d’âpres négociations entre le boucher et sa cliente.
Au XVIe siècle, les insultes prennent tant d’ampleur que le Parlement de Paris doit légiférer à
ce sujet. « Les personnes qui venaient acheter de la viande, et qui naturellement essayaient de
l’avoir à meilleur marché que le prix fait par le marchand, étaient de la part de celui-ci l’objet
d’invectives, qui motivèrent un arrêt du Parlement en 1540, et une ordonnance de police en
1570404 ».
« Au XVIIe siècle, les bouchers et les bouchères avaient adouci leur langage, sans
toutefois cesser de lancer quelques brocards aux clients qui voulaient marchander405 ». Paul
Gustave FAGNIEZ, Etudes sur l’industrie et la classe industrielle à Paris au XIII e et XIVe siècle, 1877,
p 189.
401
402
Ces considérations sont tout a fait logiques : ce débat sur les difficultés de fixer un prix de la viande au poids
va resurgir au moment où Napoléon III voudra mettre en place la taxe de la viande à Paris en 1855. Une
échelle de prix très technique doit être mise en place pour tenir compte de la variété des qualités de viande au
sein d’une même espèce. Pour un poids identique, les valeurs marchandes d’une pièce d’aloyau et d’un rond de
gîte sont tout à fait différentes.
403
L. KNAB, op. cit., p 547.
404
Paul SEBILLOT, op. cit., p 107-108.
405
Ibid., p 108.
84
Sébillot retranscrit d’ailleurs une scène piquante de négociation entre une cliente et un couple
de bouchers, empruntée au Bourgeois poli, manuel de savoir-vivre publié en 1631406. Les
discussions entre client et commerçant ne manquent jamais de saveur. Le monde de la
boucherie peut renforcer les écarts de parole car le féminin et le masculin s’y affrontent
directement (le vendeur étant généralement un homme et l’acheteur le plus souvent une
femme), et la valeur symbolique de la viande ajoute des enjeux inconscients à la joute verbale.
Le morceau de viande que la ménagère négocie si âprement, c’est le symbole d’un certain
niveau de vie, c’est le signe de la bonne santé de sa famille et de ses finances, c’est aussi
l’aliment indispensable pour nourrir l’effort musculaire du mari et assurer le bon
développement des enfants. Ces discussions vénéneuses entre boucher et ménagère ne sont
donc pas prêtes de disparaître aux siècles suivants. Pensons au XIXe siècle au célèbre
Catéchisme poissard, recueil des expressions – souvent savoureuses – des dames de la Halle.
A la veille de la Révolution, dans son Tableau de Paris, Louis-Sébastien Mercier est
indulgent avec la caisse de Poissy mais beaucoup moins avec les bouchers. Il ne mâche pas
ses mots : « Voici un autre impôt bien plus lourd, et que les riches mettent sur les pauvres.
Les bouchers fournissent les grosses maisons de ce qu’il y a de meilleur dans le bœuf ; ils
vendent au peuple ce qu’il y a de moindre, et ils y ajoutent encore des os qu’on appelle
ironiquement réjouissances. D’ailleurs leur balance, quoique romaine, n’est pas toujours
scrupuleuse. J’ai vérifié le délit plusieurs fois, et je le dénonce aux magistrats. Puis la pauvre
servante d’un petit ménage est assez mal reçue ; son chétif achat rend le boucher impérieux ;
il livre ce qu’il veut, il pèse comme il l’entend, il rudoie la domestique ; et, avant qu’elle ait
pris le parti d’aller porter sa plainte chez le commissaire, peu curieux d’écouter les servantes,
elle entre chez un autre boucher. Mais, si la concurrence allège le joug imposé aux petits
ménages, c’est-à-dire aux trois quarts de Paris, elle ne le détruit pas ; et n’est-ce pas asse z de
ce que le Parisien paie, sans que le boucher le vexe encore407 ? ».
Pourtant, le contrôle de l’administration sur le prix de la viande fait dire à Georges
d’Avenel que « le boucher n’était pas un commerçant, comme celui de nos villes qui exerce
librement sa profession ; c’était une sorte de fonctionnaire ». L’expression est sans doute
exagérée, mais voyons l’argumentaire développé dans son article de 1898. Le boucher « prête,
en prenant possession de son étal, le serment solennel « de bien servir la cité et tenir toujours
assortiment de viandes saines » au taux légal. Car il va de soi que la viande est taxée, après
des « essais » laborieux, faits par les maires et échevins pour en établir le rendement. Et non
pas la viande en général, mais chaque morceau en particulier ; et si le boucher prétendait
profiter de quelque omission dans l’ordonnance municipale pour agir à sa guise, la population
se plaignait aussitôt aux consuls, comme elle fait à Nîmes (1631), que « les langues de bœufs
soient vendues huit sous, qui est un prix fort excessif ». Quoique les choses paraissent ainsi
réglées au mieux, avec de bonnes amendes naturellement prévues vis-à-vis des contrevenants,
les relations demeurent difficiles et orageuses entre les autorités et le commerce de la
« chair ». Ici le conseil communal menace les préposés officiels de faire venir des étrangers,
en concurrence avec eux, « s’ils continuent à mal satisfaire les acheteurs ». Ailleurs, sur le
refus des bouchers de vendre au prix fixé, l’administration organise elle-même une boucherie
qu’elle fait desservir par ses employés 408. Les bouchers essaient-ils d’une résistance
406
Paul SEBILLOT, op. cit., p 108-110. Une gravure du XVIIIe siècle, reproduite en annexe 14, peut servir
d’illustration à ce savoureux dialogue entre le boucher et la bourgeoise.
407
408
Louis-Sébastien MERCIER, Tableau de Paris, 1781-1788, La Découverte, 1998, p 61.
Des tentatives identiques de « boucherie municipale » sont attestées dans certaines communes françaises au
début du XXe siècle, notamment vers 1911-1912. Nous en reparlerons plus loin.
85
concertée, se mettent-ils en grève et ferment-ils leurs boutiques : c’est par la confiscation de
leurs « bancs » et par l’emprisonnement de leurs personnes que les récalcitrants, au XVIIIe
siècle comme au XVIIe, dans les moindres localités aussi bien que dans les chefs-lieux de
province, sont ou paraissent être mis à la raison409 ».
« En fait, cet appareil coercitif n’aboutissait à rien de pratique. Les pouvoirs publics,
malgré leur ingérence minutieuse, finissaient toujours par capituler. Lorsque les bouchers qui
« refusaient de tuer » étaient demeurés quelques jours sous les verrous, l’autorité se voyait
forcée d’en venir à composition et le prix de la viande se trouva ainsi, à travers mille disputes,
exactement ce qu’il eût été, s’il n’avait dépendu que de la libre volonté des marchands et des
acheteurs410 ».
Les anecdotes sur la vente au détail de la viande ne manquent pas. « Au XVIIe siècle
existait, chez certains bouchers de Londres, la coutume de cracher sur la première pièce
d’argent qu’ils recevaient le matin ». A Paris, « une sentence de 1668 défendait aux bouchers
de descendre de leurs étaux pour appeler et arrêter ceux qui désiraient acheter de la viande ».
La vente à crédit était fréquente au XVIIIe siècle, telle qu’elle se pratique encore dans les
villages actuels, avec des systèmes de coche ou d’ardoise. « Avant la Révolution, les
consommateurs achetaient « chair sur taille », c’est-à-dire e n marquant sur une taille, par des
crans ou des coches, la quantité de viande prise chaque fois, comme cela se passe encore chez
les boulangers411».
Profitons-en pour signaler une astuce de commerçant peu loyale mais assez fréquente.
« Les bouchers avaient remarqué que les viandes les plus jaunes, les plus corrompues et les
plus flétries, paraissaient très blanches et très fraîches à la lumière ; aussi plusieurs avaient
l’artifice de tenir grand nombre de chandelles allumées dans leurs étaux, même en plein jour ;
une ordonnance de 1399 fixa les heures pendant lesquelles ils pouvaient avoir des
chandelles412 ». Au XXe siècle, avant que cela ne soit interdit, les bouchers n’hésitaient pas à
utiliser du sang de cochenille ou un produit chimique, le silopire, pour donner un aspect plus
attractif, rouge vif et saignant, à la viande défraîchie.
d) « Le sang ruisselle dans les rues »
Outre les nombreuses fraudes qui leur sont reprochées, les bouchers sont souvent
accusés d’être des pollueurs. Concernant la saleté des rues autour des étaux de boucherie, il
faut rappeler que Paris comme toutes les autres villes de France, ne disposera pas d’abattoirs
avant la période napoléonienne. Au XVIIIe siècle, l’abattage se fait en pleine ville et le
spectacle sanglant de la mise à mort et du dépeçage des bêtes se déroule devant tous les
passants, y compris les femmes et les enfants. « Les bouchers principaux logent chez eux les
bestiaux et les tuent dans leurs cours, dont la plupart sont trop étroites. Quelques bêtes
pantelantes s’échappent à demi mortes 413 ».
409
Georges D’AVENEL, « Paysans et ouvriers depuis sept siècles », Revue des Deux Mondes, juillet 1898,
p 437.
410
Ibid., p 438.
411
Paul SEBILLOT, op. cit., p 107.
412
Ibid.
413
Marc CHASSAIGNE, op. cit., p 354.
86
Avec le développement de la sensibilité et du souci d’hygiène, Mercier s’indigne de ce
spectacle répugnant, pourtant ancestral : « Le sang ruisselle dans les rues ; il se caille sous vos
pieds, et vos souliers en sont rougis. En passant, vous êtes tout à coup frappé de
mugissements plaintifs. Un jeune bœuf est terrassé, et sa tête armée et liée avec des cordes
contre la terre. Une lourde massue lui brise le crâne ; un large couteau lui fait au gosier une
plaie profonde. Son sang qui fume, coule à gros bouillons avec sa vie414 ».
Bien sûr, Mercier note les inconvénients de l’abattage en pleine ville, car « ces
pratiques donnaient lieu à des accidents415 ». Par exemple, « un mouton, meurtri de coups,
vient s’abattre au milieu de la rue Dauphine. Un bœuf pénètre chez un miroitier et veut passer
à travers toutes les glaces. Un autre entre à Saint-Eustache au milieu de l’office, renversant
pêle-mêle les chaises et les fidèles. Les troupeaux qui circulent, célébrés par Boileau, menés
dans les voies étroites par un seul ou deux conducteurs au plus, sont une cause permanente
d’accidents. Des groupes mornes de quatre ou cinq bœufs attendent, aux portes des
boucheries, l’heure d’être égorgés 416 ».
Boileau a effectivement immortalisé l’encombrement de la circulation parisienne dans
sa VIe satire, Les embarras de Paris :
« Et pour surcroist de maux, un sort malencontreux
Conduit en cet endroit un grand troupeau de bœufs.
Chacun prétend passer, l'un mugit, l'autre jure.
Des mulets en sonnant augmentent le murmure ».
Mercier est prolixe dans ses descriptions : « Quoi de plus révoltant et de plus
dégoûtant que d’égorger les bestiaux et de les dépecer publiquement ? On marche dans le
sang caillé. Il y a des boucheries où l’on fait passer le bœuf sous l’étalage des viandes :
l’animal voit, flaire, recule ; on le tire, on l’entraîne ; il mugit, les chiens lui mordent les
pieds, tandis que les conducteurs l’assomment pour le faire entrer au lieu fatal… Quelquefois
le bœuf, étourdi du coup et non terrassé, brise ses liens, et furieux, s’échappe de l’antre du
trépas ; il fuit ses bourreaux, et frappe tous ceux qu’il rencontre, comme les ministres ou les
complices de sa mort ; il répand la terreur, et l’on fuit devant l’animal qui la veille était venu à
la boucherie d’un pas docile et lent. Des femmes, des enfants qui se trouvent sur son passage,
sont blessés ; les bouchers qui courent après la victime échappée, sont aussi dangereux dans
leur course brutale que l’animal que guident la douleur et la rage 417 ».
Le problème des « rivières de sang » dans les rues soulève des questions morales mais
aussi sanitaires. « Le ruisseau, le pavé et la boue gardent une teinte rouge plus vive le jeudi et
le vendredi, jours de grand massacre. « Tandis que le sang ruisselle à grands flots de la cour
où l’on tue, les garçons de l’échaudoir, occuper à le faire descendre, font souvent craindre aux
passants les éclaboussures les plus désagréables », ou laissent aux bourgeois, qui redoutent
l’infection, le soin d’en débarrasser la rue. Le pacifique promeneur, au sortir des boucheries,
paraît un assassin. « Rue des Vieux Augustins, les pavés sont en quelque sorte vernissés par le
sang ». En vain les inspecteurs ont mission d’empêcher dans le jour l’écoulement de ces
fleuves sinistres et d’en faire la nuit laver et disparaître les traces. Le sang doit être en
principe porté dans des voiries suburbaines418. Mais toutes les défenses sont inutiles tant
414
Louis-Sébastien MERCIER, op. cit., tome I, p 112.
415
Marcel REINHARD, op. cit., p 58.
416
Marc CHASSAIGNE, op. cit., p 354.
417
Cité par Alfred FIERRO, Histoire et dictionnaire de Paris, Robert Laffont, 1996, p 661.
418
Nicolas DELAMARE, Traité de la police, tome I, p 572.
87
qu’on ne se décide pas à rejeter les abattoirs hors Paris 419 ».
Dans les années 1780, Louis Sébastien Mercier regrette que Paris n’ait pas encore
réussi à « placer les tueries hors de la ville, ainsi que cela se pratique à Strasbourg, et dans
plusieurs villes du royaume ». Outre les embarras fréquents causés par les bœufs, il estime
qu’il « serait d’une sage police de prescrire aux bouchers la manière tout à la fois la plus sûre
et la plus prompte de tuer les animaux. Il n’est ni bon ni sage d’égorger l’agneau sous les
yeux de l’enfance, de faire couler le sang des animaux dans les rues. Ces ruisseaux
ensanglantés affectent le moral de l’homme, ainsi que le physique : il s’en exhale une double
corruption. Qui sait si tel homme n’est pas devenu assassin en traversant ces rues et en
revenant chez lui les semelles rouges de sang ? Il avait entendu les gémissements des animaux
qu’on égorge vivants ; et peut-être dans la suite fut-il moins sensible aux cris étouffés de celui
qu’il avait frappé 420 ».
Mercier propose même une réglementation qui annonce la loi Grammont de 1850 (qui
réprime les mauvais traitements publics des animaux domestiques) : « On devrait bien établir
une amende sur les bouchers ou rôtisseurs qui égorgeraient des animaux en public, ou qui
offriraient un spectacle de sang autour de leurs demeures. Cet impôt est dicté par la nature
elle-même qui abhorre le sang, et qui, si elle est malheureusement forcée d’être barbare,
devrait faire tous ses efforts pour pouvoir au moins se le cacher à elle-même421 ».
Le projet de fermer toutes les tueries particulières, c’est-à-dire chaque échaudoir,
chaque lieu d’abattage lié à un étal de boucherie, et de rassembler toutes les tueries dans
quelques espaces clos, clairement délimités et si possible hors du centre-ville, est déjà évoqué
dans des textes du XVIe siècle, le plus souvent pour des raisons sanitaires. Dans son célèbre
Traité de la police, Nicolas Delamare évoque un arrêt du Conseil du 4 février 1567 qui charge
les officiers de police de reléguer les tueries hors des villes, sur un emplacement réservé, si
possible près de l’eau 422. Delamare donne alors son commentaire désabusé : « Plusieurs villes
ont suivi ce règlement dans toutes ses dispositions, et s’en trouvent parfaitement bien. Il aurait
été à souhaiter que l’on eût pu en faire autant à Paris ; mais la grande étendue de la ville ne l’a
pas pu permettre : l’on a souvent tenté les moyens d’éloigner de son centre les tueries de
bestiaux, et de les transférer aux extrémités. Plusieurs arrêts, tant du Conseil que du Parlement
l’ont ainsi ordonné en différents temps 423 ». Mais la corporation des bouchers a toujours été
assez puissante pour résister aux ordres de transfert des tueries hors du centre de la capitale et
pour conserver le droit d’abattre le bétail dans Paris 424. Les échecs successifs de la période
moderne pour créer des abattoirs à la périphérie de Paris ont été bien étudiés par Reynald
Abad425.
Le problème n’est donc pas nouveau, comme le souligne Hubert Bourgin : «Dès le
XVIe siècle, des projets de règlements avaient été formés pour reléguer les tueries hors des
419
Marc CHASSAIGNE, op. cit., p 354.
420
Louis-Sébastien MERCIER, Tableau de Paris, 1782-1788, Mercure de France, 1994, tome II, p 718.
421
Ibid., tome II, p 720.
422
Nicolas DELAMARE, Traité de la police, 1722, tome I, p 586.
423
Ibid.
424
Alfred DES CILLEULS cite un mandement royal du 21 février 1760, un arrêt du conseil du 12 juillet 1760 et
des lettres-patentes du 7 janvier 1763. Alfred DES CILLEULS, Histoire de l’administration parisienne au
XIXe siècle : tome I (1800-1830), H. Champion, 1900, p 137.
425
Reynald ABAD, « Les tueries à Paris sous l’Ancien Régime ou pourquoi la capitale n’a pas été dotée
d’abattoirs aux XVII e et XVIIIe siècles », Histoire, Economie et Société, 1998, n°4, pp 649-676.
88
villes, sur un emplacement réservé. Un arrêt du Conseil du 4 février 1567 charge les officiers
de police de prendre cette mesure426 ». A la fin du XVIIIe siècle, illustrant le souci hygiéniste
des Lumières, Lavoisier a rédigé un projet pour regrouper les tueries en banlieue, qui resta
sans application, comme tous les précédents427. Breteuil a également proposé de nombreux
projets pour reléguer au loin les établissements insalubres, « selon les conclusions d’une
commission de l’Académie des sciences, en 1778, Bailly étant rapporteur 428 ». Au début de la
Révolution, un citoyen fait resurgir, sans plus de succès, un projet de Dobilly, soumis à la
faculté de médecine en 1786, qui propose « l’établissement de tueries hors Paris, l’une à
Chaillot, et l’autre sur la Bièvre 429 ». Comme le note Marcel Reinhard, « le transfert des
abattoirs hors de la ville était l’un des soucis de l’opinion, non pas de la masse. Bailly s’en
était préoccupé dès 1788, mais les cahiers de doléances ne s’y attardèrent guère 430».
Pour Marc Chassaigne, « le projet, sans cesse agité, n’est pas adopté à cause des
mauvaises raisons des intéressés qui sont riches, et surtout parce que l’administration craint
que le public ne proteste contre la hausse des prix, reconnue indispensable pour subvenir aux
frais des constructions étendues d’abattoirs collectifs. La perception des droits serait aussi
sans doute moins aisée. Mais quant au motif qu’on tire de la gêne devant résulter de la
réforme pour la circulation, il est charitable de n’y pas insister. C’est seulement en 1805 que
Paris, ville pitoyable aux bêtes, cessa d’être ensanglantée comme un temple païen 431 ». Nous
verrons que c’est effectivement Napoléon Ier en 1807-1810 qui supprimera les tueries
particulières attenantes aux boutiques et créera cinq abattoirs publics à Paris, qui
commenceront à fonctionner en 1818.
Citons une anecdote médiévale qui illustre la difficulté pour les autorités de se faire
obéir par les bouchers, notamment en ce qui concerne l’hygiène et la salubrité publique. « La
paix corporative du XVe siècle permet de faire front contre les autorités, voire de résister, et
au besoin plus que par le passé, aux exigences du pouvoir royal lui-même. Ainsi, à Paris, ne
faut-il pas quarante ans (de 1472 à 151O) aux officiers royaux de la Cour du Trésor pour se
faire obéir des bouchers de Notre-Dame-des-Champs au sujet de l'hygiène de leur
quartier432? ».
Terminons avec un passage de la thèse de Droit de Françoise Guilbert, qui aborde les
deux points précédents, à savoir la mauvaise réputation des bouchers et leur formidable
capacité de résistance face aux décisions prises par les autorités, pour le bien public,
notamment dans un souci d’hygiène. « L'usage d'abattre au domicile des bouchers, près de
leurs étaux, s'introduisit peu à peu et devint général, malgré les efforts des prévôts des
marchands et des échevins qui tentèrent vainement, au XVIIe (puis au siècle suivant), de faire
établir des tueries communes aux extrémités des faubourgs. Une translation des tueries
proches des monastères du faubourg Saint-Jacques et de l'Abbaye du Val de Grâce, fut
décidée par le Parlement. Mais, bien qu'en grande partie financée par Anne d'Autriche,
426
Hubert BOURGIN, op. cit., p 48.
427
LANZAC DE LABORIE, Paris sous Napoléon, tome 5 : Assistance et Bienfaisance, Approvisionnement,
Plon, 1908, p 313.
428
Hubert BOURGIN, op. cit., p 49.
429
Réflexions adressées aux Etats généraux par un habitant de la ville de Paris. Hubert BOURGIN, op. cit., p
48.
430
Marcel REINHARD, op. cit., p 58.
431
Marc CHASSAIGNE, op. cit., p 355.
432
Emile COORNAERT, op. cit., p 104.
89
l'opération se réalisa avec difficulté et Delamare rapporte que «les bouchers eurent peine à
obéir, ce qui donna lieu à un troisième arrêt en septembre de la même année. Celui-ci fut
exécuté433 ». Cependant, les efforts du voisinage incommodé se heurtaient toujours à la
crainte de voir le couteau des bouchers se retourner contre lui et l'on peut lire dans les
objections qui s'opposèrent au déplacement de tueries en 1691, l'état d'esprit d'une population
menacée par ceux qui la déchargeaient du crime alimentaire : « Chaque boucher a quatre
garçons au moins ; plusieurs en ont six : ce sont tous gens violents et indisciplinables, qui ont
bien de la peine à se supporter les uns les autres, et les maîtres encore plus à les tranquilliser
et les ranger à leur devoir. Or, il pourrait être dangereux de les mettre en état de se pouvoir
compter ; et que s'ils se voyaient onze ou douze cents en deux ou quatre endroits, il serait
difficile de les contenir, et encore plus difficile de les empêcher de s'assommer entre eux : l'on
pourrait même appréhender que cette fureur, qui leur est si naturelle, ne s'étendît et ne se
portât plus loin ; et de cet inconvénient seul, après les exemples du passé, a toujours mérité et
méritera dans tous les temps beaucoup de réflexion434 ».
Le souvenir de la participation des bouchers à l’insurrection cabochienne de 1413 ou
aux violences religieuses iconoclastes et ligueuses du XVIe siècle – dont nous avons déjà
parlé – semble donc avoir marqué profondément et durablement les esprits parisiens.
e) Les rôtisseurs de Paris sont des concurrents non-négligeables
L’une des professions contre laquelle les bouchers vont devoir se battre à de multiples
reprises, notamment au XVIIe siècle, est celle de rôtisseur. Présentons donc ce métier avant de
voir les luttes des bouchers pour défendre leur activité.
Au XIIIe siècle, on ne parle pas de rôtisseurs mais plutôt de cuisiniers. Ils « étaient
établis pour vendre au peuple des viandes communes et de bas prix, qu’ils préparaient de
diverses manières, soit bouillies, soit rôties. On les appelait Cuisiniers, du mot cuisine,
employé dans le sens de viande accommodée, et aussi Oyers, parce que les oies étaient les
volailles dont le peuple faisait la plus grande consommation. Les étaux des Cuisiniers
marchands d’oies, ouverts dans un quartier voisin des Halles, ont donné leur nom à la rue aux
Oues, transformé aujourd’hui, par une erreur grossière, en rue aux Ours 435 ».
Pour être cuisinier au XIIIe siècle, il fallait « savoir préparer convenablement toutes
sortes de viandes et avoir fait deux ans d’apprentissage ». Pour prendre un apprenti, « le
Maître versait une somme de dix sous, dont six revenaient au Roi et quatre aux Maîtres du
métier. Il dressait par écrit les conventions, en présence de plusieurs témoins, et s’engageait à
respecter le terme de l’apprentissage. Les valets ne pouvaient résilier leur contrat de louage
qu’avec l’assentiment de leur Maître. Quand un Maître essayait de détourner les valets d’un
autre, il était condamné à une amende de dix sous. Les précautions prises pour les
approvisionnements chez les Regrattiers – que nous verrons ensuite – sont renouvelées chez
les Cuisiniers ; même défense d’al ler à la rencontre des marchands forains ou de s’associer
avec eux ; même obligation de se fournir aux Halles, ou dans les champs qui s’étendent entre
433
Nicolas DELAMARE, Traité de la police, tome II, p 1267.
434
Docteur H. BAYARD, « Mémoire sur la topographie médicale des Xe, XIe, XIIe arrondissements de la ville
de Paris », Annales d’Hygiène Publique et de Médecine Légale , 1844, tome XXXII, p 252. Cité par Françoise
GUILBERT, Le pouvoir sanitaire : Essai sur la normalisation hygiénique, Thèse de Droit, 1992, p 71.
René de LESPINASSE et François BONNARDOT, Les métiers et corporations de la Ville de Paris (XIIIe) :
le livre des métiers d’Etienne Boileau , Imprimerie Nationale, 1879, p XXXIII.
435
90
le pont du Roule et le pont de Chaillot jusqu’aux faubourgs de Paris, ou du côté de SaintHonoré et du Louvre436 ».
Pour René de Lespinasse, « les prescriptions relatives à la qualité des viandes méritent
d’être citées : Nul ne doit cuire ou rôtir des oies, du bœuf, du mouton, du veau, de l’agneau,
du chevreau ou du cochon, si ces viandes ne sont pas loyales et de bonne moelle. Nul ne doit
garder plus de trois jours des viandes cuites, qui ne sont pas salées. On ne doit faire des
saucisses qu’avec de bonne chair de porc. Quant au boudin de sang, que personne ne puisse
en vendre, « car c’est périlleuse viande ». Tout morceau méritant un de ces reproches était jeté
au feu, condamné à « ardoir », et le cuisinier payait dix sous d’amende ».
« Il y avait encore une amende de cinq sous pour celui qui blâmait la viande d’un autre
quand elle était réellement bonne, et pour celui qui, voyant un consommateur s’approcher de
la fenêtre d’un cuisinier, cherchait à l’attirer à la sienne, avant qu’il s’en fût éloigné de luimême. Ces petites chicanes montrent l’esprit étroit des règlements ; mais, si l’on réfléchit
qu’ils étaient l’œuvre des ouvriers eux-mêmes, et que l’ouvrier, éminemment pratique, ne voit
que les détails, peut-être les trouvera-t-on réellement utiles ».
René de Lespinasse termine sa présentation des cuisiniers au XIIIe siècle en évoquant
leur caisse de secours. Un article dit que, « sur la portion des amendes allouées aux Jurés, il
en sera prélevé un tiers pour former un fonds destiné à soutenir les vieillards tombés dans
l’indigence, par infirmité d’âge ou par suite de mauvaises affaires. C’est une institution digne,
à tous égards, des meilleurs temps de la civilisation437 ». Une question, sans réponse pour
l’instant, se pose : les bouchers disposaient-ils eux aussi d’une caisse de secours au Moyen
Age ?
Pour l’époque moderne, Marc Chassaigne note que « les agneaux et chevreaux et les
cochons de lait sont avec les volailles du ressort des rôtisseurs oyers. « Ces jeunes bestiaux
sont, par rapport à la nature, plus délicats que les grosses viandes et d’un goût plus exquis »,
affirme, en se léchant les lèvres, le commissaire Delamare438, et le fait est qu’il n’est point
pour le Parisien de réjouissance véritable si sa broche demeure inactive sur un foyer sans joie.
Les veilles de Saint-Martin, des Rois et du Mardi Gras, le peuple vend ses chemises pour
acheter une oie à la Vallée439 ». Depuis 1679, le marché à la volaille et au gibier se tenait sur
le quai de la Mégisserie : il portait le nom de « Vallée de misère », sans doute à cause des cris
poussés par les animaux qu’on y égorgeait 440.
« Un commissaire particulier a souci des volailles. Volailles et gibier, comme le beurre
et les œufs, ne se peuvent vendre aussi qu’en plein marché. Les rôtisseurs, les pâtissiers et les
traiteurs, même jurés de leur communauté, n’ont le droit d’enlever aucune marchandise de
volaille de dessus le carreau de la halle que passé 8 heures du matin en hiver et 7 heures en été
le mercredi et le samedi, qu’après 5 heures les autres jours 441. Les traiteurs au besoin sont
contraints de lotir entre eux les marchandises exposées. Les hôteliers et cabaretiers ne peuvent
acheter, les jours de marché, aucune denrée, gibier, œufs ni poisson, avant 8 heures du matin
436
Ibid., p XXXIV. Les statuts des cuisiniers sont sous le titre LXIX, p 145.
437
Ibid., p XXXIV.
438
Nicolas DELAMARE, Traité de la police, tome II, p 704.
439
Louis-Sébastien MERCIER, Tableau de Paris, tome IV, p 164. Repris par Marc CHASSAIGNE, op. cit., p
356-357.
440
Bertrand LEMOINE, Les Halles de Paris, L’Equerre, 1980, p 44.
441
Nicolas DELAMARE, op. cit., tome II, p 758 et 792.
91
de Pâques au 1er octobre et 9 heures en hiver442».
« Les 24 vendeurs de volaille, gibier, œufs, beurre et fromage, cochons de lait,
agneaux et chevreuils vifs, institués par l’édit de mars 1673, sont les premiers d’une longue
lignée et le précédent dont s’autorisa le roi pour ses créations ultérieures. Le nombre des
offices passe dès l’année suivante à 40. En 1696, une multiplication imprévue les dédouble en
cent charges de jurés-vendeurs de volaille et cent charges de jurés-vendeurs d’œufs, beurre et
fromage, qui sont supprimés, faute d’amateurs, en 1698, et les droits afférents réunis à la
Ferme443. L’ordonnance du Châtelet du 30 avril 1700 défend de se servir de facteurs pour la
vente des volailles, du beurre et des œufs. En 1702, reparaissent avec le déficit 50 contrôleurs
et courtiers des marchandises de volaille, lait, beurre et fromages, puis 20 offices de
contrôleurs en avril 1705. L’année précédente a vu naître dans la loi cent commissaires
inspecteurs des halles et marchés de Paris. La paix soulage heureusement le commerce
accablé444 ».
« Les marchandises défectueuses demeurent passibles de saisie, et, selon l’usage,
celles qui n’ont pas été vendues ne se peuvent remporter. Il est défendu de prolonger la vente
après deux heures du soir les jours de marché et passé dix heures du matin le reste de la
semaine. Le marché de la Vallée, sollicité par les uns, repoussé par les riverains, tiraillé entre
les revendications et les plaintes, subit des transferts successifs, passant du quai de la
Mégisserie au quai des Augustins445 ».
f) Les luttes pour défendre le monopole
L’administration parisienne est le meilleur défenseur du métier en « soutenant le
monopole corporatif par d’incessantes mesures, complexes et diverses (…) : tels sont les actes
administratifs ou les arrêts de justice rendus en faveur des bouchers réguliers contre les
rôtisseurs (1648), les regratiers (1667), les étaliers acheteurs de bétail (1667), les rôtisseurs et
pâtissiers (1675), les vendeurs de viande dépecée (1676)446».
Ainsi, c’est le monopole corporatif et le métier régulier de la boucherie que le prévôt
de Paris défend contre les rôtisseurs, en 1648, quand il dit «que les dits jurés rôtisseurs sont
maintenus et gardés en la possession du droit de visite sur la volaille, gibiers, agneaux et
chevreaux, tant sur les maîtres de leur communauté que marchands forains qui les apporteront
aux places publiques ; et défenses leur sont faites de tuer, habiller et préparer aucuns veaux et
moutons dans leurs boutiques, ni vendre lesdites chairs qu’ils ne les aient achetées aux étaux
et boutiques desdits marchands bouchers ; même vendre aucunes viandes crues de veau,
mouton et porc les jours ouvrables, mais seulement les jours de fête et dimanches auxquels les
boucheries ne sont pas ouvertes447 ». Les bouchers parisiens ont déjà perdu le contrôle du
débit du porc en 1513 à la faveur des charcutiers ; ils n’ont pas recommencé la même erreur
442
Marc CHASSAIGNE, op. cit., p 357.
443
Nicolas DELAMARE, op. cit., tome II, p 826.
444
Marc CHASSAIGNE, op. cit., p 357.
445
Ibid., pp 357-358.
446
Hubert BOURGIN, L’industrie de la boucherie à Paris pendant la Révolution , 1911, p 19.
Sentence du 1er avril 1648 portant règlement entre la communauté des marchands bouchers de la ville et
faubourgs de Paris et la communauté des maîtres rôtisseurs de ladite ville. AN, AD XI 13 : Police des
boucheries, folio 180.
447
92
en 1648 face aux rôtisseurs, « qui avaient le monopole de la cuisson et de la vente des
volailles, gibiers à poil et à plumes, chevreaux et agneaux448 ».
Avant l’apparition de la communauté des charcutiers en 1476, seules « deux
corporations s’occupaient du débit de la viande » à Paris : les poulaillers pour la volaille et les
bouchers pour la viande de bœuf et de mouton. Les bouchers parisiens vendent encore du porc
à la fin du XVe siècle. Gustave Fagniez précise que « dans les villes où l’on mangeait la chair
du bouc et de la chèvre, elle était généralement considérée comme viande de boucherie.
C’était surtout lorsqu’ils étaient à la mamelle que ces animaux servaient à l’alimentation. A
Paris, le chevreau ne faisait pas partie du commerce du boucher, mais du poulailler449 ».
Etienne Martin-Saint-Léon indique en effet que « les poulaillers ne vendaient pas seulement
la volaille et la sauvagerie (gibier), mais encore diverses autres denrées comestibles, « toute
manière de regraterie ». Ils tenaient leur marché derrière le Châtelet, à la porte de Paris,
comme les bouchers450 ». Au XIIIe siècle, « la communauté des marchands appelés
Regrattiers était fort considérable ; elle comprenait les revendeurs de vivres et de comestibles
tels que : pain, sel, poisson de mer, œufs et fromage s, volailles et gibier ; puis toutes les
denrées que l’on vendait à la livre et qu’on appelait, pour cette raison, des avoirs-de-poids
(pommes, raisins, ail, oignon, échalote, figues, dattes, herbes potagères (égrun) et quelques
épices : poivre, cumin, cannelle, réglisse, cire en pain)451 ». René de Lespinasse confirme
qu’au XIII e siècle « les marchands de volailles, dits Poulaillers, n’étaient qu’une fraction du
nombreux métier des Regrattiers. L’achat de leur métier leur donnait droit à la vente de toutes
« regratteries » à la condition de payer l’impôt affecté à chaque espèce. Pour les volailles
seules, ils payaient quatre deniers de coutume à la Saint-Denis. Les règlements de police pour
l’approvisionnement étaient les mêmes. Afin d’éviter autant que possible la vente des viandes
de mauvaise nature, on interdisait aux Poulaillers le colportage, et l’on assignait, comme seuls
endroits de vente, le marché de la porte Saint-Denis et de la rue Notre-Dame pour tous les
jours, le marché des Halles de Champeaux pour le samedi452».
Sans indiquer de cadre chronologique, François Olivier-Martin précise que les
poulaillers « vendaient de la volaille, du gibier et des petits animaux (chevreaux, cochons de
lait) ». Les jurés-vendeurs de volailles se séparèrent des poulaillers « pour servir
d’intermédiaire entre les marchands forains, qui apportaient aux Halles les volailles ramassées
dans la campagne, et, d’autre part, les regrattiers, rôtisseurs et particuliers qui venaient
s’approvisionner aux Halles. Leur ministère n’était d’ailleurs pas obligatoire. Mais en tant
qu’officiers-jurés, ils avaient l’inspection générale des denrées apportées par les forains 453».
A l’origine, la corporation des charcutiers, apparue à Paris en 1476, n’avait le droit de
vendre que de la viande cuite. Les statuts des charcutiers du 17 janvier 1476 « établissent
l’obligation de faire le chef-d’œuvre et de payer 20 sols parisis (10 au roi, 5 à la confrérie, 5
448
« Les rôtisseurs, qui pouvaient aussi vendre d’autres viandes rôties, sans monopole, émirent la prétention
d’acheter des veaux et des moutons vivants pour leur commerce. Mais une sentence du prévôt de Paris de 1648
leur donna tort et les statuts définitifs des bouchers obligent les rôtisseurs à recourir à eux pour la chair de veau
et de mouton qu’ils rôtissaient. » François OLIVIER-MARTIN, L’organisation corporative de la France
d’ancien régime , Librairie du recueil Sirey, 1938, p 172.
Gustave FAGNIEZ, Etudes sur l’industrie et la classe industrielle à Paris au XIII e et XIVe siècle, 1877, p
185.
449
450
Etienne MARTIN SAINT-LEON, op. cit., p 198.
451
René de LESPINASSE et François BONNARDOT, op. cit., p XXXI.
452
Ibid., p XXXV. Les statuts des poulaillers sont sous le titre LXX, p 147.
453
François OLIVIER-MARTIN, op. cit., p 454.
93
aux jurés) pour être reçu à la maîtrise (article 3). Les charcutiers ne purent vendre aucuns
fruits, choux, navets, beurres, harengs, ni marée (article 5), ni chair cuite qui ne fût « digne
d’entrer en corps humain », ce à peine d’amende arbitraire (article 8). Ces statuts
rencontrèrent une vive opposition de la part de nombre de charcutiers au dire desquels sept ou
huit maîtres seulement (Oudin Bonnart, Yvonnet Alot et quelques autres) auraient sollicité la
nouvelle réglementation ; une sentence de police du 25 septembre 1477 donna satisfaction à
ces plaintes en élargissant les dispositions des statuts et en maintenant à tous les charcutiers
qui exerçaient cette profession avant 1475 le droit de passer maîtres moyennant 10 sous et
sans chef-d’œuvre. Les charcutiers ne furent toutefois définitivement affranchis de la
domination des bouchers que par lettres patentes de juillet 1513 ; ces lettres leur permirent
d’acheter et d’enlever les porcs nécessaires à l’exercice de leur métier sans payer de
redevance aux bouchers454 ».
A la fin du XVe siècle, « les premiers charcutiers étaient obligés d’acheter les porcs
qu’ils accommodaient aux maîtres bouchers, qui avaient le privilège exclusif d’abattre les
animaux. En 1513, leur communauté se plaignit au roi de l’obligation où ils étaient, de par
leurs statuts, d’acheter leur chair aux bouchers « qui les leur survendent et vendent à leur mot
et plaisir », de telle sorte que, bien qu’ils vendent eux-mêmes à « si petit profit que possible »,
le pauvre menu peuple en est lésé. Le roi écouta ces bons apôtres et cassa les articles qui
subordonnaient les charcutiers aux bouchers ; ils purent désormais acheter et tuer eux-mêmes
leurs porcs, sauf à les faire visiter et « languyer » comme de coutume455. La séparation des
deux métiers, favorables aux progrès techniques, ne fut pas réalisée partout aussi nettement. A
Nevers par exemple, les bouchers ont réussi à limiter à 10 le nombre des charcutiers et ont
gardé jusqu’à la fin le droit de tuer les porcs et d’en vendre la viande 456 ».
Ainsi, les bouchers parisiens souffrent à partir de juillet 1513 de la concurrence des
charcutiers pour le commerce des porcs vivants. Les privilèges des charcutiers ont été
confirmés en juillet 1572, en mai 1604, en mai 1611457. « Enfin, ils obtinrent le 24 octobre
1705, au détriment des bouchers, le droit exclusif de vendre la viande de porc, soit crue, soit
cuite458 ». La longue rivalité entre bouchers et charcutiers, qui se poursuit jusqu’au XX e siècle
(à travers le maintien de deux confédérations concurrentes), n’est sans doute pas spécifique à
Paris, mais ce type de lutte n’existe pas à Caen au XVIII e siècle par exemple. Dans sa thèse,
Jean-Claude Perrot montre que les bouchers caennais sont en lutte contre les épiciers en 1780,
alors que les charcutiers rejoignent la corporation des bouchers en 1779 – fait impensable à
Paris. Par contre, la volonté farouche de maintenir « l’individualité » du métier est une
similitude entre Caen et la capitale459.
Outre le problème du regrat et des forains que nous évoquerons plus loin, le dernier
métier du monde de la viande qui aurait pu gêner l’activité des bouchers est la triperie. Au
XVIIIe siècle, si l’on suit Nicolas Delamare, la triperie était un métier libre et surtout féminin :
454
Etienne MARTIN SAINT-LEON, op. cit., p 457.
455
Lettres de Louis XII du 18 juillet 1513. Langueyer consiste à examiner la langue d’un porc pour voir s’il est
ladre (malade).
456
François OLIVIER-MARTIN, op. cit., pp 171-172.
457
Etienne MARTIN SAINT-LEON, op. cit., p 457.
458
Alfred FIERRO, op. cit., p 722.
459
« Certains métiers étaient suffisamment lourds pour garder leur individualité : la boulangerie, la boucherie ».
Jean-Claude PERROT, Genèse d’une ville moderne : Caen au XVIIIe siècle, Thèse, Paris I, 1973, EHESS,
1999, tome II, p 328.
94
« Il y a six familles qui ne sont occupées qu’à cet emploi ; ce nombre n’est point fixe, c’est un
métier qui est libre ; mais de temps immémorial elles n’ont pas été davantage. Toutes ces
familles logent à la vieille place aux veaux ; elles n’ont aucune société entre elles, chacune
fait pour soi : cependant elles ont un lieu commun pour leur travail, la cuisson et l’apprêt de
leurs marchandises. Ceux qui composent ces familles, maris, femmes, enfants et domestiques
sont ensuite occupés pendant le jour à vider, laver et nettoyer dans la rivière, le long du quai
de Gesvres, toutes ces issues et ces intestins, et pendant la nuit à les faire cuire. Tous les
matins, à la pointe du jour, ils les exposent en vente dans de grandes mannes d’osier, audevant de leurs portes. Les particuliers peuvent y en aller acheter pour leur usage ; mais cela
arrive rarement, et presque le tout est enlevé par un certain nombre de femmes, qui les
emportent dans de grands bassins de cuivre jaune, et les exposent en vente au peuple aux
coins des rues. Il n’y a presque aucun carrefour à Paris où il ne se trouve l’une de ces
femmes ; et c’est une grande fort commod ité pour les pauvres gens. Ces mêmes femmes
peuvent aussi les acheter crues des bouchers mêmes, et ainsi les avoir de la première main, et
à meilleur marché ; mais comme elles n’ont pas toutes les commodités nécessaires pour les
apprêter et les faire cuire, elles les donnent à préparer et à cuire à l’une ou à l’autre de ces
familles destinées à cet emploi460 ».
Pour Etienne Martin Saint-Léon, « les tripiers existaient en fait, mais ne formaient pas
une communauté ; ils devaient obtenir une licence du prévôt. Le 28 mai 1738, une
ordonnance du prévôt en réduit le nombre à douze, sous le prétexte que ces tripiers « se sont
multipliés, encombrant non plus seulement l’arcade du quai de Gesvres, mais la vieille place
aux Veaux et les alentours, obstruant ainsi la circulation, ce dont les bouchers se
plaignent461 ». L’influence des bouchers auprès des autorités locales semble donc être
suffisamment importante pour rapidement maîtriser cette éventuelle nouvelle concurrence des
tripiers462.
Concernant la commercialisation des suifs, matière première importante sous l’Ancien
Régime pour les chandeliers, les autorités sont rapidement intervenues pour empêcher les
éventuelles tentatives d’accaparement. « Les bouchers sont tenus de vendre le jeudi au
marché, pour prévenir les monopoles redoutés, tout le suif de leur fabrication, fondu en pains
demi-sphériques. La vente se fait par échantillons, au prix courant. Le suif de place est le
meilleur. Il est interdit d’y mettre du sel qui ferait pétiller les chandelles 463. Au besoin la
denrée est taxée, ce qui eut lieu en 1668 après l’établissement des lanternes 464 ». Au XIIIe
siècle déjà, « la fabrication et la vente des chandelles était l’objet d’une surveillance
scrupuleuse de la part des quatre Jurés du métier. La fraude se faisait surtout par le mélange
de mauvaises graisses avec le suif, on défendait tous rapports entre Chandeliers et Regrattiers,
parce que ceux-ci cherchaient à utiliser leurs résidus dans la fabrication des chandelles.
L’amende de cinq sous et la perte des objets falsifiés était rigoureusement appliquée 465 ».
460
Nicolas DELAMARE, Traité de la Police, 1705, tome II, pp 1300-1301.
461
Etienne MARTIN SAINT-LEON, op. cit., p 457.
462
Pour de plus amples renseignements sur la triperie parisienne, on peut se reporter à Jean VIDALENC, « Une
industrie alimentaire à Paris au XVIIIe siècle : la préparation et la vente des tripes et abats », Paris et Ile-deFrance, Mémoires, tome 1, 1949, pp 279-295.
463
Nicolas DELAMARE, Traité de la police, tome II, p 640.
464
Marc CHASSAIGNE, op. cit., p 355.
465
René de LESPINASSE et François BONNARDOT, op cit., p XXXVII. Les statuts des chandeliers sont sous
le titre LXIV, p 132.
95
Protéger son monopole c’est lutter contre les métiers voisins (charcutiers, poulaillers,
rôtisseurs, tripiers) qui voudraient s’arroger une partie de l’activité du boucher, mais c’est
aussi tout simplement empêcher l’installation de nouveaux concurrents. Le dénombrement
des étaux en activité dans Paris est une activité importante pour la communauté car le syndic
peut ensuite faire valoir aux autorités publiques que la limitation officielle n’est pas respectée,
ce qui explique à leurs yeux l’augmentation du prix des denrées (à cause de l’accaparement
des bestiaux au détriment des autres bouchers) et la mauvaise qualité de certaines viandes
débitées par les étaux surnuméraires (car les inspections de la communauté n’y sont pas
menées). Combien avons-nous d’étaux à Paris au XVIII e siècle466?
En 1722, il y a 48 boucheries et 307 étaux à Paris467. Les plus fortes concentrations
sont la Grande Boucherie près du Châtelet (29 étaux), la boucherie de Beauvais, rue SaintHonoré (28 étaux) et la boucherie du faubourg Saint-Germain, concédée à l'abbé de SaintGermain-des-Prés en 1370 (22 étaux)468. La rue Saint-Martin, près de Saint-Nicolas-desChamps, compte 21 étaux. « Plus tard des boucheries couvertes se trouvent au Marché
Neuf469 ».
Certains étaux appartiennent à des couvents depuis 1360 : outre l’abbaye de SaintGermain-des-Prés qui possède 22 étaux, l’abbaye de Sainte-Geneviève en possède 14 et
l’abbaye de Saint-Antoine deux 470. Alfred Fierro fait remonter à 1282 l’autorisation obtenue
par les Templiers pour avoir deux étaux dans leur enclos et « en 1354, le prieur de Saint-Eloi
fit installer des étaux dans la rue Saint-Paul471». Par ailleurs, au Moyen Age, les
établissements religieux propriétaires de censives ou de rentes sur la Grande Boucherie de
Paris étaient nombreux : l’abbaye de Montmartre (1153), l’église Saint-Etienne-du-Mont
(1195), le prieuré de Saint-Martin-des-Champs (1207), l’abbaye de Saint-Antoine-desChamps (avant 1261), l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés (avant 1290), les chanoines de
l’église Saint-Symphorien (1292), l’église Saint-Jean-de-Grève (avant 1315), le chapitre de
Saint-Germain-l’Auxerrois (1357), le couvent de Saint-Lazare (1365), la chapelle Saint-Yves
(1371), le couvent de Sainte-Claire à Saint-Marcel-les-Prés (1383), le prieuré de Saint-Eloi
(avant 1421), le couvent de Saint-Magloire (avant 1421), l’évêché de Paris (avant 1447), le
couvent des Chartreux (vers 1550), l’église de l’Hôpital de Saint-Esprit (avant 1632) et
l’église Saint-Jacques-de-la-Boucherie (1637) 472.
Puisque nous évoquons le cas particulier des étaux de boucheries appartenant à des
établissements religieux, il faut rappeler que dans certaines villes, les bouchers étaient très
bien intégrés dans le système féodal médiéval, comme l’explique Emile Coornaert. « De
même que l'exercice individuel de telle ou telle profession peut être octroyé par des seigneurs
(...), il arrive que des communautés d'artisans ou les droits qui en proviennent soient tenus en
véritables fiefs. (...) A Soissons, à Toulouse, les étaux des bouchers sont inféodés à titre
héréditaire. Mieux: les corporations deviennent elles-mêmes personnes féodales. Citons, à
466
Avec sa précision habituelle, Hubert Bourgin donne la localisation des principaux étaux de boucherie de Paris
en 1722, en 1760, en 1779 et en 1789. Hubert BOURGIN, op. cit., pp 90-92 et pp 101-104.
467
Nicolas DELAMARE, Traité de la police, tome II, p 366.
468
Etienne MARTIN SAINT-LEON, op. cit., p 456.
469
Marc CHASSAIGNE, op. cit., p 351.
Eugène D’AURIAC, Essai historique sur la boucherie de Paris (XII-XIXe), Dentu éditeur, Librairie de la
Société des gens de lettres, 1861, p 79.
470
471
Alfred FIERRO, op. cit., p 722.
472
Joseph-Antoine DURBEC, op. cit., pp 97-101.
96
Bourges, « les bouchers du roi » prêtant chaque année foi et hommage pour leurs bancs et
fournissant homme vivant et mourant qui les représente au service du seigneur-roi;
pareillement, et encore au XVe siècle, à Orléans (...), la « voirie fieffée » des bouchers, reçue
en « fief lige, foy et hommage473 ». La région parisienne n’échappe pas à cette réalité. « Nous
avons vu, dès le XIe et surtout au XIIe, des seigneurs, clercs et laïques, confirmer ou fonder
des communautés de travailleurs. Beaucoup d'évêques et d'abbés vivaient désormais en paix
avec leurs artisans constitués en corps: ainsi, parmi d'autres, l'abbé de Saint-Denis
474
garantissait, en 1175, l'organisation de ses bouchers
».
Revenons à l’estimation du nombre des étaux au XVIII e siècle. Eugène d’Auriac
donne la liste détaillée des 307 étaux de Paris en 1710475, avec les emplacements précis, mais
il ne donne pas de liste nominative en 1779 car il y a trop d’étaux 476. En tout cas, le lieutenant
général de police a limité à 240 le nombre des maîtres477. Mais l’ Almanach de 1788 cite
environ 250 bouchers478. Selon le bail général de mars 1789, sur les 394 étaux de Paris, 106
appartiennent à 52 bouchers et 38 sont vacants479. Marcel Reinhard évoque 368 étaux en
1789, « dont 62 ou 63 correspondaient à des boutiques, le reste se situant sur les marchés480 ».
L’inflation des étaux est donc assez limitée au XVIII e siècle car on passe de 307 étaux
en 1710-1722 à 356 étaux en activité en 1789481. Mais sans doute cette augmentation n’étaitelle pas du goût de la communauté, qui se bat pour limiter le plus possible l’ouverture de
nouveaux étaux dans Paris pour éviter toute nouvelle concurrence482. D’ailleurs, les rivalités
sont souvent âpres entre la communauté des bouchers et les institutions religieuses pour le
contrôle de certains étaux de boucherie. Entre 1624 et 1638, un procès à rebondissements
oppose la Grande Boucherie à l’abbesse de Montmartre au sujet du fief du Fort-aux-Dames 483.
Ce long procès fut d’ailleurs très coûteux car « la Grande Boucherie a besoin de beaucoup
d’argent pour défendre ses droits contre les prétentions de l’abbaye de Montmartre 484 ». Les
bouchers obtinrent gain de cause car les religieuses de Montmartre ne pouvaient rien faire
contre la coutume ancestrale qui veut que « tous les étaux de cette compagnie constituaient un
patrimoine commun, qu’ils n’étaient concédés que pour un an en jouissance, aux membres de
ladite compagnie, et que quoi qu’il arrivât, tout étal devenu vacant retombait immédiatement
473
Emile COORNAERT, op. cit., p 71.
474
Ibid., p 77.
475
D’Auriac s’est basé sur les informations fournies par Abraham DU PRADEL, Dictionnaire historique de la
ville de Paris.
476
Eugène D’AURIAC, op. cit., p 77.
477
Alfred FRANKLIN, article « Bouchers », Dictionnaire historique des arts, métiers et professions exercés
dans Paris depuis le XIIIe siècle, 1905-1906, Laffitte Reprints, 1975, p 93.
478
Marcel REINHARD, op. cit., p 58.
479
Baux généraux à boucheries : bail général du 24 mars 1789. AN, Y 9504.
480
Marcel REINHARD, op. cit., p 58.
481
Le dénombrement exact des étaux est rendu assez difficile à cause des contradictions des sources, comme le
remarque fort justement Hubert BOURGIN, op. cit., pp 95-96.
482
Cette lutte de la corporation pour limiter « l’augmentation du nombre des établissements isolés de boucherie »
est attestée par Hubert BOURGIN, op. cit., p 95.
483
484
Ce procès est raconté de façon très détaillée par Joseph-Antoine DURBEC, op. cit., pp 111-113.
Pour le détail des opérations financières de cette coûteuse querelle, on peut se référer à Joseph-Antoine
DURBEC, op. cit., p 103.
97
dans ce patrimoine commun485 ».
En 1660, avec la mort de Claude Dauvergne, « dernier représentant mâle de l’une des
familles constitutives de la Grande Boucherie », éclate un second procès, fort long également
(1660-1686), qui fut le plus retentissant des procès que la corporation eût à soutenir486. Ce
second procès est mené par Pichaut en faveur des marquises de Thiange et de Montespan,
héritières en ligne féminine des d’Auvergne donc propriétaires d’un quart de la Grande
Boucherie, car selon des lettres de brevet du 25 avril 1665 la seigneurie de la Grande
Boucherie n’est pas du domaine royal mais appartient en réalité aux Dames de Montmartre.
Finalement, un arrêt du conseil du roi du 31 décembre 1686 maintient les trois grandes
familles (Thibert, Saint-Yon, Ladehors) dans la propriété, possession et jouissance des
lieux487.
g) La corporation après l’expérience de Turgot (1776)
Après tous ces aspects quelque peu anecdotiques, mais néanmoins hauts en couleur,
qu’est-il advenu de la communauté des bouchers de Paris en 1776 après l’expérience de
libéralisation économique de Turgot ? Comme les autres corporations, la communauté a été
supprimée en février 1776 et rétablie en août 1776488.
C’est Hubert Bourgin qui est le plus clair sur la question : « L’édit de 1776, qui
supprimait le monopole, avait pour objet l’intérêt des consommateurs, et, d’autre part,
l’intérêt de la concurrence et de la liberté d’entreprise. Mais pour Turgot ces deux intérêts
étaient liés : il y avait pour lui un rapport entre la consommation et l’activité industrielle 489 ».
Pour Turgot, dans un cadre libéral, le nombre des marchands s’ajuste naturellement aux
besoins de la consommation. Dans l’édit royal du 12 mars 1776, Turgot répond également à
la thèse corporative de la compétence : « Nous ne serons point arrêtés dans cet acte de justice
par la crainte qu’une foule d’artisans n’usent de la liberté rendue à tous pour exercer des
métiers qu’ils ignorent, et que le public ne soit inondé d’ouvrages mal fabriqués ; la liberté
n’a point produit ces fâcheux effets dans les lieux où elle est établie depuis longtemps ». Mais
cette expérience libérale est rapidement remise en cause : un édit royal du 23 août 1776
rétablit les communautés.
« Conformément à cet édit, les bouchers reçurent le renouvellement de leur statut
corporatif dans les lettres patentes du 1er juin 1782. Monopole du métier et restriction de la
liberté d’industrie, tels étaient les principes de ce statut 490. » Pour justifier une affirmation si
tranchée, Hubert Bourgin cite trois articles des statuts de 1782 :
485
Ibid., p 113.
486
Le frère de Louis XIV intervient dans le procès en 1675 aux côtés des bouchers ! Sur les dessous de ce long
procès, on lira avec profit Joseph-Antoine DURBEC, op. cit., pp 114-116.
487
Camille PAQUETTE, op. cit., p 33.
488
Pour le cadre général des débats sur la suppression des corporations en 1776, il faut absolument consulter
Steven L. KAPLAN, La fin des corporations, Fayard, 2001, 740 p. Les notes du chapitre III apportent de
précieuses mises au point bibliographiques et des commentaires des débats historiographiques en cours,
notamment pp 630-631.
489
Hubert BOURGIN, op. cit., p 114.
490
Hubert BOURGIN, op. cit., p 115.
98
•
L’article 4 (« les rôtisseurs, pâtissiers, traiteurs, hôteliers, aubergistes sont tenus
d’acheter aux bouchers et ne doivent vendre la viande que cuite »), qui illustre le
monopole des bouchers.
•
Les articles 6 (« il est défendu aux bouchers de débiter de la viande ailleurs que
dans les boucheries fermées et les étaux adjugés ») et 10 (« il est défendu de prêter
son nom pour l’occupation d’un étal ou de sous-louer »), qui illustrent les
restrictions à la liberté commerciale491.
Il faut bien reconnaître que les lettres patentes de 1782 octroient une charte complète
au métier corporatif et monopolisé, envers et contre tous concurrents, d’origine artisane ou
d’origine ouvrière. Le premier article est tout à fait clair : «Les maîtres composant la
communauté des bouchers de la ville et faubourgs de Paris, créée et rétablie par édit du mois
d’août 1776, jouiront seuls et à l’exclusion de tous autres du droit de tuer, habiller et préparer,
vendre et débiter, dans ladite ville et ses faubourgs, toutes sortes de viandes de bœufs, veaux
et moutons492».
Camille Paquette remarque que dans les statuts de 1782 « les obligations des membres
de la communauté disparaissent et ne se rapportent plus aux anciens usages493. » Une pincée
de modernité dans ce retour massif à un cadre des plus contraignants ? Par exemple, l’article
18 des statuts de 1741 est supprimé. Cet article interdisait la vente de viande les vendredis,
samedis et autres jours maigres, sauf pour les malades. Cette suppression en 1782 se contente
d’entériner la non-observance du Carême déjà largement répandue. Dans un mémoire de
1785, les bouchers vont plus loin car ils réclament la réunion du privilège de l'Hôtel Dieu à la
communauté des bouchers (suivant la déclaration du 25 décembre 1774) et la liberté indéfinie
du commerce de la viande pendant le Carême494. En effet, jusqu’en 1774, la boucherie de
Carême appartenait de droit aux hôpitaux et à l’Hôtel Dieu de Paris (viande pour les infirmes
et malades)495. Nous ne nous étalons pas davantage sur ce point car il a été largement traité
par Reynald Abad dans un article récent496.
Par contre, concernant la police de l’approvisionnement des viandes, les lettres
patentes de 1782 reprennent plusieurs interdictions des anciens règlements parisiens. Camille
Paquette insiste sur trois points497 :
•
Il est expressément défendu d’acheter des bestiaux sur les marchés de Sceaux et de
Poissy pour les revendre sur pied (ce qu’on appelle regrat), sous peine de saisie et
de 100 livres d’amende.
491
Lettres patentes du roi, servant de statuts et règlements de la communauté des maîtres et marchands
bouchers de la ville et faubourgs de Paris, 1er juin 1782, 16 p. AN, AD XI 13.
492
Hubert BOURGIN, op. cit., p 19.
493
Camille PAQUETTE, op. cit., p 52.
494
Mémoire de la communauté des bouchers de Paris, 1785. BNF, collection Joly de Fleury, 1740 folio 132.
495
Ibid. BNF, collection Joly de Fleury, 1740 folio 144.
496
Reynald ABAD, « Un indice de déchristianisation ? L’évolution de la consommation de viande à Paris en
carême sous l’Ancien Régime », Revue Historique, tome CCCI, 1999, p 237-275.
497
Camille PAQUETTE, op. cit., p 52.
99
•
Il est défendu d’exposer sur les marchés des bestiaux qui se trouveraient dans les
cas rédhibitoires. C’est d’après ce principe qu’il était réglé que si un bœuf ou une
vache venait à mourir dans les neuf jours de la vente, il doit être procédé à la
constatation des causes de la mort, et un procès-verbal établi pour assurer l’action
en garantie contre le vendeur (arrêt de règlement du Parlement du 13 juillet 1699).
•
Il est expressément défendu d’exposer en vente des veaux âgés de moins de six
semaines, et d’en vendre la viande dans les marchés et étaux et quelque lieu que ce
soit de la capitale, à peine de saisie et de 300 livres d’amende.
La dernière mesure se comprend facilement car mettre en vente des animaux trop
jeunes diminue les rendements en viande et nuit à l’élevage. Elle sera maintenue jusqu’au
milieu du XIXe siècle. La seconde mesure, que l’on nommera « garantie nonaire » par
commodité, est souvent décriée par les marchands de bestiaux comme un abus des bouchers
et une exception exorbitante au droit commun, car cette garantie de neuf jours est maintenue
pour les bœufs jusqu’en 1858, malgré la loi de 1838 sur les vices rédhibitoires. Les éleveurs
ont demandé la suppression de cette garantie abusive à plusieurs reprises.
h) La question du regrat et du mercandage :
Enfin demeure le cas du commerce à la cheville, appelé regrat au XVIIIe siècle, c’està-dire la revente du bétail sur pied. C’est une constante des règlements d’Ancien régime puis
du premier XIXe siècle que d’interdire la vente de viande dans Paris hors d’un circuit officiel
clairement identifié et contrôlé. Mais il faut constater la mauvaise application de ces mesures
administratives à toutes les périodes.
Qui sont les regrattiers et cette pratique de revente du bétail sur pied est-elle
récente ? « Le mot regrat s’applique, en général, à toute vente de seconde main, et ici, en
particulier, à toute transaction ayant pour objet la viande sur pied, en dehors des conditions et
des formes régulières : du côté des acheteurs, il désigne un genre d’activité ancien et constant,
poursuivi par les ordonnances et les arrêts depuis le XVe siècle. Une ordonnance royale du 17
mai 1408 et une ordonnance du prévôt de Paris du 24 septembre 1517 interdisent à qui que ce
soit d’aller, hors des marchés, au-devant des forains, pour acheter des bestiaux 498. » Les
autorités réaffirment pendant tout l’Ancien régime et jusqu’en 1858 la nécessité de respecter
les marchés obligatoires, basés à Sceaux et Poissy. Cette obligation n’est pas justifiée par des
raisons sanitaires (les visites vétérinaires se font à la sortie des marchés obligatoires) mais par
des raisons économiques. Une ordonnance de 1635 est très explicite sur les motivations des
marchés obligatoires : « Sur ce qui nous a été remontré par le procureur de roi qu’à cause des
regrateries et intelligences qu’il y a au fait de la marchandise de bestial qui se vend au débit,
tant ès marchés de Poissy, Houdan, Chartres, le Bourg la Reine, le Bourget et autres lieux
qu’en la place aux veaux de Paris, la viande de boucherie en est plus chère et que le public
nous en fait souvent plainte, à quoi est besoin de pourvoir, et faisant droit sur ladite requête,
faisons très expresses inhibitions et défenses à toutes personnes de regratter ni aller au devant
des marchands forains qui amènent bœufs, moutons et autres bestiaux auxdits marchés, pour
leur donner avis de l’abondance ou nécessité qu’il y a, afin de séjourner ou avancer, ou vendre
leur marchandise à prix excessif, sous peine de fouet, et auxdits forains de confiscation de
498
Hubert BOURGIN, op. cit., p 36.
100
leur marchandise499 ».
L’interdiction de la revente des bestiaux vivants hors des marchés obligatoires est
donc un phénomène permanent depuis le XVe siècle. Mais ces regrattiers sont-ils d’une
condition sociale homogène ? Hubert Bourgin répond à cette question par la négative: « Les
uns sont des ouvriers ou des compagnons bouchers, des garçons d’étal ou « étaliers », comme
il appert d’une sentence du lieutenant de police de Paris du 10 juin 1667, confirmée, dans son
esprit, par toute la réglementation corporative ultérieure, en ce qu’elle tend à retenir
étroitement les étaliers dans la subordination et à leur interdire toute industrie indépendante.
Les autres sont des marchands bouchers régulièrement établis, qui adjoignent à leur industrie
le commerce des bestiaux. D’autres enfin, de beaucoup les plus nombreux, sont des
revendeurs ou des bouchers qui se soustraient aux règles du métier normal : ils exercent un
métier réellement nouveau et indépendant, le « mercandage » ; ce sont les « mercandiers ».
Les mercandiers procèdent généralement d’une manière clandestine, ou du moins sans
établissement régulier, sans opérations découvertes : ils font des achats furtifs dans les fermes.
Leur industrie est une industrie saisonnière, qui favorise la spéculation : ils commencent leur
commerce au mois d’août, au moment des bas prix, puis « se répandent dans les marchés, au
nombre de trois à quatre cents », et, « doublant ainsi le nombre des acheteurs », provoquent la
hausse des prix500. Ils profitent successivement de la baisse et de la hausse. Comme les
étaliers, et beaucoup plus qu’eux encore, en raison de leur nombre et de leur activité, les
mercandiers sont, pour les bouchers réguliers, des concurrents à l’approvisionnement 501».
Le métier de mercandier qui est ici décrit par Hubert Bourgin est l’ancêtre du métier
de chevillard, qui demeure interdit mais largement toléré jusqu’en 1858. Les autres
concurrents importants des bouchers réguliers de Paris sont les marchands forains de viande.
Il ne s’agit plus de la vente du bétail vivant mais bien du débit ou du colportage des viandes
mortes, c’est-à-dire de la vente de détail de morceaux de viande directement au public.
i) La concurrence des bouchers de banlieue (la viande foraine)
Exposons maintenant le cas des bouchers de banlieue qui viennent vendre de la viande
dans Paris, soit sur les marchés soit directement à la clientèle. Il s’agit des marchands forains
de viande, dont l’activité est attestée au moins depuis le XVII e siècle. « On oublie trop
souvent que les métiers jurés ne s’étaient organisés, sauf exception, que dans les villes. Or ces
villes étaient entourées de campagnes, de vraies campagnes, où nombre de commerces ou de
métiers élémentaires étaient librement exercés. Ces « forains », depuis toujours, apportaient
périodiquement dans les villes leurs denrées ou leurs produits, les jours de marché d’abord,
les jours de foires ensuite. A ces concurrents toujours possibles, résidant à proximité de la
ville, il faut ajouter d’autres forains, ordinairement des marchands, qui apportaient souvent de
fort loin leurs marchandises au moment des foires502 ».
Avant d’évoquer le cas des bouchers, notons que la concurrence avec les forains était
499
Ordonnance du lieutenant civil de Paris du 5 septembre 1635. Nicolas DELAMARE, Traité de la police,
1713, tome II, livre V, p 1179.
500
LESGUILLIEZ, Mémoire sur l’état actuel du commerce de la viande dans la capitale , lu le 13 janvier 1791,
en la séance du Conseil général de la Commune, pp 11-12. BNF, Lb 40 1243.
501
502
Hubert BOURGIN, op. cit., p 37-38.
François OLIVIER-MARTIN, L’organisation corporative de la France d’ancien régime , Librairie du recueil
Sirey, 1938, p 234.
101
particulièrement âpre chez les charcutiers parisiens à la fin du XVIIIe siècle. « Les charcutiers
sont à cette époque au nombre de 40 qui vendent aux halles, tenus comme les bouchers de
fournir leurs places, sous peine pour les prévaricateurs d’être condamnés à l’audience de
police selon le mérite de leur faute503. Les marchands forains apportent de jeunes porcs,
coupés par quartiers, qui conviennent mieux aux petits ménages que leurs congénères
engraissés. Les charcutiers ne leur peuvent faire d’achat avant 9 heures 504. Le triomphe des
forains est à la foire au lard, qui se tenait autrefois sur le Parvis le jeudi de la Semaine Sainte,
avancée au mardi pour moins gêner les offices. La foire est franche et dès le matin
s’assemblent les paysans d’alentour, abondamment pourvus de jambons, de saucisses et de
boudins couronnés de lauriers verts comme les empereurs romains505. Mais les charcutiers
implacables, chargés par un bizarre caprice d’inspecter les viandes séchées aux cheminées
rivales des manants campagnards, pour le plus léger défaut saisissent les saucissons, et,
malgré les clameurs opiniâtres de leurs concurrents ruinés, les jettent à la rivière, au profit des
mariniers intelligents postés sous les arches du Petit Pont506 ».
En province, la concurrence des forains est généralement autorisée. « Un arrêt du
Parlement de Bretagne du 15 juillet 1779 autorise les bouchers forains à venir vendre leur
viande à Nantes, au marché du samedi, et défend à la communauté des bouchers de Nantes de
les troubler507 ». Mais la situation est différente à Paris. Vers 1714, l’avocat Pelet en rend
compte avec précision : « Plusieurs personnes et bouchers de campagne, s’étant ingérés de
vendre de la viande, d’en apporter par morceaux en paniers et d’en vendre, soit aux Halles ou
ailleurs, l’on n’a pu remédier aux abus qui se commettaient dans ces sortes de commerce, où
il se débitait de fort mauvaises viandes, que par de fréquents règlements qui en ont arrêté le
cours, et par des défenses aux rôtisseurs d’en acheter, et aux marchands forains et autres d’en
apporter, vendre ou débiter. L’ordre que l’on a apporté pour prévenir ce mal dans sa source
même a eu d’abord pour objet les marchands forains, messagers et autres particuliers
regratiers ou revendeurs de viande, en les bannissant des lieux publics et défendant aux
bourgeois de leur serrer de la viande. En second lieu, le conseil de Sa Majesté a rendu
différents arrêts concernant les boucheries des environs de Paris hors des barrières ; et enfin
l’on a fait défense aux rôtisseurs de se fournir de viande de boucherie ailleurs que chez les
Marchands bouchers, et d’en vendre qu’ils n’auraient pas pris chez eux, ce qui serait une
entreprise sur le commerce des marchands bouchers508 ».
Pelet cite différents arrêts du Conseil d’Etat et sentences de police entre 1648 et 1712
contre les marchands forains de viande. Pour François Olivier-Martin, les bouchers parisiens,
« solidement organisés et pouvant d’ailleurs invoquer en leur faveur de sérieuses raisons
d’hygiène, ont réussi à empêcher les bouchers des environs de venir vendre leurs viandes à
Paris509 ». Hubert Bourgin est plus circonspect : «Ainsi, durant toute cette période, la vente
foraine s’est assez développée pour provoquer une intervention constante de la corporation et
de l’administration. Ces mesures portent sur la restriction directe de la vente foraine, sur la
réglementation de la boucherie suburbaine, sur le monopole corporatif de la boucherie de
503
Nicolas DELAMARE, Traité de la police, tome II, p 698.
504
Ibid., p 701.
505
Louis-Sébastien MERCIER, Tableau de Paris, tome IX, p 275.
506
Marc CHASSAIGNE, op. cit., p 356.
507
François OLIVIER-MARTIN, op. cit., p 235.
508
PELET, Mémoire concernant la police pour les marchands bouchers à Paris, pp 11-13. AN, AD XI 13.
509
François OLIVIER-MARTIN, op. cit., p 234.
102
Paris. En dépit de leur nombre et de leur précision, elles paraissent avoir été inefficaces510».
Jean Vidalenc nous rappelle qu’à Paris, les marchands forains sont « admis à la halle,
deux fois par semaine depuis 1770 environ511 ». La réforme de Turgot en 1776 a tenté
d’accorder aux forains une liberté égale à celle des bouchers, en abolissant leur privilège.
L’édit de février 1776 reconnaissant une existence légale au colportage des viandes, les
bouchers réguliers lui attribuent après coup la multiplication des colporteurs. Mais cette
pratique est ancienne car une ordonnance de police de 1768 réprime déjà l’étalage et le
colportage des marchandises512. Les fruits, légumes et herbages sont depuis longtemps
autorisés au colportage, mais la viande ne jouit pas de ce régime d’exception 513.
Bien évidemment, les lettres patentes de 1782 condamnent les marchands forains et le
colportage des viandes. L’article 3 fait explicitement défense aux « regratiers, revendeuses et
autres, même aux maîtres de la communauté, s’ils n’exploitent pas d’étal à Paris, d’apporter,
colporter, vendre et débiter dans ladite ville et ses faubourgs, aux halles, marchés et autres
lieux, aucune viande de boucherie, même par morceaux, en panier ou autrement, ni aucuns
abatis et issues de veaux514 ».
Pendant toute la période où la boucherie parisienne est strictement réglementée et
encadrée, c’est-à-dire jusqu’en 1858, le monopole n’est pas respecté et les vendeurs forains
continuent à exercer une partie du métier de boucher. Même si l’expérience de Turgot a sans
doute favorisé le développement de la boucherie foraine, ce phénomène existait de longue
date et a été encouragé par la tolérance administrative pendant tout le siècle. Si le monopole
corporatif est déjà autant remis en cause et si mal appliqué sous l’Ancien Régime, comment la
communauté des bouchers de Paris va-t-elle faire face aux revendications libertaires de la
Révolution française ?
Avant d’aborder la période révolutionnaire, nous devons évoquer ce qu’Hubert
Bourgin appelle la « décomposition du métier ». Théoriquement, selon les règlements
officiels, le boucher parisien doit s’approvisionner lui-même sur les marchés obligatoires de
Sceaux et de Poissy, abattre lui-même les bestiaux et vendre lui-même les pièces de viande au
public. Hors il apparaît qu’il existe déjà en cette fin du XVIII e siècle des bouchers à la
cheville. Le chevillard, figure qui va se généraliser au XIXe siècle, est un boucher qui achète
des bestiaux, les abat pour vendre les quartiers de viande à d’autres bouchers détaillants. Le
statut de chevillard peut se confondre assez facilement avec celui du mercandier déjà évoqué,
à la différence que l’aspect clandestin et saisonnier ne concerne pas le chevillard. Se référant à
un mémoire de 1788515, Hubert Bourgin réussit à établir les débuts de la spécialisation qui
annonce le partage entre la boucherie en gros et la boucherie de détail.
510
Hubert BOURGIN, op. cit., p 64.
511
Procès-verbaux de l’Assemblée des représentants de la Commune de Paris, le 15 septembre 1789. Archives
de la Préfecture de police de Paris, DB 402. Jean VIDALENC, op. cit., p 131.
512
Ordonnance de police du 1er juin 1768. AN, AD XI 11.
513
L’article XXXIII est très clair sur ce point, dans l’Edit du roi portant nouvelle création de six corps de
marchands et de quarante-quatre communautés d’arts et métiers , enregistré le 23 août 1776. Hubert
BOURGIN, op. cit., p 70.
514
515
Article 3 des lettres patentes du 1er juin 1782, repris par Hubert BOURGIN, op. cit., p 71.
Réflexions sur le projet d’éloigner du milieu de Paris les tueries de bestiaux et les fonderies de suifs , Londres,
1788, 44 p. BHVP, 4736.
103
« On distingue quatre catégories de bouchers :
•
Les bouchers qui ont une tuerie à leur usage exclusif.
•
Les bouchers qui louent leur tuerie à d’autres bouchers.
•
Les bouchers qui louent leur tuerie et les moyens d’abatage, garçons et moyens de
transport.
•
Les bouchers qui se servent de leur tuerie pour revendre en gros, à la cheville516 ».
Hubert Bourgin prend soin d’expliquer les nuances entre le chevillard, le mercandier
et le mercandier-tuant. Mais il reconnaît que ces distinctions sont mêlées et confuses. Il faut
surtout retenir que les catégories professionnelles qui vont se clarifier progressivement au
siècle suivant sont déjà en germe au XVIIIe siècle, sous des formes mal définies par
essence517.
Ce premier chapitre m’a permis de dresser le tableau de la Boucherie parisienne sous
l’Ancien Régime. La corporation des bouchers présente des caractères singuliers, liés à
l’ancienneté de ses privilèges, la fortune de la communauté, l’arrogante puissance des maîtres
écorcheurs. Depuis le Moyen Age, les conflits sont nombreux pour défendre le métier face
aux professions rivales (les rôtisseurs, les charcutiers, les tripiers) et la communauté est fière
d’étaler publiquement ses sentiments religieux ou sa place dans la ville, par le cortège annuel
du Bœuf gras. Néanmoins, les cadres qui régissent le métier, tant au niveau de la police
sanitaire, du respect de la concurrence commerciale, des règlements financiers sur les marchés
ou des règles d’urbanisme et d’hygiène publique, hérités d’époques reculées pour la plupart
(souvent le XIVe siècle) apparaissent comme obsolètes en plein siècle des Lumières. Le
maintien au cœur de Paris, près du Châtelet, de la Grande Boucherie et du quartier de
l’écorcherie est à lui seul un superbe exemple du retard considérable pris par les autorités pour
moderniser les locaux, la géographie et les circuits commerciaux de la viande. S’il n’est pas
un aveu de l’impuissance des dirigeants à faire appliquer leurs décisions, le maintien de la
Grande Boucherie au centre de la capitale est alors une preuve indubitable de la formidable
capacité des bouchers à résister collectivement face aux pouvoirs publics, dans le seul but de
conserver leurs habitudes de travail et leurs coutumes. Cette capacité de résistance des
bouchers face aux pressions extérieures constitue l’un des grands caractères de la Boucherie
française à travers les siècles.
Néanmoins, on sent de façon confuse que les débats qui traversent le XVIIIe siècle
risquent de remettre bientôt en cause les privilèges des bouchers. Les attaques successives des
herbagers, des physiocrates, des urbanistes, des libéraux qui souhaitent trouver des solutions
pour rendre accessible la viande de boucherie au plus grand nombre forment des menaces de
plus en plus fortes. Le fait que Louis XVI ait laissé Turgot mener son éphémère expérience
libérale en 1776 est un premier nuage dans le ciel des bouchers. A la fin du XVIIIe siècle, la
communauté semble moins soudée, moins homogène qu’auparavant. La caisse de Poissy ne
fait plus l’unanimité parmi les bouchers : elle profite aux riches mais n’aide pas les petits
acheteurs. Le métier en est voie de « décomposition » – pour reprendre l’expression d’Hubert
Bourgin. Comment va se comporter la profession pendant la tourmente révolutionnaire ?
516
Hubert BOURGIN, op. cit., pp 53-54.
517
Ibid., pp 55-56.
104
CHAPITRE 2 : COMMENT LA BOUCHERIE DE PARIS
TRAVERSE-T-ELLE LA REVOLUTION ?
La communauté des bouchers de Paris est fière de ses privilèges anciens et est bien
intégrée aux cadres de la société d’Ancien Régime. Certes, les petits bouchers, les plus
pauvres de la corporation, ne trouvent sans doute pas leur compte dans les positions
défendues par les dirigeants du métier, notamment sur la question du maintien de la caisse de
Poissy. Les premières années de la Révolution vont permettre de secouer l’ensemble des
règlements et privilèges défendus par l’élite de la profession. Le grand désordre provoqué par
les réformes libérales de 1789-1791 va rapidement effrayer les professionnels, soumis à une
multiplication du nombre des concurrents commerciaux (forains et colporteurs de viande).
Les graves difficultés du pays vont pousser les dirigeants à prendre des mesures d’exception
mal vécues par les bouchers : la taxation de la viande et la municipalisation des boucheries.
Sous le Directoire, la mise en place de l’octroi et de la patente marque le début de la
reconstruction économique du secteur marchand. C’est surtout avec l’arrivée au pouvoir de
Napoléon Bonaparte, consul puis empereur, que le statut particulier de la Boucherie
parisienne va être progressivement mis en place, entre 1800 et 1811, avec le rétablissement de
la caisse de Poissy et d’un nouveau système corporatif. Les termes du débat qui amène au
décret du 6 février 1811, c’est-à-dire à la restauration de la caisse de Poissy, seront étudiés en
détail car il est important de connaître les circonstances de la mise en place d’un système qui
va perdurer jusqu’en 1858.
1) LA DEREGLEMENTATION DE LA PERIODE REVOLUTIONNAIRE (1789-1799)
a) La soif de liberté (1789-1790)
Avant les grandes lois de 1791 qui suppriment la caisse de Poissy et la corporation des
bouchers, les langues vont se délier à la faveur des circonstances insurrectionnelles et les
réclamations diverses contre la communauté des bouchers vont se multiplier, sous la forme
privilégiée de pétitions aux autorités. Nous avons déjà évoqué les réformes réclamées par les
herbagers concernant le commerce des bestiaux dans le cadre contraignant des marchés
obligatoires de Sceaux et de Poissy. Quelles sont les autres catégories de la population qui se
manifestent en 1789 ?
Il faut d’abord rappeler que les anciennes instances de contrôle continuent de jouer
leur rôle traditionnel au début de l’année 1789. Ainsi le commissaire Dupuy constate en
janvier 1789 la saisie près de la barrière de Fontainebleau, par le syndic de la communauté des
marchands bouchers, d’une voiture de viande de vache morte, de la qualité la plus
105
inférieure518. Le même commissaire, en avril 1789, effectue sa visite de contrôle des étaux de
boucherie de Paris, assisté d’un marchand boucher, ancien syndic de la communauté 519. La
corporation semble donc fonctionner normalement. Les nostalgiques de l’Ancien Régime
peuvent décrire une situation idyllique à la veille de la Révolution: « Les maîtres bouchers,
sous le régime des corporations, grâce à une forte discipline et à des traditions
professionnelles séculaires, exécutèrent toujours ponctuellement et strictement les devoirs de
la charge qui leur incombait520». Et plus loin : « Observant rigoureusement les règles de
salubrité publique, ils ne mettaient en vente que des viandes reconnues saines et de bonne
qualité dont le contrôle et l’inspection étaient effectués par leurs pairs, les jurés
professionnels521 ».
Cette belle unité du métier ne va pas tenir longtemps face au vent de liberté qui souffle
en 1789. La communauté perd rapidement sa cohésion et les tensions apparaissent entre les
dirigeants et les membres de la corporation sur la question de la limitation du nombre des
étaux par exemple, point important du monopole corporatif. De nombreux étaliers ont profité
des circonstances hostiles aux privilèges pour ouvrir librement des boucheries dans Paris. Dès
le 5 septembre 1789, les autorités municipales condamnent ces tentatives en interdisant aux
bouchers de faire commerce ailleurs que dans les étaux adjugés et en ordonnant la fermeture
des étaux ouverts depuis le 1er juillet 1789522.
Dans une requête de septembre 1789, les syndics de la communauté exposent les
motifs de leur opposition à la libre ouverture des étaux523. Hubert Bourgin distingue quatre
raisons de fond, formulées après d’au tres prétextes, pour justifier le retour à des règlements
restrictifs :
•
Pour la gestion d’un étal, il est nécessaire d’avoir une compétence particulière, qui
est attachée à la qualité de maître-boucher.
•
L’occupation d’un établissement est liée au droit d’étal qui ne saurait se prescrire
et qui ne saurait être tenu que du souverain.
•
La liberté d’établissement abolit la subordination des ouvriers, qui n’ouvrent
boutique que pour faire concurrence à leurs anciens maîtres.
•
La liberté tend directement à détruire les avantages des bouchers établis, qui seront
ruinés par la multiplication des concurrents524.
A l’automne 1789, tirant conséquence de l’abolition des privilèges dans la nuit du 4
août, les étaliers frondeurs adressent deux mémoires aux autorités municipales et à
l’Assemblée Nationale, qui prennent clairement position contre les syndics de la
communauté, pour réclamer la suppression de l’arrêté municipal du 5 septembre 1789. Le
divorce est donc consommé entre les syndics et adjoints de la corporation et « le plus grand
518
Publications enregistrées au Châtelet de Paris : procès-verbal du 12 janvier 1789. AN, Y 12822.
519
Procès-verbal du commissaire Dupuy le 11 avril 1789. AN, Y 12822.
520
Camille PAQUETTE, op. cit., p 54.
521
Ibid., p 55.
522
Arrêté municipal du 5 septembre 1789. Sigismond LACROIX, Actes de la Commune de Paris pendant la
Révolution, 1894, tome 1, p 479.
523
Requête présentée à M. le maire et à MM. les représentants de la commune de la ville de Paris par la
communauté des marchands bouchers, Imprimerie Guessier, 1789, 11 p. BHVP, 136 084.
524
Hubert BOURGIN, op. cit., p 116.
106
nombre des maîtres et marchands bouchers de Paris » tels qu’ils s’intitulent eux-mêmes 525.
J’insiste sur le fait que les frondeurs demandent à la fois une plus grande liberté (fin de la
limitation des étaux, liberté de s’établir, suppression des privilèges de la boucherie) mais aussi
la suppression des mercandiers. La contradiction classique adressée à l’autorité publique
s’affiche clairement et sans complexe : « Laissez-nous faire mais protégez-nous beaucoup ! ».
Malgré les revendications de « la base », ce sont les syndics qui défendent le mieux
leur privilège jusqu’en 1791. Dans un mémoire du 25 janvier 1790, les syndics réaffirment la
nécessité de conserver les droits de la corporation, en s’appuyant sur l’intérêt des
consommateurs qui « souffriraient beaucoup et du prix de la marchandise, qui deviendrait
arbitraire, et de sa qualité, dont la salubrité exige une surveillance qui ne peut exister
lorsqu’une liberté indéfinie et mal entendue dégénère en licence, lorsque des gens sans
qualité, sans connaissances suffisantes, soustraits à toutes les lois, exercent injustement un
état qu’ils enlèvent à des citoyens qui en respectaient et observaient les sages règlements, en
même temps qu’ils en supportaient les charges 526». Ces revendications sont encore une fois
suivies par la municipalité. « Le 16 mars 1790, le procureur syndic adjoint de la commune,
procédant à l’adjudication générale des étaux, et s’élevant, à ce propos, contre la liberté
d’établissement, résume les droits et les règlements corporatifs, menacés et enfreints. Le
premier des droits, c’est le droit de monopole, appartenant à la corporation 527». Tous les
règlements d’Ancien Régime les plus contraignants sont réaffirmés avec force par les
pouvoirs publics dans la sentence du 16 mars 1790528.
Hubert Bourgin a une interprétation intéressante de ce soutien infaillible des autorités
municipales envers le monopole corporatif : « En rappelant ainsi les anciens règlements
corporatifs, le procureur syndic adjoint soutenait les prétentions de la corporation, et
manifestait en leur faveur les dispositions du personnel municipal. Réclamer l’application de
ces règlements, c’était le mot d’ordre de la corporation, de ses membres, de ses défenseurs.
Seulement, ils apportaient à cette réclamation souvent plus de discrétion que les
fonctionnaires eux-mêmes529». Cette étrange vision pourrait-elle s’expliquer par la peur de la
pression populaire ? En effet, si le bon approvisionnement en pain et en viande de la capitale
n’est pas assuré, les pouvoirs publics peuvent craindre de fâcheuses conséquences. En
défendant le statut du métier, l’autorité municipale voudrait-elle s’assurer la bonne
coopération des bouchers et donc la paix sociale ? Cette hypothèse n’est pas à exclure. Elle
illustre parfaitement de nombreuses maximes administratives que l’on retrouve à toutes les
525
Premières représentations du plus grand nombre des maîtres et marchands bouchers de Paris contre les
syndics de la même communauté, relativement à l’ordonnance qu’ils ont obtenue de la Commune de Paris le 5
septembre 1789, 17 décembre 1789, 4 p. Second mémoire que présentent à l’assemblée des représentants de
Paris les maîtres et marchands bouchers de Paris contre les syndics et adjoints de leur communauté, 1789, 11
p. AN, AD XI 65. Mémoire des marchands bouchers contre les syndics de leur communauté, présenté à la
Commune de Paris, pour obtenir le droit d’ouvrir des étaux dans Paris, et adressé à l’Assemblée Nationale , 14
octobre 1789. AN, C 87 dossier n°44/3.
526
Envoi par le district des Cordeliers d’un mémoire du sieur Pion montrant l’impossibilité d’assurer
l’approvisionnement de Paris en viandes de boucherie par suite du refus des marchands de bœufs à Poissy
d’accepter en paiement les billets de la Caisse d’escompte , 25 janvier 1790. AN, D VI 10 dossier n°103.
527
Hubert BOURGIN, op. cit., p 117.
528
Hôtel de Ville de Paris, Tribunal de police, Sentence portant adjudication des étaux de boucherie de la ville
de Paris, pour être occupés du samedi veille de Pâques 1790 jusqu’au mardi gras 1791 et Ordonnance qui
rappelle les anciens règlements concernant les boucheries de la ville et des faubourgs de Paris et en ordonne
l’exécution, 16 mars 1790, Imprimerie Lottin, 1791, 7 p. BHVP, 10073.
529
Hubert BOURGIN, op. cit., p 118.
107
époques et que l’Antiquité romaine avait résumées dans la formule lapidaire « Du pain et des
jeux ».
S’ils n’arrivent pas à se faire entendre au niveau de l’Hôtel de ville, les partisans de la
libre concurrence ont réussi à imposer leurs vues dans un arrêté du 28 décembre 1789 du
district d’Henri IV (sur l’île de la Cité, autour du Palais de justice) : « Il n’y a qu’une juste et
libre concurrence dans le commerce de cette denrée qui puisse la ramener au taux modéré où
elle devrait être et où elle aurait toujours été sans la tyrannie de ces privilèges530».
L’assemblée du district d’Henri IV réclame l’abolition de tous privilèges de boucherie, la
liberté pour tous bouchers d’ouvrir boutique « dans les lieux qui seront jugés les plus
opportuns par la municipalité d’après l’avis des districts » et demande aussi un marché libre
deux jours par semaine, avec admission des bouchers de la campagne.
b) Les problèmes soulevés par l’adjudication des étaux en 1790
Même si la municipalité révolutionnaire se montra l’héritière fidèle du lieutenant de
police d’Ancien Régime, « trop de questions nouvelles, ou plutôt de faits nouveaux étaient
apparus, qui demandaient examen : une commission municipale fut nommée le 4 février 1790
pour s’occuper des règlements anciens à restaurer et des règlements nouveaux à constituer.
Durant cette élaboration, la municipalité subit l’influence de la corporation ou de ses
représentants. Le 27 février, M. Robert, avocat au Parlement, conseil de la communauté des
maîtres et marchands bouchers de Paris, fut entendu par l’assemblée des représentants de la
ville531 ». L’habile avocat sut flatter l’administration municipale en la soutenant dans un
conflit de compétence qui l’opposait au parc civil du Châtelet pour l’adjudication prochaine
des étaux de boucherie. Le 5 mars 1790, l’assemblée des représentants de Paris décida que
« la police des étaux et leur adjudication appartiennent de droit à la municipalité532 ».
Mais la municipalité est incertaine et peu sûre de sa capacité à gérer cette question
sensible. Finalement, le 16 mars 1790, c’est le tribunal de police qui rend sa sentence sur
l’adjudication des étaux, conformément à l’usage ancestral. Cependant, la question de
l’organisation générale du commerce de la boucherie reste à l’ordre du jour. Le 18 mars 1790,
l’assemblée des représentants de la ville renvoie le projet présenté par le district du Petit
Saint-Antoine aux départements de la police et des subsistances533. Deux mémoires534,
favorables à la limitation du nombre des étaux et à une réglementation stricte, furent soumis
au corps municipal, qui prit un arrêté le 14 mars 1791, demandant trois décrets à l’Assemblée
nationale:
530
Extrait des registres des délibérations du district d’Henri IV du 28 décembre 1789 , 4 p. BNF, Lb40 1407.
531
Hubert BOURGIN, op. cit., p 121. L’avocat ROBERT a rédigé un mémoire dont on trouve 4 exemplaires à la
Bibliothèque Historique de la Ville de Paris. Mémoire concernant les boucheries de Paris, Guessier, 10 avril
1790, 18 p. BHVP, cotes 136 105, 136 132, 402 063, 968 462.
532
Sigismond LACROIX, Actes de la commune de Paris pendant la Révolution, 2e série, tome IV, p 305.
533
District du Petit-Saint-Antoine, Extrait des délibérations de l’Assemblée générale du 16 mars 1790 , 6 p.
BNF, Lb40 1489.
534
LESGUILLIEZ, Mémoire sur l’état actuel du commerce de la viande dans la capitale, lu le 13 janvier 1791
en la séance du Conseil général de la commune, 32 p. BNF, Lb40 1243. BONCERF, Observations sur les
moyens de ramener l’abondance et le bon marché de plusieurs denrées et subsistances, spécialement des
viandes et du bois, lues au Conseil général de la municipalité de Paris, 14 janvier 1791, 12 p. BNF, Lb 40 153.
C’est le mémoire de Lesguilliez qui servit de base de discussion pour le corps municipal en mars 1791.
BOURGIN, op. cit., p 123.
108
•
« Provisoirement, entre le 5 avril 1791 et le 5 avril 1792, les anciens règlements
sur le nombre et la situation des étaux, la police et l’inspection des boucheries
seront exécutés d’une manière qui soit néanmoins compatible avec le décret sur les
patentes535 ».
•
Les étaux doivent être réunis dans les boucheries couvertes.
•
Les étaux doivent être liquidés et remboursés.
Après avoir refusé de délibérer en 1789 sur la question de la boucherie, ne voulant pas
intervenir dans une affaire de réglementation corporative, l’Assemblée nationale devait se
prononcer le 27 mars 1790 sur l’adjudication des étaux par le tribunal de police : elle renvoya
l’affaire au comité de commerce 536. De même en mars 1791, l’arrêté municipal demandant
une réglementation provisoire resta sans suite. « La boucherie resta ou fut soumise à
l’application des règles générales du droit nouveau. D’abord les privilèges, qui avaient
appartenu à 20 bouchers en 1776, et qui s’étaient étendus à 56 étaux en 1789, demeurèrent
supprimés, sans exemption de droits, et sans indemnité537. Puis la réglementation corporative
tout entière fut abolie par la loi des 2-17 mars 1791. A ce moment, du moins en droit, le
régime du monopole avait fait place à un régime de liberté538 ».
Avant de continuer, évoquons rapidement une affaire qui éclate pendant l’été 1790
entre un maître boucher et son ancien employé qui a osé ouvrir son propre étal. Dans une
lettre du 13 août 1790, les autorités municipales demandent la circulation de patrouilles à pied
et à cheval dans la rue des Boucheries-Saint-Honoré en raison d’une « espèce d’insurrection
survenue à la suite de l’ouverture d’un étal de boucherie par le sieur Leduc 539 ». Le 19
novembre 1790, un arrêté est pris concernant « le procès intenté par le sieur Leduc, maître
boucher, au sieur Germain son étalier qui avait formé un établissement pour son compte540 ».
On perçoit bien toutes les tensions vives qui ont dû traverser le métier en ces temps
troublés541.
Nous avons vu que la caisse de Poissy a été supprimée le 15 juin 1791542. Les
bouchers parisiens avaient pourtant pris la peine en 1790 de faire imprimer une brochure
adressée à l’Assemblée Nationale pour réclamer le maintien de la caisse au nom du bon
approvisionnement de la capitale, de la modération des prix et des ressources non
535
Sigismond LACROIX, op. cit., 2ème série, tome II, p 158.
536
Les détails du débat sont donnés par Hubert BOURGIN, op. cit., p124-125.
537
Décret de l’Assemblée Nationale portant suppression de l’exemption de droits dont jouissaient les bouchers
et charcutiers privilégiés de Paris, 2 décembre 1790. AN, C 47 dossier n°458.
538
Hubert BOURGIN, op. cit., p 126.
539
Lettre de M. Bailly à M. de Lajard le 13 août 1790. AN, AF II 48 dossier n°167.
540
Section de la Place Vendôme, Arrêté du 19 novembre 1790. AN, D VI 3, dossier n°22.
541
Dans un genre plus léger, on peut plaindre le pauvre étalier boucher qui porte plainte contre sa femme « qui,
non contente de se livrer à la débauche la plus scandaleuse avec les grenadiers, soldats et tambours des
compagnies du Centre, notamment du bataillon de l’Oratoire, menace constamment de le faire assassiner ». Ce
n’est pas uniquement ses privilèges que ce boucher a perdu pendant la Révolution ! Procès-verbal de police du
12 août 1791, section du Palais Royal (Butte des moulins). Alexandre TUETEY, Répertoire général des
sources manuscrites de l’Histoire de Paris pendant la Révolution française , tome II, 1892, p 134.
542
Cette date du 15 juin 1791 est celle retenue notamment par M. D’AFFRY, « Notice sur l’institution et
l’organisation de la caisse de Poissy », Recueil des actes administratifs, 1849, p 225. Bibliothèque
Administrative de l’Hôtel de Ville de Paris, 21 520 (3).
109
négligeables qu’elle apporte au Trésor Public 543. Sans même parler des droits perçus par la
caisse de Poissy, il est vrai que la viande est une ressource importante pour l’octroi de Paris
en 1790 : «La viande rapportait au fisc près de trois millions et demi (3 337 000), alors que
tous les autres comestibles ne donnaient ensemble que 1 800 000 livres. Le veau et le porc
payaient le double du bœuf ; le mouton, 5 sous la livre. Il semble qu’on ait surtout consommé
beaucoup de mouton ; alors que les bovins représentent annuellement 80 000 unités, il n’entre
pas moins de 324 000 moutons à Paris544». Pour comparaison, l’octroi sur les boissons, objet
ancestral de prédilection du fisc, rapporte presque 20 millions de livres en 1790 sur un total de
36 millions545. Très impopulaires, les barrières d’octroi de l’enceinte des Fermiers Généraux
ont été incendiées par les émeutiers de juillet 1789, mais c’est le décret des 19-25 février 1791
de l’Assemblée constituante qui abolit les droits d’octroi à compter du 1 er mai 1791546.
c) La suppression des corporations (1791)
L’acte le plus célèbre de l’Assemblée Constituante pour notre sujet est la suppression
des corporations et l’interdiction des coalitions ouvrières, avec les lois D’Allarde du 17 mars
1791 et Le Chapelier du 14 juin 1791. Rappelons les faits : « Les lois des 2-17 mars et 14-17
juin 1791, en abolissant les corporations, maîtrises et jurandes et en défendant de les rétablir,
eurent pour effet de placer le commerce de la boucherie à Paris, comme toutes les autres
industries, dans un état de liberté à peu près complète, sauf la faculté réservée provisoirement
à l’autorité municipale, par l’article 30 de la loi des 19-22 juillet 1791, de taxer le prix de la
viande547. » Cette fameuse possibilité de taxe municipale sur la viande va nourrir de
nombreux débats jusqu’au milieu du XX e siècle et alimenter de nombreuses protestations de
la part des bouchers de Paris et de province. Nous en parlerons plus loin.
Tout en supprimant les droits perçus pour la réception des maîtrises et jurandes, « la
loi du 2 mars 1791 fait, en contrepartie, obligation à quiconque voulant se livrer à un
commerce ou à un métier de le déclarer pour se faire délivrer, moyennant paiement
(échelonné en trois tiers), une « patente548 ». Le coût en est proportionnel au loyer, avec une
légère progression (de 10 à 15%) ; les boulangers paient la moitié du tarif, les débitants et
commerçants de boissons, le double. L’on attend 12 millions de cet impôt de quotité 549 ».
543
Réflexions sur l’établissement de la caisse de Poissy , Prault, 1790, 19 p. Archives de la Préfecture de Police,
DA 364.
544
Robert BIGO, « L’octroi de Paris en 1789 », Revue d’histoire économique et sociale , tome 19, 1931, p 101.
545
Ibid., p 99.
546
La suppression de l’octroi est temporaire car « les municipalités, privées de leur principale ressource fiscale,
se trouvaient dans une situation catastrophique et, le 18 octobre 1798 (27 vendémiaire an VII), une loi du
Directoire rétablissait un octroi « municipal et de bienfaisance » au bénéfice de la Ville de Paris ». Alfred
FIERRO, op. cit., p 1027.
547
Maurice BLOCK, article « Boucherie », Dictionnaire de l’administration française , Berger-Levrault, 1898, p
301.
548
L’article 7 du décret du 2 mars 1791 porte qu’à compter du 1 er avril suivant, « il sera libre à toute personne de
faire tel négoce ou d’exercer telle profession, art ou métier qu’elle trouvera bon ; mais elle sera tenue de se
pourvoir auparavant d’une patente ». Chacun devient libre d’exercer la profession de son choix, « à la
condition de se pourvoir d’une patente, d’en acquitter le prix suivant le tarif déterminé par la loi et de se
conformer aux règlements de police ». Edouard VIGNES, Traité des impôts en France, 4e édition, Guillaumin,
1880, tome I, p 52.
549
André NEURRISSE, Histoire de la fiscalité en France, Economica, 1996, p 49.
110
Nous ne savons pas à quelle classe de patentables appartiennent les bouchers pendant la
Révolution.
On s’en doute, les bouchers vont protester contre la suppression des maîtrises et
jurandes. Emile Levasseur le confirme : « Les bouchers de Paris, dont le monopole était peutêtre plus ancien que celui de tous les autres métiers de la capitale, adressèrent en 1791 une
première pétition à l’Assemblée, puis une seconde en 1792 550». Les motifs exposés par la
communauté sont toujours les mêmes : « Les propriétaires des étaux et boucheries légalement
établis à Paris, ont été effrayés des suites fâcheuses de l’anarchie dans laquelle est tombé le
commerce de la boucherie depuis l’époque de la Révolution 551». Les plaintes des bouchers
vont se multiplier contre les « gens sans connaissance, même sans parents » qui vendent des
viandes souvent gâtées552.
Les auteurs les plus réactionnaires, nostalgiques du monopole corporatif d’Ancien
Régime, présentent la période révolutionnaire comme une époque maudite où la liberté totale
du commerce entraîne le renchérissement de la viande, une perturbation totale des circuits
d’approvisionnement et une diminution sensible de la qualité des viandes. Camille Paquette
synthétise très bien cette vision apocalyptique de la décennie révolutionnaire : « La boucherie
trouva sa ruine dans la liberté et la population qui croyait manger des viandes meilleures à des
prix moins élevés fut réduite à payer très cher les mauvais pot-au-feu qu’on lui vendait
provenant de bestiaux amaigris qui, seuls, se présentaient sur les marchés
d’approvisionnement de Paris. Le nombre des bouchers, fixé à 250 au temps du monopole,
passa rapidement sous le régime de liberté à plus de mille. Beaucoup, trop nombreux pour
pouvoir normalement faire face à leurs affaires, la consommation n’ayant pas augmenté, ils
recherchèrent des viandes à bon marché susceptibles de leur procurer un bénéfice. Un vaste
bazar pour la vente de la viande s’établit dans l’ancienne halle au blé ; on y vendait beaucoup
de viandes malsaines et corrompues et chaque jour la police en faisait jeter à la voirie
plusieurs milliers de livres. La suppression des droits d’octroi ayant privé les herbagers
normands et du Limousin de la prime que leur payait la boucherie de Paris dont l’intérêt était
de choisir les plus beaux et plus gros bestiaux, le droit se prélevant par tête et non au poids,
fut une des premières causes de la disparition des bonnes viandes sur les marchés de Paris553».
Entre 1791 et 1802, la plupart des anciens règlements ayant été abolis, le commerce a
connu de nombreux bouleversements. Mais faut-il attribuer ces difficultés à la libre
concurrence débridée et la déréglementation excessive ou alors plus simplement au contexte
troublé de la période (réquisitions militaires, circuit d’approvisionnement en bestiaux perturbé
à cause des soulèvements provinciaux) ?
Les adversaires de la liberté commerciale, pour justifier la nécessité de restaurer le
système de la caisse de Poissy et de rétablir un statut corporatif pour les bouchers parisiens, se
plaisent à souligner tous les abus dont le consommateur a souffert à cause de la
déréglementation révolutionnaire. Ainsi, Louis Lazare, directeur de la Revue municipale sous
le Second Empire, partisan du maintien de la caisse de Poissy à l’heure où sa suppression est
projetée, publie de nombreux articles pour rappeler les conséquences néfastes de la liberté
550
Emile LEVASSEUR, Histoire des classes ouvrières et de l’industrie en France de 1789 à 1870 , Arthur
Rousseau, 2e édition, 1903, tome 1, p 23.
551
Résultat de l’examen fait par le département des subsistances des règlements relatifs aux étaux des
boucheries, 1791, 32 p. AN, F12/781 A.
552
Emile LEVASSEUR, op. cit., p 23.
553
Camille PAQUETTE, op. cit., p 55-56.
111
entre 1791 et 1802. La suppression de la caisse de Poissy aurait eu des effets déplorables sur
la qualité des bestiaux de boucherie : « Les bœufs sont si maigres, disait le boucher Legendre
en pleine Convention nationale, qu’ils ne fournissent plus assez de suif pour éclairer les
garçons qui égorgent554 ». Louis Lazare cite un rapport de police de juin 1794 dénonçant les
« abus invétérés au sujet de toutes sortes de viandes malsaines qui se vendent publiquement
dans les rues de Paris, sous les portes cochères et allées. Plusieurs fois j’ai fait saisir et
analyser ces viandes, qui ne sont autres que des morceaux de cheval, ou des débris de chien
ou de chat, pour la plupart putréfiés555 ».
Cette accusation de livrer à la consommation humaine des viandes indignes (chat,
chien, cheval) revient de nombreuses fois sous la Révolution, mais c’est une constante de
toutes les époques de pénurie556. Des plaintes du même type réapparaîtront pendant le siège
de Paris en 1870-1871 et pendant les deux guerres mondiales du XXe siècle. L’hippophagie,
qui va se répandre en France dans la seconde moitié du XIXe siècle, est encore une pratique
scandaleuse sous la Révolution. Un jugement du tribunal de police de 1796 condamne par
exemple le « citoyen Cholet à trois journées de travail et aux frais, lui fait défense de ne plus,
à l’avenir, vendre ou distribuer de la chair de cheval à qui que ce soit, et d'abattre des chevaux
dans son enclos à une distance moins éloignée de cent toises de toute habitation557 ».
Les autres aspects qui reviennent souvent dans les plaintes sont la qualité des
personnes et les conditions d’hygiène déplorables de la vente. Cette image de la femme qui
s’improvise bouchère et débite des « viandes pourries » dans la rue devient banale dans les
procès-verbaux des commissaires de police du Paris révolutionnaire558. Conséquence de la
consommation de ces viandes avariées, la mortalité aurait pris des proportions effrayantes et
le peuple crie « Mort aux aristocrates qui empoisonnent la viande559 ! ». Plus loin, Louis
Lazare dénonce l’incompétence du Conseil général de la commune qui rend les nobles et les
riches responsables de la situation. Il remarque qu’en 1791, quand la liberté de la boucherie
est proclamée, « seuls 12 magistrats sur 146 sont parisiens et ils ne connaissent rien à
l’administration de la ville. L’approvisionnement de Paris fut livré à des énergumènes et la
viande était pourrie et corrompue560». Ces jugements sont excessifs, mais ils présentent
l’intérêt de formuler sans doute de façon assez fidèle l’état d’esprit des bouchers réguliers de
Paris après la perte de leur privilège.
Sur l’inflation énorme du nombre de bouchers dans Paris à partir de 1791, disposonsnous d’éléments fiables ? Nous avons vu qu’en 1789, il y avait 394 étaux de boucherie, dont
38 étaient vacants. Sachant qu’un boucher peut exploiter jusqu’à trois étaux, le nombre de 250
554
Louis LAZARE, « Caisse de Poissy », Revue municipale, 1856, p 1606-1607.
555
Rapport du 21 messidor an II de Gillet, commissaire de police de la section de la rue de Montreuil. Louis
LAZARE, « Du commerce de la boucherie dans Paris », Revue municipale, 16 novembre 1853, p 1104.
556
Les combats d’animaux à Belleville cessèrent entre 1793 et 1796 « parce que la disette avait fait disparaître
de la capitale les animaux comestibles utilisés dans ces spectacles, tels que porcs, mulets, ânes ou taureaux ».
Alfred FIERRO, Vie et histoire du XIXe arrondissement, Hervas, 1987, p 96.
557
Jugement du tribunal de police municipal du IIe arrondissement de Paris le 24 floréal an IV (13 mai 1796).
Maurice TOURNEUX, Bibliographie de l’histoire de Paris pendant la Révolution française , tome III, 1900, p
306.
558
Louis LAZARE cite de nombreux procès-verbaux des commissaires de police des 48 sections qui constatent
les effets déplorables de la suppression des corporations en 1791. Louis LAZARE, « La caisse de Poissy »,
Revue municipale, 1856, p 1606.
559
Louis LAZARE, « De la boucherie parisienne », Revue municipale, 1er septembre 1854, p 1302.
560
Louis LAZARE, « De la boucherie parisienne », Revue municipale, 16 septembre 1854, p 1313.
112
bouchers donné par l’Almanach de 1788 est tout à fait acceptable 561. Pour 1791, Hubert
Bourgin présente le chiffre de 379 étaux comme assez fiable562. Suivent des évaluations
fantaisistes ou partisanes qui donnent des chiffres exagérés pour l’an X (1801-1802) : 700
étaux selon un ancien boucher563, 850 bouchers selon le syndicat564, 1200 bouchers selon le
préfet de police565, 2000 détaillants au moins selon une lettre à un membre de la section du
commerce du Conseil d’Etat 566. Hubert Bourgin préfère s’en tenir au chiffre de 639 patentés
en l’an X 567.
d) Le développement de la concurrence des forains et des
colporteurs de viande
Sur les forains qui débitent de la viande insalubre dans les Halles et marchés, pouvonsnous tempérer certaines opinions caricaturales ? Il faut reconnaître que dès 1789 des projets
administratifs apparaissent dans les districts parisiens pour régulariser le statut des forains et
encourager la concurrence avec les bouchers établis pour obtenir une diminution du prix de la
viande568. Un arrêté de mars 1790 du district du Petit Saint-Antoine réclame précisément une
concurrence régulière et officielle des bouchers forains de banlieue et prévoit un contrôle jugé
nécessaire569. Il est évident que la vente de viande par les forains venus de banlieue se
561
Sans préciser ses sources, Emile Levasseur affirme sans détours qu’en 1790 on compte « 317 étaux exploités
par 230 bouchers ». Il ajoute en note : « Dans la pétition des bouchers du 9 pluviôse an VIII il est dit qu’en
1789 il y avait 450 étaux dont une cinquantaine étaient toujours vacants. » Emile LEVASSEUR, « La
corporation sous le Consulat, l’Empire et la Restauration », La Réforme sociale, tome XLIII, janvier 1902, p
231.
562
Hubert BOURGIN, op. cit., p 98.
563
ORTILLON, Réflexions sur la cherté de la viande de boucherie pendant les mois de floréal et prairial an X, 5
messidor an X (1802). AN, F11/1146.
564
Réponses aux questions faites par le préfet de police, Procès-verbaux du Conseil d’administration de
l’Intérieur, séance du 22 ventôse an X (1802). Louis BERGERON précise que sur ces 850 bouchers, « 550
seulement sont d’authentiques bouchers opérant en boutique. Les autres sont des « bouchers forains », encore
dits « commissionnés » ou mercandiers… ». Louis BERGERON, « Approvisionnement et consommation à
Paris sous le premier Empire », Mémoires publiés par la fédération des sociétés historiques et archéologiques
de Paris et de l'Ile-de-France
, tome XIV, 1963, p 219.
565
Lettre du préfet de police au ministre de l’Intérieur, 2 octobre 1828. AN, F7/4219.
566
CROUSLE, Précis d’observations , an X, p 10. AN, F11/302.
567
Hubert BOURGIN, op. cit., p 100.
568
« Prenant en considération les promesses et assurances qui ont été données par plusieurs maîtres bouchers des
environs de Paris de fournir la meilleure viande à huit sols la livre, s’il était ouvert un marché public pendant
certains jours de la semaine, où il fût libre d’en apporter et d’en vendre concurremment avec les bouchers de
Paris, concurrence qui ne pourrait que tourner au très grand avantage du peuple de cette ville, en ce qu’elle
obligerait les uns et les autres à donner leur viande au plus bas prix possible et de la meilleure qualité. » Extrait
des registres des délibérations du district d’Henri IV du 28 décembre 1789 . BNF, Lb40 1407.
569
« L’Assemblée, considérant qu’une des principales causes de la che rté de la viande est la permission
exclusive qu’ont les bouchers d’approvisionner la capitale ; qu’un des meilleurs moyens de remédier à cet
inconvénient est d’établir une concurrence raisonnable entre les bouchers de Paris et ceux de la campagne, telle
qu’elle est déjà établie dans plusieurs villes du royaume, et telle qu’elle est déjà établie à Paris même, pour des
objets de première nécessité, tels que le pain, le porc frais, etc ; considérant que le plan d’inspection proposé
est d’une nécessité absolue pour que les bouchers de la capitale ne soient pas foulés par le commerce des
marchands forains, et que pour que le service public se fasse d’une manière conforme au règlement. » District
du Petit Saint-Antoine, Extrait des délibérations de l’Assemblée générale du 16 mars 1790 , p 5. BNF, Lb40
1489.
113
généralise dans Paris après 1789570. La tolérance des autorités pour les forains tient sans doute
au fait que cet appoint à l’approvisionnement de la capitale est le bienvenu et doit donc être
favorisé. Un arrêté du Comité de salut public d’octobre 1794 le confirme : « On ne doit pas
regarder comme un délit ou comme un abus, l’arrivée à Paris de quelques quantités de viande
que les citoyens de cette commune se procurent des autres communes. Ce que l’on fait arriver
à Paris augmente les ressources des consommateurs571». La tolérance en 1794 semble donc
s’étendre même jusqu’au colportage des viandes par les particuliers.
Un arrêté du Bureau central de floréal an IV (mai 1796)572 « introduit une
réglementation plus étroite, et, du moins en apparence, restrictive de la vente foraine ; mais,
en même temps il lui apporte une reconnaissance officielle573». L’aboutissement logique de
cette évolution est atteint en mars 1800 quand apparaît une nouvelle catégorie
d’établissements, celle des forains patentés 574. Les bouchers réguliers de Paris reprennent
leurs attaques contre les forains à partir de 1800, en leur reprochant surtout la vente en gros
des viandes. Le cadre de l’activité des forains est clairement précisé dans une ordonnance de
police du 25 brumaire an XII (novembre 1803) et un arrêté du préfet de police du 18 juin
1806, leur interdisant la vente sur la voie publique et le colportage575. Outre la vente autorisée
sur les marchés (vente au détail, pour le public), les forains vont continuer de pratiquer la
vente en gros, jusqu’à ce que la boucherie de gros soit autorisée au milieu du XIX e siècle.
Il apparaît ainsi que les forains ont pu obtenir un statut légal pendant la Révolution et
peuvent accéder officiellement aux marchés de Paris, deux fois par semaine : le monopole des
bouchers réguliers est donc durablement entamé. Par contre, la pratique du colportage des
viandes a été rapidement réprimée par les autorités municipales. Or, c’est surtout à cause des
colporteurs de viande que l’on trouve beaucoup de viandes insalubres dans Paris pendant la
Révolution. La municipalité a eu une politique assez hésitante concernant le colportage des
viandes. Ainsi en septembre 1789, trois décisions contradictoires se succèdent à quelques
jours d’intervalle, sans doute au gré des pressions exercées. Le 5 septembre 1789, un arrêté
municipal interdit le mercandage car les mercandiers continuaient «à se répandre dans les
environs de la halle, se portaient également dans plusieurs quartiers où ils exposaient en vente
des viandes prohibées et défectueuses576». Le 12 septembre, la municipalité revient sur sa
décision et accorde aux mercandiers l’autorisation d’étaler et de vendre deux fois par semaine
à la halle, car « elle devait prendre en considération les besoins du peuple577 ». Puis le
lendemain, ayant reçu « une députation des maîtres bouchers de Paris », la municipalité
décide « qu’il serait sursis à l’impression et à l’affiche de l’arrêté rendu en faveur des
570
Hubert Bourgin cite plusieurs témoignages et note de nombreuses exagérations sur cette question des forains.
Hubert BOURGIN, op. cit., pp 65-66.
571
Arrêté du Comité de salut public du 11 vendémiaire an III (2 octobre 1794). AN, AF II 69.
572
Bureau central du canton de Paris, Arrêté concernant le commerce de la boucherie, 24 floréal an IV (mai
1796). AN, AD I 87.
573
« Les bouchers forains auront le droit de vendre sur 10 marchés et places, quand ils seront munis de patentes
et de permissions du Bureau central, le surlendemain du marché de chaque espèce de bétail, de 5h du matin à
midi du 1er germinal au 1er vendémiaire, et de 7h à 2h pendant le reste de l’année. » Hubert BOURGIN, op. cit.,
p 66.
574
Arrêté du 9 germinal an VIII (mars 1800). Hubert BOURGIN, op. cit., p 99.
575
Hubert BOURGIN, op. cit., p 67.
576
Sigismond LACROIX, op. cit., tome I, pp 479-480.
577
Ibid., p 550-551.
114
mercandiers, lequel, cependant, serait exécuté selon sa forme et teneur578». Comme le note
Hubert Bourgin, « cette exécution sans publicité manifestait son embarras579». C’est le moins
qu’on puisse dire !
La lutte entre les colporteurs de viande et les bouchers réguliers continue jusqu’en
1802. La plupart des abus en matière de viande corrompue semblent bien être liés aux
mercandiers. Ainsi, un procès-verbal d’août 1791 reproche à un mercandier de vendre à la
Halle des « veaux mort-nés, dont la viande était corrompue et bonne à jeter à la voirie580».
Malgré les abus commis par les mercandiers, le corps municipal reconnaît les services rendus
aux consommateurs pauvres et en octobre 1791, il assigne un lieu de vente provisoire aux
mercandiers, la fameuse Cour des miracles, rue de Bourbon-Villeneuve581. Cette limitation
n’a pas été respectée et dès 1792, les bouchers réguliers lancent une pétition contre les abus
du colportage des viandes. « A partir de 1795, les rapports de police contiennent des
témoignages nombreux sur l’activité des mercandiers : parmi les données contradictoires sur
la qualité et le prix, le fait de la vente apparaît en sa permanence et son développement582».
Des textes réglementaires contre le colportage des viandes sont renouvelés entre 1796 et
1800, mais ils sont inefficaces583. Face à ce laxisme des autorités, les bouchers réguliers
réclament une réglementation prohibitive, obtenue dans l’ordonnance de police du 15 frimaire
an XI (6 décembre 1802), qui défend « les droits acquis des anciens bouchers en supprimant
toutes les tolérances et en rétablissant le monopole du métier584 ».
La loi générale de brumaire an VII sur le colportage ne semble pas concerner les
bouchers. Rappelons pour mémoire son contenu : « Désormais il suffit de payer la patente la
plus élevée des activités commerciales qu’il pratique pour que le colporteur puisse étendre
son activité à toutes les catégories de commerce qu’il entend développer. Cela est associé
dans l’esprit du commerce installé à une scandaleuse confusion des genres qui fait du
colportage un élément de désordre et de concurrence excessive585 ».
e) Les débats sur la taxe de la viande
Outre ce problème de la concurrence entre les bouchers réguliers et les autres vendeurs
de viande (les forains et les colporteurs de viande ou mercandiers), il reste à éclaircir une
mesure centrale prise en juillet 1791 et promise à une longue postérité : la taxe de la viande.
Nous l’avons vu, l’article 30 de la loi des 19 et 22 juillet 1791 autorise les mairies à taxer
provisoirement la viande. Hubert Bourgin note que sur ce point, « la politique administrative
578
Ibid., p563.
579
Hubert BOURGIN, op. cit., p 72.
580
Section du Muséum, Procès-verbal d’un commissaire de police le 11 août 1791. Ibid., p 72.
581
Municipalité de Paris, Arrêté concernant les Mercandiers et les Brocanteurs, 29 octobre 1791. BN, Lb40
1181.
582
Hubert BOURGIN, op. cit., p 73-74.
583
Hubert Bourgin cite un arrêté du Bureau central du 24 floréal an IV (mai 1796), un nouvel arrêté du Bureau
central du 5 thermidor an V (juillet 1797) et un arrêté du préfet de police du 9 germinal an VIII (mars 1800).
Hubert BOURGIN, op. cit., p 74.
584
585
Ibid., p 75.
Francis DEMIER, « L’impossible retour au r égime des corporations dans la France de la Restauration, 18141830 », in Alain PLESSIS (dir), Naissance des libertés économiques, Paris, Institut d’Histoire de l’Industrie,
1993, p 122.
115
présente une continuité entre l’ancien régime et la Révolution. La taxe était établie quand la
Révolution commença, et il faut arriver jusqu’en 1790 pour voir l’administration municipale
se préoccuper d’un changement possible de régime. Au début de 1791, les administrateurs des
subsistances se prononçaient contre la taxe. Furent-ils écoutés ? En tout cas, la taxe de la
viande existait encore en l’an IV (1796). Mais était-elle appliquée ? Les bouchers de la halle
prétendaient qu’elle n’était pas faite pour eux. Les bouchers en boutique ne s’y conformaient
point, en étaient mécontents, y résistaient. Et la taxe, néanmoins, dura et fut renouvelée586».
La situation a l’air assez confuse 587.
Selon un adversaire de la liberté du commerce, la taxe aurait eu des conséquences très
néfastes sur l’agriculture et la qualité des viandes, car « elle effraya énormément les éleveurs,
spécialisés à l’engraissement de beau bétail, qui abandonnèrent totalement l’élevage du bœuf
pour se consacrer exclusivement à celui du cheval. Il ne vint bientôt plus à Paris que le bétail
étique et malsain de la Picardie et de la Sologne. C’est ainsi que, de 1791 à 1793 Paris
consomma les plus mauvaises viandes du royaume588». C’est oublier un peu vite les
circonstances générales de l’économie française à l’époque.
Ces fameuses circonstances, avec la patrie en danger en 1792, expliquent d’ailleurs
l’apparition d’une réglementation tout à fait exceptionnelle qui dépasse largement la seule
question de la taxe de la viande mais n’y est pas étrangère. Hubert Bourgin décrit à partir de
1792 un système de régie pour la viande, où « la boucherie se présenta en fait comme un
service public589 ». Non seulement un décret du 6 septembre 1792 range les ouvriers bouchers
parmi ceux qui doivent échapper à la réquisition militaire, mais de plus des arrêtés du Comité
de salut public de pluviôse an II (février 1794) ordonnent l’entretien public d’un dépôt de
1500 puis 3000 bœufs pour Paris 590. « Peu à peu l’idée d’une régi e de la boucherie prit corps
et tendit à se réaliser591». A partir de mars 1795, « la viande fut considérée comme une des
marchandises publiques soumises à la surveillance administrative592 ; elle devint même objet
de distribution publique aux bouchers, et, par les bouchers, aux consommateurs. C’est dans
ces conditions qu’apparaît la boucherie générale. Au mois de ventôse an II (mars 1794),
c’était une vaste entreprise d’approvisionnement public 593». Cette régie de la boucherie
rappelle le système des boucheries municipales à Paris en 1918 ou des répartiteurs de viande
sous Vichy. Son organisation annonce celle de la caisse de Poissy rétablie en 1802, avec un
directeur, le maître boucher Sauvegrain594, qui reçoit 6000 livres d’appointements et 6000
586
Hubert BOURGIN, op. cit., p 138.
587
Albert SOBOUL rappelle les réticences de la Convention à mettre en place la taxation et le maximum pendant
l’été 1793, malgré la pression des sans-culottes. Albert SOBOUL, Mouvement populaire et gouvernement
révolutionnaire en l’an II (1793-1794 ), Flammarion, 1973, p 90-96.
588
Camille PAQUETTE, op. cit., p 56.
589
Hubert BOURGIN, op. cit., p 135.
590
Arrêtés du Comité de salut public, 15 et 22 pluviôse an II. AN, AF II 69 dossier n°511.
591
Hubert BOURGIN, op. cit., p 135.
592
Décret de la Convention nationale du 14 ventôse an III (4 mars 1795).
593
Les dates indiquées par Hubert Bourgin ne sont pas toujours très cohérentes, car, comme il le reconnaît :
« cette institution demeure pour nous obscure, en raison de l’insuffisance ou de l’imprécision des documents ;
l’étude en est malaisée. » Hubert BOURGIN, op. cit., p 136-137.
594
Nous n’avons pas pu avoir accès pour le moment à l’étude qui existe sur ce personnage. Eric SZULMAN, De
l’étal à l’écriture : Jean-Baptiste Sauvegrain, Mémoire de maîtrise dirigé par Dominique Margairaz, Paris I,
1999.
116
livres d’indemnité en raison de sa responsabilité et de ses frais 595. Les employés de la
boucherie générale sont assimilés à des fonctionnaires attachés à leur poste596. « Le directeur
avait pour fonction de surveiller les distributions de viande et de diriger les différents
établissements dont la boucherie générale se composait, établissements qui comportaient
échaudoirs et fondoirs. L’approvisionnement de la boucherie générale devait être fait par le
gouvernement. Elle fournissait elle-même de viande les établissements publics597 » comme
par exemple les ouvriers de la manufacture de Sèvres. Apparemment, cette boucherie générale
fut supprimée le 1er ventôse an IV (20 février 1796)598. Comme le dit si bien Hubert Bourgin :
« Cette institution tout occasionnelle disparut sans laisser de traces599 ».
Même si nous n’avons pas d’autres éléments que ceux fournis par Hubert Bourgin sur
la régie de la boucherie parisienne entre mars 1794 et février 1796, il fallait tout de même
évoquer cette éphémère institution de la Terreur600. Il semble clair que cette régie de la
boucherie est caractéristique d’une période de guerre, où le souci du rationnement et la
priorité à l’approvisionnement des armées sont liés. D’ailleurs, c’est en 1917, en pleine
guerre, que deux historiens, Alphonse Aulard et Albert Mathiez, reviennent sur cet aspect peu
connu de l’histoire révolutionnaire dans deux courts articles601. Mais Alphonse Aulard se
contente d’évoquer la carte de viande sans jamais parler de la régie de la boucherie. De même,
dans un article de la presse générale, André Fribourg évoque en juin 1917 la fameuses idée de
« carême civique » lancée en 1793 par Vergniaud et reprise par Legendre en 1794602. Tous ces
articles publiés en 1917 sur la carte de la viande et le carême civique reflètent les difficultés
de l’approvisionnement en viande de Paris pendant la Grande Guerre. Si Alphonse Aulard
reste assez neutre603, Albert Mathiez est beaucoup plus véhément contre le gouvernement :
« Le système de la carte fonctionna sans encombre pendant plusieurs mois, aussi longtemps
595
Arrêté du Comité de salut public du 28 frimaire an III (18 décembre 1794). AN, AF II 69, dossier n°511.
596
Arrêté du Comité de salut public du 15 frimaire an III (5 décembre 1794). Hubert BOURGIN, op. cit., p 137.
597
Hubert BOURGIN, op. cit., p 137.
598
Rapport du Bureau central au ministre de l’Intérieur le 4 ventôse an IV (23 février 1796). AN, F 11/1178.
599
Hubert BOURGIN, op. cit., p 138.
600
Dans un courrier du 6 octobre 2005, Eric Szulman m’a précisé qu’entre « germinal an II et ventôse an IV (28
mars 1794-20 février 1796), le commerce libre de viande, les marchés de Sceaux et Poissy ont été interdits, le
commerce de la viande et des animaux étant dirigé par la municipalité parisienne. C’est ce qu’on a appelé la
Boucherie Générale. Sous la conduite de Sauvegrain, cette administration recevait 75 bœufs, 200 veaux et 200
moutons par jour des réquisitions de l’armée, qui étaient tous abattus à l’Hôtel-Dieu dans le premier abattoir
centralisé, et ensuite la viande redistribuée aux bouchers devenus fonctionnaires municipaux. On distribuait
aux habitants une demi-livre de viande par décade suivant une carte de rationnement contrôlée et distribuée
dans les sections ». Pour plus de détails, je renvoie à la commuication d’Eric SZULMAN, « La Boucherie
parisienne pendant la Révolution » lors du colloque A Paris sous la Révolution : nouvelles approches de la
ville, organisé par la Société des études robespierristes, l’Institut d’histoire de Paris et la Commission du Vieux
Paris le mardi 18 octobre 2005.
601
Alphonse Aulard se contente de publier une reproduction des deux cartes de viande, découvertes par hasard
aux Archives nationales. Il précise : « Je n’ai eu d’autre but, en publiant ces documents, que de faire connaître
une carte de viande à Paris, pensant que c’est là un document inédit, ou du moins peu connu. » et il renvoie le
lecteur à son Recueil des actes du Comité de salut public. Alphonse AULARD, « Cartes de viande sous la
Convention nationale », La Révolution française, tome 70, 1917, p 296-299.
602
André FRIBOURG reprend un extrait de son ouvrage La guerre et le passé dans deux articles intitulés «
Carême civique » dans L’Opinion du 2 juin 1917 (p 524-526) et du 9 juin 1917 (p 545-547).
603
« Il y eut, pendant la Révolution française, à l’époque de la Convention nationale, d es cartes de viande et des
cartes de pain, pour les mêmes raisons pour lesquelles on parle d’en établir aujourd’hui, et dans des
circonstances analogues. » Alphonse AULARD, op. cit., p 296.
117
que le grand comité de l’an II gouverna. Avis à nos ministres dans l’embarras. Sont-ils
décidés, oui ou non, à réquisitionner le bétail pour la population civile comme pour l’armée, à
municipaliser les boucheries, comme ils ont déjà de fait municipalisé les boulangeries604 ? »
Mais la question institutionnelle soulevée par Hubert Bourgin, c’est-à-dire l’existence
d’une régie publique pour l’approvisionnement de Paris en viande, est totalement absente
chez Alphonse Aulard et André Fribourg. Quant à Albert Mathiez, il préfère évoquer une
« municipalisation de la boucherie » liée à l’établissement de la carte de viande. Même si les
appellations sont différentes, le fonctionnement décrit par Mathiez en 1917 est identique à
celui de la régie évoquée par Bourgin en 1911605. Voyons en détail comment la question des
subsistances a évolué de l’idée d’un « carême civique » en 1793 à celle d’une carte de viande
en 1794.
f) Du « carême civique » à la municipalisation de la boucherie (17931794)
L’idée de carême civique est apparue au moment où le discrédit a frappé les
hébertistes en l’an II. On leur reproche « d’avoir voulu faire soulever le peuple de Paris en
empêchant les arrivages du beurre, des œufs et de la viande 606. » Par ailleurs, « la découverte
607
de provisions de lard au domicile d'Hébert portera un grave coup à sa popularité
». Quand
la pénurie de viande s’est fait sentir à partir de 1793, le député Vergniaud propose pour la
première fois un carême civique et la fin de la consommation des veaux608. Albert Mathiez
précise que cette proposition a été lancée à la séance du 17 avril 1793 de la Convention, suite
aux troubles intérieurs qui venaient d’éclater dans l’Ouest et à la crainte d’une disette
prochaine du bétail à cause des achats des armées. Le discours de Vergniaud fut applaudi,
mais « on renvoya sa proposition au Comité d’agriculture, où elle fut enterrée 609».
Après la journée du 2 juin 1793, qui renversa la Gironde, « les députés montagnards se
firent l’écho des plaintes des Sans-Culottes contre la cherté de la viande. Le 9 juin, Bentabole
dénonça à la Convention le complot des accapareurs, qui achetaient tout le bétail pour le
revendre à des prix excessifs610. » Le 9 juin 1793, le montagnard Thuriot proposa de décréter
un carême civique qui durerait tout le moins d’août, « afin que, pendant cet espace de temps,
les bestiaux puisent grandir et se multiplier611 ».
« Mais la Convention n’était pas encore préparée aux grandes mesures de salut public.
Elle craignait de mécontenter le peuple de Paris, « très carnassier ». Plutôt que d’ordonner des
restrictions, elle essaya la taxation. La crise ne diminua pas. Les bouchers se plaignirent qu’on
604
Albert MATHIEZ, « La carte de viande en l’an II », Annales révolutionnaires, tome IX, 1917, p 693. Le
même article est paru dans L’œuvre du 13 juin 1917.
605
A aucun moment de son ouvrage L’industrie de la boucherie à Paris pendant la Révolution , Hubert Bourgin
n’évoque la carte de viande ni le carême civique.
606
Richard COBB, « Le ravitaillement des villes sous la Terreur : la question des arrivages (septembre 1793germinal an II », Terreur et subsistances 1793-1795, Librairie Clavreuil, 1965, p 212.
607
Alfred FIERRO, Histoire et dictionnaire de Paris, Robert Laffont, 1996, p 115.
608
André FRIBOURG, « Carême civique », L’Opinion , 2 juin 1917, p 524.
609
Albert MATHIEZ, La vie chère et le mouvement social sous la Terreur, Payot, 1973, p 134.
610
Ibid., p 135.
611
Albert MATHIEZ, « La carte de viande en l’an II », Annales révolutionnaires, tome IX, 1917, p 691.
118
taxait leur viande, mais qu’on ne taxait pas le bétail vivant. On leur donna satisfaction en
taxant aussi la viande sur pied. Alors les marchés aux bœufs se firent déserts. A la fin de
l’hiver, Paris ne recevait plus le quart du bétail qui lui était nécessaire. Ce fut le carême obligé
pour tous ceux qui n’avaient pas le moyen de se procurer de la viande en fraude en payant audessus du maximum612 ».
Les récriminations contre les bouchers se durcissent beaucoup. Un rapport de police
de décembre 1793 reflète sans doute assez bien l’opinion parisienne sous la Terreur: « Une
caste aussi cruelle que l’aristocratie, ce sont les bouchers. Partout on n’entend que des plaintes
sur leur compte ; tous les citoyens les accusent d’être les sangsues du peuple, surtout par leur
insolence et leur manière de répondre aux malheureux qui n’ont que le moyen de prendre une
ou deux livres de viande chez eux, en leur donnant presque la moitié en réjouissance.
Aujourd’hui ils font mieux, ils ne disent plus rien, mais ils vendent leur viande jusqu’à 20 sols
la livre ; il faut la prendre ou la laisser, voilà ce qu’ils vous disent. J’ai vu un malheureux
pleurer de colère de ce qu’un boucher lui avait vendu la viande 16 sols avec un bon tiers de
réjouissance (os et graisse)613 ».
Outre les consommateurs, plusieurs catégories professionnelles se plaignent des
bouchers. Ainsi, dans un rapport de police de décembre 1793, les chandeliers se plaignent de
la cupidité des bouchers, accusés d’accaparer le suif, matière première indispensable pour leur
métier614. Les professionnels du cuir font imprimer un mémoire en 1793 où ils dénoncent
l’accaparement des cuirs par les bouchers et ils rappellent qu’en 1785 le tribunal des Consuls
condamna 87 bouchers pour prévarication et mauvaise foi615. La suppression des corporations
ne semble pas avoir beaucoup modifié les habitudes commerciales des bouchers : « A présent,
les bouchers sont une classe d’hommes de commerce qui se voient et se réunissent pour leurs
achats communs à Poissy, à Sceaux, à la place aux veaux. C’est là où ils cabalent, et
projettent de ruiner les bourreliers, les cordonniers et le peuple de Paris, en portant le prix de
leurs cuirs à un prix exorbitant, qui mettra la paire de souliers à 12 ou 15 livres. Il est temps
de remédier à cet abus616 ».
L’approvisionnement en bétail de la capitale reste l’une des principales préoccupations
des pouvoirs publics. Entre novembre 1793 et l’été 1794, la Commission des subsistances
multiplie « les instructions pour la conservation et la multiplication du bétail617 ». Des
solutions originales ont été proposées pour la conservation de la viande. Ainsi, sans doute vers
1793, Michel Dizé, responsable de la pharmacie centrale des hôpitaux militaires, encourage
612
Ibid. La loi du maximum a été votée le 9 septembre 1793.
613
Rapport de l’agent Charmont du 2 nivôse II (22 décembre 1793). André FRIBOURG, op. cit., p 525.
614
Rapport de police du 28 frimaire an II (18 décembre 1793). Ibid., p 545.
615
« Beaucoup de bouchers à Paris emmagasinent, salent des cuirs, et en accaparent en grosse quantité ; d’autres
les font sortir de la capitale, les envoient où bon leur semble depuis deux années ; ils les déposent dans des
caves cachées. » Observations au peuple et aux 48 sections de Paris sur les pressants besoins d’organisation
de police contre les bouchers, 1793, p 6. AN, AD XI 65.
616
Ibid., p 5. Comme le fait remarquer Hubert Bourgin : « Ces allégations sont tendancieuses ; néanmoins elles
manifestent que, dans la boucherie, le commerce des cuirs s’est développé, non point comme fonction
intégrante du métier, mais comme industrie annexe, comportant manutention et traitement spéciaux. » Hubert
BOURGIN, op. cit., p 59.
617
« Le 27 brumaire an II, la Convention décréta, sur le rapport de son Comité d’agriculture, qu’il était interdit
de livrer à la boucherie aucune brebis âgée de moins de quatre ans et aucun agneau mâle de moins d’un an,
sous peine d’une amende de 25 livres. Les propriétaires de moutons étaient tenus de conserver un mouton mâle
pour 40 brebis au moins. Des primes étaient promises à ceux qui élèveraient les plus beaux béliers. » Albert
MATHIEZ, La vie chère et le mouvement social sous la Terreur, Payot, 1973, p 93.
119
les conserves salées de viande (avec du sel marin) et veut promouvoir les recherches sur les
procédés de conserves sans sel618.
Comme le note justement Albert Mathiez, « toutes ces mesures, plus ou moins
heureuses, ne pouvaient améliorer la production agricole qu’avec le temps. Or, il fallait vivre.
Le comité de Salut public et la Commission des subsistances s’efforcèrent d’acheter à
l’étranger le plus de subsistances qu’il leur fut possible. Ici encore, comme dans les travaux
publics, on crut nécessaire de centraliser. Dans la période antérieure, les villes, les
départements maritimes et ceux des frontières avaient souvent envoyé des missions d’achats à
l’étranger. Le comité de Salut public interdit cette pratique. Il réserva à la seule Commission
des subsistances toutes les acquisitions à faire au-dehors619».
Bien sûr, comme le remarque sournoisement Camille Paquette, ce bétail est payé en
or, « les assignats n’ayant aucune valeur pour les pays étrangers620 ». Albert Mathiez
reconnaît d’ailleurs que « la différence des changes rendait les paiements onéreux à la
France » et que la Convention a dû « effectuer de gros paiements en or, particulièrement aux
Etats-Unis. La dépouille des églises lors de la déchristianisation, la fonte de la vaisselle sacrée
de la Monnaie y pourvurent pour une bonne part621.» C’est dans ce contexte de pénurie que le
comité de Salut public racheta secrètement en février 1794 la Compagnie d’Afrique pour
continuer à jouir des privilèges dont elle jouissait en Barbarie et que Robespierre a fait voter
le célèbre décret du 28 brumaire qui chargeait le Comité de Salut public « de s’occuper des
moyens de resserrer de plus en plus les liens de l’alliance et de l’amitié qui unissent la
République française aux cantons suisses et aux Etats-Unis d’Amérique 622 ».
L’ampleur des achats à l’étranger, qui vont continuer sous le Directoire et le Consulat,
est difficile à estimer, comme le reconnaît Albert Mathiez623. Malgré toutes ces mesures, la
pénurie de viande se fait toujours davantage sentir au début de l’année 1794 à Paris. Face aux
sections qui dénoncent les abus funestes des bouchers qui tuent des vaches et brebis pleines,
les bouchers se défendent devant le comité de salut public en dénonçant les mortandiers sans
domicile fixe et les aubergistes qui vendent de la viande cuite et se livrent à des achats
déloyaux de bestiaux624. Le 21 pluviôse an II (février 1794), le conseil général de Paris
interdit les livraisons à domicile de viande car il faut pouvoir contrôler le débit des riches625.
Ce genre de mesure, prise sous la pression des clubs et sections, ne peut pas être d’une grande
efficacité.
Les plaintes répétées devant le conseil de la commune de Paris et le département vont
relancer l’idée d’une carte de viande, sur le modèle de la carte du pain. Plusieurs sections ont
618
André FRIBOURG, « Carême civique », L’Opinion , 9 juin 1917, p 545.
619
Albert MATHIEZ, op. cit., p 96.
620
Camille PAQUETTE, op. cit., p 56. Ceci n’est pas vrai au début de la Révolution car on a trouvé un Mémoire
des marchands de bestiaux étrangers pour l’approvisionnement de la capitale sollicitant une prime afin de
compenser la perte éprouvée sur les assignats, daté du 6 juillet 1791, suivi d’un arrêté du Comité d’agriculture
et de commerce du 18-19 juillet 1791 qui rejette la demande. AN, D VI 10, dossier n°103.
621
Albert MATHIEZ, op. cit., p 97.
622
Le décret du 28 brumaire an II (novembre 1793) est celui où la République promet d’être « terrible envers ses
ennemis, généreuse envers ses alliés, juste envers tous les peuples. » Ibid., p 97.
623
« Il est difficile d’évaluer les qu antités de céréales, de bétail, de salaisons, de matières premières de toute
sorte qui furent ainsi importées de l’étranger. Mais nul doute qu’elles furent considérables. » Ibid., p 97.
624
André FRIBOURG, op. cit., p 546.
625
André FRIBOURG, op. cit., p 545.
120
rapidement pris l’initiative d’établir elles-mêmes une carte de viande, comme par exemple le
Comité de l’Homme-Armé, qui arrête le 2 ventôse an II (20 février 1794) que « la viande ne
serait délivrée qu’aux malades et aux aubergistes des sans-culottes et qui nourrissent des
ouvriers travaillant aux armes de la République et aux citoyens porteurs de bons du Comité de
bienfaisance, et que les officiers de santé seraient invités à ne délivrer l’attestation de maladie
à l’effet d’avoir de la viande qu’à ceux qui en ont vraiment besoin et à venir nous donner leurs
signatures626 ».
Toujours le 20 février 1794, « plusieurs boucheries fermèrent faute de viande627 ». Le
lendemain, un rapport de police illustre la gravité de la situation : « Les ouvriers se plaignent
très fortement de ce qu’ils ne peuvent plus avoir dans les auberges de viande ni de soupe. Ils
mangent du pain et des harengs saurs. Dans presque toutes les auberges, il n’y avait pas une
once de viande628 ».
Le 3 ventôse an II (21 février 1794), Barère prononce un grand discours à la
Convention où il lance un nouvel appel au carême civique. Les raisons évoquées sont les
suivantes : « Il y avait, dans l’ancien usage de l’a nnée, environ six mois de jours où les
citoyens ne mangeaient pas de viande. Cette différence avec notre régime de tous les jours a
dû diminuer de moitié les consommations de viande. Avant la guerre, tous les habitants des
campagnes vivaient d’autres productions que la viande et aujourd’hui 120.000 hommes sous
les armes mangent des viandes tous les jours… La Vendée fournissait des bœufs et des
moutons, et la Vendée rebelle a été ruinée… » Et il encourage clairement les restrictions et la
tempérance: « Nos pères, nous-mêmes, nous avons jeûné pour un saint du calendrier, jeûnons
plutôt pour la Liberté… Faisons des économies momentanées, imposons-nous volontairement
une frugalité civique pour le soutien de nos droits629… »
Ce vibrant discours de Bertrand Barère de Vieuzac, avocat des Hautes-Pyrénées, est
vivement soutenu par le député parisien Louis Legendre, « boucher et fils de Pierre Legendre,
boucher630 ». Louis Legendre (1752-1797) a été matelot pendant dix ans, dans sa jeunesse,
puis est devenu boucher. « Il n’était ni inculte ni grossier, comme on s’est plu à l’affirmer.
Avant la Révolution, bien qu’il fût encore jeune, il avait acquis une certaine aisance et figurait
parmi les commerçants les plus respectés du quartier Saint-Germain-des-Prés631 ».
Néanmoins, au moment du vote sur la mort de Louis XVI, en décembre 1792, c’est lui qui
proposa de « couper le corps en quatre-vingt-quatre morceaux, pour en envoyer un à chaque
département632 ». Dans sa thèse de Droit, Françoise Guilbert fait le commentaire suivant :
« L'objet du sacrifice politique ainsi distribué, aurait soudé les hommes dans la violence
626
AN, F7/2496.
627
Albert MATHIEZ, op. cit., p 138.
628
Rapport de police de Prévost du 3 ventôse an II (21 février 1794). Charles-Aimé DAUBAN, Paris en 1794 et
1795 : Histoire de la rue, du club, de la famine, Plon, 1869, p 71.
629
Albert MATHIEZ, op. cit., p 140.
630
André FRIBOURG, op. cit., p 525.
631
Pierre GASCAR, op. cit., p 130.
632
Chronique médicale, 1910, p 404. « Cette motion bien digne d’un boucher n’a pas été rapportée par le
Moniteur ; mais elle se trouve dans d’autres journaux ; et le rédacteur de cet article certifie l’avoir entendue. »
Louis-Gabriel MICHAUD, Biographie universelle ancienne et moderne, Paris, Desplaces, Nouvelle édition,
1854, tome 23, p 616. L’auteur de l’article sur Louis Legendre est Claude-François BEAULIEU (1754-1827),
historien et publiciste français, membre du club des Feuillants, auteur des Essais historiques sur les causes et
les effets de la révolution française, en 6 volumes (1801-1803).
121
sacrilège des révolutionnaires et fertilisé le découpage tout aussi symbolique du territoire dans
son nouvel habit révolutionnairement quadrillé633 ».
Au-delà des excès oratoires, Louis Legendre soutient le projet de carême civique pour
empêcher l’entière destruction des espèces auxquelles on ne laisse pas le temps de se
renouveler634. Fidèle à ses origines, il défend les bons bouchers contre les mercandiers,
accapareurs de viande selon lui. Il réclame un décret pour réserver la viande aux soldats de la
République et aux malades635.
Face à Barère et Legendre qui réclament le carême civique, Cambon, « le grand
ennemi des prêtres, observa « qu’après avoir subjugué la superstiti on », il fallait se garder de
la consacrer par une loi636 ». Il explique également que les conditions climatiques étant très
variables selon les régions et les saisons, le carême ne pourrait pas être appliqué de façon
identique sur tout le territoire national. Malgré ces motifs assez médiocres, la Convention
abandonna le projet de carême civique.
Le problème de la pénurie de viande n’est donc toujours pas résolu. Sous la pression
populaire, la Commune de Paris décida, le 17 ventôse an II (7 mars 1794), de « faire
concurrence aux bouchers en achetant tous les jours 24 bœufs, 64 veaux, 32 moutons, dont la
viande serait distribuée aux particuliers, sur l’attestation des officiers de santé. Ce n’était
qu’une demi-mesure 637». Des mesures plus énergiques sont réclamées par les sections. Les
Enragés inscrivent les boucheries municipales dans leur programme. « Etablissez dans toutes
les villes et dans tous les bourgs considérables des magasins publics » écrit le conventionnel
Roux en 1793638. En mars 1794, la section de la Montagne dénonce les repas somptuaires des
traiteurs du Palais-Egalité, ci-devant Royal, et elle demande « qu’il leur fût interdit de servir
des repas à plus de 2 francs par tête639». Finalement, c’est le 29 germinal an II (18 avril 1794)
que la Commune de Paris se décide enfin à municipaliser la boucherie et à établir la carte de
viande640. Au niveau national, aucune loi ne rendit la carte de viande obligatoire : les autorités
633
Françoise GUILBERT, Le pouvoir sanitaire : essai sur la normalisation hygiénique, Thèse de Droit, 1992.
Pour illustrer la peur qu’inspirent les bouchers pendant la Révolution, j’ai placé en annexe 15 une gravure de
1790 au titre évocateur : « Tremblez aristocrates, voilà les bouchers ! ». Dessin de Duchemin, gravé par
Hurard. BNF, Cabinet des estampes, De Vinck, tome 29, 4963.
634
L’intervention du boucher Legendre le 3 ventôse an II (21 février 1794) n’est pas dénuée d’un certain
lyrisme: «Décrétez ce carême civique, autrement la disette de viande se fera sentir dans toute la République…
Décrétez le carême que je vous propose, autrement il viendra malgré vous. L’époque n’est pas éloignée où
vous n’aurez ni viande ni chandelle. Les bœufs qu’on tue aujourd’hui ne donnent pas assez de suif pour
éclairer leur mort ! » Albert MATHIEZ, op. cit., p 140-141.
635
André FRIBOURG, op. cit., p 545.
636
Albert MATHIEZ, op. cit., p 141.
637
Ibid., p 138.
638
Bernard-Etienne CAMBAZARD, La vie chère et le commerce de la viande de boucherie, Thèse de sciences
économiques, Faculté de Droit de Dijon, 1933, p 236.
639
640
Albert MATHIEZ, op. cit., p 138-139.
Cambazard ne retient pas la date du 29 germinal an II. « A Paris, un établissement privé fut réquisitionné à la
suite d’un arrêté d’un Comité de Salut public, du 28 frimaire de l’an III . Il fut appelé « la Boucherie générale »
et placé sous la direction d’un maître du nom de Sauvegrain. L’approvisionnement en viande s’effectua par les
soins du gouvernement. Le but poursuivi était le même qu’aujourd’hui : combattre la cherté. La clientèle
parisienne fut enthousiasmée ; mais quelques mois plus tard, la « Boucherie générale » disparut néanmoins
« sans laisser de trace ». Bernard-Etienne CAMBAZARD, op. cit., p 236.
122
locales étaient libres de mettre en place les restrictions de leur choix641. Cette mesure n’a pas
toujours été bien accueillie par le peuple de Paris, comme le suggèrent certaines réactions
hostiles dans les quartiers642.
Albert Mathiez donne une description un peu plus précise que celle d’Hubert Bourgin
sur le système de boucherie municipale mis en place à Paris à partir d’avril 1794 : « Le bétail
fourni par l’Etat était abattu par un agent de la ville, Sauvegrain, qui le distribuait aux
bouchers, au prorata de la population de leur quartier. Chaque boucher avait un certain
nombre de ménages à fournir. Il devait livrer tous les 20 jours « autant de demi-livres de
viande qu’il y aura de bouches désignées sur la carte qui sera fournie à cet effet ». La carte de
pain servirait aux distributions en attendant la fabrication de la carte de viande. Les livraisons
s’effectuaient en présence d’un commissaire de la section, qui visait la carte. Les bouchers
avaient un bénéfice de 10% sur la viande qui leur était fournie. On leur abandonnait, en outre,
les langues de bœuf et les fressures de mouton pour les indemniser de leurs frais de transport.
La tête de veau était comptée pour quatre livres de viande, les quatre pieds de veau pour une
livre. Les traiteurs n’étaient fournis qu’après les simples citoyens et sur les quantités restantes,
la distribution faite. Pour empêcher les boucheries particulières de se maintenir en
concurrence avec la boucherie municipale et de perpétuer la fraude, le Comité de salut public
interdit, le 7 germinal, aux bouchers de Paris, d’acheter de la viande « dans quelque marché
que ce soit de la République ». La Commune obligea ceux d’entre eux qui avaient du bétail
acheté antérieurement à le lui revendre au maximum (6 floréal). Avec l’institution de la carte,
la quantité de viande, bien entendu, n’augmenta pas, mais celle qui existait fut répartie
également entre les consommateurs, riches ou pauvres. Tous les cinq jours, au minimum, la
carte permit de toucher une demi-livre de viande par tête à un prix raisonnable. C’était peu,
mais, à cette époque, l’usage de la viande était beaucoup moins répandu qu’aujourd’hui. La
carte fonctionna à Paris pendant plusieurs mois643».
Entre avril 1794 et février 1796, le système de distribution de la viande dans Paris est
donc tout à fait particulier, basé sur le rationnement et un contrôle strict de l’Etat. Il est fort
possible que le système de boucherie municipale se soit beaucoup assoupli après la chute de
Robespierre le 9 thermidor an II (27 juillet 1794). Les plaintes attestées en janvier 1795 contre
les bouchers laissent penser que la carte de viande n’est plus appliquée, ou du moins qu’elle
est devenue totalement inefficace depuis l’abrogation de « toutes les lois portant fixation d’un
maximum » le 4 nivôse an III (24 décembre 1794)644. Ainsi, un rapport de police du 9 janvier
1795 nous apprend qu’on « murmure contre les bouchers qui cachent pour leurs amis les plus
beaux morceaux de viande, tandis que le malheureux a beaucoup de réjouissance, et contre les
commissaires civils qui ferment les yeux sur ces abus645». Un rapport du 1er pluviôse an III
641
Ainsi, Senlis adopte la carte de viande comme Paris, alors que Chambéry préfère le système du carême
civique. Ibid., p 140.
642
« Un membre du comité révolutionnaire de la section des droits de l’homme a proclamé avec un tambour, que
dorénavant on aurait plus de bœufs, qu’avec des cartes, pour les gens malades, etc… Les femmes et des
hommes en tablier ont dit tout haut, la proclamation faite : à présent il faudra donc faire du bouillon avec de la
viande de chien. Ces messieurs ressemblent aux prêtres qui vous défendent de manger de la viande, mais qui
s’en f… par la gueule secrètement. » peut-on lire dans un rapport de Bacon du 4 ventôse an II (22 février
1794). DAUBAN, op. cit., p 80.
643
Albert MATHIEZ, op. cit., p 139.
644
Emile LEVASSEUR précise que « toutefois deux décrets complémentaires (24 nivôse et 8 ventôse)
maintinrent les marchés faits avant le décret du 4 nivôse ». Emile LEVASSEUR, Histoire des classes ouvrières
et de l’industrie en France de 1789 à 1870 , Arthur Rousseau, 2e édition, 1903, tome 1, p 208.
645
Ibid., p 213.
123
(20 janvier 1795) relève que « le porc frais vaut 55 sous la livre, la viande de boucherie 35 à
40 sous646». La situation alimentaire se dégrade toujours davantage en 1795: « La viande
valait à Paris 40 sous la livre le 20 janvier et 7 livres 10, le 1er avril647 ».
Pourtant, curieusement, dans un mémoire de mars 1795, les bouchers se plaignent du
fonctionnement des distributions de viande648. Cela signifierait donc que le système de
boucherie municipale est toujours en place. Dans ce mémoire, le service militaire est mis en
cause, car il a habitué tous les citoyens à consommer de la viande. Les auteurs réclament une
libéralisation de la boucherie car les moins aisés ont besoin de viande toute l'année et que les
autorités doivent y pourvoir, pour éviter les émeutes. Ils demandent la réglementation du
métier car il y a des démissions de bouchers à cause des lois sur la boucherie générale. Ils
proposent qu’il y ait deux ou trois lieux de distribution par section et un boucher par lieu de
distribution, surveillé par les autorités (pour respecter les quotas de distribution). Ils réclament
un prix uniforme fixé pour les trois espèces (bœuf, veau, mouton). Les revendications
corporatistes ne sont pas absentes du mémoire, sur le thème de la qualification professionnelle
nécessaire ou de la limitation du nombre des bouchers souhaitable649.
Nous pouvons donc retenir que la boucherie générale existe à Paris entre 1794 et 1796,
qu’elle fonctionne sans doute de façon assez stricte jusqu’en juillet 1794, puis que son
efficacité devient très douteuse en 1795, vu la hausse du prix de la viande. La possibilité
offerte en juillet 1791 aux municipalités françaises de taxer la viande ne semble pas avoir été
fermement utilisée à Paris ni avoir donné des résultats probants. Le débat sur la taxe de la
viande réapparaîtra notamment entre 1855 et 1858.
Emile Levasseur n’est pas tendre sur l’inefficacité des mesures prises par la
Convention concernant l’approvisionnement de Paris : « Après la Terreur, la capitale se
trouvant sous les yeux de l’Assemblée, était une des villes où les décrets du maximum étaient
appliqués avec le plus de rigueur et une de celles où le gouvernement avait le plus intérêt à ne
pas irriter la colère du peuple par la famine. La Convention avança au département des
sommes considérables pour acheter des subsistances. C’est précisément une des raisons pour
lesquelles l’administration des subsistances y a été détestable et la population a souffert plus
qu’ailleurs de privations. On était rationné pour le pain, la viande, le charbon et on a manqué
presque constamment pendant la Terreur et plus encore après la Terreur, lorsque le
despotisme politique eut cessé de faire contrepoids au despotisme économique du maximum,
des réquisitions et des distributions officielles ; le mal a duré tant que l’assignat est resté la
monnaie légale (c’est-à-dire jusqu’au 30 pluviôse an IV, le 19 février 1796). La récolte de
1794 ne fut pas bonne, ce qui aggrava la situation. Les mesures prises pour nourrir la
population l’aggravèrent peut-être davantage 650 ».
646
Ibid.
647
Denis WORONOFF, La République bourgeoise de Thermidor à Brumaire (1794-1799), Seuil, 1972, p 22.
648
Observations sur la boucherie générale de Paris et réflexions sur le mode de distribution de la viande aux
citoyens de Paris par les bouchers de Paris ; abus et vices de cette distribution ; moyens d’y remédier , Paris,
Maillet, 27 ventôse an III (mars 1795), 31 p. BHVP, 8° 12009 (dossier n°12).
649
« Il faut choisir des bouchers, dont la capacité et la probité reconnues, assurent au gouvernement que ses
intentions seront remplies. » Et plus loin : « Il est reconnu qu’un petit nombre d’ouv riers instruits dans leur
profession, font plus vite et mieux le travail qui leur est confié qu’une multitude dont la majeure partie ne
connaît pas le travail. » Ibid., p 21 et p 24.
650
Emile LEVASSEUR, op. cit., pp 208-209.
124
g) Les mesures financières prises par le Directoire (1795-1799)
Le rétablissement progressif des péages et de l’octroi en 1797-1798 est une autre
mesure anti-libérale qui suscite des commentaires acerbes, car la plupart du temps les auteurs
insistent sur l’inefficacité du système à cause des fraudes nombreuses. Les barrières d’octroi
avaient été mises en service le 9 juin 1790, mais, « à la suite de multiples incidents,
l’Assemblée constituante vota la suppression de tous les impôts perçus à l’entrée des villes,
bourgs et villages à partir du 1er mai 1791651 ». Selon Edouard Vignes, « le décret des 2-17
mars 1791 supprima les droits d’octroi en même temps que les autres taxes indirectes ; mais
leur rétablissement fut autorisé, pour Paris d’abord, par la loi du 27 vendémiaire an VII [18
octobre 1798]; pour quelques autres villes, par celle du 27 frimaire an VIII [décembre 1798];
et enfin, d’une manière générale, dans l’intérêt des hospices, par la loi du 5 ventôse an VIII
[23 février 1799]. La même loi décida que les projets de tarifs et de règlements votés par les
conseils municipaux seraient soumis à l’approbation du Gouvernement, et arrêtés par lui s’il y
avait lieu652 ».
Selon Robert Laurent, c’est p our permettre aux villes de pourvoir à leurs dépenses,
que « la loi du 9 germinal an V [mars 1797] avait prévu qu’elles pourraient, avec
l’autorisation du Corps Législatif, avoir recours à des contributions indirectes et locales.
L’administration de Paris fut la première à demander le rétablissement d’un octroi pour sortir
des embarras financiers où elle se débattait653. L’autorisation lui en fut accordée par une
résolution du Conseil des Cinq-Cents en date du 24 vendémiaire an VII, approuvée le 27 par
le Conseil des Anciens. Sur ces entrefaites la loi du 11 frimaire an VII [1er décembre 1798]
qui, entre autres choses, réorganisait le budget des communes, précisait dans quels cas il était
loisible d’établir un octroi 654 ».
Pour Denis Woronoff, quand le gouvernement instaure le « droit de passe » le 10
septembre 1797, il cherchait à dégager des ressources pour réparer et entretenir le réseau
routier, mais finalement, ces multiples barrières parurent attentatoires à la liberté de
circulation et « la fraude se développa sur une grande échelle655 ». Jean Tulard précise
l’ampleur des fraudes après la loi du 27 vendémiaire an VII (18 octobre 1798) qui rétablit un
octroi « municipal et de bienfaisance » au bénéfice de la ville de Paris656. Même si la fraude
sur les eaux-de-vie est la plus importante, celle sur les bœufs n’est pas négligeable. Ainsi,
pour les eaux-de-vie en l’an VII (1798-1799), les autorités prévoyaient un bénéfice de
459 200 F (correspondant à une consommation de 28 000 hectolitres), alors que le chiffre
effectif ne fut que de 50.490 F (pour une consommation réelle de 3100 hectolitres)657. Pour
651
Danielle CHADYCH et Dominique LEBORGNE, Atlas de Paris : évolution d’un paysage urbain ,
Parigramme, 1999, p 108.
652
Edouard VIGNES, Traité des impôts en France, 4e édition, Guillaumin, 1880, tome I, pp 204-205.
653
« L’absence de ces ressources mettait la capitale dans une position financière délicate, l’empêchant
d’entretenir la voirie, l’éclairage, les hôpitaux, les secours à domicile et de payer les agents municipaux. Aussi,
après que l’on eut essayé vainement de trouver d’autres recettes fiscales, l’octroi fut rétabli le 18 octobre 1798.
Les droits d’entrée, faibles au début, furent augmentés dans de fortes proportions dès que les barrières et le mur
furent restaurés ». Danielle CHADYCH et Dominique LEBORGNE, op. cit., p 108.
654
Robert LAURENT, L’octroi de Dijon au XIX e siècle, Paris, SEVPEN, 1960, p 1.
655
Denis WORONOFF, op. cit., p 114.
656
Alfred FIERRO, op. cit., p 1027.
657
Jean TULARD, Paris et son administration (1800-1830), Commission des travaux historiques de la Ville de
Paris, 1976, p 210.
125
les bœufs en l’an VII, l’administration attendait 1.080.000 F de bénéfices (pour une
consommation estimée à 72 000 bœufs), alors que la recette effective ne fut que de 50.490 F
(correspondant à 3100 bœufs). La fraude était donc très importante, car la consommation n’a
pas fléchi pendant cette période. Les abattages clandestins dans Paris et les passages de
paniers de viande morte devaient donc être encore fréquents en 1798-1799.
Tout en rétablissant l’octroi, le Directoire retouche le système des patentes mis en
place en mars 1791658. Cette contribution directe a été « supprimée par la loi du 21 mars 1793
comme faisant double emploi avec l’impôt mobilier ; rétablie par celle du 4 thermidor an III
[22 juillet 1795] pour certaines professions seulement et d’après un tarif basé sur l’importance
de l’industrie ; étendue à nouveau à toutes les professions par la loi du 6 fructidor an IV [23
août 1796], qui combina les deux systèmes des droits fixes et des droits proportionnels659 ;
modifiée ensuite par diverses lois dont les dispositions furent réunies et refondues dans celle
du 1er brumaire an VII [22 octobre 1798]660 ». Cette loi « transforme la patente en établissant
un double droit : l’un fixe, variant avec la population d e la cité et d’un montant différencié
pour les professions réparties en sept classes (le minimum est de 3 F pour les cordonniers, le
maximum de 500 F pour les banquiers) ; l’autre proportionnel et calculé sur le dixième du
loyer des maisons, boutiques, usines ou ateliers661 ». Il serait intéressant de connaître le sort
réservé aux bouchers. N’étant pas soumis à un tarif exorbitant – comme la « patente
supérieure » des marchands de vin, aubergistes et hôteliers – les bouchers parisiens ne
semblent pas avoir exprimé de réclamations particulières contre cette contribution directe662.
Dernier exemple de la réorganisation financière menée par le Directoire : les droits de
place dans les Halles et marchés. « Supprimés par l’article 19 de la loi du 28 mars 1790, ils
renaissent rapidement de leurs cendres car il faut entretenir les installations et salarier le
personnel. La loi du 11 frimaire an VII [1er décembre 1798] les rétablit au profit des
communes qui les prélèveront soit directement
avec des employés municipaux, soit par
663
l’intermédiaire d’une régie communale
».
Ainsi, face à la déréglementation de la période révolutionnaire, on constate que les
bouchers n’ont pas trop souffert. Le cadre corporatiste contraignant est aboli mais le métier
réussit à se faire entendre par les nouvelles autorités et à imposer des règlements, plus ou
moins efficaces, contre leurs concurrents. La taxe de la viande n’est appliquée avec rigueur
que pendant une très courte période. La plupart des règles d’Ancien Régime sur
l’approvisionnement sont maintenues. Certes, la suppression de la limitation du nombre des
étaux favorise la concurrence et c’est donc sur cette question que les bouchers réguliers vont
se battre pour rétablir un système de contrôle plus strict dès 1800.
658
Robert Schnerb évoque la mise en place difficile de la patente et le travail pénible des « visiteurs des rôles »
en 1791-1792 dans le Puy-de-Dôme. Robert SCHNERB, Les contributions directes à l’époque de la
Révolution dans le département du Puy-de-Dôme, Thèse, Paris-Sorbonne, Alcan, 1933, p 149-185.
659
Robert Schnerb consacre plusieurs pages aux « nouvelles patentes » des années IV-V-VI et à l’application de
la loi du 1er brumaire an VII. Ibid., p 412-419 et p 468-474.
660
Edouard VIGNES, Traité des impôts en France, 4ème édition, Guillaumin, 1880, tome I, p 52-53.
661
André NEURRISSE, Histoire de la fiscalité en France, Economica, 1996, p 52.
662
Les ruraux et les marchands de vin auvergnats ont été particulièrement résistants au paiement de la patente en
1791-1792. Robert SCHNERB, op. cit., p 167-171.
663
Bernard GARNIER, « Les marchés aux bestiaux : Paris et sa banlieue », Cahiers d’Histoire , n°3-4, 1997, p
591.
126
2) LA RESTAURATION PROGRESSIVE DU PRIVILEGE (1800-1811)
a) L’arrêté du 9 germinal an VIII (30 mars 1800)
Avec le coup d’Etat du général Bonaparte le 18 brumaire an VIII (9 novembre 1799)
et le début du Consulat, la réglementation va être appliquée avec beaucoup plus de rigueur et
les bouchers vont récupérer progressivement leurs anciens privilèges et vont même réussir à
rétablir une corporation.
Sous le Directoire, les bouchers avaient multiplié les pétitions pour réclamer une
réglementation, notamment pour l’interdiction du métier aux détaillants, mais toutes les
mesures de police étaient restées sans effet664. Face à ce vide institutionnel, les bouchers
réagissent comme les autres milieux du commerce, dont le comportement a été bien
résumé par Jean-Pierre Hirsch : « ils opposèrent d’abord une évidente inertie aux demandes
qui risquaient de bouleverser leurs habitudes ; mais, dans un tel suspens, ils apprirent aussi à
se servir de ce qui subsistait et à y adapter leur argumentation. Pour le reste, ils
patientèrent665 ». Les consuls n’étant pas retenus par les mêmes scrupules que le Directoire,
les bouchers adressent une nouvelle pétition au gouvernement en pluviôse an VIII (février
1800).
Outre certains propos excessifs du style : « Les désordres sont tels que l’espèce bovine
est menacée de ruine, l’agriculture minée dans une de ses principales ressources, une portion
précieuse de la subsistance du peuple compromise et le trésor public frustré de ses droits », les
bouchers annoncent habilement leurs attentes : « Nous sommes loin de penser que le
gouvernement porterait atteinte au grand principe de la liberté du travail en le soumettant à
des règlements sages qui, en lui donnant du nerf, le rendraient plus avantageux à l’Etat et aux
particuliers… La viande est une denrée de première nécessité… Nos ressources en ce genre
doivent être surveillées et économisées666 ».
Non seulement les bouchers évoquent le respect du « grand principe de la liberté du
travail », mais, comme le note Hubert Bourgin, « les bouchers accommodaient leurs
prétentions au droit nouveau, en attribuant au droit de patente une valeur de monopole667».
Ainsi peut-on lire dans la pétition de pluviôse an VIII : « N’est-ce pas une violation de tous
les principes et de la loi sacrée de l’égalité de permettre que le citoyen qui paye un droit au
gouvernement pour avoir la faculté de faire un commerce, et qui fonde son établissement sur
la protection qu’il doit en recevoir, soit frustré de son attente par la facilité accordée au
premier venu d’exercer ce même état à sa porte, sous ses yeux, sans être assujetti au paiement
du même droit que lui668 ? ». Pour les bouchers, cette injustice est d’autant plus grande que le
métier exige une compétence spéciale. La limitation de la liberté d’établissement est donc la
revendication essentielle des bouchers parisiens.
664
Emile LEVASSEUR évoque notamment l’inefficacité des décrets du 24 floréal an IV (13 mai 1796) et du 3
thermidor an V (21 juillet 1797). Emile LEVASSEUR, « La corporation sous le Consulat, l’Empire et la
Restauration », La Réforme sociale, tome XLIII, janvier-juin 1902, p 232.
665
Jean-Pierre HIRSCH, Les deux rêves du commerce : entreprise et institution dans la région lilloise (17801860), Paris, EHESS, 1991, p 243.
666
Pétition des bouchers aux Consuls, pluviôse an VIII. AN, F12/502.
667
Hubert BOURGIN, L’industrie à Paris pendant la Révolution , Paris, E. Leroux, 1911, p 131.
668
Pétition des bouchers aux Consuls, pluviôse an VIII, p 3. AN, F12/502.
127
Ces réclamations furent entendues car un arrêté du préfet de police de Paris du 9
germinal an VIII (30 mars 1800) commence par « décider que nul à l’avenir ne pourrait
exercer la profession de boucher sans être commissionné par le préfet de police669 ». Le
commentaire d’Hubert-Valleroux sur cette mesure est assez intéressant : « Un arrêté du 9
germinal an VIII constatait que l’on exposait journellement en vente des viandes insalubres
« qui compromettaient la santé des citoyens ». Depuis le commencement de la Révolution, en
effet, aucune surveillance n’était plus exercée sur les denrées. On avait aboli à la fois, et le
contrôle des syndics de corporations en détruisant ces corporations, et celui moins effectif, il
faut le dire, des officiers royaux chargés aussi de cette surveillance, sans les remplacer
aucunement. Mais l’arrêté de germinal, au lieu d’établir ce contrôle nécessaire, décida que nul
ne pourrait exercer la profession de boucher sans être commissionné par le préfet de
police670».
Ce problème de la disparition des instances publiques de contrôle économique
remonte au décret Goudard du 27 septembre 1791 qui supprime non seulement les chambres
de Commerce mais aussi « tout l’édifice réglementaire », notamment les inspecteurs et
directeurs généraux du commerce et des manufactures, les inspecteurs ambulants et élèves des
manufactures, etc671… L’Assemblée constituante devant clôturer ses travaux le 30 septembre
1791, le débat autour du décret Goudard a été escamoté et l’Assemblée législative « n’eut pas
le loisir de reprendre le dossier qui lui avait été transmis672 ». Philippe Minard résume bien la
situation : « Le 27 septembre 1791, la Constituante supprime tout, sans rien reconstruire et
sans l’avoir vraiment voulu 673 ». Cette absence de corps intermédiaires, spécifique de la
France entre 1791 et 1884 (reconnaissance du fait syndical), voire jusqu’en 1901 (loi sur le
droit d’association), est soulignée par de nombreux auteurs 674.
Par son arrêté du 9 germinal an VIII (30 mars 1800), le préfet de police de Paris,
Dubois, ne respecte pas la fameuse liberté du travail car il préfère soumettre l’accès au métier
à une autorisation plutôt que de mettre en place des instances de contrôle. Depuis le décret des
16-24 août 1790, c’est l’autorité municipale qui exerce la surveillance sur les bouchers, en
vertu des pouvoirs qui lui ont été conférés « relativement à l’inspection sur la fidélité du débit
des denrées se vendant au poids et la salubrité des comestibles exposés en vente publique,
ainsi qu’aux mesures à prendre pour éviter les épidémies, pour assurer la sûreté de la voie
669
Emile LEVASSEUR, op. cit., p 232.
670
Pierre HUBERT-VALLEROUX, Les corporations d’arts et métiers et les syndicats professionnels en France
et à l’étranger , Paris, Guillaumin, 1885, p 195.
671
Jean-Pierre HIRSCH, op. cit., p 241.
672
La Constituante « ne disposa peut-être pas d’une heure pour examiner le travail de législation commerciale
préparé depuis le début de l’été par son comité d’agriculture et de commerce . (…) Le plus grave fut que, au
lieu d’ajourner le décret proposé par Goudard (« Aux voix l’ajournem ent », criait-on de divers côtés),
l’Assemblée se laissa convaincre d’en adopter une partie : quatre articles sur douze, ajournant les autres à la
prochaine législature. » Ibid., p 242.
673
Philippe Minard donne en détail les circonstances de la « grande suppression » du décret Goudard. Philippe
MINARD, La fortune du colbertisme : Etat et industrie dans la France des Lumières, Fayard, 1998, pp 351356.
674
A l’occasion du Bicentenaire de la Révolution française, Pierre Rosanvallon a rédigé un petit article qui
rappelle les éléments essentiels de l’absence des corps intermédiaires en France après la Révolution. Pierre
ROSANVALLON, « Corporations et corps intermédiaires », Le Débat, n°57, novembre-décembre 1989,
pp 190-194.
128
publique675. »
Jean Tulard note que Dubois, « sous le prétexte que certains bouchers débitaient une
viande malsaine, réglementa de sa propre autorité le commerce de la boucherie et de la
charcuterie676». Alors qu’Hubert-Valleroux déplore l’absence d’un contrôle, Jean Tulard
affirme au contraire que « le premier soin de Dubois fut d’organiser sérieusement l’inspection
de la qualité des viandes apportées dans les halles et marchés677». Mais en fait, si le préfet ne
tourne ses efforts que vers les halles et marchés, cela signifie qu’il lutte contre les bouchers
forains et donc qu’il renforce le statut des bouchers réguliers.
Alfred des Cilleuls dénonce vigoureusement les décisions arbitraires prises par le
préfet Dubois: « Pour éluder la loi, en se couvrant d’un besoin d’hygiène alimentaire, le préfet
de police s’était réservé d’agréer les locaux dans lesquels s’installeraient les bouchers ou
charcutiers (article 1 de l’ordonnance du 9 germinal an VIII) : cela ne lui parut point suffisant,
et il obtint l’appui du pouvoir central, pour consacrer des mesures encore et de beaucoup plus
restrictives de la liberté commerciale678 ».
Dans un rapport du 19 frimaire an X (décembre 1801), le préfet de police justifie ainsi
sa politique : « Avant la Révolution, il n’y avait dans Paris, que 230 bouchers, et ils
suffisaient… Depuis cette époque, leur nombre s’est tellement accru qu’il existe aujourd’hui
580 individus tenant des étaux, non compris 300 détaillants établis dans les halles et marchés.
La plupart de ces individus se croient en droit, à la faveur de la patente, de vendre de la
viande, sans avoir les connaissances acquises pour cet état. Ces prétendus bouchers, toujours
avides de gain et peu jaloux de se conformer aux règlements de police, garnissent leurs étaux,
quand le prix de la viande est modéré, et les ferment, lorsque le prix est trop élevé679 ».
Quand le préfet Dubois dénonce certains bouchers qui débitent une viande malsaine,
Alfred des Cilleuls répond qu’il était facile de faire cesser ces abus par la surveillance et la
saisie des comestibles, en utilisant l’article 29 de la loi des 19 et 22 juillet 1791 680.
Encouragés par ce premier succès, les bouchers parisiens vont multiplier les requêtes
pour défendre leurs intérêts corporatifs. « Le 1er nivôse an IX, un des principaux représentants
de la corporation, Ortillon, publia un premier mémoire de revendications681; il en publia un
autre un an après ; et en lui accusant réception du second, le ministre de l’intérieur lui écrivait
qu’il était « comme le premier dans les bons principes, et très propre à éclairer l’autorité 682 ».
Les pétitions des bouchers au premier consul, au ministre de l’intérieur, au Conseil d’Etat se
675
Article 3, titre XI du décret des 16-24 août 1790. L. PASQUIER, article « Boucherie », La Grande
encyclopédie, inventaire raisonné des sciences, des lettres et des arts par une société de savants et de gens de
lettres, H. Lamirault, 1888, tome VII, p 551.
676
Jean TULARD, Paris et son administration (1800-1830), Commission des travaux historiques de la Ville de
Paris, 1976, p 306.
677
Ibid.
Alfred DES CILLEULS, Histoire de l’administration parisienne au XIX e siècle : tome I (1800-1830), H.
Champion, 1900, p 124.
678
679
Ibid., p 123.
680
Ibid.
681
ORTILLON, Coup d’œil sur l’ancien commerce de boucherie à Paris, sur son état présent, sur les moyens
d’y ramener l’ordre, d’assurer l’approvisionnement de Paris et d’y faire diminuer le prix de la viande , 1801, 9
p. AN, F11/1146.
682
Le ministre de l’intérieur au citoyen Ortillon, ancien marchand boucher, 22 pluviôse an X. AN, F11/1146.
129
succédèrent683 ; et les mémoires se suivaient aussi et se renouvelaient. L’un deux, sous forme
de lettre à un membre du Conseil d’Etat 684, montre bien l’action constante des bouchers
attachés au monopole corporatif, et leur collaboration constante avec l’administration 685 ».
Dans leur lettre du 8 fructidor an X (26 août 1802) au Conseil d’Etat, les bouchers
réclament la suppression d’un « arrêté de la préfecture de police qui a établi le commerce en
gros de la viande morte à la halle et la vente en détail sur les places et marchés par des
commissionnés de la préfecture au préjudice du commerce des étaux de la ville686 ».
Enfin, la seule convenance du local suffit pour obtenir la permission du préfet de
police, ce qui est une condition beaucoup trop large aux yeux des bouchers, qui veulent
obtenir une limitation effective du nombre d’étaux 687. Par exemple, Ortillon propose une
limitation à 480 bouchers : « peut-être même 400 pourraient suffire, avec 600 étaux au plus,
sans qu’aucun boucher pût avoir plus de 3 étaux 688».
Néanmoins, les bouchers connaissent un revers en octobre 1801 avec l’ordonnance du
11 vendémiaire an X qui réglemente minutieusement le trajet des bestiaux entre les marchés
de Sceaux et de Poissy et Paris. Les bouchers réclament la restitution du droit d’Ancien
Régime de parcours sur les terres en jachère de la banlieue. Mais un avis du conseil d’état,
approuvé le 30 frimaire an XII (22 décembre 1803), rejette cette requête car la réciprocité est
impossible : il s’agit en effet d’une servitude sans compensation 689. Les bouchers n’obtiennent
donc pas systématiquement le rétablissement de leurs anciens privilèges.
b) L’arrêté du 8 vendémiaire an XI (30 septembre 1802)
Dans l’arrêté du 8 vendémiaire an XI (30 septembre 1802), le préfet de police cède à
toutes les exigences des bouchers, sauf celle de la limitation. La plupart des auteurs
s’accordent pour considérer cet acte comme la réapparition de la corporation des bouchers de
Paris, en attendant la restauration de la caisse de Poissy et de la limitation en 1811. Emile
Levasseur justifie ainsi la mesure prise par le préfet de police Dubois : « comme les bouchers
continuaient à ouvrir et à fermer leurs étaux à leur gré selon que la marchandise était à bon
marché ou à haut prix, et que plusieurs débitaient encore des viandes gâtées, il constitua une
corporation690 ». Une légende veut que l’arrêté du 8 vendémiaire an XI ait été pris à cause de
la mauvaise qualité des viandes servies à la table du premier Consul691.
683
Au citoyen Premier Consul de la République française, 7 fructidor an X ; Au Conseil d’Etat, an X. AN,
F11/1146.
684
DANET et CROUSLE, Lettre à un membre de la section du commerce du Conseil d’Etat, 8 fructidor an X.
AN, F12/502.
685
Hubert BOURGIN, op. cit., p 129.
686
Ibid.
687
Réponses aux questions faites par le préfet de police. AN, F11/1146.
688
ORTILLON, Réflexions sur le commerce de la boucherie, p 8. AN, F11/1146.
689
LANZAC DE LABORIE, Paris sous Napoléon, tome 5 : Assistance et Bienfaisance, Approvisionnement,
Plon, 1908, p 304.
690
691
Emile LEVASSEUR, op. cit., p 232.
« On raconte même que c’est à la suite d’un dîner où l’on avait fait mauvaise chère que Bonaparte prit l’arrêté
du 8 vendémiaire réglementant à nouveau le commerce de la viande qui, malgré les mesures prises par le
130
Jean Tulard note que la « charte de la boucherie » est calquée sur celle de la
boulangerie du 19 vendémiaire an X (11 octobre 1801) et qu’elle révèle le poids grandissant
du préfet Dubois face au ministre de l’intérieur Chaptal 692. Pour Jean Tulard, les raisons
sanitaires sont les principales motivations de l’arrêté du 8 vendémiaire an XI: « La halle aux
viandes n’était, selon lui (Dubois), composée que de mercantis qui achetaient dans les
campagnes des animaux étiques ou malades. En 1802, le prix de la viande ne cessa
d’augmenter (le bœuf atteignit alors le prix exorbitant de 14 sols la livre) ; des éleveurs
profitèrent de cette hausse pour vendre des denrées impropres à la consommation. En trois
jours les inspecteurs saisirent trois mille livres de viande avariée693 ».
Sous doute plus lucide, Hubert Bourgin donne des raisons moins louables : « D’abord,
en général, le pouvoir était acquis aux mesures d’autorité, de réglementation, et aussi de
défense des intérêts établis. Puis, en particulier, l’administration était désireuse de satisfaire le
public et d’instituer un régime industriel qui pût tourner à l’avantage des consommateurs 694 ».
Selon Alfred des Cilleuls, « un premier arrêté avait été signé le 13 nivôse an X
(janvier 1802) mais, on ne sait pourquoi, il resta sans suite. Lebrun avait proposé un contreprojet en 3 articles, que Dubois combattit énergiquement et fit échouer695». Selon Lanzac de
Laborie, un premier arrêté avait été présenté le 4 mars 1802 par Chaptal et Dubois, mais
Bonaparte en avait retardé la signature car il restait une incertitude sur l’organisme qui devait
recevoir les cautions versées par les bouchers : serait-ce la Banque de France ou fallait-il créer
une caisse spéciale pour les bouchers696 ? A cause des instincts autoritaires de Dubois et de
ses rapports alarmistes sur la cherté et la mauvaise qualité des viandes en juin et juillet 1802,
Bonaparte se décide à signer l’arrêté en septembre 1802 697. Il est vrai que depuis le senatusconsulte du 4 août 1802, Bonaparte est consul à vie.
La politique extérieure permet aussi aux autorités de justifier les mesures autoritaires
qui se préparent. Ainsi, Lanzac de Laborie rappelle que le « premier consul se faisait
renseigner sur la situation des marchés : il prescrivait personnellement une surveillance
rigoureuse à l’égard des agents suspects de négocier des achats pour le compte de
l’étranger 698 ». Ainsi, en mars 1802, le préfet de police de Paris prévient le ministre de
l’intérieur que deux anglais se sont présentés le 13 ventôse sur le marché de Poissy pour y
marchander des bœufs et des moutons 699. Il craint que ces individus n’aient cherché à
connaître le cours, dans l’intention de se rendre dans les herbages pour y acheter des bestiaux
et les faire passer à l’étranger 700.
L’argument militaire est souvent utilisé pour justifier le maintien des prix élevés
malgré toutes les mesures restrictives prises depuis 1800. Ainsi, en mai 1803, le préfet de
Directoire, menaçait de devenir une calamité publique. » Georges CHAUDIEU, De la gigue d’ours au
hamburger , ou la curieuse histoire de la viande, La Corpo, 1980, p 45.
692
Jean TULARD, op. cit., p 307.
693
Ibid., p 306.
694
Hubert BOURGIN, op. cit., p 130.
695
AN, cote AF IV 1238. Alfred DES CILLEULS, op. cit., p 408.
696
LANZAC DE LABORIE, op. cit., p 296.
697
Ibid., p 297.
698
LANZAC DE LABORIE, op. cit., p 303.
699
Bonaparte signe la paix d’Amiens avec l’Angleterre le 25 mars 1802.
700
AN, cote AF IV 1058.
131
police de Paris explique la cherté de la viande par l’insuffisance de l’élevage : la rupture de la
paix d’Amiens 701 et les convois de bestiaux qui partent vers le camp de Boulogne
dégarnissent le marché de Poissy702. En septembre 1804, un rapport du ministre de l’Intérieur
par intérim, Portalis, signale que la pénurie de bestiaux s’est accentuée sur les marchés de
Sceaux et de Poissy703…
Quelles sont les dispositions prévues par ce fameux arrêté du préfet de police du 8
vendémiaire an XI (30 septembre 1802) ? « Tous les individus exerçant la profession de
boucher à Paris devraient tous, sans exception, se faire inscrire avant le début de brumaire. Le
préfet de police désignerait trente d’entre eux, dont dix pris parmi les moins patentés ; les
trente bouchers se réuniraient pour nommer un syndic et six adjoints. Le syndicat ainsi
constitué soumettrait prochainement un projet de règlement à l’approbation administrative.
Nul ne pourrait être désormais boucher sans la permission du préfet, lequel à son tour devrait
prendre l’avis du syndic. Les bouchers, selon l’importance de leur établissement avaient à
payer un cautionnement de 3000, 2000 ou 1000 francs ne portant pas intérêt mais alimentant
la Caisse de la boucherie destinée à secourir les bouchers qui éprouveraient des pertes dans
leur commerce. Les prêts dont la durée était fixée à un mois et l’intérêt à demi pour cent
étaient faits sur la demande de l’emprunteur par une décision du préfet, rendue après avis du
syndicat. Nul boucher ne pourrait laisser son étal trois jours sans approvisionnement sous
peine de le voir fermé pendant six mois ; nul ne pourrait quitter le métier sans avoir prévenu
dix mois d’avance sous peine de perdre son cautionnement. Les achats de bestiaux n’auraient
lieu qu’à Sceaux, à Poissy et au marché aux veaux 704».
Concernant le mode de désignation du syndicat, Emile Levasseur remarque que c’est
« un mode d’élection plus aristocratique que celui des anciennes corporations, même de c elles
qui avaient introduit le plus de distinctions entre les catégories de membres705». Par une
ordonnance du 6 décembre 1802, « les bouchers furent sommés de faire savoir s’ils
continuaient leur commerce et de déposer leur cautionnement706». Pour Hubert Bourgin, cette
ordonnance du 15 frimaire an XI (6 décembre 1802), qui supprime toutes les tolérances,
représente également une mesure radicale contre le colportage des viandes. Certes, « la vente
de la viande au détail par les mercandiers ou marchands parisiens ne fut point empêchée par
cette ordonnance ; le colportage lui-même dura. Toutefois, ces formes de vente paraissent
avoir perdu, à la fin de la période considérée, une part notable de leur importance, au profit
d’autres formes, telles que la vente sur les marchés 707».
La lutte contre les colporteurs de viande était une priorité du préfet de police depuis au
moins février 1802, car on peut lire dans une lettre du 7 ventôse an X : « Le renchérissement
de cette denrée a pour principale cause les manœuvres des mercandiers et les abus de tout
701
La paix d’Amiens est rompue le 20 mai 1803. Pour son projet d’invasion de l’Angleterre, Bonaparte prévoit
« dès le 14 juin 1803, l’équipement de six camps militaires (…) su r les côtes ou dans l’arrière-pays entre la
Hollande et Bayonne. Ils serviront à la préparation d’environ 200 000 soldats qui se concentreront le moment
venu à Boulogne-sur-mer, base de départ de l’opération maritime ». Jean-Pierre JESSENNE, Histoire de la
France : Révolution et Empire (1783-1815), Hachette, 1993, p 216
702
Rapport du préfet de police du 7 prairial an XI (27 mai 1803). AN, F7/3831.
703
Rapport de Portalis à Napoléon, 1er jour complémentaire an XII (18 septembre 1804). AN, AF IV 1058.
704
Jean TULARD, op. cit., p 307.
705
Emile LEVASSEUR, op. cit., p 233.
706
Ibid.
707
Hubert BOURGIN, op. cit., p 76.
132
genre qui se sont introduits dans le commerce de la boucherie. Ces abus ne peuvent être
entièrement détruits que par une mesure qui attaque le mal dans sa source708».
La législation se durcit clairement à partir de 1802 : « Les anciennes permissions
furent annulées et les nouvelles ne furent accordées qu’à ceux qui avaient déposé
immédiatement le sixième au moins de la somme exigée. Des onze cents maisons qui
débitaient de la viande sous le régime du Directoire, il ne subsista que 471 étaux exploités par
450 bouchers709». L’objectif de limitation souhaité par la profession est donc atteint, même
s’il n’est inscrit nulle part dans les règlements administratifs.
Comme le note Hubert Bourgin : « les bouchers organisés tinrent rigoureusement la
main à l’application de l’arrêté 710». Ainsi, en avril 1803, « les syndics des bouchers de Paris
donnent leur démission motivée sur des infractions à l’arrêté du 8 vendémiaire dernier 711».
Sous cette pression constante, l’administration va multiplier les règlements, « les uns motivés
par l’hygiène publique, les autres plus contestables » selon Levasseur : « défense d’avoir des
échaudoirs ou tueries sans permission ; défense d’abattre ailleurs que dans les lieux autorisés ;
défense aux bouchers d’occuper plus de trois étaux ; prescriptions minutieuses sur la
longueur, largeur et disposition des étaux712, sur le mode d’étalage 713».
Avec l’ordonnance du 17 novembre 1803, toutes les boucheries de la Seine furent
soumises à l’autorisation préfectorale 714. Emile Levasseur se ne prive pas de critiquer les
mesures excessives prises par l’administration et dénonce « la confiscation par l’Etat de la
liberté du commerce et de l’industrie proclamée par la Révolution 715 ». Emile Levasseur
justifie ainsi ses griefs : « A la Halle et dans les abattoirs, lieux publics, l’intervention
administrative était nécessaire ; mais là aussi la réglementation, dépassant les limites de la
police et de la salubrité, s’immisça trop souvent dans des questions purement commerciales.
L’ordonnance du 17 novembre 1803 fit défense à la nouvelle corporation des bouchers de
détailler les issues et abats de bestiaux dans leurs étaux. Même défense avait existé sous
l’ancien régime. Les issues et abats durent être vendus en gros à l’abattoir même, cuits dans
l’établissement, et livrés aux tripières qui, seules, eurent le droit de les débiter dans Paris. On
voulait remédier à un mal très réel, empêcher les bouchers de cuire dans leur boutique et
éviter la corruption de la viande fraîche, occasionnée par l‘odeur des tripes et la négligence
que ce mélange semblait autoriser. Ne pouvait-on pas prendre des mesures de police pour
prévenir des confusions, sans créer de toutes pièces une industrie spéciale par l’interdiction
708
Lettre du préfet de police au ministre de l’Intérieur, 7 ventôse an X (février 1802). AN, F11/1146.
709
Emile LEVASSEUR, op. cit., p 233. La version donnée par Tulard est légèrement différente : « Des 1100
maisons qui débitaient de la viande sous le Directoire, il subsista que 598 étaux, puis 463 seulement en 1809,
exploités par 450 bouchers. C’était un nouveau succès pour la politique autoritaire menée par Dubois ». Jean
TULARD, op. cit., p 307.
710
Hubert BOURGIN, op. cit., p 133.
711
Renvois aux ministres, 16 germinal an XI. AN, AF IV 204.
712
Ordonnance du 5 janvier 1803.
713
Ordonnance du 29 janvier 1811. Emile LEVASSEUR, op. cit., pp 233-234.
714
Ibid., p 234.
715
Jean TULARD, op. cit., p 308. Contrairement au très libéral Emile Levasseur, Jean Tulard est plus
magnanime avec les décisions prises à partir de 1802 : « Toute législation de ravitaillement se juge cependant à
ses résultats : la disette de l’an X fut a isément surmontée et les Parisiens jusqu’en 1811 n’eurent guère à se
plaindre de la politique suivie par le préfet de police : une politique qui aspirait avant tout à maintenir le calme
dans une ville dont les émeutes auraient mis le Gouvernement en danger. ». Ibid., p 308.
133
absolue prononcée contre les bouchers716? ».
c)Le sort réservé aux bouchers forains
Les bouchers réguliers obtiennent satisfaction sur la plupart de leurs doléances à partir
de 1802. Quel sort est réservé aux fameux bouchers forains, dont la concurrence s’est
largement développée depuis 1791 ? Sur ce point, tout en ne cachant pas ses opinions
libérales, Emile Levasseur résume bien la situation : « Toute corporation implique l’idée d’un
monopole. Si on faisait un corps des bouchers, si on leur imposait des charges, c’était à
condition de leur réserver en échange la clientèle de la capitale. Il fallait exclure les forains ;
sans quoi la plupart, au lieu de s’établir à Paris, se seraient installés dans la banlieue et même
plus loin, pouvant avoir la vente de Paris sans subir les servitudes de la police municipale.
D’un autre côté, proscrire entièrement les forains, c’était livrer à la merci de la corporation les
consommateurs dont l’intérêt était la fin de toutes ces mesures. Fâcheuse alternative de ceux
qui veulent substituer leur sagesse à l’ordre naturel des échanges ! Quand on ne se résigne pas
au monopole absolu, on n’en sort que par un compromis qui vaut rarement l’équilibre de la
liberté. C’est ce que fit le Consulat. Il permit aux forains de venir à la Halle, mais deux fois
par semaine seulement, le mercredi et le samedi, et à la condition de vendre le même jour
toute la viande apportée (ordonnance du préfet de police du 5 janvier 1803). Bientôt, pour ne
pas nuire aux marchés de Sceaux et de Poissy et surtout aux chevillards, il défendit la vente en
gros sur le carreau de la Halle (ordonnance du 17 novembre 1803)717».
A partir de septembre 1802, les bouchers de Paris ont réussi à rétablir un syndicat,
organiser le placement des employés, contenir la concurrence des forains et des colporteurs de
viande, obtenir le rétablissement des marchés obligatoires pour l’achat des bestiaux, rétablir
une caisse de la Boucherie et exiger une application plus stricte de la plupart des anciens
règlements. Dès 1803, deux affaires de malversations financières touchent le milieu de la
boucherie parisienne, l’une concernant une mission d’achat de bestiaux à l’étranger, l’affaire
Lavauverte, et l’autre un scandale financier sur les droits de la caisse de la Boucherie
(l’affaire Hutot-Delatour et Doulcet d'Egligny). Dans les deux cas, ce sont des rapports du
Conseil d’Etat de 1812-1813 qui sont nos principales sources 718. Le scandale de la caisse de la
Boucherie, qui éclate vers 1810, semble motiver en partie le rétablissement complet du
système de la Caisse de Poissy en 1811.
716
Emile LEVASSEUR, op. cit., p 235.
717
Emile LEVASSEUR, op. cit., pp 235-236.
718
« A la suite des épizooties, qui régnèrent en France au commencement de ce siècle [XIXe], le Gouvernement
craignait tellement la disette pour Paris qu’il ordonna, par arrêté du 21 vendémiaire an XII (octobre 1803), que
des acquisitions de bestiaux, destinés aux marchés de cette ville, fussent faites en Allemagne et en Suisse. 4486
bœufs furent ainsi achetés pour la consommation de Paris et il en résulta pour l’Etat une perte de plus de
330.000 F. L’apurement des comptes du sieur Lavauverte, à qui cette opération avait été confiée, donna lieu à
un examen sérieux. Le conseil d’Etat fut appelé plusieurs fois à délibérer ». Armand HUSSON, « Note sur
l’institution et l’organisation de la Caisse de Poissy », Recueil des actes administratifs de la Préfecture de la
Seine, n°9, 1849, p 231. Archives de la Préfecture de Police de Paris, DB 400. Pour plus de détails sur la
mission Lavauverte, je renvoie à Jean VOGT, « Quelques aspects du grand commerce des bœufs et de
l’approvisionnement de Strasbourg et de Paris », Francia, 1987, tome 15, p 288-297.
134
d) Le scandale de la caisse de la Boucherie (l’affaire DelatourEgligny)
L’affaire de la caisse de la Boucherie est très grave car il y a eu un détournement
manifeste des fonds publics. Jean Tulard voit d’ailleurs dans ce « grave scandale » une des
causes principales de la disgrâce du préfet de police Dubois en 1810719. De quoi s’agit-il au
juste ? « L’arrêté du 8 vendémiaire an XI (30 septembre 1802), prévoyant la création d’une
Caisse de la boucherie, avait attribué la nomination de son économe au préfet de police. Parmi
les candidats à l’emploi figurait un certain Hutot-Delatour qui, pour le cas où il serait choisi,
avait sollicité dans une pétition visée par Dubois, de s’adjoindre Doulcet d’Egligny, maire du
4e arrondissement et directeur du Comptoir commercial, que Dubois avait probablement
connu lorsqu’il était greffier au Châtelet 720. L’un et l’autre furent nommés par arrêté du 22
brumaire an IX (13 novembre 1800) en dépit de la défiance exprimée par certains délégués
des bouchers721. Le siège de la Caisse fut fixé à l’hôtel Jabach, rue Saint-Merry, qui était
également le siège du Comptoir commercial. Un arrêté du 21 nivôse an XI (janvier 1803)
alloua aux deux caissiers les deux tiers du produit des cautionnements. Doulcet se vit autorisé
par le même arrêté, moyennant une commission de 0,25%, à prêter des fonds sans emploi. Il
était facile de prévoir que Doulcet se servirait des fonds provenant du cautionnement des
bouchers pour les appliquer à ses propres affaires. En compagnie d’Hutot, il effectua en effet
certaines opérations assez louches, le plus souvent sous des noms anonymes ou supposés722».
Le rapport du conseil d’Etat du 13 avril 1813 donne en détail les abus reprochés au
caissier Edouard Hutot-Delatour et à son adjoint Louis Doulcet d’Egligny : escompte des
effets des bouchers, escompte d'effets remis par le commerce, spéculation et jeu sur les fonds
publics (achat et vente d'actions de banque à 5%), négociation d'obligations de receveurs
généraux, opérations sur les vins d'Espagne et eaux-de-vie, et beaucoup d'affaires avec le
Comptoir commercial (dont Doulcet d'Egligny est directeur), notamment des fonds prêtés à
6% sur 500 000 francs723.
Le conseil d’Etat note que le droit de commission sur les bouchers augmentait et que
le préfet de police n'aurait pas dû autoriser les caissiers à disposer des fonds de réserve. Il faut
savoir que les caissiers touchaient 12 000 F de traitement annuel, auxquels il faut ajouter
12 000 F de frais de bureau. Evidemment, la caisse connut des pertes sur les bénéfices
attendus.
Ce sont d’ailleurs ces abus qui firent éclater le scandale au grand jour. « Les bouchers
se plaignirent d’obtenir de plus en plus difficilement du crédit à la Caisse. Les caissiers
719
« Quant à Dubois, l’Empereur ne lui pardonna pas son rôle équivoque dans l’affaire. Sa disgrâce était décidée
depuis l’incendie de l’hôtel Schwarzenberg. Au plus fort du scandale, le 14 octobre 1810, il fut rappelé au
Conseil d’Etat. En nommant son successeur, Napoléon lui recommanda d’éviter ces saletés d’argent dont M.
Dubois s’était couvert. » Jean TULARD, op. cit., p 308.
720
Pour plus de détails sur le rôle de Louis Doulcet d’Egligny au sein du Comptoir commercial et sa faillite en
octobre 1813, entraînée par la double faillite des entreprises de papiers peints et de savons des frères
Jacquemart, il faut lire les pages de Louis Bergeron sur la « Caisse Jabach » (surnom donné au Comptoir
commercial, fondé en 1800 par Pierre Jacquemart). Louis BERGERON, Banquiers, négociants et
manufacturiers parisiens du Directoire à l’Empire , EHESS, 1999, pp 108-111.
721
Les dates données ici par Jean Tulard manquent de cohérence car la caisse n’est formée qu’en septembre
1802 !
722
Jean TULARD, op. cit., p 307.
723
Rapport du conseil d’Etat sur la caisse de la Boucherie de Paris, 13 avril 1813. BA, 1780 (9).
135
remettaient au préfet des bordereaux périodiques de leurs opérations, or en vérifiant les
comptes on reconnut que les écritures étaient fictives. L’argent des bouchers avait servi à des
spéculations de banque et de commerce724».
Dans le projet de décret d’avril 1813, le conseil d’Etat propose les mesures suivantes :
•
annuler les arrêtés du préfet de police des 22 brumaire an XI, 21 nivôse an XI, 8
vendémiaire an XII et 30 décembre 1807 car ils sont contraires à l'ordonnance du 8
vendémiaire an XI.
•
Delatour et Doulcet d'Egligny sont déclarés comptables à la caisse des intérêts et
fonds à disposition (9% entre 1802 et 1808 ; 6% depuis le 1er janvier 1808), le
montant des intérêts s’élevant à 601 405 F.
•
Décharge des intérêts: frais du syndicat des bouchers (- 153 580 F), excédent de
recettes (- 6925 F) et somme annuelle de 36 000 F pour les traitements et frais
d'administration (soit pour 8 ans 3 mois: - 298 500 F), ce qui donne un total de
459.276 F à soustraire. Il reste donc 142 128 F en excédent des bénéfices, dont les
caissiers ont à compter725.
Dans un rapport du 19 novembre 1813, le conseil d’Etat précise que les bordereaux
présentés au préfet de police sont des faux (« un vain simulacre »), sans aucun rapport avec
les livres de compte de la caisse726. Les caissiers tenaient donc une double comptabilité et le
détournement d’argent par Doulcet d’Egligny est avéré. Le rapport de novembre confirme les
conclusions énoncées en avril :
•
Les caissiers sont des comptables publics et doivent compte exact et rigoureux (ni
détournement de fonds ni prévarication). Or la prévarication est certaine, à cause
des livres de compte.
•
Le préfet de police ne pouvait pas changer le « statut » des caissiers.
•
Pour la période 1802-1811, les capitaux s’élèvent à 8 826 457 F, les intérêts à
601.405 F et les dépenses à 153 850 F. Donc il reste 142 128 F en excédent des
bénéfices, dont les caissiers ont à compter727.
Voici les commentaires fournis par Jean Tulard sur le règlement de l’affaire : « Devant
le scandale le Gouvernement se saisit de l’examen des comptes pour les années de 1807 à
1809. Une commission fut réunie, mais dérisoirement constituée du préfet de police, de deux
chefs de bureau de la Préfecture, de deux membres de la Chambre des bouchers et de deux
conseillers municipaux. Aussi l’avis exprimé conclut-il dans un sens entièrement favorable
aux caissiers. Mécontent, Napoléon fit saisir de l’affaire une commission de trois conseillers
d’Etat. Son intention était de faire condamner Hutot et Doulcet comme prévaricateurs.
Defermon proposait même l’annulation des décisions du préfet de police. Par le biais de cette
affaire, c’était toute la politique dirigiste de Dubois qui était mise en cause. Le conseil d’Etat
soucieux de ne pas accabler un de ses membres se refusa à suivre de pareilles conclusions728.
724
Jean TULARD, op. cit., p 308.
725
Rapport du conseil d’Etat sur la caisse de la Boucherie de Paris, 13 avril 1813. BA, 1780 (9).
726
JOLLIVET (rapporteur), Rapport du conseil d’Etat, 19 novembre 1813. BA, 1780 (7).
727
Ibid.
728
On atteint un sommet du ridicule quand Dubois lui-même est l’auteur du rapport du conseil d’Etat du 8 avril
1812 sur la répression de la fraude contre les droits de la caisse de Poissy. BA, 1780 (6).
136
Il fit valoir dans son avis du 13 novembre, approuvé le 26, qu’on ne pouvait annuler des
arrêtés qui n’étaient attaqués ni par le ministre ni par les bouchers. L’affaire fut donc enterrée.
Doulcet important dignitaire d’une loge maçonnique se vit même renouveler en 1813 son
mandat de maire du 4e arrondissement729».
Le commentaire d’Alfred des Cilleuls est très critique sur le système mis en place en
1802, car pour lui l’affaire Delatour-Egligny montre que « les prérogatives exorbitantes du
préfet de police n’étaient ni nécessaires ni désirables ; mais elles offraient, en revanche, le
grave inconvénient de faire naître des soupçons730». Non seulement, depuis l’arrêté du 8
vendémiaire an IX, c’est le préfet de police qui nomme l’économe de la caisse de la
Boucherie (article 5) et qui détermine l’emploi des bénéfices de la caisse, avec l’approbation
ministérielle (article 8), mais en plus, par l’arrêté du 21 nivôse an XI, c’est encore le préfet
Dubois qui autorise les caissiers à utiliser deux tiers du produit des cautions pour effectuer des
prêts.
La corporation semble avoir été assez passive : « Se rendant compte de leur
impuissance à lutter, les syndics adhérèrent à l’exaction d’Hutot et Doulcet et en outre, à la
délivrance d’un « mandat général » aux caissiers, ce qui frappait d’intérêt non plus les
sommes réellement remises, mais la totalité des cautionnements : Dubois approuva ces
dispositions (décision du 8 vendémiaire XII)731 ». Alfred des Cilleuls dénonce le caractère
vicieux d’une telle dérive : « Les caissiers payaient en papier du comptoir commercial, afin
qu’il leur revînt à nouvel escompte, par les herbagers ou les marchands de bestiaux obligés de
le recevoir. Les deux commissaires des halles et marchés protestèrent contre de tels
agissements (rapport du 8 frimaire XII), qui allaient à l’encontre du but poursuivi : procurer
un paiement rapide et à bon compte aux herbagers, afin de faire baisser le prix de la
viande732 ». Certes, par un arrêté du 30 décembre 1807, Dubois supprime la commission
officielle de 0,25% allouée aux caissiers, mais il leur laisse toute latitude pour prêter aux
bouchers en réglant eux-mêmes le taux de rémunération733.
Tout comme Jean Tulard, Alfred des Cilleuls insiste sur le caractère dérisoire de la
composition de la commission créée par un décret du 30 novembre 1810 pour examiner les
comptes de la caisse de la Boucherie pour les années 1807-1809, vu que tous les membres
désignés par le gouvernement ne pouvaient qu’émettre un avis favorable aux caissiers 734.
Et de conclure : « Par une coïncidence qui n’était peut-être pas for tuite, vers le même
temps où venaient de se perpétrer des malversations, avec les deniers de la boucherie,
Montalivet, ministre de l’Intérieur, et Regnault de St-Jean-d’Angely, président de la section
de l’Intérieur au Conseil d’Etat, proposèrent à l’empereur de rétablir la caisse de Poissy 735 ».
729
Jean TULARD, op. cit., p 308.
730
Alfred DES CILLEULS, op. cit., p 125.
731
Ibid., p 127.
732
Ibid.
733
Ibid., p 128.
734
Ibid.
735
Conseil d’administration de l’intérieur du 12 novembre 1810. AN, AF IV 1240. Ibid., p 129.
137
e) La reconquête progressive des privilèges (1809)
Alors que le préfet de police Dubois est impliqué dans ce scandale de la caisse de la
Boucherie, les bouchers parisiens continuent d’étoffer leur monopole corporatif et de
reconstituer leur privilège. Un arrêté du préfet de police du 4 mars 1809 homologue une
délibération du bureau des bouchers de Paris du 24 janvier 1809 qui aggrave les conditions
d’établissement « en imposant un droit d’admission aux ouvriers désir eux de s’établir 736 ». A
partir de 1809, « les étaliers qui solliciteront leur admission au nombre des bouchers de Paris
ne pourront l’obtenir, en réunissant d’ailleurs toutes les qualités nécessaires à cet effet, que
sous la condition qu’ils déposeront à la caisse de cautionnement une faible somme destinée
uniquement à secourir l’infortune des anciens et honnêtes bouchers 737 ». Les maîtres bouchers
rétablissent un droit de regard sur les nouveaux arrivants dans la profession : la logique
corporative d’Ancien Régime revient donc en force, avec tous les abus envisageables liés à
cette pratique de cooptation. Concernant cette caisse de solidarité, nous avons très peu de
traces de son fonctionnement et même de son existence entre 1810 et 1820. Par contre, nous
évoquerons à nouveau la solidarité entre les bouchers avec la naissance en 1820 de la société
de secours mutuels des Vrais Amis.
L’arrêté du 4 mars 1809 homologue une autre décision du bureau des bouchers, prise
le 31 janvier 1809 : la surveillance de « la vie industrielle des bouchers établis738 ».
Désormais, « les marchands-bouchers qui solliciteront leur changement de domicile seront,
pour l’obtenir, imposés, savoir : ceux de première classe, à la somme de 200 F ; ceux de la
seconde, à celle de 150 F, et ceux de la troisième à celle de 100 F739». Il est donc clair que la
libre entreprise de la décennie révolutionnaire est maintenant oubliée et que l’on s’achemine à
grands pas vers un rétablissement strict d’un système de privilèges, que la corporation obtient
en 1811.
Cette politique restrictive menée depuis 1802 porte-t-elle ses fruits ? Dans un rapport
du 6 septembre 1809, Fouché se félicite que la réduction du nombre de bouchers par voie
d’autorité amène « successivement la baisse du prix de la viande en diminuant le nombre des
acheteurs sur les marchés et les frais d’exploitation 740 ». Selon Lanzac de Laborie, on passe de
598 à 463 bouchers à Paris entre 1802 et 1809, sans compter la disparition de 300
détaillants741.
f) La mise en place du décret impérial du 6 février 1811
Le projet de restaurer une corporation des bouchers à Paris est présent dans plusieurs
documents administratifs en 1810. Dans un rapport de police d’août 1810, l’agent, qui
commente un mémoire présenté par les bouchers de Paris à l’empereur, soutient le projet de
restauration d’une caisse de crédit pour les bouchers, les anciennes prérogatives de la caisse
de Poissy étant confiées à la Banque de France : « S’il convenait au gouvernement de faire
faire le dépôt du cautionnement des bouchers à la Banque de France, que la Banque fit le
736
Hubert BOURGIN, op. cit., p 134.
737
Tableau des marchands bouchers de Paris, 1810, p 70. BA, 63 266.
738
Hubert BOURGIN, op. cit., p 134.
739
Tableau des marchands bouchers de Paris, 1810, p 72-73. BA, 63 266.
740
AN, cote AF IV plaq 3904. LANZAC DE LABORIE, op. cit., p 299.
741
LANZAC DE LABORIE, op. cit., p 298.
138
service des marchés et que les bouchers qui auraient besoin d’avances les trouvassent dans
cette banque, il en résulterait une bien plus grande confiance pour tous les fournisseurs qui
approvisionnent les marchés et surtout pour ceux des départements les plus éloignés. Cela
serait très facile à faire, moyennant un intérêt léger qui serait prélevé de suite dans les
marchés sur tous les bestiaux qui s’y vendent. Cet impôt serait à 3 centimes par écu pour le
boucher et 3 centimes pour le marchand forain. Cet impôt très léger en apparence et qui ne
charge ni l’acheteur ni le vendeur bien qu’il ne soit définitivement calculé ne peut produire
par an pour la banque moins de 7 à 800 000 francs. En établissant cet impôt il faudrait qu’il
plût au gouvernement de supprimer toutes ventes de viande dans les places publiques ainsi
que les colporteurs de viandes dans les hôtels pendant l’hiver. Tout ce qui est proposé cidessus est d’autant plus facile et juste que cela remplirait les demandes du préfet de
département742».
L’administration impériale utilise donc le même type d’argument que l’administration
royale d’Ancien Régime : il faut rassurer les éleveurs de province par une institution publique
qui garantit le paiement des bestiaux par les bouchers. Cette institution publique peut
facilement rapporter de l’argent avec un pourcentage modique touché sur chaque transaction.
En échange de cette taxe sur l’achat des bestiaux, les bouchers obtiennent une situation
privilégiée à Paris car l’administration s’engage à supprimer les différentes formes de
concurrence dans la ville. Le seul point sur lequel l’agent de police s’est trompé est celui de
l’institution qui va gérer le système : la caisse de Poissy sera bien restaurée et ce n’est donc
pas la Banque de France qui en aura la gestion.
Les membres du Conseil d’Etat sont également favorables au rétablissement d’une
caisse spécifique. Le débat sur la restauration des corporations occupe une large place dans les
réunions du Conseil d’Etat entre 1805 et 1810. La section de l’Intérieur s’exprime ainsi : « Un
des meilleurs moyens d’assurer l’approvisionnement de Paris par la voie régulière du
commerce serait, peut-être, l’établissement d’une caisse qui, en faisant cesser pour les
marchands le risque de solvabilité des bouchers, donnerait à cette branche d’industrie et de
commerce l’encouragement le plus efficace 743». Armand Husson nous précise d’ailleurs que
« cette opinion qui s’appuyait sur une expérience de plusieurs siècles, était partagée par
l’administration municipale. En conséquence, certaine de trouver un appui, celle-ci étudia les
moyens de reconstituer la Caisse de Poissy sur des bases plus larges et plus en rapport avec
les idées nouvelles744».
Nous finirons avec une phrase tout à fait explicite du baron Pasquier, préfet de police
de Paris, dans son rapport du 26 décembre 1810 : « En contribuant au retour de l’ordre dans
chaque profession, le rétablissement des corporations faciliterait le moyen de donner aux
bureaux de placement d’ouvriers le degré de consistance et d’utilité dont ils sont susceptibles.
(…) Je pense que ce qui peut être fait de plus utile est de presser le rétablissement des
corporations745... »
Tous les échelons de la pyramide administrative sont donc favorables au retour rapide
742
Bulletin du vendredi 4 août 1810. Nicole GOTTERI, La police secrète du Premier Empire : bulletins
quotidiens adressés par Savary à l’empereur, de juin à décembre 1810 , Champion, 1997, p 187.
743
Archives du conseil d’Etat, n°2618. Repris par Armand HUSSON, « Note sur l’institution et l’organisation de
la Caisse de Poissy », Recueil des actes administratifs, n°9, 1849, p 232.
744
745
Ibid.
Rapport du baron Pasquier à Savary, ministre de la police générale, le 26 décembre 1810. Cité par Georges
BOURGIN, « Contribution à l’histoire du placement et du livret en France », Revue politique et parlementaire,
tome 71, n°211, janvier 1912, p 118.
139
des corporations. Michael David Sibalis résume ainsi la situation : « Some officials,
particularly at the Paris Prefecture of Police, looked with favor on the guilds ; there was also
some support from elements in the Council of State. Officials at the Ministry of the Interior
and the Ministry of Trade and Commerce, however, categorically opposed the guilds, and
they had the backing of the influential Paris Chamber of Commerce, mainly representing new,
large-scale industrialists. Napoleon’s own opinion is less certain, although he certainly had
some corporatist tendencies746».
Les résistances libérales du ministre Chaptal en 1800-1804 ne sont plus d’actualité en
1810. Pour justifier les tendances corporatistes de Napoléon, Michael Sibalis cite les
Mémoires de Mollien, ministre du Trésor Public, qui affirme qu’un jour, Napoléon exprima
son mépris pour les nouvelles théories anti-corporatives747. Mais le conseiller d’Etat
Thibaudeau tempère ce jugement car Napoléon aurait dit devant le Conseil d’Etat : « J’ai
entendu beaucoup d’arguments raisonnés contre les corporations… Personnellement, je n’ai
pas d’opinion, mais je suis toujours favorable à la liberté 748 ».
Néanmoins, l’empereur s’était penché sur la question corporative dès 1806 à cause du
manque d’informations disponibles sur l’industrie à l’occasion des expositions
industrielles749. « Quoi qu’il en soit, jusqu’en 1810, les projets se succèdent, qui visent moins
à une restauration qu’à la construction d’un système nouveau, appuyé sur les conseils de
prud’hommes ou sur les chambres consultatives des arts et manufactures 750. Mais tous
achoppent dès qu’un plan précis est proposé – y compris le dernier, véritable projet de décret
créant des syndicats dans le secteur du bâtiment, que Napoléon signe le 25 mars 1811 mais
qui n’est jamais promulgué 751».
Chaptal n’était pas le seul à être circonspect concernant le rétablissement des
corporations. Contrairement à la Chambre de commerce de Lyon, favorable au retour des
règlements et des jurandes d’Ancien Régime, la Chambre de commerce de Paris, après une
période d’incertitude, prend clairement position contre la restauration des corporations dès
1805752. Claire Lemercier évoque très bien le contexte des années 1801-1804 dans lequel
l’identité libérale de la Chambre de commerce de Paris s’est forgée, pour aboutir à une prise
de position unanime contre les corporations lors de la séance du 21 nivôse an XIII (11 janvier
746
« Certains responsables, notamment à la Préfecture de police de Paris, étaient favorables aux corporations,
certains membres du Conseil d’Etat également. Les responsables du ministère de l’Intérieur et du ministère de
l’Industrie et du Commerce, par ailleurs catégoriquement opposés aux corporations, étaient soutenus par
l’influente Chambre de commerce de Paris, qui représente les grands entrepreneurs modernes. L’opinion
personnelle de Napoléon est plus incertaine, bien qu’il avait sûrement des tendances corporatistes. » Michael
David SIBALIS, « Corporatism after the corporations : the debate on restoring the guilds under Napoleon I and
the Restoration », French Historical Studies, n°15, 1988, p 720.
747
Nicolas-François MOLLIEN, Mémoires d’un ministre du trésor public 1780-1815 , Paris, 1898, tome I, p 261.
748
Antoine-Claire THIBAUDEAU, Bonaparte and the Consulate, 1908, p 208.
749
Stuart WOOLF, « Towards the History of the Origins of Statistics : France, 1789-1815 », in Jean-Claude
PERROT et Stuart WOOLF, State and Statistics in France, 1789-1815, Harwood Academic Publishers, 1984,
p 130-132.
750
« Les chambres consultatives d’arts et manufactures ont été créées peu après les chambres de commerce, le
12 avril 1803, dans le cadre de la loi sur l’industrie. » Claire LEMERCIER, Un si discret pouvoir : Aux
origines de la chambre de commerce de Paris 1803-1853, La Découverte, 2003, p 168.
751
752
Ibid., pp 167-168.
Jean TULARD, « Le débat autour du rétablissement des corporations sous le Consulat et l’Empire », in JeanLouis HAROUEL (dir.), Histoire du droit social. Mélanges en hommage à Jean Imbert, 1989, pp 537-541.
140
1805), « où, exceptionnellement, tous les membres sont présents – bien que le préfet Frochot
plaide, lui, pour des corporations réformées, censées pallier les imperfections de la fiscalité
sur les commerçants753 ». Néanmoins, le préfet de la Seine Frochot754, quand il a été nommé
conseiller d’Etat en prairial an XII (juin 1804), a assuré la Chambre de commerce de son
soutien755.
Cette position libérale est réaffirmée à de nombreuses reprises. « Consultée le 14
janvier 1807 sur les projets en cours, la chambre de commerce de Paris refuse absolument
l’idée de « syndicats dans chaque espèce d’industrie », reprenant ses critiques classiques des
jurandes. Elle s’oppose même, en septembre 1809, à la création dans la capitale d’un conseil
des prud’hommes, pourtant sans attributions de police : elle invoque l’impossibilité de traiter
la diversité des branches parisiennes d’industrie 756 ». Notons une ironie du sort : quand la
caisse de Poissy est rétablie en 1811, son directeur est Charles Brunet, secrétaire de la
Chambre de commerce de Paris entre 1803 et 1839757.
Malgré les réticences de certains, l’administration municipale obtient, par le décret
impérial du 6 février 1811, « qu’à compter du 1 er mars suivant la caisse du commerce de la
boucherie prendrait le titre de Caisse de Poissy et fonctionnerait au compte et au profit de la
ville de Paris758 ». Il ne s’agit pas tout au fait d’une res tauration pure et simple du corps de
métier comme il existait sous l’Ancien Régime. Les communautés anciennes émanaient de la
volonté propre des artisans. Les bouchers y géraient leurs affaires internes comme bon leur
semblaient. En 1811, la corporation est rétablie par la volonté du prince et doit se soumettre
aux exigences de l’administration.
Armand Husson, chef de division à la Préfecture de la Seine en 1849, a bien décrit le
fonctionnement de la caisse de Poissy : « La Caisse est chargée de payer comptant, sans
déplacement, aux herbagers et aux marchands forains le prix de tous les bestiaux que les
bouchers de Paris et du département de la Seine achèteront aux marchés de Sceaux, de Poissy,
au marché des vaches grasses et à la halle aux veaux. Le fonds de roulement de la Caisse est
composé : 1° du montant du cautionnement des bouchers ; 2° des sommes qui seront versées
par la caisse municipale jusqu’à concurrence de ce qui sera nécessaire pour payer comptant
tous les forains. Ceux-ci acquitteront, au profit de la ville de Paris, un droit de trois centimes
et demi par franc du montant de toutes les ventes : ce droit sera retenu par le caissier au
moment du paiement. Pour assurer ce paiement, le directeur fera ouvrir à la Caisse un crédit
général égal au montant présumé des ventes les plus fortes. Ce crédit sera divisé entre tous les
bouchers conformément à un état qui sera dressé par le préfet de police sur les propositions du
syndicat de la boucherie ; il pourra être suspendu et même interdit pour ceux des bouchers
dont les affaires seront dérangées. Tout boucher, dont le crédit sera épuisé ou insuffisant pour
couvrir le prix de ses achats sera tenu de verser à la Caisse, marché tenant, le montant ou le
753
Claire LEMERCIER, op. cit., p 165.
754
Ami de Mirabeau, juge de paix en 1792, conseiller d’Etat, Nicolas Frochot (1761-1828) a été le premier
préfet de la Seine, nommé le 1er germinal VIII (22 mars 1800) par Bonaparte. Compromis dans la conspiration
du général Malet en octobre 1812, Frochot est destitué le 23 décembre 1812 et remplacé par Chabrol de
Volvic. Une petite notice biographique sur le comte Frochot se trouve dans Pierre LAROUSSE, Grand
dictionnaire universel du XIXe siècle, 1866-1879, Slatkine Reprint, 1982, tome VIII, 1e partie, pp 838-839.
755
Claire LEMERCIER, op. cit., p 115.
756
Ibid., pp 169-170.
757
Dossier sur la caisse de Poissy. AN, F11/2835.
758
Armand HUSSON, op. cit., p 232.
141
complément du prix des bestiaux qu’il aura achetés 759».
La principale différence entre la caisse de la boucherie mise en place en 1802 et la
caisse de Poissy établie en 1811, c’est le caractère obligatoire de cette dernière. La caisse de
1802 était une caisse de crédit facultative, destinée à prêter de l’argent aux bouchers en
difficulté. La caisse de Poissy remplit aussi cette fonction de crédit facultatif mais surtout elle
s’impose comme un intermédiaire obligatoire pour tous les achats de bestiaux, avec un but
financier très clair : procurer des ressources régulières à la Ville de Paris en instaurant une
taxe obligatoire (de 3,5%) sur toutes les transactions réalisées sur les quatre marchés
obligatoires de bestiaux. Donc, quand les auteurs critiquent la caisse de Poissy entre 1811 et
1858, ce n’est pas l’organe facultatif de crédit qu’ils dénoncent mais bien le système de taxe
obligatoire qui touche tous les achats de bestiaux vivants destinés à la consommation
parisienne.
Comment est organisé le crédit facultatif proposé aux bouchers par la Caisse ? « Les
prêts seront faits aux bouchers : sur les marchés de Sceaux et de Poissy, sur engagements
emportant obligation par corps, de 25 à 30 jours de date, au choix des emprunteurs ; à la halle
aux veaux, sur simples bordereaux à 8 jours d’échéance. Ces prêts produiront intérêts à 5%
pour les marchés de Sceaux et de Poissy ; à la halle aux veaux, ils entraîneront une rétribution
de 50 centimes par tête760».
Les conditions du prêt sont donc assez strictes : la durée en est courte (un mois
seulement) et les taux assez élevés (5%). De plus, les bouchers en difficulté sont rapidement
exclus du système : « Tout boucher qui, à l’échéance de ses effets ou bordereaux , n’en aura
pas acquitté la valeur, ne pourra obtenir de nouveau crédit ; si dans le délai qui lui sera
accordé et qui ne pourra pas dépasser deux mois, il ne s’acquitte pas, son étal pourra être
fermé et même vendu ; dans ce cas, le boucher paiera, outre l’intérêt, une commission de demi
pour cent sur les fonds en retard761 ». Armand Husson précise le rôle de la municipalité dans
la caisse de Poissy: « La ville aura privilège sur le cautionnement des bouchers, sur le prix de
vente de leurs étaux, et sur ce qui leur sera dû pour viande fournie. Enfin, la ville servira
l’intérêt à 5% du montant des cautionnements fournis par les bouchers 762».
Quelle a été la réaction des bouchers face au décret du 6 février 1811 ? Malgré
l’imposition qui est instaurée (droit de 3,5% sur tous les achats de bestiaux), la satisfaction a
dû l’emporter car le monopole est rétabli, la limitation du nombre des bouchers étant enfin
proclamée: « Les étaux seront rachetés ou supprimés jusqu’à réduction du nombre des
bouchers à 300 ; et jusqu’à cette réduction, nulle permission ne sera donnée par le préfet de
police à aucun nouveau boucher de s’établir ou ouvrir un étal 763 ». La corporation des
bouchers est donc rétablie. Les principales dispositions de l’arrêté du 8 vendémiaire an XI (30
septembre 1802) sont reprises dans le décret du 6 février 1811 : « On obligeait les bouchers à
approvisionner leur étal, à ne pas cesser leur commerce à moins d’avoir prévenu six mois à
l’avance. Ils devaient faire leurs achats de bestiaux dans certains marchés déterminés et par
l’intermédiaire de la caisse de Poissy, institution analogue à la caisse de la boulangerie ; ils
devaient de plus acheter directement des bêtes sur pied, quelque faible que fût leur vente ; il
759
Ibid.
760
Ibid.
761
Ibid., p 233.
762
Ibid.
763
Article 34 du décret du 6 février 1811. Hubert BOURGIN, op. cit., p 134.
142
leur était interdit d’acheter en gros et à la cheville, etc 764».
Un point révélateur doit être mis en valeur : « Parmi les règles imposées aux bouchers,
il y en a une qui mérite d’être signalée, parce qu’elle reproduit absolument une disposition
fréquente dans les anciens statuts corporatifs, mais sans utilité après la Révolution. On
décidait souvent autrefois que le compagnon devenu maître ne pourrait s’établir auprès de son
ancien patron, ni parfois dans la même rue. Une ordonnance de police décida que lorsqu’un
garçon étalier serait resté deux mois au service d’un boucher, il ne pourrait entrer chez un
autre que si l’établissement du second était séparé du précédent par trois étaux au moins 765».
Globalement, les maîtres bouchers ne peuvent donc que trouver leur compte dans le
décret de février 1811. Lanzac de Laborie précise que « le caractère obligatoire de
l’intervention de la caisse déplut à beaucoup de bouchers, qui avaient pris l’habitude de se
munir de numéraire ou de se procurer du crédit par un autre moyen ; ils s’ingénièrent à éluder
le paiement des redevances766 ». L’enquête parlementaire de 1851 sur la boucherie parisienne
donne un exemple de fraude facile à réaliser sur les marchés obligatoires de bestiaux : « Il
arrive fréquemment que l’acheteur et le vendeur s’entendent pour déclarer des prix exagérés,
afin de surélever la taxe et de se partager le bénéfice de leur fraude commune767».
Le caractère contraignant de la caisse de Poissy est souligné par Emile Levasseur :
« Tous les mois, le syndicat pour Paris, les sous-préfets pour la banlieue, doivent faire
connaître la liste des crédits qui peuvent être accordés à chaque boucher le mois suivant. La
Caisse établit son budget général et le préfet de la Seine ouvre le crédit nécessaire. Tout
boucher voulant acheter pour une somme supérieure au crédit particulier qui lui a été ouvert
est tenu, marché tenant, de verser le supplément à la Caisse; faute de quoi, ses bestiaux restent
en consignation. La durée des prêts est de 25 à 3O jours pour les achats de Sceaux et de
Poissy, de huit jours pour ceux du marché aux veaux. Le boucher qui ne paie pas la Caisse à
l'échéance est privé de tout crédit jusqu'à son entière libération; et, lorsqu'il laisse s'écouler
deux mois sans s'acquitter, son étal est vendu, s'il est nécessaire, pour le recouvrement de ses
effets, ou fermé si le paiement desdits effets peut être assuré autrement. Un directeur, des
inspecteurs de plusieurs degrés, des contrôleurs, des surveillants administrent la Caisse, ont la
haute main sur le marché ou font la police des abattoirs768 ».
Il faut remarquer que la caisse est administrée par le préfet de la Seine, ce qui marque
un déclin des responsabilités du préfet de police, qui n’intervient plus que dans les rapports
entre l’établissement et les bouchers 769. Pourtant, en 1813, quand, sur les démarches de
Frochot et de Chabrol770, le conseil d’Etat est saisi d’un projet de règlement « présumé
susceptible de prévenir ou réprimer les moyens mis en œuvre, pour échapper à la
764
Pierre HUBERT-VALLEROUX, op. cit., p 196.
765
Ibid.
766
LANZAC DE LABORIE, op. cit., p 311.
767
Rapport Lanjuinais de 1851, p 41, repris par Eugène BLANC, Les mystères de la boucherie et de la viande à
bon marché, E. Dentu, 1857, p 107.
768
Emile LEVASSEUR, Histoire des classes ouvrières et de l’industrie en France de 1789 à 1870 , Paris, Arthur
Rousseau, 2e édition, 1903, p 336.
769
770
Alfred DES CILLEULS, op. cit., p 130.
Le comte Chabrol de Volvic devient préfet de la Seine suite à la destitution de Frochot le 23 décembre 1812.
« La longue administration du comte de Chabrol de Volvic (1812-1830) se borna, avec une opiniâtreté
toutefois remarquable, à panser les plaies de la Révolution, ainsi qu’à réorganiser l’approvisionnement en
vivres et en eau de la ville ». Nicolas CHAUDUN, Haussmann au crible, Editions des Syrtes, 2000, p 85.
143
perception », c’est Dubois qui est choisi comme rapporteur ! « C’était pourtant le dernier
membre du Conseil qu’on dût charger d’une pareille tâche, car non seulement la caisse de
Poissy avait diminué ses prérogatives, comme préfet de police, mais elle semblait constituer
un acte de défiance personnelle envers lui771».
Evidemment, dans son rapport, Dubois critique les opérations de comptabilité
complexes de la caisse de Poissy et condamne le système de régie choisi en 1811, vantant le
système existant sous l’Ancien Régime: « L’ancienne caisse était une ferme ; un fermier fait
tout pour gagner, mais il fait tout, aussi, pour attirer : son intérêt le veut. Le fermier… ne
regardait à aucune dépense, pour… fixer le forain, en leur donnant toutes facilités… s’il
vexait, il était passible de dommages-intérêts772». Le conseil d’Etat reste indécis et le projet
relatif à la répression des fraudes est ajourné en juillet 1813773.
Alfred des Cilleuls ironise également sur le choix du personnel qui constitue la caisse
de Poissy en 1811 : « Hutot Delatour eut assez de crédit pour se faire nommer caissier du
nouvel établissement774 ». Or, il faut se souvenir qu’Edouard Hutot-Delatour est un des
principaux protagonistes du scandale qui touche la caisse de la Boucherie entre 1803 et 1809.
Si la réputation du caissier est assez douteuse, celle du directeur semble plus reluisante. Par le
décret impérial du 22 février 1811, c’est Charles François Claude Quentin Brunet,
commissaire vérificateur de la comptabilité de l'octroi, qui est nommé directeur de la Caisse
de Poissy775. Charles Brunet (1768-1841) était aussi secrétaire de la Chambre de Commerce
de Paris depuis sa création, en février 1803. Pourquoi garde-t-il jusqu’en 1839 ce poste de
secrétaire, qui ne rapporte que 3000 francs par an ? Faut-il comprendre que le traitement du
directeur de la Caisse de Poissy était faible et nécessitait un complément776 ? Cette fonction
lui laissait-elle autant de temps libre pour qu’il puisse cumuler ainsi plusieurs fonctions ? Ou
bien Brunet se contente-t-il de cumuler les charges et les gratifications sans aucune
conscience professionnelle ? Nous n’en savons rien 777.
Parmi les dysfonctionnements de la caisse de Poissy, l’utilisation des produits dégagés
par l’établissement va rapidement s’éloigner de son but initial. D’après le décret du 6 février
1811, « les bénéfices nets devaient être appliqués aux dépenses générales de la ville de Paris,
mais, moins de 3 semaines après, un autre système prévalut, ou, pour mieux dire, le même
jour, deux ordres d’idées inconciliables prenaient place dans les expédients financiers :
1) La Caisse de Poissy (on ne le mit pas en doute) accroîtrait de 1 500 000 F les recettes
communales ; sur cette somme, il y avait à prélever, d’abord, chaque année, le montant des
dépenses faites pour les abattoirs, et le surplus était destiné à d’autres travaux 778.
771
Alfred DES CILLEULS, op. cit., p 131.
772
Ibid.
773
Ibid., p 409.
774
Ibid.
775
Dossier sur la caisse de Poissy. AN, F11/2835.
776
Nous ne connaissons pas le traitement de Charles Brunet. Quand Hutot-Delatour était directeur de la caisse, il
touchait un traitement annuel de 12 000 F et la même somme en frais de bureau. Rapport du conseil d’Etat sur
la caisse de la Boucherie de Paris, 13 avril 1813. BA, 1780 (9).
777
Charles Brunet démissionne en 1839 de son poste de secrétaire de la Chambre de commerce de Paris « en
raison de son âge et de ses infirmités ». Son fils Wladimir Brunet, bibliothécaire de la Chambre de commerce
(sans traitement) depuis 1829, démissionne également de ce poste en 1839. Joseph Antoine DURBEC, Les
services et le personnel de la Chambre de commerce de Paris de 1803 à 1950, CCIP, 1950, tome I, p 3.
778
Premier décret du 24 février 1811, chapitre Ier, article 39.
144
2) Les ressources de la dite caisse constituaient la seule dotation fournie en vue de
pourvoir aux dépenses des abattoirs ; par suite, les 620 000 F déjà dépensés furent regardés
comme avance remboursable, et un nouveau crédit d’un million de francs fut mis à la
disposition du ministre de l’intérieur ; puis on raya du tableau des fonds de l’emprunt dont il
sera parlé, plus loin, les 1 700 000 F qui y avaient été inscrits779 ».
Alfred des Cilleuls prolonge ainsi son analyse critique du fonctionnement de la caisse :
« Or, en 1812, Frochot estima que la spécialisation d’emploi n’empêchait pas de porter, parmi
les recettes ordinaires prévues au budget, les produits obtenus avec la caisse de Poissy ;
Napoléon, sans égard pour ce qu’il avait alloué, réduisit à 500 000 F la dépense que pouvait
consacrer aux abattoirs le ministre de l’Intérieur ; par contre, il accorda 776 000 F au profit
des nouveaux lycées (décret du 5 février 1812); le lendemain, il ouvrait, au même ministre, un
crédit supplémentaire d’un million de francs à prendre sur la caisse de Poissy (décret du 6
février 1812). Pour prévenir de telles tergiversations, le ministre confisqua, purement et
simplement, tous les produits de cette caisse, jusqu’à la mise en activité des abattoirs 780».
Non seulement les dispositions prévues par le décret du 6 février 1811 sont très
rapidement détournées de leur vocation initiale, mais de plus les prévisions optimistes sur les
recettes de la caisse ne seront jamais atteintes. Alfred des Cilleuls ne se prive pas de le
souligner, et de conclure: « Frochot (dans un rapport d’août 1811, avec projet de décret) et
Chabrol signalèrent les fraudes commises, par les tributaires, pour s'exonérer d'une partie des
redevances à leur charge. On a vanté, souvent, l’exactitude rigoureuse et la clarté parfaite
introduites, dans les finances, par le Consulat et l’Empire : les mesures prises, relativement à
la Caisse de Poissy, ne sont pas faites pour confirmer cette appréciation élogieuse781».
Concernant la caisse de Poissy, Emile Levasseur note qu’après 1811, l’exemple
parisien fit des imitateurs en province : « Des préfets, des maires profitèrent de
l’interprétation abusive des lois par l’édilité parisienne pour imposer à leurs administrés des
règlements sur les halles, sur le pain, sur la viande. La boucherie fut taxée dans la plupart des
grandes cités, dans un grand nombre de petites villes et même dans les communes rurales de
plusieurs départements, sans pourtant que nulle part les bouchers fussent érigés en corps de
métier782 ». Paris présente donc bien une situation unique en France, tant au niveau du
système de crédit que du rétablissement d’une corporation privilégiée. Grâce à la volonté
réformatrice de Napoléon, la capitale connaît également un système d’abattage spécifique.
g) La mésaventure du sieur Bayard
Avant de présenter les grandes réformes napoléoniennes des abattoirs et des Halles et
marchés, évoquons la mésaventure du sieur Bayard suite à la mise en place de la caisse de
Poissy. Isaac Bayard, boucher adjudicataire de la fourniture en viande de boucherie des
hospices de Paris, entre en conflit avec la Préfecture de la Seine en 1812. Bayard s’est rendu
adjudicataire de ce service le 15 décembre 1809 pour trois ans (1810-1812), à raison de 75,75
centimes le kilo de viande. Mais, comme tout boucher s’approvisionnant sur les marchés
779
Second décret du 24 février 1811, chapitre 3, titre IV. Alfred DES CILLEULS, op. cit., p 27.
780
Décision du 26 octobre 1812. AN, cote F6 II Seine 12. Ibid., p 28.
781
Alfred DES CILLEULS, op. cit., p 29.
782
Emile LEVASSEUR, « La corporation sous le Consulat, l’Empire et la Restauration », La Réforme sociale,
tome XLIII, janvier-juin 1902, p 237.
145
obligatoires aux bestiaux, il se trouve soumis à compter du 1er mars 1811 à la taxe de 3,5 %
perçue par la caisse de Poissy sur le prix du bétail acheté. Ses frais se trouvent alourdis et il
réclame auprès de l'administration des Hospices la remise, sur la totalité de ses fournitures,
d'une somme égale au droit de 3,5%. Cette réclamation a été portée devant le Conseil de
Préfecture de la Seine, qui lui donne gain de cause dans un arrêté du 30 septembre 1811.
L'administration des hospices n'a point réclamé contre cette décision,quoiqu'elle
«
tendît à
leur faire payer une remise de plus de 30 000 francs au sieur Bayard ». Mais, dans un avis très
détaillé du 20 Juillet 1812, Frochot, préfet de la Seine, en examinant l’arrêté avec plus
d'attention, juge qu'il lèse les intérêts des hospices et décide de le combattre. L’affaire arrive
devant le Conseil d’Etat (section de l’Intérieur). Dans son rapport du 15 octobre 1812, le
comte de Saint-Jean-d'Angely soutient l’argumentation de Frochot, décide de débouter
Bayard de sa requête et demande l’annulation de l’arrêté du 30 septembre 1811. Quels sont
les motifs qui justifient cette décision ?
Premier argument : le droit de 3,5% est à la charge du boucher et non du
consommateur, donc les Hospices ne doivent pas le supporter. Second argument : Bayard n’a
pas à se plaindre du nouveau système mis en place en 1811, car il bénéficie maintenant d’un
système de crédit. Saint-Jean-d’Angely semble oublier qu’il s’agit d’un « emprunt forcé » car
le recours à la caisse a été rendu obligatoire. Ecoutons-le néanmoins : « Avant que la caisse de
Poissy existât, les bouchers payaient aux herbagers et marchands forains le montant de leurs
achats en billets. L'époque éloignée de ces effets et l'incertitude de leur remboursement aux
échéances, entravaient le commerce et avaient occasionné sur le prix des bestiaux un excédant
de prix factice au-delà de leur valeur réelle. Au lieu des billets que les herbagers recevaient
des bouchers, la caisse de Poissy les paye comptant au nom de ces derniers ; et elle exige pour
cela un droit de 3,5% dont on leur fait la retenue au moment du paiement. Ce n'est donc à
proprement parler que le prix de l'escompte des billets que les herbagers auraient reçus en
paiement : il n'est point conséquemment à la charge du consommateur, mais bien à celui du
vendeur, et ne peut avoir l'effet de faire hausser le prix des bestiaux».
Plus loin : « Si le sieur Bayard objectait que ce n'est point pour lui que le droit imposé
par le décret du 6 février a remplacé l'escompte des billets que l'on donnait aux herbagers,
attendu qu'il payait ses achats comptant, on pourrait lui répliquer qu'il n'est plus maintenant
obligé de payer comptant ; qu'il peut tirer parti de son argent, ou se dispenser d'en emprunter à
intérêt pour le paiement de ses achats ; et que, conséquemment, l'établissement de la caisse de
Poissy lui a toujours procuré un avantage qui balance la charge du droit imposé par le
décret ».
Pour conclure : « Les considérations que je viens d'exposer me paraissent démontrer
que l'établissement du droit de 3,5%, par le décret du 6 février 1811, sur le prix des bestiaux
vendus aux marchés de Sceaux et de Poissy, n'a point produit de changement dans la situation
respective du sieur Bayard et de l'administration des hospices, à l'égard de la viande
nécessaire au service de ces établissements ».
Bref, Bayard fait la découverte de « l’économie du risque » à ses dépens. «On pourrait
toujours opposer, avec raison, au sieur Bayard, que, lorsqu'il s'est rendu adjudicataire de la
fourniture de la viande nécessaire au service des hospices de Paris, l'administration des
hospices et lui se sont exposés aux circonstances qui pouvaient rendre le marché avantageux
ou défavorable pour l'un ou pour l'autre ; et que, conséquemment, la nature des circonstances
qui ont pu survenir depuis, ne doit point, quelle qu'elle soit, porter atteinte à l'exécution du
146
traité783 ». Il n’est pas nouveau que l’Etat est mauvais payeur et qu’il est souvent dangereux
d’en être un fournisseur.
Ce second chapitre montre combien la Révolution constitue bien une rupture majeure
dans l’histoire économique et sociale de la France. J’ai montré l’œuvre destructrice (17891794) puis reconstructrice (dès 1795 mais surtout après 1800) des révolutionnaires. Je
souligne que de grandes questions comme la taxation, la municipalisation des boucheries,
l’octroi, la patente, les droits de douane, qui sont débattues entre 1791 et 1799, sont promises
à un bel avenir jusqu’en 1944. Il faut reconnaître qu’une fois l’œuvre napoléonienne mise en
place, en 1811, le commerce parisien de la boucherie se retrouve dans une situation assez
proche de celle d’avant 1789, la Caisse de Poissy et la corporation des bouchers ayant été
restaurées. L’Empire modifie tout de même certaines règles du jeu, tant au niveau des
abattoirs et des marchés publics qu’au niveau des conditions d’accès au métier. Il nous faut
maintenant voir comment fonctionnent les grands cadres mis en place par Napoléon.
783
Rapport et projet de décret relatifs à l’indemnité réclamée par le sieur Bayard, entrepreneur de la fourniture
de la viande nécessaire au service des Hospices de Paris, 15 octobre 1812. Conseil d’Etat, collection Gérando.
Document disponible sur le site www.napoléonia.org.
147
DEUXIEME PARTIE :
LA BOUCHERIE PARISIENNE
AU TEMPS DU PRIVILEGE (1811-1858)
CHAPITRE 3 : LES GRANDS CADRES DU MARCHE DE LA
VIANDE A PARIS (1811-1858)
Une fois la Révolution passée, Napoléon Bonaparte a rétabli la Caisse de Poissy et la
corporation des bouchers de Paris (avec une limitation du nombre des étaux). Nous devons
tout d’abord expliquer le système des marchés de bestiaux obligatoires et le fonctionnement
exact de la Caisse de Poissy car les bouchers ne peuvent s’y soustraire – en principe – pour
s’approvisionner en bestiaux. Nous présenterons ensuite les cinq grands abattoirs créés à Paris
par Napoléon en 1810 et la réorganisation des Halles centrales et des marchés de quartier. Les
marchés sont importants car tout le débat sur la place réservée aux marchands forains se pose
avec beaucoup d’acuité pendant tout le XIX e siècle. La question des contrôles sanitaires et
commerciaux mérite ensuite d’être soulevée car le système existant au début du XIX e siècle
subsistera pour une bonne part jusque dans les années 1880 et illustre un certain « désintérêt »
de l’Etat, qui tranche avec les contrôles tatillons mis en place en matière financière. Ces
aspects réglementaires seront complétés par des éléments plus anecdotiques portant sur le
folklore des bouchers, qui permettent d’apprécier l’image de la profession dans la société.
Enfin, nous aborderons deux aspects de la « question sociale » chez les bouchers, à savoir
l’existence de deux sociétés de secours mutuels concurrentes et l’encadrement de la maind’œuvre par l’Etat, à travers le livret ouvrier et la réglementation des bureaux de placement
privés.
1) LE SYSTEME DE LA CAISSE DE POISSY
a) Les différents marchés aux bestiaux pour l’approvisionnement
de Paris
Grand spécialiste de l’approvisionnement de Paris en bestiaux 784, Bernard Garnier
souligne que « la recension exhaustive des marchés qui approvisionnent Paris est quasiment
impossible. Elle s’avère plus aisée si on se limite aux marchés fournissant directement la
capitale, excluant de ce fait des marchés qui sont parfois nettement spécialisés pour Paris – le
Neubourg785 en est l’archétype – mais géographiquement distants de la capitale 786 ». Nous
n’évoquerons donc que les marchés aux bestiaux dits « de Paris » et « de campagne », c’est-à784
Bernard GARNIER est l’auteur d’une thèse soutenue à Paris IV, Consommation et production de viande.
Paris, rationalité économique paysanne et structuration de l’espace du milieu du XVII e au milieu du XIXe, que
nous n’avons pas réussi à consulter.
785
786
Le Neubourg est une plaine agricole dans l’Eure.
Bernard GARNIER, « Les marchés aux bestiaux : Paris et sa banlieue », Cahiers d’Histoire , n°3-4, 1997,
p 576.
149
dire situés dans Paris intra-muros (La Chapelle et la Halle aux veaux) et la proche banlieue
(Poissy et Sceaux).
Le marché de Poissy se tient chaque jeudi, celui de Sceaux le lundi, celui de
La Chapelle le mardi (marché aux vaches grasses) et celui de la halle aux Veaux les mardi et
vendredi de chaque semaine. Ces quatre marchés sont les seuls lieux autorisés pour le négoce
des animaux de boucherie dans un rayon de dix myriamètres autour de Paris (25 lieues
environ)787. Cette disposition reprend les anciennes règles d’Ancien Régime, rétablies dès
mars 1803788. Le rayon de dix myriamètres n’est pas la zone exclusive d’approvisionnement
des bouchers parisiens mais elle est la principale. « Les bouchers pouvaient acheter en dehors
de ce rayon, mais à leur charge d’acquitter pour ces bestiaux d’importation les mêmes droits
que pour ceux qui auraient été achetés sur les marchés publics. (…) Il ne pouvait être vendu
de bestiaux, ni sur les routes, ni dans les bouveries des auberges, sous peine d’amende et de
saisie789 ». Le souci de centraliser le commerce en un nombre limité de points peut
s’expliquer par au moins trois raisons : « faciliter les contrôles et les prélèvements « fiscaux »,
diminuer le prix de la viande sur pied par la concurrence entre les marchands forains, donner
le maximum de publicité à ce prix pour limiter les prétentions des bouchers et favoriser ainsi
un rapport équitable entre le prix de la viande et celui des bestiaux790 ».
Parmi les marchés aux bestiaux intra muros, commençons par la Halle aux Veaux. Le
bâtiment en est ainsi décrit en 1910 : « La place aux veaux était située à Paris, entre la rue de
Poissy et la rue de Pontoise, son emplacement a été absorbé par le boulevard Saint-Germain ;
c’était une halle magnifique carrée fort bien aménagée, avec une cour au milieu, la
maçonnerie en style Louis XIII, le sol était surélevé de façon à former quai pour charger et
décharger les veaux qui étaient courbés, c’est-à-dire les quatre pieds attachés ensemble et
exposés sur une litière de paille de 30 centimètres d’épaisseur, couchés sur le dos ;
l’interdiction de courber les veaux et l’ordonnance de les transporter debout datent de 50 ans
environ791 ». Selon Bertier de Sauvigny, la halle aux Veaux, située sur le quai de la Tournelle,
reconstruite en dur de 1824 à 1826, abrite « la vente des vaches grasses et des veaux
provenant des vacheries de l’intérieur. Le mercredi, ce local était réservé à la vente en gros
des suifs provenant des abattoirs de Paris792 ». Sur une gravure du début du XXe siècle, Albert
Feuillastre a imaginé l’agitation qui devait régner sur la place aux veaux vers 1820, avant que
787
Un myriamètre correspond à 10 km.
788
« L’arrêté du 30 ventôse an XI [mars 1803] établit que dans un rayon de dix myriamètres autour de Paris il ne
pourra être vendu ni acheté de bestiaux propres à la boucherie que sur les marchés de Sceaux et de Poissy, à
l’exception des marchés aux veaux et aux vaches qui continueront d’avoir lieu comme par le passé, à
l’exception également de La Chapelle ». Bernard GARNIER, article cité, p 583.
789
Ibid.
790
Bernard GARNIER, op. cit., p 577.
791
Henry MATROT, Vieux Souvenirs, 1910, p 36. Concernant la protection des animaux, il faut rappeler que le
Docteur Parisot crée la SPA (Société Protectrice des Animaux) en 1846 et que la loi Grammont du 2 juillet
1850 réprimande les mauvais traitements et les actes cruels exercés en public sur des animaux domestiques.
Une ordonnance de préfet de police de Paris du 4 novembre 1854, qui concerne le transport et l’exposition en
vente des veaux, sert de base à plusieurs arrêtés préfectoraux de province sur le transport des animaux. Il existe
un excellent article sur ce sujet : Maurice AGULHON, « Le sang des bêtes. Le problème de la protection des
animaux en France au XIXe siècle », Romantismes (Revue du XIXe siècle), n°31, 1981, pp 81-109.
792
Guillaume de BERTIER DE SAUVIGNY, Nouvelle Histoire de Paris :
Association pour la publication d’une histoire de Paris, Hachette, 1977, p 115.
la Restauration (1815-1830),
150
la Halle soit construite793.
Le marché aux vaches grasses a connu bien des vicissitudes. Au XVIIIe siècle, un
marché pour les vaches laitières existait dans la plaine des Sablons794. « Quelques années
avant la Révolution, le sieur Chéradame obtient le transfert à La Chapelle du marché aux
vaches laitières qui se tenait au milieu de la plaine des Sablons795. Quelques vaches grasses
s’y faufilent tant et si bien qu’un arrêté du 2 thermidor an IX [21 juillet 1801] rappelle que ces
dernières doivent être conduites à Sceaux ou à Poissy796 ». Paris veut conserver le négoce des
vaches grasses et des taureaux ; une ordonnance du 3 brumaire an XII (26 octobre 1803) crée
« deux marchés se tenant alternativement pendant six mois, le vendredi, dans une partie du
marché aux chevaux797 pour le premier, « le long du mur de la rue des Grésillons » pour le
second. Un acte du 26 janvier 1806 leur permet de se tenir toute l’année ». Enfin, la création
d’un marché spécial pour les vaches grasses et les taureaux est autorisée par une ordonnance
de police du 22 décembre 1807, sur l’emplacement de l’ancienne Halle aux Veaux (aux
Bernardins). « Ce marché spécifique va connaître un essor rapide au point de représenter, vers
1840, 20 à 30% des transactions sur les vaches avant de s’effondrer, vingt ans plus tard, au
profit du marché de La Chapelle798 ».
Selon Bernard Garnier, « La Chapelle-Saint-Denis constitue bien une exception par
l’importance aussi rapide qu’éphémère de son rôle dans le ravitaillement de Paris ». Après de
multiples demandes, la municipalité de La Chapelle « obtient par une ordonnance royale du
10 août 1820 la création d’un marché aux vaches grasses, aux taureaux et aux porcs. En 1824,
première année pour laquelle on dispose d’une mercuriale, il s’y négocie plus de 2 500 vaches
grasses, soit 22,4% des ventes enregistrées sur l’ensemble des marchés approvisionnant Paris.
En 1847, La Chapelle obtient la reconnaissance légale, le mardi et le vendredi, d’un marché
aux veaux qui se déroulait sur la voie publique. Il faut attendre près de vingt ans pour en voir
figurer les résultats sur les mercuriales annuelles de la préfecture de police. Apparition bien
tardive puisque l’inspection des halles et marchés évalue à 40 000 têtes le contingent annuel
fourni à la boucherie de Paris vers 1860. En 1866, on y négocie plus de 69 000 veaux, des
résultats sans commune mesure avec ceux de Sceaux et de Poissy, des chiffres qui approchent
ceux de la Halle aux Veaux. En 40 ans, globalement, c’est-à-dire porcs compris, le marché de
La Chapelle est devenu l’égal de ceux de Sceaux et de Poissy, en raison de la proximité de
Paris, mais aussi parce qu’il bénéficie, à compter du 1 er janvier 1842, des prêts accordés aux
bouchers par la caisse de Poissy799 ».
Abordons maintenant les marchés de la banlieue. Après celui de Poissy, le marché de
Sceaux était le plus important de la région parisienne, surtout pour les moutons. « Le marché
de Sceaux était situé au Bourg-la-Reine, il fut fondé sous Louis XIV dans un grand domaine
793
Annexe 16 : La place aux veaux vers 1820. Dessin d’Albert Feuillastre. Henry MATROT, Vieux Souvenirs,
1910, p 55.
794
Jean VIDALENC, « L’approvisionnement de Paris en viande sous l’Ancien Régime », Revue d’histoire
économique et sociale, volume XXX, 1952, n°2, p 118.
795
D’après le rapport du maire à son conseil en 1817 pour récupérer les droits d’attache de 30 centimes par tête.
Archives de la Préfecture de Police de Paris, DA 368.
796
Bernard GARNIER, op. cit., p 583.
797
Entre 1687 et 1857, le marché aux chevaux de Paris se situe au faubourg Saint-Victor, entre la rue Duméril et
le boulevard de l’Hôpital. Alfred FIERRO, Histoire et Dictionnaire de Paris, R. Laffont, 1996, p 767.
798
Bernard GARNIER, op. cit., p 579.
799
Ibid., pp 583-584.
151
appartenant à Colbert ; il était en façade sur la grande route de Paris à Orléans, l’autre côté de
la route en face le marché, était occupé par les auberges pour loger les bestiaux et recevoir
vendeurs et acheteurs. La distance de Paris n’étant guère que de deux lieues [8 km], les
bouchers de Paris avaient continué de faire la route en voitures, malgré l’ouverture du chemin
de fer de Sceaux800. Le marché se tenait le lundi de chaque semaine. Si Poissy avait les bœufs
normands, Sceaux avait les bœufs du Centre, les limousins, les Quercy, les bœufs blancs. Il
était toujours le mieux approvisionné en moutons, les marchés de 30 000 et plus étaient
fréquents, il était bien placé pour les moutons de la région de l’Est, les Allemands, les
Champenois, les Bourguignons ; Poissy avait tous les moutons de la région de Versailles,
Sceaux avait ceux de l’Aisne. Le marché de Sceaux pouvait contenir 5 000 bœufs, 30 000
moutons ; une halle aux veaux, couverte, mais très basse, très incommode, sans jour et sans
air, pouvait recevoir un millier de veaux, c’était le marché de la petite et de la grande banlieue
de Paris801 ». Il reste maintenant à aborder la perle des marchés aux bestiaux, le plus célèbre,
le plus ancien et le plus important de la région parisienne, celui de Poissy.
b) Le fonctionnement du marché aux bestiaux de Poissy
Pour appréhender de façon sensible l’ambiance animée qui devait régner sur les
marchés aux bestiaux de la banlieue parisienne au XIXe siècle, nous avons reproduit en
annexe un dessin d’Albert Feuillastre qui montre le marché de Poissy 802. Une telle illustration
ne prend tout son sens que si elle est accompagnée de la description savoureuse donnée par
Henry Matrot803. Trésorier de la société de secours mutuels des Vrais Amis à partir de 1882,
chevalier du mérite agricole, médaille d’or de la mutualité, officier de l’instruction publique,
Henry Matrot a rassemblé ses souvenirs lors d’un banquet organisé le 20 février 1910 pour
son 80e anniversaire804. La réédition de ses Vieux Souvenirs en 1935 est accompagnée de
nombreux dessins d’Albert Feuillastre 805.
Pendant toute la première partie du XIXe siècle, Poissy est le marché le mieux
approvisionné de la région parisienne, avec les bœufs d’herbe de Normandie. Chaque
semaine, le jeudi, sont rassemblés sur une immense place, à ciel ouvert, 5 000 bœufs et
25 000 moutons. La Halle couverte peut abriter jusqu’à 800 veaux. On ap erçoit cette halle aux
veaux sur le dessin de Feuillastre, au fond à gauche. Les auberges et hôtels autour de la place
accueillent les marchands de province et sont indissociables de la convivialité du marché.
Poissy connaît trois jours d’animation chaque semaine car il faut loger et nourrir bêtes et gens.
800
Le fonctionnement du chemin de fer de Sceaux est attesté en 1852. François CARON, Histoire des chemins
de fer en France, tome 1 (1740-1883), Fayard, 1997, p 595.
801
Henry MATROT, Vieux Souvenirs, 1910, p 36.
802
Annexe 17 : Le marché aux bestiaux de Poissy au début du XIXe siècle. Dessin d’Albert Feuillastre. Henry
MATROT, Vieux Souvenirs, 1910, p 36.
803
Le 23 avril 1885, le Président de la République a remis à Henry Matrot, trésorier des Vrais Amis, une
médaille d’argent de la mutualité. Le 25 février 1887, Henry Matrot reçoit les palmes académiques. Ces deux
évènements sont tirés d’un « Ephéméride avec les dates importantes de la société des Vrais Amis », présent
dans une petite brochure de 1889 intitulée Société de prévoyance et de secours mutuels de la Boucherie de
Paris (les Vrais Amis). CCIP, 352.126.
804
805
Henry MATROT, Vieux Souvenirs, 1910, 61 p.
Henry MATROT, Vieux Souvenirs sur les associations syndicales et mutuelles et les anciennes pratiques
professionnelles de la corporation de la boucherie, 1935, 170 p. Archives du Monde du Travail, 158 AQ 1,
dossier n°5.
152
Les bestiaux arrivent à pied de province, en longues bandes nonchalantes806. Jean
Vidalenc précise que « la dernière halte se faisait dans les prés entre Mantes et Poissy, le long
de la Seine, avant d’affronter l’œil critique des acheteurs. Ils appartenaient souvent, comme
les pâturages de relais, soit aux herbagers, soit, plus souvent, à des paysans ou aubergistes
avec lesquels les éleveurs étaient en relations habituelles. Il arrivait, semble-t-il, que les
troupeaux y passaient parfois plusieurs semaines avant d’être présentés au marché. Autour de
Poissy, ce moment décisif était précédé d’un dernier repas, à dessein plantureux, avec du foin
légèrement salé, suivi d’une longue station aux abreuvoirs, sur les rives mêmes de la Seine.
Les bêtes en remontaient évidemment le poil propre et la panse rebondie807. Il est cependant
difficile de savoir si cette pratique du parcage avant la vente avait pour but essentiel de
remettre en bonne forme le bétail fatigué par un long trajet, ou d’éviter éventuellement un
effondrement des cours, par des arrivages trop massifs. Cet usage était, en tout cas,
indispensable pour les bestiaux qui n’avaient pas trouvé preneur, puisqu’il était exigé par les
règlements que les bêtes fussent présentées à deux, puis trois marchés consécutifs, avant de
pouvoir être renvoyées en province. Cette présomption de fraude n’était d’ailleurs que peu de
choses, à côté des transactions illicites qui continuaient à se dérouler sur les routes, le long des
itinéraires traditionnels, avec leurs haltes évitant les agglomérations ; en dépit de toutes les
ordonnances royales, les bouchers ne cessèrent jamais d’être accusés de se porter à la
rencontre des marchands de bestiaux, au détriment de tous les percepteurs de taxes et fermiers
de droits808».
Henry Matrot nous donne le déroulement d’un marché obligatoire : « Au moment de
l’introduction des bestiaux sur le marché, les marchands recevaient une feuille de vente,
indiquant la date du marché, leur nom, l’espace et la quantité des animaux ». Les ventes
étaient successivement inscrites avec le nom de l’acquéreur, le nombre, l’espèce et le prix
vendu ; aussitôt inscrits par l’inspecteur, les bestiaux devaient être marqués d’achat et de la
marque particulière de l’acheteur, l’inspecteur remettait au bouvier un bulletin que l’on
nommait Hayon, du nom d’un ancien propriétaire du marché de Sceaux, et sans lequel les
bestiaux n’auraient pu entrer dans Paris. « Après la cloche de renvoi, 3h et demi pour les
bœufs, 4h pour les moutons, le marchand devait représenter sa feuille de vente sur laquelle les
inscriptions étaient closes et le nombre de bestiaux invendus constaté809 ».
La cloche est un instrument inséparable de tout marché réglementé comme celui de
Poissy : elle indique le début officiel des transactions et la fin officielle des opérations. Le
code Mangin de 1830 précise clairement que « les heures d’ouverture seront annoncées au son
de la cloche » (article 165) et que « les bestiaux qui arriveront aux marchés après l’ouverture
de la vente, n’y seront point admis » (article 160)810. Les horaires varient selon les espèces. A
Poissy, la vente des veaux ouvre à 6h du matin du 1er avril au 1er octobre et à 7h du matin du
1er octobre au 1er avril ; elle s’achève à midi ( article162). L’ouverture de la vente des bœufs et
806
La mise en place du chemin de fer Paris-Rouen (1843) marquera le début du déclin du marché de Poissy.
Quand les bœufs venaient à pied et par étapes, le marché de Poissy avait son utilité, « mais du moment qu’on
les embarquait en chemin de fer, Poissy n’avait plus sa raison d’être et les bœufs devaient venir débarquer à
Paris dans un délai plus ou moins long ». Henry MATROT, op. cit., p 36.
807
Henry MATROT, op. cit., p 79.
808
Jean VIDALENC, op. cit., pp 124-125.
809
Henry MATROT, op. cit., p 35.
810
Préfet MANGIN, op. cit., p XXXVIII.
153
vaches a lieu à 8h à Poissy et à 9h à Sceaux (article 164). L’ouverture de la vente des moutons
se fait à 13h à Poissy (article 168)811.
Les négociations et palabres entre bouchers et marchands de bétail ayant tendance à
longuement se prolonger, la fermeture du marché est très progressive. L’article 170 tient
compte de cette réalité économique : « Il sera sonné, sur les marchés de Sceaux et de Poissy, à
2h, un premier coup de cloche pour avertir du renvoi des bœufs ; à 3h, un second coup de
cloche pour annoncer la clôture de la vente des bœufs et vaches et le premier renvoi des
moutons ; et à 4h, un troisième coup de cloche pour le renvoi définitif des moutons. La vente
sera irrévocablement fermée à 4h de relevée812».
Avec son point de vue administratif, Armand Husson note que « le service des agents
mobiles est très pénible, surtout vers la fin des marchés ; car le commerce attend, en général,
au dernier moment pour réaliser ses transactions ; pressés par l’heur e, les bouchers et les
herbagers affluent dans les bureaux, et il faut une grande habitude pour satisfaire aux
exigences du service avec une rapidité qui n’apporte aucun préjudice à la régularité des
opérations813 ».
Comme tout marché, Poissy a ses inspecteurs. Henry Matrot nous décrit leur rôle. Les
inspecteurs sur les marchés disposent d’une girouette portant un numéro d’ordre placé en haut
d’une longue perche afin d’être aperçu au milieu des bestiaux. Ils ont pour mission principale
l’inscription de toutes les opérations du marché. Aussitôt un achat conclu, on appelait
Monsieur l’inspecteur qui inscrivait la vente sur le bordereau du vendeur, lequel lui avait été
remis au moment de sa déclaration, des quantités de bestiaux qu’il présentait à la vente et qui
lui servait de mandat pour recevoir à la Caisse le prix des bestiaux vendus, inscrits sur son
bordereau814. L’inspecteur remettait aussi à l’acheteur ou à son bouvier un laissez-passer sans
lequel les bestiaux ne pouvaient pas entrer dans Paris ; de là l’ expression d’autrefois pour
conclure un marché : « Faites inspecter » au lieu de l’expression d’aujourd’hui : « Marquezles ! ». Il y a quelques années, il existait encore quelques vieux marchands qui, au moment
d’accorder, disaient à leur jeune acheteur « Faites inspecter » au grand étonnement de ceux-ci
qui restaient ébahis815.
Alors qu’Henry Matrot utilise le terme générique d’« inspecteur », l’administration
distingue en fait deux fonctions différentes, celle de « receveur aux déclarations » et celle de
« préposé aux déclarations », subtile distinction très bien expliquée par Armand Husson. « Sur
le préau des marchés se tient un certain nombre d’agents inférieurs, désignés sous le titre de
receveurs aux déclarations, et qui, pour être facilement distingués du milieu de la foule,
tiennent à la main un petit drapeau attaché à une longue hampe. Ces agents sont au nombre de
seize à Poissy, de treize à Sceaux, de sept à Paris et à la Chapelle. Sur les deux premiers de
ces marchés, à raison de l’importance du service, ils sont dirigés et surveillés par un
contrôleur. Aussitôt qu’un boucher est tombé d’accord avec un marchand, il appelle un de ces
employés et lui fait la déclaration du nombre et du prix des bestiaux qu’il vient d’acheter ;
celui-ci inscrit aussitôt cette déclaration, ainsi que le nom des deux intéressés, sur un bulletin
811
Ibid.
812
Ibid.
813
Armand HUSSON, op. cit., p 241.
814
Le système repose sur la bonne foi des déclarants. La fraude est donc aisée. Son ampleur est vite révélée aux
yeux des autorités, entraînant la réforme du droit de Caisse de Poissy par l’ordonnance royale du 22 décembre
1819.
815
Henry MATROT, op. cit., p 28.
154
qu’il remet au boucher. Muni de cette pièce, le boucher s’il appartient à la ville de Paris, se
rend au bureau des préposés aux déclarations ; ces agents, au nombre de sept, sont placés
sous la direction d’un préposé principal. Pour faciliter le service et éviter toute confusion, les
bouchers de Paris ont été répartis en autant de divisions qu’il y a de préposés, de sorte que
chacun d’eux connaît d’avance le bureau où il doit se présenter. Le boucher, ayant remis son
bulletin au préposé, celui-ci fait le calcul du montant de la déclaration ; il l’enregistre, il
dresse en toutes lettres un mandat au porteur, que le boucher signe et remet au vendeur ; il
délivre ensuite au boucher des laissez-passer aussi divisés qu’il le désire. Si celui-ci use du
crédit qui lui est alloué, le préposé vérifie l’état du crédit, et donne le renseignement
nécessaire au préposé principal, qui dresse un effet du montant de la somme à avancer par la
Caisse, le fait signer et le met en portefeuille. Dans le cas où le boucher possède les fonds
suffisants à ses acquisitions, le préposé adresse au receveur une note indiquant le montant de
l’achat, et, partant, la somme à verser à la Caisse 816».
Avec une précision tout administrative, Armand Husson décrit très bien l’ensemble
des opérations menées sur les marchés obligatoires aux bestiaux sous le régime de la Caisse
de Poissy. Achevons de suivre le processus officiel de la transaction. « Ainsi qu’on l’a vu plus
haut, le mandat délivré par le préposé aux déclarations est transmis par le boucher à son
vendeur. Celui-ci le présente à la caisse des payements, où l’on dresse une fiche et deux
bordereaux ; il acquitte l’un de ces bordereaux, sur le vu duquel on le solde, et i l garde l’autre
par-devers lui. Le payement se fait, soit en argent, soit, si le marchand le préfère, en bons sur
les receveurs généraux ou particuliers des départements. Ces bons sont enregistrés et
contrôlés par un agent accrédité ad hoc par le ministère des finances. Deux commis payeurs,
assistés de quatre garçons de caisse, suffisent pour faire les payements. Le contrôle des
mandats sur les départements est confié à l’inspecteur. Quant au versement des fonds
appartenant aux bouchers, il doit être fait à une caisse spéciale tenue par un receveur et par
trois garçons de caisse. Un reçu est donné à chaque boucher817 ».
Pour pouvoir rejoindre Paris avec son bétail, le boucher doit posséder un hayon.
Armand Husson précise comment on obtient ce précieux passeport. « On a vu plus haut que le
préposé aux déclarations délivre au boucher, en même temps que le mandat de payement, les
laissez-passer nécessaires à la sortie des bestiaux. Ces pièces, qui constatent que toutes les
formalités intéressant le service de la Caisse de Poissy ont été remplies, doivent être
échangées auprès des préposés de police contre des hayons818, véritables certificats d’origine,
indispensables pour que les bestiaux puissent entrer dans Paris et dans les abattoirs. Lorsque
le bétail est acheté pour une autre destination que Paris, le boucher porte le bulletin qui lui a
été remis par le receveur aux déclarations à des employés désignés sous le nom de préposés
aux forains et à la banlieue. Ces employés, qui sont au nombre de trois à Poissy et de deux à
Sceaux, remplissent des fonctions analogues à celles des préposés aux déclarations ;
seulement, ils n’ont pas à s’occuper de la question de payement ; l’administration y étant
étrangère. Les laissez-passer délivrés par ces agents ne sont pas échangés contre des hayons ».
« Au moment où le bétail sort du marché, l’administration vérifie si les quantités
816
Armand HUSSON, « Note sur l’institution et l’organisation de la caisse de Poissy », Recueil des actes
administratifs, n°9, 1849, pp 239-240. Archives de la Préfecture de Police de Paris, DB 400.
817
818
Ibid., p 240.
Husson indique en note : « Ces pièces tirent leur nom, suivant toute probabilité, de Jean-Baptiste Hayon,
fermier des droits perçus aux marchés de Sceaux et Poissy, pendant les années 1735 et suivantes. Aux termes
de l’arrêt du conseil d’Etat du 27 septembre 1735, portant acceptation des offres faites par Hayon, ce dernier
était tenu de délivrer des laissez-passer ; par métonymie, la pièce elle-même aura pris le nom de la personne
qui la signait ».
155
présentées sont bien celles indiquées au laissez-passer ou aux hayons. Des contrôleurs aux
sorties, accompagnés de compteurs, sont chargés de ce soin. Un contrôleur et quatre
compteurs sont attachés au marché de Poissy ; à Sceaux, où la grande quantité de moutons
vendus rend le travail plus difficile, ce personnel est augmenté d’un second contrôleur ; enfin,
à Paris et à la Chapelle, un contrôleur seul est suffisant819 ».
c) Composition et fonctionnement de la Caisse de Poissy
Les contrôles sont donc omniprésents sur tous les marchés aux bestiaux obligatoires
qui servent à l’approvisionnement de Paris. L’ensemble des contrôles financiers relève de la
fameuse Caisse de Poissy, dont les archives ont brûlé en mai 1871. A partir du rapport très
détaillé d’Armand Husson en 1849, présentons l’ensemble des services qui la compose 820.
Entre 1811 et 1825, le siège de la Caisse de Poissy semble se trouver au 23 de la rue
du gros Chenet821. Depuis 1829, le siège se trouve à la Préfecture de la Seine, à l’Hôtel de
Ville de Paris. « Le personnel compte 96 employés, y compris le directeur et le caissier. 58
d’entre eux sont des agents inférieurs, dont le plus appointé touche 450 F, et dont le traitement
moyen ne s’élève pas à plus de 250 F par année. Il est vrai que chacun de ces agents est
attaché à un marché particulier, et qu’il ne fait ainsi de service qu’un seul jour par semaine.
Les 36 autres composent :
•
le service mobile, qui compte 20 employés et qui se transporte sur les divers
marchés d’approvisionnement.
•
le service sédentaire, dont les employés, au nombre de 16, sont chargés de vérifier
le travail du service mobile, de dresser les états de mouvement, de tenir les
comptes et les écritures de la Caisse, de faire la correspondance, etc822».
Nous ne revenons pas sur les différents postes composant le service mobile (receveur
aux déclarations, préposé aux déclarations, garçon de caisse, contrôleur aux sorties,
compteur), car ils viennent juste d’être évoqués. Vu la multitude des opérations de caisse, la
régularité des comptes est un souci majeur. Pour l’atteindre, « les employés, comptables ou
autres, sont responsables de toutes les erreurs qu’ils peuvent commettre ; il est déjà arrivé à
plusieurs d’entre eux de faire des pertes assez considérables ». D’autre part, « le service
financier est surveillé par le caissier ou par le sous-caissier, et l’universalité des opérations est
dirigée par l’inspecteur 823 ».
Vu les horaires des marchés obligatoires, Armand Husson souligne la pénibilité du
travail des agents mobiles. « Les déplacements continuels, auxquels sont astreints ces
préposés, ne laissent pas que d’être très fatigants. Ainsi, ils doivent partir le lundi, à 6h du
matin, pour le marché de Sceaux, d’où ils ne reviennent que le soir à pareille heure ; le mardi,
819
Armand HUSSON, op. cit., pp 240-241.
820
Armand Husson, chef de la 2e division de la Préfecture de la Seine, est le signataire du rapport de 1849, mais
il n’en est pas l’auteur. « Cet intéressant travail, fait après de longues et d’intelligentes recherches, est l’œuvre
de M. d’Affry, chef du 2 e bureau ; il a pour objet de répandre la lumière et de fixer l’opinion sur un service
souvent attaqué et trop peu connu ». Le rapport est approuvé par le préfet de la Seine, Berger.
821
Cette adresse est indiquée dans le Tableau des marchands bouchers de Paris de 1813. BNF, V 27625.
822
Armand HUSSON, « Note sur l’institution et l’organisation de la Caisse de Poissy », Recueil des actes
administratifs, n°9, 1849, p 239.
823
Ibid., p 241.
156
les uns se rendent au marché de la Chapelle, à 10h du matin ; les autres aux marchés de Paris,
à 9h ; le mercredi, ils partent pour Poissy, à 15h en hiver, à 18h en été824 ; et ils ne sont de
retour que le jeudi soir sur les 22h ; le vendredi, leur service se borne aux marchés de Paris ;
enfin, dans les intervalles entre les marchés, ils mettent leurs écritures au net ».
La question des frais de déplacement n’est pas oubliée. « Le transport et le couchage
des employés sont à la charge de la ville : pour l’un, elle a traité avec les Messageries
nationales ; pour l’autre, elle a loué un hôtel construit par la ville de Poissy, sur la place du
marché et dans lequel se trouvent réunis les bureaux et les chambres d’habitation nécessaires ;
tout le mobilier de cet hôtel appartient à la ville de Paris825 ».
« Le service mobile se trouvant ainsi passé en revue, on va faire connaître les
attributions du service sédentaire. Aussitôt que les pièces relatives aux opérations d’un
marché sont arrivées à l’Hôtel de Ville, quatre vérificateurs s’en emparent. Les deux sont
intitulés vérificateurs aux résumés et décomptes : l’un dresse le résumé du mouvement du
marché, à l’aide des cahiers tenus par les préposés aux déclarations ; l’autre, vérifie en même
temps les calculs des déclarations, ainsi que les comptes des bouchers ; les deux autres, qui
portent le titre de vérificateurs rapporteurs d’écritures , enregistrent les mandats payés sur le
marché, ainsi que le nom des signataires et le nombre des bestiaux vendus, et ils comparent le
résultat qu’ils obtiennent avec les fiches dressées par les commis payeurs. Le travail préparé
par ces quatre agents est remis au premier vérificateur des résumés et décomptes ; celui-ci
rapproche les mandats des déclarations, et, combinant ceux qui restent à payer, et dont il
prend note, avec ceux qui ont été acquittés sur le marché, il dresse la récapitulation exacte de
toutes les opérations du jour. Si des erreurs sont relevées, elles sont signalées aux agents du
service mobile ».
« Le travail de vérification doit être fait avec assez de rapidité pour que les opérations
des marchés du lundi et du mardi soient complètement mises au net avant le départ des agents
mobiles pour Poissy ; les marchés du jeudi et du vendredi doivent également être revisés pour
le lundi. Il importe, en effet, que les comptes des bouchers soient tenus au courant et que les
erreurs qui ont pu être commises sur les marchés, tant pour le service de la caisse que sous le
rapport des écritures, soient rectifiées aussitôt que possible. Comme ceux du service mobile,
les agents de la vérification sont responsables ».
« Le premier vérificateur, outre le travail dont il vient d’être parlé, enreg istre et vérifie
les effets souscrits par les bouchers, le chiffre des intérêts qui y sont afférents ; il fournit, à la
fin de chaque mois, les états de produits ; il établit, par marché, le nombre et le montant des
acquisitions et les divise en trois catégories, Paris, banlieue, forains ; il fait enfin ressortir, par
marché et par espèce, le prix moyen du bétail dans chaque catégorie. Les vérificateurs aux
décomptes tiennent également divers registres servant à contrôler le service des mandats
payés à Paris, les introductions de bestiaux en sur-semaine dans les abattoirs, etc. : ce sont
eux qui donnent également les renseignements au public. De leur côté, les vérificateurs
rapporteurs d’écritures sont chargés de contrôler les mandats présentés à Paris, de les
enregistrer, de dresser les fiches et bordereaux nécessaires ; ils tiennent note des échéances
des effets ; ils signalent ceux qui ne sont pas payés à présentation ; ils transcrivent le journal,
le livre de caisse, le grand-livre, etc ; en un mot, ils tiennent toute la comptabilité de la Caisse.
Tout ce service est placé sous la direction d’un chef de la vérification et de la
824
Je me suis permis d’utiliser la dénomination actuelle des horaires. Armand Husson utilise les termes de son
époque : « à trois heures de l’après-midi » pour 15h.
825
Armand HUSSON, op. cit., p 241.
157
comptabilité826 ».
Le service sédentaire compte également un premier commis (chargé du contentieux et
de la poursuite des effets arriérés), trois expéditionnaires (qui mettent au net les écritures et la
correspondance), un garçon de bureau (attaché à la direction), un concierge. « Enfin, outre le
service mobile de caisse, dont il a été parlé plus haut, il existe à l’administration centrale un
service sédentaire composé d’un préposé receveur et de trois garçons de caisse, (…) chargés
des recouvrements à domicile sur les bouchers, travail que ne pourraient faire ceux qui vont
sur les marchés, ainsi qu’il est facile de le reconnaître ».
« Quant au doublement du service en ce qui concerne les caissiers et les receveurs,
quelques détails suffiront pour en démontrer l’utilité. La caisse centrale ne peut être jamais
fermée : d’une part, certains marchands aiment mieux toucher leur argent à Par is que sur les
marchés ; d’autre part, des bouchers, qui se trouvent en retard pour acquitter leurs effets et qui
ont besoin de leur crédit pour leurs acquisitions, viennent se libérer le matin avant de partir ;
d’autres bouchers, ne voulant pas transporter les fonds qu’ils ont devant eux, en font le
versement à la caisse de grand matin. Les uns et les autres, avec les reçus qui leur sont
délivrés, peuvent, sans plus de préoccupation, vaquer à leurs affaires. On ne pourrait donc
fermer la caisse centrale sans causer au commerce un préjudice grave et sans anéantir un des
grands avantages de l’institution ; et, d’un autre côté, le mouvement des fonds est trop
considérable, tant à Paris que sur les marchés, pour qu’il soit possible de soustraire l’une des
deux branches de ce service à l’action continuelle d’un agent responsable ».
En conclusion, la Caisse multiplie les contrôles, « mais aucun de ces contrôles n’est
inutile, l’expérience de tous les jours le prouve d’une manière irréfragable, et il serait à
craindre qu’en cherchant à améliorer on n’arrivât qu’à désorganiser 827 ». On mesure alors
combien Armand Husson est loin de se douter que c’est la suppression pure et simple de la
Caisse de Poissy qui va être débattue par l’Assemblée nationale en 1850-1851.
Pour l’instant, nous parlons uniquement de contrôles financiers, qui ont pour but
d’éviter les fraudes fiscales. Les contrôles vétérinaires, dont nous avons beaucoup de mal à
saisir les modalités, ne relèvent absolument pas de la Caisse de Poissy et seront évoqués plus
tard. Quant à l’inspection des marchés, elle relève du préfet de police de Paris depuis le décret
consulaire du 28 pluviôse an VIII (février 1800). Ce dernier « envoie sur les marchés des
employés aux fonctions déterminées relevant d’un commissaire général des Halles et
marchés. Les modifications du titre de ce dernier, de celui de ses auxiliaires et de leur nombre,
ne changent en rien les attributions du service : surveiller le bon déroulement des transactions.
Pour l’essentiel, l’inspecteur principal reçoit, par l’intermédiaire d’un commis aux écritures,
conjointement avec les employés des perceptions municipales, des déclarations des bestiaux
amenés et vendus828… ». Ce service fait-il double usage avec les relevés effectués par la
Caisse de Poissy ? Les deux personnels ont-ils fusionné en 1811 ? Nous n’en savons rien.
826
Ibid., p 242.
827
Ibid., p 243.
828
Bernard GARNIER, op. cit., pp 593-594.
158
2) LA MISE EN PLACE DES ABATTOIRS PARISIENS
a) La question des abattoirs en 1810
Le rétablissement progressif de la caisse de Poissy, qui trouve son aboutissement avec
le décret du 6 février 1811, ne peut être séparé de la question des abattoirs. Dans l’esprit du
législateur, les recettes dégagées par la caisse des bouchers doivent servir à la construction
puis au fonctionnement des cinq grands abattoirs publics parisiens, dont la création est
décidée dans un décret du 10 novembre 1807. Depuis le XVIe siècle, des projets ont existé
pour fermer les tueries particulières et les rassembler dans un espace clos, si possible hors du
centre de la ville. De nombreux projets hygiénistes se sont succédés à la fin du XVIIIe siècle,
sans résultat829. Le souci de l’intérêt général et les raisons d’hygiène motivent les doléances
des députés des trois ordres dans l’article 12 du cahier particulier de la ville de Paris : « Les
tueries placées dans l’intérieur de Paris exhalent une odeur infecte, corrompent l’air, surtout
en été, et elles ont encore l’inconvénient d’exposer la vie des citoyens, soit à l’arrivée des
bestiaux, soit lorsque, après avoir été frappé, l’animal en fureur s’échappe des tueries. Les
fonderies de suif ajoutent à l’infection le danger des incendies. Il est donc nécessaire de les
reléguer aux extrémités de Paris et dans des endroits isolés, où le public n’ait à craindre aucun
des accidents indiqués830».
L’éloignement des tueries hors Paris est réclamé par la section Henri IV en décembre
1789 et par la section de la Halle au blé en octobre 1790831. Le 11 mars 1791, le corps
municipal arrête « que l’Assemblée nationale sera suppliée de décréter que les tueries,
échaudoirs et fondoirs seront retirés du centre de la capitale, pour être répartis aux extrémités
de la ville, dans les lieux jugés convenables par la municipalité832 ». Le conseil général
confirme cet arrêté le 22 mars 1791. « Ainsi est constitué, tout prêt pour la sanction
législative, et renouvelé des mesures inefficaces de l’ancien régime, le projet d’abattoirs
extérieurs, généraux et publics833».
Les bouchers vont rapidement organiser la résistance face aux projets de fermeture et
de déplacement des tueries particulières, en utilisant des prétextes fallacieux : « Ils alléguaient
les dépenses considérables que devait entraîner le nouvel établissement ; mais leur opposition
était surtout motivée par des raisons qu’ils n’exprimaient pas et qui se laissaient deviner,
l’esprit de routine et la crainte de concurrents possibles dans la transformation du métier 834».
Pendant toute la décennie révolutionnaire, les propositions municipales resteront sans effet,
mais les bouchers ne cessent d’être préoccupés par cette question des abattoirs.
Selon Henry Matrot, « il y eut commencement pour deux semblants d’abattoirs
publics, un au faubourg Saint-Germain, dans la rue des boucheries Saint-Germain, un
deuxième plus important à l’Apport-Paris, qui existait à peu près sur l’emplacement occupé
aujourd’hui par le théâtre du Châtelet. C’est de ce dernier que viennent les légendes sur les
829
Outre un projet de Lavoisier, des mémoires proposant la création d’abattoirs en périphérie de Paris ont été
rédigés par Breteuil en 1778 et Dobilly en 1786.
830
Sigismond LACROIX, Actes de la commune de Paris pendant la Révolution, 2e série, tome III, pp 134-135.
831
Hubert BOURGIN, op. cit., p 49.
832
Sigismond LACROIX, op. cit., 2e série, tome III, p 130.
833
Hubert BOURGIN, op. cit., p 49-50.
834
Ibid., p 50.
159
prouesses des garçons bouchers de l’Apport-Paris, en force ou en adresse professionnelle.
Vers 1850 il existait encore quelques vieux garçons bouchers ayant travaillé à l’Apport-Paris,
ils racontaient que les maîtres garçons, de ce bon vieux temps faisaient les bœufs en
escarpins, culotte courte et bas de soie, sans avoir la moindre tâche ni souillure. Les garçons
bouchers partaient de l’abattoir, avec un tinet à bœufs 835, chercher les veaux à la place aux
Veaux, ils les enfilaient dans le tinet qu’ils portaient à deux sur l’épaule, à cette époque les
veaux étaient courbés, c’est-à-dire les quatre pieds attachés ensemble ; puis Baptiste, de
Poissy qui avait fait le tour du marché de Poissy avec une roue de six pouces embattue à neuf,
que douze hommes avaient eu de la peine à lui charger sur la tête, Fournier, les frères
Brunessaux, racontaient toutes ces merveilles aux jeunes gratte-ratis des nouveaux abattoirs
qui en restaient ébaubis836».
Quelques précisions sont nécessaires sur la disparition de la Grande Boucherie de
l’Apport-Paris, principal lieu d’abattage dans la capitale depuis le XIII e siècle et symbole
incontesté des anciens fastes du métier. Selon Pierre Gascar, la Grande Boucherie « a été
détruite, en 1803, lorsqu’on créa la première place du Châtelet, qui devait être modifiée sous
Napoléon III. On bâtit, sur son emplacement, plusieurs maisons, dont l’une abritait le
restaurant « Au veau qui tête », célèbre, au début du XIXe siècle, pour les pieds de mouton
qu’on y mangeait. En 1855, ces maisons furent rasées par Haussmann et remplacées
notamment par la Chambre des notaires qui, aujourd’hui, dresse sa façade solennelle à
l’endroit où, pendant des siècles, des quartiers de viande ont pendu 837». On retrouve à peu
près les mêmes informations dans la thèse des Chartes de Héron de Villefosse : « La
Révolution ne toucha pas la Grande Boucherie, mais le bâtiment abandonné tomba en ruines ;
le Grand-Châtelet s’écroula en 1802 sous la pioche des démolisseurs. Pendant ce temps, des
boutiques s’installèrent à la place des anciens étaux ; un restaurant, à l’enseigne du « Veau qui
tête », s’y établit 838».
La Grande Boucherie n’est plus. Par quoi va-t-on la remplacer ? A partir de 1802, le
préfet de police Dubois va avoir une politique assez hésitante. L’objectif est pourtant clair : il
faut fermer les tueries particulières et les rassembler dans des abattoirs839. Mais plusieurs
questions se posent : faut-il transférer les abattoirs en banlieue ou les construire dans les murs
de la ville, avec toutes les nuisances que cela suppose pour le voisinage ? La gestion des
abattoirs sera-t-elle publique ou privée ?
835
Le tinet est une pièce de bois que l’on introduit à la corde du jarret des animaux abattus et servant à les
suspendre.
836
Henry MATROT, Vieux Souvenirs, 1910, p 33.
837
Pierre GASCAR, Les bouchers, Delpire, 1973, p 128.
838
Sur la démolition de la Grande Boucherie, René Héron de Villefosse renvoie à Alfred BONNARDOT, « Le
Grand-Châtelet », Paris à travers les âges : aspects successifs des monuments et quartiers historiques de Paris
depuis le XIIIe siècle jusqu’à nos jours , Firmin-Didot, 1875-1882, p 6. René HERON DE VILLEFOSSE, « La
Grande Boucherie de Paris au Moyen Age », Thèse de l’école des Chartes, publiée en partie dans le Bulletin de
la société de l’Histoire de Paris et de l’Ile-de-France , 1928, tome LV, p 58.
839
Les difficultés pour trouver des emplacements aux abattoirs se retrouvent quand il s’agit d’installer la morgue
parisienne. Non sans un certain humour macabre, Françoise Guilbert note : « En 1804, époque des grandes
normalisations impériales, branle bas de combat dans toutes les viandes, la matière humaine s’installe chez
l’animale : les vieilles boucheries construites en 1568 par Philippe Delorme, à l’angle du pont Saint-Michel et
du quai, se métamorphosent en morgue. Quoi de mieux qu’une boucherie pour organiser le spectacle et le
travail de la chair morte ? ». En 1864, la morgue s’installe sur la Motte aux Papelards, à la pointe de l’Ile de la
Cité, alors que le conseil d’hygiène et de salubrité aurait souhaité l’envoyer hors de la ville. Françoise
GUILBERT, Le pouvoir sanitaire : essai sur la normalisation hygiénique, Thèse de Droit dirigée par JeanPierre Baud, Strasbourg, 1992, p 29.
160
Dans une ordonnance du 26 nivôse an X (16 janvier 1802), le préfet de police décide
de supprimer les échaudoirs, les fondoirs et les dépôts de cuirs en salaison dans les rues de la
Vieille place aux veaux, de la Lanterne et du Pied de bœuf (dédale de ruelles entre le Châtelet
et la tour Saint-Jacques)840. Il doit faire face aux réclamations des bouchers. Dans une
ordonnance du 15 nivôse an XI (5 janvier 1803), Dubois interdit d’abattre les animaux
ailleurs que dans les tueries ou échaudoirs expressément autorisés par lui. Il décide qu’aucun
nouvel échaudoir ne pourra être fondé « qu’au-delà des limite s déterminées, au nord, par les
anciens boulevards, c’est-à-dire à partir de la porte Saint-Antoine jusqu’à la place de la
Concorde, et, au midi, par les rues du Bac, de Sainte-Placide, du Regard, de Notre-Dame-desChamps, du Cimetière-Saint-Jacques, de l’Estrapade, Copeau et de Seine 841 ».
Hubert Bourgin voit dans cette ordonnance de police du 5 janvier 1803 la reproduction
intégrale d’une doctrine d’Ancien Régime qu’il résume ainsi : « l’administration ne veut
reconnaître que les tueries autorisées et publiques dont les bouchers peuvent se servir, quel
que soit le siège de leur propre établissement de vente842. » Nous lisons effectivement dans
une décision officielle de 1784 que « l’édit de février 1704, registré le 7 mai suivant, portant
création des offices d’inspecteurs aux boucheries, fait défense aux bouchers de tuer leurs
viandes ailleurs qu’aux tueries et lieux à ce destinés… à peine de confiscation et de 300 livres
d’amende 843».
Henry Matrot reconnaît qu’avant la création des abattoirs, l es étaux des bouchers
étaient « repoussants, exigus, sombres, sordides, souvent infects. Dans beaucoup de
boucheries on abattait les animaux dans l’arrière-cour, en maints endroits l’étal lui-même se
transformait en tuerie la vente terminée ; et l’on voyait alors les pans es béantes, vidées au
ruisseau rougi de sang sinuant au milieu de la chaussée, les cuirs pliés et fumants s’égoutter
sur la margelle, les viscères sanguinolents accrochés aux chevilles menaçantes, et parmi ces
horreurs le boucher brandissant la hache ou la massue, semblait un sacrificateur antique
s’érigeant sur une hécatombe. L’ensemble de cette vision contribuait pour un peu à inspirer
aux passants de cette époque un sentiment de répulsion justifiée. On comprend facilement que
le premier Consul, captivé par le système pratiqué dans les grandes villes d’Italie, ait songé
comme l’avait fait Auguste pour Rome, à doter Paris d’abattoirs, épargnant ainsi à la
population le spectacle, les dangers, et l’insalubrité des tueries quotidiennes en plein vent 844 ».
Une précision importante doit être donnée : la tuerie, lieu d’abattage, est souvent
éloignée de l’étal, lieu de vente de la viande, ainsi que le montre un mémoire de 1788 : « Très
peu de bouchers ont leur tuerie à portée de leur étal. Ceux de la boucherie de Beauvais, par
exemple, ont les leurs à la montagne Sainte-Geneviève et dans les environs de la rue SaintVictor. D’autres ont plusieurs étaux répandus dans divers quartiers fort éloignés les uns les
autres, et sont obligés, soit pour garnir ces étaux, soit pour servir leurs pratiques, de promener
leur viande au moins autant qu’ils y seront exposés par l’établissement des nouvelles
tueries845». Hubert Bourgin considère que cette distance géographique fréquente entre étal et
840
LANZAC DE LABORIE, op. cit., p 313.
841
Instruction concernant les dispositions requises pour les établissements de boucherie, 15 nivôse an XI.
Almanach du commerce de la boucherie pour 1806, pp 62-64.
842
Hubert BOURGIN, op. cit., p 47.
843
Ibid.
844
Henry MATROT, Vieux Souvenirs, 1910, p 32.
845
Réflexions sur le projet d’éloigner du milieu de Paris les tueries de bestiaux et les fonderies de suifs , Londres,
1788. Hubert BOURGIN, op. cit., p 47-48.
161
tuerie va renforcer la décomposition du métier, la séparation progressive entre boucher de
détail (boucher débitant) et boucher de gros (boucher abattant).
Le préfet Dubois reçoit des propositions privées dès 1802, mais, sans doute par peur
de l’inconnu, il rejette les différents projets privés en octobre 1805 846. Finalement, Napoléon
décide la construction de six grandes tueries par le décret du 10 novembre 1807, « pour
remplacer les 150 tueries particulières que renferme la capitale847 ». Le ministre de l’intérieur
pose la première pierre de l’abattoir de Rochechouart le 2 décembre 1808 848. Pour le
gouvernement impérial, la construction de ces grands abattoirs est liée à l’institution de la
caisse de Poissy : « les sacrifices qu’il pouvait imposer aux bouchers devaient être comme la
rançon de la protection instaurée par la Caisse849».
En définitive, avec le décret du 9 février 1810, c’est la construction de cinq abattoirs
qui est décidée850. « Leur emplacement fut fixé par décret du 19 juillet 1810851 ». Trois sont
situés sur la rive droite de la Seine : abattoir du Roule, rue Miromesnil ; abattoir de
Montmartre, entre la rue de Rochechouart et rue des Martyrs ; et l’abattoir de Ménilmontant
(Popincourt), près du square Parmentier. Les deux autres sont sur la rive gauche : l’abattoir de
l’Hôpital, place d’Italie (appelé aussi abattoir d’Ivry ou de Villejuif), et l’abattoir de Grenelle,
place de Breteuil, derrière les Invalides et l’Ecole militaire 852. Il faut attendre le 15 septembre
1818 pour que les cinq abattoirs soient inaugurés. Une fois les abattoirs mis en service, une
ordonnance de police du 12 septembre 1818 prévoit que « dès lors devraient être fermés tous
les autres abattoirs tolérés jusque là dans la ville853 ». La fermeture des tueries particulières a
dû se faire progressivement dans les années 1820. Il en subsiste encore en 1822, car la
Chambre de commerce réclame leur fermeture dans un rapport d’avril 1822 854.
Lanzac de Laborie affirme que les bouchers refusent de devenir propriétaires des
échaudoirs à cause des charges855. Alfred des Cilleuls est sûrement plus réaliste quand il
écrit : « Ce que la monarchie n’ose pas, l’Empire l’exécute : il transforme en service public
l’abattage des animaux de boucherie et de charcuterie 856 ». La voie autoritaire met fin aux
hésitations ancestrales. « Le moyen à employer pour opérer cette évolution fut d’une extrême
846
LANZAC DE LABORIE, op. cit., p 314.
847
Jean-Christophe VINCENT, « La mise à mort des animaux de boucherie : un révélateur des sensibilités à
l’égard des bêtes à l’époque contemporaine », Cahiers d’Histoire , tome 42, 1997, n°3-4, p 630.
848
LANZAC DE LABORIE, op. cit., p 315.
849
Hubert BOURGIN, op. cit., p 51.
850
« Le décret du 10 novembre 1807 avait prévu six abattoirs ; le chiffre fut réduit à cinq en 1810 ». Pierre
LAVEDAN, Histoire de l’urbanisme à Paris , Hachette, 1993, p 353.
851
Pierre Haddad note que « le décret de 1810 prévoyait à l’origine que les cinq abattoirs comporteraient 90
échaudoirs, mais ce nombre fut ensuite porté à 240 ». On ne sait pas quelle en est la raison. Pierre HADDAD,
Les chevillards de La Villette : Naissance, vie et mort d’une corporation , Thèse de Doctorat, Université de
Paris X – Nanterre, mars 1995, p 23.
852
LANZAC DE LABORIE, op. cit., p 316.
853
Guillaume BERTIER DE SAUVIGNY, Nouvelle Histoire de Paris : Paris sous la Restauration (1815-1830),
Association pour la publication d’une histoire de Paris, Hachette, 1977, p 111.
854
Réponse de la Chambre de commerce de Paris à un mémoire des marchands de bestiaux du Centre, 3 avril
1822. Travaux des membres de la commission nommée par la chambre de commerce de Paris (1822-1823).
CCIP, VII.3.60 (1).
855
LANZAC DE LABORIE, op. cit., p 316.
856
Alfred DES CILLEULS, op. cit., p 137.
162
simplicité : on chargea la Ville de Paris de construire des abattoirs et nul particulier, dès
l’ouverture de ces établissements, ne devait plus recevoir, de la police, l’autorisation
nécessaire afin d’installer autour de la capitale, des bâtiments pour le même usage (décret du
9 février 1810 complété par le décret du 15 octobre 1810 sur le classement des ateliers
dangereux, incommodes ou insalubres)857 ».
Cette politique volontariste de Napoléon est sans doute liée à sa volonté de
modernisation et de prestige pour Paris, car les abattoirs sont une œuvre de salubrité publique
mais ils participent aussi à la politique urbaine monumentale de l’Empire. Le contrôle
renforcé de l’Etat sur l’économie est également une constante de la politique bonapartiste
depuis le Consulat. Un pouvoir nouveau et important est effectivement confié aux autorités
municipales avec les décrets de 1807 et 1810, car la construction puis le fonctionnement des
abattoirs généraux se font sous leur responsabilité. Le choix d’un statut public pour les
échaudoirs est approuvé par Alfred des Cilleuls: « Aucune loi n’avait conféré un tel monopole
aux communes et le pouvoir de police était ainsi détourné de son but, dans un intérêt
financier. Mais, en pratique, il faut le reconnaître, les bouchers et charcutiers n’auraient
probablement pas payé moins cher les services des particuliers, et le public aurait eu moins de
garanties, pour l’examen des animaux et la bonne tenue des ateliers 858 ».
Insistons sur le fait que la situation de l’abattage à Paris devient beaucoup moins libre
qu’en province, ainsi que le souligne un rapport de 1853 : « Quand un abattoir est créé dans
une ville, toutes les tueries particulières sont supprimées et tout boucher qui veut abattre dans
la ville doit conduire ses bestiaux à l’abattoir, mais il peut les faire abattre dans les tueries
particulières hors de la ville. La situation à Paris est moins favorable qu’en province. Si l’on
souhaite un régime libre, il faut autoriser les bouchers de Paris à pouvoir abattre hors des cinq
abattoirs de Paris859 ».
b) Le fonctionnement des cinq abattoirs parisiens
Quelle est la situation de l’abattage dans Paris en 1818 ? Nous le savons, il y avait
trois abattoirs sur la rive droite de la Seine (abattoir Montmartre ou Rochechouart, abattoir
Popincourt ou Ménilmontant, abattoir du Roule) et deux sur la rive gauche (abattoir de
Grenelle et l’abattoir de Villejuif ou des Deux Moulins) 860. Comme nous le rappelle Henry
Matrot, « ces abattoirs avaient été construits en vue de la Boucherie régulière, le commerce en
gros étant absolument interdit à cette époque ; en outre des échaudoirs destinés à l’abatage des
bestiaux, ils possédaient des fondoirs de suif et des triperies861 ». Ces cinq abattoirs ont
fonctionné pendant 50 ans : « ils furent successivement désaffectés et remplacés par l’abattoir
857
Ibid., p 138. Emile LEVASSEUR donne un résumé intéressant du décret du 15 octobre 1810 sur les
établissements insalubres. Emile LEVASSEUR, Histoire des classes ouvrières et de l'industrie en France de
1789 à 187O, Arthur Rousseau, 1904, tome I, p 367.
858
Alfred DES CILLEULS, op. cit., p 138.
859
HEURTIER, Rapport du 26 novembre 1853 sur le régime exceptionnel de la boucherie à Paris. La revue
municipale, juin 1854, p 1260.
860
Outre l’abattoir de Montmartre édifié par l’architecte Poidevin, « les quatre autres sont construits entre 1810
et 1818 par Gisors, Leloir et Petit-Radel : abattoirs de Ménilmontant (square Maurice-Gardette), du Roule
(avenue de Messine), de Grenelle (entre les rues César-Franck et Rosa-Bonheur), de Villejuif (école des arts et
métiers du boulevard de l’Hôpital) ». Alfred FIERRO, Histoire et dictionnaire de Paris, Robert Laffont, 1996,
p 661.
861
Henry MATROT, op. cit., p 33.
163
général de la Villette, ouvert le 1er janvier 1867862 ».
Dans sa thèse sur les chevillards de la Villette, Pierre Haddad indique la répartition
des échaudoirs et des bouchers en 1818 et en 1857. Les échaudoirs se répartissent ainsi en
1818 : 64 à Montmartre, 64 à Ménilmontant, 32 au Roule, 48 à Grenelle, 32 à Villejuif. Les
387 bouchers sont ainsi répartis : 121 à Montmartre, 104 à Ménilmontant, 50 au Roule, 67 à
Grenelle, 45 à Villejuif863. En 1857, juste avant la suppression de la Caisse de Poissy, les 501
bouchers de Paris sont répartis ainsi : 153 à Montmartre, 140 à Ménilmontant, 89 au Roule,
73 à Grenelle, 46 à Villejuif864. J’ai placé en annexe un plan de Paris permettant de localiser
les abattoirs créés sous le Premier Empire865.
Pour évoquer cet univers si particulier que constitue l’abattoir, les Vieux Souvenirs
d’Henry Matrot demeurent une source vivante et riche en anecdotes. Laissons-le nous
présenter les cinq abattoirs parisiens.
« L’abattoir Montmartre a été toujours le premier comme chiffre d’abatage, construit
sur un terrain de forme allongée entre l’avenue Trudaine et l’ancien mur de Paris, il était
resserré, avec peu d’aspect et peu d’arbres, il possédait 64 échaudoirs ; toutes les bouveries
avaient des sous-sols pour loger les moutons, ce qui doublait la capacité de chaque bouverie ;
c’est à l’abattoir Montmartre que le commerce de la Boucherie en gros a pris le plus de
développement, il avait pour clientèle toute la boucherie non régulière des trois quarts de
Paris866 ».
« L’abattoir de Popincourt, le second comme chiffre d’abatage, fut bâti sur un vaste
terrain carré s’étendant de l’Avenue Parmentier à la rue St-Maur, et de la rue du Chemin-Vert
à la rue St-Ambroise ; plus favorisé que l’abattoir Montmartre, il était d’un fort bel aspect,
deux rangées d’échaudoirs en façade sur une cour immense, des belles allées de tilleuls et une
vaste pelouse toujours verte au milieu de ses deux parcs de triage ; sa superficie était de
45.000 mètres. C’était le plus spacieux des abattoirs de Paris et ses dispositions plutôt
agréables formaient un contraste avec son emploi. Il possédait 64 échaudoirs, 4 fondoirs, une
bergerie, une triperie. Le commerce en gros y était bien moins considérable qu’à l’abattoir
Montmartre, la moitié environ des échaudoirs était occupée par ce commerce, le reste par la
Boucherie régulière867 ».
« L’abattoir du Roule, construit sur un terrain carré à l’extrémité de l’avenue du
Roule, disparue avec l’abattoir, était un abattoir Popincourt en petit, avec avenue de tilleuls,
pelouse, etc., mais avec en plus un cachet aristocratique, si l’on peut s’exprimer ainsi. Il
possédait 32 échaudoirs, tous occupés par la boucherie régulière des quartiers de la
Madeleine, faubourg St-Honoré, Champs-Elysées, Chaillot ; presque toujours ce fut le point
de départ du cortège du bœuf gras, les bouchers du faubourg St-Honoré, notamment
862
Alain BOULANGER, op. cit., p 20.
863
Pierre HADDAD, Les chevillards de La Villette : Naissance, vie et mort d’une corporation , Thèse de
Doctorat, Université de Paris X – Nanterre, mars 1995, p 23.
864
Ibid., p 27.
865
Annexe 18 : Plan des principaux marchés et abattoirs et principaux marchés créés à Paris sous l’Empire.
Danielle CHADYCH et Dominique LEBORGNE, Atlas de Paris, 1999, p 123.
866
Henry MATROT, op. cit., p 33.
867
Henry MATROT, op. cit., p 34.
164
M. Rolland, en étant les acquéreurs habituels868 ».
« L’abattoir de Grenelle possédait 48 é chaudoirs, tous occupés par la boucherie
régulière du faubourg St-Germain et de Passy. Il avait été construit près de la barrière de
Sèvres, l'avenue de Saxe et la place Breteuil. C’était dans l’intérieur de cet abattoir que se
trouvait la source du célèbre puits artésien du serrurier Mulot d’Epinay 869 ». L’abattoir de
Grenelle possédait des étables pouvant accueillir 420 bovins, 520 veaux et 2 400 moutons870.
« L’abattoir de Villejuif a été construit sur le boulevard de l’Hôpital près la barrière
d’Italie. Il possédait 32 échaudoirs occupés par la boucherie régulière des quartiers des
Gobelins et de la Salpétrière ; c’était le plus petit, le plus mal aménagé et a été le dernier
supprimé. Par suite de la suppression de l’abattoir de Belleville [31 août 1872], une partie
avait été affectée à l’abattage des chevaux 871. Les fournisseurs, adjudicataires des viandes à
l’administration de l’Assistance publique pour les Hôpitaux de Paris étaient tenus de faire les
abattages dans cet abattoir dont une partie était affectée à la Boucherie centrale des
hôpitaux872 ».
Maintenant que nous connaissons les cinq abattoirs parisiens, rappelons les quatre
grandes étapes du travail du « tueur », le boucher abattant :
3) L’abatage proprement dit, qui consiste à donner la mort aux animaux.
4) La saignée.
5) L’habillage, que l’on pourrait appeler plus justement déshabillage, puisque l’habillage
consiste à déshabiller l’animal de sa peau.
6) L’éviscération, opération qui consiste à débarrasser l’animal de ses viscères, c’est-àdire la panse, l’intestin, les poumons, le foie, le cœur, etc 873…
Sans entrer dans le détail des opérations, il faut insister sur le fait que les techniques de
dépouille sont précises car les cuirs et peaux sont une source de revenus non négligeables
pour le boucher. Un cuir mal pourfendu est inutilisable par le tanneur et perd donc toute sa
valeur marchande. De même, pour prévenir les éventuelles plaintes du mégissier, le boucher
doit dépouiller correctement les peaux de mouton, en évitant les « trous et déchirures qui
déprécient leur valeur874 ». Pour encourager les ouvriers à prendre soin des cuirs et peaux, un
système de « gages et profits » a été mis en place, sans doute assez rapidement après
l’apparition des abattoirs généraux (sorte de pourboire laissé aux employés d’abattoirs sur la
vente du sang, de la boyasse, des patins, et de prime accordée si la dépouille des cuirs est faite
soigneusement). La datation précise de l’évolution des techniques et des habitudes
868
Le cortège du Bœuf gras est évoqué un peu plus loin, dans le paragraphe traitant du folklore et des anecdotes
concernant les garçons bouchers.
869
Henry MATROT, op. cit., p 34.
870
Lucien LAMBEAU, op. cit., p 31.
871
Quand l’abattoir de Villejuif ferme en 1899, il est « remplacé par l’abattoir de Vaugirard (rue Brançion),
construit par Moreau en 1894-1897 et destiné plus spécialement à l’abattage des chevaux et mulets. » Alfred
FIERRO, op. cit., p 662.
872
La boucherie centrale des Hôpitaux de Paris a été créée en janvier 1849. Nous évoquerons donc cette
structure particulière dans notre partie consacrée à la Boucherie parisienne sous la Seconde République.
873
874
Georges CHAUDIEU, Pour le boucher: Nouveau manuel de Boucherie, Paris, Dunod, 1959, p 61.
Ibid., p 65. Dans son manuel, Georges Chaudieu propose un schéma pour illustrer les bons et les mauvais
types de parfente.
165
professionnelles est loin d’être aisée : la plupart des auteurs qui nous servent de sources sont
assez allusifs sur la chronologie des faits. Essayons néanmoins de regrouper les informations
disponibles sur le milieu des « sanguins », les bouchers pratiquant l’abatage des bestiaux, en
commençant par le problème des apprentis d’abattoir, les « gratte-ratis ».
c) Les « gratte-ratis »
Les gratte-ratis ont existé jusqu’à la fameuse loi du 22 mars 1841 sur la protection des
enfants au travail. Alain Boulanger résume le travail des apprentis : « Avant que la loi sur le
travail des enfants ne l’interdise, les apprentis garçons bouchers dans les abattoirs, qu’on
appelait les gratte-ratis, se livraient à des travaux pénibles. Agés de 13 à 15 ans, ils étaient
employés à dégraisser le « ratis » (d’où leur nom) qui est la partie grais seuse de l’intérieur des
bêtes. Après les abattages, l’après-midi, les apprentis se chargeaient de « l’épluchage des
canards » (tête de bœuf), de la dépouille des « gosselins sans poils » (veau mort-né) et de faire
sécher les peaux qui servaient à la fabrication des tambours875».
Dans ses Vieux Souvenirs de 1910, Henry Matrot est plus prolixe sur la condition des
gratte-ratis avant 1841. « Les gratte-ratis étaient les apprentis garçons bouchers dans les
abattoirs, type aujourd’hui disparu de la Boucherie parisienne. La loi sur le travail dans les
manufactures les a fait disparaître en classant les abattoirs publics dans les industries
dangereuses ou insalubres, où les enfants ne peuvent être employés avant l’âge de seize ans.
C’est une erreur à mon avis, peu d’établissements industriels offrent la même sécurité et
l’hygiène qui aide au développement des forces morales et matérielles de l’enfance. La cause
invoquée par la loi, est : danger de blessures ; on n’avait pas connaissance d’enfants blessés
dans les abattoirs par des accidents professionnels avant la promulgation de cette loi ».
Henry Matrot est donc clairement hostile à la loi de 1841 sur la protection des enfants
car, pour lui, c’est « surtout un obstacle au recrutement du personnel dans les abattoirs de
Paris ; l’enfant quitte l’école à treize ans, c’est-à-dire à l’âge où se dessine sa vocation ; si
cette vocation le pousse vers la boucherie dans les abattoirs il faudra qu’il attende trois ans
avant de satisfaire son désir et pendant ce laps de temps il travaillera sans courage, sans
conviction dans différentes professions et se dégoûtera du travail. Si ce n’était qu’une demivocation il n’y reviendra pas ; dans les deux cas, il y a perte pour le recrutement aux
abattoirs ».
« La disparition du gratte-ratis est arrivée quelque temps après l’inauguration de
l’abattoir général de la Villette (1867). Dans les anciens abattoirs, il y avait un gratte-ratis par
brigade, âgé de 13 à 16 ans. C’était l’élément jeune, actif, remuant, que l’entraînement du
travail rendait fort et préparait à l’endurance, il était généralement reconnu que la boucherie
est un métier où l’on avait du mal , comme il est dit vulgairement, il n’y entrait que ceux que
la vocation dirigeait réellement, c’est-à-dire qui possédaient l’amour d’un métier accepté avec
joie. Cela décuplait les forces physiques en augmentant d’une façon progressive et rationnelle
la résistance à la peine ! La véritable vocation attise sans cesse l’énergie, elle fait supporter les
corvées les plus rudes, et donne aussi l’amour-propre, je dirai plus, l’orgueil professionnel que
rien ne rebute876 ! ».
Henry Matrot conclut assez benoîtement : « Dans cet immense atelier qu’on appelle
875
Alain BOULANGER, op. cit., p 22. Alain Boulanger se contente de résumer, sans les citer, les Vieux
Souvenirs d’Henry Matrot.
876
Henry MATROT, Vieux Souvenirs, 1910, p 47.
166
abattoir, composé d’une grande quantité de patrons, tous ces enfants vivaient en bonne
intelligence ; quoiqu’appartenant à des patrons différents, s’entraidaient dans les besognes
pénibles ou difficiles : ils pratiquaient la vraie confraternité du travail877 ». Cette vision
idyllique des abattoirs au fonctionnement familial, artisanal, et non industriel et impersonnel
est promise à un bel avenir.
3) LE PROBLEME DES MARCHES ET DES CONTROLES
a) La réorganisation des marchés parisiens par Napoléon
Outre la question des abattoirs, un autre projet est cher à l’empereur : la réorganisation
des halles et marchés de Paris, toujours dans une perspective hygiéniste et monumentale à la
fois. Depuis l’arrêté du 10 vendémiaire an XII (3 octobre 1803), le commerce des viandes est
permis deux jours par semaine dans les marchés publics sous la surveillance de la police878. Il
faut maintenant doter ces marchés de bâtiments sains et pratiques, car les diverses halles
d’Ancien Régime ne sont plus adaptées aux réformes urbanistiques amorcées par la
Révolution. L’utilitaire n’exclut pas le prestige pour Napoléon, qui a eu cette formule : « Je
veux que les Halles soient le Louvre du peuple ». Dans une lettre du 9 février 1811, Napoléon
écrit à Montalivet : « Je tiens que les quatre choses les plus importantes pour la Ville de Paris
sont les eaux de l’Ourcq, les nouveaux marchés des Halles, les abattoirs et la Halle aux
vins879 ».
Avant de plonger dans l’approche urbanistique de la question, insistons sur un point
essentiel pour notre sujet : la place occupée par le problème des Halles et marchés dans le
débat entre corporatisme et libéralisme. Les quelques lignes de Jean-Pierre Jessenne sur le
« libéralisme très mitigé » sous le Consulat permettent de résumer admirablement la
situation : « L’abandon du Maximum et du dirigisme économique au début de l’an III ne
signifie nullement un renoncement des milieux d’affaires à tout soutien de l’Etat. Plus que
jamais, ils caressent à la fois deux rêves en apparence contradictoires : la totale liberté
d’entreprendre et le bénéfice des interventions protectrices de l’Etat 880. La législation du
travail est conçue pour satisfaire ces deux exigences. Dans le même souci d’accompagnement
du développement économique, la politique d’incitation aux innovations promue par François
de Neufchâteau est poursuivie. La politique commerciale offre l’exemple le plus significatif
des relations qui s’instaurent entre l’Etat et les entrepreneurs. Sur le marché intérieur, la
volonté de généraliser les échanges s’incarne dans la multiplication des autorisations
d’ouverture de foires et de marchés. Face à l’étranger, la politique douanière satisfait les
demandes de protection des milieux d’affaires français 881 ». Ces propos s’appliquent tout à
877
Henry MATROT, op. cit., p 48.
878
Article 19 de l’arrêté du 10 vendémiaire an XII. LANZAC DE LABORIE, op. cit., p 302.
879
Pierre LAVEDAN, Histoire de l’urbanisme à Paris , Hachette, 1993, p 352.
880
Il faut lire à ce sujet l’article de Jean-Pierre HIRSCH et Philippe MINARD, « Laissez-nous faire et protégeznous beaucoup » : pour une histoire des pratiques institutionnelles dans l’industrie française (XVIII e-XIXe
siècle) », in Louis BERGERON et Patrice BOURDELAIS (dir.), La France n’est-elle pas douée pour
l’industrie ?, Belin, 1998, pp 135-158.
881
Jean-Pierre JESSENNE, Histoire de la France : Révolution et Empire (1783-1815), Hachette, 1993, pp 209210.
167
fait au commerce de la viande quand on sait que les droits de douane sur l’importation des
bestiaux sont prohibitifs à partir de 1822882. Le tarif douanier de 1841 sur l’importation des
bœufs demeure prohibitif. Il faut attendre 1853 et les débuts de la politique libre-échangiste
de Napoléon III pour que les tarifs douaniers sur les bestiaux diminuent de façon significative.
Pour Bertrand Lemoine, la volonté de doter Paris d’un système cohérent de marchés
couverts est née en 1808. « La Ville de Paris vient de récupérer les marchés dans son
domaine883 et le « factorat » récemment rétabli par le préfet de police Dubois lui assure une
source de revenus non négligeable884. Pour financer les travaux envisagés un emprunt de 8
millions est autorisé par la loi du 10 décembre 1808. Le préfet de la Seine Frochot en définit
ainsi l’usage : « Bientôt donc, Messieurs, il faut que dans cette capitale, de vastes places
succèdent à des carrefours dangereux, que des rues plus spacieuses établissent d’ailleurs des
communications plus directes et une circulation plus facile, procurent les moyens de saisir de
différents points l’ensemble de ces monuments qui, de toutes parts, dans les murs, hors les
murs de cette nouvelle Rome, s’élèvent ou s’achèvent à la voix d’un nouveau Trajan. Il faut
que des marchés publics de forme régulière, plus nombreux, plus étendus, plus salubres,
réunissent désormais sous des abris solides et les vendeurs et les acheteurs et les
approvisionnements, que tant d’établissements où le sang des animaux exhale une odeur à la
fois fétide et dangereuse soient reportés le plus loin possible de la masse des habitations885 ».
L’arrière-plan politique de ces mesures est assez clair : « L’approvisionnement de Paris, voilà
la mesure de gouvernement la plus susceptible d’influer sur le bonheur du peuple » déclare
Napoléon en Conseil d’Etat. Et plus précisément : « Il est injuste que le prix du pain soit
maintenu à bas prix à Paris quand il est haut ailleurs, mais c’est que le gouvernement est là, et
les soldats n’aiment pas tirer sur les femmes qui avec des enfants sur le dos viennent crier
devant les boulangeries886 ». De tels propos peuvent également s’appliquer à la viande.
L’Empire s’intéresse donc à la réorganisation des marchés de détail ou marchés de
quartier887. « Le 20 janvier 1811, le gouvernement ordonna la construction de quatre marchés
couverts : deux sur la rive gauche, les marchés des Carmes et Saint-Germain, et deux sur la
rive droite, le marché Saint-Martin et un dans le Marais888 ». Les bouchers s’installèrent très
rapidement dans le marché Saint-Germain. Au printemps 1814, « les fondations du corps des
boucheries étaient achevées » et le 18 septembre 1818, Le Moniteur annonce que « les travaux
de ce vaste édifice seront entièrement terminés dans le courant de l’année prochaine. Déjà
plusieurs bouchers ont leurs étaux dans le bâtiment des boucheries889 ». Dans le cas du
marché Saint-Germain en 1818, comme dans celui du marché des Jacobins (Saint-Honoré) en
882
« Le plus éclatant exemple de l’escalade inscrite dans la loi douanière du 27 juillet 1822 est fourni par le
régime des importations de bestiaux ». Jean CLINQUART, L’administration des douanes en France sous la
Restauration et la monarchie de Juillet, Association pour l’histoire de l’administration des douanes, 1981,
p 66.
883
Loi du 26 mars 1806.
884
Pour avoir plus de détails sur le rétablissement des facteurs aux Halles en 1807, nous renvoyons à Raoul de
PERCIN, Essai historique sur les mandataires aux Halles centrales de Paris, Thèse pour le Doctorat de Droit,
Université de Caen, 1910, p 35.
885
FROCHOT, Discours au Corps législatif, 1er décembre 1808. Archives parlementaires, 2e série, 1800-1860,
tome X, p 184.
886
Bertrand LEMOINE, Les Halles de Paris, L’Equerre, 1980, p 42.
887
Pour la localisation des divers marchés parisiens, je renvoie à l’annexe 18.
888
Danielle CHADYCH et Dominique LEBORGNE, op. cit., p 122.
889
Jean-Marc LERI, op. cit., p 182-183.
168
1807, on s’aperçoit que les bouchers sont pressés d’installer leurs étaux et qu’ils n’attendent
pas la fin des travaux. Cette impatience révèle sans doute les larges profits attendus par les
bouchers par leur installation dans les marchés.
Le grand projet urbain de Napoléon, qui sera finalement réalisé par son neveu,
Napoléon III, est la création d’un grand marché unifié à l’emplacement des Halles 890. Ce
projet grandiose est lancé par une série de décrets en 1811. Pierre Lavedan évoque le rôle du
préfet de la Seine, Frochot, qui « lors du conseil d’administration du 9 février 1811,
convainquit Napoléon de la nécessité d’agrandir les Halles. L’idée fut admise sans peine,
mais la question d’un changement d’emplacement ne fut même pas effleurée 891 ». En effet,
« les Halles (Grandes Halles), établies depuis le XIIe siècle à la pointe Saint-Eustache, étaient
devenues, de l’avis général insuffisantes. Au XVIII e, Dussaussoy s’en plaint en 1767 et plus
tard Mercier. Mais nul n’en critiquait l’emplacement 892».
Des décrets du 24 février 1811 décidèrent la construction d’une grande Halle, « qui
occupera tout le terrain depuis le marché des Innocents jusqu’à la Halle aux farines 893 ». Un
décret du 24 février 1811 ordonne un prélèvement de 8 millions et demi sur la Caisse de
l’Extraordinaire de la Ville de Paris. La répartition est ainsi faite 894 :
•
Marchés divers
3 564 000
•
Abattoirs
2 000 000
•
Grandes Halles
1 000 000
•
Halle aux vins
2 000 000
Total 8 564 000 F
Concernant la viande, l’a dministration décide de construire un marché spécial, près de
l’église Saint-Eustache, entre les rues des Deux-Ecus, du Four et des Prouvaires : les travaux
commencent en 1813 et des bâtiments provisoires sont ouverts en 1818895. Selon Bertrand
Lemoine, la boucherie de Beauvais aurait été reconstruite en 1808-1810. « Cette boucherie
était installée depuis le XIVe siècle dans une cour étroite et allongée au cœur d’un îlot, à
l’ouest du charnier des Innocents. On pouvait y accéder des quatre faces de l’îlot par d’étroits
passages donnant sur les rues Saint-Honoré, de la Tonnellerie, de la Poterne et au Lard.
Lorsqu’en 1791 liberté fut donnée à chacun d’exercer le commerce de la viande en tout lieu,
les ventes de la boucherie diminuèrent et elle fut bientôt abandonnée. La reconstruction
ordonnée par les arrêtés des 25 floréal et 23 messidor an XII et du 6 juin 1804, suscita
plusieurs projets : un premier, dressé le 12 juin 1806 par Petit-Radel, architecte des
Domaines, prévoyait simplement deux rangées d’étaux en appentis le long d’un étroit passage
890
Pour comprendre l’ampleur des travaux de réaménagement des Halles de Paris sous l’Empire, j’ai placé en
annexe deux plans du quartier des Halles. Annexe 19 : Plan des Halles de Paris en 1789, d’après le plan de
Verniquet. Annexe 20 : Plan du quartier des Halles de Paris en 1825. Guy CHEMLA, Les ventres de Paris : les
Halles, Rungis, Glénat, 1994, p 27 et p 30.
891
Pierre LAVEDAN, La question du déplacement de Paris et du transfert des halles au Conseil municipal sous
la Monarchie de Juillet, Ville de Paris, Commission des travaux historiques, Recherches d’Histoire municipale
contemporaine, 1969, p 30.
892
Pierre LAVEDAN, op. cit., p 30.
893
Pierre LAVEDAN, Histoire de l’urbanisme à Paris , Hachette, 1993, p 353.
894
Ibid., p 352.
895
LANZAC DE LABORIE, op. cit., p 302.
169
couvert d’un comble surélevé à deux pentes. Les bouchers avaient demandé un plan à
l’architecte Thomas Froideau 896. Celui-ci prévoyait une comble en berceau brisé en charpente
« à la Delorme » couvrant la totalité de la cour. Des jours ménagés de place en place au
sommet de la voûte donnaient de la lumière. Le projet était assez soigné : l’ouverture des
étaux était rythmée par des poteaux jumelés portant des chapiteaux à tête de bœuf, détail
allégorique courant dans les boucheries et abattoirs de l’époque. L’ensemble était assez
proche d’un passage couvert, dont les premiers venaient tout juste de voir le jour 897 ».
Le marché des Prouvaires sert de halle à la viande jusqu’en 1860. L’abbé Baurit
indique que « l’administration des Hospices obtint le droit d’édifier, à ses frais, des bâtiments
et ainsi, entre 1820 et 1836 furent construits trois bâtiments, pour la viande, pour le poisson et
pour les beurres, les œufs et les fromages. En compensation, l’administration eut le droit de
percevoir les taxes898 ». Jean-Marc Léri explique bien les rivalités et les luttes d’influence
entre les différentes administrations parisiennes (hospices, préfectures de police et de la
Seine) et surtout les difficultés financières de la fin de la période impériale, qui poussent le
préfet de la Seine à concéder, sous la Restauration, la construction de certains marchés soit
aux hospices, soit à des compagnies privées (ce fut le cas pour le marché des Patriarches, le
marché Popincourt et celui de la place Beauveau). « Si l’Empire a été fécond en lois et
ordonnances sur l’approvisionnement de la capitale, les travaux, en revanche, restaient en
grande partie à la charge de la Restauration. Des finances lourdement obérées par la dette de
1815 et par la crise économique qui avait encadré la chute de l’Empire n’empêchèrent
nullement le préfet de la Seine, Chabrol, de reprendre les entreprises laissées inachevées par
le régime précédent. Sans vouloir régler les problèmes administratifs des marchés, le Préfet
s’attacha essentiellement à doter la capitale du réseau bien coordonné de lieux
d’approvisionnement que l’Empire avait prévu mais n’avait pas su réaliser. Pour ce faire, le
Préfet de la Seine n’hésita pas à laisser les hospices créer, à leur seul profit, un certain nombre
de marchés qui s’ajoutaient à ceux déjà concédés en 1813. Il s’agissait du marché des
Prouvaires, de celui des Recollets, d’un marché aux poissons, de marée et d’eau douce, situé
entre les rues de la Fromagerie et la halle au beurre, et d’un marché en gros de beurre, œufs,
fromages et autres produits laitiers entre les rues des Piliers et de la Cossonnerie899 ».
Finalement, avec la chute de l’Empire en 1815, « le grand dessein napoléonien n’a
donc pas vu le jour faute de temps. Mais la vie des Halles se poursuivant, la population
continuant de s’accroître, le marché ne va pas cesser de se transformer, de se meubler
d’échoppes et d’abris « provisoires », venant progressivement remplir les espaces dévolus au
commerce en plein air. On peut voir dans ce phénomène une réponse « à l’économie » aux
problèmes pressants posés par l’augmentation de l’activité du marché : utilisation des espaces
libres existants, que ce soit ceux du carreau de la halle, de celui de l’ancienne halle au blé ou
de l’îlot nouvellement exproprié des Prouvaires ; constructions légères en bois. Mais il révèle
aussi l’indécision et les atermoiements du pouvoir politique face à une situation depuis
longtemps décrite par les contemporains comme intenable900».
Face à la rigueur de Bertrand Lemoine, Henry Matrot a des propos moins fiables mais
896
Cette initiative des bouchers montre bien qu’ils ont conservé une forte volonté d’action commune, typique de
l’esprit corporatiste.
897
Bertrand LEMOINE, op. cit., p 57-58.
898
Abbé Maurice BAURIT, op. cit., p 27.
899
Jean-Marc LERI, op. cit., p 181.
900
Bertrand LEMOINE, op. cit., p 57.
170
plus pittoresques. Dans ses Vieux Souvenirs de 1910, il affirme que « la Halle à la viande, à
Paris, a existé depuis les temps les plus reculés ; au commencement du siècle dernier, elle
était située sur une petite place couverte d’échoppes, comprise entre les rues de la Tonnellerie,
de la Fromagerie et de la Cordonnerie, absorbée aujourd’hui par les Halles Centrales. Après le
transfert de la Halle à la viande rue des Prouvaires, le marché à la verdure y fut établi.
L’organisation des Halles et marchés fut décidée vers 1810 ; le marché Saint-Germain et le
marché des Carmes (place Maubert) furent construits, la Halle à la viande se trouvant trop à
l’étroit sur l’emplacement désigné plus haut, il fut résolu de la transférer sur un espace
compris entre les rues des Prouvaires, des Deux-Ecus et du Four ; cet emplacement était
occupé par des hôtels avec jardins qui furent expropriés ; des constructions devaient s’élever
sur le modèle des marchés récemment construits ; les évènements de 1814-1815 empêchèrent
la réalisation de ce projet, il y fut établi provisoirement des hangars en bois de chêne ; ce
provisoire dura jusqu’à la construction des Halles Centrales actuelles 901 ».
La construction de bâtiments neufs se signifie en aucun cas que le pouvoir accorde
davantage de faveurs aux marchands forains. La concurrence des bouchers forains est
largement contenue car une ordonnance du 26 mars 1811 réduit à 100 le nombre total des
places à la halle et en réserve les trois quarts aux bouchers de Paris : « La halle à la viande
sera approvisionnée par 75 bouchers de Paris et 25 bouchers forains du département de la
Seine ; les bouchers de Paris qui voudront participer à cette vente seront appelés à tour de rôle
pour un mois902 ». Emile Levasseur résume bien la conséquence d’une telle mesure : « A la
suite du décret de 1811, l’Empire réorganisa la Halle. Le marché des Prouvaires, où elle se
tenait, comptait cent places. Soixante-quinze furent assignées aux bouchers de Paris ; vingtcinq seulement aux forains, que le préfet se réserva le droit de désigner. La vente en gros et le
regrat furent interdits comme par le passé. Avec de pareilles restrictions, l’admission des
forains ne faisait que créer vingt-cinq privilégiés de plus, et leur concurrence ne pouvait avoir
une influence sérieuse sur le prix de la viande à Paris903 ». Nous verrons par la suite que l’une
des principales réclamations des forains sera d’obtenir un plus grand nombre de places sur les
marchés parisiens.
La description du fonctionnement de la Halle à la viande, c’est-à-dire le marché des
Prouvaires, par Henry Matrot, est riche d’enseignements. « La Halle à la viande se tenait deux
fois par semaine, le mercredi et le samedi ; elle possédait 80 places environ ; un quart était
réservé à la Boucherie de Paris et les trois autres quarts à la Boucherie foraine, c’est-à-dire les
bouchers de la banlieue de Paris904. L’occupation des places se donnait par tirage au sort entre
les bouchers de Paris établis et les bouchers forains agréés ayant demandé leur inscription ; la
durée de l’occupation était d’un mois pour les bouchers de Paris et de six mois pour les
bouchers forains, l’occupation devant être personnelle sous peine de mise à pied temporaire
ou d’exclusion. Le commerce des pièces détachées ou demi-gros y fut tantôt interdit, tantôt
toléré ».
« L’entrée des viandes abattues dans Paris était interdite ; les mercredis et samedis
seulement les bouchers forains étaient autorisés à introduire des viandes abattues à condition
901
Il s’agit des célèbres Halles de Baltard. Henry MATROT, Vieux Souvenirs sur les associations syndicales et
mutuelles et les anciennes pratiques professionnelles de la corporation de la boucherie, 1910, pp 31-32.
Archives du Monde du Travail, 158 AQ 1, dossier n°5.
902
Hubert BOURGIN, op. cit., p 81.
903
Emile LEVASSEUR, op. cit., p 236.
904
Cette proportion est valable à partir de 1848. Auparavant, entre 1811 et 1848, la boucherie régulière disposait
des trois quarts des places et la boucherie foraine du dernier quart.
171
que : bœufs, veaux et moutons soient coupés par quartiers et avec interdiction, sous peine
d’exclusion, d’en conduire ailleurs que dans leur place à la Halle. Les bouchers forains
venaient des anciennes barrières de Paris et des communes limitrophes, ils vendaient dans
leurs étaux plus de basse boucherie que de morceaux de choix, ils apportaient à leur place à la
Halle, des pans de veau, des cuissots carrés et gigots et aloyaux qui faisaient la joie des
bouchers de la chaussée d’Antin, du faubourg St-Honoré et du faubourg St-Germain 905».
« Il se faisait à la Halle un commerce de veaux considérable, trois à quatre cents veaux
y étaient introduits chaque marché pour les bouchers forains, mais coupés par quartiers ; avant
la fente et le découpage, les quatre jarrets étaient marqués d’un chiffre romain au couteau, ce
qui permettait de reconstituer le veau entier à l’arrivée à la place. Il s’y faisait aussi un grand
commerce de détail, chaque place avait son étalière, quelques-unes en bonnet de paysanne
offrant à la clientèle de la viande de la campagne, chaque étalière possédait sa clientèle qui la
suivait dans ses changements de place ou de patron occasionnés par le mode d’occupation des
places de la Halle906 ».
b) Les divers contrôles à Paris du Consulat au Second Empire
Autant les contrôles financiers sont tatillons sous le régime de la caisse de Poissy entre
1802 et 1858, autant les règles sanitaires semblent peu surveillées. Depuis une loi des 16-24
août 1790, les municipalités sont chargées de l’inspection des boucheries, de la fidélité du
débit, de la salubrité des denrées et de la lutte contre les épizooties. Ont-elles seulement les
moyens d’exercer toutes ces missions ? Nous savons peu de chose sur les règles d’hygiène et
sur le respect des règlements commerciaux (inspection des poids et mesures, affichage des
prix) dans les boucheries.
A Paris, les bouchers qui veulent s’installer doivent obtenir l’autorisation du préfet de
police. Pour cela, les locaux doivent répondre à certaines normes d’hygiène. Nous ne pouvons
pas connaître les dossiers concernant les bouchers parisiens à cause des incendies de 1871,
mais nous avons retrouvé plusieurs dossiers d’autorisation pour les bouchers de la banlieue.
Ainsi, en 1832, Jean-Pierre Mongarny est autorisé à s’établir comme charcutier à Antony à la
condition qu’il fasse « agrandir la cheminée de son laboratoire qui devra être surmontée d’une
hotte en maçonnerie907 ». Constant Deré, charcutier à Bagneux, doit « faire carreler en entier
la cuisine et réparer le carreau de la boutique908 ». En 1833, le boucher Millot est autorisé à
transférer son étal à Gentilly à condition de « faire placer une grille à la baie de la
boutique909 ».
Entre 1822 et 1852, nous n’avons trouvé que six refus de permission910. Par exemple,
Tonnelier, boucher à Montereau, demande à être boucher à Charenton-le-Pont. Sa demande
905
Nous parlerons plus loin des anciennes boucheries des barrières d’octroi et du commerce différencié de
certaines pièces de boucherie selon le niveau de vie de la clientèle des beaux quartiers.
906
Henry MATROT, op. cit., p 32.
907
Arrêté du 10 mars 1832.
908
Arrêté du 29 juin 1832.
909
Arrêté du 12 février 1833.
910
Sous-préfecture de Sceaux et de Saint-Denis, Police des communes, Dossiers annuels d’autorisation de
boucheries, charcuteries et boulangeries dans les communes de la banlieue (1822-1852). Archives de Paris,
DM4/8.
172
est rejetée car « les localités ne sont point propres à recevoir cette destination911 ». En 1851,
une tuerie particulière fait l’objet d’une fermeture administrative à Ivry, car elle « présente de
graves inconvénients pour la sûreté et la salubrité publique et il est impossible d’après la
disposition des locaux de faire disparaître ces inconvénients. L’abattage doit se faire chez un
autre boucher912 ».
Le régime de la liberté, proclamé en février 1858, ne fait pas disparaître toutes ces
dispositions sur la salubrité des locaux. « L’article 2 de l’ordonnance de police du 16 mars
1858 règle l’établissement des boucheries de la manière suivante : le local pour l’ouver ture
d’un étal aura au moins 2,50 m d’élévation, 3,50 m de largeur et 4 m de profondeur. Il sera
fermé dans toute sa hauteur par une grille en fer ; la ventilation devra y être établie au moyen
d’un courant d’air transversal ; le sol sera entièrement dallé avec pente en rigole et en
surélévation de la voie publique ; les murs seront revêtus d’enduits ou de matériaux
imperméables ; il ne pourra y avoir dans l’étal ni âtre, ni cheminée, ni fourneau ; toute
chambre à coucher devra en être éloignée ou séparée des murs sans communication directe.
De plus, l’article 14 de l’ordonnance du 24 décembre 1823 portant règlement sur les saillies
est ainsi conçu : Tout crochet destiné à soutenir des viandes en étalage devra être placé de
manière que les viandes ne puissent excéder le nu des murs de face, ni faire aucune saillie sur
la voie publique913 ».
En 1887, le préfet de police perd la surveillance de la conformité des locaux, qui
revient alors au préfet de la Seine. « Un arrêté du préfet de police de la Seine du 20 avril
1887, modifiant sur ce point une ordonnance de police du 16 mars 1858, détermine les
dimensions de l’étal et indique certaines mesures de salubrité et de ventilation. Si les
conditions prescrites par cet arrêté ne sont pas remplies, l’administration est autorisée, dans
les quinze jours de la déclaration, à faire opposition à l’ouverture de l’étal. Lorsque le
requérant a exécuté les appropriations nécessaires, il en donne avis à la préfecture de la Seine
et peut ouvrir son étal s’il ne reçoit pas, dans un délai de quinze jours, à dater du dépôt de cet
avis, une nouvelle opposition914 ». Il existe donc des contrôles portant sur les lieux de travail
(échaudoir, étal, laboratoire, fondoir, etc.). Mais les contrôles portent-ils aussi sur les produits
débités ?
Comment sont organisés les contrôles sanitaires au XIXe siècle, tant sur la viande que
sur les bestiaux ? Madeleine Ferrières affirme que « les années qui vont de 1810 à 1880
voient en France un desserrement général des contraintes sanitaires sur la viande915 ». Ainsi, à
Paris, sous la monarchie de Juillet, porter une vache tuberculeuse aux abattoirs pour la livrer à
la consommation est tout à fait licite. « Toutes les interdictions d’Ancien Régime concernant
la viande de bêtes atteintes de ce qu’on appelle le fy ou la pommelière ont été abolies. De
même, les porcs ladres sont en vente libre, et les langueyeurs quasiment au chômage ; ils ne
sont plus consultés et rétribués, dans les foires, que par des éleveurs soucieux de maintenir la
qualité de leur troupeau916. Après examen par les bouchers experts, si la viande de Babet a
911
Arrêté du 8 janvier 1834.
912
Arrêté du 16 décembre 1851.
913
L. PASQUIER, article « Boucherie », La Grande Encyclopédie, Lamirault, 1888, tome VII, p 551.
914
Ibid.
Madeleine FERRIERES, Histoire des peurs alimentaires du Moyen Age à l’aube du XX e siècle, Seuil, 2002,
pp 290-291.
915
916
Si les langueyeurs se retrouvent sans emploi, on peut sans doute y voir une trace de la montée en puissance
des vétérinaires face aux « empiriques » (les hongreurs par exemple). Selon un témoignage, les langueyeurs
sont encore présents à la Villette en 1901 : « le langueyeur regarde, sous la langue, s’il y voit les vésicules qui
173
révélé des lésions tuberculeuses trop profondes, on jette aux lions du zoo les morceaux « à
risque917 ». Dans le cas où les tubercules ne seraient point trop avancés, elle a été déclarée
bonne pour la vente918 ». Cette vision assez noire de Madeleine Ferrières se retrouve –
partiellement – dans les thèses de Françoise Guilbert et d’Alessandro Stanziani 919.
Jusqu’en 1855, le Syndicat de la Boucherie semble être responsable des contrôles
sanitaires dans les abattoirs, sur les marchés, dans les étaux et à l’entrée des barrières,
reprenant ainsi les fonctions de la corporation sous l’Ancien Régime. « Une instruction du
préfet de police, du 17 avril 1819, exige des préposés d’abattoirs 920 qu’ils préviennent les
inspecteurs Brossard père et Fleury, et à leur défaut, Brossard fils, qui a étudié l’art
vétérinaire, pour les visites de viandes de bœuf envoyées au jardin royal des plantes (animaux
morts aux abattoirs)921 ». Il semble donc qu’en 1819, les vétérinai res n’interviennent
seulement qu’en cas de mort suspecte du bétail. Jusqu’en 1848, les inspecteurs de la
Boucherie touchent une prime à chaque opération effectuée dans les abattoirs, sur les viandes
saisies et les gosselins (veaux morts-nés) notamment. Par souci d’économie budgétaire, le
Syndicat supprime ces primes en 1848, considérant que ces saisies « rentrent dans l’exercice
ordinaire de leurs fonctions922 ». Dans une note de 1849, le préfet de police indique
clairement qu’il préfère l’expérience pratique des bouchers pour contrôler la viande que la
surveillance « inutile » des vétérinaires923.
En 1838, quand les bouchers se préoccupent de la mauvaise surveillance des abattoirs,
ce n’est nullement pour des motifs sanitaires, mais pour dénoncer les vols et pertes de
marchandises (cuirs, peaux, suif, viandes coupées). Ils réclament donc une surveillance des
échaudoirs par des agents préfectoraux924. Il faut attendre 1842 pour que les vétérinaires
commencent à avoir un rôle, encore bien modeste, dans l’inspection des viandes. « Le 1er juin
1842, 15 vétérinaires de Paris (trois par abattoir), sont appelés auprès des inspecteurs pour
expertise en cas de doute ou de contestation925 ». Comment est organisé ce service de contrôle
vétérinaire ? Est-il efficace ? Nous n’en savons rien.
dénotent la ladrerie, et doit d’abord, pour cette opération, terrasser l’animal, lutter à bras contre lui, et le tenir,
une fois terrassé, immobile entre ses genoux. Il lui introduit ensuite un bâton entre les dents, lui empoigne la
langue, la lui tire hors de la gueule, la retourne, l’allonge, l’examine, et c’est à cet instant que le cochon pousse
ces cris râlants, en vrille, ces cris étranglés, déchirants, horribles, qui remplissent tout le pavillon comme de
sanglots d’agonie, comme de clameurs de massacre ». Maurice TALMEYR, La Cité du Sang, Perrin, 1901,
pp 35-36.
917
Babet est une vache laitière de réforme, tuberculeuse, qui est portée à l’abattoir de Montmartre en 1839 par
une fille malheureuse, Toinette. Cette anecdote est racontée par Louis Charles Bizet, conservateur des
abattoirs.
918
Madeleine FERRIERES, op. cit., p 383.
919
Françoise GUILBERT, Le pouvoir sanitaire : essai sur la normalisation hygiénique, Thèse de Droit,
Strasbourg, 1992, pp 131-138. Alessandro STANZIANI, Fraudes et falsifications alimentaires en France au
XIXe siècle : normes et qualité dans une économie de marché, Thèse HDR, Lille 3, 2003, pp 164-175.
920
S’agit-il de préposés sous la tutelle du Syndicat de la Boucherie ou sous la tutelle du préfet de police ?
921
Camille PAQUETTE, Histoire de la boucherie, Paris, Imprimerie du Réveil économique, 1930, p 119.
922
Syndicat de la Boucherie, Compte-rendu de l’Assemblée Générale des électeurs de la Boucherie de Paris ,
Imprimerie de Lebègue, 15 décembre 1848, p 3-4. Archives de la Préfecture de Police de Paris, DB 400.
923
Note du préfet de police pour le projet de budget, 6 octobre 1849. Archives de la préfecture de police de Paris,
DB 376.
924
Observations sur la boucherie de Paris, octobre 1838, 20 p. BHVP, Ms CP 4818.
925
Camille PAQUETTE, op. cit., p 119.
174
Ronald Hubscher insiste sur le caractère aléatoire des contrôles sanitaires à Paris
jusqu’au milieu du XIX e siècle. « Dans la capitale existent divers règlements remontant au
XVIIIe siècle, mais ils sont confus et peu appliqués. Les premières mesures de contrôle
édictées par la préfecture de police en 1831 et 1842 impliquent le recours aux diplômés des
écoles [vétérinaires] ; toutefois le manque de moyens, l’insuffisance de ce personnel qualifié,
au demeurant peu motivé, rendent leur application illusoire ». Dans les années 1840 et 1850,
les vétérinaires parisiens semblent peu enclins à considérer la fonction d’inspecteur de la
boucherie « comme étant de leur ressort, ni même de leur intérêt sur le plan financier ou
honorifique926 ».
La profession de vétérinaire est récente. La plus ancienne école vétérinaire d’Europe
est celle de Lyon, créée en 1762, suivie par celle d’Alfort en 1767 927. Les vétérinaires se
penchent très vite sur la question de la qualité de la viande, mais aussi sur les épizooties,
notamment la morve, maladie du cheval transmissible à l’homme. C’est d’ailleurs à propos
des maladies contagieuses des chevaux qu’apparaît en avril 1825 la première mention d’un
« expert-vétérinaire » de la préfecture à Paris928. « L’ordonnance de police d u 17 février 1831
confie à « l’artiste vétérinaire de notre préfecture » la surveillance de tous les animaux atteints
de maladies contagieuses. Une nouvelle ordonnance de police prescrit en 1842 la visite par
des vétérinaires des lieux où se trouvent des animaux929 ».
C’est donc le Syndicat de la Boucherie qui semble conserver la haute main sur
l’inspection sanitaire des viandes jusqu’en 1855, les vétérinaires n’intervenant que dans les
cas tangents. Par un décret du 13 novembre 1855, la nomination des inspecteurs de la
boucherie est attribuée au préfet de police, qui en fixe le nombre, le traitement et les
fonctions. C’est ainsi que par une ordonnance du 31 décembre 1855, le préfet de police
réorganise les inspecteurs de la boucherie, fixe leurs attributions et porte leur nombre de 8 à
15. Le Syndicat perd alors le droit de proposition qui était le sien depuis 1811. Nous ne
savons pas si les contrôles des inspecteurs portent toujours sur la police du métier (contrôle
des poids et mesures, respect des règles de la concurrence). Par contre, les contrôles sanitaires
doivent constituer l’essentiel de leur activité.
4) FOLKLORE ET REPRESENTATION SOCIALE DES BOUCHERS
a) L’image négative des bouchers persiste au XIXe siècle
L’image du « tueur » violent et dangereux, déjà évoquée sous l’Ancien Régime,
demeure-t-elle au XIXe siècle ? La sentence de Boiste que Pierre Larousse cite dans son
Grand dictionnaire universel du XIXe siècle est assez révélatrice de l’opinion commune sur
les bouchers : « La santé publique exige que les boucheries soient situées hors des villes.
926
Ronald HUBSCHER, Les maîtres des bêtes : les vétérinaires dans la société française (XVIIIe-XXe siècle),
Odile Jacob, 1999, p 193.
927
Sur cette question, il faut consulter l’ouvrage de Ronald HUBSCHER , op. cit., 441 p.
928
Ordonnance de police du 16 avril 1825.
929
Alfred FIERRO, Histoire et dictionnaire de Paris, Robert Laffont, 1996, p 1188.
175
L’échafaud est l’école de l’assassin, comme la boucherie est l’école du bourreau
930
».
Dans la France de la monarchie de Juillet, Paul Sébillot avoue que « l’exercice de cette
profession semble disposer ceux qui l’exercent à une sorte d’insensibilité, bien qu’il ne faille
pas prendre à la lettre ce passage des Industriels (1842) : Sans cesse occupés à tuer, à déchirer
des membres palpitants, les garçons d’échaudoir contractent l’habitude de verser le sang. Ils
ne sont point cruels, car ils ne torturent pas sans nécessité et n’obéissent point à un instinct
barbare ; mais nés près des abattoirs, endurcis à des scènes de carnage, ils exercent sans
répugnance leur métier. Tuer un bœuf, le saigner, le souffler, sont pour eux des actions
naturelles. Une longue pratique du meurtre produit en eux les mêmes effets qu’une férocité
native, et les législateurs anciens l’avaient tellement compris, que le Code romain forçait
quiconque embrassait la profession de boucher à la suivre héréditairement931».
Quand Maurice Agulhon évoque les combats d’animaux à Paris au début du XIX e
siècle, l’image donnée par les garçons bouchers est peu reluisante. L’origine de ces combats
n’est connue « que de seconde main, et par un texte un peu elliptique, celui du vieil historien
de Paris Jean-Antoine Dulaure932 ». Que dit-il ? « Combat de taureau, situé sur la route de
Pantin, hors de la barrière Saint-Martin. Il s’ouvrit au public, pour la première fois, le 16 avril
1781 : ce spectacle était digne des bouchers ; la police affecta de le prohiber d’abord ; elle le
toléra ensuite. On y voyait des femmes d’un certain rang, à l’exemple des dames romaines,
prendre plaisir à voir couler le sang, à voir le taureau mis à mort par la fureur des chiens933 ».
Le commentaire de Maurice Agulhon sur l’expression « digne des bouchers » est alors
savoureux : « Entendons que pour l’auteur, bourgeois éclairé, le spectacle était aussi
repoussant que la profession et la collectivité des bouchers, méprisée et crainte à la fois. Le
jeu était probablement organisé par les garçons bouchers, comme une sorte de divertissement
sur les marges de leur activité normale d’abattage 934».
Avant que les combats d’animaux ne soient définitivement interdits à Paris en 1833,
les garçons bouchers fournissent souvent les chiens féroces qui affrontent toute sorte
d’adversaires (loups, ours, taureaux, mulets, ânes, sangliers). « Le jeu avait lieu les dimanches
et lundis à la belle saison » dans une arène rectangulaire à la « barrière du Combat », à la
limite du village de Belleville935. Les jours de grand spectacle, les chiens affrontaient des
930
Boiste (1765-1824) est un lexicographe français, auteur en 1800 d’un Dictionnaire universel de la langue
française. Cette sentence de Boiste est tirée de l’article « Boucherie » de Pierre LAROUSSE, Grand
dictionnaire universel du XIXe siècle, 1866-1879, Slatkine Reprint, 1982, tome II, deuxième partie, p 1053.
931
Emile DE LA BEDOLLIERE, Les Industriels : métiers et professions en France, Veuve Louis Janet, 1842, p
83-85. Repris par Paul SEBILLOT, « Les bouchers », Légendes et curiosités des métiers, Laffitte Reprints,
1981, p 98.
932
Maurice AGULHON, op. cit., p 83.
933
Jean-Antoine DULAURE, Histoire physique, civile et morale de Paris depuis les premiers temps historiques
jusqu’à nos jours , Paris, 1824, tome VIII, p 417.
934
935
Maurice AGULHON, op. cit., pp 83-84.
Jusqu’en 1945, la place du Colonel Fabien (où s’élève aujourd’hui le siège du Parti Communiste Français)
porta le nom de place du Combat « en souvenir de l’établissement nommé le Combat du Taureau : sur un
terrain vague délimité aujourd’hui par la rue de Meaux, la rue des Chaufourniers et l’avenue Mathurin Moreau
fut installée en 1778 une arène. Les spectateurs étaient séparés de la piste par une barrière en bois. Ils
assistaient à des combats entre animaux sauvages et domestiques. Des chiens se battaient entre eux ou contre
des sangliers, des loups, des ours. Il y eut même une fois un affrontement entre un tigre et un cochon mâle, un
verrat. Mais, le plus souvent, il s’agissait de combats entre des molosses affamés et des taureaux, d’où le nom
de Combat du Taureau. Ces jeux cruels cessèrent seulement entre 1793 et 1796, parce que la disette avait fait
disparaître de la capitale les animaux comestibles utilisés dans ces spectacles, tels que porcs, mulets, ânes ou
176
tigres et des lions936 ! Maurice Agulhon reste dubitatif sur ce point : « On voit bien d’où
venaient les bovins et les ânes, sous-produit de la boucherie ou de l’équarrissage ; on
comprend encore les loups ou les ours, alors indigènes en France, et souvent capturés au
profit de montreurs d’animaux ; mais qui fournissait lions et tigres937 ? ».
La violence des garçons bouchers est rappelée dans une anecdote concernant ces
combats d’animaux. « On prenait des paris ; quelques amateurs de haut rang s’y
encanaillaient parfois, comme, en 1825, cet infant du Portugal qui faillit être écharpé par les
bouchers en colère parce que ses bull-dogs avaient fait mieux que les champions
parisiens938… ». En 1865, Alfred Delvau donne une description pittoresque de la barrière du
Combat : « les spectateurs habituels de ce cirque fétide, fort heureusement supprimé en 1833,
n’étaient pas, je l’ai dit, la fleur des pois de la société parisienne. Peut-être eût-on trouvé dans
la poche d’un la monnaie de mille francs en pièces d’or, parce que plus d’un matador de la
boucherie venait là en sportsman ; mais, à coup sûr, la monnaie d’un sentiment d’humanité,
de délicatesse, on ne l’eût pas trouvée – même en gros sous. Cependant quelques artistes,
quelques gens de lettres, amateurs du pittoresque dans l’horrible, allaient parfois donner un
coup d’œil à ces Ribeira de ruisseau, qui faisaient contraste avec les Ribeira du Louvre 939 ».
Heureusement pour les bouchers, les équarrisseurs de la butte Montfaucon vont
endosser sous la monarchie de Juillet la peu flatteuse réputation du tueur sadique et violent,
qui maltraite les chevaux avant de les égorger940. Ancien lieu du gibet, Montfaucon est au
début du XIXe siècle le lieu de dépôt des matières fécales (provenant des fosses d’aisance) et
le lieu où l’on transporte les chevaux et autres animaux morts de la capitale 941. Comme le dit
si bien Louis Chevalier, « à Montfaucon, classes laborieuses et classes dangereuses se
trouvent confondues. Du moins dans l’opinion des contemporains qui juge de même manière :
les criminels ou seulement les pauvres hères qui vont chercher refuge dans les carrières des
Buttes-Chaumont ; les travailleurs des chantiers d’équarrissage qui – tel le Chourineur des
Mystères de Paris – sont voués par leur métier aux plus sanglantes violences ; les populations
brutales des barrières ou des faubourgs qu’attirent ici les travaux les plus bas ou les combats
de taureaux et de molosses ; les pauvres enfin qui, dans les grands moments de misère,
cherchent ici et disputent aux chiens, en dépit de tous les règlements et au risque de provoquer
la contagion, la viande des animaux abattus942 ». Montfaucon était aussi le quartier des
chiffonniers, qui ont des chiens et des mœurs peu douces : on dit encore indifféremment « se
taureaux. Au printemps de 1797, le Combat du Taureau rouvre ses portes au public. Plusieurs fois fermé à
cause des protestations suscitées par ces carnages, il est une source de profits pour la municipalité de Belleville
qui alimente sa caisse des pauvres avec les taxes qu’elle prélève sur le spectacle. Curiosité très appréciée du
Paris romantique, disparue entre 1845 et 1850, le Combat du Taureau a servi de cadre à un douloureux épisode
de l’Ane mort de Jules Janin... ». Alfred FIERRO, Vie et histoire du XIXe arrondissement, Hervas, 1987, p 9597.
936
« Histoire des barrières de Paris » dans Le Moniteur du 25 mars 1860.
937
Maurice AGULHON, op. cit., p 84.
938
Ibid.
939
Alfred DELVAU, Histoire anecdotique des barrières de Paris, Dentu, 1865, p 138.
940
Il faut lire la description sordide des Buttes-Chaumont avant l’installation du parc par le préfet Haussmann
entre 1864 et 1867. Hervé MANEGLIER, op. cit., p 147.
941
Louis Chevalier insiste sur les « images confondues d’immondices et de criminalité, présentes en ces lieux
comme deux aspects d’une même déjection urbaine ». Louis CHEVALIER, Classes laborieuses et classes
dangereuses à Paris pendant la première moitié du XIXe siècle, Hachette, 1984, p 366.
942
Louis CHEVALIER, op. cit., pp 366-367.
177
battre comme des chiens » ou « se battre comme des chiffonniers943 ». Pour Maurice
Agulhon, «les chiffonniers pourraient bien avoir succédé aux bouchers dans l’entretien de ce
redoutable folklore, pourtant officiellement interdit », celui des combats de chiens944.
b) Le cortège du Bœuf gras au XIXe siècle
La cérémonie du bœuf gras, supprimée par la Révolution en 1790 et rétablie par
Napoléon en 1805, illustre un curieux paradoxe : l’empe reur autorise le cortège public d’un
animal destiné à la boucherie alors que dans le même temps il interdit le spectacle quotidien
du sang dans la rue et dans les tueries particulières en créant les cinq abattoirs généraux ! Et
que penser de l’attitude des Parisiens ? Ils veulent cacher derrière de hauts murs la mise à
mort des animaux et surtout ne pas subir les désagréments de la vue du sang et des odeurs des
chairs, mais ils vont participer avec joie au défilé annuel du bœuf gras !
La promenade connaît quelques modifications par rapport à son déroulement sous
l’Ancien Régime. « Quand Bonaparte la rétablit, il fut permis aux bouchers de promener le
bœuf par la ville pendant trois jours, mais l’ordre du cortège fut fixé : on détermina le nombre
des figurants et leurs costumes. Un jeune enfant reprit place sur le bœuf richement harnaché,
mais, au lieu de représenter le roi des bouchers, il représentait désormais l’Amour (on se
demande pourquoi). Le petit Amour transi, assis dans un fauteuil de velours rouge amarré sur
le bœuf dominait le cortège formé de douze garçons bouchers, mais ils ne venaient plus de la
Grande Boucherie. Depuis la Révolution et l’abolition des franchises, elle avait cessé de
représenter la tête de la profession945».
Cette dernière phrase demande une mise au point : il semble évident que c’est le
Bureau des bouchers, mis en place en 1802 par la préfecture de police et qui prend le nom de
Syndicat de la Boucherie de Paris en 1811, qui devait désigner les douze garçons bouchers
participant au cortège. Le cœur de la profession bat donc à la Halle aux veaux entre 1802 et
1858946. Quant à la Grande Boucherie, nous avons vu qu’elle tomba en ruines pendant la
Révolution avant d’être détruite en 1802-1803. Pour visualiser le cortège, j’ai placé en annexe
une gravure de 1816 montrant la promenade du Bœuf Gras 947.
Après avoir décrit les costumes chatoyants portés lors de la cavalcade, Emile de la
Bédollière note, en 1842, que la « brillante assemblée parcourt la ville le dimanche et le mardi
gras, présente ses hommages au Roi et aux ministres, en reçoit quelques billets de banque, et
reconduit le bœuf à l’abattoir. (…) Les frais de cette cérémonie furent longtemps faits par les
bouchers qui, avec l’argent des gratifications, organisaient un bal et un banquet.
L’administration des abattoirs touche actuellement les sommes données par le Roi et les
ministres, et pourvoit à toutes les dépenses. C’est à elle qu’on doit l’invention du char
mythologique. Les gens flegmatiques blâment cette solennité populaire ; mais qu’on l’épure,
qu’on la transforme, qu’on en profite pour décerner un prix à l’habile herbager qui aura
943
Sur le triste sort des chiffonniers à Paris et l’évolution de leur image dans la littérature du XIX e siècle, on peut
se reporter à Hervé MANEGLIER, op. cit., pp 72-73.
944
Maurice AGULHON, op. cit., p 84.
945
Pierre GASCAR, Les bouchers, Delpire, 1973, p 129.
946
Située près de l’église Saint-Nicolas-du-Chardonnet, la Halle aux Veaux est le siège du Syndicat de la
Boucherie de Paris. Je renvoie à l’illustration présente dans l’annexe 16.
947
Annexe 21 : Le cortège du bœuf gras en 1816, figure accompagnant le placard de « l’ordre et la marche ».
Musée Carnavalet.
178
perfectionné l’espèce animale au point de vue de l’alimentation humaine ; que les symboles
des travaux champêtres remplacent les divinités païennes, et peut-être fera-t-on d’une
mascarade, une fête en l’honneur de l’agriculture 948 ».
Le cortège du Bœuf gras est un événement essentiellement festif au XIX e siècle : « le
soir de la cérémonie, les bouchers donnaient un grand bal qui durait jusqu’à l’aube 949 ». La
cérémonie est parfois utilisée par les dessinateurs satiriques pour dénoncer l’embonpoint de
Louis-Philippe. Ainsi, dans un dessin reproduit en annexe, intitulé « Rencontre de deux
monarques gros, gras, etc. », l’auteur s’est plu à montrer le bœuf gra s conduit par des garçons
bouchers déguisés en Indiens et entouré de « sa cour mythologique, sale et crottée950 ». On ne
sait alors quel souverain est le plus à plaindre et quelle cour est la plus pitoyable… En 1870,
Maxime Du Camp condamne cette cérémonie qu’il qualifie de « puérile951 ».
On s’en doute, la promenade du Bœuf gras est parfois émaillée d’incidents. Ainsi, en
1821, « le petit Amour dégringola de son trône et se blessa952 ». Dès lors, « le bœuf marcha
seul, mais toujours escorté des bouchers costumés953 ». Rien n’est moins sûr, car sur la
caricature de Louis-Philippe, Cupidon, avec son arc et sa flèche, est bien présent sur le bœuf.
Quand Eugène d’Auriac décrit la cérémonie en 1861, l’enfant est encore signalé. Ce
témoignage de 1861 permet d’appréhender les mutations du cortège sous le second Empire :
« De nos jours les bouchers promènent plusieurs bœufs, et toujours les plus beaux de nos
meilleurs pâturages ; ils ne marchent plus, on les porte. C’est bien le moins que l’on puisse
faire pour ces malheureuses victimes vouées à la mort après un jour de triomphe. Les bœufs
gras sont précédés d’une nombreuse musique et de cavaliers plus ou moins bien montés
ordinairement, enfin le cortège est terminé par un immense char, couvert de draperies et de
verdure, sur lequel sont placés les principaux acteurs de cette cérémonie, au milieu desquels
on remarque toujours un jeune enfant représentant l’Amour. Mais l’Amour, Vénus, les Grâces
et le Temps nous paraissent un peu usés ; ne serait-il donc pas possible de changer cette forme
banale de la cérémonie du bœuf gras, et ne pourrait-on point essayer de représenter les
antiques fêtes des Egyptiens ? C’est une idée que nous soumettons aux représentants de la
boucherie parisienne954 ». Cette tradition est provisoirement abandonnée en 1870. Notons au
passage que cette cérémonie a survécu à la suppression de la caisse de Poissy en 1858955.
948
Emile de la BEDOLLIERE, Les Industriels : métiers et professions en France, Veuve Janet, 1842, p 88.
949
Pierre GASCAR, op. cit., p 129.
950
Annexe 22: Le bœuf gras mené devant Louis-Philippe. Paul SEBILLOT, op. cit., p 117.
951
« Il est difficile de parler du commerce de la viande sans dire quelques mots du bœuf gras. D’où vient cette
puérile cérémonie ? Du paganisme, sans doute, dont nous l’avons acceptée, sans en conserver la signification
religieuse et astronomique. Rabelais raconte que Gargantua s’amusait à jouer au bœuf violé ; c’était là, en
effet, le nom qu’on donnait jadis, en France, à l’animal promené dans la ville, au son des violes, le jeudi gras,
par les garçons bouchers. Placé sur son dos, un enfant tenait à la main une épée et un sceptre, signes d’une
royauté éphémère. » Maxime DU CAMP, Paris, ses organes, ses fonctions et sa vie jusqu’en 1870 , 1869-1875,
Monaco, G. Rondeau, Reprints 1993, p 149.
952
Pierre GASCAR, op. cit., p 129.
953
Françoise SALVETTI, op. cit., p 87.
954
Eugène D’AURIAC, Essai historique sur la boucherie de Paris (XII-XIXème), Dentu, 1861, 140 p. Repris par
Françoise SALVETTI, op. cit., p 87.
955
Le cortège du bœuf gras de 1859 est décrit par Léo de BERNARD, « Sur le marché de Poissy », Le Monde
illustré, 12 mars 1859.
179
c) Folklore et anecdotes sur les garçons bouchers
En 1930, dans son Histoire de la boucherie, Camille Paquette aime évoquer les
légendes et coutumes du métier, dont la plupart remontent sans doute au XIXe siècle. La
brimade la plus fameuse infligée aux jeunes apprentis bouchers consiste pour le patron à lui
demander d’aller chercher chez un collègue la « pierre à affûter les allonges ». Les allonges
sont en fait les crochets qui servent à suspendre les quartiers de viande. Le pauvre novice va
de boutique en boutique à la recherche de la fameuse pierre, mais chaque boucher le renvoie
chez un confrère. Le petit jeu peut durer longtemps avant que l’apprenti ne tombe sur un
patron magnanime qui lui apprendra que cette pierre n’existe pas, à moins qu’il ne s’aperçoive
tout seul qu’il a été dupé 956 !
Une autre tradition est difficile à dater : celle du gobet. Il s’agit de la pièce de viande
donnée chaque jour par le patron à son employé, correspondant à la pitance du soir, soit pour
une personne soit pour toute la famille, l’employé gardant la liberté de revendre
éventuellement cette portion de viande957. Ce gobet est un complément non négligeable au
salaire hebdomadaire du garçon boucher. Cette tradition de la boucherie de détail rappelle les
« gages et profits » des garçons d’abattoir (pourboire laissé aux employés d’abattoirs sur la
vente du sang, de la boyasse, des patins, etc).
Face à ces coutumes mal définies chronologiquement, Camille Paquette nous fait part
de deux anecdotes « historiques », datées avec précision, l’une en 1839 et l’autre en 1845 958.
La première histoire, « La mort de Babet », a été publiée en mai 1839 dans le Journal du
commerce par Louis Charles Bizet959. « Les premiers jours de mars 1839, une jeune fille de
quinze à seize ans se présenta à l’abattoir de Montmartre suivie par une vache qu’elle menait
à la corde. Elle était vêtue pauvrement, c’était la domestique d’un nourrisseur de banlieue qui
avait vendu cette vache à un boucher. Sachant qu’elle y était très attachée, son maître lui avait
dit que c’était pour la soigner, et qu’elle reviendrait à l’étable, plus tard. Les garçons
s’emparèrent de l’animal, et croyant sa conductrice partie, l’abattirent d’un coup de masse.
Hélas, méfiante, elle s’était simplement cachée derrière une porte, et au coup sourd du merlin,
au bruit plus éclatant de la chute de Babet – c’était le nom de la vache – la jeune fille poussa
un affreux cri de désespoir et tomba évanouie sur le corps de sa compagne bien-aimée960. A
cette vue, les trois garçons restèrent tout d’abord immobiles et stupéfaits ; ils n’avaient pas
remarqué la vive émotion, l’inquiétude incessante de la jeune servante, l’amitié naïve et en
quelque sorte exclusive qu’elle avait pour sa vache. Leurs habitudes d’ailleurs n’éloignaientelles pas toute idée d’affection pour un animal, qu’ils savaient, par pratique,
providentiellement destiné à la mort pour assurer la vie des humains… »
« Après ce moment de surprise, les trois garçons, émus aux larmes, s’empressèrent
pour relever et soigner la jeune fille qui ne reprit ses sens que difficilement. Conduite dans le
logement du concierge, des torrents de larmes inondaient son visage, et ses premières paroles
furent un appel à sa Babet. Des femmes qui l’entouraient et qui partageaient sa douleur
956
Camille PAQUETTE, Histoire de la boucherie, Imprimerie du Réveil économique, 1930, p 153.
957
Cette tradition du gobet est bien connue des anciens bouchers. Lors d’une série d’entretiens oraux en 1997,
Louis Plasman nous a confirmé la persistance de cet usage à Paris jusqu’au milieu du XX e siècle.
958
Camille PAQUETTE, op. cit., p 158.
959
Conservateur des abattoirs généraux de la ville de Paris, Louis Charles Bizet est aussi l’auteur Du commerce
de la boucherie et de la charcuterie de Paris et des commerces qui en dépendent, tels que la fonte des suifs, la
triperie..., Paris, Dupont, 1847, 537 p.
960
Camille Paquette ajoute que la vache Babet était pulmonaire.
180
apprirent qu’elle avait pour nom Toinette, qu’elle avait été prise aux « enfants trouvés » par le
maître chez lequel elle travaillait, lequel ne cessait de la maltraiter, que sa seule amitié était
dans sa pauvre vache. Un tel événement avait mis en émoi tout l’abattoir, et chacun
s’efforçait, mais en vain, de lui offrir des consolations. Soudain, l’un des garçons bouchers,
placé sur le perron de la conciergerie, d’où il planait sur une foule de deux à trois cents
maîtres et garçons bouchers, s’écria :
-- Messieurs, une idée… Le patron a dans la bouverie une jolie génisse de quatre ans 961, qui
peut donner du lait pendant dix ans, si l’on veut ; achetons-la ensemble ; nous l’offrirons à
Toinette, pour remplacer sa Babet. Ca va-t-il ?
-- Bravo ! dit l’un des garçons, v’là ma casquette, que chacun y mette son quibus, selon ses
moyens.
Et les pièces de cinq francs des patrons, de deux francs des maîtres garçons, des
tripiers, des échaudeurs, de pièces de 10 sous et de 20 sous des garçons subalternes et des
employés de l’abattoir, de tomber dans l’urne improvisée. La somme recueillie s’élevait à
422,50 F. La vache avait coûté 280 F au maître boucher qui la céda au même prix. Il restait
142,50 F, de quoi assurer la première nourriture de l’animal.
-- Il faut faire de Toinette une laitière et lui donner son indépendance.
On s’occupa tout de suite de la location d’une chambre et d’une écurie proche de la
barrière. On donna congé à son maître, et le soir même Toinette fut installée chez elle,
propriétaire d’une vache sur le produit de laquelle elle pouvait trouver de quoi vivre 962 ».
Louis Charles Bizet, « en rappelant la caractère de bonté, de générosité et
d’intelligence qui se manifesta d’une manière si complète, a rappelé une bonne action
analogue qui s’est manifestée à l’abattoir de Ménilmontant, en 1845, à la suite d’un accident
mortel dont fut victime un garçon boucher, père de quatre enfants963 ». Après 25 ans de
service, le malheureux fut étouffé « par le froissement d’un bœuf contre un mur ». Une
collecte produisit 500 F, afin de pourvoir aux premiers besoins de la veuve et des quatre
orphelins964. Bizet ajoute alors que « c’est par une longue observation des mœurs et des
caractères des gens de la viande, que mon opinion de haute estime s’est formée sur cette
classe si utile, si laborieuse et véritablement si humaine965 ».
De telles anecdotes, provenant d’auteurs si nettement favorables aux bouchers – qu’il
s’agisse de Louis Charles Bizet en 1839, de Camille Paquette en 1930 ou de Georges
Chaudieu en 1980 – relèvent davantage de l’hagiographie que de l’histoire, mais elles ont
néanmoins le mérite de nuancer la vision négative des garçons bouchers évoquée plus haut.
D’autre part, l’anecdote de 1845 sur la mort du garçon d’abattoir a le mérite de souligner une
triste réalité du XIXe siècle : l’absence de protection sociale obligatoire. Les risques sociaux,
comme la vieillesse, la maladie ou l’invalidité, voire le décès sur le lieu du travail, sont pris en
compte par certaines mutuelles professionnelles – les bouchers parisiens en disposent de deux
depuis 1824 – mais l’adhésion à une société de secours mutuel restera facultative en France
jusqu’au début du XX e siècle.
961
Camille Paquette précise qu’il s’agit d’une belle normande.
962
Récit de Bizet repris par Georges CHAUDIEU, op. cit., pp 109-110.
963
Ibid., p 110.
964
Camille PAQUETTE, op. cit., p 167
965
Georges CHAUDIEU, op. cit., pp 110-111.
181
5) LA « QUESTION SOCIALE » DANS LA BOUCHERIE PARISIENNE AVANT 1858
L’anecdote de Bizet sur l’accident du travail en 1845 montre bien l’absence de toute
protection sociale pour les plupart des travailleurs au début du XIXe siècle. De même, à
travers le cas des « gratte-ratis », nous avons vu que les enfants ne bénéficient pas d’une
bonne protection dans les abattoirs, malgré la loi de 1841. Les bouchers parisiens vont avoir à
cœur de recréer dès 1820 une société de secours mutuels, qui renoue avec l’esprit de solidarité
et d’entraide qui régnait dans les confréries d’Ancien Régime. Nous allons voir que la
mutualité est assez florissante dans la boucherie parisienne jusqu’en 1858, car elle reçoit le
soutien financier du Syndicat des bouchers, grâce aux capitaux engendrés par la Caisse de
Poissy. Même si la mutualité constitue l’essentiel de la « question sociale » au début du XIXe
siècle, un deuxième problème devra être abordé car il constitue à la fin du siècle et au début
du XXe siècle le principal enjeu des luttes ouvrières : la question du placement des ouvriers.
Plus généralement, l’intervention des pouvoirs publics dans le marché du travail (livret
ouvrier, bureaux de placement) sera évoquée. Je passe sous silence la question des boucheries
coopératives avant 1848 car mes informations sont beaucoup trop limitées sur ce point.
a) Les sociétés de secours mutuels des bouchers parisiens (18201858)
La création de la mutuelle des Vrais Amis (1820)
Pour Francis Demier, la mise en place d’une « caisse de secours » chez les artisans
parisiens serait liée aux milieux ultras nostalgiques de la solidarité corporative d’Ancien
Régime. Est-ce le cas pour les bouchers ? Hubert Bourgin reste très laconique sur cet aspect :
« En 1817, on voit des groupements corporatifs se constituer pour former des fonds de
secours pour les indigents: bouchers, chandeliers, charcutiers, marchands de charbon de bois
par eau, marchands de vin, brasseurs, épiciers, etc966... ». Il est indéniable que l’ouverture des
cinq abattoirs généraux en 1818 a entraîné une concentration des garçons bouchers dans des
967
locaux communs, « de sorte qu'ils se connurent plus intimement que par le passé
».
Notre principale source sur la mutuelle des Vrais Amis est un ouvrage du trésorier de
la société, Louis Goyard, Origine et développement des sociétés de secours mutuels, publié en
plusieurs fois, entre 1887 et 1888, dans le Bulletin mensuel de la Société de prévoyance et de
secours mutuel de la boucherie de Paris968. La principale originalité du mutuellisme naissant
chez les bouchers parisiens est la coexistence de deux sociétés de secours mutuels
concurrentes, qui fusionneront en 1851 : la société des Vrais Amis, fondée en 1820 par des
ouvriers bouchers, et la « Société de prévoyance et de secours mutuels des ouvriers et
employés de la Boucherie de Paris », fondée en 1824 par les patrons du syndicat de la
Boucherie de Paris. Par commodité, on nommera cette seconde société « la Société du
syndicat ».
966
Moniteur universel de 1817, p 132, 209, 319, 356, 389. Georges et Hubert BOURGIN, Les patrons, les
ouvriers et l’Etat : le régime de l’industrie en France de 1814 à 1830 , tome 1, p 87.
Louis GOYARD, « Origine et développement des sociétés de secours mutuels », Bulletin mensuel de la
Société de prévoyance et de secours mutuel de la boucherie de Paris (les Vrais Amis), septembre 1887.
BNF, 4° R 916.
967
968
Bulletin de mai 1887. BNF, 4° R 916.
182
Selon Louis Goyard, la société de secours mutuels des Vrais Amis a donc été fondée
en 1820 par quatre ouvriers garçons bouchers: Pierre Taffoureau, Jacques Deneux, Antoine
Caron et Alexis Bonnet, le projet ayant été lancé le 24 décembre 1819 par Pierre Taffoureau,
étalier maître garçon. La dimension religieuse sous-entendue par cette date du 24 décembre se
retrouve dans la devise proposée par Taffoureau : « Aimons-nous les uns les autres. Aidonsnous les uns les autres. » Les autres devises de la société ne présentent pas de connotation
religieuse : « Prévoyance, Humanité, Sagesse » et « En pensant à notre avenir, l’aspect de nos
vieux jours ne nous fait pas frémir ». La société est reconnue le 15 mars 1820 par le préfet de
police de Paris969.
La première réunion des Vrais Amis se tient le 20 mars 1820 : sur les 45 personnes
présentes, 20 sont admises dans la mutuelle. Le droit d’admission est de cent francs et la
cotisation d’un franc par semaine, avec un système de pénalités de retard quand le nouveau
membre a plus de 30 ans. Le conseil d’administration est formé le 25 mars 1820, avec Caron
comme président, Taffoureau comme trésorier, et trois administrateurs (Deneux, Bonnet et
Ligneroux). Les prestations proposées aux adhérents sont les suivantes :
•
payer une indemnité de 2,50 F par jour en cas de maladie.
•
indemnité de 2 F par jour de convalescence.
•
pension d’1 F par jour en cas d’infirmité.
•
payer les soins du médecin.
•
pension annuelle de 365 F à l’âge de 55 ans.
Lors de l’assemblée générale du 16 mai 1821, la société des Vrais Amis reçoit une
subvention et quatre brevets d’encouragement donnés par Lebaron, directeur des sociétés
philanthropiques de la Préfecture de la Seine. Une médaille pour la naissance du duc de
Bordeaux, frappée par Louis XVIII, est déposée dans la caisse de la société.
Plusieurs commentaires s’imposent sur cette création des Vrais Amis en 1820. Tout
d’abord, la préfecture de police autorise facilement la fondation de cette société.
Effectivement, dans une circulaire du 31 octobre 1812 adressée aux préfets, le ministère de
l’Intérieur prône une certaine tolérance pour les sociétés de prévoyance et de secours mutuel,
alors que les coalitions ouvrières sont réprimées970. De même, les compagnonnages sont
tolérés s’ils peuvent être contrôlés. Les ouvriers tentent de s’organiser, sous des formes licites
ou tolérées (société de secours mutuels) ou sous des formes clandestines (compagnonnage,
sociétés de résistance), et « des passerelles existeront parfois entre les unes et les autres971 ».
Le compagnonnage ne semble jamais avoir concerné les bouchers. Les Vrais Amis ne
semblent absolument pas être une société de résistance déguisée mais bien davantage une
simple société de prévoyance qui manifeste dès que possible sa soumission au gouvernement.
Francine Soubiran-Paillet résume ainsi cette nuance : « Une façon pour les ouvriers de sortir
de l’ombre consiste à créer des sociétés de secours mutuels, tolérées par l’Administration. Il
est vrai que les fondements de la société de secours mutuels, voire de la société de
prévoyance, diffèrent de ceux du compagnonnage. Ces derniers sont directement immergés
969
Je ne dispose pas de sources iconographiques sur les Vrais Amis au début du XIXe siècle. J’ai néanmoins
placé dans l’annexe 23 une photographie de la bannière des Vrais Amis en 1889.
970
Francine SOUBIRAN-PAILLET, L’invention du syndicat (1791-1884) : itinéraire d’une catégorie juridique ,
LGDJ, 1999, p 26.
971
Ibid., p 31.
183
dans les rapports de production, alors que par le biais de la société de secours mutuels, les
associés cherchent simplement à se protéger de la maladie, de la vieillesse, demeurant ainsi au
seuil d’une sphère semi-privée: leur solidarité reste en deçà des relations industrielles. Or
c’est notamment l’enjeu du passage de la sphère sinon privée, du moins semi-privée à la
production et indirectement dans la sphère politique qui se joue dans les interdits prononcés
contre l’agrégation d’intérêts 972 ».
Bernard Gibaud nous donne le cadre législatif dans lequel une société de secours
mutuels comme les Vrais Amis a pu se créer en 1820 : « La renaissance de la vie associative
dans les métiers, au début du XIXe siècle, en dépit du code pénal napoléonien et de son
redoutable article 291973, répond à des besoins incompressibles de protection que l’Etat n’a
nullement la volonté, ni les moyens de prendre en charge. Les sociétés de secours mutuels
bénéficient d’une relative tolérance, à la condition de limiter leurs activités aux seules tâches
d’assistance. La mise en place d’un barrage filtrant tend à les différencier en deux grandes
catégories : les sociétés vouées exclusivement aux secours et les sociétés plurifonctionnelles
de résistance et de prévoyance. Ces dernières, perçues encore récemment comme la forme
générique de la mutualité en raison de leur rôle d’antichambre du syndicalisme ouvrier, ne
représentent qu’une fraction minoritaire de la gestation mutualiste 974 ».
De même, le soutien apporté en 1821 aux Vrais Amis par le directeur des sociétés
philanthropiques de la Préfecture de la Seine est loin d’être anodin. Dans les grandes villes
comme Paris, la mutualité d’entraide est soutenue par les sociétés philanthropiques, dont les
dirigeants sont souvent des aristocrates. Ainsi, Dupont de Nemours (1739-1817), disciple de
Quesnay, est une figure marquante du libéralisme économique à la Constituante. Au retour
d’une première émigration aux Etats-Unis en 1802, il se consacre à la Société philanthropique
de Paris, qui promeut les expériences éparses. Sous la Restauration, cette société « favorise la
création de plus de 150 groupements mutualistes professionnels et fait adopter le terme
unificateur de société de secours mutuels975 ». Les Vrais Amis participent à cette dynamique.
L’origine ouvrière de l’initiative de la création ne doit pas masquer le fait que les
Vrais Amis ne sont absolument pas une société ouvrière de résistance mais bien une société
de prévoyance, sans doute nostalgique de la solidarité ancienne que l’on trouvait dans les
confréries, et donc du modèle politique qui y est attaché. Bernard Gibaud résume ainsi cette
nostalgie pour l’Ancien Régime : « Les aristocrates monarchistes tendent à adopter une
position sensiblement différente de la bourgeoisie économique sur le phénomène associatif.
On ne souhaite, certes pas, encourager l’association, cheval de Troie de la coalition ouvrière,
mais redonner vie à des conceptions hiérarchisées de l’organisation sociale, faisant une place
relative aux liens solidaires976 ».
Bernard Gibaud distingue deux types de sociétés de secours mutuels qui se
développent au début du XIXe siècle: la mutualité ouvrière, de prévoyance et de résistance
(qui concerne les métiers qualifiés dans les grandes villes) et la mutualité de secours, qui
972
Ibid., pp 32-33.
973
L’article 291 du code pénal napoléonien est ainsi rédigé: « Nulle association de plus de 20 personnes, dont le
but sera de se réunir tous les jours ou à certains jours pour s’occuper d’objets religieux, littéraires, politiques ou
autres, ne pourra se former qu’avec l’agrément du gouvernement et sous les conditions qu’il plaira à l’autorité
publique d’imposer à la société ».
974
Bernard GIBAUD, Mutualité, assurances (1850-1914) : les enjeux, Economica, 1998, p 14.
975
Ibid., p 15.
976
Ibid.
184
organise l’entraide contre les aléas de la vie, sous le contrôle des autorités publiques et
patronales977. Les Vrais Amis appartiennent sans aucun doute à la seconde catégorie.
Vérifions si c’est également le cas pour la société de secours mutuels créée en 1824 par le
syndicat de la Boucherie de Paris, tout en gardant à l’esprit que « les frontières entre la
mutualité ouvrière de résistance et la mutualité de pure prévoyance ne sont pas étanches et
n’interdisent pas le passage de l’une à l’autre 978 ».
La création de la mutuelle du Syndicat de la Boucherie (1824)
Louis Goyard demeure notre principale source pour la genèse de cette mutuelle rivale
des Vrais Amis979. En 1821, quatre étaliers, Louis Vallée, Pierre Collet, Charles Rousselin et
Alexandre Gilan, adressent une pétition à Louis XVIII pour demander la liberté pleine et
entière du commerce de la boucherie. L’ordonnance du 9 octobre 1822 donne en partie
satisfaction aux partisans de la liberté, en supprimant un article du décret du 13 juin 1808 qui
obligeait les bouchers qui voulaient s’établir à acheter deux étaux et à en fermer un (dans la
perspective de la diminution du nombre d’étaux dans Paris). En 1823, le syndicat de la
Boucherie demande la remise en vigueur de cet article et cherche à nuire aux quatre
pétitionnaires. « Pour toute réponse le préfet de police fit publier la pétition des quatre
étaliers, qui était toujours restée ignorée et fut alors connue de toute la Boucherie de Paris. Ce
fut un événement considérable, les avis étaient partagés en deux camps, les quatre étaliers
furent mis un peu au ban de la corporation ; mais à cette époque on manifestait déjà en
banquetant980».
Toujours en 1823, pendant un banquet organisé par Collet et Gilan, les étaliers
réitèrent leur demande d’abolition du privilège et réclament à nouveau la liberté pleine et
entière du commerce de la boucherie. Suite à ce banquet, le syndicat réagit en luttant contre
les « factieux » et adresse une demande le 1O juin 1823 au préfet de police pour créer la
« Société de prévoyance et de secours mutuels des ouvriers et employés de la Boucherie de
Paris ». Les patrons bouchers auraient donc créé cette mutuelle pour mettre fin aux
revendications libérales d’un groupe de garçons bouchers. Pourquoi ces étaliers n’ont-ils pas
tout simplement rejoint les Vrais Amis ? Sans doute à cause des tarifs trop élevés qui ne
permettent pas à la plupart des employés d’y adhérer.
Les statuts de la mutuelle du syndicat sont déposés en décembre 1823. Le préfet de
police donne sa permission le 3 février 1824. La première réunion de la société se tient le 16
juin 1824. Le conseil d’administration compte deux membres du syndicat (Legoux et Lepecq)
et deux marchands bouchers (Réquédat et Bayard, trésorier). Les activités de la mutuelle
débutent le 1er juillet 1824. La première assemblée générale se tient le 28 septembre 1824,
avec Taffoureau comme président et quatre adjoints choisis parmi les sociétaires (Touzeau,
Dolbel, Caron, Bonnet). L’équipe dirigeante est quasiment identique à celle des Vrais Amis.
Taffoureau est à la fois président de la société du Syndicat et trésorier des Vrais Amis. Caron
977
Ibid., p 17.
978
Ibid., p 19.
Louis GOYARD, « Origine et développement des sociétés de secours mutuels », Bulletin mensuel de la
Société de prévoyance et de secours mutuel de la boucherie de Paris (les Vrais Amis), septembre 1887. BNF,
4° R 916.
979
980
Henry MATROT, Vieux Souvenirs sur les associations syndicales et mutuelles et les anciennes pratiques
professionnelles de la corporation de la boucherie, 1935, p 40. Archives du Monde du Travail, 158 AQ 1,
dossier n°5.
185
est président des Vrais Amis et adjoint de la société du Syndicat. Bonnet est administrateur
des Vrais Amis et adjoint de la société du Syndicat. Dolbel est adjoint de la société du
Syndicat et devient trésorier des Vrais Amis en mars 1829, quand Taffoureau, malade,
démissionne avant de mourir le 11 décembre 1829 à l’âge de 44 ans.
Un autre signe de la
proximité des deux mutuelles est évident : le 3 avril 1825, la société du Syndicat adopte un
nouveau règlement, copié sur celui des Vrais Amis.
Comment fonctionne la société de secours mutuels du syndicat ? Pendant les six
premiers mois d’existence de la mutuelle, les candidats sont admis entre 18 et 45 ans. La
limite d’âge est fixée ensuite à 30 ans. Le droit d’admission est de 10 francs (avec une
pénalité pour les plus de 30 ans). La cotisation est de 75 centimes par semaine pour chaque
sociétaire. Les prestations sont les suivantes:
•
indemnité journalière de 2,50 F pendant la maladie ou les blessures.
•
indemnité de 1,50 F par journée de convalescence.
•
paiement des soins du médecin et des médicaments.
•
981
allocation d'une somme pour les funérailles
.
•
pension de retraite de 250 F après 55 ans982.
Un secours exceptionnel est accordé en 1824 à douze vieux garçons bouchers infirmes
et non sociétaires (172,50 F accordés en quatre versements à chacun). Le 16 octobre 1824,
plusieurs garçons bouchers de plus de 45 ans sont admis dans la société, mais les années de
cotisation sont plus longues pour eux. Quand la société est fondée en 1824, le syndicat de la
Boucherie lui verse 10 000 francs. Le 8 janvier 1825, le syndicat s’engage à verser 2000 F de
subvention annuelle à la mutuelle.
La principale différence entre les deux mutuelles se trouve dans le mode de gestion.
Les Vrais Amis ont une gestion financière beaucoup plus saine : le recrutement suit des
normes strictes, les membres paient des cotisations plus élevées et ne peuvent compter sur
aucune aide extérieure. Par contre, la société du syndicat a une gestion déficitaire, se permet
d’accepter des membres non solvables ou peu rentables, car elle compte sur le syndicat pour
combler son déficit chronique. Les Vrais Amis sont viables économiquement alors que l’autre
société ne survit que par les aides et subventions du syndicat. Quand le syndicat de la
Boucherie sera supprimé entre 1825 et 1829, il semble évident que ce fonctionnement sera de
facto remis en cause.
Le préfet de police a une part de responsabilité car c’est lui qui autorise dans un
rapport d’octobre 1824 le syndicat de la Boucherie à prélever 10 000 F sur les intérêts des
cautions pour les verser dans la caisse de la mutuelle983. Dans un règlement de 1845, on
trouve la phrase suivante, qui résume bien la situation : « La société est créée en 1824 par le
Syndicat de la Boucherie de Paris, qui a versé dans la caisse de cette société, avec
l'assentiment des électeurs du commerce, une somme de 10 000 F pour former de suite un
fonds convenable et faciliter l'admission des candidats qui avaient atteint l'âge de 40 ans lors
981
Sur « la tradition des obsèques mutualistes », je renvoie à Jean BENNET, La mutualité française à travers
sept siècles d’Histoire , Coopérative d’information et d’édition mutualiste, 1975, p 179-186.
982
983
La pension de retraite passe à 365 F en 1833.
Rapport du préfet de police de Paris du 13 octobre 1824. Archives de la Préfecture de Police de Paris, DA
365, dossier n°1 sur la société de secours mutuels des ouvriers et employés de la Boucherie de Paris.
186
de la formation de cette société984 ».
La mutualité chez les bouchers entre 1830 et 1858
Quelle a été l’évolution des deux sociétés de secours mutuels des bouchers sous la
monarchie de Juillet ? La société du Syndicat est toujours confrontée à de sérieuses difficultés
financières. Avant 1825, le Syndicat lui versait 2 000 F chaque année. A cause de la
suppression du Syndicat entre 1825 et 1829 et divers retards de paiements, la mutuelle est
restée 9 ans sans rien toucher (perte de 24 000 F). Vers 1833, elle doit payer neuf pensions
d’infirmité de 365 F. Aumont, syndic de la Boucherie, annonce que le Syndicat ne peut payer
les 20 000 francs réclamés : il verse 200 F par an pour chacun des membres arrivant à la
pension et admis au-dessus de 40 ans (36 sociétaires). Vers 1835, le règlement de la mutuelle
est modifié: la durée de cotisation passe à 25 ans pour être admis à la pension. Le médecin,
Dufresnoy, et le secrétaire, Legoix, proposent une réduction à 200 F par an de leurs
appointements. Les discussions sur le tarif des cotisations vont bon train entre 1835 et
1844985. Bernard Gibaud rappelle que « la faible capacité d’épargne de la population
laborieuse et l’absence d’un cadre juridique de référence pour la pratique mutualiste,
exception faite de la loi du 22 juin 1835 autorisant des dépôts dans les caisses d’épargne,
rendent précaire le fonctionnement des institutions d’entraide 986 ».
Le 5 janvier 1836, trois cartes de dispensaire sont achetées pour procurer des
médicaments gratuits aux sociétaires malades987. En 1836, plusieurs membres du Syndicat
entrent dans la société (Dubourg, Roux, Riom, Duval, Alexandre Leroy, Portefin). En 1839, la
convention Aumont est révisée, car sur les 36 vieux sociétaires, 4 sont morts, 17 sont
pensionnés et 15 seront bientôt pensionnés : la subvention de 200 F accordée par le Syndicat
est réduite de moitié. Quand Purget aîné devient syndic en 1841988, il veut réduire les
dépenses du Syndicat : la subvention annuelle est réduite de moitié pour les pensionnés. En
1842, pour suivre l’exemple des Vrais Amis, la société du Syndicat accorde aux veuves le
droit de succéder aux maris989. Une nouvelle réduction des subventions intervient en 1843: la
situation financière de la mutuelle devient très fragile990.
Dans le même temps, le rapprochement entre le Syndicat et la société des Vrais Amis
984
Société de prévoyance et de secours mutuels de la Boucherie de Paris : règlement et tarifs, Paris, Lebègue,
1845. Archives de la Préfecture de Police de Paris, DB 401.
985
Louis GOYARD, « Origine et développement des sociétés de secours mutuels », Bulletin mensuel de la
Société de prévoyance et de secours mutuel de la boucherie de Paris (les Vrais Amis), juin 1888.
986
Bernard GIBAUD, Mutualité, assurances (1850-1914) : les enjeux, Economica, 1998, p 20.
987
Sur « les services médicaux et pharmaceutiques » dispensés par les sociétés de secours mutuels au XIXe
siècle et les débats sur la gratuité des soins et des médicaments, je renvoie aux éléments fournis par Jean
BENNET, La mutualité française à travers sept siècles d’Histoire , Coopérative d’information et d’édition
mutualiste, 1975, p 129-145.
988
Purget devient syndic de la Boucherie en 1841 suite à la démission de Vesque, en désaccord avec le préfet de
police Delessert dans l’affaire de l’implantation à Paris des Bouillons Hollandais de Van Coppenaal.
989
Jusqu’en 1852, les femmes sont rarement admises dans les sociétés de secours mutuels. Ainsi, à Paris, sur les
193 sociétés créées entre 1791 et 1830, 20 seulement acceptent les femmes (veuves la plupart du temps), ce qui
donne un total de 127 femmes sur les 1996 mutualistes parisiens (6,3%). La première société de secours
mutuels exclusivement féminine à Paris est « La Sainte Catherine », fondée en 1807. Jean BENNET, op. cit.,
p 191.
990
Louis GOYARD, op. cit., bulletin de juillet 1888.
187
devient de plus en plus sensible : plusieurs syndics de la Boucherie, comme Aumont en 1834
et André Vesque en 1836, deviennent « membres doubles », c’est-à-dire qu’ils appartiennent
aux deux mutuelles. Vers 1840, Caron père, président des Vrais Amis, obtient du Syndicat le
droit de tenir les réunions dans la salle des séances du Syndicat, ce qui entraîne une économie
de locaux. Un signe est révélateur du rapprochement entre les deux mutuelles : vers 1836,
Caron, président des Vrais Amis, est nommé président de la société du Syndicat, « contre son
gré ». Etant inspecteur de la Boucherie (à l’abattoir du Roule), Caron est sous les ordres
directs des délégués du commerce de la Boucherie : ces membres décident d’être absents aux
assemblées générales de la société du Syndicat pour ne pas gêner son action. Par ailleurs,
Goyard et Caron fils deviennent membres du Conseil d’administration de la société du
Syndicat en décembre 1843. En 1844, quand Caron démissionne, son fils lui succède comme
président de la société du Syndicat.
En 1844, la mutuelle du Syndicat se met à vendre des pensions : en versant 3829 F à
55 ans, la société verse une rente viagère de 365 F par an. Cette somme de 3829 F peut
sembler énorme, mais quand on sait que le boucher prenant sa retraite touche le
remboursement des 3000 F de sa caution administrative, le poids de l’effort financier devient
supportable.
Le bilan comptable demeure instable. En 1844, l’excédent de recettes n’est que de
1147 F. Le détail des recettes n’est pas lu dans les procès-verbaux de l’Assemblée Générale :
le conseil d’administration accepte cette omission mais rechigne à cacher aux sociétaires la
vraie situation financière de la société. En 1847, le déficit est de 576 F. En avril 1847, Caron
fils démissionne de son poste de président et Goyard lui succède.
La Révolution de 1848 sonne l’hallali de la société du Syndicat. Face aux différents
problèmes qui frappent le Syndicat en 1848, le syndic Barthélemy Claye refuse de payer la
subvention de 1848991. Le déficit de la société augmente d’autant plus. Goyard propose alors à
Grosset992, président des Vrais Amis depuis le 15 mars 1849, de réunir les deux mutuelles,
mais la dette doit être apurée par le Syndicat. La société du Syndicat se livre à des manœuvres
comptables pour truquer le bilan, en faisant entrer un grand nombre de cotisations arriérées.
En 1849, le déficit s’élève à 1850 F : la liquidation semble proche, même si 50 nouveaux
sociétaires entrent alors dans la société du Syndicat.
En 1849, Lescuyot, syndic de la Boucherie, refuse tout d’abord d’apurer la dette de la
mutuelle, car « les ressources du syndicat sont les intérêts des cautionnements, mais la
situation est difficile ». Finalement, en 1850, le syndicat rembourse le déficit et accepte de
payer les rentes des vieux pensionnés. La réunion des deux sociétés peut donc se conclure.
Elle n’est pas difficile à mettre en place, tant les statuts, l’administration et le personnel sont
quasiment identiques dans les deux mutuelles. Le projet est discuté dans chaque assemblée
générale en avril 1851. La société du Syndicat se réunit en assemblée générale extraordinaire
le 31 mai 1851 et vote à l’unanimité pour la fusion. Les Vrais Amis se réunissent à leur tour le
6 juin 1851 et acceptent la fusion à l’unanimité moins 5 voix. La réunion des deux sociétés est
effective le 1er juillet 1851993.
Dans un article de la Revue municipale de 1849, A. Rilliot dresse un bilan comparatif
des deux mutuelles :
991
Louis GOYARD évoque notamment des pertes sur les cuirs et la tannerie exploitée par le Syndicat. Ce point
reste obscur et mériterait d’être éclairci.
992
Grosset est étalier chez la veuve Schmitt, rue Saint-Denis : il est le précurseur des grands étalages de viande.
993
Louis GOYARD, op. cit., bulletin de juillet 1888.
188
Tableau 1 : Bilan financier des deux sociétés de secours mutuels des bouchers en 1848
Vrais Amis
Somme en caisse au 1er janvier 1848
Société du Syndicat
202 337 F
148 107 F
12 091 F
11 783 F
9 000 F
6 725 F
Total
223 428 F
166 615 F
Dépenses
- 11 904 F
- 16 331 F
Capital au 31 décembre 1848
211 524 F
150 284 F
Vrais Amis
Société du Syndicat
205 256 F
148 348 F
entre les mains du caissier
2 373 F
1 200 F
entre les mains du secrétaire
3 895 F
736 F
211 524 F
150 284 F
Montant reçu en 1848 (cotisations, amendes)
Intérêt du capital
Composition du capital
Inscriptions de rentes 5% au capital de
Total
La situation financière de 1848 montre clairement que la société la plus ancienne, celle
des Vrais Amis, est aussi la plus riche. A. Rilliot reconnaît que les deux sociétés ont presque
le même nombre de membres (160 environ), mais « les Vrais Amis ont 9.000 livres de rente
alors que l’autre n’en a que 6 725 ». Les Vrais Amis n’ont que 39 pensionnaires, aux quels elle
verse 9 842 F, alors que la société du Syndicat compte 54 pensionnaires, auxquels elle donne
14 535 F. Rilliot évoque la principale faiblesse de cette dernière : lorsqu’elle a été formée,
« un certain nombre de membres ont été admis sans tenir aucun compte de leur âge pour fixer
leur cotisation. La dotation faite par le Bureau de la boucherie n’a pas été assez forte pour
compenser le déficit. Mais les deux sociétés sont prospères ». Ce dernier avis me semble peu
fondé.
Rilliot rappelle ensuite le fonctionnement des deux mutuelles, que nous avons déjà
évoqué. L’admission se fait entre 20 et 55 ans. A 20 ans, la cotisation est de 1 F par semaine.
Elle augmente selon l’âge du sociétaire à son admission. La personne admise à 21 ans doit
payer 1,10 F par semaine (ou verser 52 F de suite pour ne donner qu’un franc). Celle qui entre
à 54 ans doit payer 73,65 F par semaine (ou verser 3632,46 francs pour ne donner qu’un
franc). La société donne aux malades 2,50 F par jour et 2 F pendant la convalescence. Elle
procure le médecin de la société et les médicaments du dispensaire. Les sociétaires ou leurs
veuves ont le droit à 55 ans à une pension de 365 francs par an. Si le sociétaire vient à mourir
avant d’être arrivé à la pension, sa veuve peut continuer à verser la cotisation qu’il eût payée,
et à 55 ans elle reçoit la pension.
Rilliot termine son article par quelques considérations morales, assurant que les statuts
des deux sociétés sont « justes et moraux, établis sur des bases très solides ». Les bouchers
sont de très bons travailleurs, presque jamais malades et ils ne vivent pas très vieux,
« circonstances particulières qui allègent singulièrement les charges des sociétés, et qu’on doit
attribuer sans doute à la force de leur alimentation994 ». Curieux paradoxe pour un article
rédigé en 1849 que d’affirmer que l’alimentation carnée peut entraîner une mortalité précoce !
994
A. RILLIOT, « Société de secours mutuels de la boucherie de Paris », La revue municipale, 1849, p 234-235.
BHVP, Per 4° 133.
189
Quant à Louis Goyard, il dresse un bilan comparatif des deux sociétés au moment de
leur fusion. En 1851, les Vrais Amis rassemblent 178 sociétaires pour un capital de
225.108 F. La société de secours mutuels du Syndicat compte 247 sociétaires, pour un capital
de 149 028 F, auquel il faut ajouter 116 190 F (aides du syndicat, économie des frais de
gestion, retards de cotisation). Le capital réel s’élèverait donc à 265 218 F 995. Une fois la
fusion accomplie, le nouvel ensemble compte 401 membres au 1er janvier 1852996.
La nouvelle dénomination adoptée après la fusion est « Société de prévoyance et de
secours mutuels de la Boucherie de Paris, dite des Vrais Amis ». Par commodité, nous
l’appellerons « les Vrais Amis ». L’assemblée générale unifiée du 8 juillet 1851 nomme le
nouveau conseil d’administration : Grosset est président, Goyard est trésorier, Heomet père
est administrateur, et l’on compte 7 adjoints (Lavaux Charlemagne, Caïn fils, Dubourg jeune,
Servières, Morand, Royer, Desboeufs père). Il est décidé que chaque année, le mercredi de la
Semaine Sainte, sera organisée une messe à Saint-Eustache pour le repos de l’âme des
sociétaires défunts et la prospérité de la société, avec un banquet au soir997. L’existence d’une
telle cérémonie religieuse montre bien l’attachement des bouchers à la religion catholique et
aux valeurs chrétiennes.
Pâques a toujours tenu une place centrale pour l’organisation des festivités du métier.
Traditionnellement, le jeudi Saint est le jour des magnifiques étalages dans la vitrine du
boucher et le vendredi Saint est le jour de fermeture de toutes des boucheries de France. Paul
Sébillot note qu’au Moyen Age, « les bouchers couronnaient de feuillage la viande des
animaux fraîchement tués. Villon y fait allusion dans son Petit Testament998. Au
commencement du Second Empire cette décoration subsistait encore, seulement pour le jour
de Pâques, qui ramenait l’usage de la viande alors interdite pendant le carême 999 ».
Il est paradoxal de constater que la société du Syndicat a souffert de la révolution de
1848, alors que la proclamation de la Seconde République aurait du inaugurer une période
heureuse pour les mutuelles. Il est vrai que «l’activité des sociétés de secours mutuels
bénéficie pendant deux ans de l’abrogation implicite de l’article 291 du code pénal et des
dispositions aggravées de la loi de 18341000 ». Mais, en février 1849, quand le débat sur les
caisses de secours mutuels et de prévoyance est ouvert à l’Assemblée constituante par René
Waldeck-Rousseau et Pierre Rouveure, les idées de couverture globale et de financement
public obligatoire sont rejetées1001. Bernard Gibaud évoque une intervention « insolite » de
995
Louis GOYARD, op. cit., bulletin d’août 1888.
996
Sur le total des 425 membres des deux sociétés, il faut ôter 36 pensionnaires qui n’ont pas versé leur
cotisation. Sur les 389 cotisants, il y a le cas particulier de 90 sociétaires « membres doubles » (abonnés aux
deux sociétés). Louis GOYARD, op. cit., bulletin d’octobre 1888.
997
Louis GOYARD, op. cit., bulletin d’août 1888.
998
Item à Jehan Tronne, bouchier,
Laisse le mouton franc et tendre
Et un tachon pour esmoucher
Le bœuf couronné qu’il veult vendre
Ou la vache qu’on ne peult prendre.
999
Paul SEBILLOT, « Les bouchers », Légendes et curiosités des métiers, Laffitte Reprints, 1981, p 106.
1000
La loi du 10 avril 1834 aggrave les sanctions contre les associations non autorisées. « Entre 1825 et 1848,
4460 membres de sociétés sont condamnés à des peines de prison pour délit de coalition, sans compter les
affrontements sanglants liés au mutuellisme ». Bernard GIBAUD, op. cit., p 20.
1001
Ibid., p 25.
190
l’Etat dans la protection sociale : la loi du 18 juin 1850 institue une Caisse nationale pour la
retraite (avec des livrets individuels gérés par capitalisation)1002. Enfin, avec la loi du 15
juillet 1850 sur les sociétés de secours mutuels, la nomination du président est confiée au chef
de l’Etat 1003. Francine Soubiran-Paillet voit dans ce rétablissement de la surveillance
administrative une peur de la coalition1004. Les Vrais Amis refusent d’appliquer cette
disposition car ils veulent rester « autogérés1005 ».
Quelles sont les conséquences de la mise en place du Second Empire sur l’évolution
des Vrais Amis1006 ? La société reçoit 163 nouveaux membres en 1852. En mars 1852, le
gouvernement réduit le rapport des rentes de 5% à 4,12 %. Comme la société possède
18.000 F de rentes, la perte de capital s’élève à 38 160 F 1007. Cette perte est inattendue et
douloureuse pour les bouchers car l’almanach de la Boucherie affirmait en 1848 que le
placement en rente sur l’Etat « offre une garantie suffisante de leur prospérité1008 ». A partir
du 16 janvier 1854, la recette des cotisations se fait à domicile. Le 31 décembre 1855, le
capital est augmenté de 100 000 F. A partir de mars 1857, le paiement des pensions n’a lieu
qu’après recouvrement des cotisations. Entre 1851 et 1861, la mutuelle réduit de moitié la
réversibilité de la pension à la veuve, mais continue de verser une pension entière jusqu’à la
mort des veuves1009.
Le décret du 26 mars 1852 distingue trois types de sociétés de secours mutuels1010 : les
sociétés autorisées, les sociétés approuvées et les sociétés reconnues d’utilité publique 1011. Si
l’on se fie aux propos de Louis Goyard, les Vrais Amis sont une société « autorisée » entre
1852 et 1857. La loi de 1853 permet aux sociétés « approuvées » de choisir elle-même leur
Président. En 1857, Grosset est nommé président des Vrais Amis par Gaillardin (de la
commission supérieure des sociétés de secours mutuel du ministère de l'Intérieur). Les Vrais
Amis demandent l’approbation du gouvernement en octobre 1857 et un décret impérial du 9
décembre 1857 renomme Grosset président de la société1012. Bien plus que tous les
1002
Ibid., p 27.
1003
Ibid., p 29.
1004
La loi du 27 novembre 1849 réaffirme l’interdiction des coalitions. Francine SOUBIRAN-PAILLET,
L’invention du syndicat (1791-1884): itinéraire d’une catégorie juridique , LGDJ, 1999, p 70.
1005
Louis GOYARD, op. cit., bulletin d’août 1888.
1006
« A partir de mars 1852, avec l’organisation de la « mutualité impériale » voulue et corsetée par Napoléon
III, les choses prennent une toute autre tournure : le pouvoir encourage la multiplication de petites sociétés
locales solidement tenues en main par des notables. Il donne à ces groupements de nombreux avantages
(subventions, possibilité de placer les fonds à la Caisse des dépôts et consignations à des taux particulièrement
avantageux) qui permettent un réel essor de ces sociétés dites « approuvées » tout du long du Second Empire ».
Ces propos de Michel Dreyfus ne s’appliquent que partiellement aux bouchers car les Vrais Amis ont toujours
été soutenus par les notables locaux. Michel DREYFUS, « La fête en mutualité », in A. CORBIN, N.
GEROME et D. TARTAKOWSKY (dir.), Les usages politiques des fêtes aux XIXe-XXe siècles, Publications de
la Sorbonne, 1994, p 252.
1007
Louis GOYARD, op. cit., bulletin d’août 1888.
1008
Almanach du commerce de la Boucherie, 1848, p 5. BNF, V 27641.
1009
Louis GOYARD, op. cit., bulletin de septembre 1888.
1010
Le décret du 28 mars 1852 « recentre la mutualité sur sa vocation d’entraide. Il lui apporte toute sorte
d’encouragements. Il l’organise sur une base territoriale, et non plus par profession ou par classe sociale. L es
notables s’implantent alors dans la mutualité ». André BURGUIERE et Jacques REVEL (dir.), Histoire de la
France : l’Etat et les conflits, tome 3 : les conflits, Seuil, 1990, p 402.
1011
Francine SOUBIRAN-PAILLET, op. cit., p 76 et p 111.
191
changements de régimes politiques, c’est le décret du 22 février 1858 supprimant la caisse de
Poissy qui est lourd de conséquences pour les Vrais Amis.
b) La question du placement et du livret ouvrier chez les bouchers
Les bureaux de placement sous le Consulat et l’Empire
Outre la question des sociétés de secours mutuels, la gestion de la main d’œuvre est la
seconde grande « question sociale » qui concerne la Boucherie parisienne au début du XIXe
siècle. L’ordonnance du 25 brumaire an XII (17 novembre 1803) rend obligatoire le livret
pour les garçons bouchers, suivant ainsi le modèle de l’ordonnance du 23 ventôse an XI (14
mars 1803) concernant les garçons boulangers1013. Pour les boulangers, le préfet de police
Dubois a anticipé d’un mois la promulgation de la loi du 22 germinal an XI (12 avril 1803)
qui impose le livret ouvrier. Dans une même démarche, l’administration va chercher à
concurrencer le compagnonnage dans le domaine du placement des ouvriers1014. Ainsi,
l’ordonnance du 29 pluviôse an XII (19 février 1804) spécifie dans son article 13 qu’il serait
établi à Paris des bureaux de placement « pour les classes d’ouvriers à l’égard desquels ils
seront jugés nécessaire1015 ». Parmi la liste des professions répertoriées par Georges Bourgin,
on trouve les « étaliers et garçons bouchers, charcutiers, chandeliers et fabricants de suif
brun », qui sont soumis au placement administratif suivant l’ordonnance du préfet de police
du 3 fructidor an XII (21 août 1804)1016. Les trois dispositions essentielles à retenir sont les
suivantes : « monopole du placement réservé aux préposés pour chaque profession ;
interdiction aux maîtres de recevoir aucun ouvrier non muni de bulletin de placement ;
obligation pour l’ouvrier pour obtenir un bulletin de placement 1017 ». Déjà, sous l’Ancien
Régime, l’édit d’août 1776 fixait les lieux d’embauchage 1018. Pour les bouchers, c’était la
place aux Veaux, où siège le Bureau des bouchers instauré en 1802.
Le 26 décembre 1810, un rapport du baron Pasquier, préfet de police de Paris, adressé
à Savary, duc de Rovigo, ministre de la police générale, nous éclaire sur les buts visés par
l’administration : « On espérait que tous ces bureaux de placement de garçons et ouvriers
seraient utiles à la police secrète, mais cet espoir a été presque nul1019 ». Sur les 30 bureaux de
placement existants à Paris en 1810, 12 concernent les domestiques et 18 diverses professions
(boulangers, bouchers, marchands de vin, limonadiers, perruquiers, imprimeurs, tapissiers,
selliers, tailleurs, cordonniers, chapeliers, orfèvres, cochers…). Le bureau des bouchers est
tenu par le sieur Ortillon, ancien boucher, que nous avons déjà évoqué. La rétribution payée
1012
Louis GOYARD, op. cit., bulletin de septembre 1888.
1013
Georges BOURGIN, « Contribution à l’histoire du placement et du livret en France », Revue politique et
parlementaire, tome 71, n°211, janvier 1912, p 107.
1014
Francine SOUBIRAN-PAILLET, L’invention du syndicat (1791-1884) : itinéraire d’une catégorie juridique ,
LGDJ, 1999, p 27.
1015
Office du Travail, Le placement des employés, ouvriers et domestiques en France (enquête de 1892), Paris,
1893, p 73. BA, 21365.
1016
Georges BOURGIN, op. cit., p 109.
1017
Ibid., p 108.
1018
Office du Travail, op. cit., p 41.
1019
AN, cote F7/9817. Georges BOURGIN, article cité, p 114.
192
au placeur s’élève à un franc 1020. Le caractère payant du placement sera jusqu’au début du
XXe siècle l’un des principaux problèmes pour les employés, qui réclameront la gratuité du
placement et la création de bureaux municipaux pour éviter les abus des bureaux privés.
Le rapport du baron Pasquier donne des précisions sur le fonctionnement des bureaux
de placements en 1810 : « Le placement de tous les ouvriers est libre. Le placement des
garçons boulangers et des garçons perruquiers a été forcé, conformément aux anciennes
ordonnances, les premiers à raison de la nécessité de leur service, les seconds à cause de la
confiance qu’on est obligé de leur donner, et qui, par ce motif, doivent être constamment
suivis dans tous leurs mouvements1021. » Les garçons bouchers ne sont donc pas soumis à un
placement obligatoire. Quel est donc le contenu du « placement administratif » mis en place
pour les bouchers en 1804 par le préfet de police1022 ?
La suite du rapport de Pasquier nous éclaire sur l’évolution du placement, de son coût
et de son utilité: « Le produit du placement des garçons et ouvriers appartient aux préposés
qui ont été nommés par mon prédécesseur. Il a cru devoir les laisser jouir de ce produit pour
les indemniser des dépenses qu’ils sont obligés de faire pour location de leurs bureaux,
registres, bois, lumière et autres menus frais. Il n’y a que le bureau de placement des garçons
boulangers dont le produit est versé entre les mains des syndics ; c’est sur leur présentation
que mon prédécesseur a agréé les trois préposés, à chacun desquels ils payent 1800 francs
d’appointements. L’établissement des bureaux de placement a pu devenir pour quelques
personnes l’objet d’une spéculation ; elles ont pu compter un instant que les maîtres
s’empresseraient de recourir à leur intermédiaire, mais, en général, l’expérience les a
détrompés. Bientôt la plupart des préposés ont demandé que les placements fussent forcés,
mais cette demande devait être et a été en effet rejetée. Il en est résulté qu’un certain nombre
de ces bureaux sont restés sans activité ; tels sont ceux des professions ci après : imprimeurs,
papetiers, tapissiers, ébénistes, selliers, carrossiers, peintres, sculpteurs, chapeliers. Quelques
bureaux ont obtenu une demi-activité, tels que ceux des bouchers, épiciers, charcutiers,
tailleurs. Plusieurs ont acquis une utilité réelle. Ce sont ceux des marchands de vin,
limonadiers, traiteurs, bijoutiers, cordonniers1023».
Le bureau de placement des garçons bouchers n’est donc pas obligatoire mais présente
une certaine efficacité. Son responsable, Ortillon, ancien boucher, semble par ailleurs
répondre aux attentes du préfet, qui note dans son rapport : « L’activité et l’utilité de ces
bureaux dépendent beaucoup de l’intelligence, du zèle et des soins de ceux qui les tiennent.
En général, pour les rendre plus utiles, il faudrait que les bureaux de chaque profession
fussent tenus par d’anciens maîtres retirés, probes et intelligents 1024».
1020
Ibid., p 116.
1021
Ibid.
1022
Sur la question du placement, on peut lire avec profit l’article de Robert MARQUANT, « Les bureaux de
placement en France sous l’Empire et la Restauration. Essais d’établissement d’un monopole », Revue
d’Histoire économique et sociale , tome 40, 1962, p 200-237.
1023
Georges BOURGIN, op. cit., p 116-117.
1024
Ibid., p 117.
193
Un contrôle plus strict de la main d’œuvre avec le « code Mangin »
(1830)
Après l’expérience libérale de 1825, le Syndicat de la Boucherie de Paris est rétabli
par une ordonnance royale en octobre 1829. Le 25 mars 1830, une ordonnance du préfet de
police, le « code Mangin », réglemente précisément l’exercice de la profession de boucher à
Paris. Les moyens de contrôle sur les ouvriers, notamment dans les abattoirs, mais aussi chez
les bouchers détaillants, se trouvent fortement augmentés. « L’ordonnance du 25 mars 1830
enjoint aux étaliers et garçons bouchers de se munir du livret dans les trois jours de leur
arrivée à Paris, de déposer dans la huitaine leur livret chez le commissaire de police qui les
gardera. Les étaliers qui auront deux mois de séjour chez un boucher ne pourront, en le
quittant, se placer, chez un autre boucher qu’en laissant cinq étaux d’intervalle. Pour se
placer, l’étalier et le garçon boucher étaient tenus de présenter le congé écrit de leur ancien
patron. Toute coalition était interdite. A l’abattoir défense de dégrader les murs, de fumer, de
coucher dans les échaudoirs, de jouer à des jeux de hasard. L’usage de faire traîner les
voitures par des chiens était interdit ; cependant il persista encore à Paris1025 ».
Non seulement les employés de la boucherie sont soumis au livret ouvrier, mais de
plus le placement n’est absolument pas libre et se trouve étroitement contrôlé par le Syndicat.
Alors que l’industrie du placement est libre sous la Restauration pour la plupart des
professions, les bouchers font partie de ces métiers régis par des ordonnances spéciales, tout
comme les ouvriers en filature et tissus de coton (20 août 1814), les chapeliers (21 décembre
1816, 25 mars 1818, 12 juillet 1818), les boulangers (13 avril 1819, 27 mai 1827) et les
domestiques (21 février 1825, 1er juillet 1829)1026. Effectivement, l’ordonnance du 25 mars
1830 soumet les garçons bouchers à des règles de placement spécifiques. Cela confirme le
poids du Syndicat dans le contrôle de la main d’œuvre. La question du placement gratuit sera
de nouveau posée au moment de la révolution de 1848.
Pour montrer que la spécialisation du personnel commence dès le début du XIXe
siècle, Hubert Bourgin souligne l’intérêt de la distinction opérée par le code Mangin entre les
étaliers et les garçons bouchers, « c’est-à-dire les individus affectés au service de l’étal et au
commerce de détail, et les individus affectés au service de l’abattoir ; mais cette spécialisation
n’est pas rigoureuse, et, à côté des étaliers et des garçons bouchers, il y a les « doubles
mains », qui font à la fois le service de l’étal et le service de l’abattoir 1027 ». En se basant sur
une note présentée en 1830 par Riom, Hubert Bourgin affirme que « dès ce moment même, le
commerce de détail de la boucherie comporte une division du travail entre le personnel
préposé au débit de la viande (étalier, second, troisième) et le personnel préposé à la recette
(caissière)1028 ».
Henry Matrot donne les termes techniques de cet univers de la boucherie qui se
spécialise rapidement. Pour lui, la hiérarchie du métier se décompose ainsi en 1818: un chef
étalier, un « maître garçon à deux mains » (étal et échaudoir), un second d’étal, un second
1025
Emile LEVASSEUR, op. cit., p 558.
1026
Georges BOURGIN, « Contribution à l’histoire du placement et du livret en France », Revue politique et
parlementaire, tome 71, n°211, janvier 1912, p 119-120.
1027
Hubert BOURGIN, op. cit., p 102.
1028
Ibid.
194
d’échaudoir et le menu fretin, surnommés les « ramasseux d’allonges » (terme péjoratif pour
désigner les simples commis, les allonges étant les crochets qui servent à suspendre les
quartiers de viande). La journée type s’organise ainsi : le maître garçon et le second d’étal
séparent les viandes à l’ouverture de l’étal ; le déjeuner est pris en famille à midi ; le maître
garçon et le second d’abattoir partent à l’abattage l’après-midi. Henry Matrot a cette formule
pittoresque : « Le chef étalier s’ét ablit, le second d’étal devient chef, tandis que le maîtregarçon reste et devient vieux maître-garçon. Pourquoi ? Les hommes de corvée dans les
abattoirs étaient tous d’anciens maîtres-garçons 1029 ».
La question du placement des ouvriers entre 1848 et 1852
Le Syndicat de la Boucherie de Paris s’occupe du placement des bouchers depuis
1804, mais ce service de « placement administratif » est facultatif. Il existe peut-être des
bureaux de placement privés pour les bouchers dans Paris, mais nous ne les connaissons
pas1030. Un des problèmes communs à toute la classe ouvrière, c’est le prix que coûte cette
prestation, outre les abus fréquents dénoncés chez les placeurs. La Seconde République ne
peut donc pas rester insensible à ce problème. Georges Bourgin retrace avec rigueur les
enjeux de l’organisation du placement en 1848.
Dès la fin de la monarchie de Juillet, des « initiatives diverses se déclarèrent en faveur
d’une organisation du placement : M. de Molinari, dans le Journal des Economistes1031, en
1846, le citoyen Adolphe Leullier, dans un mémoire au Conseil général de la Seine, de la
même date1032, demandèrent l’institution à Paris d’une Bourse du Travail qui remplirait ce
but. Leullier revint à la charge au mois de mars 1848, dans un mémoire adressé à la
Commission du Luxembourg et au Comité du Travail de l’Assemblée nationale, montrant que
la Bourse permettrait ce qu’il appelait, d’une expression heureuse, « la mobilisation du
travail ». En juillet 1848, l’architecte Charles Duval dressait les plans et devis d’un pr ojet de
Bourse du Travail et l’adressait au préfet de police Ducoux, choisi par le général Cavaignac
après les journées de juin. C’est averti par les mémoires et projets précédents que Ducoux, élu
député, déposa, en 1851, sur le bureau de la Législative, un projet de loi portant institution à
Paris d’une Bourse de Travail qui contiendrait les bureaux de placement 1033. Antérieurement,
1029
Henry MATROT, Vieux Souvenirs sur les associations syndicales et mutuelles et les anciennes pratiques
professionnelles de la corporation de la boucherie, 1935, p 46. Archives du Monde du Travail, 158 AQ 1,
dossier n°5.
1030
Dans l’almanach de la Boucherie de 1848, une publicité signale un bureau de placement pour les étaliers et
garçons bouchers situé au n°7, rue des Deux Ecus. Nous ne savons pas s’il s’agit d’un bureau privé ou du
bureau de placement rattaché au Syndicat de la Boucherie. Almanach du commerce de la Boucherie, 1848.
BNF, V 27641.
1031
Gustave de Molinari (1819-1912), directeur du Journal des Economistes jusqu’en 1909, est un économiste
libéral belge, considéré par Murray Rothbard comme le premier anarcho-capitaliste, notamment pour avoir
proposé la mise en concurrence des gouvernements. Murray ROTHBARD, An Austrian Perspective on the
History of Economic Thought, 1995, tome II, p. 453. Un rameau libéral original « se cristallise autour de
l’économiste Adolphe Blanqui et s’exprime dans le Journal des Economistes, fondé en 1841. La réflexion qui
s’amorce met en question la société industrielle telle que l’Angleterre en offre le spectacle avec sa misère
chronique et ses dépressions périodiques ». Jeanne GAILLARD, « La petite entreprise en France au XIXe et au
XXe siècle », in Commission internationale d’Histoire des mouvements sociaux et des structures sociales,
Petite entreprise et croissance industrielle dans le monde aux XIXe et XXe siècles, CNRS, 1981, tome 1, p 147.
1032
P. DELESALLE, « Un précurseur des Bourses du Travail : Adolphe Leullier », Revue socialiste, syndicaliste
et coopérative, 15 juillet 1911, p 35-45.
1033
Répertoire du droit administratif, tome XXV, p 99.
195
le Gouvernement provisoire avait décrété, le 8 mars 1848, l’établissement d’un bureau gratuit
de renseignements concernant le travail dans chaque mairie de Paris ; puis le prédécesseur de
Ducoux, Caussidière, avait supprimé, du 25 mars au 29 avril 1848, les bureaux de placement
de sept professions importantes, confiant le placement soit aux associations ouvrières, soit à
des préposés nommés par les ouvriers1034. Mais un jugement du 1er février 1849 déclara illégal
l’arrêté préfectoral, pris en violation de la loi des 2-17 mars 1791, et une enquête ouverte en
1849 par la préfecture de police avait conclu au rétablissement officiel des bureaux de
placement1035. Ainsi, cette période révolutionnaire, qui s’était ouverte sous les auspices de
l’organisation du travail et des travailleurs, aboutissait, en matière de placement, à un
avortement lamentable : libre carrière allait être donnée au Second Empire, tant que les forces
ouvrières ne seraient pas capables d’imposer au gouvernement un statut précis sur le
placement1036 ».
Il ne faut surtout pas surestimer l’impact du décret du 8 mars 1848, qui institue un
« bureau gratuit de renseignements » dans chaque mairie de Paris, « avec tableaux statistiques
des offres et demandes de travail », pour faciliter les relations entre les demandeurs et les
« offreurs d’emploi ». Il s’agit simplement de deux registres en libre accès, l’un pour les
demandes d’emploi et l’autre pour les offres (avec le salaire offert et les conditions
exigées)1037. Par contre, Georges Bourgin oublie de signaler les travaux de la commission du
gouvernement créée le 28 février 1848 pour les travailleurs, la fameuse commission du
Luxembourg. Des projets de réglementation de l’industrie du placement existaient mais les
travaux de la commission ont été interrompus par le coup d’Etat du 2 décembre 1851 1038.
« Dès le mois de janvier 1852, une Commission d’enquête nommée par le ministre de
l’Agriculture et du Commerce, utilisant les travaux de 1851, adoptait, en matière de bureaux
de placement, le système de l’autorisation préalable, conforme aux traditions impériales, et la
législation impériale était tout entière reprise par le décret du 25 mars 18521039 ». Ce décret
place les bureaux de placement privés sous le « contrôle » de la municipalité. A Lyon, le
contrôle est effectué par le préfet du Rhône et à Paris par le préfet de police1040. En fait, pour
obtenir la permission de s’installer comme placeur, il suffit d’avoir une bonne moralité,
attestée par les autorités locales. Pour limiter certains abus, le décret du 25 mars 1852 prévoit
que le droit d’inscription doit être inférieur à 50 centimes : ce droit sera supprimé par une
ordonnance du 16 juin 18571041. En 1900, le président du bureau municipal de placement
gratuit du XVe arrondissement de Paris considère que ce décret de 1852 va encourager une
solidarité excessive entre les placeurs et la police, les placeurs devenant de véritables
1034
Selon Savoie, secrétaire de la fédération CGT de l’alimentation, le préfet de police interdit le 29 mars 1848
le placement privé pour certaines professions, notamment l’alimentation. A. SAVOIE, Les bureaux de
placement, leur origine, leur Histoire, leur suppression, 1913, 39 p.
1035
Répertoire du droit administratif, tome XX, p 2 (Louage de travail).
1036
Georges BOURGIN, « Contribution à l’histoire du placement et du livret en France », Revue politique et
parlementaire, tome LXXI, n°211, janvier 1912, p 123.
1037
M. FELIX et E. RAIGA, Le régime administratif et financier du département de la Seine et de la ville de
Paris, Rousseau, 1922, p 472.
1038
Office du Travail, Le placement des employés, ouvriers et domestiques en France, Enquête de 1892, p 117.
BA, 21365.
1039
Georges BOURGIN, op. cit., p 124.
1040
A Paris, l’ordonnance de police du 5 octobre 1852 réglemente l’ouverture et la tenue des bureaux de
placement.
1041
Article « Bureaux de placement », La Grande Encyclopédie, H. Lamirault, 1885-1902, tome 8, p 449.
196
indicateurs sur la population laborieuse1042. En effet, qui mieux qu’un placeur connaît les
éléments instables et mutins d’une profession, puisque c’est à son bureau que vient frapper
tout travailleur qui se retrouve sans ouvrage ?
Le livret ouvrier pendant la Seconde République et le Second Empire
« Les livrets d’ouvriers étaient autrefois obligatoires dans toutes les professions, nul ne
pouvait exercer un métier s’il n’était porteur d’un livret. Le premier livret était remis à
l’ouvrier sur la présentation de son acquit d’apprentissage indiquant qu’il était libre de tout
engagement1043 ». Par ces quelques lignes, Henry Matrot nous rappelle que depuis 1803, les
bouchers sont soumis au régime du livret ouvrier comme la majorité des travailleurs au XIXe
siècle. La Seconde République a-t-elle atténué les rigueurs de cette surveillance
administrative humiliante?
L’usage obligatoire du livret s’était assoupli sous la monarchie de Juillet : il n’était
plus exigé que des ouvriers voyageant1044. « La Cour de Cassation avait même déclaré
illégaux, par des arrêts des 9 janvier 1835 et 22 février 1840, des arrêtés du préfet de police et
de quelques maires punissant de peines de simple police les patrons qui recevraient des
ouvriers sans livret. Cette décadence de l’institution avait frappé les législateurs bourgeois de
18511045 ». Dès 1848, le caractère de contrôle policier du livret ouvrier « se raviva avec la
réaction politique et sociale qui suivit les journées de juin : une circulaire de l’intérieur, du 6
octobre 1848, rappelant les lois du 28 mars 1792 et du 10 vendémiaire an IV, qui défendaient
aux citoyens de sortir du département et du canton sans passeport, admit que le livret luimême ne suffisait pas et que des passeports seraient exigés des ouvriers en congé,
particulièrement de ceux qui se rendaient à Paris. Le Second Empire allait consolider le
système1046 ».
Des philanthropes s’étaient émus que certains patrons gardaient chez eux les livrets « à
des conditions contraires à la liberté », et que « les mentions inscrites sur le livret par les
patrons empêchaient fréquemment les ouvriers de se placer ailleurs. C’est pour répondre à ces
plaintes des ouvriers que la loi du 14 mai 1851, modifiant la loi de germinal an XI (1803), en
ce qui touche les avances, spécifia que leur non-remboursement ne justifierait plus désormais
à lui seul la retenue du livret. Mais la loi de 1851 n’a point les visées policières de celle du 14
mai 1854, qui exigea le livret pour l’inscription sur les listes électorales de la prudhomie,
l’imposa pour le placement, de façon à assujettir à l’obligation l’ouvrier qui travaillait sous
plusieurs patrons, et interdit l’inscription d’annotations qualitatives sur le livret. Le décret du
30 avril 1855 aggrava le système en autorisant les préfets à prendre toutes mesures pour
l’exécution de la loi, et en vertu de ce décret, à Paris, on obligea les ouvriers à faire viser dans
les huit jours de leur arrivée leur livret à la préfecture de police1047 ». Voué à une lente
disparition après 1870, le livret ouvrier devient facultatif avec la loi du 2 juillet 1890. Il reste
cependant obligatoire pour les employés mineurs. En 1898, le Syndicat général de la
Boucherie Française discute pour savoir s’il est souhaitable d’inscrire le rétablissement du
1042
L. DARD et L. TESSON, Etude sur les bureaux de placement, Oberthur, 1900, p 18. BHVP, 941 667.
1043
Henry MATROT, Vieux Souvenirs, 1910, p 50.
1044
Répertoire du droit administratif, tome XIX, pp 570-571.
1045
Georges BOURGIN, op. cit., p 124.
1046
Ibid., p 123-124.
1047
Ibid., p 124.
197
livret ouvrier parmi les vœux de la corporation. Cette demande n’est finalement pas inscrite
dans la liste des souhaits des patrons bouchers1048.
Chez les bouchers, le livret semble davantage perçu comme un élément valorisant, une
sorte de rite de passage qui marque l’entrée dans la vie active, que comme un instrument
répressif de surveillance administrative. Visiblement, Henry Matrot évoque avec émotion le
souvenir des livrets ouvriers. « Je possède le livret d’ouvrier de mon grand-père, qui lui fut
délivré sous Louis XVI en 1786, celui de mon père, qui lui fut délivré en 1820, et le mien qui
me fut délivré à l’abattoir Popincourt en 1846, celui de mon grand-père et celui de mon père
ont des couvertures en parchemin, ce qui semblerait avoir donné raison à ceux qui
prétendaient que les livrets étaient les parchemins de l’ouvrier ; le mien est un vulgaire
cartonné qui m’a été remis par le Préposé de Police de l’Abattoir Popincourt. Nous nous
présentions quatre apprentis le même jour et sur convocation ; en ce bon vieux temps la chose
avait son importance, le Préposé de Police revêtu de son uniforme bleu de ciel avec la corne
d’abondance brodée argent au collet, nous remit nos livrets en nous déclarant que sa
possession nous donnait le droit de prendre le titre de garçon boucher1049 ; cette demisolennité a réveillé en moi une pointe d’orgueil professionnel que je n’ai jamais
oubliée1050 ! ». Comme souvent, une gravure d’Albert Feuillastre illustre cet épisode.
Henry Matrot compare ensuite les livrets des trois générations. « L’étude de ces trois
livrets est vraiment très curieuse et démontre par le nombre toujours croissant des articles de
loi, que plus la liberté fait de progrès plus il faut la réglementer ! ». Ce commentaire naïf
pourrait nous faire croire que l’auteur constate la nécessaire régulation de l’économie
capitaliste par l’Etat. Un tel propos n’est finalement pas surprenant dans la bouche d’un
ancien responsable syndical et mutualiste. Si certains de ses jugements sont déroutants, on ne
peut guère soupçonner Henry Matrot d’une quelconque sympathie pour le corporatisme
d’Ancien Régime 1051.
Ce troisième chapitre était nécessaire pour présenter clairement le cadre réglementaire
dans lequel évoluent les bouchers parisiens au début du XIXe siècle. Les contraintes pesant
sur le commerce de la viande sont fortes, tant au niveau de l’approvisionnement en bestiaux,
de l’abattage que de la vente sur les marchés. De même, la tutelle administrative sur les
bouchers se fait lourdement sentir, au niveau de la gestion de la main d’œuvre (avec les
contraintes pesant sur le placement et le livret ouvrier) et au niveau de la méfiance des
autorités pour les associations de secours mutuels (dont le financement est étroitement lié à
l’existence de la Caisse de Poissy). Par contre, en ce qui concerne les contrôles sanitaires et la
répression des fraudes commerciales, la tutelle de l’Etat est faible jusqu’en 1858, le Syndicat
étant en fait chargé de l’autodiscipline de la profession (comme sous l’Ancien Régime). Le
maintien du cortège du Bœuf gras et de l’image négative des bouchers sont deux aspects plus
anecdotiques, qui montrent néanmoins les continuités depuis l’Ancien Régime jusqu’au
Second Empire. Maintenant que les cadres structurels sont posés, je peux évoquer l’évolution
des rapports entre les bouchers et l’Etat entre 1811 et 1858.
1048
Journal de la Boucherie de Paris, 23 octobre 1898. BNF, Jo A 328.
1049
La réglementation de l’apprentissage change avec la loi du 22 février 1851. Pour plus de détails, on peut
consulter Etienne MARTIN SAINT-LEON, Histoire des corporations de métiers, Félix Alcan, 1922, p 646.
1050
1051
Henry MATROT, op. cit., p 50.
Quand il évoque le livret ouvrier de son grand-père en 1786, il note : « C’était le temps des jurandes e t des
maîtrises, c’est-à-dire du despotisme ». Ibid.
198
CHAPITRE 4 : LE DELITEMENT PROGRESSIF DU
MONOPOLE DES BOUCHERS (1811-1858)
Maintenant que les grands cadres du marché parisien de la viande ont été posés, nous
pouvons retracer la succession des luttes et des débats qui agitent la communauté des
bouchers de Paris. De la restauration de la corporation en 1811 à sa suppression en 1858, il
faut bien reconnaître que les revers vont se succéder et que le monopole des bouchers est
progressivement rogné par les pouvoirs publics, sous la pression de la demande populaire en
viande toujours plus forte et sous la pression des partisans du libéralisme économique. Tout
en essayant de se battre sous la Restauration pour une application la plus stricte possible du
décret de 1811, les bouchers subissent une première offensive libérale entre 1825 et 1829
(sous le ministère Villèle). Après une accalmie au début de la monarchie de Juillet, les
rapports deviennent assez tendus pendant le « moment Guizot » (1840-1848). La Seconde
République marque le début de la mort annoncée du privilège corporatif des bouchers car le
monopole des bouchers sédentaires se trouve sérieusement entamé par une série de mesures
en 1848-1849 (réforme des droits d’octroi, avantages accordés aux forains sur les marchés,
ouverture d’une vente en gros à la criée, création d’une Boucherie centrale des hôpitaux) et
surtout, les autorités lancent diverses enquêtes (enquête municipale de 1850, enquête
parlementaire de 1851) qui permettent de préparer les modalités de la suppression de la Caisse
de Poissy et de la libéralisation définitive du commerce de la viande à Paris. Après avoir testé
la solution de la taxation en 1855, le Second Empire se résout en 1858 à abolir tout l’édifice
réglementaire édifié depuis 1811 : les bouchers perdent leurs privilèges corporatifs.
1) VEILLER A LA STRICTE APPLICATION DU DECRET DU 6 FEVRIER 1811
A partir du décret du 6 février 1811 qui restaure la caisse de Poissy et rétablit les
privilèges de la corporation, les bouchers ne devraient plus avoir aucune raison de se plaindre
aux autorités. Ils ont obtenu satisfaction à l’essentiel de leurs revendications. Mais c’est
l’application du décret qui va maintenant poser problème. Les bouchers de Paris ne vont
cesser d’harceler les pouvoirs publics pour exiger une application pleine et entière, la plus
stricte possible, des mesures mises en place en 1811. La corporation doit aussi veiller à lutter
contre les partisans du libéralisme économique, qui vont réussir à déstabiliser les privilèges
corporatifs dès 1822, mais surtout entre 1825 et 1829.
199
a) Le fonctionnement du syndicat de la Boucherie entre 1811 et
1825
Comment fonctionne concrètement le Bureau de la Boucherie mis en place en 1802,
qui devient le syndicat de la Boucherie de Paris en 1811 ? « Trente marchands bouchers
choisis par le préfet de police sont électeurs (renouvelés par tiers chaque année). Ils sont
convoqués par le préfet de police tous les ans en décembre pour élire un syndicat de six
membres, puis de sept membres après octobre 1829 (1 syndic et 6 adjoints). Le syndic a voix
prépondérante et est élu pour un an. Les adjoints sont élus pour trois ans, renouvelés par tiers
chaque année. Le syndicat est chargé de la police des marchés aux bestiaux, halles et marchés
à la viande. Le syndicat se réunit tous les mardi et vendredi de chaque semaine, pour régler les
affaires de la boucherie et concilier les différends. Le syndicat reçoit du Tribunal de
commerce toutes les causes rattachées à la boucherie1052 ». Concernant le mode de
désignation des dirigeants du syndicat, Louis Lazare souligne avec raison – en 1849 – son
caractère peu démocratique : « Quoique ces nominations aient été faites sous l’empire
d’ordonnances surannées, et seulement par une trentaine d’électeurs choisis par le Préfet de
police sur une liste de soixante bouchers proposés par le syndicat, elles paraissent néanmoins
avoir obtenu l’assentiment général 1053 ». Malheureusement, nous ne savons rien sur le mode
de financement du syndicat, à part le fait qu’il provient sans doute essentiellement – voire
exclusivement – des intérêts des cautions obligatoires versées par les bouchers et détenues par
la caisse de Poissy1054.
A partir de 1806, les bouchers publient assez régulièrement un almanach annuel, qui
s’intitule Tableau des marchands bouchers de Paris entre 1808 et 1818 puis Almanach du
commerce de la Boucherie de Paris entre 1821 et 1862, avant de devenir l’Annuaire de la
Boucherie de Paris après 1865. Cet almanach indique la composition du syndicat, les
membres de la caisse de Poissy, la liste des bouchers de Paris et de la banlieue, des
statistiques sur le commerce des bestiaux et rassemble les principaux textes réglementaires
concernant ce commerce. Il permet d’appréhender tous les problèmes quotidiens des
bouchers.
Ainsi, l’almanach de 1806 nous fournit des détails concrets : le siège du Bureau de la
Boucherie est situé à la Halle aux veaux ; le Bureau est ouvert chaque mardi de 12h à 15h.
Outre le syndic et ses adjoints, le Bureau fonctionne avec un secrétaire1055, un concierge et un
huissier attaché aux bouchers. Les membres du Bureau se réunissent tous les vendredi après la
vente des veaux1056.
Louis GOYARD, « Origine et développement des sociétés de secours mutuels », Bulletin mensuel de la
Société de prévoyance et de secours mutuel de la boucherie de Paris (les Vrais Amis), mai 1887.
1052
1053
Louis LAZARE, « Syndicat de la Boucherie de Paris », La Revue municipale, 1er janvier 1849, p 131.
1054
Disposant du bilan comptable du Syndicat pour 1847 et 1848, nous en évoquerons les recettes et dépenses en
1848.
1055
En 1806, le secrétaire du Bureau de la Boucherie est Pierre Ortillon, agent de commerce, qui a rédigé
plusieurs mémoires sur la boucherie parisienne en 1801-1802. En 1813, Pierre Ortillon est toujours agent de
commerce, secrétaire du Syndicat de la Boucherie, préposé au placement des étaliers. Cela confirme les
informations fournies par le baron Pasquier dans son rapport de 1810 sur les bureaux de placement.
1056
Almanach du commerce de la boucherie pour l'an 18O6, contenant les noms des membres du bureau du
commerce de la boucherie, les noms, prénoms et demeures des marchands bouchers de Paris, l'année de leur
admission, les arrêtés du gouvernement et les ordonnances de police concernant ce commerce, l'indication des
marchés, l'établissement de la caisse du cautionnement, terminé par l'état nominatif des bouchers des
communes rurales du ressort de la préfecture de police de Paris. BNF, V 27623.
200
Les almanachs de 1811 et de 1813 permettent de comparer l’évolution des trois classes
de cautionnement de bouchers1057. Les chiffres de 1811 peuvent être comparés à ceux de l’état
nominatif de 18021058. On obtient le tableau suivant :
Tableau 2 : Evolution des effectifs des 3 classes de bouchers entre 1802 et 1813
1802
1811
1813
e
136
123
117
- 19
e
252
211
203
- 49
3 classe (1000 F)
e
187
142
124
- 63
Total
575
476
444
- 131
1 classe (3000 F)
2 classe (2000 F)
Ce sont les bouchers les plus riches, ceux de première classe (versant une caution de
3000 F), qui ont le moins souffert, alors que la diminution est très nette pour la troisième
classe de boucher (caution de 1000 F). Cela signifie que les petits bouchers ont beaucoup
plus souffert que les autres de la politique restrictive mise en place depuis 1802. Il semble
donc évident que le Syndicat de la Boucherie, avec la complicité de la préfecture de police,
mène une politique plutôt favorable aux « gros bouchers », appartenant à la première classe de
cautionnement.
Ce qui est certain, c’est que le Syndicat de la Boucherie de Paris prend grand soin
d’afficher son soutien au régime en place et aux valeurs monarchiques et catholiques. Pour
s’en convaincre, il suffit de suivre les dépenses « extraordinaires » engagées par le Syndicat
entre 1811 et 1824, dont nous avons connaissance du fait que l’autorisation du préfet de
police est nécessaire pour toutes ces dépenses ponctuelles qui sortent des attributions
officielles prévues par la loi1059. Rappelons que le contrôle du préfet de police sur les comptes
du Syndicat et de la caisse de Poissy a du être beaucoup plus tatillon après 1813 à cause des
conséquences du scandale Delatour-Egligny.
En février 1813, le Syndicat de la Boucherie propose d’offrir des chevaux de cavalerie
1060
à l'empereur
. Lors de l’assemblée générale du 12 février 1813, il apparaît que le Syndicat
ne peut pas utiliser les fonds de réserve de la caisse et qu’une collecte est difficile à organiser,
donc un don patriotique est décidé, avec une cotisation individuelle prélevée sur chaque
boucher. Cette cotisation est proportionnelle à la caution : 40 F pour les bouchers de première
classe, 30 F pour ceux de seconde classe, 20 F pour la troisième classe. Les fonds sont versés
au Bureau de la Boucherie tous les jours entre 10h et 15h (sauf le dimanche), entre le 15 et le
28 février 1813. Un registre alphabétique des déposants est tenu. Finalement, le Syndicat peut
offrir en avril 1813 vingt chevaux de cavalerie équipés à l’empereur 1061.
Les gestes d’allégeance au pouvoir se multiplient sous la Restauration. En juillet 1816,
un buste de Louis XVIII est inauguré dans le Bureau de la Boucherie et les syndics sont
1057
Tableau des marchands bouchers de Paris, 1811 et 1813. BNF, V 27624 et V 27625.
1058
Préfecture de Police de Paris, Etat nominatif des bouchers de Paris, Imprimerie Lottin, 15 frimaire an XI
(1802). Archives de la Préfecture de Police de Paris, DB 400.
1059
Archives de la Préfecture de Police de Paris, DA 365, dossier n°2 : « Dépenses diverses imputées sur les
intérêts des cautionnements. »
1060
Le contexte militaire étant alors très critique, on peut se demander s’il s’agit d’un cadeau volontaire ou d’un
don forcé.
1061
Archives de la Préfecture de Police de Paris, DA 365, dossier n°2.
201
conviés au mariage du duc de Berry. En juin 1823, le préfet autorise la caisse de Poissy à
donner 3 000 F au syndic pour la souscription qui sert à l’acquisition du château de
Chambord. En octobre 1824, la somme de 2 033 F est accordée pour un service solennel à
Notre-Dame de Paris pour le repos de l’âme de Louis XVIII 1062. En décembre 1824, le
Syndicat lance une souscription de 500 F pour financer un monument religieux à la mémoire
des victimes de Quiberon1063.
Non seulement le Syndicat soigne ses relations avec le régime en place, mais il
participe aussi au regain catholique du moment, en encourageant des manifestations
religieuses corporatistes, comme la messe pour les bouchers défunts, qui rappellent les
cérémonies des confréries d’Ancien Régime. En mars 1817, le Syndicat obtient l’autorisation
de financer avec les intérêts des cautions une messe funèbre pour le repos des bouchers
défunts1064.
Ces aspects symboliques sont importants car ils prouvent le sentiment de solidarité
présent dans le métier. Le Syndicat montre son attachement aux valeurs monarchiques et
catholiques, sans doute partagées par la majorité des bouchers de l’époque. Le Syndicat
défend des valeurs communes mais surtout il doit défendre les intérêts du métier face aux
professions périphériques : bouchers forains, charcutiers, tripiers, marchands de cuir, fondeurs
de suif, herbagers…
b) Les bouchers face aux professions voisines
Nous ne revenons pas sur la concurrence des bouchers forains, largement contenue
suite à l’ordonnance du 26 mars 1811 qui réserve les trois quarts des places au marché des
Prouvaires (Halle à la viande) aux bouchers réguliers de Paris.
Concernant la triperie, les bouchers vont pâtir du renforcement du cadre réglementaire
impérial. Nous avons vu qu’au XVIII e siècle, la triperie était un métier libre et surtout
féminin, dont les bouchers avaient peu à craindre. Hubert Bourgin résume ainsi la situation en
1789 : « La vente des tripes crues est retenue par la boucherie ; la cuisson des tripes est
monopolisée, non de droit, mais de fait, par des industriels peu nombreux ; enfin, la vente des
tripes cuites est presque entièrement faite par des revendeuses1065 ». Une ordonnance de
police du 25 brumaire an XII (novembre 1803) réserve aux tripières la vente et la préparation
des tripes1066. « On voulait remédier à un mal très réel, empêcher les bouchers de cuire dans
leur boutique et éviter la corruption de la chair fraîche, occasionnée par l’odeur des tripes et la
négligence que ce mélange semblait autoriser1067 ». Mais les bouchers empiètent encore en
1812 sur la triperie : « Au mépris de l’article 8 des lettres patentes du 1 er juin 1782 et de
l’ordonnance de police du 25 brumaire an XII, des bouchers retiennent et débitent, dans leur
commerce, une partie des issues des bestiaux qu’ils font abattre 1068».
1062
Ibid.
1063
En juin 1795, des émigrés royalistes ont tenté un débarquement à Quiberon, qui a échoué.
1064
Archives de la Préfecture de Police de Paris, DA 365, dossier n°2.
1065
Hubert BOURGIN, op. cit., p 57.
1066
Ibid., p 58.
1067
Emile LEVASSEUR, op. cit., p 235.
1068
Ordonnance de police du 28 mai 1812 concernant la vente, la préparation et la cuisson des tripes. Collection
officielle des ordonnances de police, tome I, p 574.
202
L’ordonnance de police du 28 mai 1812 clarifie définitivement la situation, au
détriment des bouchers : « En 1812, quand le décret sur les établissements insalubres eût mis
les triperies sous la juridiction du préfet, celui-ci en profita pour réviser sa législation. La
défense fut renouvelée à l’égard des bouchers. Ils durent, tous les jours, vendre leurs issues et
les livrer immédiatement, les issues rouges à la triperie, les issues blanches à l'entrepreneur de
la cuisson qui les remettait toutes préparées à la tripière. Si celle-ci refusait de les accepter,
l’entrepreneur les faisait vendre aussitôt aux frais de la prenante. La tripière tombait aussi
dans la main de l’administration 1069 ».
Le marché aux tripes était installé dans la rue au Lard, « où il est resté jusqu’au 4 avril
1818, date de sa réunion au marché des Prouvaires. Après plusieurs déplacements, les
marchés à la vente en gros et à la vente au détail des issues se sont trouvés réunis dans le
pavillon 5 des Halles1070 ».
Il faut apporter une petite explication technique de vocabulaire : « Les issues rouges
des bestiaux se composent du cœur, du foie, de la rate et des poumons de bœuf, vache et
mouton. Les issues blanches se composent : celles de bœuf ou vache, des quatre pieds avec
leurs patins, de la panse, de la franche-mule, des feuillets avec l’herbière, des mufles, palais et
mamelles1071 ; les issues de mouton, de la tête avec la langue et la cervelle, des quatre pieds,
de la panse et de la caillette1072».
Alors que les bouchers obtiennent satisfaction contre les forains en 1811, ils perdent
du terrain face à la triperie en 1812. Concernant le commerce des cuirs, certains bouchers
parisiens salent et emmagasinent les cuirs, mais ils « ont trouvé contre eux l’opposition active
des marchands de cuirs1073 ». Pendant tout le début du XIXe siècle, la corporation des
bouchers aura le projet d’acheter et de gérer une Halle aux cuirs pour résister aux prix
imposés par les marchands de cuirs, mais ces multiples projets ne rencontreront jamais un
soutien suffisant de la part des autorités locales. Il faut attendre 1841 pour que le Syndicat de
la Boucherie achète un dépôt pour les cuirs et patienter jusqu’en 1848 pour que
l’administration autorise le financement des appointements du préposé sur les deniers de la
caisse de Poissy. En 1784, lors de travaux au marché des Innocents, la Halle aux cuirs de la
boucherie de Beauvais avait été transférée « à la rue Mauconseil, à l’emplacement du théâtre
de l’hôtel de Bourgogne 1074 ». « Deux hangars, séparés par un passage, furent construits par
Dumas. Une couverture mobile fut réalisée en 1824 par Molinos. Un projet de reconstruction
assez monumental fut proposé en 1828, puis un autre plus modeste en 1833. La halle aux
cuirs fut finalement transférée au faubourg Saint-Marcel en 18661075».
1069
Emile LEVASSEUR, op. cit., p 235.
1070
Léon BIOLLAY, Les anciennes Halles de Paris, 1877, p 55.
1071
Les quatre compartiments de l’estomac sont appelés vulgairement herbière, panse, feuillet et franche-mule.
En 1888, la tétine de vache fait partie des abats rouges selon L. KNAB, « Boucherie », La Grande
Encyclopédie, Lamirault, 1888, tome VII, p 550.
1072
Article 258 de l’ordonnance de police du 25 mars 1830. Annexes de l’enquête législative de 1851, p XLVI.
Archives de Paris, D6Z5.
1073
Hubert BOURGIN, op. cit., p 59.
1074
Bertrand LEMOINE, Les Halles de Paris, L’Equerre, 1980, p 30. Pierre Lavedan écrit également : « En
1784 encore, une nouvelle Halle aux cuirs moins loin, rue Mauconseil, entre la rue Saint-Denis et la rue
Montorgueil, sur le terrain de l’ancienne Comédie Italienne. Même architecte, Dumas ». Pierre Lavedan,
Histoire de l’urbanisme à Paris , Hachette, 1975, p 291.
1075
Bertrand LEMOINE, op. cit., p 223. Sur les projets de reconstruction de la Halle aux cuirs, plans, coupes et
élévations, Bertrand Lemoine renvoie aux Archives Nationales, F 21/1901-1902.
203
Enfin, à aucun moment de la période révolutionnaire au sens large, entre 1789 et 1815,
« l’industrie des suifs, c’est-à-dire la fonte et la vente des suifs, n’a constitué une industrie
complètement indépendante, servie par un personnel d’industriels spécialisés ; mais elle n’a
pas été non plus constamment et régulièrement rattachée au métier de boucher : une partie
seulement, et relativement peu considérable, des bouchers avaient un fondoir annexé à leur
établissement1076 ».
Puisque nous évoquons les métiers proches de la boucherie, nous ne pouvons pas
ignorer le sort réservé aux charcutiers : « La charcuterie eut aussi ses règlements. Le porc frais
ne put être vendu qu’au marché des Prouvaires où quarante étaux lui étaient réservés. Ceux-ci
furent occupés par les marchands en gros désignés sous le nom de « gargots », qui vendirent
aux charcutiers ; grâce à la réglementation, quarante fournisseurs eurent de fait le monopole
presque entier de l’approvisionnement des porcs (ordonnance du 24 avril 1804). En 1811, la
police, se renfermant mieux dans les véritables limites de ses attributions, interdit aux
charcutiers, comme aux bouchers, les étalages repoussants de viande qui pendait jusque sur le
pavé ; défendit aux charcutiers de faire usage de vases en plomb ou en poterie vernissée, de
sel de morue, de varech ou de sel des salpêtrières (ordonnance du 29 janvier 1811). Le préfet
entrait dans les plus minutieux détails sur la construction des caves, cuisines et boutiques, et
montrait plus d’exigences encore à l’égard des charcutiers qu’il n’avait fait, en 1803, à l’égard
des bouchers. Il y avait peut-être quelque luxe de précautions, mais du moins le principe de la
concurrence restait sauf1077 ». Outre les contraintes d’abattage, Bertier de Sauvigny note que
la charcuterie n’a pas connu toutes les vicissitudes administratives de la boucherie entre 1811
et 1858. Paris compte 308 charcutiers en 1830 et environ 500 en 18581078. Les seules
obligations pour les grossistes-détaillants charcutiers était « de faire tuer dans le seul abattoir
spécialisé, du Roule, et de porter toutes les carcasses aux quarante places qui leur étaient
réservées au marché des Halles centrales. Quant aux simple détaillants, ils pouvaient, s’ils le
voulaient, acheter eux-mêmes des porcs dans les marchés autour de Paris et introduire les
animaux vivants dans la ville, mais ils devaient les faire sacrifier dans les trois abattoirs privés
autorisés1079. Mais il semble bien que la police n’ait pas pu éliminer l’ancienne pratique de
beaucoup de charcutiers qui opéraient dans leur cour ou leur cave1080 ».
c) Les bouchers face aux plaintes des herbagers
Une première incohérence du décret du 6 février 1811 est corrigée en 1813. La caisse
de Poissy n’était pas autorisée à faire de prêts pour le marché aux vaches grasses, sans doute
pour décourager la consommation de la viande de vache, réputée moins nutritive à l’époque
que celle de bœuf, mais surtout pour éviter l’abattage des femelles qui assurent la
reproduction de l’espèce. Cette exception injuste disparaît en 1813, suite aux plaintes des
marchands de vache : « Un nouveau décret du 15 mai 1813 ordonna qu’à l’avenir les prêts se
1076
Hubert BOURGIN, op. cit., p 59.
1077
Emile LEVASSEUR, op. cit., p 236.
1078
Louis GIRARD, Nouvelle Histoire de Paris : la Deuxième République et le Second Empire (1848-1870),
Hachette, 1981, p 220.
1079
Une ordonnance de police du 25 septembre 1815 précise les 3 abattoirs à porcs autorisés : rue du ChercheMidi (impasse des Vieilles-Tuileries), rue Carême-Prenant (actuelle rue Buchat) et rue Saint-Jean-Baptiste,
dans le quartier du Roule, en bordure de la voirie de la Pologne.
1080
Guillaume de BERTIER DE SAUVIGNY, Nouvelle Histoire de Paris : la Restauration (1815-1830),
Association pour la publication d’une histoire de Paris, Hachette, 1977, p 120.
204
feraient au marché aux vaches grasses aussi bien qu’à la halle aux veaux ; que, dans ces deux
établissements, ils auraient lieu sur simples bordereaux à huit jours d’échéance ; qu’ils
porteraient intérêt à 5% par an, et qu’enfin ils seraient recouvrables par voie de contrainte. Le
même décret étendit le privilège de la ville de Paris sur le prix des peaux et des suifs
appartenant aux bouchers1081».
Comme on peut facilement l’imaginer, les herbagers ont rapidement exprimé leur
mécontentement contre le système de la caisse de Poissy, reprenant ainsi l’habitude des
multiples pétitions de l’Ancien Régime. Après le retour de Louis XVIII sur le trône « dans les
fourgons de l’étranger », les propriétaires d’herbages adressent une pétition au roi en juillet
18141082. Leur critique ne vise pas les bouchers mais plutôt l’administration impériale : « Par
un simple décret du 6 février 1811, la ville de Paris a obtenu, à son bénéfice particulier, le
rétablissement de cette Caisse, et les herbages, devenus par cet acte arbitraire tributaires de la
capitale, sont assujettis à un impôt qui a fait diminuer de plus d’un cinquième la valeur
locative de ces biens, et par suite la matière imposable pour les besoins du
Gouvernement1083».
Fort habilement, les herbagers réutilisent les arguments de Louis XVI dans l’édit de
février 1776 portant suppression de la caisse de Poissy. Les dysfonctionnements de la caisse
sont également dénoncés : « Elle ne refuse point de crédit aux bouchers riches avec lesquels
les herbagers n’auraient aucun risque à courir sans son intervention ; mais il en est beaucoup
dont le crédit n’est pas proportionné à leurs besoins, d’autres dont les moyens sont faibles et
peu connus, qui n’en obtiennent point du tout, parce qu’il est dans l’intérêt de l’établissement
de faire le moins d’avance possible, vu le faible taux de l’intérêt de l’argent ; aussi arrive-t-il
souvent que les crédits ouverts aux bouchers ne sont plus dans la proportion de la quantité de
marchandise conduite aux marchés1084».
Les pétitionnaires comptent visiblement sur le changement de régime pour obtenir
satisfaction : « L’évidence de ces vérités frappa le chef même de l’ancie n gouvernement dans
le voyage qu’il fit en Normandie : il provoqua les réclamations des propriétaires d’herbages
en leur disant qu’ils devaient être contents du rétablissement de cette Caisse : J’ai été trompé
sur cet établissement, leur dit-il après les avoir entendus ; il faut le revoir. Malheureusement
l’Asie fit bientôt perdre de vue les intérêts de la France, et…. Mais Louis le Désiré devait
monter sur le Trône de ses ancêtres ; c’était à lui qu’il était réservé de rapporter une loi si
contraire au bien de l’Etat et aux intérêts de l’agriculture et du commerce 1085. » Malgré ces
flatteries, les herbagers n’obtinrent rien, pour l’instant, de la monarchie fraîchement restaurée.
d) La lutte pour le maintien des tueries particulières (1814)
Tout comme les herbagers espèrent obtenir des concessions à la faveur du retour des
Bourbons sur le trône en 1814, les bouchers tentent de réclamer le maintien des tueries
1081
Armand HUSSON, op. cit., p 233.
1082
Demande des propriétaires d’herbages en suppression de la caisse de Poissy, juillet 1814. AN, F11/205.
1083
Ibid., p 1.
1084
Ibid., p 3.
1085
Ibid., p 4.
205
particulières dans Paris1086. Le syndicat de la boucherie publie en 1814 un Mémoire sur les
inconvénients de la construction des abattoirs généraux. Cette démarche est directement liée
à la lutte du syndicat contre le développement du commerce à la cheville, activité illégale
mais tolérée par les autorités. Exposons les arguments des bouchers pour la sauvegarde des
tueries particulières.
A cause de la concentration et des monopoles provoqués par les abattoirs généraux,
« la majeure partie des bouchers de la capitale se verra forcée d’abandonner un état nécessaire
à la société et de se livrer au commerce de regrat (revente au détail), défendu de tous les
temps comme nuisible au consommateur… Toutes les acquisitions de bestiaux seront faites
par un petit nombre d’individus, qui pourraient s’entendre entre eux pour dicter la loi aux
marchands forains et herbagers, » et, par suite, dominer tout le marché de la viande sur
pied1087.
Autre inconvénient : la disparition des tueries entraînera le développement du
commerce en gros des viandes. « Si le boucher possède une tuerie, il travaille avec ses
garçons, en même temps qu’il veille à ce que l’ordre et l’économie règnent dans sa maison.
S’il n’abat point chez lui, il se contente d’envoyer un de ses garçons à l’abattoir d’un de ses
confrères : sa surveillance personnelle est remplacée par celle de ce boucher, qui a intérêt de
conserver l’achalandage de son abattoir ; lorsque l’opération est terminée, la viande est
transportée à son étal, facilement, à peu de frais, avec autant de soin que de propreté1088».
Ce type d’argument de défense de l’artisanat et des valeurs paternalistes de la
boutique, de peur du monopole des chevillards et de méfiance contre l’évolution
« industrielle » du métier, est central et récurrent dans le discours des patrons bouchers : c’est
une constante de l’idéologie artisanale jusqu’au milieu du XX e siècle. Il est admirable de le
voir formulé si clairement en 1814 alors que les évolutions pressenties ne prendront
réellement de l’ampleur que progressivement pendant tout le XIX e siècle.
Hubert Bourgin fait une remarque très pertinente face à ce mémoire de 1814 :
« Théoriquement, si la création d’abattoirs généraux pouvait avoir une conséquence, c’est,
semble-t-il, de libérer les bouchers sans abattoir de la nécessité de recourir aux services des
bouchers possédant un abattoir, c’est de les mettre à égalité, en quelque sorte, devant
l’industrie de l’abatage, et de raffermir, par suite, l’association entre l’abattage et la vente. Il
n’en a pas été ainsi : l’association s’est dissoute en dépit de cette cause nouvelle, extérieure et
théorique, de rapprochement1089».
Il ne faut pas oublier que le commerce à la cheville existait bien avant la création des
abattoirs et que le mercandage est largement attesté sous l’Ancien Régime. Mais il est
indéniable que la création des abattoirs généraux et la suppression des tueries particulières va
favoriser la différenciation entre la boucherie de gros et de détail.
L’auteur du mémoire de 1814 est assez clairvoyant à ce sujet: « Le boucher, ne
pouvant être présent, tout à la fois, aux abattoirs et à son étal, sera forcé d’avoir, au moins, un
1086
Une question importante reste sans réponse : a quel rythme disparaissent les tueries particulières dans Paris ?
Nous savons que les cinq abattoirs publics créés en 1810 ouvrent en 1818, mais nous ne connaissons pas, par
exemple, l’année de la fermeture de la dernière tuerie privée dans Paris.
1087
Syndicat de la boucherie de Paris, Mémoire sur les inconvénients de la construction des abattoirs généraux,
1814, p 15. Hubert BOURGIN, « Essai sur une forme d’industrie : l’industrie de la boucherie à Paris au XIX e
siècle », L’année sociologique , n°8, 1903-1904, p 95.
1088
Ibid., p 95.
1089
Ibid., p 96.
206
garçon de plus, qui restera journellement à l’abattoir pour l’y remplacer, panser son bétail et
soigner les intérêts les plus importants de son commerce1090. » Hubert Bourgin le confirme :
« C’est ainsi que les choses devaient se passer ; et cette spécialisation d’un ouvrier particulier
de la boucherie, attaché régulièrement à l’abatage, était une forme préparatoire de la
spécialisation industrielle. Cet ouvrier, appartenant à l’entreprise ancienne, représentait
l’entreprise nouvelle qui allait résulter de la différenciation 1091».
Ce mémoire de 1814 et l’absence de concessions de la part du pouvoir illustrent le fait
que les bouchers n’obtiennent pas toujours satisfaction et sont, eux aussi, parfois obligés de se
plier aux décisions politiques prises par le gouvernement, attitude docile que le métier a
souvent du mal à accepter. Les bouchers sont fiers de leur esprit frondeur et se plaisent par
exemple à rappeler le souvenir de Simon Caboche, qui tint tête au roi Charles VI en 1413
dans la lutte des Bourguignons contre les Armagnacs1092.
Une anecdote de province illustre bien l’esprit frondeur des bouchers : c’est l’unique
exemple de grève dont nous avons trouvé trace pour le début du XIXe siècle, qui est transmis
par un bulletin de police de Nancy d’avril 1817 : « Le 10 de ce mois, les bouchers de Nancy
n’ont fait aucun achat de bestiaux au marché et se sont abstenus de vendre. C’était l’effet
d’une coalition entre eux pour se soustraire à l’exécution du règlement de l’octroi, qui les
oblige à faire marquer tous les bestiaux qu’ils achètent. Le 11, on a commencé une
information contre les chefs de cette coupable manœuvre. Ils en ont craint les suites. Tous se
sont soumis, et la boucherie a été approvisionnée comme auparavant. Cet événement a prouvé
que tout cède à l’autorité, dès qu’elle agit avec fermeté 1093 ». Les bouchers nancéiens de 1817
ont été certes frondeurs mais aussi assez timorés et rapidement soumis aux autorités en place.
Esprit frondeur mais profond respect pour le pouvoir monarchique : voilà deux tendances
difficilement conciliables !
e) Les réformes de la caisse de Poissy en 1819 et 1821
Même si le gouvernement est resté ferme face aux pétitions des bouchers et des
herbagers en 1814, il ne pouvait pas rester insensible à certaines réclamations contre les abus
évidents de la caisse de Poissy. Louis XVIII pratique d’ailleurs une politique modérée avec le
duc de Richelieu puis une politique libérale à partir de 1818, quand Decazes devient premier
ministre. Ce qui permet à Armand Husson d’écrire : « En 1818, la Caisse de Poissy fut l’objet
d’attaques sérieuses ; on trouva singulier que cette administration, qui avait été créée dans
l’intérêt de Paris, et que l’on pouvait considérer comme une branche de l’octroi, étendit sa
perception sur la totalité des bestiaux vendus dans les marchés d’approvisionnement, quelle
1090
Syndicat de la boucherie de Paris, Mémoire sur les inconvénients de la construction des abattoirs généraux,
1814, p 9.
1091
Hubert BOURGIN, op. cit., p 99.
1092
Georges CHAUDIEU aime évoquer « l’épopée cabochienne » dans ses nombreux ouvrages. Georges
CHAUDIEU, De la gigue d’ours au hamburger ou la curieuse histoire de la viande , La Corpo, 1980, p 113.
Alain Boulanger rappelle le rôle des bouchers dans l’épisode cabochien de 1413. Alain BOULANGER,
« Quand la viande passe de l’étal à l’étalage : boucheries et bouchers au XIXe siècle », Gavroche, n°63-64,
mai-août 1992, p 17.
1093
Bulletin de police de Nancy du 17 avril 1817. AN, cote F7/3788. Georges et Hubert BOURGIN, Les patrons,
les ouvriers et l’Etat : le régime de l’industrie en France de 1814 à 1 830, tome 1, pp 66-67.
207
que fût leur destination1094 ; le taux lui-même de la perception donna lieu à des observations.
D’un autre côté, l’Administration était frappée de l’importance des fraudes dont elle était
victime ; car le commerce n’hésitait pas à dissimuler le prix réel des bestiaux vendus 1095. En
conséquence, une ordonnance royale du 22 décembre 1819 réduisit le taux du droit à 3%, en
le mettant à la charge des bouchers ; elle limita en même temps le service de la caisse aux
bouchers de Paris1096 et elle accorda, pour le paiement du droit, un délai de trente jours pour
les achats faits à Sceaux et à Poissy, et de huit jours seulement pour les achats provenant des
marchés de Paris ; enfin, elle disposa que, s’il s’élevait quelque difficulté sur l’appréciation de
la valeur des bestiaux, les syndics des bouchers de Paris interviendraient comme arbitres1097».
Cette dernière disposition est parfaitement illusoire, car il est évident que les syndics
ne vont pas débouter un des membres de la corporation pour satisfaire les réclamations des
herbagers ou des marchands de bestiaux. Il est curieux de constater que malgré la réduction
du taux d’intérêt, qui représente pour la Ville de Paris un sacrifice annuel de 728 000 francs,
les bouchers vont protester devant le Parlement par la voie gracieuse1098.
L’initiative de cette réforme de 1819 reviendrait au préfet de la Seine Chabrol, qui a
reçu le soutien du conseil municipal de Paris dans une délibération du 12 décembre 1819,
pour rendre la caisse de Poissy plus efficace en augmentant les délais des prêts et en baissant
les taux d’intérêt 1099. Mais cette retouche fut assez inefficace : « L’ordonnance du 22
décembre 1819 ne remplit qu’imparfaitement le but qu’on s’était proposé ; la fraude prit
même plus d’extension qu’auparavant et il en résulta des contestations graves entre les
bouchers et d’Administration. Comme cela était déjà arrivé en 1690, le commerce réclama
lui-même contre le droit ad valorem, tout équitable que semble ce mode de perception, tout
favorable qu’il paraisse aux intérêts particuliers. L’Administration municipale crut devoir
appuyer cette réclamation, et le 28 mars 1821, intervint une nouvelle ordonnance qui
remplaça le droit proportionnel par une taxe équivalente réglée par tête de la manière
suivante : bœuf 10 F, vache 6 F, veau 2,40 F et mouton 0,70 F. Cette ordonnance disposa en
outre que le droit par tête serait perçu immédiatement1100».
L’ordonnance du 28 mars 1821 qui substitue un droit par tête à un droit par poids, a
sans aucun doute pour but d’encourager l’élevage et l’engraissement. En effet, quand la taxe
est proportionnelle au poids du bétail, cela décourage le boucher d’acheter un bœuf gras. Par
contre, avec la taxe par tête, l’obstacle fiscal qui décourage l’achat donc la production de
bœufs gras disparaît. La taxation par tête mise en place en 1821 devrait donc permettre une
augmentation de la consommation de viande des Parisiens. Ce ne fut pourtant pas le cas. Par
1094
Il est effectivement curieux que les bouchers de banlieue soient de facto soumis au système contraignant de
la caisse de Poissy quand ils viennent acheter du bétail sur les marchés obligatoires, alors que la viande qu’ils
débitent n’est pas destinée à la consommation des Parisiens mais à celle des habitants de la banlieue. La
logique voudrait que le bétail acheté à Sceaux ou à Poissy et destiné à la consommation de la banlieue ne soit
pas soumis aux mêmes charges fiscales que le bétail destiné à la consommation parisienne.
1095
Des fraudes ont notamment été découvertes en 1818, mais nous n’en connaissons pas l’ampleur. M.
D'AFFRY (Préfecture de la Seine),Notice sur l'institution et l'organisation de la caisse de Poissy
, Recueil des
actes administratifs, 1849, p 225. BA, 21 520 (3).
1096
Cela signifie que les bouchers de la banlieue ne sont plus soumis au régime si strict de la caisse de Poissy.
1097
Armand HUSSON, op. cit., p 233-234.
1098
Alfred DES CILLEULS, op. cit., p 210.
1099
Ibid., p 286.
1100
Armand HUSSON, op. cit., p 234.
208
contre, la ville de Paris voit ses ressources diminuer de façon certaine après cette réforme1101.
Alfred des Cilleuls conclut donc à l’inefficacité des mesures prises en 1819 et 1821 pour
réformer la caisse de Poissy, ce qui permet de comprendre la politique libérale menée à partir
de 1822.
f) Les pressions libérales se renforcent en 1822
La politique commerciale extérieure de la France déplait aux bouchers à partir de 1822
(car les droits de douane sur l’importation des bestiaux sont très élevés), mais ce n’est qu’un
sujet d’inquiétude mineur pour eux 1102. La principale menace qui pèse sur les bouchers après
1815 est à chercher du côté du débat qui marque le début de la Restauration entre les partisans
du libéralisme et les ultras, conservateurs et réactionnaires, dont la doctrine est bien résumée
dans une brochure de l’avocat parisien Levacher-Duplessis en 1817, au titre révélateur,
Requête au Roi et mémoire sur la nécessité de rétablir les corps de marchands et les
communautés d’arts et métiers 1103. Derrière la simple nostalgie de l’Ancien Régime se cache
en fait « le désarroi et les hésitations d’une petite bourgeoisie et de l’artisanat devant la
montée et la hardiesse nouvelle d’une plèbe urbaine qui s’installe 1104 ». Cette pétition
d’Antoine Levacher-Duplessis fait suite à un « vœu » pour le « rétablissement des jurandes et
maîtrises pour les arts et métiers » déposé au pied du trône le 6 mars 1816 par le député
Feuillant au nom de la commission du budget1105. Supprimées en 1791 au cours d’un débat
sur la fiscalité, les corporations sont à nouveau évoquées dans le même cadre. « Pour réagir à
ce vœu, qui n’a du reste aucun succès, le ministère des Finances demande à toutes les
chambres de commerce leurs vues sur le budget, et il reçoit notamment en réponse un très
long rapport de la chambre parisienne, presque totalement axé sur le problème des
corporations, qui rappelle son engagement dans le débat et son aptitude à fournir des
argumentations1106».
Etienne Martin Saint-Léon résume bien l’atmosphère du début du règne de Louis
XVIII. « Le retour des Bourbons ne pouvait manquer de réveiller les espérances des partisans
des corporations qui se confondaient alors avec les admirateurs du passé. On sait quelle
furieuse réaction politique remplit les premières années de la Restauration et quelle revanche
les partisans de l’ancien régime surent prendre de leur longue impuissance. Le moyen et le
petit commerce, dont beaucoup de membres encore vivants avaient connu autrefois et
regrettaient l’ancienne organisation corporative, trouvaient donc pour leur cause un auxiliaire
précieux dans l’exaltation monarchique du moment. Il leur suffisait de rappeler que la
1101
Alfred des Cilleuls estime à 700 000 francs la perte annuelle pour la Ville de Paris. Alfred DES CILLEULS,
op. cit., p 286.
1102
Sur le tournant protectionniste de 1822 sur les bestiaux, je renvoie à Jean CLINQUART, L’administration
des douanes en France sous la Restauration et la monarchie de Juillet, Association pour l’histoire de
l’administration des douanes, 1981, pp 66-67.
1103
LEVACHER-DUPLESSIS, Requête au roi et mémoire sur la nécessité de rétablir les corps de marchands et
les communautés des Arts et Métiers, présentée au roi le 16 septembre 1817 par les marchands et artisans de
Paris, 84 p. AN, AD XI 65.
1104
Francis DEMIER, « L’impossible retour au régime des corporations dans la France de la Restauration, 18141830 », in Alain PLESSIS (dir), Naissance des libertés économiques, Institut d’Histoire de l’Industrie, 1993,
p 127.
1105
Claire LEMERCIER, op. cit., p 170.
1106
Ibid., p 171.
209
suppression des corporations était l’œuvre de la Révolution et que l’usurpateur s’était
constamment refusé à rétablir ces associations pour créer dans la noblesse et la bourgeoisie
royaliste un courant d’opinion favorable à leurs vœux ; ils ne manquaient pas d’ailleurs de
faire valoir la stabilité dont le travail était autrefois redevable à une stricte réglementation et
de faire remarquer quels avantages la société et la monarchie pourraient retirer d’institutions
aussi conservatrices. Ces idées trouvèrent un premier écho au sein de la Chambre introuvable
de 1816, où l’un des rapporteurs de la Commission du budget, M. Feuillant, mentionnait entre
autres réformes le rétablissement des jurandes et maîtrises comme nécessaire sous tous les
rapports. La dissolution de la Chambre décrétée le 5 septembre sur les conseils du duc
Decazes coupa court à ce projet. La Chambre nouvelle, plus modérée, inspira sans doute peu
de confiance aux partisans des corporations dont l’action devint alors extraparlementaire. Une
pétition rédigée par M. Levacher-Duplessis et signée de quatre notables négociants fut remise
au roi le 16 septembre 1817, au nom des marchands et artisans de la ville de Paris. Les
signataires y dénoncent la démoralisation croissante du commerce, la rupture de l’ancienne
solidarité entre patrons et ouvriers, la violation des règles de l’apprentissage ; cette requête
s’élève parfois jusqu’à l’éloquence lorsqu’elle énumère les maux qui sont la conséquence
d’un individualisme sans mesure. Malheureusement les pétitionnaires ont de la corporation
une conception rétrograde en désaccord avec les idées modernes ; ils ne conçoivent pas la
toute-puissance de l’évolution économique qui s’oppose à la résurrection de règlements
surannés et s’obstinent à identifier la notion de l’association professionnelle avec celle du
monopole. Cette fois encore, le signal de la résistance au mouvement en faveur de la
corporation fut donné par la Chambre de commerce de Paris. Dans sa séance du 18 octobre
1817 cette Chambre se prononça formellement contre la pétition1107… »
Francis Demier résume très bien l’état d’esprit des ultras en 1817 : « La crainte se
manifeste également à l’égard d’un grand négoce renforcé par la Révolution et prompt
désormais à contrôler les circuits du commerce. Contre ces dangers, le mouvement animé par
Levacher-Duplessis appelle à la restauration d’un gouvernement municipal de Paris protecteur
de la petite entreprise installée et susceptible de réorganiser un système de corporations, il
appelle à lutter contre l’oligarchie nouvelle de la Banque de France dont les privilèges sont
l’expression même du despotisme napoléonien, contre la Chambre de commerce de Paris qui
semble s’imposer comme le défenseur privilégié du nouveau libéralisme. La renaissance des
liens entre les entreprises doit passer par la mise en place d’une « Caisse de secours »
alimentée par le droit payé au moment de l’obtention d’une maîtrise. Cette Caisse de secours
aurait bien sûr pour vocation d’assurer l’entraide au sein des professions, d’apporter un
soutien aux vieillards, mais elle aurait aussi un objectif économique qui indique assez bien
que le but de ce petit commerce traditionnel est d’échapper à la tutelle de la banque
parisienne1108 ».
Dans le cas précis des bouchers, la corporation est rétablie depuis 1811 et la tutelle
bancaire n’est pas un problème avec l’existence de la caisse de Poissy. Par contre, les idées
libérales défendues par la Chambre de commerce de Paris réclament une riposte solide de la
part des bouchers pour conserver leurs privilèges. De même, l’idée d’une caisse de secours va
se concrétiser dès 1820 chez les bouchers avec la création de la société de secours mutuels des
Vrais Amis.
1107
Etienne MARTIN SAINT-LEON, Histoire des corporations de métiers depuis leurs origines jusqu’à leur
suppression en 1791, suivie d’une étude sur l’évolution de l’idée corporative de 1791 à nos jours et sur le
mouvement syndical contemporain, Paris, Alcan, 3e édition, 1922, pp 630-631.
1108
Francis DEMIER, op. cit., pp 127-128.
210
Notons que l’argument en faveur de la limitation du nombre des étaux – argument
selon lequel la libre concurrence entraînerait une hausse des prix qui pénaliserait le
consommateur – n’est pas l’apanage des bouchers. On le retrouve ainsi en janvier 1822 dans
une lettre du maire d’Antony, village de la banlieue parisienne : « Un charcutier nouvellement
établi dans ma commune paraît suffire quant à présent à ses besoins. S’il n’exerçait pas son
état honnêtement, s’il voulait vendre trop cher, je serais le premier à solliciter l’établissement
d’un concurrent que je ne crois pas nécessaire jusqu’à nouvel ordre 1109 ». De nombreux
contemporains résonnent encore en terme de « juste prix » et d’équilibre du marché, bien loin
des nouvelles idées libérales qui annoncent le triomphe du capitalisme et de la saine
concurrence.
Vu l’inefficacité des ordonnances du 22 décembre 1819 et du 28 mars 1821, le
gouvernement prépare dès 1822 le tournant libéral qui va trouver son aboutissement dans
l’ordonnance du 12 janvier 1825 qui supprime la corporation des bouchers. Emile Levasseur
explique ce tournant libéral de 1822 par le poids des grands propriétaires fonciers à la
Chambre des députés. « Comme ils se plaignaient du peu de débouchés de leurs bestiaux et du
bas prix de la viande, qu’ils attribuaient au régime de la boucherie, le gouvernement changea
de régime. Ce n’est pas qu’il le trouvât mauvais : il l’avait lui-même introduit dans plusieurs
villes1110 ; mais il fallait donner satisfaction à un parti sur lequel les ministres prenaient leur
point d’appui. On avait déjà multiplié, dans le double intérêt de la salubrité publique et de la
consommation, les abattoirs1111 ; on avait enjoint aux maires de ne pas gêner par leurs arrêtés
le commerce de la viande à Paris1112. L’ordonnance du 9-30 octobre 1822 éleva de 300 à 370
le nombre des boucheries autorisées à Paris et prit quelques mesures pour accroître la
concurrence des forains sur le marché1113».
A quoi correspond ce chiffre de 370 bouchers fixé par l’ordonnance royale du 9
octobre 1822 ? Il semble correspondre au nombre réel de bouchers détaillants vendant en
boutique dans Paris. Le législateur ne fait donc qu’entériner une situation de fait. Si l’on suit
les estimations statistiques fournies par Hubert Bourgin, l’évolution du nombre de bouchers
de détail vendant en boutique se fait ainsi : 700 en 1800, 580 en 1802, 479 en 1805, 454 en
1809, 424 en 1812, 405 en 1815, 384 en 1818, 370 en 1822, 355 en 18241114. On peut donc en
conclure que la limitation de 1811 fixant à 300 le nombre de bouchers dans Paris n’a été
qu’indicative d’un objectif à atteindre mais n’a jamais été strictement appliquée. Par contre, la
réduction est progressive et régulière, ce qui répond aux attentes du syndicat des bouchers.
Si maintenant on ajoute les bouchers de détail parisiens vendant dans les marchés, qui
s’élèvent à 111 en 1805 et à 72 en 1824, le décalage entre la réalité et l’objectif officiel se
trouve accentué. Le nombre total de bouchers détaillants parisiens est en fait de 590 en 1805
et de 427 en 1824, chiffres sensiblement supérieurs au nombre légal fixé par les textes
réglementaires.
1109
Lettre du 22 janvier 1822 du maire d’Antony au sous-préfet de Sceaux, suite à la demande de Perpereau fils
pour s’installer comme charcutier dans la commune. AD des Hauts-de-Seine, DM5/5/1.
1110
Règlement de la profession de boucher à Versailles (28 décembre 1815), au Mans (25 septembre 1816), à
Arras (10 novembre 1819), à Lyon (9 avril 1823), etc…
1111
Il y eut 98 règlements d’abattoirs en France de 1823 à 1830.
1112
Circulaires du ministre de l’intérieur du 23 décembre 1823 et du 22 décembre 1826.
1113
Emile LEVASSEUR, Histoire des classes ouvrières et de l'industrie en France de 1789 à 187O
, Arthur
Rousseau, 19O4, tome I, p 556.
1114
Hubert BOURGIN, « Essai sur une forme d’industrie : l’industrie de la boucherie à Paris au XIX e siècle »,
L’année sociologique , n°8, 1903-1904, p 21.
211
Quel rôle a joué la Chambre de commerce de Paris dans la préparation de cette
ordonnance du 9 octobre 1822 ? En quoi a-t-elle été le « défenseur privilégié du nouveau
libéralisme1115 » ? Francis Demier précise le contexte de l’époque : « C’est surtout à partir de
1821, quand le virage politique de la chambre vers la droite se confirme, et que le danger
devient plus grand, que la contre-offensive est la plus vigoureuse. A cette date, LevacherDuplessis reproduit, sous la forme d’une pétition qui fut distribuée aux députés et aux pairs,
sa brochure parue en 1817. Alors qu’elle avait été assez divisée en 1805 sur les décisions à
prendre, au tournant des années 1820, la Chambre de commerce de Paris engage la bataille
avec une grande détermination. C’est Pillet-Will, le grand négociant-banquier qui est chargé
de répondre à Levacher-Duplessis mais aussi de tracer un programme de défense du
libéralisme1116».
Nous l’avons vu, la chronologie donnée par Claire Lemercier est légèrement
différente. Pour elle, l’identité libérale de la Chambre de commerce de Paris est déjà
clairement établie quand Vital Roux rédige un long rapport de près de 200 pages, imprimé à
plusieurs centaines d’exemplaires à partir de février 1805, pour répondre à une pétition des
marchands de vin réclamant la restauration de la corporation1117. Dans un style mordant, Vital
Roux se place du côté de l’intérêt général et du gouvernement pour dénoncer les
revendications corporatives individuelles1118. Ce rapport de 1805 sert de base à la Chambre de
commerce en octobre 1817 pour répondre au mémoire de Levacher-Duplessis, tout en
contestant la légitimité de l’avocat pour parler au nom des marchands. « C’est donc par le
mépris, et en restant systématique, que la chambre traite les efforts de réponse à ses
objections ; mais elle éprouve le besoin de le faire publiquement1119 ».
La chambre de commerce de Paris n’est pas isolée dans son combat contre le retour
des corporations. Au cours d’un vote quasi-unanime du 20 novembre 1817, le Conseil général
des manufactures, consulté par le ministre de l’Intérieur, refuse les corporations, mêmes
réformées1120. La question a tellement d’importance que Ternaux 1121, dans une proclamation
électorale d’octobre 1818, prend fermement position contre le rétablissement des
corporations1122. Certes, comme le note Adeline Daumard, « les raisons de cette attitude
étaient alors plus politiques qu’économiques, toutefois le souci d’organiser la vie économique
ne cessa de hanter les esprits. Il ne s’agit pas de reconstituer les jurandes et les corporations
écrit le Moniteur Industriel, mais « les classes industrielles sentent instinctivement qu’il leur
1115
Francis DEMIER, op. cit., p 127.
1116
PILLET-WILL, Réponse au mémoire de Levacher-Duplessis, Didot, 1817, 68 p. AN, AD XI 65. Francis
DEMIER, op. cit., p 130. Claire Lemercier analyse très bien l’intérêt du « pamphlet » libéral rédigé par le
jeune Pillet-Will en 1817. Claire LEMERCIER, op. cit., pp 173-174.
1117
Vital ROUX, Rapport sur les jurandes et maîtrises et sur un projet de statuts et règlements pour MM. les
marchands de vin de Paris, imprimé par ordre de la chambre de commerce du département de la Seine,
Stoupe, an XIII-1805.
1118
Claire LEMERCIER, op. cit., p 165.
1119
Dans les journaux est publié un laconique procès-verbal du 8 octobre 1817, dans lequel la chambre de
commerce affirme qu’il « ne resta aucun doute sur les funestes effets qu’on devait attendre du rétab lissement
des corporations et des privilèges qui en résultent ». CCIP, I.2.61 (1). Ibid., p 172.
1120
Georges et Hubert BOURGIN, Les patrons, les ouvriers et l’Etat : le régime de l’industrie en France de
1814 à 1830, tome 1 (mai 1814-mai 1821), Picard et fils, 1912, pp 78-91.
1121
Le baron Ternaux (1763-1833) est un grand manufacturier du textile, qui créa un genre de châles connus
sous le nom de « cachemires de Ternaux ».
1122
Circulaire de Ternaux aux électeurs de la Seine, 27 octobre 1818. BN, 8° Le54/40.
212
manque une organisation quelconque pour leur permettre de résister à cette concurrence
illimitée, cause véritable de leur malaise1123 » ; même son de cloche sous une autre plume :
« l’industrie doit avoir ses institutions, ses cadres organiques, nous n’avons pas la prétention
de dire lesquels ; l’ordre est à ce prix 1124 ». Toutefois ces prises de position ne furent pas
suivies d’effet, la liberté d’entreprise resta légale et l’ambition de chacun put librement se
donner carrière dans le commerce et l’industrie », sauf dans la boulangerie et la
boucherie1125…
Ayant reçu le soutien du préfet de la Seine dans un projet de rétablissement de la
corporation des marchands de vin, la chambre de commerce n’hésite pas à se lancer en 1818
dans une offensive contre la préfecture de police. « Permettant de renvoyer bien des fautes à
la préfecture de police de l’Empire, qui défendait déjà les mêmes projets, donc, de fil en
aiguille, au régime impérial, cette offensive sert la rhétorique de la chambre. Elle se déploie
dans un nouveau rapport, œuvre conjointe de Vital Roux et de Pillet-Will 1126, les deux auteurs
des grands textes précédents, qui s’oppose à un nouveau projet d’ordonnance en 85 articles,
visé le 16 mai 1818 par le préfet de police. Ce projet est cette fois inacceptable pour la
chambre, puisqu’il prévoit entre autres, à terme, une réduction de moitié du nombre des 3000
débitants de boissons: or les numerus clausus des corporations font partie de leurs « abus » les
plus dénoncés, y compris par la plupart de ceux qui souhaitent les rétablir. Là encore, la
chambre menace de publier son texte et de le transmettre aux députés. Réécrivant l’histoire du
rétablissement des corporations, elle évoque les « vingt professions industrielles », en plus des
boulangers et bouchers, déjà pourvues de syndics « créés sans le concours des lois » par les
préfets de police successifs. Divers indices témoignent effectivement à la fois de la réalité et
du caractère confidentiel de ces recréations (…). De là l’identification opérée par la chambre
entre Empire, illégalité et corporations1127».
La chambre de commerce dénonce l’autoritarisme impérial, en présentant le
rétablissement des jurandes comme un instrument très utile à l’autorité arbitraire. « En
contrepartie, la compatibilité entre les lois de 1791 contre les coalitions, « dont la sagesse est
justifiée par une longue expérience », et la nouvelle Charte est réaffirmée. Cette
argumentation semble avoir porté, puisque le Conseil d’Etat puis le ministre rejettent le
règlement proposé. Finalement, le Conseil d’Etat compose en 1820 un règlement plus limité,
et les syndicats disparaissent en 18211128. » La chambre de commerce participe ainsi à la
construction d’un « retour paradoxal à la culture révolutionnaire classique sous la monarchie
constitutionnelle1129 ». Ce retour est « d’autant plus paradoxal, dans son cas, que les lois de
1791 avaient aussi supprimé les chambres de commerce1130».
1123
Moniteur Industriel, 6 mars 1836.
1124
Journal des Débats, 18 avril 1839.
1125
Adeline Daumard signale en note ces deux exceptions notables. Adeline DAUMARD, La bourgeoisie
parisienne de 1815 à 1848, EPHE, 1963, p 241.
1126
Observations de la chambre de commerce de Paris sur un projet d’ordonnance pour l’établissement d’une
corporation des marchands de vin à Paris, adressées le 13 août 1818 au sous-secrétaire d’Etat à l’Intérieur.
CCIP, VII.3.60 (1).
1127
Claire LEMERCIER, op. cit., pp 175-176.
1128
Procès-verbal du 23 septembre 1818 et mémoire rétrospectif adressé à la chambre de commerce le 27 avril
1840 par le préfet de police Gabriel Delessert. CCIP, VII.3.60 ( 1).
1129
Pierre ROSANVALLON, La démocratie inachevée, Gallimard, 2000, p 203.
1130
Claire LEMERCIER, op. cit., p 177.
213
Le débat entre Levacher-Duplessis et la chambre rebondit encore en 1821, mais
surtout, fait exceptionnel selon Claire Lemercier, la chambre de commerce est « consultée
officiellement, à la demande du Conseil d’Etat », sur la question de la boucherie parisienne en
1822 : « Le Conseil d’Etat, dans son avis du 13 septembre, a clairement fait de la chambre la
représentante des intérêts des consommateurs, tout en lui faisant confiance pour recueillir de
nombreuses informations sur les règlements, les prix et les quantités échangées1131 ». Quel est
donc le contenu des avis rendus en 1822-1823 par la chambre de commerce de Paris sur la
boucherie ?
Dès janvier 1822, la chambre a reçu un mémoire rédigé par 40 marchands de bestiaux
du Centre, qui réclament une réduction plus rapide du nombre des bouchers parisiens et se
plaignent de la modicité du droit d’entrée dans le royaume des bœufs. La réclamation
protectionniste ne nous intéresse pas ici. Par contre, la réponse de la Chambre, datant du 3
avril 1822, nous éclaire sur les options libérales défendues par ses membres.
Voilà en substance le point de vue de l’institution parisienne : la réduction réclamée
par les marchands de bestiaux va se retourner contre eux, car « les héritiers des préjugés du
XIIIe et XIVe siècle, presque seuls aujourd’hui, combattent les principes de la liberté du
commerce et seuls oseraient nier que cette liberté est l'unique moyen d’amener les prix à un
véritable équilibre1132 ». La libre concurrence comme source de diminution des prix est donc
clairement prônée. « Il est donc constant, en thèse générale, que limiter le droit de vendre,
c’est mettre le consommateur à la discrétion des marchands. Mais il n’est point de vérité
tellement absolue qu’elle ne puisse admettre quelques raisonnables exceptions 1133 ».
Les membres de la commission dénoncent l’alliance entre la police et les bouchers, la
confusion entre les abus contre le bien public et le maintien de l’ordre. La préfecture de police
agit effectivement trop souvent comme protectrice des intérêts du syndicat de la boucherie.
Enfin, la chambre de commerce défend le commerce à la cheville, qui permet des économies
et qui se justifie pleinement par le fait que sur les 364 bouchers parisiens, environ 200
seulement font leurs achats eux-mêmes sur les marchés obligatoires, ce qui signifie que les
164 autres se fournissent en viande chez des collègues abattants1134. La pratique du commerce
en gros de la viande, pourtant strictement interdite, est donc attestée et apparemment tolérée
par les autorités.
Pour conclure, la chambre de commerce propose trois mesures : l’ouverture du marché
des Prouvaires trois fois par semaine (au lieu de deux) ; un libre accès des bouchers de
banlieue au marché (limitation actuelle à 25 bouchers) ; la réunion des abattoirs dans les
abattoirs généraux (fin des tueries particulières) et placer 15-20 bouchers par halle pour faire
jouer la concurrence.
Cette dernière proposition laisse entendre que la disparition des tueries particulières
dans Paris est loin d’être acquise en 1822, alors que les cinq abattoirs généraux ont été mis en
service en 1818. L’avis de la chambre de commerce est sollicité concernant la délibération du
1131
Ibid., p 179.
1132
Réponse de la Chambre de commerce de Paris à un mémoire des marchands de bestiaux du Centre, 3 avril
1822. Travaux des membres de la commission nommée par la chambre de commerce de Paris (1822-1823).
CCIP, VII.3.60 (1).
1133
1134
Ibid.
Ces chiffres semblent assez fiables quand on les compare avec ceux donnés au moment de l’enquête
parlementaire de 1851.
214
Conseil d’Etat du 13 septembre 1822, qui prépare l’ordonnance du 9 octobre. L’opinion
libérale s’y exprime clairement, tout comme dans deux autres rapports de 1823.
Dans une note de janvier 1823, la chambre de commerce signale qu’i l n’y a que 100
bouchers abattants dans Paris, dont 70 qui abattent pour eux-mêmes, ce qui signifie que 30
bouchers abattants sont des chevillards, des bouchers de gros, qui se sont spécialisés dans le
commerce à la cheville : ils vont s’approvisionner en bestiaux sur les marchés obligatoires, ils
abattent, puis livrent la viande à des bouchers détaillants qui en assurent la distribution au
public1135. En rappelant qu’à Londres, le marché aux bestiaux est en centre-ville, l’auteur
propose de rapprocher de Paris le marché aux bestiaux, car le trajet entre Poissy et Paris est
une perte de temps et de rentabilité car les bœufs perdent du poids pendant les 25 km
parcourus. L’auteur propose d’installer le marché aux bestiaux à Colombes, car il serait situé
sur la route de Normandie tout en étant proche des abattoirs. Cet argument rationnel sur la
trop longue distance entre Poissy et Paris est souvent utilisé par les adversaires de la caisse de
Poissy1136. Enfin, l’auteur donne sa préférence pour un droit d’octroi au poids plutôt qu’à la
tête de bétail et il souhaite que l’on permette aux bouchers de banlieue d’apporter de la viande
morte dans toutes les halles de Paris1137. Toutes ces positions sont contraires aux idées
défendues par le syndicat des bouchers parisiens, qui lutte ardemment contre le commerce à la
cheville et contre la présence des forains dans les halles.
La position libérale de la chambre de commerce est affichée avec force dans un
rapport d’avril 1823, en comparant la situation parisienne avec celle de la province. L’auteur
rappelle que le commerce de la boucherie est libre à Lyon, Rouen, Lille, Amiens, Caen,
Limoges et que le prix de la viande y est moins cher qu’à Paris. Les villes avec une
corporation de bouchers sont Bordeaux, Orléans, Strasbourg (la viande est taxée à
Strasbourg). Les villes qui ont mis en place une taxe de la viande sans instituer de
corporation sont Metz, Dijon, Rennes, Niort, Auxerre. Les conclusions du rapport sont sans
appel : il faut détruire le monopole des bouchers à Paris et conserver le système des forains ;
le versement d’une indemnité pour les bouchers est inutile (pour compenser la perte du
privilège) ; il faut supprimer le marché de Poissy et renforcer celui de Sceaux1138. Tous ces
arguments pourront justifier la mise en place de l’expérience libérale de la boucherie entre
1825 et 1829. Nous rejoignons donc pleinement Claire Lemercier quand elle dit que « le long
rapport de la chambre, à la fois informé et reprenant ses argumentations classiques, ne
parvient pas à convaincre immédiatement le gouvernement, bien qu’il soit sans doute une des
sources des assouplissements introduits en 1825 dans la législation sur les bouchers1139 ».
1135
Ces estimations concordent bien avec les données dont on dispose pour 1851. Une analyse chiffrée sérieuse
est menée à ce sujet par Hubert BOURGIN, op. cit., pp 90-91.
1136
En se basant sur des témoignages de l’enquête parlementaire de 1851, Eugène Blanc tente d’évaluer les
« frais de l’éloignement des marchés de bestiaux ». Eugène BLANC, Les mystères de la boucherie et de la
viande à bon marché, E. Dentu, 1857, pp 78-79.
1137
Note du 22 janvier 1823. Travaux des membres de la commission nommée par la chambre de commerce de
Paris (1822-1823). CCIP, VII.3.60 (1).
1138
Rapport de la chambre de commerce de Paris du 9 avril 1823, envoyé au préfet de la Seine le 14 avril 1823.
CCIP, VII.3.60 (1).
1139
Claire LEMERCIER, op. cit., p 179.
215
2) L’ EXPERIENCE « LIBERALE » DE 1825-1829
a) L’ordonnance royale du 12 janvier 1825
Que se passe-t-il donc en 1825 pour la boucherie parisienne ? « L’organisation
décrétée en 1811 fut maintenue jusqu’en 1825. Mais des plaintes très vives s’étaient élevées
contre le défaut de concurrence résultant de la limitation du nombre des bouchers. Les
éleveurs se plaignaient du bas prix des bestiaux qu’ils amenaient sur les marchés, et les
consommateurs de la cherté de la viande dans les boucheries de Paris. Une ordonnance royale
du 12 janvier 1825 décida la suppression, mais à partir du 1er janvier 1828 seulement, de la
limitation du nombre de bouchers. Cette expérience fut de très courte durée. En effet, une
nouvelle ordonnance intervint dès le 18 octobre 1829 et remit en vigueur, en les complétant,
les dispositions réglementaires appliquées antérieurement à 18251140».
Tout en reconnaissant que les sources de mécontentement sont diverses (les
consommateurs, les étaliers, les marchands de bestiaux), la plupart des auteurs insistent
néanmoins sur le poids des éleveurs dans la décision prise en 1825 : « Les bouchers avaient la
réputation de posséder une grande fortune. Les garçons bouchers, eux, réclamaient la liberté
de s’installer. Quant aux herbagers normands (dont certains étaient fermiers de M. de Villèle
alors ministre des finances), ils refusaient une augmentation de leur loyer si le commerce de la
boucherie n’était pas libéré à Paris. Car, à leurs yeux, cette liberté aurait pour conséquence
l’augmentation du nombre des bouchers et donc une concurrence favorable à une hausse
sensible du prix du bétail. Bref, M. de Villèle intervint auprès du roi qui prescrivit, par une
ordonnance du 12 janvier 1825 que cent nouvelles permissions pourraient être accordées
jusqu’au 1 er janvier 1828, date à laquelle le nombre des bouchers de Paris cesserait d’être
limité1141».
Alain Boulanger dénonce clairement l’attitude intéressée du comte de Villèle 1142:
l’ordonnance de 1825 n’aurait pas été prise pour améliorer la situation alimentaire des
Parisiens mais simplement pour favoriser les intérêts fonciers de sa clientèle normande. Cette
vision très hostile aux herbagers est partagée par le chantre de la boucherie française, Georges
Chaudieu, qui reprend une anecdote déjà présente dans les Vieux Souvenirs d’Henry
Matrot1143. « Un jeudi, Lavoipierre, marchand boucher à la pointe Saint-Eustache à Paris,
revenait du marché de Poissy, bien assis dans son « désobligeant » (cabriolet à une place) tiré
par un magnifique trotteur. Pendant la traversée de la forêt de Saint-Germain, il rejoignit et
dépassa l’équipage de la duchesse d’Angoulême et lui fit respirer la poussière de la route. La
duchesse, qui avait remarqué la beauté du cheval et subi les effets de sa brillante allure,
1140
Maurice BLOCK, « Boucherie », Dictionnaire de l’administration française , Berger-Levrault, 1898, p 301.
1141
Alain BOULANGER, op. cit., p 18.
1142
Le comte Jean-Baptiste Guillaume Joseph de Villèle (1773-1854) fit fortune pendant la Révolution à l’île
Maurice puis à la Réunion, fut élu député en 1815, devint l’un des chefs des ultras royalistes sous la
Restauration, obtint le ministère des Finances en décembre 1821 avant de devenir président du Conseil en 1822
et de décider une série de lois réactionnaires (comme la loi du « milliard des émigrés » du 28 avril 1825) à
partir de 1824 sous la pression des ultras de la « Chambre retrouvée ». Il doit démissionner en janvier 1828
suite à la victoire de l’opposition libérale après la dissolution de la Chambre retrouvée. Dominique
VALLAUD, Dictionnaire historique, Arthème Fayard, 1995, p 973. On trouve des pages intéressantes sur
Villèle et sa politique dans Jean-Claude CARON, La France de 1815 à 1848, Amand Colin, 2002, pp 19-25.
1143
Une gravure d’Albert Feuillastre représente d’ailleurs le cheval de Lavoipierre dépassant l’équipage de la
duchesse d’Angoulême (1824). Henry MATROT, Vieux Souvenirs, 1910, pp 30-31.
216
rejoignit Lavoipierre dans la montée de Saint-Germain, et par l’entremise de son cocher, lui
fit part de son désir de faire l’acquisition de son cheval. Lavoipierre lui répondit par une fin de
non-recevoir, et à la manière du meunier sans-souci, ce dont elle fut vivement mortifiée.
Racontant son aventure et sa déconvenue à M. de Villèle, ministre de Sa Majesté et lui-même
grand propriétaire, la conversation s’orienta sur la prospérité du commerce de la viande, sur
les privilèges dont jouissaient ses membres, etc. La conclusion fut que l’on tâcherait d’obtenir
du roi Charles X la suppression du monopole1144».
Cette anecdote révèle bien certains traits de caractère maintenant connus chez les
bouchers : leur richesse et leur fierté. La suite du récit de Georges Chaudieu est plus
technique mais non dénuée d’intérêt : « M. de Villèle, désireux de faire sa cour à la duchesse,
mais n’oubliant pas ses intérêts particuliers, écrivit à ses herbagers s’ils étaient toujours
partisans de la liberté de la boucherie1145. Les herbagers ajournèrent leur réponse et, en bons
normands, recherchèrent l’avantage qu’ils pourraient tirer d’une négociation. Ils vinrent à
Poissy munis de la lettre de M. de Villèle, et firent remarquer au syndic de la boucherie que le
maintien du monopole dépendait absolument de sa réponse concernant leur désir de supprimer
la garantie de neuf jours sur la mortalité des bovins, dont ils étaient responsables devant la loi.
C’était un vil marchandage. Le syndic, M. Horaist, répondit au nom du Syndicat qu’à tout
prendre, il préférait la suppression du monopole à la suppression de la garantie nonaire. Cette
réponse pourrait surprendre, mais il faut savoir que, les animaux venant à pied des régions de
production, la mortalité était fréquente, et cette règle coutumière constituait en somme une
« assurance-mortalité ». C’est ainsi qu’une ordonnance royale (12 janvier 1825) prescrivit que
cent nouvelles permissions d’ouvrir des boucheries pendant les années 1825-1826-1827
seraient accordées, et qu’à partir du 1 er janvier 1828, le nombre des bouchers de Paris serait
illimité1146 ».
Précisons que la garantie nonaire est effectivement un vieux privilège des bouchers
parisiens : c’est un ancien usage, reconnu par un arrêt de règlement du 13 juillet 1699 et des
lettres patentes du 17 juin 1782, qui précisent dans l’article 27 que « le vendeur est garant
envers le boucher de la mort naturelle des bestiaux dans les 9 jours de la vente, pourvu que
cette mort ne soit pas la faute du boucher1147 ».
La circulaire ministérielle du 22 décembre 1825
Avant d’évoquer les lourdes conséquences de cette ordonnance royale du 12 janvier
1825, nous quittons un moment Paris pour traiter de la situation nationale. « Les lois du 16
août 1790 (titre XI, articles 3 et 41148), et du 19 juillet 1791 (article 301149), en chargeant les
1144
Georges CHAUDIEU, op. cit., p 45-46.
1145
La liberté du commerce était réclamée par Ovard et Dumont-Thiéville, herbagers de Normandie, locataires
de M. de Villèle. Mais il existe aussi un rapport favorable à la liberté, rédigé par le surintendant de
l’agriculture, Syriès de Marinhac, et adressé au ministre du commerce. Louis GOYARD, « Origine et
développement des sociétés de secours mutuels », Bulletin mensuel de la Société de prévoyance et de secours
mutuel de la boucherie de Paris (les Vrais Amis), juin 1888. BNF, 4° R 916.
1146
Ibid., p 46.
1147
HEURTIER, Rapport sur le régime exceptionnel de la Boucherie à Paris, 26 novembre 1853. La revue
municipale, juin 1854, p 1260. BHVP, Per 4° 133.
1148
L’article 3 du décret des 16 et 24 août 1790 organise la surveillance des denrées par l’autorité municipale
(inspection sur la fidélité du débit des denrées se vendant au poids, salubrité des comestibles exposés en vente
publique, pour éviter les épidémies et assurer la sûreté de la voie publique).
217
administrations municipales d’inspecter le débit des denrées qui se vendent au poids et la
salubrité des comestibles exposés en vente publique, et en les autorisant provisoirement à
taxer la viande de boucherie, donnèrent naissance à une foule de règlements, qui, sous
prétexte de l’intérêt public, ressuscitèrent des prescriptions contraires au principe de liberté
écrit dans nos constitutions. Les abus de la réglementation furent tels, que le ministre de
l’Intérieur, en 1825, dut appeler sur cette matière l’attention des préfets. Il signala dans les
règlements municipaux des dispositions en opposition avec la législation, ou en dehors de la
compétence municipale1150 ».
Dans la circulaire du 22 décembre 1825, le comte de Corbière, ministre de l’Intérieur
énumère les anomalies les plus souvent relevées dans les règlements locaux1151:
1°/ La concentration du débit de la viande dans les boucheries publiques, et la défense d’en
vendre ou exposer dans les étaux particuliers.
2°/ La perception dans ces établissements de droits illégaux.
3°/ La limitation du nombre des individus qui exercent la profession de boucher ou de
charcutier.
4°/ L’interdiction de l’entrée des viandes dépecées dans la ville.
5°/ La défense d’étaler et vendre certaines viandes à des époques déterminées dans le cours de
l’année.
6°/ L’obligation imposée aux bouchers et charcutiers des communes voisines d’une ville de
venir à l’abattoir public de cette ville pour y abattre leurs bestiaux.
7°/ L’établissement de dispositions pénales nouvelles, ou le renouvellement d’anciennes qui
ne s’accordent pas avec le Code pénal, etc…
8°/ L’organisation des bouchers et charcutiers en syndicats.
9°/ L’imposition de cautionnements pécuniaires.
10°/ L’obligation, pour exercer leur état, de se munir d’une permission du maire.
11°/ L’obligation de n’en quitter l’exercice que trois ou six mois après en avoir fait la
déclaration au maire.
12°/ La défense d’abattre les bestiaux ailleurs que dans un abattoir commun et public, etc 1152...
« On voit, dans cette énumération, que, dans un certain nombre de communes, le
commerce de la boucherie était entravé par le retour à d’anciens usages ou par des
prescriptions nouvelles. On croyait que la salubrité et la consommation publique auraient à
souffrir d’une liberté qui rendrait la surveillance municipale trop difficile ou même
1149
L’article 30 du décret des 19 et 22 juillet 1791donne la possibilité aux municipalités de taxer la viande.
Pierre LAROUSSE, article « Boucherie », Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, 1866-1879, Slatkine
Reprints, 1982, tome II, 2e partie, p 1053.
1150
1151
Ultra royaliste, le comte de Corbière (1766-1853) est ministre sans portefeuille du second ministère
Richelieu en 1820-1821 avant d’être ministre de l’Intérieur sous le ministère Villèle (1821-1828). On trouve
une biographie de Corbière dans Benoît YVERT (dir.), Dictionnaire des ministres (1789-1989), Perrin, 1990,
pp 116-118.
1152
La circulaire du 22 décembre 1825 est un exposé des principes de la jurisprudence de l’administration
supérieure sur les dispositions des règlements de police qui concernent la boucherie et la charcuterie. Un
« complément aux instructions relatives au commerce de la boucherie et de la charcuterie » a été apporté par la
circulaire du ministre de l’Intérieur du 22 septembre 1826. Archives Départementales du Nord, M 448/1.
218
impossible. D’un autre côté, le gouvernement, qui seul eût pu mettre en harmonie tous ces
intérêts, en édictant un règlement général d’administration publique sur cette importante
matière, se borna à poser quelques règles dans la circulaire du 22 décembre 1825 (…). De
sages prescriptions, dans l’intérêt bien entendu de l’hygiène publique, favorisèrent
l’établissement d’abattoirs municipaux, et supprimèrent les tueries particulières. Peu à peu ce
régime, qui avait été éprouvé en Belgique, en Suisse, en Piémont, en Prusse, en Angleterre,
que Lyon, Lille, Rouen, Toulouse, Bordeaux et les grandes communes suburbaines qui
entourent Paris avaient expérimenté avec succès, devint celui de presque toute la France, y
compris la capitale1153 ». Après cette parenthèse provinciale, revenons donc à la situation
parisienne.
Les conséquences de l’ordonnance du 12 janvier 1825 pour les bouchers
parisiens
Le Syndicat de la Boucherie a réclamé en 1825 une indemnité pour compenser la perte
du privilège liée à la fin de la limitation du nombre d’étaux. Le conseil municipal de Paris, la
Chambre de commerce et le comité de l’intérieur du Conseil d’Etat ont examiné avec
beaucoup de soin cette requête et sont tous arrivés à la même conclusion : il n’y a pas lieu
d’accorder une indemnité aux bouchers. Les principaux motifs de ce refus sont les suivants :
•
Le gouvernement n’est tenu à l’indemnité que dans les cas où, pour raison d’utilité
publique, il exige le sacrifice de droits réels ou une cession de propriété.
•
La loi de 1811 n’a pas confié de droit réel et il n’y a pas eu de contrat entre le
gouvernement et les bouchers.
•
En principe, le gouvernement ne se lie pas par un règlement d’administration
publique et il est de son devoir de changer le droit lorsque des raisons d’intérêt
général lui en font sentir la nécessité.
•
Le gouvernement ne garantit à personne le statu quo de la législation et des
mesures administratives.
•
Une spéculation commerciale, entreprise sous l’empire d’une législation, demeure
éventuellement soumise à toutes les variations que cette loi peut éprouver.
•
Les bouchers n’ont payé aucun droit pour jouir des avantages accordés.
•
Ce n’est pas parce qu’ils ont eu un privilège profitable pendant longtemps que la
perte du privilège doit être indemnisée1154.
A la lecture de ces éléments, on comprend que l’ordonnance du 12 janvier 1825 n’est
pas seulement une mesure prise pour défendre les intérêts particuliers des éleveurs normands
ou du ministre des finances, mais qu’elle répond à un désir profond du nouveau roi Charles X
de mener une politique de réaction en rupture avec celle de son frère défunt. La dose de
libéralisme distillée par Villèle est néanmoins très limitée car « l’administration, qui voulait
bien satisfaire les éleveurs en leur procurant le plus d’acheteurs possibles, ne renonça pas à sa
tutelle ; elle maintint le certificat de bonne vie et mœurs, le certificat d’apprentissage, le
cautionnement, la Caisse de Poissy ; le préfet de la Seine fixa, à la place du syndicat
1153
1154
Pierre LAROUSSE, op. cit., p 1053.
HEURTIER, Rapport sur le régime exceptionnel de la Boucherie à Paris, 26 novembre 1853. La revue
municipale, juin 1854, p 1260. BHVP, Per 4° 133.
219
supprimé, le crédit des bouchers ; la vente en gros fut prohibée ; chaque boucher ne put tenir
qu’un étal, il dut le tenir en personne et faire directement ses achats sur les marchés. Les
charges se trouvèrent donc aggravées et les bouchers perdirent le privilège de la limitation qui
leur servait de compensation1155 ».
Le Syndicat de la Boucherie de Paris est effectivement supprimé le 22 septembre 1825
et l’administration des abattoirs est confiée à la Préfecture de la Seine (appointements des 6
inspecteurs de boucherie et des 18 employés surveillant les bestiaux dans les abattoirs)1156. Un
transfert de compétences s’effectue aussi entre le Syndicat de la Boucherie et la Ville de Paris,
tant au niveau des dépenses (service des abattoirs, secours et pensions aux anciens bouchers)
qu’au niveau des recettes (produit des fumiers des bouveries et des bergeries, produit des
vidanges et voiries provenant des abattoirs)1157. Le syndicat est donc supprimé entre 1825 et
1829 et perd ses sources de revenus.
La société de secours mutuels du Syndicat semble donc vouée à la faillite. Elle va
néanmoins réussir à traverser cette période difficile. En 1825, 30 sociétaires démissionnent de
la mutuelle du Syndicat. Les finances sont mauvaises car la subvention annuelle de 2000
francs promise par le Syndicat n’est pas versée en 1826, 1827 et 1828. Quand le Syndicat est
rétabli en octobre 1829, la mutuelle s’empresse de réclamer les arriérés dus. A cause de la
révolution de juillet 1830, le syndic Horaist, effrayé, décide de suspendre les fonctions du
Syndicat pendant trois mois. Finalement, la mutuelle du Syndicat ne touche aucune
subvention entre 1825 et 1830 et ne pourra obtenir aucun paiement des arriérés1158. Cette
mutuelle se trouve donc durablement affaiblie financièrement face à la société des Vrais Amis
qui fonctionne sans l’aide du Syndicat.
Les conséquences sur l’abattage et le commerce de gros
L’article 12 de l’ordonnance du 12 janvier 1825 établit un monopole pour les abattoirs
municipaux, entérinant donc les décisions prises depuis 1810 concernant la fermeture des
tueries particulières dans Paris1159. Alain Boulanger remarque que cette décision rejoint « la
législation adoptée chez nos voisins belges, suisses ou anglais, et déjà expérimentée avec
succès dans quelques villes comme Lyon, Lille, Rouen ou Bordeaux1160 ».
Ce qui pose problème aux défenseurs de la boucherie traditionnelle, c’est que
l’ordonnance de 1825 favorise aussi le développement du commerce de gros. Ce n’est
d’ailleurs pas le monopole des abattoirs généraux qui en serait responsable mais tout
simplement la fin de la limitation du nombre des bouchers : « les nouveaux bouchers établis,
soit par défaut de connaissance du bétail sur pied, soit par manque de capitaux nécessaires,
s’approvisionnèrent chez leurs confrères. C’est ainsi que, bien que la concurrence soit
devenue plus grande, il s’établit une sorte de monopole en faveur d’un petit nombre de
bouchers qui, seuls, purent continuer à s’approvisionner sur le marché au détriment des
1155
Emile LEVASSEUR, op. cit., p 557.
1156
Louis GOYARD, op. cit., juin 1888.
1157
HEURTIER, op. cit., p 1259.
1158
Louis GOYARD, op. cit., juin 1888.
1159
Alfred DES CILLEULS, op. cit., p 285.
1160
Alain BOULANGER, op. cit., p 18.
220
autres1161 ». Ce raisonnement un peu simpliste reprend les arguments du conservateur des
abattoirs généraux de la Ville de Paris, Louis Charles Bizet, auteur en 1847 d’un ouvrage
hostile à la liberté de la boucherie1162.
Hubert Bourgin, qui s’est interrogé sur le rôle de l’ordonnance de 1825 sur le
développement de la boucherie en gros, nous donne une analyse beaucoup plus fine et
nuancée. Il part d’un témoignage tiré de l’enquête parlementaire de 1851 : « les nouveaux
bouchers (établis après 1825), se trouvant dans la situation de tous ceux qui entreprennent une
industrie sans la connaître et sans s’être assuré une clientèle préalable, n’ont pas pu paraître
sur les marchés. Ils ont acheté à leurs confrères le peu de viande qu’il leur fallait ; ainsi s’est
établie la vente à la cheville. Nous avons la conviction, nous, que, si les règlements
permettaient de doubler le nombre des bouchers, le commerce à la cheville deviendrait de plus
en plus considérable, quand bien même le marché serait sous les murs de Paris1163 ».
Or nous savons que le commerce à la cheville existe depuis le XVIIIe siècle au moins.
La fin de la limitation en 1825 a donc pu accélérer une évolution déjà ancienne mais n’est pas
seule responsable du déclin de la boucherie traditionnelle associant abattage et commerce de
détail. Hubert Bourgin souligne très justement les incohérences du discours des partisans du
monopole : « Que deviennent ces démonstrations, que deviennent même ces récits des faits en
face de la réalité objective ? Comment l’acte de 1825 a-t-il pu être la cause d’un phénomène
constaté bien antérieurement ? Comment l’acte de 1829 a-t-il pu ne pas mettre fin à ce
phénomène, puisqu’il abolissait l’acte de 1825 ? La coexistence de deux faits, l’un législatif et
l’autre économique, entre 1825 et 1829, a donné lieu à l’hypothèse d’un lien causal, qui n’a
pas été vérifiée par l’étude des phénomènes antérieurs et des phénomènes ultérieurs 1164».
Avec sa démarche rigoureuse, Hubert Bourgin nous livre alors la solution de l’énigme
et détruit le raisonnement simpliste de Louis Charles Bizet : « Cette erreur s’explique par des
raisons subjectives, raisons de sentiment et d’intérêt. « On redoute le monopole de 50
bouchers en gros faisant le commerce à la cheville en présence de 450 autres bouchers » écrit
le préfet de police en 18421165 : on redoute, et cette appréhension fausse l’interprétation des
faits. « Si un tel état de choses pouvait continuer, écrit Bizet au sujet du monopole des
bouchers chevillards, il est évident que trente à quarante bouchers finiraient par se rendre les
maîtres du prix des bestiaux sur les marchés d’approvisionnement, comme ils se rendraient
maîtres du prix des viandes dans les abattoirs, en les vendant à leurs confrères, qui, au lieu
d’être bouchers, ne seraient plus alors que des marchands de viande en seconde main 1166 ». Ce
dernier phénomène s’est réalisé : s’est-il réalisé comme la conséquence de ceux que décrivait
hypothétiquement Bizet ? comme la conséquence d’un monopole résultant d’une liberté
factice et anormale ? Il n’en est rien : le phénomène s’est développé et accompli dans sa
généralité supérieure aux causes particulières et partielles que lui ont attribuées des
1161
Ibid.
1162
Louis Charles BIZET, Du commerce de la boucherie et de la charcuterie de Paris et des commerces qui en
dépendent, Paris, Dupont, 1847, p 485. Bibliothèque Administrative, 3412.
1163
Enquête législative sur la production et la consommation de la viande de boucherie, ordonnée par les
résolutions de l'Assemblée nationale des 13 et 21 janvier 1851, tome 1, p 278. Bibliothèque Administrative,
3414.
1164
Hubert BOURGIN, op. cit., p 97.
1165
Préfecture de Police de Paris, Documents fournis par le préfet de police au Conseil municipal de Paris et à
la commission d'enquête de l'Assemblée Nationale sur le commerce de la viande
, Imprimerie Nationale, 20 juin
1851, p 120. Bibliothèque Administrative, 10 547.
1166
Louis Charles BIZET, op. cit., p 137.
221
observations imparfaites ou prévenues1167 ».
En 1861, dans un rapport adressé au ministre de l’agriculture et du commerce, Robert
de Massy écrivait : « Le commerce de la cheville s’est maintenu jusqu’ici en dépit de toutes
les mesures que l’administration a prises pour le faire cesser, parce que, dans l’état actuel des
choses, il est, non seulement utile, mais même nécessaire1168 ». Hubert Bourgin apporte le
commentaire suivant : « Cette nécessité, c’est la nécessité du phénomène social, déterminé par
des causes sociales dont il est l’effet et le produit. Ces causes sont ici intrinsèques : nous les
résumons ou plutôt nous exprimons leur action, c’est-à-dire que nous les constatons sans les
expliquer à proprement parler, en disant que le phénomène considéré résulte de la
décomposition du procès industriel, et qu’une industrie primitivement intégrée dans ce procès
s’en différencie et s’en détache. Contre une pareille action on comprend l’impuissance de
toutes les mesures administratives ; on mesure aussi l’erreur de ceux qui, par de telles
mesures, prétendaient l’empêcher 1169».
Le député Boulay de la Meurthe, membre du Conseil municipal de Paris puis du
Conseil général de la Seine, opposé à la liberté de la boucherie, écrit dans son célèbre rapport
de 1841 : « Lors même qu’il serait vrai que le commerce à la cheville fût une application du
principe de la division du travail, il n’en faudrait pas moins l’interdire, car il irait contre le but
que l’on s’est proposé en organisant la boucherie. Ce but a été, non de diviser un travail qui
n’a pas besoin de divisions, mais au contraire d’avoir un corps de bouchers connaissant toutes
les parties de leur état et capables de concourir entre eux sur toutes ces parties1170 ». Hubert
Bourgin réplique sèchement : « Les faits ont réduit à néant cette théorie administrative et
dogmatique, et le bon sens des techniciens contemporains y répond victorieusement1171 ». Il
cite alors Ernest Pion : « Il y a un fait de division du travail qui ne pourrait être absolument
condamné, puisque les rouages sont sans cesse en action, sans qu’on voie nettement qu’aucun
soit inutile1172 ».
Hubert Bourgin conclut en des termes modestes : « C’est a insi que, par ses
transformations, le procès industriel s’adapte aux conditions de la vie économique. La
différenciation de l’industrie de l’abatage et de la boucherie en gros est donc due aux causes
intrinsèques du développement industriel. Que sont ces causes ? Ce sont des phénomènes
internes d’adaptation. Nous en ignorons le mécanisme ; nous en constatons seulement les
effets terminaux, qui sont ici les phénomènes de spécialisation ; nous constatons aussi, par
une observation générale et confuse, le phénomène extérieur qui les détermine, et qui est la
variation du milieu économique auquel l’industrie s’adapte ; mais de cette détermination
première au dernier effet terminal, nous ne saisissons pas les actions et les réactions du
phénomène intime1173».
Les propos d’Henry Matrot sont très clairs, malgré une certaine exagération. « A
1167
Hubert BOURGIN, op. cit., pp 97-98.
1168
Jules Robert de MASSY, Des halles et marchés, et du commerce des objets de consommation à Londres et à
Paris, Imprimerie Impériale, 1861, tome II, p 205.
1169
Hubert BOURGIN, op. cit., p 98.
1170
Henri Georges BOULAY DE LA MEURTHE, Rapport sur l’organisation du commerce de la boucherie, fait
au conseil municipal de Paris au nom d’une commission spéciale , séance du 13 août 1841. Bibliothèque
Administrative, 21 520 (1).
1171
Hubert BOURGIN, op. cit., p 98.
1172
Ernest PION, Le commerce de la boucherie à Paris, Colin, 1890, p 284. BNF, 8° S 6784.
1173
Hubert BOURGIN, op. cit., p 99.
222
l’inauguration des abattoirs, en 1818, toute la boucherie de Paris est régulière. (…) C’est
après la liberté de la boucherie, en 18291174, que l’on voit se dessiner une tendance, dans ce
commerce, à se diviser en deux corporations distinctes, quelques bouchers commencent à
vendre à la cheville aux nouveaux bouchers établis, le maître garçon à deux mains devient
maître garçon d’échaudoir ; il y eut à cette époque une poussée pour les maîtres garçons
intelligents et capables, maître garçon d’échaudoir était une position, ne faisant plus partie du
personnel de l’étal, ils purent alors vivre dans leur famille ; c’est le commencement de la fin
du garçon boucher connaissant le travail de l’étal et de l’échaudoir, et c’est là qu’on voit
arriver les seconds d’échaudoir, les gratte ratis. Sous la même dénomination de « garçons
bouchers » le garçon boucher d’échaudoir sera incapable de reconnaître à quelle partie de
l’animal appartient un morceau découpé de même qu’un garçon d’étal sera incapable de
couper un pied de mouton : la vente à la cheville créa des spécialistes. Nous en arrivons aux
garçons bouchers étaliers et aux garçons bouchers d’échaudoir, les garçons bouchers à deux
mains devinrent rares1175».
Nous touchons ici du doigt une des évolutions majeures du métier de boucher entre
l’Ancien Régime et le XX e siècle : le passage du boucher « polyvalent » (à la fois acheteur de
bétail, abattant et débitant de viande) au boucher « spécialisé », soit dans l’achat du bétail et
l’abattage (il s’appelle alors boucher de gros ou chevillard), soit dans la vente au détail de la
viande (il s’appelle alors boucher détaillant). Cette évolution est décriée et combattue par de
nombreuses personnes au XIXe siècle, à commencer par le syndicat de la Boucherie de Paris,
et ses soutiens dans les différentes administrations parisiennes (Louis Charles Bizet et Henri
Georges Boulay de la Meurthe par exemple). Néanmoins, comme le remarque très justement
Hubert Bourgin, cette évolution du métier a été inéluctable et irréversible. L’administration
elle-même, en interdisant le commerce à la cheville mais en tolérant son développement
progressif, s’est contentée de laisser le processus se dérouler naturellement. Une application
plus stricte de l’interdiction du commerce à la cheville aurait peut-être pu ralentir l’évolution
mais ne l’aurait sans doute pas empêchée.
Si l’on revient précisément à l’ordonnance royale du 12 janvier 1825, il faut
reconnaître que ce texte n’est pas à l’origine de changements profonds mais il permet
l’accélération de tendances déjà amorcées, en rendant obligatoire l’usage des abattoirs
municipaux et en permettant le développement d’une concurrence plus forte (avec la fin de la
limitation du nombre des bouchers). Il reste à savoir si la population a pu en retirer quelque
profit.
Les conséquences pour la population
Entre 1825 et 1828, on passe de 370 à 514 bouchers à Paris1176. Mais, contrairement
aux résultats escomptés, le développement de cette concurrence nouvelle entraîne une
augmentation des prix et des faillites ! La viande augmente de 25% en cinq ans1177. Ce
paradoxe est rapporté par de nombreux auteurs, comme par exemple Georges Chaudieu : « Ce
qui devait se passer arriva, le nombre des points de vente se multiplia, et l’on vendit de la
1174
Henry Matrot se trompe d’année : la liberté de la boucherie date de 1825, pour disparaître en 1829.
1175
Henry MATROT, Vieux Souvenirs, 1910, p 46.
Louis GOYARD, « Origine et développement des sociétés de secours mutuels », Bulletin mensuel de la
Société de prévoyance et de secours mutuel de la boucherie de Paris (les Vrais Amis), juin 1888.
1176
1177
Alfred DES CILLEULS, op. cit., p 285.
223
viande jusque dans les étages des maisons. Une concurrence impitoyable s’ensuivit, les plus
faibles furent ruinés et ruinèrent du même coup leurs fournisseurs, et dans le désordre il
s’établit un monopole de fait en faveur d’un petit nombre. La viande coûta très cher aux
Parisiens1178 ». Emile Levasseur confirme que la population ne retire aucun bénéfice de
l’expérience libérale de 1825-1829: « Beaucoup de gens s’établirent, mais avec de pareilles
conditions, peu devaient prospérer. Les prix du marché s’élevèrent quelque peu à cause de la
multiplicité des acheteurs ; mais la consommation ne s’accrut pas 1179 ».
Adversaire farouche de la liberté de la boucherie, Louis Lazare dénonce l’ordonnance
de 1825 avec des arguments souvent excessifs, qui sont les suivants :
•
Un monopole s’établit car peu de bouchers ont pu continuer à s’approvisionner sur
les marchés (les autres bouchers font faillite ou achètent en seconde main).
•
La libre concurrence ne peut s’appliquer à la boucherie car la viande est
périssable : c’est une denrée achetée en grande quantité et vendue au détail.
•
Les prix augmentent légèrement depuis 1824.
•
On assiste à une diminution du nombre de bœufs gras achetés à Paris, et à une
baisse des ventes sur les marchés de Sceaux et Poissy en 1827-1829, alors que le
nombre de bestiaux augmentait régulièrement avant 18251180.
Les adversaires de la liberté du commerce prétendent donc que l’ordonnance de 1825
a été néfaste pour l’élevage et qu’elle a entraîné une désorganisation de l’approvisionnement.
Dans son rapport de 1853, le directeur général de l’agriculture et du commerce, Heurtier,
dénonce ces spéculations hasardeuses sur la diminution du poids des bestiaux entre 1825 et
1829. Pour lui, non seulement le poids n’est pas un gage de qualité de la viande, mais de plus,
le poids moyen des bœufs n’a pas varié entre la période 1825-1829 (325,15 kg) et 1830-1834
(325,17 kg)1181.
L’ordonnance de 1825 ne semble donc pas avoir amélioré la situation alimentaire des
Parisiens. L’arrivée de Polignac et de son ministère ultra au pouvoir en 1829 va marquer la fin
de cette courte et timide expérience libérale. « Une ordonnance du 18 octobre 1829 rétablit le
syndicat et interdit le commerce de gros : le nombre des bouchers parisiens revint à 4001182 ».
b) L’ordonnance royale du 18 octobre 1829
Dès mai 1826, les bouchers ont envoyé à la Chambre des députés une pétition contre
le nombre croissant des nouveaux confrères1183. Face aux plaintes des éleveurs et des
bouchers, l’administration revient à ses traditions autoritaires sous Polignac. Adversaire du
privilège, Alfred des Cilleuls dénonce la coalition des bouchers et des éleveurs qui ont obtenu
1178
Georges CHAUDIEU, op. cit., p 46.
1179
Emile LEVASSEUR, op. cit., p 557.
1180
Louis LAZARE, « De la boucherie parisienne », La Revue municipale, n°157, 16 octobre 1854, p 1336.
1181
HEURTIER, Rapport au ministre de l’Agriculture, du Commerce et des Travaux Publics, sur le régime
exceptionnel de la Boucherie de Paris, 26 novembre 1853. La revue municipale, juin 1854, p 1259. BHVP,
Per 4° 133.
1182
Alain BOULANGER, op. cit., p 18.
1183
Séance de la Chambre des députés du 13 mai 1826. Moniteur, p 723.
224
gain de cause, sans que le gouvernement ne sollicite l’avis du Conseil municipal, de la
Chambre de commerce ou du Conseil d’Etat 1184. L’ordonnance royale du 18 octobre 1829
remet en vigueur, « en les complétant, les dispositions réglementaires appliquées
antérieurement à 1825, c’est-à-dire la limitation du nombre des établissements de boucherie,
le syndicat, la nécessité d’une autorisation pour s’établir, le versement d’un cautionnement,
l’obligation d’acheter les bestiaux sur certains marchés seulement, l’obligation de les abattre
exclusivement dans les abattoirs municipaux, la défense de la vente à la cheville (en gros et
demi-gros), la caisse de Poissy, etc1185... ».
Auteur favorable au maintien du privilège des bouchers, Louis Lazare note que cette
ordonnance du 18 octobre 1829 a été précédée d’une enquête constatant les nombreux abus
résultants de la liberté, tels que la hausse des prix ou la santé publique compromise. Il
énumère les mémoires qui montrent que la liberté commerciale a été funeste à la Ville de
Paris : mémoire du préfet de police Debelleyne en octobre 1828, mémoire du préfet de police
Mangin en septembre 1829, mémoire du préfet de la Seine, le comte Chabrol, en décembre
18291186. Louis Lazare affirme qu’en 1828, le comte Chabrol regrette d’avoir obéi au roi en
1825 sur la liberté de la boucherie, et que son successeur à la préfecture de la Seine, le comte
de Rambuteau, est beaucoup plus ferme, car il ne veut « à aucun prix faire de concession au
sujet de l’approvisionnement de Paris, parce que toute concession de ce genre est nuisible aux
gouvernants et fatale à la ville de Paris1187».
Ainsi les autorités mettent fin à l’expérience libérale mise en place en 1825 et
rétablissent le Syndicat de la Boucherie de Paris (30 membres désignés par le préfet de
police). L’ordonnance royale d’octobre 1829 limite « à nouveau le nombre des bouchers à
400, et, pour exercer leur commerce chacun dut verser un cautionnement de 3000 francs à la
Caisse de Poissy. Ceux qui purent le faire furent appelés par leurs confrères, tout le reste de
leur vie, « bouchers de Charles X1188 ».
Avant de commenter l’augmentation de la caution, précisons d’abord que le syndicat
des bouchers est rétabli mais qu’il reste étroitement subordonné aux autorités. Emile
Levasseur insiste sur l’importance de cette tutelle administrative : « Ce syndicat n’avait pas la
même indépendance que celui des anciennes corporations. Il avait la direction des abattoirs, et
connaissait, sous le rapport de la discipline intérieure, des difficultés entre bouchers et
étaliers. Mais c’était le préfet qui nommait, tous les ans, sur vingt candidats présentés par le
syndicat, les dix bouchers chargés de faire les fonctions d’électeurs ; le corps des bouchers ne
prenait aucune part aux élections. Le syndicat ne faisait que proposer les six inspecteurs qui
surveillaient les étaux et les abattoirs : c’était le préfet qui les nommait 1189 ».
Pourquoi avoir augmenté le cautionnement des bouchers, en supprimant la seconde
classe (caution de 2000 F) et la troisième classe (caution de 1000 F) ? Emile Levasseur
évoque les raisons suivantes : « L’intérêt de ces cautionnements servit à payer les dép enses du
syndicat, à racheter successivement des étaux jusqu’à réduction au nombre légal, et à donner,
e
siècle : tome II (1830-1870), H.
Alfred des CILLEULS, Histoire de l'administration parisienne au XIX
Champion, 1900, p 183.
1184
1185
Maurice BLOCK, article « Boucherie », Dictionnaire de l’administration française , Berger-Levrault, 1898, p
301.
1186
Louis LAZARE, « De la boucherie parisienne », La Revue municipale, n°155, 16 septembre 1854, p 1314.
1187
Louis LAZARE, « De la boucherie parisienne », La Revue municipale, 1855, p 1536.
1188
Georges CHAUDIEU, op. cit., p 47.
1189
Emile LEVASSEUR, op. cit., p 557.
225
avec l’approbation du préfet, des secours ou des pensions aux anciens bouchers et employés
de la boucherie qui manqueraient des moyens suffisants de pourvoir à leur subsistance1190. »
Concernant le rachat des étaux pour atteindre l’objectif officiel de 400 bouchers dans Paris, il
n’a pas été appliqué car on compte 500 bouchers parisiens entre 1830 et 1858, date de la fin
définitive de la limitation. A partir de la monarchie de Juillet, l’administration se contente
dans les faits d’une limitation à 500 étaux. Seuls 13 étaux sont achetés et fermés par le
syndicat en 1830 (le prix de l’étal est inférieur à 15 000 F) 1191.
Selon Heurtier, le principe du cautionnement a été mis en place en 1802 pour
empêcher une trop grande variation du nombre des étaux, car tout boucher qui quitte son
commerce sans la permission du préfet de police ou sans en faire la déclaration six mois à
l’avance, perd son cautionnement. Heurtier remarque que cette disposition n’a pas été reprise
dans l’ordonnance d’octobre 1829 1192. Donc, entre 1829 et 1858, la caution de 3000 F versée
par les bouchers sert simplement à assurer le service de la caisse de Poissy.
L’ordonnance du 18 octobre 1829 rétabli t le syndicat, augmente le cautionnement,
défend d’exploiter plusieurs étaux et réaffirme la défense de vendre en gros 1193. Heurtier
souligne que l’interdiction du commerce à la cheville est assez illusoire car cette pratique a
toujours existé et que la préfecture de police déclare qu’il lui est impossible de l’empêcher.
D’autre part, Heurtier affirme que la vente à la cheville est nécessaire à la Boucherie de Paris.
Ses arguments sont les suivants :
•
Tous les bouchers n’ont pas les connaissances et le sens tactile nécessaires pour
acheter les bestiaux sur pied (vivants). Ils ont alors plus d’avantage à acquérir la
viande abattue d’un confrère.
•
La différence de consommation entre les quartiers pauvres (bas morceaux) et les
quartiers riches (morceaux de choix) rend nécessaire la faculté de pouvoir revendre
de la viande à un confrère.
•
La salubrité y gagne car si un boucher peut vendre ses surplus à un confrère, le
surplus ne restera pas à l’étal plusieurs jours. La vente à la cheville permet de
proportionner ses achats selon l’importance du débit 1194.
L’interdiction de la cheville n’a pas été respectée. L’ordonnance de 1829 « fut éludée
par les bouchers chevillards avec l’aide des bouchers acheteurs à la cheville. Le boucher
faisait acheter pour son compte, par le chevillard, les animaux dont il avait besoin, et
l’opération était déguisée sous le couvert d’un mandat salarié. La préfecture de police devait
renoncer à l’application de l’ordonnance et reconnaître la légitimité et l’utilité de ce
commerce1195 ».
1190
Ibid., p 558.
1191
Louis GOYARD, op. cit..
1192
HEURTIER, op. cit., p 1260.
1193
Un seul boucher parisien, Raphaël Danlos, est autorisé à exploiter deux boucheries. Louis GOYARD, op. cit.
1194
HEURTIER, op. cit., p 1260.
1195
Marcel BAUDIER, Le commerce du bétail et de la viande en France, Thèse de Droit, Paris, 1914, p 149.
226
Les réactions face à l’ordonnance de 1829
On s’en doute, la Chambre de Commerce de Paris eut une réaction très hostile à la
décision prise par Polignac de rétablir le privilège des bouchers. Dans un rapport de novembre
1829, on trouve des formules très claires (du type « le privilège est une faveur toujours
dangereuse ») et l’auteur n’hésite pas à employer des néologismes expressifs comme : « La
Chambre doit protester contre l’inutilité ou du moins l’intempestivité de l’ordonnance du 18
octobre 1829, que dans tous les cas elle doit faire comprendre au ministre qui l’a contresignée
son illégalité et son inconsistantionalité (sic)1196».
Le Syndicat de la Boucherie de Paris est le premier bénéficiaire de l’ordonnance du 18
octobre 1829 et a toutes les raisons d’être satisfait. Pourtant, les bouchers ont tenté une action
judiciaire contre la caisse de Poissy à partir de 1829. « Un boucher, le sieur Riom, auquel se
réunirent plus tard les syndics de la corporation, prétendit que la Caisse de Poissy percevait un
impôt illégal et très onéreux pour le commerce ; car, d’une part, la perception n’avait pas été
autorisée par la loi, et, d’autre part, le boucher était tenu de payer l’herbager par
l’intermédiaire de la caisse, et d’acquitter, à ce titre, un droit fixe par tête, lors même qu’il
avait par devers lui les fonds nécessaires à ses opérations. Les sieurs Riom et consorts
attaquaient en conséquence la base même du droit, et ils réclamaient la restitution des sommes
qu’ils avaient pu payer à la ville 1197».
Comment faut-il interpréter cette requête des bouchers contre la caisse de Poissy ?
Dans le cadre de l’expérience libérale de 1825-1829, ont–ils tenté d’obtenir d’importantes
concessions pour compenser la disparition du privilège ? Il est néanmoins curieux de voir que
le Syndicat lance une action judiciaire contre la caisse de Poissy alors qu’il est évident que sa
disparition entraînerait aussitôt la ruine du Syndicat ! Il est paradoxal de voir une institution
corporative mener un combat contre les taxes qui servent à son financement ! Cette démarche
des bouchers en 1829 s’apparente donc plutôt à une réclamation de patrons contre l’Etat
(fonctionnement qu’on retrouvera dans le syndicalisme patronal dans la seconde moitié du
XIXe siècle) plutôt qu’une action corporative traditionnelle d’Ancien Régime où le lien
« protecteur » entre le corps de métier et le pouvoir monarchique n’est jamais remis en cause.
Le Syndicat de la Boucherie étant rétabli en octobre 1829, il est peu probable que la
suppression de la caisse de Poissy ait été envisagée par les autorités en 1829. La requête de
Riom est d’ailleurs rejetée le 21 août 1829 par le tribunal de première instance de la Seine.
« Ce jugement est fondé sur ce que l’on ne peut voir dans le droit dit de la Caisse de Poissy
qu’un droit d’octroi ; que le mode de perception, qui est laissé par la loi à la délibération de
l’Administration municipale, importe peu ; que les formalités prescrites par la loi du 28 avril
1816, pour l’établissement des droits d’octroi, ont été remplies ; que, dès lors, le droit de
Caisse de Poissy ne peut être considéré comme un impôt illégal1198».
Là où le pouvoir ne voit qu’un droit d’octroi, les bouchers voient, à juste titre, un
système contraignant et inutile de crédit obligatoire et de garantie des paiements. Les
bouchers font donc appel du jugement, mais ils sont de nouveau déboutés par un arrêt de la
Cour royale de Paris du 15 janvier 1831. « Les bouchers se pourvurent alors en cassation ;
1196
GANNERON, Rapport de la Chambre de commerce de Paris du 11 novembre 1829, envoyé au ministre de
l’Intérieur le 25 novembre 1829. CCIP, VII 3.60 (1).
1197
Armand HUSSON, op. cit., p 234.
1198
Ibid., p 234-235.
227
mais un arrêt du 22 mars 1832 rejeta leur pourvoi1199».
L’ironie du sort veut que cette démarche en somme assez légitime se soit retournée
contre les bouchers parisiens en 1832. « La légalité du droit de Caisse de Poissy se trouvait
ainsi établie de la manière la plus formelle. Mais le procès qui avait eu beaucoup de
retentissement, eut encore un autre résultat ; le ministre des finances réclama le dixième du
produit des droits perçus, et la ville dût acquitter ce dixième, à compter du 1er janvier
18321200. » La tutelle de l’Etat sur la caisse se trouve donc renforcée alors qu’en 1829 Riom
réclamait la suppression de celle-ci !
Le « code Mangin » du 25 mars 1830
L’ordonnance royale du 18 octobre 1829, qui rétablit le Syndicat de la Boucherie de
Paris, est complétée par une ordonnance du préfet de police du 25 mars 1830, long recueil de
301 articles qui sert de règlement à la profession. Cette ordonnance complète et minutieuse
« concernant le régime et la discipline intérieure du commerce de la Boucherie de Paris », est
surnommée le « code Mangin », du nom du préfet de police de Paris de l’épo que1201. Selon
Bertier de Sauvigny, le code Mangin a sans doute été élaboré avec le concours du Syndicat, ce
qui est possible1202.
Véritable synthèse des règlements précédents, le code Mangin de 1830 indique avec
précision le rôle du Syndicat des bouchers, notamment pour le fonctionnement des abattoirs.
Citons quelques extraits d’articles qui nous éclairent sur ses prérogatives :
•
Article 7 : Il y aura six inspecteurs de la boucherie, et plus, s’il est nécessaire, pour
surveiller toutes les contraventions aux règlements qui pourront se commettre,
réprimer le mercandage, et concourir, avec le syndicat, à l’exécution de toutes les
mesures jugées nécessaires dans l’intérêt général. Ces six inspecteurs seront
proposés par le syndicat au préfet de police, et nommés par ce dernier. (…)
L’inspecteur de police constatera le fait de la mort des bestiaux morts
naturellement dans les abattoirs. Les inspecteurs de la boucherie les enverront à la
ménagerie, ainsi que toutes les viandes (dans quelque lieu qu’ils les trouvent)
qu’ils reconnaîtront ne pouvoir être livrées à la consommation.
1199
Ibid., p 235.
1200
Ibid.
1201
Alfred DES CILLEULS, op. cit., p 285.
1202
Guillaume de BERTIER DE SAUVIGNY, Nouvelle Histoire de Paris : la Restauration (1815-1830),
Association pour la publication d’une histoire de Paris, Hachette, 1977, p 120.
228
•
Article 8 : Le syndicat nommera 18 surveillants, et plus s’il est nécessaire, dans les
abattoirs, savoir : cinq à l’abattoir Montmartre (il y a deux portes), quatre à
l’abattoir de Ménilmontant, trois à l’abattoir de Grenelle, trois à l’abattoir du
Roule, et trois à l’abattoir de Villejuif. Ils seront chargés de la garde des clefs des
échaudoirs, de la livraison des cuirs, peaux de veaux et moutons aux enleveurs des
tanneurs et des mégissiers1203 ; du parcage des bestiaux dans les bouveries et
bergeries ; de faire des rondes à certaines heures du jour et de la nuit, pour
surveiller les bestiaux qui menaceraient de périr ; d’examiner s’il ne s’introduit pas
dans les abattoirs des individus étrangers à leur service ; du lavage des coches ;
enfin, d’exécuter tout ce qui peut contribuer à la sûreté et à la salubrité de ces
établissements.
•
Article 9 : Il sera nommé par le préfet de police, sur la proposition du syndicat,
deux surveillants aux parquets à moutons des barrières du Maine et de Clichy, pour
faire le lotissage des moutons, de manière que les lots marqués appartenant aux
divers bouchers leur soient exactement adressés.
•
Article 10 : (…) Comme il est essentiel que tous les employés de la boucherie
connaissent cet état pour bien remplir leur service, dans l’intérêt général, ils (les
inspecteurs et surveillants) seront choisis parmi d’anciens bouchers, ou fils
d’anciens bouchers qui possèderont l’estime du commerce.
•
Article 11 : Les syndic et adjoints seront chargés de la répartition des échaudoirs
entre les marchands bouchers de Paris, suivant les besoins de chacun d’eux ; mais
cette répartition et les mutations qui seront demandées par la suite ne
s’effectueront qu’après que le syndicat en aura obtenu l’autorisation de M. le
préfet de police.
•
Article 12 : Ils seront chargés de procéder à la vente des vidanges et voiries
provenant de l’abattage des bestiaux, ainsi qu’à celle des fumiers des bouveries et
bergeries, dont les produits leur sont attribués par l’ordonnance royale du 28
octobre 1829. Ils seront également autorisés à renouveler le bail de la vente du
sang des bœufs et vaches qui existe, et à comprendre dans cette vente le sang des
veaux et moutons, pour le temps et de la manière qu’ils le jugeront le plus
convenable, dans les intérêts du commerce, comme aussi à en répartir le montant,
ainsi que par le passé.
•
Article 13 : Il y aura cinq conducteurs de bœufs, un conducteur de vaches, et,
suivant les besoins du commerce, deux ou trois conducteurs de moutons, qui seront
nommés par le préfet de police, sur la présentation du syndicat1204.
Le Syndicat est donc clairement responsable de la police des abattoirs et y trouve une
part importante de ses revenus, comme l’article 12 le montre. A la lecture de l’article 10, on
s’aperçoit que la logique corporative est omniprésente dans les esprits de l’époque. Plutôt que
de recruter les surveillants et inspecteurs de manière à en garantir l’impartialité et la plus
grande indépendance possible, le préfet de police recommande un système de cooptation, basé
sur le mérite et l’hérédité ! La préférence pour une transmission héréditaire du métier est
1203
Alors que le tanneur s’occupe des cuirs de bœuf et des peaux de veau, le mégissier s’occupe, par tannage à
l’alun, des peaux très souples à partir de peaux brutes de mouton, d’agneau ou de chevreau.
1204
Préfet MANGIN, Ordonnance de police du 25 mars 1830 concernant le régime et la discipline intérieure du
commerce de la boucherie de Paris. Annexes de l’enquête législative de 1851, p XXIV-XXV. Archives de
Paris, D6Z5.
229
également présente dans les conditions d’admission au métier. Les articles suivants semblent
tout droit sortis des statuts corporatifs d’Ancien Régime :
•
Article 23 : La veuve d’un boucher pourra succéder, même avant la réduction du
nombre des bouchers à 400, à l’étal de son mari, sous quelque régime qu’elle ait
été mariée, sauf le précompte des droits des héritiers du titulaire décédé.
Lorsqu’une veuve bouchère convolera en secondes noces, son nouveau mari ne
sera point titulaire de l’étal ; mais il sera, de plein droit, investi du droit de gérer et
d’administrer le dit étal, et, par conséquent, d’aller sur les marchés de Sceaux et de
Poissy (…).
•
Article 24 : Le fils pourra de même succéder à son père.
•
Article 25 : Il en sera de même de la fille tenant le comptoir de son père, si elle
épouse un garçon boucher1205.
Le Syndicat valorise la transmission héréditaire du métier et des charges, multiplie les
moyens de contrôle sur les employés et conserve les attributions qu’il a obtenues depuis 18021811. Les articles suivants ne sont donc pas novateurs par rapport à la situation précédant
1830 et relèvent du rôle traditionnel du Syndicat :
•
Article 14 : Le syndicat connaîtra, sous le rapport de la discipline intérieure, de
toutes les difficultés qui s’élèveront entre les marchands bouchers, les étaliers, les
garçons bouchers et autres individus attachés au service des boucheries. Il
connaîtra, par voie de conciliation, des difficultés contentieuses qui s’élèveront,
soit entre les bouchers respectivement, soit entre les bouchers et les marchands de
bestiaux.
•
Article 15 : Les mercuriales seront arrêtées dans chaque marché par deux
bouchers, deux marchands de bestiaux, et l’inspecteur général des halles et
marchés.
•
Article 16 : Le syndicat sera autorisé à accorder, sous l’approbation du préfet de
police, suivant les ressources de sa caisse, des pensions aux anciens bouchers et
employés de la boucherie qui manqueront des moyens suffisants pour subvenir à
leur existence. Il distribuera par avance, aux bouchers et employés indigents, des
secours, dont il présentera l’état de distribution à l’approbation du préfet de police,
tous les six mois.
•
Article 17 : Il présentera, du 20 au 25 de chaque mois au plus tard, au préfet de
police, un état indicatif du crédit individuel qui pourra être accordé à chaque
boucher de Paris sur la caisse de Poissy, pour le mois suivant1206.
La concurrence des bouchers de la banlieue est tolérée mais toujours limitée à certains
marchés et seulement deux jours par semaine, comme il est précisé dans l’article 27 : « Les
bouchers forains continueront à être admis, concurremment avec les dits bouchers de Paris, à
vendre en détail de la viande à la halle des Prouvaires et dans les marchés Saint-Germain, des
Carmes et des Blancs-Manteaux, les mercredi et samedi de chaque semaine1207 ». L’article
226 précise la répartition des places au marché des Prouvaires : 72 pour les bouchers de Paris
1205
Ibid., p XXVI.
1206
Ibid., p XXV.
1207
Ibid., p XXVI.
230
et 24 pour les forains1208. Il faut attendre 1848 pour que cette proportion s’inverse et que la
vente des viandes à la halle devienne quotidienne. De même, ce n’est qu’en 1849 que la vente
de la viande à la criée est autorisée au marché des Prouvaires, alors que le code Mangin de
1830, dans son article 244, interdit toujours le commerce des pièces détachées entre bouchers,
à la halle et dans les marchés, « tant pour le boucher de Paris que celui de la campagne1209 ».
Cela signifie que le réassortiment est officiellement prohibé alors qu’il se pratique assez
couramment à Paris, vu les différences d’habitudes alimentaires et de niveau de vie selon les
quartiers. Pourquoi en effet empêcher un boucher d’aller acheter chez un collègue quelques
pièces pour réassortir son étalage ?
Le code Mangin précise avec détail les domaines respectifs de compétence entre les
bouchers et les tripiers, reprenant ainsi l’ordonnance de police du 28 mai 1812 que nous avons
déjà évoquée1210. De nombreux articles de l’ordonnance du 25 mars 1830 sont également
consacrés au commerce des suifs1211. Le préfet de police distingue trois catégories de
personnes dans cette industrie en 1830 : « 1° les bouchers-fondeurs ; 2° les bouchers
spécialisés ; 3° les bouchers non fondeurs, qui peuvent faire fondre leurs suifs par des
fondeurs ou par des bouchers-fondeurs. A ce moment donc, au regard de l’administration, les
fondeurs et les bouchers-fondeurs représentent au même titre l’industrie spéciale qui est en
train de se détacher de la boucherie ; mais nous ne savons pas dans quelle proportion ils la
représentent en réalité. Cette proportion nous est donnée pour 1844 : sur 15 établissements de
fonderie de suif, 2 seulement appartiennent à des « marchands bouchers fondeurs1212 ». La
boucherie est décidément en train de perdre cette industrie annexe1213».
Enfin, le code Mangin réglemente également les itinéraires et modalités du transport
des bestiaux depuis les marchés jusqu’aux abattoirs (huit articles sont consacrés à la
« conduite des bestiaux ») et bien sûr la « police des marchés de Sceaux et de Poissy » (45
articles y sont consacrés)1214.
1208
Ibid., p XLIV.
1209
Ibid., p XLV.
1210
Le titre XI du code Mangin (22 articles ) est consacré à la triperie. Ibid., p XLVI-XLVIII.
1211
Le titre V du code Mangin (35 articles) est consacré à la fonte des suifs. Ibid., p XXXII-XXXV. Le titre XII
du code Mangin (16 articles) est consacré au commerce des suifs. Ibid., p XLVIII-XLIX. Une ordonnance de
police du 5 décembre 1831 complète ces dispositions sur le commerce des suifs.
1212
Almanach du commerce de la Boucherie, 1845, p 92.
1213
Hubert BOURGIN, op. cit., p 86.
1214
Préfet MANGIN, Ordonnance de police du 25 mars 1830 concernant le régime et la discipline intérieure du
commerce de la boucherie de Paris. Annexes de l’enquête législative de 1851, p XXXVII-XLI. Archives de
Paris, D6Z5.
231
3) LES TENSIONS AVEC LE POUVOIR SOUS LA MONARCHIE DE JUILLET (18301848)
a) Des efforts existent sous la Monarchie de Juillet pour améliorer
l’alimentation carnée des Parisiens
Si l’on considère les choix protectionnistes retenus par la Restauration et par la
monarchie de Juillet (la loi douanière de 1841 maintient un tarif prohibitif pour l’importation
des bestiaux), on pourrait penser que les autorités se préoccupent peu de faire réellement
baisser le prix de la viande. Il faut peut-être nuancer ce propos en ce qui concerne le règne de
Louis-Philippe. Tout d’abord, bien que le système strict de la caisse de Poissy et de la
limitation du nombre des étaux soit officiellement rétabli en 1829, n’oublions pas que, dès
juillet 1830, la monarchie parlementaire suspend de facto l’application du texte. En tolérant le
commerce en gros et un nombre important d’étaux de boucherie, surnuméraires aux yeux de
la loi, on peut considérer que le nouveau régime se soucie de maintenir une certaine
concurrence pour limiter un monopole total et empêcher une augmentation des prix. De
même, en violant manifestement l’esprit de l’ordonnance de 1829, la monarchie de Juillet
laisse entrer dans Paris toujours plus de « viande à la main », cette viande foraine provenant
de la banlieue, qui ne présente peut-être pas toutes les garanties sanitaires requises mais qui se
vend à des prix défiants toute concurrence.
Reprenant des chiffres fournis par Armand Husson, Alfred des Cilleuls indique la
quantité moyenne des viandes introduites annuellement dans Paris entre 1799 et 18451215 :
Tableau 3 : Evolution des quantités de viandes introduites "à la main" dans Paris entre
1799 et 1845
1799-1808
596 167 kg
1809-1816
653 416 kg
1817-1824
1 172 589 kg
1825-1840
2 622 939 kg
1841-1845
3 143 439 kg
Ces chiffres confirment tout à fait l’impression qui ressort à la lecture du témoignage
d’Henry Matrot sur le monde pittoresque des anciennes boucheries des barrières d’octroi, qui
a disparu en 1860 avec l’annexion des communes suburbaines 1216. Le pouvoir n’intervient
1215
1216
Alfred DES CILLEULS, op. cit., p 464.
« Les barrières étaient largement pourvues de marchands d’objets soumis à l’octroi de Paris, notamment le
vin et la viande. Les boucheries des anciennes barrières de Paris tenaient de la boucherie régulière, de la
boucherie foraine et de la boucherie en gros ; elles possédaient abattoir, bouveries, bergeries dans les
dépendances de l’établissement ; dans la plupart il s’y faisait un commerce considérable, la population de Paris
avoisinant les barrières venait s’y fournir et profitait de la tolérance de l’octroi pour l’entrée des viandes, dites
à la main, tous les bouchers de la grande et petite banlieue de Paris venaient s’y approvisionner ou s’y
réassortir, elles alimentaient la halle à la viande et les marchés de Paris ; toujours titulaires des places réservées
à la boucherie foraine, ces bouchers forains faisaient aux halles et marchés, le commerce en gros pour les
veaux et le demi-gros pour les pièces détachées de toutes sortes : aloyaux, pans de veaux, carrés et gigots ; ils
fournissaient en cuissots de veaux (…) la presque totalité des pâtissiers de Paris ». Henry MATROT, Vieux
Souvenirs, 1910, p 43.
232
nullement contre cette « contrebande » active de viande qui se fait au détriment des recettes
de l’octroi. Non seulement, le menu peuple est libre d’aller consommer du veau ou du mouton
dans les guinguettes des faubourgs, mais de plus, les agents de l’octroi semblent
particulièrement souples sur la quantité de viande que chaque famille peut faire entrer « à la
main » ou « au panier » dans Paris. On peut alors imaginer que la même tolérance
bienveillante s’exerçait vis-à-vis des marchands bouchers forains de banlieue qui viennent
vendre leur viande deux fois par semaine sur les marchés de Paris. Ce laisser-aller général qui
s’installe à partir de juillet 1830 n’était pas du tout du goût du Syndicat de la Boucherie de
Paris : on comprend alors bien mieux la violence et la fermeté des attaques contre les
chevillards, les forains et tous les autres fraudeurs possibles, qui agissent en toute quiétude
malgré le code Mangin établi en mars 1830.
Outre cette attitude laxiste du pouvoir à partir de 1830, qui devait permettre à une
bonne partie des Parisiens d’améliorer l’ordinaire, deux nouveautés apparues en 1841 vont
aider à l’amélioration de la situation alimentaire de la capitale. Il s’agit tout d’abord de la
création des concours régionaux d’animaux gras. En encourageant les éleveurs à améliorer les
races bovines, le gouvernement voulait sans doute améliorer leur rendement en lait et en
viande1217. Il est révélateur que cette mesure soit prise en 1841, en même temps que la loi de
douanes du 6 mai 1841 qui maintenait un tarif prohibitif sur les bestiaux étrangers1218.
L’objectif est clair : protéger l’élevage national tout en l’encourageant à se moderniser e t à se
rentabiliser. On comprendra assez aisément qu’une telle mesure n’aura d’effets visibles que
plusieurs années plus tard. Pour certains auteurs, cette création des concours d’animaux gras
n’empêche pas la consommation française de viande de rester faible. Ainsi, selon Jean
Bataillard, la consommation générale annuelle en viande par habitant n’est que de 20 kg en
France contre 42 kg en Belgique et 68 kg en Angleterre1219 !
L’autre nouveauté qui apparaît en 1841 est bien différente puisqu’il s’agit du premier
« bouillon1220 ». Comme souvent, Henry Matrot est notre unique source concernant cette
expérience innovante, promise à un bel avenir sous le Second Empire. « En 1841, le
Hollandais Van Coppenaal demanda à la Préfecture de police l’autorisation d’ouvrir une
boucherie; précurseur des « bouillons Duval » il s’engageait à ouvrir dans les différents
quartiers de Paris des établissements de bouillon. Le gouvernement voyant dans le projet Van
Coppenaal une œuvre presque philanthropique ou tout au moins qui répondait à un besoin,
appuya sa demande auprès du syndicat de la boucherie. M. Vesque, syndic, la refusa en
s’appuyant sur les ordonnances de 1829 et 1830. Benjamin Delessert, préfet de police,
enjoignit au syndicat d’avoir à accorder la permission 1221 ; forcé de s’incliner devant un ordre
1217
Le spécialiste de cette question est sans conteste Jean-Luc MAYAUD, 150 ans d'excellence agricole en
France: Histoire du concours général agricole, Belfond, 1991, 195 p.
1218
Pour plus de détails sur le maintien du protectionnisme sous la Monarchie de Juillet malgré les projets
déposés par le comte d’Argout en 1832 et Thiers en 1834, je renvoie à Jean CLINQUART, L’administration
des douanes en France sous la Restauration et la monarchie de Juillet, Association pour l’histoire de
l’administration des douanes, 1981, pp 144-152.
1219
J. BATAILLARD, Histoire et législation de la boucherie et de la charcuterie, Besançon, 1869.
1220
Un « bouillon » est un restaurant qui offre à des prix raisonnables une cuisine simple mais de bonne qualité.
A Paris sont célèbres les « bouillons Duval » et le bouillon « Chez Chartier », qui existe toujours.
1221
Henry Matrot commet une erreur : ce n’est pas Benjamin mais Gabriel Delessert qui est préfet de police de
Paris de 1836 à 1848. Benjamin Delessert, frère aîné de Gabriel, est un grand industriel et banquier protestant,
qui jouit de beaucoup d’estime et de prestige auprès des Parisiens, « à la façon dont il a fait servir une part
importante de son énorme fortune au financement des nombreuses œuvres philanthropiques qu’il a fondées ou
animées ». Philippe VIGIER, Nouvelle Histoire de Paris : Paris pendant la monarchie de Juillet, Hachette,
1991, p 359.
233
supérieur, M. Vesque donna sa démission, mais Van Coppenaal n’en eut pas moins sa
permission. Il ouvrit un étal de boucherie place du Marché à la Verdure et un grand nombre
d’établissements sous le nom de « Bouillon Hollandais » ; moins clairvoyant que Duval, ces
établissements ne furent pas montés grandement, Van Coppenaal comptait surtout sur la
clientèle à emporter, quelques tables seulement existaient pour la consommation sur place, il
n’avait pas vu juste et après quelques années d’une demi-prospérité, tous ces établissements
disparurent1222. »
Bien qu’il s’agisse d’une initiative privée, le gouvernement et le préfet de police ont
activement soutenu cette nouveauté, contre l’avis du Syndicat de la Boucherie. Le souci de
répondre aux besoins des consommateurs populaires est nettement présent dans le soutien des
autorités pour la création de ces premiers bouillons. Une tension est également clairement
perceptible entre le Syndicat et les autorités, car la démission du syndic Vesque n’est pas
anodine.
b) Le débat sur l’utilité de la Caisse de Poissy est relancé à partir de
1837
Quand Armand Husson, chef de service à la Préfecture de la Seine, rédige en 1849 une
note sur la caisse de Poissy, il en vante les mérites et défend son utilité, notamment dans les
périodes troublées. « En 1830, immédiatement après les journées de juillet, les bouchers
s’étaient rendus sans argent sur les marchés de Sceaux et de Poissy ; d’un autre côté,
l’existence des barricades n’avait pas permis à l’Administration d’opérer aucun transport de
fonds ; on pouvait donc craindre que le marché ne tint pas. Mais les employés s’étant
présentés pour constater les transactions et ayant garanti les payements, la vente eut lieu
comme à l’ordinaire et les herbagers furent payés à vue 1223 ».
Par contre, Alfred des Cilleuls est très circonspect sur l’utilité de la caisse de Poissy.
« On était loin, sous la monarchie parlementaire, d’avoir perdu confiance dans l’efficacité du
rôle rempli par la caisse de Poissy, dont le comte de Rambuteau vantait les services1224;
Cunin-Gridaine, sept ans après, ne se montra pas moins affirmatif et enthousiaste : « le
gouvernement, dit-il, a fait certainement une bonne chose, quand il a créé cette
institution1225 ». Vers la même époque, la caisse avait 63% des cautionnements en effets de
commerce qui, à concurrence de 2% de leur valeur nominale, étaient irrécouvrables. Or en
supposant que, sous l’Empire, l’état économique pût excuser l’emploi d’un établissement
officiel, pour servir d’intermédiaire forcé entre les éleveurs et les bouchers, il aurait fallu
1222
Henry MATROT, Vieux Souvenirs, 1910, p 41.
1223
Armand HUSSON, « Notice sur l’inst itution et l’organisation de la Caisse de Poissy », Recueil des actes
administratifs, n°9, 1849, p 236.
1224
Claude-Philibert Barthelot, comte de Rambuteau (1781-1869), est resté préfet de la Seine pendant 15 ans
(1833-1848), succédant à Chabrol (1812-1830) et au comte de Bondy (1830-1833). Rambuteau s’entendait
assez mal avec le préfet de police de Paris, Gabriel Delessert (1836-1848). Pierre LAVEDAN, Histoire de
l’urbanisme à Paris , Hachette, 1993, p 362. On trouve une présentation de Rambuteau dans Philippe VIGIER,
Paris pendant la monarchie de Juillet, Hachette, 1991, pp 142-143.
1225
Laurent Cunin-Gridaine (1778-1859), manufacturier à Sedan, ministre de l’agriculture et du commerce de
mai 1839 à mars 1840, puis d’octobre 1840 à février 1848, est à l’origine de la loi sur le travail des enfants
dans les manufactures (1841) et de la loi sur les brevets d’invention (juillet 1844). Benoît YVERT (dir),
Dictionnaire des ministres (1789-1989), Perrin, 1990, p 120.
234
prouver que les motifs qui prévalurent en 1811 persistaient au bout de trente ans ! Mais cette
démonstration ne fut ni faite, ni tentée1226 ».
Alfred des Cilleuls résume assez bien l’opinion libérale des différents adversaires de la
caisse de Poissy. Dans une brochure de 1838 imprimée par le Syndicat de la Boucherie de
Paris, on trouve des éléments pour reconstituer le débat sur la caisse de Poissy et la situation
réglementaire des bouchers parisiens1227. Cette brochure rassemble la correspondance
d’Armand Aumont, boucher rattaché à l’abattoir de Grenelle, admis au Syndicat de la
Boucherie en 1817 et syndic de la profession en 18321228.
Quel est le contexte politique en 1837 ? Après l’échec du ministère Thiers en
septembre 1836, Louis Philippe a choisi un proche, le comte Molé, comme président du
Conseil. « Cela lui valut les critiques acerbes de ses adversaires, qui lui reprochaient aussi
d’être pair de France : le roi n’avait donc pas choisi, pour la première foi s, son principal
ministre au sein de la Chambre des députés1229 ». Comme le dit Jean-Claude Caron, « les
années 1836-1840 sont marquées par un conflit parfois sourd, parfois ouvert entre le roi qui
aspire à diriger personnellement les affaires du royaume, et une partie importante de la
Chambre, pour qui le président du Conseil doit avoir les mains libres. Ce conflit se traduit par
des renversements d’alliances fréquents et une certaine instabilité ministérielle 1230 ».
D’ailleurs, quand Molé dissout la Chambre en octobre 1837 pour obtenir une majorité
renforcée, une coalition commence à se former entre Guizot, Thiers et Odilon Barrot contre le
« ministère de la Cour1231 ». La Chambre n’est donc pas monochrome quand s’ouvre le débat
sur la boucherie parisienne.
Les généraux Bugeaud et Demarçay interviennent à la Chambre le 25 mai 1838 pour
dénoncer le prix élevé de la viande de boucherie1232. Bugeaud dénonce « la cherté des octrois
et le monopole de la Boucherie ». Demarçay demande « de faire que le bétail étranger n'entr
e
pas chez nous sans charge ; je vous demanderai une protection de 32 à 40% ». Aumont répond
à ces attaques dans une lettre du 10 juin 1838, insérée dans Le Constitutionnel du 19 juin
18381233. Il répond à Bugeaud qu’un boucher ne peut être « monopoleur » ni accapareur car le
bœuf doit être tué rapidement sinon il dépérit, et vendu rapidement (un jour de retard et il n'est
plus consommable et le prix de la viande est perdu). A Demarçay, il répond que depuis la loi
1226
Alfred DES CILLEULS, Histoire de l’administration parisienne au XIX e siècle, tome II (1830-1870), H.
Champion, 1900, p 88.
1227
Correspondance d’Armand Aumont, boucher (55 rue de Seine St-Germain), imprimerie Lebègue, 1838, 12 p.
BHVP, Ms CP 4818.
1228
Joseph Bonaventure Aumont (55 rue de Seine St-Germain) est syndic de la Boucherie parisienne dans
l’Almanach du commerce de la boucherie de Paris de 1832. BNF, V 27630.
1229
Jean-Claude CARON, La France de 1815 à 1848, Armand Colin, 2002, p 117.
1230
Ibid., p 116.
1231
Ibid., p 119.
1232
Bugeaud (1784-1849), envoyé en Algérie en 1836, vainqueur d’Abd el-Kader en 1837, devient gouverneur
général de l’Algérie en 1840. Sur le projet de « soldats-laboureurs » et de colonies agricoles de Bugeaud en
Algérie, on peut consulter Pierre BARRAL, Les agrariens français de Méline à Pisani, A. Colin, 1968, pp 6364.
1233
Le Constitutionnel incarne avec Thiers le « centre gauche » de la majorité orléaniste, « qui défendent l’idée
d’une monarchie parlementaire à l’anglaise, avec un rôle limité pour le roi, et parfois une politique extérieure
assez agressive ». Jean-Claude CARON, op. cit., p 116.
235
de douane de 1822, le droit est élevé à la frontière et pour entrer à Paris1234.
Dans sa lettre, Aumont défend la profession : « Les bouchers sont peu lettrés mais
peuvent se défendre: ils paient leurs impôts et rapportent à l'Etat. En 1837, les droits de la
caisse de Poissy, droits d'entrée, d'abattage et de fonte de suif ont rapporté 5 648 989 francs et
chacun des 500 bouchers paie entre 250 et 350 francs aux contributions ». Il rappelle que le
décret de 1811 a été rompu par l'ordonnance du 12 janvier 1825, ce qui a entraîné la ruine de
370 bouchers (chaque boucherie avait coûté 50 000 F: les étaux ont été achetés entre 40 000
et 70 000 F en 1811).
Aumont défend le monopole et réclame l’application de l’ordonnance du 18 octobre
1829 (retour en partie à la situation de 1811 mais sans indemnité !). Il se plaint qu’alors que le
nombre d'étaux est limité à 400, l'administration autorise 500 bouchers et empêche le syndicat
de racheter les petits étaux pour les fermer. Les bouchers ne sont aux yeux de l'administration
« que des individus taillables et corvéables à merci1235 ».
Le général Bugeaud fait paraître une réponse le 11 juillet 1838 dans La Presse1236. Par
« monopole », il entend le commerce à la cheville : les gros bouchers approvisionnent les
petits. Les gros bouchers sont sans concurrence sur les marchés: ils dominent les cours. Le
nombre de bouchers est trop élevé. « Mais en diminuant le nombre des bouchers, il faut
1237
prendre des mesures pour qu'ils aillent au marché s'approvisionner directement
». Bugeaud
attaque donc le commerce à la cheville et défend l’approvisionnement direct sur les marchés,
rejoignant ainsi les positions du Syndicat de la Boucherie de Paris.
Notons que la préfecture de police présente en 1837 des rapports qui, bien que rendant
compte des prix élevés de la viande, ne remettent absolument pas en cause l’organisation
corporative de la boucherie. Ainsi, un rapport du 27 septembre 1837 assure que « les vivres
sont à bon marché, exception faite de la viande, victime du système des droits sur les bestiaux
aux frontières et à l'octroi de Paris». Un rapport du 17 novembre 1837 rend compte du prix
élevé de la viande : « Aussi la consommation de la viande est la même que celle qui avait lieu
il y a 40 ans, tandis que celle des œufs, beurres, volailles et légumes a doublé 1238 ». Ce sont
donc les trop fortes taxes qui sont désignées comme responsables et non pas l’absence de libre
concurrence.
Aumont fait paraître une seconde lettre, dans La Presse du 14 juillet 1838, mais cette
fois il n’a plus d’adversaires face à lui. Il se contente donc d’un plaidoyer pro domo en faveur
1234
Il est vrai qu’en 1822 Louis XVIII a cédé aux « pressions des propriétaires de mines ou de forges » qui
« désiraient protéger à tout prix des industries souvent dépassées sur le plan technologique et économique ».
Face au renchérissement du prix de certaines matières premières indispensables au développement industriel,
la monarchie de Juillet mène une « politique d’allègement des tarifs douaniers ». Les droits sur le charbon sont
réduits en 1836, puis ceux sur le coton et la laine. Alain BELTRAN et Pascal GRISET, La croissance
économique de la France 1815-1914, Armand Colin, 1988, p 155.
1235
Lettre d’Aumont du 10 juin 1838, insérée dans Le Constitutionnel du 19 juin 1838. BHVP, Ms CP 4818.
1236
La Presse d’Emile de Girardin est le « premier journal « moderne » du XIXe siècle (prix abaissé à 10
centimes, ouverture à la publicité, feuilleton, tirage en 1840 : 10 000 exemplaires, 1845 : 22 000
exemplaires) ». La Presse exprime les idées du centre-droit de la majorité orléaniste (Guizot, Molé),
« conservateurs guidés par le souci de préserver le caractère censitaire de la monarchie, les prérogatives du roi
et la paix intérieure ». C’est en 1836 qu’Emile de Girardin a tué en duel Armand Carrel, directeur du National,
« grand journal radical du temps ». Jean-Claude CARON, op. cit., p 116.
1237
1238
Lettre de Bugeaud parue dans La Presse le 11 juillet 1838. BHVP, Ms CP 4818.
Jean TULARD, La préfecture de police sous la monarchie de Juillet, Commission des Travaux Historiques
de la Ville de Paris, 1964.
236
des bouchers. Il revient tout d’abord sur un point important pour la profession : toute charge
perdue mérite dédommagement ; or l’ordonnance du 12 janvier 1825 a enlevé 18 500 000 F
aux 370 bouchers de Paris sans aucune indemnité !
Ensuite, Aumont propose trois moyens à l’administration pour « faire baisser à un prix
modéré la viande de boucherie » :
•
modifier la loi de douane de 1822 qui frappe d’un droit d'entrée exorbitant les
bestiaux étrangers (moutons allemands par exemple). Ainsi les herbagers pourront
engraisser. La loi de 1822 profite aux grands propriétaires : les baux de ferme ont
doublé.
•
« abaisser les droits d'octroi que le boucher paie aux barrières pour faire entrer les
bestiaux ». Il n'existe pas de droit spécial sur les arines.
f
Or les bestiaux sont aussi
une nourriture de première nécessité.
•
reprendre le décret du 6 février 1811 et réduire le nombre des bouchers. « Plus
l'administration accordera de permissions, plus le public paiera la viande chère, et
moins elle sera de bonne qualité ». Le principe de la concurrence est valable
uniquement pour les « marchandises manufacturées et dont la conservation est
facile ».
Pour justifier que la liberté du commerce est nuisible à la Boucherie, Aumont évoque
les particularités du métier :
•
Le boucher doit acheter le bétail à n'importe quel prix. En effet, si l'étal reste
dégarni durant 3 jours, le boucher est suspendu pour 6 mois.
•
Pas de réserves possibles car la viande dépérit. La vente de la viande est forcée, car
il n’y a pas de garde possible, sinon la viande devient « avariée et corrompue
suivant la saison ».
•
« Un bœuf auquel il faut 6-7 ans pour arriver au point de grosseur et d'engrais
convenable, peut se perdre en moins de 24 heures ». Le bœuf de Cholet et le bœuf
maraîchin (marais de Vendée et de Charente inférieure) arrivent à Sceaux et Poissy
en juin et juillet : la chair ne se raffermit jamais et semble imprégnée d'humidité.
S'il est forcé de marcher, il donne le charbon à celui qui le saigne et verdit sous le
couteau au fur et à mesure qu'il est dépouillé.
•
Des obligations onéreuses sont imposées aux bouchers et les risques sont
nombreux.
Aumont conclut sur le fait que le système corporatif est indispensable. Une
« organisation établie » est nécessaire. Pour qu’un débi t suffisant soit assuré, la limitation du
nombre des bouchers est nécessaire. Chaque boucher a au moins 200 francs de frais par
semaine. Sur les 500 bouchers de Paris, cent débitent 4000 livres de viande par semaine ; les
autres bouchers vendent 3000, 2000 ou 1500 livres1239.
Aumont, en bon représentant du Syndicat de la Boucherie de Paris, défend donc une
vision corporatiste et artisanale du métier, en lutte contre les chevillards (bouchers en gros) et
contre la libre concurrence. Notons néanmoins que le libre échange convient tout à fait aux
bouchers s’il peut diminuer le prix de leur matière première, le bétail.
Notons que dans ces deux lettres de 1838, Aumont se contente de reprendre un
1239
Lettre d’Aumont du 12 juillet 1838, parue le 14 juillet dans La Presse. BHVP, Ms CP 4818.
237
argumentaire présenté par le Syndicat de la Boucherie de Paris dans une petite brochure en
février 1832, à l’époque où il était syndic de cette assemblée. Le Syndicat avait éprouvé le
besoin d’imprimer cette défense du métier et du système de la Caisse de Poissy pour réfuter
« une fausse assertion renfermée dans la pétition présentée à la Chambre des Députés le 8
janvier 18321240 ». Les propos introductifs de la brochure de 1832 sont assez éclairants :
« Depuis quelques années, l’organisation du commerce de la Boucherie de Paris est l’objet de
diverses réclamations. D’après le système actuel, il est beaucoup plus facile d’attaquer cette
organisation que de la défendre. En effet, il ne s’agit, pour l’attaquer avec succès, que
d’invoquer les lois qui proscrivent les privilèges ; il ne s’agit que de représenter toute
organisation comme un monopole ; et delà, toutes ces phrases banales, que toute organisation
est contraire à la liberté du commerce, qu’elle s’oppose aux progrès et à la prospérité de
l’industrie, et qu’elle favorise un petit nombre d’hommes au préjudice des classes nombreuses
de la société. Veut-on raisonner sur ce grand mot de liberté du commerce ? On généralise le
principe, sans examiner s’il est applicable à tous les états, et l’on se contente de dire, telle est
la loi ; peu importent les conséquences. Nous allons toutefois mettre au grand jour les
diverses circonstances qui font de la Boucherie de Paris un commerce tout différent des
autres, et les considérations majeures qui motivent son organisation. Cette publicité est
nécessaire pour détruire les idées fausses que l’on se fait sur cette matière, et dessiller les yeux
sur ce prétendu monopole, ce prétendu privilège contre lesquels on n’avance rien que de
spécieux1241 ».
Dans les pages qui suivent, Aumont reprend les mêmes arguments qui sont exposés en
1838. En octobre 1838, le Syndicat de la Boucherie de Paris publie son rapport annuel sur
l’état du commerce de la viande dans la capitale. Ce rapport de vingt pages est signé par le
syndic, Lepecq, et ses six adjoints1242. Quel en est le contenu ?
Le Syndicat commence par rappeler l’importance de la denrée : « La viande est le plus
puissant auxiliaire du pain, indispensable pour toutes les classes, et notamment pour celles qui
se livrent à des travaux pénibles ». Puis il retrace les évolutions du métier depuis la
Révolution. La concurrence ouverte en 1791 a entraîné des « désordres graves ». Les arrêtés
des 24 floréal an IV, 3 thermidor an V et 9 germinal an VIII ont institué des primes pour
encourager l'importation des bestiaux étrangers. Quand le décret de 1811 ramène le nombre
de bouchers de 500 à 300, la consommation prospère pendant 12-14 ans... L'ordonnance du
directeur de l'agriculture et du commerce du 12 janvier 1825 augmente le nombre d'étaux à
510, puis l'ordonnance du 18 octobre 1829 en réduit le nombre à 400. Mais l'application de
cette décision est suspendue en juillet 1830. C’est précisément contre la non-application de
l’ordonnance de 1829 que le Syndicat se bat.
Pour justifier la limitation du nombre des bouchers, le Syndicat avance les raisons
suivantes :
•
la viande n'est pas un produit manufacturé.
•
la capitale consomme trois ou quatre fois plus de viande que les autres villes, et
elle est éloignée des zones d'élevage.
1240
Syndicat de la Boucherie de Paris, Réflexions sur la Boucherie de Paris, Imprimerie de Migneret, 25 février
1832, p 11. Archives de Paris, VD4/4, dossier 611.
1241
Ibid., p 1.
1242
Observations sur la boucherie de Paris, octobre 1838, 20 p. BHVP, Ms CP 4818.
238
•
les réserves de bestiaux proches de Paris sont impossibles: il faut stimuler les
arrivages deux jours par semaine et encourager l'élevage.
•
la garde de la viande est impossible: le débit doit être régulier et de bonne qualité.
•
il faut protéger la salubrité publique.
Concernant la fourniture en viande – surtout de la vache – des hospices, des prisons et
de la garnison de Paris, le Syndicat rappelle qu’elle ne concerne qu'une dizaine de bouchers.
Or c’est le bœuf qui est important, pour le pot au feu de l’ouvrier : le bœuf est « l’aliment le
plus nécessaire et le moins cher ». Le débit moyen du boucher est de 1540 livres de viande,
soit 2,5 bœufs ou vaches par semaine, plus des veaux et moutons (qui sont sources de pertes).
La recherche de la qualité diminue car il n'y a pas de profit possible. La vache remplace le
bœuf. La « dégénération » de l'espèceend
r les importations nécessaires.
Les inquiétudes du Syndicat sont donc nombreuses. Mais leur principale crainte
concerne le développement du commerce à la cheville. Selon le Syndicat, l’augmentation du
commerce de gros entraîne une viande fournie à bas prix, mais aussi une espèce dégénérée et
la cherté des bestiaux. La spéculation est fréquente sur les moutons à cause du commerce en
gros. De plus, le commerce en gros cumule les étaux, entraînant un monopole dans les
quartiers, grâce à des prête-noms. Le Syndicat dénonce donc la situation de 25-30 bouchers en
gros qui profitent d’un « système de spéculation qui sacrifie tout à son intérêt particulier,
détruit la production, décourage l'agriculture, détermine la cherté sur les marchés
d'approvisionnement, contraint les bouchers réguliers à les déserter et à ne s'approvisionner
que par son intermédiaire, n'aspire qu'à la désorganisation, pour mieux dominer, agit au
détriment des masses, et grandissant de jour en jour sa clientèle, au fur et à mesure de la
détresse croissante du commerce, finira par faire la loi au consommateur... ».
Pour Lepecq, les mesures à prendre sont simples : il faut combiner le débit avec les
besoins de la consommation et donc exécuter l'ordonnance de 1829 (500 bouchers étant
actuellement en place). Il faut aider les éleveurs (engrais, concours agricoles) et organiser la
boucherie :
•
diminuer les droits de douane sur le bœuf gras pour favoriser l'importation
momentanée des bestiaux étrangers.
•
réduire le nombre d’étaux de 500 à 400.
•
supprimer le commerce en gros.
D’autres mesures, de second ordre, sont également nécessaires :
1°/ Marquer les bestiaux (pour reconnaître les acquisitions légales), respecter les horaires de
vente sur le marché aux bestiaux et empêcher le commerce en gros.
2°/ Le lotissage des bestiaux (indispensable pour les moutons notamment) pour empêcher les
accaparements immenses de quelques fournisseurs en gros (instaurer des quota par étal).
3°/ La fermeture de la vente des bœufs à 15h permettrait moins de précipitation dans les
achats et compléter les achats après le marché des moutons (un second marché non
autorisé se tient après 14h).
4°/ Défense de revendre sur pied (spéculation).
5°/ Changement du mode d'approvisionnement de la Halle à la viande. Approvisionner la
Halle devrait être obligatoire pour tous les bouchers à tour de rôle, pour éviter les places
vacantes. Interdire les ventes de place et le mercandage. Veiller à la salubrité.
239
6°/ Injonction aux bouchers de la banlieue de se conformer aux règlements. Le boucher forain
ne devrait pas pouvoir revendre en gros ses viandes aux bouchers de la capitale
(spéculation sur le veau et sur les denrées chères). Les bouchers forains viennent à la
Halle de Paris, ont des viandes insalubres, malsaines ou de mauvaise qualité dans des
dépôts clandestins (mercandage) et ils évitent l'octroi (fausses déclarations). Il faut
contraindre le forain à vendre au public et en détail, à couper ses viandes par demi
quartier (débit au détail) et apporter des trois espèces de viande (bœuf, veau, mouton). Il
faut une pesée intégrale à la barrière d’octroi, pour vérifier ensuite le poids à la Halle, car
le trajet entre la barrière et la Halle est non surveillé.
7°/ Interdiction du commerce illicite des aloyaux. Abus des tripiers qui peuvent vendre les
filets de bœuf cédés par les bouchers. Il existe un colportage illicite des coquilles et
aloyaux entiers, sans cautionnement, ni patente, ni étal autorisé (boucherie de chambre
clandestine).
8°/ L'interdiction du commerce des pièces détachées, dans les Halles et marchés de demi-gros
entre bouchers, est nuisible (la denrée est surenchérie).
9°/ Radiation des bouchers sans étaux. Déclarer illicite la vente clandestine ou la location des
étaux, qui permet au boucher de continuer à pratiquer le commerce en gros.
10°/ Répartition plus égale des crédits de la caisse de Poissy: des forts crédits sont accordés
aux bouchers fournisseurs en gros, des petits crédits aux bouchers qui achètent sur pied:
le commerce à la cheville est ainsi encouragé.
11°/ La surveillance des abattoirs par des agents préfectoraux est nécessaire, à cause des vols
et pertes de marchandises (cuirs, peaux, suif, viandes coupées). Réforme nécessaire.
12°/ La représentation du commerce doit se faire par élection directe. Le mode actuel de
nomination devrait être remplacé par des élections directes. La boucherie a besoin soit
d’un syndicat (1802), soit de délégués (1829), à cause des nombreux conflits à régler. Le
syndicat est nécessaire car il s'occupe de :
•
la médiation avec les autorités.
•
surveiller la conduite des bestiaux, régler le service des conducteurs et surveillants
pour les livraisons dans les abattoirs.
•
marchés du sang de bœuf, mouton, menus de bœuf, mouton, pieds de bœuf, cuirs,
suif, fumiers, vidanges, voiries.
En résumé, Lepecq et le Syndicat de la Boucherie de Paris réclament en octobre 1838
1243
l'application «stricte et entière de l'ordonnance de 1829
». Dans le rapport d’octobre 1839,
le Syndicat propose de porter le nombre des bouchers à 430 minimum (et non plus 400
comme en 1838), les étaux supplémentaires étant rachetés par le syndicat et fermés1244. Il faut
savoir qu’en 1839, Cunin-Gridaine, ministre de l’agriculture et du commerce, « rassembla une
nombreuse Commission pour préparer enfin une organisation sérieuse du commerce de la
Boucherie1245 ».
Avec le problème du commerce en gros (vente à la cheville), la question du « nombre
idéal » de bouchers à Paris est primordiale pour le Syndicat, qui souhaite limiter l’inflation du
1243
Observations sur la boucherie de Paris, octobre 1838, 20 p. BHVP, Ms CP 4818.
1244
Syndic de la Boucherie, Propositions réglementaires, octobre 1839, 11 p. BHVP : Ms CP 4818.
1245
Louis-Charles BIZET, « Boucherie de Paris », La Revue Municipale, n°54, 16 juillet 1850, p 440.
240
nombre des étaux. Le 22 janvier 1840, le syndic Vesque envoie au préfet de la Seine, le comte
de Rambuteau, une note à ce sujet.
Pour fixer le nombre légal des bouchers autorisés dans Paris, l’administration propose
2 000 habitants pour un boucher. Le Syndicat demande 2 200 habitants, à cause du débit et
parce qu’il faut prendre en compte la population fixe (résidant six mois au moins à Paris) et
celle qui consomme de la viande. Selon Vesque, la population domiciliée six mois à Paris est
de 909 126 habitants, à laquelle il faut ôter 33 246 enfants ne consommant pas de viande,
c’est-à-dire les enfants trouvés (24 346 enfants placés à la campagne par l’administration des
hospices) et 8 900 enfants envoyés en nourrice hors de Paris. Il reste 875 880 habitants. Avec
2000 habitants pour un boucher, cela donne 437 bouchers, sans compter les 15-20 000 enfants
de 1 à 18 mois non concernés par la viande.
Selon Vesque, une boucherie est rentable à partir de 200-204 000 livres de viande par
an, soit 3 900 livres par semaine. Avec 437 bouchers, le débit moyen est de 3600-3700 livres,
donc inférieur au seuil de rentabilité déterminé par le Syndicat. Pour Vesque, si
l’administration retient 437 bouchers comme « chiffre légal », il doit être « invariable et
stable, permanent et appliqué1246 ».
Dans une lettre envoyée en avril 1840 au ministre de l'agriculture et du commerce, le
Syndicat de la Boucherie réclame à nouveau d’appliquer fermement l'ordonnance du 18
octobre 1829 (limiter le nombre à 400 bouchers, pour remonter le débit de chaque étal)1247.
Vesque réclame aussi l’abandon d’un projet en cours : le Syndicat veut empêcher la vente
quotidienne des forains sur les marchés publics de Paris, car le débit des bouchers de Paris est
déjà trop faible1248. Ce projet de l’éphémère ministère Thiers sera finalement réalisé par la
Seconde République en août 1848.
Ce qui est curieux, c’est que la Chambre de commerce de Paris va apporter son
soutien au syndicat des bouchers, alors qu’elle était une farouche opposante au corporatisme
avant 1830. Dans un rapport du 15 juillet 1840, envoyé au ministre du commerce, la Chambre
de commerce reprend l’essentiel des réclamations adressées le 8 juillet par le Syndicat de la
Boucherie à la Chambre, à savoir :
1246
•
Passer de 500 à 430 bouchers. Il faut 2 000 habitants par boucher mais un
recensement quinquennal est nécessaire. Pour le dénombrement, il faut ôter les
nomades, les enfants trouvés (vivant à la campagne), les enfants en nourrice, les
vacances pendant six mois de l’année, les 3 200 israélites, les hospices fournis par
5-6 bouchers…
•
Pour devenir boucher, mettre en place un livret ou un certificat de deux ans
d’étalier.
•
Concentrer tous les bestiaux à vendre pour modérer le prix (interdire l’entrée dans
Paris des bestiaux non passés par les marchés obligatoires).
•
Interdire la revente des bestiaux sur pied.
•
N’admettre que les bouchers de Paris sur les marchés de Sceaux et Poissy.
Note du syndic Vesque au comte Rambuteau, préfet de la Seine, 22 janvier 1840, 3 p. BHVP : Ms CP 4818.
1247
Entre mars et octobre 1840 se tient le deuxième ministère Thiers, pendant lequel Thiers s’entoure d’hommes
nouveaux et « entend bien agir et faire plier le roi devant ses décisions ». Jean-Claude CARON, op. cit., p 121.
1248
Lettre du syndicat des marchands bouchers au ministre de l'agriculture et du commerce, 8 avril 1840, 7 p.
BHVP, Ms CP 4818
241
•
Interdire au forain la revente en gros (prix surélevé) : restreindre la vente au détail
et au public.
•
Tout particulier pourra introduire dans Paris jusqu’à 3 kg de viande pour la
consommation de son ménage.
•
Election directe du syndicat pour garantir une bonne représentation1249.
Dans son étude sur la Chambre de commerce de Paris, Claire Lemercier évoque ce
renversement d’opinion. « La stricte limitation du nombre des bouchers prévue en 1829
n’étant plus appliquée, une commission ministérielle se penche sur la question, et le Conseil
d’Etat prescrit, comme dans les années 1820, la consultation de la chambre de commerce. En
1822-1823, les membres s’étaient personnellement procuré des statistiques pour appuyer une
déclaration de principe contre les corporations. Au contraire, en 1840, la chambre accorde une
audience à six « mandataires de la boucherie de Paris » et leur demande une note écrite. Sans
suivre toutes leurs demandes, elle approuve les règlements pris au nom de la salubrité et la
limitation du nombre de bouchers à un pour 2 000 habitants. Et le rapport final de la chambre,
en juillet 1841, évoque la loi d’Allarde… pour indiquer qu’elle « amena d’affreux
désordres ». Le rapport final du conseil municipal reprend le même ton polémique contre les
lois révolutionnaires1250 ». Il s’agit du fameux rapport de Boulay de la Meurthe, qu’il faut
maintenant évoquer.
c) La position municipale : le rapport Boulay de la Meurthe (1841)
La position du conseil municipal de Paris sur la Boucherie est résumée en 1841 dans le
volumineux rapport d’Henri Georges Boulay de la Meurthe 1251. N’oublions pas que la caisse
de Poissy est une source d’argent pour la municipalité, ce qui peut expliquer pourquoi la ville
ne souhaite pas sa disparition. Or, l’existence de la caisse de Poissy étant subordonnée pour
les bouchers au maintien du régime corporatif, on comprend alors pourquoi la Ville de Paris
peut difficilement se prononcer pour la liberté de ce commerce sans craindre la disparition
d’une de ses recettes.
Alfred des Cilleuls présente ainsi la situation en 1841 : « Les préjugés qui régnaient,
au sujet de la boulangerie, se maintinrent avec beaucoup plus de force encore, à l’égard de la
boucherie. Cunin-Gridaine avait dû, cependant, promettre « non pas une enquête » mais une
demande d’avis des gens éclairés 1252. Un projet d’ordonnance fut communiqué au Conseil
municipal et fit l’objet d’amendements 1253 ; on s’accordait, néanmoins, à rendre désormais
obligatoire la délivrance des autorisations d’ouvrir des étaux, moyennant certaines garanties
d’aptitude, de moralité et de solvabilité. Ce n’était point, d’ailleurs, le libre exercice du métier
1249
Rapport MICHEL du 15 juillet 1840, envoyé au ministre du commerce le 18 juillet 1840. Archives de la
Chambre de Commerce de Paris, VII 3.60 (1).
1250
Claire LEMERCIER, Un si discret pouvoir : Aux origines de la chambre de commerce de Paris 1803-1853,
La Découverte, 2003, p 216.
1251
Le comte Henri Georges Boulay de la Meurthe (1797-1858), membre du Grand Orient, ancien colonel de la
XIe Légion, député de la Meurthe et des Vosges, conseiller municipal de Paris, Président de la Société
d’Instruction élémentaire, deviendra vice-président de la Seconde République en 1848.
1252
1253
Chambre des députés, séance du 27 mai 1841.
Un projet d’ordonnance royale relatif au commerce de la boucherie est communiqué au Conseil municipal de
Paris le 31 juillet 1840 par le préfet de la Seine. Dans sa délibération du 26 novembre 1841, le Conseil
municipal émet un avis favorable au projet d’ordonnance proposé, avec quelques modifications.
242
qu’on entendit consacrer mais seulement l’admission au droit éventuel de devenir boucher, en
se faisant inscrire sur une liste des candidats appelés, par ordre d’ancienneté, soit à acquérir, si
leurs ressources le permettaient, les établis privés de titulaires, soit à fonder de nouvelles
boucheries car il était admis que le nombre d’étaux serait proportionnel à la population (1
pour 2500 habitants)1254».
Henri Georges Boulay de la Meurthe rend public son Rapport sur l'organisation du
commerce de la boucherie lors de la séance du Conseil municipal du 13 août 18411255. Ce
rapport est clairement favorable à une « organisation forte et puissante de la boucherie de
Paris », c’est-à-dire au maintien du régime corporatif mis en place en 1811 et rétabli en 1829.
Il témoigne des « souffrances imméritées d’un commerce qui s’était recommandé pourtant, au
pouvoir comme au public, par l’observation fidèle de ses devoirs envers l’un et l’autre 1256 ».
Boulay de la Meurthe tente par exemple d’évaluer les bénéfices des bouchers. « Le
rapport commence en rappelant les plaintes réitérées qui, tous les ans, émanaient des bouchers
détaillants et admet qu’elles étaient en grande partie fondées. De 1825 à 1840, 625 mutations
se produisirent, dont 378, soit 60%, à la suite d’un état de gêne, de misère ou à cause d’une
faillite. Parmi les 274 autres bouchers, les uns se retirèrent sans motif connu, d’autres avec un
très médiocre avoir, un tiers (à peine 15% de l’ensemble) « avec quelque aisance, exception
faite des bouchers en gros qui étaient riches1257 ». Les chiffres pessimistes fournis par Boulay
de la Meurthe ne concordent absolument pas avec les propos de la plupart des auteurs, qui
signalent généralement la situation financière confortable des bouchers1258. Si une étude
précise de la fortune des bouchers parisiens existait, cela permettrait de trancher.
Il faut bien reconnaître que l’essentiel du rapport est très favorable aux bouchers de
Paris. Boulay de la Meurthe dénonce tout d’abord la « viande à la main », la viande abattue en
banlieue, sans surveillance, vendue à vil prix, et « défectueuse ». Il évoque de « petites
portions noircies, desséchées, corrompues », qui demeurent trois à quatre jours dans les
resserres1259. Les bouchers de Paris ne peuvent que se réjouir de cette attaque en règle contre
leurs principaux concurrents, les bouchers forains de banlieue.
En défenseur du bien public, Boulay de la Meurthe reprend un argument souvent
utilisé par les bouchers, celui de la viande de bœuf nécessaire à l’ouvrier pour le fortifier
(grâce au bouillon, au pot au feu). Si le prix du bœuf augmente, sa part dans les menus
ouvriers diminue, ce qui peut être lourd de conséquences. « Le pot au feu national est en
France la base de l’hygiène domestique, autour duquel vient se grouper la famille, qui la
retient dans l’intérieur, qui en resserre les liens, et qui est une source d’où découlent non
seulement la vigueur et l’énergie indispensables au travail, mais encore l’ordre, l’économie,
1254
Alfred DES CILLEULS, op. cit., p 86.
1255
Ce rapport de 116 pages a été imprimé en 1841 et a connu une seconde édition en 1842. Il sert de document
de référence à tous les auteurs, journalistes et hommes politiques qui se penchent sur le régime de la boucherie
à Paris.
1256
Présentation du rapport de M. Boulay de la Meurthe, Mémoire présenté par la Boucherie de Paris à la
commission créée en 1850 pour examiner toutes les questions relatives à ce commerce, p 14. Archives de la
Préfecture de Police de Paris, DB 401.
1257
Adeline DAUMARD, La bourgeoisie parisienne de 1815 à 1848, EPHE, 1963, p 451.
1258
L’enquête de la Chambre de commerce de Paris en 1847-1848 indique plutôt une situation positive. Nous
évoquons cela plus loin.
1259
Henri Georges BOULAY DE LA MEURTHE, Rapport sur l'organisation du commerce de la boucherie, fait
au conseil municipal de Paris au nom d'une commission spéciale
, séance du 13 août 1841, pp 18-19.
Bibliothèque Administrative, 21 520 (1).
243
les affections légitimes et la moralité nécessaire au bonheur1260 ». Ainsi, l’ordre moral de la
nation est mis en péril si le prix du bœuf est excessif…
Or, le meilleur garant d’un approvisionnement régulier et de prix modérés est le
maintien du régime corporatif. Les bouchers ne peuvent que rendre hommage à cette sublime
démonstration : « M. Boulay de la Meurthe a établi, il a prouvé que la limitation du nombre
des bouchers de Paris, qu’on affecte toujours de représenter comme un privilège inventé dans
leur intérêt, n’était qu’une institution de garantie et de prévoyance, conçue dans l’intérêt de
l’approvisionnement et dans celui des consommateurs, deux nécessités auxquelles une bonne
administration municipale doit pourvoir1261 ».
Enfin, autre point important pour le Syndicat de la Boucherie : le projet de Boulay de
la Meurthe condamne la vente à la cheville. Concentré à l’abattoir de Montmartre, le
commerce en gros a fait baisser les prix, mais aussi la qualité. A cause de ce système toléré
par l’administration, sur les 500 bouchers de Paris, 300 bouchers de détail, locataires ou
tributaires, sont sous la dépendance de 50 bouchers en gros (chevillards). Seuls 150 bouchers
respectent donc l’ordonnance de 1829 en se rendant personnellement au marché de Poissy
pour acheter des bestiaux1262. L’interdiction du commerce en gros a toujours été réclamée par
le Syndicat, mais il faut noter que certains bouchers y trouvent leur compte et défendent la
cheville.
Ainsi, à l’automne 1841, le sieur Riom, boucher parisien ( 14 rue des AmandiersPopincourt), rédige une brochure en réponse au rapport de Boulay de la Meurthe et envoie
une lettre aux conseillers généraux de la Seine1263. Riom a renseigné Boulay de la Meurthe
pendant son enquête. Il se permet donc de donner ses observations sur le rapport final. Riom
indique trois raisons pour lesquelles il ne faut pas interdire le commerce à la cheville :
•
Sur les 500 bouchers actuels à Paris, la moitié est incapable d'acheter des bestiaux
vivants. Seuls 250 bouchers sont capables de distinguer les provenances, apprécier
le poids et la qualité des bestiaux sur pied. Ce serait la ruine pour les bouchers qui
feraient leurs achats eux même. L’accès au marché étant interdit, la formation est
difficile.
•
Il faut payer un étalier pour aller s'approvisionner en bestiaux sur le marché.
•
Le commerce de commission est néfaste (monopole de quelques uns qui ont les
connaissances et les capitaux). Si on supprime le commerce de gros, on met en
place le commerce de commission.
Exprimant un point de vue assez réaliste, Riom assure que le commerce à la cheville
existera toujours : il est donc inutile de prendre des mesures inexécutables1264. Si l’on
généralise à partir de cet exemple précis, on commence alors à s’apercevoir que les positions
défendues par le Syndicat de la Boucherie de Paris sont loin de faire l’unanimité dans la
profession. Bien loin des conclusions de Boulay de la Meurthe, des avis hostiles au maintien
1260
Ibid., p 30.
1261
Présentation du rapport de M. Boulay de la Meurthe, Mémoire présenté par la Boucherie de Paris à la
commission créée en 1850 pour examiner toutes les questions relatives à ce commerce, p 14.
1262
Henri Georges BOULAY DE LA MEURTHE, op. cit., p 96.
1263
Lettre de Riom aux membres du Conseil Général de la Seine, 17 novembre 1841, 2 p. BHVP, Ms CP 4818.
1264
RIOM, Observations sur le rapport de Boulay de la Meurthe, 6 lettres de septembre et octobre 1841, 12 p.
BHVP, Ms CP 4818.
244
du monopole des bouchers existent à la préfecture de police et au ministère du Commerce1265.
Ainsi, dans une lettre du 11 novembre 1841 qu’il adresse au ministre du Commerce, le préfet
de police Delessert s’exprime d’une façon très claire contre le régime corporatif de la
Boucherie : « Que le gouvernement y prenne garde : dans ce pays de mobilité, de réaction
dans les idées, dans ce pays où une révolution a été faite pour détruire tout un système de
privilèges, il se manifeste une tendance déplorablement prononcée à la création d’un ordre de
privilèges nouveaux. Ce ne sont pas des majorats fonciers qu’on veut établir, mais des
majorats industriels, et ce sont les mêmes hommes auxquels nos institutions ont facilité
l’accès de la propriété et ouvert les portes du travail, qui voudraient les fermer aujourd’hui à
ceux qui les suivent. Cette tendance est d’autant plus grave, que la situation des classes
ouvrières réclame plus que jamais que l’accès des diverses professions soit facilité autant
qu’il est possible 1266».
Le rapport de Boulay de la Meurthe, présenté le 13 août 1841 au Conseil municipal de
Paris, est resté sans effet. Le rapport préconise de réclamer l’ avis du syndicat et un certificat
du maire qui atteste la bonne vie et les mœurs des futurs bouchers, en matière
d’apprentissage, d’aptitude et de caution pour la caisse de Poissy. En attribuant au Syndicat
un rôle important, le projet ne peut que s’attirer la sympathie des bouchers. P our Alfred des
Cilleuls, il est clair que les recommandations du rapport ne furent pas suivies. « Quoiqu’elle
eût un caractère bien modeste, cette réforme ne fut point accomplie : les intrigues des
bouchers l’empêchèrent d’aboutir, de manière que la situation demeure, jusqu’en 1848, la
même qu’à partir de 1829. En dépit des allégations paradoxales et géminées du syndicat de la
boucherie, tendant à persuader que le monopole favorisait les consommateurs, la quantité de
chairs mortes introduites augmente progressivement et le prix moyen de débit en gros du
bétail abattu, à l’intérieur de la capitale, renchérit, de 1828 à 1846, d’environ 25% 1267».
d) Le faible rendement des droits sur la viande pour la Ville de Paris
Les divers droits instaurés sur la viande depuis 1802 devraient rapporter de
confortables sommes d’argent à la municipalité parisienne (droit d’octroi, droit de la caisse de
Poissy, droit d’abattage). Les recettes sont-elles à la hauteur des espoirs ? De 1811 à 1830, la
caisse de Poissy produisit à la Ville de Paris un total de recettes de 28.763.413 F1268. Gaston
Cadoux récapitule les recettes de 1821 à 18501269 :
Tableau 4 : Evolution des recettes municipales liées à la viande entre 1821 et 1850
1821-1830
1831-1840
1841-1850
Caisse de Poissy
12 916 350
12 905 417
8 772 500
Abattoirs
10 393 294
10 376 684
10 828 553
1265
Dans le rapport de l’enquête parlementaire de 1851 sur la Boucherie de Paris, Victor Lanjuinais signale deux
documents exprimant des idées hostiles au monopole des bouchers : un lettre du préfet de police Delessert au
ministre du Commerce du 22 avril 1842 et un rapport du chef de la division Agriculture au ministre du
Commerce de mars 1843. Nous ne connaissons pas le contenu précis de ces deux documents.
1266
Victor LANJUINAIS (Assemblée Nationale), Rapport fait au nom de la commission d’enquête sur la
production et la consommation de la viande de boucherie, 1851, p 12.
1267
Alfred DES CILLEULS, op. cit., p 86.
1268
Gaston CADOUX, Les finances de la Ville de Paris de 1798 à 1900, Berger Levrault, 1900, p 26.
1269
Ibid., p 36.
245
Ne disposant pas d’éléments de comparaison avec l’ensemble du budget municipal,
ces chiffres sont peu exploitables1270. Par contre, quand Philippe Vigier se penche sur le
budget municipal de 18451271, il « constate que les quelques 31.740.000 F que l’octroi a
rapportés en 1844 à la ville de Paris représentent 68% du montant total des recettes
municipales de cette année là, lesquelles se montent à 46 millions de francs environ.
Beaucoup moins importants sont les revenus retirés des propriétés communales (ils ne
s’élèvent qu’à 147.000 F !) ou d’un certain nombre de services rendus par la ville, pour
l’utilisation des abattoirs municipaux, les marchés et entrepôts, ou pour la concession d’eau
distribuée aux Parisiens grâce à la canalisation des eaux de la Seine et de l’Ourcq 1272 ». Les
recettes de la caisse de Poissy, assez faibles, ne sont même pas mentionnées… Il faut avouer
qu’en 1846, l’octroi rapporte 33 989 759 F à la municipalité, alors que la caisse de Poissy ne
rapporte que 1 642 483 F (soit 4,8% des recettes de l’octroi) 1273.
Les recettes provenant de la régie des abattoirs et des marchés sont assez négligeables,
surtout que ces services entraînent des dépenses fixes incompressibles : la commune doit
payer les salaires du personnel affecté au fonctionnement de ces établissements1274. Par
contre, l’octroi, rétabli à Paris par la loi du 27 vendémiaire an VII (18 octobre 1798), est très
rentable, car il rapporte « près de 60% des revenus de la municipalité, pour des frais de
perception inférieurs à 5% destinés surtout à rémunérer environ 2 500 employés1275 ». Quelle
est la part des viandes dans les recettes de l’octroi? Faute de mieux, les résultats obtenus par
Robert Laurent à Dijon peuvent sans doute nous éclairer sur l’octroi parisien 1276. « Des
différents chapitres qui composent les revenus de l’octroi, celui des comestibles est un des
plus importants : il représente à lui seul en moyenne 40 à 45% des produits annuels1277. La
viande fut de l’an VII à 1815 le seul article figurant au tarif sous ce chapitre. L’huile lui fut
adjointe en 1815… Le grand gibier n’est imposé qu’en 1838, le petit gibier et la volaille en
1872. C’est avec les chemins de fer, à partir de 1852, qu’apparaissent le poisson et les
1270
« Comme sous l’administration de Chabrol (où ils représentaient de 60 à 65% des recettes ordinaires), ce
sont les revenus de l’octroi qui constituent l’essentiel des recettes municipales sous le régime du Roi-citoyen.
Or, leur progression, très réelle, nous allons le voir, est moindre, me semble-t-il, qu’on aurait pu s’y attendre,
étant donné la façon spectaculaire dont progresse l’activité industrielle et commerciale de la capitale, une fois
passée la crise de 1827-1832 ». Philippe VIGIER, Nouvelle histoire de Paris : Paris pendant la monarchie de
Juillet (1830-1848), Hachette, 1991, p 180.
1271
Le budget municipal annuel présenté par Horace Say « correspond à l’année 1844 pour les recettes réalisées
et à l’année 1846 pour les prévisions de dépenses ». Horace SAY, Etudes sur l’administration de la Ville de
Paris et du département de la Seine, Guillaumin, 1846, pp 114-118.
1272
Philippe VIGIER, op. cit., p 181.
1273
Geneviève MASSA-GILLES, Histoire des emprunts de la Ville de Paris (1814-1875), Commission des
Travaux historiques de la Ville de Paris, 1973, p 182.
1274
« L’entretien des marchés, la police et les frais de perception faisaient plus qu’absorber le s profits » des
droits de place sur les halles et marchés. Ibid.
1275
Ces chiffres datent de 1882 mais la proportion n’a pas du changer. Alfred FIERRO, op. cit., p 1027.
1276
« L’octroi de Paris est soumis à des règles particulières (article 155 de la loi du 28 avril 1816). Il est
aujourd’hui régi par l’ordonnance du 22 juillet 1831, d’après laquelle un directeur et trois régisseurs sont
chargés de son administration, sous l’autorité immédiate du Préfet de la Seine et sous la surveillance du
Directeur général des contributions indirectes ». Edouard VIGNES, Traité des impôts en France, Guillaumin,
1880, tome I, p 216.
1277
« Les objets imposés sont classés sur les bordereaux en cinq grandes catégories : boissons, comestibles,
fourrages, combustibles et matériaux de construction, cette dernière n’apparaissant qu’à partir de 1812 ».
Robert LAURENT, op. cit., p 7.
246
huîtres1278 ». Il semble donc indéniable que la viande occupe une part importante dans les
recettes de l’octroi, principale source de revenu des villes pendant tout le XIX e siècle. Cette
manne pourrait être encore plus importante si l’administration n’était pas aussi tolérante
envers la « viande à la main », phénomène dont nous reparlerons, sans même évoquer la
fraude.
A ce sujet, Robert Laurent écrit : « La fraude a existé de tout temps. Son intensité
dépend de multiples facteurs. Elle diffère suivant les produits considérés. Difficile à réaliser
lorsqu’il s’agit de produits pondéreux et encombrants comme les matériaux de construction
ou les combustibles, elle devient au contraire plus aisée lorsqu’il s’agit de certains
comestibles comme la viande ou le vin et surtout les alcools1279 ».
Dernière question : la caisse de Poissy rapporte-t-elle autant que les autorités
municipales pouvaient en attendre ? Alfred des Cilleuls nous fournit les recettes de la caisse
de Poissy entre 1831 et 18461280 :
Tableau 5 : Evolution des recettes de la Caisse de Poissy entre 1831 et 1846
1831-1832
1 151 762 F
1832-1833
1 263 628 F
1835-1837
1 322 613 F
1838-1843
1 361 389 F
1844-1845
1 432 653 F
1846
1 531 187 F
Il ne se prive pas d’un commentaire acide : « Lors de sa fondation, la caisse de Poissy
était présumée capable de rapporter annuellement 1 500 à 1 700 000 F quoique le premier de
ces chiffres n’ait été atteint qu’une fois, depuis 1830, on n’en constate pas moins une
progression assez régulière des recettes, jusqu’en 1846 sauf les vicissitudes tenant aux
phénomènes naturels qui influent sur le prix et la consommation du bétail1281».
Alfred des Cilleuls arrête ses données en 1846 car il devient ensuite plus difficile de
connaître le produit de la caisse. En effet, « l’ordonnance du 23 décembre 1846 rendue en
exécution de la loi du 10 mai 1846 réunit le droit d’octroi et celui dit « de consommation »,
propre à la caisse de Poissy, en une seule taxe assise sur le poids net du bétail1282 ». Chef de
service à la Préfecture de la Seine, Armand Husson précise la modification fiscale intervenue
en 1846. La loi du 10 mai 1846 « ordonna la conversion en droit au poids des taxes perçues
auparavant par tête sur les bestiaux. La ville de Paris dut nécessairement comprendre dans
cette conversion, non seulement l’octroi proprement dit, mais encore le droit de Caisse de
Poissy. L’ordonnance royale du 23 décembre 1846 fixa en conséquence à 9,40 centimes, plus
le décime, soit 10,34 centimes, le droit d’octroi à payer par chaque kilogramme de viande
sortant des abattoirs publics de Paris et introduit dans cette ville à compter du 1er janvier 1847.
1278
Ibid., p 88.
1279
Ibid., p 11.
Alfred DES CILLEULS, Histoire de l’administration parisienne au XIX e siècle, tome II (1830-1870), H.
Champion, 1900, p 407.
1280
1281
Alfred DES CILLEULS, op. cit., p 18.
1282
Ibid.
247
Cette ordonnance régla en même temps à 12,32 centimes, décime compris, la taxe due par les
viandes venant du dehors. Le droit de Caisse de Poissy est représenté, dans chacune de ces
taxes, par 2,976 centimes1283».
Alfred des Cilleuls voit dans l’ordonnance du 23 décembre 1846 une mesure positive,
car elle simplifie la fiscalité sur les viandes. « Le régime commun des abattoirs éprouva une
modification, dans l’intérêt des bouchers et consommateurs ; ces établissements furent
convertis en entrepôts d’octroi. Toutes les taxes auxquelles, depuis 1815, leur usage donnait
lieu à Paris, se trouvèrent réunies en un droit de sortie1284 ». Cette modification administrative
complique la tâche des historiens qui veulent reconstituer la consommation carnée des
Parisiens. Jeanne Gaillard résume bien le problème. « Jusqu’en 1846 compris, l’octroi exerce
son contrôle à l’entrée des abattoirs ; mais une ordonnance du 23 décembre 1846 décide le
régime de l’entrepôt « pour les viandes, suifs, pieds de bœufs et de vaches dans les abattoirs
publics ». Désormais le contrôle de l’octroi aura lieu uniquement à la sortie des abattoirs, il
portera sur les viandes et non plus sur les bêtes. Donc les poids enregistrés seront forcément
moins importants sans qu'il en résulte une baisse de la consommation. Autre changement
prévu par l’ordonnance : « Les bouchers pourront faire des envois à l’extérieur en franchise
des droits d’octroi, à la charge de justifier à la sortie de Paris des quantités par eux
déclarées ». Le régime d’entrepôt sera étendu aux particuliers par le décret du 24 février 1858
et il est applicable aux abattoirs de La Villette quand ceux-ci commencent à fonctionner en
18671285 ».
Cette ordonnance de décembre 1846 est donc lourde de conséquences. Elle repose sur
le bon fonctionnement des abattoirs et présuppose une certaine confiance envers les bouchers.
Elle suppose que des entrepôts spéciaux qui permettent la conservation de la viande soient
construits. Elle inaugure le commerce de la viande à la commission, avec le système des
bouchers expéditeurs, promis à un bel avenir sous la Troisième République. Enfin, elle
envisage un cas de figure tout à fait nouveau, que Paris puisse devenir excédentaire en viande,
ce qui est en rupture totale avec toutes les craintes ancestrales qui se préoccupaient du bon
approvisionnement de la capitale. Un tournant majeur s’amorce donc : du statut de ville
ogresse qui engloutit les richesses provinciales, Paris pourrait basculer vers une position
nouvelle de cité qui transforme et redistribue vers la province1286. Faut-il y voir la fin d’une
économie rurale et le début d’une économie industrielle où la ville crée davantage de
richesses qu’elle n’en gaspille ?
e) Les rapports entre le Syndicat et les autorités semblent se
détériorer pendant le « moment Guizot » (1840-1848)
Les motifs de tension entre les bouchers et le gouvernement se multiplient à partir de
1830. L’heureuse époque de Louis XVIII, si favorable à la corporation, semble bien révolue.
Dès juillet 1830, le gouvernement applique avec beaucoup moins de rigueur les ordonnances
1283
Armand HUSSON, op. cit., p 235.
1284
Alfred DES CILLEULS, op. cit., p 95.
1285
Jeanne GAILLARD, Paris, la ville (1852-1870), Thèse d’Histoire, Université Paris X, 1975, pp 235-236.
1286
Du moins, Paris attire des acheteurs provinciaux sous le Second Empire: « L’Oise, pays d’élevage,
s’approvisionne en gros bétail d’abord au marché de Poissy puis, après 1867, à La Villette ». Hubert
e
siècle, Thèse de Droit, Paris, E.
BOURGIN, L'industrie de la boucherie dans le département de l'Oise au XIX
Cornély, 19O6. Il faudrait savoir à partir de quand les bouchers picards viennent acheter des carcasses de
viande à la Villette et non plus seulement des bestiaux vivants.
248
prises en 1829 et 1830 par Charles X. Le commerce en gros est toléré, tout comme l’entrée
massive dans Paris de la viande foraine. Les lois protectionnistes sont plus favorables aux
éleveurs qu’aux bouchers. L’avis du Syndicat n’est pas pris en compte, comme le révèle
l’incident provoqué en 1841 par la création des « Bouillons hollandais ».
De façon générale, il faut noter que la monarchie parlementaire est tout aussi stricte
vis-à-vis des syndicats que les Bourbons. Les bouchers, tout comme les boulangers, ont la
chance de posséder leur organisation syndicale, officiellement reconnue depuis 1811. Les
marchands de vin avaient une organisation corporative en 1813, qui s’est ensuite éteinte.
Quand ils tentent de la remettre en vigueur à la fin des années 1830, ils se heurtent à
l’opposition du préfet de police, Gabriel Delessert, « qui tolère des délégués, mais refuse un
syndicat légal. Le ministre du Commerce Cunin-Gridaine prend la même position en
18391287 ». Malgré le soutien de la Chambre de commerce de Paris et d’intenses négociations
avec le préfet de police et le ministre en 1840-1843, les marchands de vin ne parviennent pas
à obtenir une reconnaissance officielle de leur syndicat1288. Le climat est donc nettement
hostile aux représentations professionnelles, ce qui peut expliquer les décisions fermes
imposées par le préfet de police aux bouchers en 1841, notamment en ce qui concerne l’usage
que le Syndicat veut faire des intérêts des cautions détenues par la caisse de Poissy.
Il faut peut-être chercher dans l’arrivée au pouvoir de Guizot en 1840 la raison qui
peut expliquer ce regain de fermeté pour les syndicats. Bourgeois protestant, Guizot se situe
d’emblée en 1830 dans le camp de la « résistance » animé par Casimir Perier dont « il partage
le tempérament hautain et autoritaire. Il mène avec constance le combat oratoire contre tous
ceux qui parlent de démocratie et d’élargissement du droit de suffrage 1289 ». Conservateur
affirmé, il rejette tout ce qui nuit à la cohésion sociale. La formule « Enrichissez-vous par le
travail et par l’épargne » résume sa pensée politique. Néanmoins, si le « moment Guizot1290 »
marque l’apogée du libéralisme, c’est « davantage dans le discours que dans les faits1291 ». En
effet, la doctrine libérale de Guizot connaît des entorses certaines avec la loi de 1841 sur le
travail des enfants1292 ou la loi de 1842 sur les chemins de fer qui montre le « rôle moteur de
l’Etat sur le plan politique et économique 1293 ».
L’autoritarisme de Guizot se retrouve dans ses méthodes. « Elles sont d’un classicisme
désarmant et d’une efficacité reconnue. Guizot exige une obéissance absolue de ministres
choisis autant pour leur docilité que pour leurs capacités. (…) Il applique une politique de
contrôle étroit de tous les hauts fonctionnaires, à Paris et en province, épurant et distribuant
1287
Claire LEMERCIER, op. cit., p 215.
1288
« La chambre (de Commerce) semble de toute façon acquise à leur démarche : non seulement elle approuve
l’élection de délégués, mais elle accepte les règlements de 1813 sur la fraude, au nom de la salubrité
publique. » Claire LEMERCIER, op. cit., p 215.
1289
Jean-Claude CARON, op. cit., p 127.
1290
Cette expression est due à Pierre ROSANVALLON, Le moment Guizot, Gallimard, 1985, 414 p.
1291
Jean-Claude CARON, op. cit., p 135.
1292
La loi du 22 mars 1841 limitant le travail des enfants dans les manufactures (dont les modalités d’application
ne permirent pas une réelle efficacité) est la réponse de la Chambre des députés au rapport de Villermé publié
en 1840, le Tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine
et de soie. Cette enquête sanitaire menée par le docteur Villermé et Benoiston de Châteauneuf, a été rendue
possible par le crédit dégagé en 1834 par l’Académie des sciences morales et politiques. Jean-Claude CARON,
op. cit., p 130.
1293
Ibid., p 135.
249
les places sans état d’âme par le biais de son ministre de l’Intérieur, Duchâtel 1294 ». Il est donc
évident que la fermeté du préfet de police Delessert en 1841 émane directement des directives
gouvernementales. La méfiance vis-à-vis des syndicats s’explique aussi par l’agitation
ouvrière qui commence à prendre une certaine ampleur1295. Outre la révolte des canuts
lyonnais en novembre 1831, on assiste à de grandes manifestations ouvrières dans les années
1839-1842, « doublées parfois d’émeutes agraires 1296 ». Bien entendu, aucune coalition de
bouchers n’est relevée à Paris entre 1830 et 1848 1297.
Dans les archives de la préfecture de police de Paris, on trouve des traces des relations
tendues entre les bouchers et le pouvoir après 1840. Depuis 1811, le Syndicat de la Boucherie
est sous la tutelle du préfet de police pour l’utilisation des intérêts des cautionnements des
bouchers, déposés à la Caisse de Poissy. Sous la Restauration, aucune trace de conflit entre les
bouchers et l’autorité de tutelle n’a été trouvée. Cette bonne entente disparaît en 1841. En
novembre 1841, le Syndicat de la Boucherie achète pour 17 761 francs un dépôt pour les cuirs
et a besoin d’argent pour le faire fonctionner 1298. Une question se pose : faut-il autoriser le
Syndicat à prélever des fonds sur la caisse de Poissy ? La préfecture de police semble donner
une réponse négative car il faut attendre la Seconde République pour que l’autorité de tutelle
autorise le Syndicat à prélever 4 500 francs sur le compte de la caisse, pour payer les
« appointements du préposé à l’entrepôt des cuirs 1299 ».
Si les dispositions de l’ordonnance de 1829 étaient respectées, les excédents d’intérêts
des cautions devraient servir à racheter les étaux surnuméraires. Dans les années 1830, le
Syndicat a pu racheter 13 étaux pour les fermer (le prix de l’étal était alors inférieur à
15.000 F)1300. En 1841, le ministère ajourne toute autorisation de rachat d’étaux. En 1842, le
Syndicat réclame à nouveau le droit de racheter les étaux de boucherie vacants et se heurte à
un nouveau refus de la tutelle1301. Sur ce point, l’administration est donc en conflit ouvert
avec le Syndicat. Par contre, les versements à la caisse de retraite des bouchers semblent
tolérés et, en 1841, le préfet de police estime qu’on peut répartir aux bouchers qui n’exercent
plus l’intérêt de leur cautionnement. La recherche des ayants droit va aboutir en 1848-1849 :
une somme de 2 203 francs est répartie entre 19 personnes, dont certaines sont mortes ou ont
un domicile inconnu. Le reliquat est conservé par le Syndicat. La répartition est assez
1294
Ibid., p 128.
1295
Sur les associations ouvrières et les grèves entre 1815 et 1848, on peut lire la synthèse de Jacques ELLUL,
Histoire des institutions, tome 5 : le XIXe siècle, PUF, 1993, pp 282-285.
1296
Jean-Claude CARON, op. cit., p 129. A Paris éclatent « l’émeute des tombereaux » en avril 1832, les
journées des 5-6 juin 1832, la « grande fermentation ouvrière et républicaine de l’automne 1833 », les journées
d’avril 1834… Philippe VIGIER, Nouvelle histoire de Paris : Paris sous la monarchie de Juillet, Hachette,
1991, pp 84-124.
1297
Jean TULARD, La préfecture de police sous la monarchie de Juillet, 1964.
1298
C’est devant Me Tourin, notaire à Paris, que la vente du dépôt des cuirs est signée le 17 novembre 1841.
Nous ne savons pas de quoi il s’agit précisément. Cet entrepôt a-t-il déjà cette fonction avant la vente ? Ne faitil pas doublon avec la Halle aux cuirs de la rue Mauconseil ? Est-ce uniquement dans un but lucratif que les
bouchers veulent posséder un tel entrepôt, pour avoir plus de poids collectif face aux tanneurs et mégissiers ?
1299
La préfecture de police donne son autorisation le 25 septembre 1848. Archives de la Préfecture de Police de
Paris, DA 365, dossier n°5.
1300
Louis GOYARD, « Origine et développement des sociétés de secours mutuels », Bulletin mensuel de la
Société de prévoyance et de secours mutuel de la boucherie de Paris (les Vrais Amis), juin 1888. BNF,
4° R 916.
1301
Archives de la Préfecture de Police de Paris, DA 365, dossier n°3.
250
inégale : la veuve Bouchet, installée au Mexique, touche 6,94 francs ; Walter, vivant en
Allemagne, 12 francs ; Ostermann, également en Allemagne, 22,37 F ; Lamirault, à la
Martinique, 56 F ; Hausmann, à New York, 70 ,55 F ; et jusqu’à 527 francs pour Legros
d’Argout, architecte, héritier de son frère boucher 1302. La diversité des sommes et l’exotisme
des retraites est assez surprenant !
Cette redistribution d’argent compense-t-elle le préjudice subi par les « bouchers de
Charles X1303 » ? Cette expression moqueuse s’applique aux bouchers qui ont été contraints
d’acheter deux étaux pour en fermer un, en entrant dans la profession entre 1811 et 1825. Par
contre, d’autres plus chanceux, qui ont acquis un étal entre 1825 et 1829, ont conservé une
situation de monopole à peu de frais avec l’ordonnance de 1829… Les aléas politiques sont
parfois lourds de conséquence pour le commerce ou l’industrie.
Comme le Syndicat de la Boucherie entretient des rapports de plus en plus tendus avec
le gouvernement et n’obtient plus beaucoup d’écoute, les bouchers vont-ils se tourner vers
d’autres formes de défense corporative, comme les coopératives ou le compagnonnage ?
Selon Francine Soubiran-Paillet, qui étudie les origines des syndicats modernes, les
associations ouvrières sont à la recherche d’une « identité juridique » pendant la monarchie de
Juillet. Le contexte doit être rappelé.
Un lent rapprochement s’opère entre ouvriers et républicains, par exemple au sein de
la Société des Amis du peuple (1832), association républicaine qui rassemble quelques
ouvriers animateurs de mutuelles et dénonce la souffrance des ouvriers. La Société des Droits
de l’Homme (1833), elle aussi, est favorable à l’assistance mutuelle entre les ouvriers 1304. Le
gouvernement craint la formation d’une grande association ouvrière formée contre les
maîtres. Pour juguler les associations républicaines (mais aussi légitimistes), la loi du 10 avril
1834 poursuit les associations de plus de 20 personnes formées sans autorisation1305.
Certains ouvriers se tournent vers le compagnonnage, surtout que de nouvelles
tendances, moins rétrogrades, s’y font sentir après 1830 1306. Malgré l’idéologie locale et
artisanale proche de l’Ancien Régime qui anime les compagnonnages et aurait pu tout à fait
convenir aux bouchers, nous n’y avons pas trouvé le moindre apprenti étalier 1307. Par contre,
le mouvement coopératif va attirer les bouchers. Le terme « coopération » a été importé en
France en 1826 par un juge de Grenoble, Joseph Rey, républicain exilé en Angleterre, où il a
connu les idées d’Owen 1308. Buchez lance en France l’idée d’association coopérative dans les
1302
Ibid.
1303
On trouve cette expression chez Henry MATROT, Vieux Souvenirs, 1910, p 41.
1304
Francine SOUBIRAN-PAILLET, L’invention du syndicat (1791-1884): itinéraire d’une catégorie juridique ,
LGDJ, 1999, p 40.
1305
Ibid., p 36.
1306
L’Union des travailleurs du Tour de France est créée à Toulon vers 1831 par des aspirants qui ont quitté les
compagnons du Devoir en 1830, sous la forme d’une société de prévoyance, en éliminant les rites traditionnels
du compagnonnage, réduisant la durée du noviciat et abolissant les grades. Par contre, un code de moralité et
de bonne conduite doit être respecté. Ibid., p 47.
1307
« L’ archaïsme de certains rites initiatiques du compagnonnage précipite leur marginalité après la Révolution
de Juillet. On notera, toutefois, l’admiration décalée que lui portent encore Georges Sand et Victor Hugo, au
milieu du siècle ». Bernard GIBAUD, Mutualité, assurances (1850-1914) : les enjeux, Economica, 1998, p 19.
1308
En Angleterre, les disciples du socialiste Owen fondent en 1820 la « Ligue pour la propagande de la
coopération », qui compte 300 sociétés en 1832. Robert Owen dédaigne les magasins coopératifs, idée que l’on
trouve dans l’utopie du Phalanstère de Fourier. Les idées fouriéristes sont appliquées par Derrion et Raynier à
Lyon en 1835 avec le magasin du « commerce véridique et social ». Face aux coopératives de production
251
années 18301309. Les premières associations ouvrières inspirées par Buchez sont en 1831 une
association d’ouvriers menuisiers à Paris, puis en 1834 une association de bijoutiers en
doré1310. Même si la grande époque des coopératives commence avec la Seconde République,
Hubert Bourgin relève un projet de fonderie coopérative à Paris en 1844, les bouchers étant en
train de perdre la fonte des suifs.
Il s’agit d’un projet de « Système de fondage en commun, organisé pour le compte de
tout le commerce de la boucherie, sans déboursé aucun pour établissement de fondoir et avec
garantie de rendement à chacun suivant la qualité des bestiaux abattus et des dégraisses pour
ceux qui n’abattront pas ». Cette organisation serait placée « sous la surveillance d’une
commission administrative composée de cinq membres, présidée par le syndic de la
boucherie, de trois commissaires nommés par Messieurs les marchands bouchers qui
donneront leur suif à l’opération, et de celui qui prendrait la gérance 1311 ». Hubert Bourgin
note que « cette espèce de société coopérative » n’a sans do ute jamais « reçu un
commencement d’exécution 1312 ».
Par contre, les autorités tolèrent toujours aussi bien les sociétés de secours mutuels.
Malgré un statut juridique peu clair, ces sociétés sont bien vues par l’administration car elles
répondent à un besoin social précis (maladie, accident, vieillesse)1313. Les bouchers de Paris
peuvent choisir entre la société des Vrais Amis, fondée en 1820, et la société de secours
mutuel des ouvriers et employés de la Boucherie de Paris, fondée en 1824. Francine SoubiranPaillet pense que « les sociétés de secours mutuels ont pu paraître plus aptes que le
compagnonnage à canaliser les revendications ouvrières après 1834 », car il n’y a ni noviciat
ni grades ni rangs internes, et les rites y sont simples et peu nombreux1314. « Les société de
secours mutuels demandaient simplement à l’adhérent de payer sa cotisation, de célébrer la
fête patronale et de respecter la réglementation par elles imposées. Elles allaient donc mieux
avec l’individualisme, voire la laïcisation en germe en 1789 1315».
f) La réforme des patentes en 1844
En juillet 1845, une nouvelle loi sur les patentes suscite selon Jean Tulard une
« fermentation » chez les petits marchands dans les halles et marchés parisiens1316. Les
d’Owen, on considère traditionnellement que la coopération de consommation naît le 21 décembre 1844 à
Rochdale (près de Manchester), avec 28 tisserands qui forment les « équitables pionniers de Rochdale », dont
Charles Howarth. Charles GIDE, Les sociétés coopératives de consommation, A. Colin, 1904, p 8.
1309
Philippe Buchez (1796-1865), initiateur avec Lammenais de la pensée chrétienne sociale, participe
activement au mouvement en faveur de l’économie sociale, par la création de coopératives ouvrières de
production. Le journal ouvrier fondé par Buchez, L’Atelier , ouvre ses colonnes aux sociétés de secours
mutuels. Bernard GIBAUD, op. cit., p 24.
1310
Francine SOUBIRAN-PAILLET, op. cit., p 41.
1311
Proposition faite au commerce de la boucherie, Système de fondage en commun…, Paris, 1844.
1312
Hubert BOURGIN, « Essai sur une forme d’industrie : l’industrie de la boucherie à Paris au XIXe siècle »,
L’année sociologique , 1903-1904, p 87.
1313
Francine SOUBIRAN-PAILLET, op. cit., p 50.
1314
« Par ailleurs, la compétition engagée, depuis l’Empire, ent re la mutualité et le compagnonnage pour gagner
les faveurs des salariés tourne à l’avantage des sociétés de secours mutuels. Moins élitistes, plus souples, elles
s’affirment mieux adaptées aux besoins vitaux du monde du travail ». Bernard GIBAUD, op. cit., p 19.
1315
Francine SOUBIRAN-PAILLET, op. cit., p 49.
1316
Jean TULARD, La préfecture de police sous la monarchie de Juillet, 1964.
252
bouchers ne semblent pas y avoir pris part. Leur silence sur la loi du 25 avril 1844 sur les
patentes est tout aussi remarquable, alors qu’ils sont directement concernés par cette
réforme1317. Cette loi, « qui va fixer les principes de la fiscalité jusqu’au vote de l’impôt sur le
revenu en 1914, (…) ménage les tout petits entrepreneurs par le jeu des indices et des
exemptions tandis qu’elle encourage la grande production et le commerce groupé par des taux
faiblement progressifs1318 ». La boucherie étant une activité artisanale, elle avait sans doute
peu de motifs économiques de plaintes contre la loi de 1844 sur les patentes, mais elle y
perdait au niveau de la représentation politique. La tactique fiscale de la monarchie de Juillet
permet en effet d’écarter les « boutiquiers et artisans des centres de décision », car « les tout
petits patentés sont imposés au-dessous du cens électoral. Ils font partie « des classes qui ne
pourront jamais contribuer au mouvement électoral », déclare un ministre au cours du débat
parlementaire de 18441319 ».
Dans sa thèse sur la bourgeoisie parisienne de 1815 à 1848, Adeline Daumard, en
étudiant l’évolution du corps électoral parisien, montre un élargissement de la bourgeoisie
après 18301320. « Alors que la population s’accrut de 20% environ de 1831 à 1841, le nombre
des électeurs augmenta de près du tiers de 1831 à 1842, avec un léger ralentissement en 1836.
Cet élargissement semble avoir profité surtout aux catégories inférieures, c’est-à-dire à la
moyenne bourgeoisie, puisque la proportion des électeurs atteignant le cens de 300 francs est
restée à peu près la même par rapport à la population en 1820 et en 18421321 ». Cette tendance
se renverse à cause de la réforme de la loi sur la patente en 1844, qui vise à « diminuer la
charge pesant sur les plus petites entreprises et à augmenter le poids de l’impôt sur les
activités les plus rémunératrices ». Les commerçants détaillants et les artisans tenant boutique
« bénéficiaient d’une réduction du droit proportionnel : « du dixième du loyer, il est réduit
(…) selon les professions au quinzième, au vingtième, au trentième, afin de mieux répartir les
charges en raison des forces de chacun1322 », et même au quarantième.
Les journaux d’opposition protestent énergiquement contre cette réforme, car elle
permet d’épurer les listes électorales et d’éliminer notamment « les petits électeurs jugés trop
indépendants par le gouvernement. De fait, dès 1845, les conséquences étaient sensibles : 16
007 électeurs à Paris, soit une diminution de 2187 par rapport à l’année précédente 1323 ». Les
bouchers sont directement touchés par cette contraction du corps électoral. « La comparaison
entre les professions des électeurs en 1844 et en 1845 souligne, en effet, que les patentés
étaient les plus touchés, spécialement les plus modestes : diminution du nombre des
marchands de vins, des bouchers, des boulangers, des épiciers, des tailleurs, augmentation,
1317
L’article 1 de la loi du 25 avril 1844 dit : « Tout individu, Français ou étranger, qui exerce en France un
commerce, une industrie, une profession, non compris dans les exceptions déterminées par la loi, est assujetti à
la contribution des patentes ». Edouard VIGNES, Traité des impôts en France, Guillaumin, 1880, tome I, p 53.
1318
Jeanne GAILLARD, « La petite entreprise en France au XIXe et au XXe siècle », in Commission
internationale d’Histoire des mouvements sociaux et des structures sociales, Petite entreprise et croissance
industrielle dans le monde aux XIXe et XXe siècles, CNRS, 1981, tome 1, p 150.
1319
Ibid., pp 150-151.
1320
Sur les hésitations de la politique fiscale de la monarchie censitaire vis-à-vis des boutiquiers, nous renvoyons
à Christian BAUDELOT, Roger ESTABLET et Jacques MALEMORT, La petite bourgeoisie en France,
Maspero, 1974, p 25-26.
1321
Adeline DAUMARD, La bourgeoisie parisienne de 1815 à 1848, Ecole Pratique des Hautes Etudes, 1963,
Albin Michel, 1996, p 50.
1322
Journal des Débats, 10 mars 1844.
1323
Adeline DAUMARD, op. cit., p 50.
253
mais de façon beaucoup moins sensible, de celui des banquiers, des entrepreneurs de bâtiment
et des maçons, des marchands de tissus ». Le tableau proposé par Adeline Daumard en note
est tout à fait révélateur des conséquences politiques sournoises de la réforme de 18441324.
Tableau 6 : Evolution de la composition de l'électorat parisien suite à la réforme des
patentes de 1844
1844
Marchands de vin
1845
1 555
803
- 752
Bouchers
307
207
- 100
Boulangers
300
196
- 104
Epiciers
649
405
- 244
Tailleurs
272
177
- 95
Banquiers
60
67
+7
Entrepreneurs de bâtiment
78
200
+ 122
Marchands de tissus
24
74
+ 50
En 1844, Paris compte 500 bouchers, dont 307 font partie du corps électoral. Cela
signifie que 60% des bouchers parisiens sont électeurs censitaires avant la réforme des
patentes de 18441325. Cette proportion passe à 40% en 1845. La profession est donc perdante
au niveau de sa représentativité politique. Mais comme par ailleurs les bouchers possèdent un
Syndicat qui sert d’interlocuteur officiel avec les autorités publiques, cette perte de poids
politique n’est pas aussi grave pour eux que pour le reste des artisans et boutiquiers. Cela peut
expliquer l’absence de protestations de la part des bouchers contre cette réforme, qui reste
avantageuse économiquement.
4) LES BOUCHERS FACE A LA SECONDE REPUBLIQUE (1848-1851)
a) La fièvre sociale de 1848
Si nous dressons un bilan des relations entre la corporation et le pouvoir politique
entre 1800 et 1848, nous pouvons remarquer que les rapports ont été plutôt positifs, teintés
d’une certaine soumission de la part des bouchers. Globalement, le Syndicat réussit à
maintenir le régime corporatif en place, malgré l’expérience libérale de 1825-1839. Mais les
accrochages se multiplient de plus en plus sous la monarchie de Juillet, le conflit larvé
tournant autour du manque d’empressement de la part des pouvoirs publics pour appliquer
fermement les dispositions réglementaires prises en 1829 et compilées dans le code Mangin
de 1830. Les rapports semblent d’ailleurs de plus en plus tendus à partir de 1841, sous le
ministère Guizot. Pourtant, les bouchers peuvent-ils espérer obtenir des avantages avec la
révolution de 1848 ? Certainement pas si l’on se souvient de la déréglementation totale qui a
1324
1325
Ibid., p 51.
La participation des bouchers au suffrage censitaire est plus importante que celle des boulangers, dont le
nombre est limité à 601 dans Paris. 50% des boulangers sont électeurs en 1844 contre 33% en 1845.
254
marqué les débuts de la précédente Révolution. La monarchie absolue aurait dû être le
meilleur allié des bouchers dans la défense des intérêts corporatistes. La monarchie
parlementaire avec ses tendances libérales s'est montrée assez décevante. Quels sombres
abîmes vont être atteints en 1848 ? Et Badinguet pourra-t-il se montrer à la hauteur de son
oncle en restaurant fermement la corporation dans son bon droit ?
Le gouvernement provisoire a-t-il envisagé la suppression pure et simple de la Caisse
de Poissy ? Nous n’en savons rien 1326. Apparemment, le conseil municipal de Paris aurait
résisté aux demandes de liberté totale de la boucherie1327. N’oublions pas que le comte Henri
Georges Boulay de la Meurthe, conseiller municipal de Paris, auteur du fameux rapport de
1841 si favorable à la corporation, devient vice-Président de la République en décembre 1848.
Son influence au sein du Conseil municipal explique sans doute le sursis dont a bénéficié la
caisse de Poissy.
On ne s’étonnera pas de trouver sous la plume d’Armand Husson, fonctionnaire
employé par la Préfecture de la Seine, une défense appuyée de l’utilité de la caisse de Poissy.
Pour lui, ce service, nécessaire en « temps de paix et de tranquillité », devient « tout à fait
indispensable dans les moments de commotion politique ». Il rappelle alors l’utilité de la
caisse tant en 1815, en 1830 qu’en 1848. « En 1848, la Caisse de Poissy n’a pas été moins
utile à la population parisienne. Les herbagers avaient, pour la plupart, déclaré qu’ils ne
livreraient leurs bestiaux qu’autant qu’ils seraient payés comptant ; quelques-uns d’entre eux
refusaient même les billets de banque, surtout les petites coupures nouvelles qu’ils
considéraient comme de véritables assignats1328. L’Administration dut en conséquence se
mettre en rapport avec la Banque pour obtenir du numéraire. M. le gouverneur de cet
établissement reconnut aisément l’importance du service auquel il fallait impérieusement faire
face ; et, la veille de chaque marché, il mit à la disposition de la caisse une quantité d’argent
monnayé assez considérable pour satisfaire aux exigences des herbagers. Un semblable
résultat n’aurait pu être obtenu par de simples particuliers et l’approvisionnement se fût
trouvé compromis1329 ».
Ces arguments sont assez spécieux. Première correction : il serait plus juste de
reconnaître que la caisse de Poissy n’est vraiment utile qu’en cas de crise, c’est-à-dire qu’elle
devrait être facultative en temps normal et obligatoire en cas de troubles. Seconde correction :
affirmer en 1849 que les bouchers ne sont pas capables de payer comptant leurs achats est un
peu fort, quand on sait qu’en province l’approvisionnement des villes se déroule parfaitement
sans aucune caisse, et qu’après 1858, les bouchers mettent un point d’honneur à payer
comptant et en liquide leurs achats, sitôt la transaction terminée.
Dans ses Mémoires, le baron Pasquier (1767-1862), ancien préfet de police de Paris
(1810-1814), ancien ministre, président de la Chambre des Pairs (1830-1848), s’interroge sur
1326
On peut tout de même rappeler que les ministères à compétence économique (Finances et Travaux publics)
étaient tenus par Garnier-Pagès et Marie, des « républicains libéraux, c’est-à-dire nettement opposés au
socialisme, résolus à ne rien sacrifier des valeurs d’ordre, de propriété, et de ce qu’on tenait alors pour
l’orthodoxie économique ». Maurice AGULHON, op. cit., p 40.
1327
Louis Lazare rend hommage à cette résistance dans un article de 1854. Louis LAZARE, « La boucherie
parisienne », La Revue municipale, 1854, p 1199. BHVP, Per 4° 133.
1328
Pour lutter contre la pauvreté des moyens de paiement et de crédit, « les billets de banque eurent cours forcé
et la Banque de France créa des petites coupures (100 F, alors que jusque-là le plus petit billet était celui de
500 F) ». Maurice AGULHON, op. cit., p 43.
1329
Armand HUSSON, « Note sur l’institution et l’organisation de la Caisse de Poissy », Recueil des actes
administratifs, n°9, 1849, p 236-237.
255
l’utilité de la caisse de Poissy : « Cette caisse est-elle réellement indispensable ? Je l’ai cru
assez longtemps, j’en doute aujourd’hui. Il n’est pas rare que ces sortes d’établissement, assez
bien entendus dans leur origine, continuent encore d’exister longtemps après que leur utilité a
complètement disparu, et alors il n’en reste plus que les inconvénients 1330 ». Quand on sait
que cet avis émane d’un homme influent qui a directement participé à la mise en place de
l’institution en 1811 (en tant que préfet de police de Paris), on mesure le crédit que l’on peut y
apporter, tant l’honnêteté est rare dans les ouvrages autobiographiques.
Même si la suppression de la caisse de Poissy n’e st pas une des premières priorités du
nouveau régime, il faut bien reconnaître que cette possibilité est dans l’air du temps. Le débat
sur l’utilité de la corporation et de la caisse va d’ailleurs battre son plein pendant la Seconde
République. En 1850, l’Assemblée Nationale ordonne une enquête sur l’organisation de la
boucherie parisienne. Nous y reviendrons.
b) Une série de réformes entament le privilège des bouchers
réguliers en 1848-1849
Avec l’arrivée des républicains au pouvoir en 1848 et la volonté de rendre accessible
la viande au plus grand nombre, les bouchers parisiens subissent quatre camouflets
successifs : les droits d’octroi sont réformés en avril 1848, la vente de la viande sur les
marchés devient quotidienne en août 1848, une boucherie centrale des Hôpitaux est créée en
janvier 1849 et la vente à la criée de la viande est mise en place aux Halles centrales en mai
1849. Ces mesures entament sérieusement le monopole corporatif des bouchers parisiens
sédentaires.
La réforme des droits d’octroi en 1848
En avril 1848, le gouvernement provisoire accorde une concession symbolique aux
consommateurs : «les droits d’octroi sur la viande ont été supprimés en 1848 pendant quatre
mois pour faciliter l’approvisionnement de la capitale 1331 ». Armand Husson détaille les
mesures administratives prises en 1848. « Le gouvernement provisoire, par décret du 18 avril
1848, supprima les droits d’octroi sur la viande de boucherie, mais reconnaissant que la taxe
afférente à la Caisse de Poissy est le prix d’un service rendu, il crut devoir la maintenir, et un
décret du 24 du même mois ordonna que cette taxe serait de nouveau perçue par tête de la
manière suivante :
Bœuf
8F
Vache
4,80 F
Veau
1,90 F
Mouton
0,60 F
Un nouveau décret du 3 mai suivant convertit cette taxe, dont le taux excitait des
réclamations, en un droit de commission qui fut mis à la charge des herbagers et qui fut fixé
comme il suit :
1330
Etienne-Denis PASQUIER, Mémoires de mon temps, Plon, 1893-1894, tome I, p 462.
1331
Jeanne GAILLARD, Paris, la ville (1852-1870), Thèse d’Histoire, Université Paris X, 1975, p 344.
256
Bœuf
4F
Vache
2,40 F
Veau
1,20 F
Mouton
0,20 F
La perception de ce droit de commission eut lieu jusqu’au 31 août 1848, époque à
laquelle un décret de l’Assemblée nationale assujettit de nouveau des droits d’octroi les
viandes livrées à la consommation de Paris et remit en vigueur le tarif annexé à l’ordonnance
du 23 décembre 18461332 ». La chronologie indiquée par Husson ne correspond pas à celle de
Maxime Valette dans sa thèse de Droit de 1911, mais l’idée générale demeure la même, c’està-dire que la suppression des droits d’octroi a été très éphémère.
Pour Maxime Valette, le gouvernement provisoire tenta en vain de résoudre la
question des octrois. « Il décréta, le 18 août 1848, la suppression des droits sur la viande de
boucherie et de charcuterie à Paris et les remplaça : 1° par une taxe spéciale et progressive sur
le propriétaire et les locataires occupant un loyer de 700 francs et au-dessus ; 2° par un impôt
somptuaire sur les voitures de luxe, les chiens et les domestiques mâles quand il y aurait plus
d’un domestique mâle attaché à la famille. En plus, l’article 3 de ce décret autorisait le
ministre des Finances à étendre aux villes des départements la suppression des droits d’octroi
sur la viande. Le ministre voulut user de cette faculté, mais les Conseils municipaux de 1219
communes repoussèrent formellement les propositions du ministre. Du reste, quelques mois à
peine s’étaient écoulés que le Pouvoir exécutif rétablissait lui-même les droits. Il en donnait
pour motif que la suppression des taxes locales n’avait pas profité aux consommateurs mais
seulement au commerce de bestiaux et à la boucherie, et que par suite du déficit dans les
recettes on avait dû ajourner l'exécution des nombreux travaux prévus au budget de 1848; ce
qui causait un grave préjudice à la classe ouvrière1333 ».
A partir de 1848, la taxe se calcule à nouveau au poids et non par tête. Cette mesure
déplait fortement au Syndicat de la Boucherie. A. Rilliot, boucher rue Saint-Merri1334, fait
écho de ce mécontentement dans un article de la Revue municipale1335. Pour lui, le moyen
pour avoir de la viande à bon marché et des revenus pour la ville est de donner de « bonnes
primes d’encouragement à l’agriculture » et de réformer l’octroi : il faut revenir au droit par
tête et abandonner le droit au poids, qui décourage la production des gros bestiaux (qui vont
prendre le chemin de l’Angleterre). Un certain mépris pour les ruraux pointe dans les propos
de Rilliot, quand il affirme que « les belles espèces ne conviennent pas à la boucherie des
campagnes, dont le débit est généralement trop restreint pour vendre en temps opportun un
bœuf entier, lorsque ce bœuf est d’un poids trop élevé ». Selon lui, « en été, les meilleurs
bestiaux d’un marché, s’ils sont les plus gros, se vendent beaucoup moins cher, la livre, bien
entendu, que les bestiaux de qualité très ordinaire, s’ils sont plus petits ».
1332
Armand HUSSON, op. cit., pp 235-236. Plus laconique, Gabriel Ardant note qu’après les journées de juin
1848, « les droits sur les viandes à l’entrée de Paris furent rétablis ». Gabriel ARDANT, Histoire de l’impôt ,
Fayard, 1972, tome II, p 371.
1333
Maxime VALETTE, Des suppressions récentes des octrois en France : théorie et réalisation, Thèse de
Doctorat en sciences politiques et économiques, Faculté de Droit de Dijon, 1911, pp 26-27.
1334
1335
En 1849, Rilliot serait adjoint de Lescuyot, syndic de la Boucherie Parisienne.
A. RILLIOT, « Modification de l’octroi sur la viande de boucherie », La Revue municipale, 1849, pp 136139. BHVP, Per 4° 133
257
Rilliot ne manque pas d’arguments pour défendre le droit par tête. « Le droit par tête
peut sembler injuste car il fait payer un petit bœuf autant qu’un gros, mais le petit bœuf peut
échapper à cette injustice en n’entrant pas dans les grandes villes puisqu’il est recherché par la
boucherie foraine à cause de son faible poids. Le droit par tête ne faisait que rétablir l’égalité
dans le nombre des demandes. Le pauvre n’avait pas à en souffrir car il consomme les
morceaux inférieurs du gros comme du petit bœuf ».
Par contre, le droit au poids est choquant. « Une livre de taureau, bœuf ou vache, qui
vaut à peine 7 ou 8 sous, et une livre de veau, qui revient à 16-18 sous, sont frappés du même
droit ». La démonstration de Rilliot prend alors des accents démocratiques : « Le veau, viande
de luxe, dont la consommation devrait être entravée en vue de l’augmentation de l’espèce, est
beaucoup moins taxé que le bœuf, viande de première nécessité. L’injustice est criante car elle
lèse le consommateur pauvre et favorise la classe aisée ».
Il dénonce un paradoxe : pourquoi donner des prix dans les concours aux producteurs
de beaux bestiaux pour ensuite les taxer à l’octroi ? Le droit par tête était un juste
dédommagement des frais passés pour augmenter de plus en plus le poids et la qualité des
produits. Rilliot se fait ainsi le chantre de la défense de l’élevage de qualité : « Si l’on persiste
à faire approvisionner en partie la capitale par les forains1336, il ne s’y trouvera plus en été un
seul boucher faisant assez d’affaires pour acheter un bœuf de grande taille! Que deviendront
alors nos bons bœufs du Cotentin, et surtout ceux du grand et du petit Marais, qui allaient se
perfectionnant d’année en année, si Paris, le principal centre de consommation de ces beaux
produits, ne peut plus les utiliser ? ».
Trois règles essentielles sont rappelées par Rilliot:
•
détruire les veaux, c’est manger son blé en herbe.
•
détruire trop tôt les femelles nuit à la reproduction.
•
il faut établir un droit différent sur les morceaux de choix et les bas morceaux.
Suite à sa démonstration, Rilliot fait plusieurs propositions aux autorités sur les droits
d’octroi. Il faut réduire le droit sur le taureau et le bœuf (consommés par l’ouvrier, le malade,
le soldat et le pauvre), et augmenter le droit sur le veau, viande de luxe par excellence. Si le
prix du veau augmente, sa consommation ralentit et après quelques années la production de
bœufs augmente. La vache doit payer le même droit que le bœuf car elle pèse moins, et ainsi
elle serait moins souvent abattue. Les boucs, chèvres, béliers, moutons, brebis, agneaux
devraient être sans distinction frappés d’un même droit. Un droit beaucoup plus fort devrait
être établi sur les pièces détachées, car seuls les morceaux de choix sont introduits dans Paris,
pour la classe aisée (les bas morceaux sont très recherchés à l’extérieur). Dans ces conditions,
« la désignation d’octroi de bienfaisance 1337 ne serait plus une qualification dérisoire mais un
véritable bienfait pour les classes ouvrières ». Rilliot compte sur le soutien de Lanquetin, de
Boulay de la Meurthe et de Dupérier1338 dans le nouveau Conseil municipal de 1848 pour
1336
Les forains bénéficient d’une mesure très favorable, l’ordonnance de police du 14 août 1848, que nous
évoquerons plus loin.
1337
Le terme d’octroi de bienfaisance date de 1798, quand les droits d’octroi ont été rétablis au bénéfice de
l’entretien des hospices et hôpitaux. Depuis leur réforme par la loi du 28 février 1809, les droits d’octroi sont
nommés « octrois municipaux ». André NEURRISSE, Histoire de la fiscalité en France, Economica, 1996,
p 57.
1338
En janvier 1849, la position de Dupérier sur l’augmentation du droit de location des étaux de boucherie sur
les marchés va décevoir Rilliot.
258
soutenir les doléances des bouchers1339.
Dans un article d’août 1849, l’ancien conseiller municipal Robinet compare les droits
d’octroi dans dix grandes villes françaises. Sur 100 kg de viande, Paris touche 12 francs,
Marseille 13 F, Bayonne 11 F, Lyon, Lille, Rouen et Caen 9 F, Bordeaux 8,75 F et Poitiers
2,70 F ! Quelques villes appliquent la mesure réclamée par Rilliot, à savoir un droit moindre
sur le bœuf que sur le veau 1340. Néanmoins, déduction faite des droits d’octroi, c’est à Paris
que le prix du bœuf demeure le plus élevé : il excède de 7 centimes le prix le plus élevé
(Bordeaux) et de 83 centimes le plus bas (Bayonne)1341 !
Dans un article de décembre 1850, le directeur de la Revue municipale, Louis Lazare,
revient sur les conséquences négatives de la suppression des droits d’octroi en avril 1848 :
« Les millions que produisaient les droits d’octroi n’étaient pas conservés improductifs dans
la Caisse municipale. Ils s’écoulaient par des canaux divers pour féconder l’industrie du
bâtiment, ils servaient à fonder des écoles pour les enfants du pauvre, à nos hospices pour
soulager la misère et la souffrance. Quand la Ville emploie cinq millions en travaux de voirie
dans le courant d’une année, elle en fait dépenser quarante, et quels sont ceux qui profitent ?
le maçon, le menuisier, le peintre, etc. Le riche sème, comme vous voyez ; le travailleur
recueille. Or, grâce à la combinaison ingénieuse de ces merveilleux administrateurs que la
révolution avait improvisés1342, l’ouvrier pouvait payer la livre de bœuf un sou de moins, mais
il n’avait pas de quoi acheter cette livre de viande, même à prix réduit : il ne travaillait
pas1343 ! ».
La vente de la viande sur les marchés devient quotidienne (août 1848)
Par une ordonnance du 14 août 1848, le préfet de police Ducoux applique les décisions
du ministre de l’agriculture et du commerce des 21 février 1848, 12 juillet 1848 et 21 juillet
1848, à savoir : la vente de la viande sur les marchés de Paris devient quotidienne à partir du
1er septembre 1848 et la place réservée aux forains sur les différents marchés est largement
augmentée1344. Sur les 161 étaux répartis dans cinq marchés (Prouvaires, Saint-Germain,
Carmes, Blancs-Manteaux, Beauvau), 121 sont attribués aux forains et 40 aux bouchers de
Paris1345. Cette mesure est donc très hostile au maintien du monopole des bouchers de Paris
sur l’approvisionnement en viande de la ville. Le boucher Rilliot proteste vigoureusement
contre l’ordonnance du 14 août 1848, qui « a triplé les frais des bouchers et fait vendre de la
viande moins bonne, moins fraîche ». Selon lui, « il se vend dans les halles moins de viande
1339
A. RILLIOT, « Modification de l’oc troi sur la viande de boucherie », La Revue municipale, 1849, pp 136139.
1340
A Rouen, l’octroi (pour 100 kg) est de 9 F sur le bœuf , 14 F sur le veau et 11 F sur le mouton. A Strasbourg,
le droit est de 5 F sur le bœuf et la vache, 7 F sur le veau, 7,50 F sur le mouton et 5,70 F sur le porc.
1341
Le « prix du bœuf net d’impôt » s’élève à 1,38 F à Paris, 1,31 F à Bordeaux, 1,21 F à Rouen, 1,17 F à
Marseille, 1,05 F à Strasbourg, 1,01 F à Lyon et Caen, 0,97 F à Poitiers et 0,55 F à Bayonne. ROBINET, « Du
prix de la viande à Paris », La Revue municipale, 16 août 1849, pp 250-252.
1342
Il s’agit du nouveau conseil municipal mis en place en février 1848.
1343
Louis LAZARE, « Du syndicat de la Boucherie de Paris », La Revue Municipale, n°64, 16 décembre 1850,
p 522.
1344
Une ordonnance de police du 20 juin 1849 fixe de nouveaux prix pour les étaux de boucherie sur les marchés
de Paris.
1345
Louis LAZARE, « De la boucherie parisienne », Revue municipale, n°157, 16 octobre 1854, p 1336.
259
en sept jours qu’autrefois en deux marchés les mercredi et samedi 1346 ». De tels propos
semblent bien excessifs. Néanmoins, il semble que le syndic Claye et deux adjoints du
Syndicat de la Boucherie aient démissionné en 1848. Des élections sont organisées et
Lescuyot est nommé syndic.
Insistons sur un inconvénient financier qui alimente le mécontentement des bouchers.
La vente sur les marchés devenant quotidienne, les frais de surveillance augmentent. Pour
indemniser la ville de Paris, le préfet propose de fixer uniformément le prix de location des
étaux de boucherie à 1,50 F par jour (soit 10,50 F par semaine), et de percevoir ce droit par
semaine et d’avance. En janvier 1849, au nom du comité des Finances de la Commission
municipale, M. Dupérier se déclare « favorable à cette proposition car l’augmentation de
0,50 F par semaine est faible si l’on considère la somme totale des frais d’exploitation des
marchés à la viande1347 ». On imagine bien la réaction hostile des bouchers face à cette
augmentation de leurs charges.
Dans un long article paru en 1849, le boucher Rilliot détaille les motifs de son
mécontentement1348. Il rappelle d’abord le prix des places de boucherie sur les marchés
parisiens avant septembre 1848 :
•
Marché des Prouvaires:
12 F par semaine x 96 places = 1152 F
•
Marché Saint-Germain:
8 F par semaine x 30 places = 240 F
•
Trois autres marchés:
6 F par semaine x 35 places = 210 F
Il se lance ensuite dans l’énumération des charges qui pèsent sur le boucher qui vient
vendre sur les marchés. Chaque place exige en moyenne deux personnes, un étalier et une
étalière. Certains bouchers mal placés se contentent d’une étalière, mais d’autres emploient
trois ou même quatre personnes. Avant l’ordonnance du 14 août 1848, chaque employé
gagnait au moins 5 F par jour de marché et un pot au feu la semaine, ce qui constitue un
salaire faible car il faut être dès 4-5h du matin sur le marché et y rester une longue journée,
exposé aux intempéries, sans repos. En janvier 1849, les employés gagnent 3 F par jour, ce
qui fait 42 F par semaine pour deux personnes, plus la nourriture assez dispendieuse car il faut
tout aller chercher chez le traiteur (2 F par semaine, soit 28 F la semaine). Un tableau
comparatif récapitule les dépenses engagées avant et après l’ordonnance du 14 août 1848.
Tableau 7 : Les dépenses engagées par les bouchers sur les marchés parisiens
(application de l'ordonnance du 14 août 1848)
Dépense moyenne pour une place
actuellement
dans l’ancien système
Location de l’étal
10 F
10 F
Employés
42 F
20 F
Nourriture
28 F
8F
5F
2F
85 F
40 F
Menus frais
Total
1346
A. RILLIOT, « Modification de l’octroi s ur la viande de boucherie », La Revue municipale, 1849, p 136.
1347
Le rapport présenté à la commission municipale par M. Dupérier au nom de son comité des Finances,
relativement à la location des étaux de boucherie sur les marchés de Paris, est inséré dans Le Constitutionnel du
15 janvier 1849.
1348
A. RILLIOT, « Rapport de la commission municipale des finances », La Revue municipale, 1849, pp 145147.
260
Pour Rilliot, la mise en place de la vente quotidienne double les frais d’exploitation et
accroît le mécontentement d’un bon tiers des titulaires de places (12 F de frais par jour, le
dérangement, le tort d’abandonner sa maison, le déchet d’une marchandise mince et humide,
exposée à tous les vents). De plus, quand la place est mauvaise, un boucher ne vend même pas
pour 12 F de viande par marché. La valeur des places est si différente que tel numéro devrait
être loué 50 F par semaine et un autre donner droit à une indemnité, surtout pendant les
chaleurs (le prix de la viande plus élevé et la vente diminue). L’abandon des places deviendra
plus fréquent car la location se fait à la semaine. Dans le passé, le boucher était retenu par la
location au mois.
Rilliot signale un moyen de retenir le boucher à sa mauvaise place: il ne faut donner
les numéros que pour un mois et n’admettre dans le tirage que ceux qui ont approvisionné leur
place les mois précédents. Avec des mutations plus fréquentes, l’égalité des prix de location
des places serait justifiée. On trouve sans problème des bouchers pour louer les bonnes places
pendant un an ou six mois, mais c’est plus dur pour les mauvaises places, trop chères par
rapport au commerce que l’on peut y faire.
Ainsi, la nouvelle ordonnance double les frais d’exploitation des bouchers et diminue
les revenus de la ville (à cause des places vacantes). De plus, le consommateur paie plus de
frais sur la viande qu’autrefois. Enfin, Rilliot fait remarquer qu’autrefois, le boucher bradait la
viande en fin de journée de peur de la perdre (car il n’y avait pas de vente le lendemain), donc
la viande était toujours fraîche. Aujourd’hui, la moitié de la viande a plusieurs jours de date et
les achats diminuent. Le boucher vend parfois à perte, mais c’est de la viande vieille et
avariée (qui a été remise en vente pendant trois ou quatre jours)1349. Cet argument sur la
mauvaise qualité se retrouve sous la plume d’un ancien conseiller municipal, Robinet, qui
déclare préférer la viande de Paris à 1,50 F que celle des forains à 1,40 francs1350.
L’ordonnance du 14 août 1848 ne se contente pas de rendre la vente sur les marchés
quotidienne, elle accorde également une large place aux bouchers forains. Le développement
de cette concurrence ne peut pas laisser Rilliot indifférent. Il accuse les forains de vendre
beaucoup de veau (qui s’achète plus facilement que du bœuf), beaucoup de morceaux de
choix pour les beaux quartiers et rien pour l’ouvrier. Si le boucher avait acheté les veaux
directement à Sceaux, à Poissy ou aux Bernardins plutôt qu’à un forain, la viande aurait eu
moins d’intermédiaire, elle serait moins chère et plus fraîche. Avec la nouvelle ordonnance, la
vente en gros augmente et celle au détail diminue.
Rilliot démontre également l’inefficacité des forains par rapport aux bouchers
réguliers. Dans les quatre derniers mois de 1848, l’approvisionnement des marchés a été de 4
411 763 kg. Selon l’octroi, les 121 bouchers forains ont introduit 2 126 713 kg de viande,
donc les 41 bouchers de Paris ont apporté 2 285 050 kg sur les marchés. Un boucher de Paris
fait donc trois fois plus de détail qu’un forain dans les Halles, car les forains vendent en gros
et en chemin, alors que le boucher de Paris ne fait que du détail. Sa conclusion est sans appel :
« On pourrait donc fort bien avoir autant de concurrence que maintenant dans Paris, en
laissant la Boucherie foraine chez elle (en banlieue), et en établissant convenablement dans
les différents marchés de la capitale 80 places occupées successivement de mois en mois par
les bouchers de Paris ». La maxime finale dénonce clairement la libre concurrence : « Si vous
voulez que l’Agriculture prospère, que le consommateur ait de la viande bonne et à bon
marché, réduisez partout où vous le pourrez le nombre des détenteurs de viande pour
1349
Ibid.
1350
ROBINET, « Du prix de la viande à Paris », La Revue municipale, 16 août 1849, p 252.
261
augmenter le débit de ceux qui resteront1351 ». Rilliot reprend ainsi un vieil adage maintes fois
défendu par le Syndicat de la Boucherie.
Ayant vigoureusement protesté contre l’ordonnance du 14 août 1848 auprès du ministre du
commerce, des préfets de police et de la Seine, le Syndicat n’a « pu obtenir que l’exécution
rigoureuse de l’ordonnance, c’est-à-dire l’exclusion immédiate, et pour l’année 1849, des
titulaires de places qui les ont vendues ou fait desservir par d’autres personnes 1352 ». En
décembre 1848, le Syndicat adresse une demande au ministre du commerce pour répartir plus
équitablement les places sur les marchés, c’est-à-dire moitié pour les forains et moitié pour la
boucherie régulière. Le Syndicat demande également que le tirage au sort des places se fasse
mensuellement, afin qu’un plus grand nombre de bouchers puisse y participer 1353. Aucune de
ces réclamations ne trouvera une réponse favorable de la part de l’administration.
La Boucherie centrale des Hôpitaux de Paris est créée en 1849
Le Syndicat de la Boucherie de Paris subit de nombreux revers en 1848-1849 avec la
réforme des droits d’octroi (avril 1848), les concessions accordées aux bouchers forains sur
les marchés (août 1848) et la mise en place de la vente en gros de la viande à la criée (mai
1849). Un nouveau camouflet est reçu avec la création le 1er janvier 1849 de la Boucherie
centrale des Hôpitaux de Paris, établie à l’abattoir de Villejuif (151 boulevard de
l’Hôpital) 1354. Avec l’apparition d’un tel établissement, qui rappelle le système existant sous
l’Ancien Régime, c’est une partie du marché de la viande qui échappe à la corporation des
bouchers de Paris, car un système d’adjudication annuelle est mis en place, que l’on imagine
moins lucratif que le mode d’approvisionnement précédent 1355. Il serait d’ailleurs intéressant
de connaître les bouchers qui détenaient les marchés publics de fourniture de viande de
l’Assistance Publique – et de l’armée 1356 – avant 1848 pour voir si la création de la Boucherie
centrale des hôpitaux remet en cause ou non leur monopole. Nous ne savons quasiment rien
de cette institution, outre un tableau dressé en 1888.
La Boucherie centrale des Hôpitaux de Paris « occupe huit échaudoirs, des bouveries
et des écuries. L’administration ne paye pas de loyer, la fourniture de la viande est mise en
adjudication tous les ans, en un seul lot. Le service comprend deux parties : 1° la distribution
de la viande dans tous les établissements, qui se fait l’été de cinq heures à huit heures du
1351
A. RILLIOT, « Rapport de la commission municipale des finances », La Revue municipale, 1849, pp 145147.
1352
Syndicat de la Boucherie, Compte-rendu de l’Assemblée Générale des électeurs de la Boucherie de Paris ,
Imprimerie de Lebègue, 15 décembre 1848, p 2. Archives de la Préfecture de Police de Paris, DB 400.
1353
Ibid.
1354
Après la fermeture de l’abattoir de Villejuif (entre 1899 et 1904), les étaux réservés à l’Assistance Publique
se trouvent à l’abattoir de Vaugirard.
1355
Quand la caisse de Poissy est restaurée en 1811, un conflit financier oppose le préfet de la Seine et le
boucher Bayard, adjudicataire en 1809 de la fourniture de la viande de boucherie pour les hospices de Paris
pour trois ans. A part ce cas particulier, nous ne savons pas comment se déroulent les adjudications de viande
pour les hospices avant 1849. Rapport et projet de décret relatifs à l’indemnité réclamée par le sieur Bayard,
entrepreneur de la fourniture de la viande nécessaire au service des Hospices de Paris, 15 octobre 1812.
Imprimés du Conseil d’Etat, collection Gérando.
1356
Concernant l’armée, nous savons que « 8 ou 10 bouchers ont accaparé la fourniture de la garnison ». Mais
nous ne savons rien sur les 5 ou 6 bouchers qui fournissent les hôpitaux de Paris avant 1848. A. RILLIOT,
« Vente à la criée des viandes expédiées de province », La Revue municipale, 1849, p 215.
262
matin et l’hiver de six heures à neuf heures ; la viande est portée par le boucher adjudicataire
à chaque hôpital ; 2° l’abatage : après la distribution, on marque les bœufs qui doivent être
tués dans l’après-midi. (…) Le personnel de la boucherie comprend un directeur à 7 000
francs, un expéditionnaire à 3 000 francs et un garçon de bureau à 1 400 francs et habillé.
Tout le reste est à la charge de l’adjudicataire : les garçons bouchers, le linge, les voitures, etc.
Il a été distribué en 1887 : 1 500 337 kg de viande à 1,09 F le kg = 1 635 367,33 F. Les droits
d’octroi ont été de 170 506,13 F ; le droit d’abatage de 1 935 F et les frais généraux de
13.736 F, soit 1 824 629 F. (…) Le nombre des animaux abattus en 1887 a été de : bœufs, 5
869 ; veaux, 4 434 ; moutons, 10 800. Cette année, 1888, le service a augmenté d’un tiers.
Aucun produit inférieur n’est vendu par l’Assistance publique. Le boucher adjudicataire garde
les abats, les peaux, les cornes, etc. La triperie est fournie par des adjudications
spéciales1357 ».
La mise en place de la vente de la viande à la criée (mai 1849)
La mesure prise en mai 1849 est beaucoup plus novatrice et encore plus lourde de
conséquences que les concessions accordées aux forains en août 1848. L’ordonnance de
police du 3 mai 1849 instaure, au marché des Prouvaires (Halle à la viande), la vente à la criée
des viandes de toute espèce expédiées des départements. Cette vente quotidienne est assurée
par un facteur et contrôlée par les agents du service des Halles et marchés. Le facteur a le
droit à une commission de 1% sur le produit brut des viandes vendues. Le produit net des
ventes est payé comptant par le facteur aux propriétaires des marchandises1358. C’est donc un
service nouveau qui est créé ; la vente en demi-gros des viandes est enfin autorisée! C’est une
mesure attendue non seulement par de nombreuses collectivités (restaurateurs, hôteliers,
pensions, casernes1359), mais aussi par tous les petits bouchers qui n’abattent plus eux-mêmes.
Dorénavant, ils pourront acheter des quartiers de viande soit à un chevillard (profession
interdite mais tolérée), soit au marché des Prouvaires. Le réassort devient donc beaucoup plus
facile. Auparavant, seule la vente au détail était permise aux Prouvaires. Le commerce de
demi-gros et de gros va pouvoir se développer sans entraves administratives à partir de 1849.
Dans sa thèse sur L’industrie de la boucherie dans le département de l’Oise , Hubert Bourgin
note que les bouchers picards envoient « par le chemin de fer des viandes dépecées pour y être
vendues parce qu’ils en retirent un prix plus élevé », ce qui signifie que le marché à la criée
connaît un succès rapide1360.
A en croire Paul Hubert-Valleroux, ces deux mesures libérales ont peu affecté les
affaires des bouchers réguliers. « Comme le nombre des bouchers restait limité, alors que la
population de la capitale croissait sans cesse, le prix des étaux était monté, en 1848, de 30 000
à 100 000 francs. A ce moment, les bouchers parisiens eurent à subir la concurrence des
forains admis à vendre dans les marchés, mais sans pouvoir ouvrir boutique. Leur situation
n’en resta pas moins fort bonne, et un objet d’incessantes réclamations 1361 ».
1357
BOURNEVILLE et Albin ROUSSELET, « Boucherie », La grande encyclopédie, H. Lamirault, 1888, tome
VII, p 552.
1358
A. RILLIOT, « Vente à la criée des viandes expédiées de province », La Revue municipale, 1849, p 214.
1359
Les hôpitaux ne sont pas concernés car ils disposent d’une Boucherie centrale depuis le 1 er janvier 1849.
1360
Hubert Bourgin est cité par Jeanne GAILLARD, Paris, la ville (1852-1870), Thèse d’Histoire, Université
Paris X, 1975, p 237.
1361
Paul HUBERT-VALLEROUX, Les corporations d’arts et métiers et les syndicats professionnels en France
et à l’étranger , Guillaumin, 1885, p 196.
263
Pouvons-nous résister au plaisir d’évoquer ces fameuses réclamations des bouchers,
relayées avec tant d’empressement par la Revue municipale1362 ? Pour Louis Lazare, la vente à
la criée « a produit le gaspillage de la viande, qui augmente la cherté et fera naître la disette.
Tout possesseur de bestiaux peut abattre et envoyer par morceaux de la viande à la criée de
Paris : il ne craint guère de livrer de la marchandise malsaine. L’administration a des agents
qui vérifient la viande mais cette vérification manque de garantie. Comment déceler la phtisie
sur de la viande morte ? ». Selon Lazare, l’introduction de la viande en m orceaux dans Paris a
été tentée 17 fois et s’est soldée par 17 échecs. Ainsi, en 1604, Henri IV autorise
l’introduction des viandes abattues hors de Paris. Le prix diminua mais les échevins
constatèrent la mauvaise qualité de cette viande et un gaspillage horrible eut lieu : Paris avait
appauvri la France en bestiaux. Henri IV revint alors sur sa décision1363. Lazare en appelle
donc à la sagesse des magistrats pour qu’ils suppriment la vente à la criée.
L’argument sanitaire est également utilisé par A. Rilliot, dans un article de 1849 1364. Il
rappelle que si l’arrêté du 3 thermidor an V (1797) a suspendu la vente de la viande dans les
Halles, c’est dans l’intérêt de la salubrité publique, car « des particuliers qui n’avaient aucune
connaissance de la boucherie exposaient journellement en vente des viandes insalubres,
compromettant la santé des citoyens ». Pour lui, sous la Seconde République, la mauvaise
alimentation est pour beaucoup dans l’effrayante mortalité de la ville. « Jamais, en aucun
temps, il n’a été mis en vente une si grande quantité de viande corrompue ». Les inspecteurs
de la boucherie ne peuvent pas être partout :
•
aux marchés d’approvisionnement, pour consigner les bestiaux insalubres.
•
aux abattoirs, pour contrôler la qualité des animaux.
•
aux barrières, pour contrôler la qualité des viandes.
•
aux casernes, où les caporaux et les cuisiniers ordinaires, moyennant une forte
remise, ferment les yeux sur la triste viande que leur livrent les 8 ou 10 bouchers
qui ont accaparé la fourniture de la garnison.
•
aux Halles et marchés, où la surveillance devrait être plus rigoureuse (l’apparence
de fraîcheur trompe trop souvent la pauvre mère de famille).
A une époque où il n’existe pas encore de transports frigorifiques, Rilliot s’interroge
sur la qualité des viandes expédiées en été. Par ailleurs, les bouchers de Paris auraient perdu
des viandes de bonne qualité à cause de la concurrence des expéditions, car le boucher de
province expédie à Paris des beaux morceaux. Pour Rilliot, il faut donc suspendre la vente à la
criée pendant plusieurs mois de l’année (en été) et percevoir un droit d’octroi très élevé sur les
morceaux de choix. Mais il reconnaît que la vente à la criée présente deux avantages :
1362
Louis Lazare (1811-1880), « gérant rédacteur » de la Revue municipale de 1848 à 1862, est auteur avec son
frère Félix Lazare d’un remarquable Dictionnaire administratif et historique des rues et des monuments de
Paris (1855). Louis Lazare affiche clairement son soutien aux bouchers : « Quant à nous, dont la mission est de
combattre les innovations maladroites qui tendent à ruiner une classe de commerçants dévoués au pays, sans
profit réel pour le public, nous continuerons à suivre la ligne que nous nous sommes tracée. Nous croyons
fermement que si la Boucherie de Paris doit être soumise à un régime restrictif du droit commun, et sous
plusieurs rapports préjudiciables à ses intérêts, il convient d’admettre aussi sans hésitation, franchement, ce que
ce régime peut produire de conséquences favorables à la prospérité de ce commerce ». Louis LAZARE,
« Syndicat de la Boucherie de Paris », La Revue municipale, 1er janvier 1849, p 131. BHVP, Per 4° 133.
1363
1364
Louis LAZARE, « De la boucherie parisienne », La Revue municipale, n°173, 16 juin 1855, pp 1485-1486.
A. RILLIOT, « Vente à la criée des viandes expédiées de province », La Revue municipale, 1849, pp 214216.
264
•
en les abattant en province, la criée soustrait les bestiaux à la fatigue et au
dépérissement qui résulte d’un long trajet effectué soit à pied, soit en voiture ou
sur les chemins de fer, car tous ces moyens de transport réclament de grandes
améliorations.
•
le producteur traite directement avec le consommateur, sans autre intermédiaire
que l’agent officiel chargé de la vente. Les intermédiaires parasites augmentent
sans utilité le prix de la viande.
Enfin, Rilliot propose de prendre exemple sur une ordonnance d’Hugues Aubriot,
prévôt de Paris, le 22 novembre 1375, qui établissait une vente à la criée, mais ayant
remarqué que la viande ne se conserve pas facilement, les enchères publiques avaient lieu sur
les marchés d’approvisionnement (bestiaux vivants). Les jurés-vendeurs permettaient de se
passer d’intermédiaires onéreux et ils répondaient du paiement dans les 8 jours de la vente. Ils
ont été remplacés par la caisse de Poissy. « Il est regrettable que la caisse ne soit pas chargée
de vendre à la criée les bestiaux, que, de tous les points de la France, on ne manquerait pas de
lui envoyer ».
En résumé, « pour garantir la santé publique, encourager l’agriculture et obtenir de la
viande bonne et bon marché au consommateur pauvre », Rilliot demande:
•
l’institution d’une caisse de Poissy complétée, qui vendrait des bestiaux à la criée.
•
des Halles rendues à la boucherie de Paris, et supprimées en été, où elles
pourraient être occupées plus utilement par les marchands de verdure.
•
le rétablissement du droit d’octroi par tête.
•
l’exécution sévère de l’ordonnance qui oblige tous les bouchers à s’approvisionner
directement sur les marchés autorisés.
•
une surveillance active dans les abattoirs et les halles1365.
c) La situation de la Boucherie parisienne sous la Seconde
République
L’état du commerce de la Boucherie à Paris en 1847-1848
Malgré les réformes prises pendant la Seconde République, Paul Hubert-Valleroux
affirme que la situation des bouchers « n’en resta pas moins fort bonne 1366 ». Henry Matrot
assure également que « les 501 boucheries de Paris marchèrent paisiblement et heureusement
pécuniairement parlant1367 ». Cette vision optimiste est-elle confirmée par l’enquête menée
par la Chambre de commerce de Paris en 1847-1848 ? Bien que consacrée à l’industrie, cette
enquête traite de nombreuses professions artisanales, « car la plupart des commerçants se
livraient à des travaux manuels. Dans l’alimentation par exemple, les bouchers étaient
1365
Ibid.
1366
Paul HUBERT-VALLEROUX, Les corporations d’arts et métiers et les syndicats professionnels en France
et à l’étranger , Guillaumin, 1885, p 196.
1367
Henry MATROT, Vieux Souvenirs, 1910, p 41.
265
considérés comme des industriels car ils tuaient les bêtes1368 ». Les informations fournies par
la Chambre de Commerce dans son enquête sur l’état de l’industrie à Paris en 1847-1848 sont
très intéressantes.
Tout d’abord, la Boucherie, profession exclusivement masculine, est encore artisanale
car aucun établissement à Paris ne compte plus de 10 employés. En 1847, la Boucherie
compte 500 patrons et 1 429 ouvriers (1 302 adultes et 127 jeunes gens de 12 à 16 ans), soit 1
929 personnes. 470 bouchers ont de 2 à 10 ouvriers. 31 bouchers n’ont qu’un seul ouvrier 1369.
La chambre de commerce recense 129 apprentis charcutiers, 112 apprentis bouchers et 75
apprentis épiciers à Paris. En 1847, le chiffre d’affaires de la Boucherie s’élève à
74.893.432 F, soit une moyenne de 38 825 F par boutique. En 1848, le chiffre d’affaires passe
à 45.685.000 F, soit une diminution de 39% par rapport à l’année précédente. Cette
contraction des affaires est confirmée par la réduction du nombre des bestiaux abattus (même
si elle n’est que de 12%). L’enquête fournit les chiffres suivants 1370 :
Tableau 8 : Evolution du nombre des bestiaux de boucherie abattus à Paris entre 1847 et
1848
Bœufs
abattus
Vaches
abattues
Veaux
abattus
Total
Moutons
abattus
1847
82 521
24 994
83 580
503 117
694 212
1848
75 163
19 139
74 497
442 322
611 121
Tableau 9 : Evolution du volume de viande consommée à Paris entre 1847 et 1848
1847
Viande abattue
Viande entrée à la main
Total consommé
1848
48 879 815 kg
26 830 909 kg
4 653 282 kg
3 503 425 kg
53 533 097 kg
30 334 334 kg
Ces chiffres doivent être complétés par les statistiques de Louis Charles Bizet,
conservateur des abattoirs généraux de la ville de Paris, qui nous rappelle que l’abattage est
loin de concerner tous les bouchers de Paris, tant le commerce en gros (la cheville) a pris de
l’ampleur depuis le début du XIX e siècle. En 1847, il dénombre autant de bouchers réguliers
(qui achètent les bestiaux, les abattent eux-mêmes et vendent la viande au détail) que de
bouchers irréguliers (qui n’abattent plus et se contentent d’acheter des quartiers de viande aux
chevillards). Bizet fournit la répartition des différents types de bouchers dans les cinq
abattoirs parisiens1371 :
1368
Adeline DAUMARD, La bourgeoisie parisienne de 1815 à 1848, Ecole Pratique des Hautes Etudes, 1963,
Albin Michel, 1996, p 446.
1369
Statistique de l'industrie à Paris résultant de l'enquête faite par la Chambre de commerce pour les années
1847-1848, Paris, 1851, tome II, p 17. CCIP, 7 Mi 2.
1370
1371
Ibid., tome I, p 79. CCIP, 7 Mi 1.
Louis Charles BIZET, Du commerce de la boucherie et de la charcuterie de Paris et des commerces qui en
dépendent, tels que la fonte des suifs, la triperie... Paris, Dupont, 1847, p 182.
266
Tableau 10 : Répartition des différents types de bouchers dans les 5 abattoirs parisiens
en 1847
Bouchers
réguliers
Bouchers
en gros
Bouchers
acheteurs
Total des
bouchers
Nombre
d’échaudoirs
Abattoir de Montmartre
60
30
64
140
64
Abattoir de Ménilmontant
52
24
70
137
64
Abattoir de Grenelle
47
9
33
96
48
Abattoir de Villejuif
24
7
18
64
32
Abattoir du Roule
31
4
28
64
32
214
74
213
501
240
Total
Dans son enquête, la Chambre de commerce propose de mesurer l’évolution de divers
métiers de l’alimentation entre 1847 et 1848 :
Tableau 11 : Contraction de l'activité économique des métiers alimentaires à Paris entre
1847 et 1848
Diminution des affaires
Diminution du personnel
Glaciers
56%
34%
Confiseurs
51%
34%
Pâtissiers
46%
30%
Fromagers
42%
7%
Pâtes
40%
18%
Bouchers
39%
13%
Eaux gazeuses
38%
42%
On s’aperçoit alors que la boucherie est une des professions du secteur alimentaire a
avoir le moins souffert de la crise économique. Globalement, les conditions de vie des
ouvriers de l’alimentation sont plus favorables que celles des autres ouvriers : « plus de moitié
parmi les hommes sont logés chez le patron, ils font en quelque sorte partie de la famille et
conservent ainsi des habitudes d’ordre et d’économie ». Pour les bouchers, 96% sont logés
chez le patron et 4% en garni. Quelques bouchers vivent dans leurs meubles : « les salaires
qu’ils reçoivent, soit en argent, soit en nature, les mettent à même de vivre avec facilité 1372 ».
Certains gains sont même qualifiés de « considérables » : « il est quelques garçons habiles et
forts dans les abattoirs, qui gagnent jusqu’à 25 ou 30 F dans 24 heures ; un très grand nombre
se font de 12 à 15 F1373 ». Par contre, le travail est intermittent car il existe une « morte
saison » en juillet-août, quand les familles riches quittent Paris pour la province.
Le salaire des garçons abatteurs est à la tâche : « les premiers garçons sont payés à
raison de 1,75 F et 2 F par tête de bœuf et de vache, de 1,50 F par tête de veau et 0,15 F par
tête de mouton abattu ; ils ont, en outre, d’assez forts bénéfices par la vente de certains
1372
Parmi le salaire en nature se trouve le « gobet », morceau de viande que le patron donne à son employé pour
ses repas. Cette pratique a subsisté jusqu’à la fin du XX e siècle dans les boucheries de détail artisanales.
1373
Statistique de l'industrie à Paris résultant de l'enquête faite par la Chambre de commerce pour les années
1847-1848, Paris, 1851, tome I, p 87.
267
déchets1374 ». Il s’agit des fameux « gages et profits » évoqués par Henry Matrot dans ses
Vieux Souvenirs1375. Si les salaires sont élevés, le travail des premiers garçons est pénible :
« ils doivent être à l’ouvrage à 2h du matin, aussi bien en hiver qu’en été. Après avoir
porté les viandes à l’étal où ils la dépècent et la classent par qualité, ils retournent à l’abattoir,
souvent jusqu’à la nuit, et ont ainsi peu de repos 1376 ».
L’enquête indique le mode d’engagement des 7 951 employés de l’alimentation
(secteur qui regroupe 17 industries) : 1 778 sont payés à la journée, 6.137 à la semaine, 2 111
au mois, 831 à l’année et 36 sont fils de patrons 1377. Chez les 1302 employés adultes (plus de
16 ans) de la Boucherie parisienne, 8,5% sont engagés à la journée (110 individus), 68,5% à
la semaine (893), 19% au mois (247) et 3% à l’année (38). Parmi le 1% restant, on trouve « 6
fils de patrons, 3 ouvriers dont le salaire n’a pas été indiqué, 2 payés avec les débris et 3 au
pair, recevant comme traitement, 2 la nourriture et le logement, et le 3e le logement
seulement1378 ». Les salaires des employés de la boucherie varient énormément selon le rang
occupé, notamment entre les abattants et les autres. Les employés engagés à la journée
gagnent en moyenne 3,40 F par jour (le repas du soir n’est souvent pas fourni). Les employés
engagés à la semaine (les plus nombreux) gagnent en moyenne 2,65 F par jour (18,46 F par
semaine). Sur les 862 bouchers nourris, logés et engagés à la semaine, 142 reçoivent entre 2 et
9 F, 440 entre 10 et 20 F, 275 entre 22 et 45 F, 5 plus de 45 F (un touche 80 F et un autre
100 F par semaine!). Les employés engagés au mois touchent en moyenne 56 F par mois
(environ 1,8 F par jour). Parmi les employés engagés à l’année, la moyenne est de 687,83 F
(soit 1 F par jour) ; un employé à l’année touche 1 500 F, sans être nour ri ni logé1379.
Les salaires élevés du secteur alimentaire ont parfois des effets pervers : « beaucoup
d’hommes se laissent aller à l’inconduite et se dérangent : ces hommes, ne sachant pas
économiser ce qu’il leur faudrait pour acheter un mobilier, logent le plus souvent en garni. Le
travail pour eux est intermittent, ils ne s’y soumettent que pendant le temps nécessaire pour
avoir une somme suffisante et vivre deux ou trois jours dans ce qu’ils regardent comme des
plaisirs ; ils vont à l’hôpital quand ils s ont malades et finissent par tomber dans la misère.
C’est dans cette catégorie d’individus que les garçons bouchers prennent les hommes de
corvée qu’ils paient eux-mêmes pour les aider dans les jours où le travail est le plus fort 1380 ».
Les hommes de corvée gagnent environ 2,50 F par jour : ils touchent 0,50 F par bœuf abattu.
« Ce sont en général des hommes dissipés, adonnés à l’ivrognerie, et chômant volontairement
lorsqu’ils ont gagné quelque argent ; ils logent presque tous en garni1381 ».
Le statut des apprentis de la boucherie est traité en détail par les enquêteurs1382. Sur les
1374
Ibid., tome II, p 19.
1375
Henry MATROT, Vieux Souvenirs, 1910, p 61.
1376
Statistique de l'industrie à Paris résultant de l'enquête faite par la Chambre de commerce pour les années
1847-1848, Paris, 1851, tome II, p 19.
1377
Ibid., tome I, p 79.
1378
Ibid., tome II, p 20.
1379
Ibid., tome II, p 19.
1380
Statistique de l'industrie à Paris résultant de l'enquête faite par la Chambre de commerce pour les années
1847-1848, tome I, p 87.
1381
1382
Ibid., tome II, p 19.
La réglementation sur l’apprentissage fut renouvelée par une loi du 22 février 1851. Pour une présentation
rapide des dispositions de cette loi, nous renvoyons à Etienne MARTIN SAINT-LEON, Histoire des
corporations de métiers, Alcan, 1922, p 646.
268
127 jeunes gens (entre 12 et 16 ans) employés dans la profession, 15 sont considérés comme
des salariés et 112 comme des apprentis. Sur les 112 apprentis, 6 sont sans condition connue,
5 sont fils de patrons, 11 sont engagés pour trois ans, 2 pour deux ans et six mois, 29 pour 2
ans, 9 pour un an et six mois, 16 pour un an, 3 pour six mois et 31 sont engagés pour un temps
indéterminé. La plupart des contrats sont verbaux, seuls 3 apprentis sont engagés par contrat
écrit (pour trois ans). La plupart des apprentis sont nourris, logés et entretenus mais ne
reçoivent pas de gratification1383.
Ainsi, les résultats de l’enquête menée par la Chambre de commerce sur l’état de
l’industrie à Paris en 1847-1848 semblent dresser un tableau plutôt positif de la Boucherie
parisienne au niveau des salaires, même si le travail y est souvent long et pénible. Si l’on
utilise l’évaluation effectuée par Louis Charles Bizet, il apparaît que les bénéfices moyens des
bouchers sont assez élevés. « En 1846, les 500 bouchers de Paris avaient fait un chiffre
d’affaires de 5 600 000 francs environ 1384. Leurs frais (loyer des étaux, salaires des garçons,
coût des voitures, du linge) s’élevaient à 3.850.000 francs, ce qui représentait un bénéfice net
de 1 750 000 francs, soit 3 500 francs par an et par boucher en moyenne. Ce chiffre, concluait
le conservateur, n’est « pas aussi important qu’on le dit, mais il est appréciable pourtant 1385 »,
d’autant que les bouchers rentraient assez vite dans leurs frais, n’ayant besoin de dépenser que
le prix des acquisitions du bétail nécessaire chaque mois, 4 800 000 francs soit 9 600 francs
par boucher. Cette somme de 9 600 francs suffisait à assurer la marche de la maison et,
comparée au bénéfice net annuel, le capital rapportait donc un intérêt de 36%1386 ».
Adeline Daumard souligne que « ce calcul ne tient pas compte du capital engagé dans
l’achat du fonds de commerce, distinct du montant du loyer qui seul était compté dans les
frais déduits ici du chiffre d’affaires. Mais si l’on admet l’évaluation officielle de 1841 1387,
selon laquelle la valeur moyenne des étaux vendus en 1841 était de 10 000 francs, le capital
moyen engagé est porté à 19 600 francs. Comparé au bénéfice annuel moyen de 3 500 francs,
cela représente un intérêt de 17 à 18%, ce qui est appréciable1388 ». Rappelons que Bizet et
Boulay de la Meurthe sont deux auteurs favorables à la Boucherie : on peut donc difficilement
les soupçonner d’avoir volontairement grossi les profits des bouchers.
La conclusion d’Adeline Daumard est savoureuse : « De tels calculs n’ont qu’une
valeur limitée. Ils reposent sur des moyennes et ils ne distinguent pas le commerce de la
boucherie en gros dont l’importance pouvait déformer la réalité 1389. Ensuite ils intéressent un
secteur assez particulier : les bouchers pouvaient avoir des sujets de plainte, mais ils
appartenaient à une profession protégée et les règlements de police, limitant le nombre des
étaux, réduisaient les risques de la concurrence. Quelles perspectives s’ouvraient aux autres
boutiquiers ? Faute de document, il est impossible de calculer le profit. Ce qui est certain,
1383
Statistique de l'industrie à Paris résultant de l'enquête faite par la Chambre de commerce pour les années
1847-1848, tome II, p 20.
1384
Les chiffres fournis par Bizet n’ont rien en commun avec ceux de la Chambre de commerce ! Il faudrait
savoir exactement quelle définition est donnée à « chiffre d’affaires » par chacun.
1385
Louis Charles BIZET, op. cit., p 247.
1386
Adeline DAUMARD, La bourgeoisie parisienne de 1815 à 1848, EPHE, 1963, p 451.
1387
Il s’agit du fameux rapport de Boulay de la Meurthe sur l'organisation du commerce de la boucherie, fait au
Conseil municipal de Paris au nom d'une commission spéciale (séance du 13 août 1841).
1388
1389
Adeline DAUMARD, op. cit., p 451.
Comment pourrait-on étudier une profession qui est officiellement interdite ? La boucherie en gros se trouve
dans cette situation paradoxale jusqu’en 1858.
269
c’est que beaucoup de petits commerçants parisiens faisaient des bénéfices puisque, dès les
premières années de leur installation, ils achetaient des immeubles à Paris. Il est vrai qu’ils
n’avaient pas toujours le capital nécessaire pour s’acquitter ; ce fut souvent une cause de
ruine, notamment quand la baisse des immeubles s’ajouta au ralentissement des affaires, au
cours des crises de 1820 et de 1848. Mais, en escomptant l’avenir, bien des boutiquiers
avaient fait un calcul juste : l’enrichissement que font apparaître les inventaires après décès de
bien des commerçants retirés en est la preuve. Incapables de faire des prévisions un peu
longues, les boutiquiers ne cherchaient pas à étendre leur commerce. Ils désiraient s’enrichir,
y parvenaient parfois, mais leur réussite était liée aux hasards de la conjoncture et de la
demande1390 ».
Si l’on considère les résultats de l’étude de Jean-Clément Martin sur les faillites à
Niort entre 1817 et 1874, il apparaît clairement que les bouchers font partie des professions
rarement mises en faillite, alors que la plupart des autres métiers de l’alimentation sont assez
souvent touchés par la faillite1391. Notons d’ailleurs que « seules des entreprises des
professions de l’alimentation, du cuir, du textile avaient été touchées par la faillite avant
1845-18501392 ». Les résultats obtenus dans les Deux-Sèvres ne sont pas forcément identiques
à ceux qu’on trouverait à Paris, mais en tout cas ils confirment l’image traditionnelle du
boucher riche et bien portant, efficacement protégé par le système de la caisse de Poissy.
La situation financière du Syndicat de la Boucherie en 1848
Chaque année, le Syndicat de la Boucherie tient son assemblée générale, qui est
l’occasion de présenter notamment le bilan financier des opérations de la Caisse de la
Boucherie. Nous avons vu que le Syndicat dispose en effet de sommes importantes, provenant
des intérêts des cautionnements, dont l’utilisation est soumise à l’autorisation du préfet de
police. Dans un article de 1856, Louis Lazare note que le capital de la caisse de Poissy s’élève
à 1 503 000 francs (somme de la caution de 3000 F versée par les 501 bouchers de Paris). Ce
capital produit un intérêt à 5%, la somme de 75 150 F payée annuellement par la Ville de
Paris au Syndicat, qui en dispose librement1393. Pour entrer dans les détails, nous possédons le
compte-rendu intégral de l’assemblée générale du 15 décembre 1848, Lescuyot étant
syndic1394. Outre les réclamations contre l’ordonnance du 14 août 1848 et contre les
modifications du droit d’octroi, quels sont les autres sujets abordés par le Syndicat en
décembre 1848 ?
En 1841, le Syndicat a acheté un dépôt pour les cuirs, mais le financement des
appointements du préposé pose problème car la préfecture de police rechigne à autoriser le
Syndicat à utiliser des fonds provenant des intérêts des cautionnement pour cette dépense. Ce
n’est qu’en avril 1848 que l’autorité de tutelle autorise le Syndicat à prélever de l’argent sur le
1390
Adeline DAUMARD, op. cit., p 451-452.
1391
Jean-Clément MARTIN, « Le commerçant, la faillite et l’historien », Annales ESC, novembre-décembre
1980, n°6, pp 1259-1260.
1392
Ibid., p 1253.
1393
Louis LAZARE, « Caisse de Poissy », Revue municipale, 1856, p 1607.
1394
Syndicat de la Boucherie, Compte-rendu de l’Assemblée Générale des électeurs de la Boucherie de Paris ,
Imprimerie de Lebègue, 15 décembre 1848, 20 p. Archives de la Préfecture de Police de Paris, DB 400.
270
compte de la caisse de Poissy pour payer le salaire du préposé, Lesguillon1395. Entre 1841 et
1848, les appointements sont restés « à la charge de la Caisse du Commerce », institution
mystérieuse dont nous ne savons rien. Vue la crise économique en 1848 et la diminution du
travail, le salaire du préposé a été réduit de 3 000 à 2 000 francs à partir de novembre
18481396. L’heure est donc aux économies budgétaires.
Le Syndicat décide également une « réduction assez importante » sur « la somme qui
était allouée aux inspecteurs pour les saisies de viandes ». Le contrôle sanitaire des viandes
est en effet l’une des attributions du Syndicat. Dans leur compte de 1848, les inspecteurs
avaient fait figurer les gosselins (veaux morts-nés) et les viandes saisies dans les abattoirs.
« Le Syndicat, considérant que ces saisies rentrent dans l’exercice ordinaire de leurs
fonctions, et qu’ils doivent les remplir exactement, sans qu’il soit nécessaire de les y
encourager par une prime ou une indemnité, a décidé que : pour ce compte et ceux à régler à
l’avenir, il ne leur serait accordé que les indemnités relatives aux viandes saisies dans les
marchés, dans les étaux et à l’entrée des barrières 1397 ». Cette mesure semble révéler le
caractère encore très corporatif de l’inspection sanitaire des viandes en 1848. Notons que ce
pouvoir de contrôle sanitaire a servi de moyen de pression au Syndicat contre les forains. Pour
lutter contre cette concurrence déloyale à leurs yeux, « le Syndicat a cru devoir redoubler de
surveillance et de sévérité. Les inspecteurs ont reçu les instructions les plus rigoureuses
relativement à la saisie des viandes insalubres et à la vente des places1398 ».
La suite du compte-rendu est consacrée à une longue exposition du bilan comptable du
Syndicat. Jusqu’en 1848, les « opérations des cuirs et des suifs » n’étaient pas intégrées au
bilan comptable global. En 1848, le Syndicat décide d’intégrer ces opérations dans la
comptabilité générale, ce qui augmente sensiblement le résultat comptable, qui passe de 348
859 F en 1847 à 1 200 923 F en 1848. Les bénéfices du syndicat augmentent régulièrement :
28 970 F en 1846, 36 008 F en 1847, 38 747 F en 1848. Cette progression positive des
bénéfices a été possible car, face à la crise économique, les dirigeants ont préventivement
réduit plusieurs postes de dépenses, notamment les salaires versés et les primes distribuées. Il
est dommage que nous ne possédions pas d’autres comptes-rendus pour pouvoir effectuer des
comparaisons, sans doute éclairantes. L’actif du syndicat évolue ainsi entre 1846 et 1848 :
1395
Le 25 septembre 1848, le Syndicat de la Boucherie est autorisé à prélever 4 500 F sur les intérêts des
cautionnements pour payer les appointements du préposé à l’entrepôt des cuirs. Archives de la Préfecture de
Police de Paris, DA 365, dossier n°5.
1396
Syndicat de la Boucherie, Compte-rendu de l’Assemblée Générale des électeurs de la Boucherie de Paris , 15
décembre 1848, p 3.
1397
Ibid., pp 3-4.
1398
Ibid., p 4.
271
Tableau 12 : Evolution de la composition de l'actif du Syndicat de la Boucherie de Paris
entre 1846 et 1848
1846
Mobilier
1847
1 036
Ustensiles des abattoirs
Banque de France
Jetons
1399
1848
1 036
1 165
1 500
1 500
4 000
26 500
697
60
Titres de rente (pensions)
33 671
33 671
33 671
Caisse des consignations
15 000
15 000
14 895
Débiteurs divers
12 235
210 085
18 387
100
7 000
7 000
40 000
40 000
Fondoir (suifs)
Entrepôt des cuirs
Débiteurs douteux
5 626
Cuirs salés
48 960
Caisse
35 777
30 201
40 506
23 326
Conduite des bestiaux
1 114
Comptabilité des cuirs
1 003 162
Total
157 104 F
384 859 F
1 200 923 F
Concrètement, les recettes s’élèvent à 28 900 F en 1847, 16 400 F provenant de la
vente des fumiers des bouveries et des « voieries » (déchets d’abattoirs), de la conduite des
bestiaux, etc…, et 12 500 F provenant du bénéfice sur la vente du sang 1400. Par contre, les
résultats de 1848 sont lourdement touchés par la liquidation des cuirs et suifs, qui laisse un
passif de 1 046 736 F (supérieur à l’actif de 1 003 162 francs). Nous ne savons pas
exactement ce que les syndics entendent par « liquidation des cuirs et suifs1401 », mais il est
clair que cette opération a lourdement endetté la corporation. Dans une note manuscrite datant
sans doute de 1850, Riom nous éclaire sur ce point.
Apparemment, le Syndicat avait mis en place un système spécial d’entrepôt des cuirs
et des suifs invendus en 1846, pour faire face à la chute des cours, imputée à l’attitude
déloyale de certains fondeurs de suif spéculateurs et des commissionnaires en cuirs qui se sont
« totalement emparés du commerce des cuirs verts ». Les cuirs invendus ont été salés et
entreposés en attendant une remontée des cours. Les cuirs et les suifs invendus ont été
« consignés » à des banques. Le système prospéra jusqu’au jour où les banques exigèrent le
remboursement des sommes avancées. « Les opérations étaient tellement engagées qu’il était
impossible de pouvoir réaliser sans éprouver une perte énorme ». Une souscription fut lancée
auprès des bouchers pour rembourser les banquiers. Les stocks avaient pris une telle ampleur
(30 000 cuirs) et les cours du cuir continuant de s’effondrer, les pertes de cette initiative
1399
Nous ne savons pas ce que sont ces jetons.
1400
Syndicat de la Boucherie, Compte-rendu de l’Assemblée Générale des électeurs de la Boucherie de Paris , 15
décembre 1848, p 7.
1401
Ibid., p 19.
272
d’entrepôt furent énormes… Certains cuirs s’abîmant à cause de la durée du dépôt, il fallut les
saler une seconde fois, augmentant ainsi leur coût. Il fallut trois ans pour écouler
progressivement tous les cuirs auprès des tanneurs. Quant aux suifs, la dépréciation des cours
et « des plaintes en coalition faites contre les syndics ont forcé la réalisation immédiate de
plus de sept millions de suif ». La perte totale a été d’environ 600 000 fran cs, à la charge des
bouchers1402 !
Le tableau dressé par Riom est donc apocalyptique. Il ne semble pas que cette note ait
été écrite dans le but de critiquer l’incurie des syndics, car finalement cette opération partait
sans doute d’un bon sentiment. Plus prosaïquement, Riom envoie cette lettre au préfet de
police pour justifier le bien-fondé du projet de fonderie qu’il présente avec Charles Leroy.
L’autorisation du préfet de police est nécessaire à ces deux bouchers pour pouvoir installer un
fondoir « communautaire », rue des Vignes, qui servirait à rembourser l’énorme dette de la
corporation. Cette demande a sans doute été rejetée par l’administration. Un projet de fonderie
coopérative – ou plutôt « corporative » – avait déjà été relevé par Hubert Bourgin en 18441403.
Cette idée est donc tenace et réapparaît périodiquement. Vues ces multiples tentatives de
fonderies coopératives et d’entrepôts de cuirs, on peut affirmer que la corporation a beaucoup
de mal à se résigner à la perte de son prestige et de son monopole. Le Syndicat ne subit pas
passivement le développement de la concurrence des fondeurs industriels et des tanneurs en
gros. En réclamant régulièrement l’interdiction de la cheville, c’est toujours contre la
spécialisation et contre « l’industrialisation » du métier que le syndicat lutte. Ces combats
sont mus par la même volonté : conserver la dimension artisanale de la boucherie face aux
évolutions modernes qui attirent de plus en plus d’opérations dans la sphère industrielle et
capitaliste (l’abattage, la fonte des suifs, le traitement des cuirs). Si l’approvisionnement en
carcasses des Halles de Paris devient possible grâce aux chemins de fer et aux expéditeurs de
province, c’est la fin du métier qui est signée ! La mise en place de la vente en gros à la criée
au marché des Prouvaires en 1849 constitue donc un fâcheux précédent pour la boucherie de
détail régulière.
Les bouchers ennemis du peuple ? (le coût élevé de la viande)
Pendant l’été 1849, le journal La Liberté publie deux articles dénonçant les privilèges
exorbitants et la fortune rapide et colossale des bouchers1404. Sommes-nous revenus aux
heures sanglantes de la Terreur, où les sans-culottes voulaient passer par le fer le moindre
accapareur ? Sans doute pas, mais la dénonciation du prix élevé de la viande est un thème
1402
RIOM, Origine et causes de la dette du commerce de la Boucherie, 4 p. Archives de la Préfecture de Police,
DB 400.
1403
Hubert BOURGIN, « Essai sur une forme d’industrie : l’industrie de la boucherie à Paris au XIXe siècle »,
L’année sociologique , 1903-1904, p 87.
1404
La Liberté, journal des idées et des faits, est un quotidien éphémère, paru de mars 1848 à juin 1850 et dirigé
par Lepoitevin Saint-Alme. « D’abord très modérée et insignifiante, La Liberté fit plus tard une violente
opposition, au profit, dit-on, des idées napoléoniennes », ce qui lui attira deux suspensions. Ce journal défend
toutes les libertés, notamment « l’ab olition de toutes les lois d’entraves ou de monopole ». Il réclame la
« suppression des impôts sur le sel, la viande, les vins ordinaires, cidre, bière et autres denrées alimentaires de
première nécessité » et « l’établissement des impôts de luxe sur les v oitures, les chevaux, les domestiques
mâles, les chiens de chasse et de fantaisie, les vins fins et les liqueurs, les cartes, etc. ». Grâce à sa rédaction
spirituelle et pittoresque et son prix modique (5 centimes), ce quotidien « obtint un succès prodigieux ; son
tirage était permanent, et la vente allait jusqu’à 100 000 exemplaires par jour ». Alexandre Dumas y collabore
dès le 25 mars 1848. Eugène HATIN, Bibliographie historique et critique de la presse périodique française,
Firmin Didot, 1866, pp 473-474.
273
récurrent dans la presse. A chaque fois, les bouchers sont soupçonnés de profits occultes
exagérés. « Qu’ils nous suffise de dire que dans un moment où le veau revient à 7 ou 8 sous la
livre aux bouchers, ils le font payer 20 sous au public, et que le bœuf qui leur coûte 8 sous la
livre est payé 16 sous par les consommateurs1405 ». En réponse à cette attaque, le Syndicat de
la Boucherie remet au journal les mercuriales des marchés de Poissy et de Sceaux des 15 et 18
juin 1849, qui constatent que le bœuf revient en moyenne à 11 sous et le veau à 10 sous la
livre1406. La Liberté persiste en annonçant des prix de vente à 16 sous la livre pour le bœuf et
18 sous la livre pour le veau. Dans la Revue municipale, Rilliot répond que le bœuf est affiché
presque partout entre 7 et 14 sous et le veau entre 15 et 20 sous1407.
Le journaliste de La Liberté affirme que « les bouchers de Paris gagnent en moyenne 5
sous sur chaque livre de bœuf et 8 sous sur chaque livre de veau... En supposant donc qu’un
boucher à Paris ne vende par jour que 400 livres de bœuf et 200 livres de veau (chiffre bien
supérieur à la moyenne selon Rilliot, surtout pour le veau), il réalise sur cette vente un
bénéfice de 140 F par jour; plus de 48 000 F par an ». Rilliot rectifie le calcul : « en comptant
bien, cela fait même 65 700 F par an, somme qui dépasse le total des ventes de la plupart des
bouchers, quoiqu’on ait négligé d’y ajouter les bénéfices faits sur la vente du mouton ». Avec
de tels chiffres d’affaires, les fonds de commerce devraient valoir entre 300 000 et 400 000 F.
Rilliot demande alors pourquoi ils ne se vendent souvent qu’entre 6 000 et 10 000 F (y
compris le matériel, l’achalandage, etc.) et certifie qu’on peut le vérifier auprès de Me Fabien,
notaire rue de Sèvres, « qui a vendu ces jours derniers le fonds de Lepecq, ancien syndic »
(rue des Boucheries)1408. Avec plus de recul – l’ouvrage est publié en 1885 – Paul HubertValleroux évoque des étaux valant entre 30 000 et 100 000 F à Paris en 18481409.
Le journaliste de La Liberté termine ainsi son réquisitoire contre la corporation des
bouchers parisiens: « La misère et la dégénération des classes laborieuses sont le résultat de
cet absurde privilège... Et l’on sait que les trois quarts de la France ne mangent pas de viande,
grâce à cette institution féodale qui a subsisté jusqu’à nos jours... ». Comment Rilliot va-t-il
répondre à cette sévère remise en cause ?
Concernant le fameux « privilège » des bouchers réguliers, il rappelle que le monopole
par la limitation des étaux est supprimé de facto, car l’administration s’oppose à l’exécution
de l’ordonnance de 1829 (qui limite le nombre de bouchers à 400) et elle établit tous les jours
dans les halles et marchés des bouchers forains. Rilliot en profite pour rappeler les servitudes
auxquelles les bouchers réguliers sont soumis : « on continue d’exiger un cautionnement des
bouchers et de les priver du droit d’acheter à crédit et où bon leur semble, de disposer de leur
marchandise comme ils l’entendent, et une foule d’autres restrictions appelées par dérision le
privilège de la boucherie de Paris ».
Pour lui, la viande des classes populaires est moins chère à Paris qu’en province. Par
contre, la viande des classes aisées est plus chère à Paris mais le service est meilleur. Rilliot
1405
Extrait d’un article de La Liberté, cité par A. RILLIOT, « Du prix de la viande à Paris », La Revue
municipale, 1er septembre 1849, p 253.
1406
Rilliot signale par ailleurs que le prix réel d’achat du bétail est supérieur à celui des mercuriales, car les
marchands ont intérêt à dissimuler l’élévation des cours (pour ne pas payer un droit de Caisse de Poissy trop
élevé). RILLIOT, « Du prix réel de la viande de bœuf », La Revue municipale, 1849, pp 287-289.
1407
Pour mémoire, un sou correspond à 5 centimes.
1408
A. RILLIOT, « Du prix de la viande à Paris », La Revue municipale, 1er septembre 1849, p 253.
1409
Paul HUBERT-VALLEROUX, Les corporations d’arts et métiers et les syndicats professionnels en France
et à l’étranger , Guillaumin, 1885, p 196.
274
n’hésite pas à critiquer le boucher de province: « lorsqu’il n’est plus possible de faire l’argent
d’une marchandise sans élever ses prix, il cesse d’en vendre 1410 !».
Les arguments de Rilliot sont clairs : la régularité et la qualité de l’approvisionnement
ont un coût, ce qui explique les différences de tarif entre la boucherie régulière et les forains.
Selon lui, pendant les six derniers mois d’abondance et de viande bon marché, le public des
halles n’a pu s’y procurer ni une bonne pièce d’aloyau, ni même une seule livre de bonnes
côtelettes. « La maladie régnante ayant considérablement accru la consommation des viandes
rôties, le boucher de ville, qui ne recule devant aucun sacrifice pour satisfaire sa clientèle, tout
en ne vendant ces morceaux que 14 ou 15 sous, les achetait communément 16 et même 18
sous aux bouchers forains, qui n’avaient garde d’en détailler un seul, à moins cependant qu’il
fût trop mauvais pour être vendu dans une boucherie de ville ». C’est ainsi que le boucher de
ville perd de l’argent alors que le forain en gagne. Pourtant, « le faiseur de statistiques peut
affirmer que pendant l’été 1849, les côtelettes sont vendues 50 centimes les 500 grammes
dans les Halles et 75 centimes dans les étaux de ville ». Certaines pièces de qualité se trouvent
à un prix élevé dans les étaux fixes, mais en permanence: les forains l’ont à un prix moindre,
mais seulement par intermittence. Rilliot termine son article par une formule sibylline, qui fait
sans doute écho aux virulentes attaques de La Liberté : « Moi aussi je suis démocrate, mais
démocrate de bon aloi1411!».
d) Deux enquêtes sont lancées sur le sort de la Boucherie
parisienne (1850-1851)
La commission d’enquête municipale sur la Boucherie (1850)
Même si le système de la caisse de Poissy – les marchés obligatoires aux bestiaux et
l’organisation corporative des bouchers – a survécu à la Révolution de 1848, il n’en reste pas
moins que l’organisation contraignante mise en place par Napoléon en 1811 montre de
sérieuses limites et est ouvertement remise en cause par de nombreuses personnes, soit des
professionnels qui réclament plus de liberté (chevillards, forains), soit des hommes politiques
qui s’émeuvent des prix élevés de la viande, sans parler des penseurs libéraux qui rejettent par
principe la survivance de structures archaïques à l’heure où le capitalisme moderne se met en
place.
En 1850, le préfet de police Carlier forme une commission municipale qui doit
travailler sur le commerce de la viande à Paris1412. L’attention du préfet pour cette question
1410
A. RILLIOT, « Du prix de la viande à Paris », La Revue municipale, 1er septembre 1849, pp 253-254.
1411
A. RILLIOT, « Du prix réel de la viande de bœuf », La Revue municipale, 1849, pp 287-289.
1412
Pierre Carlier (1799-1858) est le préfet de police qui fait arracher les arbres de la liberté pendant l’été 1849.
Il montra un grand zèle à soutenir la politique de Louis-Napoléon Bonaparte. Il participe le 20 août 1851 à la
réunion des conjurés qui préparent le coup d’Etat du Prince-Président. Les plans qu’il propose sont insensés et
dangereux, car porteurs de troubles. Soupçonné de penchants royalistes et de complaisance pour Changarnier
(général monarchiste, commandant en chef de l’armée de Paris, renvoyé le 3 janvier 1851), Carlier est
remplacé par Maupas en même temps qu’un bonapartiste docile, Thorigny, est nommé ministre de l’Intérieur,
en octobre 1851. Néanmoins, quand la répression bat son plein, Carlier est investi dès le 8 décembre 1851 par
Bonaparte « d’une mission extraordinaire de commissaire du gouvernement pour les départements du Cher, de
l’Allier et de la Nièvre ». A son retour, il fut élevé au rang de conseiller d’Etat. Maurice AGULHON, 1848 ou
l’apprentissage de la République (1848-1852 ), Seuil, 1973, p 134, p 160 et p 193. Pierre LAROUSSE, op. cit.,
tome III, 1ère partie, p 406.
275
aurait été éveillée par la situation belge, où la liberté de la boucherie a été proclamée. Selon
Emile de Girardin, directeur de La Presse, Carlier souhaite doubler la quantité des viandes
vendues chaque jour aux enchères (qui s’élève à 30 000 kg en 1850) et veut obtenir une
diminution substantielle du prix de la viande. Alors qu’un boucher vend au marché SaintHonoré de la viande de première qualité à 65 centimes la livre, Carlier trouve ce prix encore
trop cher. Son objectif est audacieux : « Il faut que dans six mois la viande soit à 55 centimes
la première qualité, 45 centimes la seconde et 30 centimes les bas morceaux, et l’on y
arrivera. Ce sera pour le peuple un avantage énorme1413 ». Emile de Girardin admire la
détermination du préfet de police et souhaite que l’objectif fixé soit rapidement atteint. Il faut
pour cela que la liberté de la boucherie soit proclamée à Paris. Le choix des membres de la
commission municipale ne va pas rassurer les partisans du libéralisme.
Sous la présidence du préfet Carlier, la commission est composée de l’incontournable
Husson (chef de division à la Préfecture de la Seine), huit membres du Conseil municipal
(Riant, H. Say, Delestre, Lupin, De Kergorlay, De Torcy, De Tourdonnet, Mosselman), deux
fonctionnaires de la préfecture de police (Dubois, chef de division, et Baube, chef de bureau),
un chef de bureau du ministère du commerce (Julien), le directeur de la Caisse de Poissy
(Daniel, malade, en province), le régisseur de l’octroi (Lesourd), l’inspecteur général des
Halles et marchés (Durand) et le syndic de la Boucherie (Lescuyot)1414. La composition de
cette commission municipale ne laisse guère de doutes sur l’avis favorable au maintien de la
caisse de Poissy qu’elle a dû rendre 1415. Néanmoins, on peut y noter l’absence de Louis
Charles Bizet, conservateur des abattoirs généraux de la ville de Paris et auteur en 1847 d’un
ouvrage sur la boucherie et la charcuterie à Paris, où il prenait des positions assez favorables
au système corporatif1416. Dans un article de la Revue municipale, Louis Charles Bizet ne
manque pas de commenter les travaux de la commission municipale1417. Il faut également
relever une autre absence remarquable, celle de Boulay de la Meurthe, député et membre du
Conseil général de la Seine, auteur du fameux rapport de 1841 si favorable à la Caisse de
Poissy et au monopole de la Boucherie.
Faut-il voir dans l’absence de ces deux notables ouvertement hostiles à toute
suppression de la caisse de Poissy un choix délibéré de la part du préfet de police ? Si l’on
considère que Carlier connaît les intentions libérales du Prince-Président, on peut alors
comprendre pourquoi Bizet et Boulay de la Meurthe sont volontairement écartés de la
commission municipale. Cela suppose que Louis-Napoléon Bonaparte sait déjà en 1850 que
la caisse de Poissy est en sursis et que sa suppression est inéluctable, bref que le tournant
libéral de 1858-1860 germe déjà dans l’esprit du sphinx. Cette hypothèse est tout à fait
1413
Propos attribués au préfet de police Carlier par Emile de Girardin dans un article de La Presse du 16
décembre 1850. Pierre GASCAR, Les bouchers, Delpire, 1973, p 150.
1414
Documents fournis par le préfet de police au Conseil municipal de Paris et à la commission d'enquête de
l'Assemblée Nationale sur le commerce de la viande
, Imprimerie Nationale, 20 juin 1851. APP, DB 401.
1415
Nous ne connaissons pas les conclusions de la commission d’enquête municipale.
1416
Il récidive dans un article de 1849. Louis Charles BIZET, « Protestation contre le régime de liberté dont jouit
le commerce de la boucherie », Revue Municipale, n°20, 16 mars 1849, pp 167-168.
1417
Bizet soutient clairement les conclusions de Boulay de la Meurthe en 1841 : « Si donc la Commission créée
par le préfet de la Seine veut bien se pénétrer des hautes pensées philanthropiques et administratives de ce
magistrat, elle maintiendra la belle institution de la caisse de Poissy, en faisant revivre le décret du 6 février
1811 ; elle fera plus, elle sollicitera M. Berger de demander au très-honorable et très-savant M. Dumas,
ministre du Commerce, la promulgation du projet d’ordonnance de 1841 sur l’organisation du commerce de la
Boucherie et sa mise en action immédiate ». Louis Charles BIZET, « A propos de la commission nommée pour
s'occuper de l'organisation de la Boucherie de Paris
», Revue Municipale, n°54, 16 juillet 1850, p 440.
276
recevable. Bien qu’il ne soit pas retenu comme membre de la commission municipale, Boulay
de la Meurthe ne se prive pas de faire à nouveau connaître ses vues dans un rapport qu’il
publie en 18501418.
Nous pouvons tenter d’imaginer les positions défendues par certains membres de la
commission formée par Carlier. On peut sans trop de risques classer Husson, Daniel et
Lescuyot parmi les défenseurs de la caisse de Poissy et donc du maintien de l’organisation
corporative du métier. Comme d’habitude, à chaque fois que les intérêts du métier sont
menacés, le Syndicat publie un mémoire pour défendre sa vision de la Boucherie. En 1850, il
est particulièrement volumineux car il compte tout de même 112 pages1419. L’argumentation
en est maintenant bien connue : c’est la même que sous la monarchie de Juillet ; c’est celle
que l’on retrouve abondamment sous la plume de Rilliot ou de Louis Lazare dans la Revue
municipale.
Concernant les conseillers municipaux De Tourdonnet et De Kergorlay, on peut les
classer parmi les partisans d’une libéralisation de la Boucherie. Pour les autres membres de la
commission municipale, nous ne les connaissons pas assez pour pouvoir connaître leur
position. Dans la séance du 7 mai 1850 du Conseil général de l’agriculture, des manufactures
et du commerce, le comte de Kergorlay1420 rapporte les travaux de la commission chargée de
l’examen de l’organisation de la boucherie, qui propose de nombreuses réformes pour
assouplir le système mis en place en 18111421. Dans deux brochures parues en 1851, A. de
Tourdonnet, défend un point de vue très hostile au système corporatif de la Boucherie et à la
caisse de Poissy1422. En se définissant comme membre de la « Société de placement des
produits agricoles », il agit en tant que représentant des intérêts des éleveurs contre ceux des
bouchers1423. Sa position est proche de celle du comte Jean-Florian-Henri de Kergorlay,
passionné d’agronomie et auteur en 1838 d’un ouvrage, De la réduction du droit d’entrée sur
les bestiaux étrangers, dont le seul titre illustre les positions libérales. Quel est le discours de
Tourdonnet ?
Le monopole est néfaste sur les prix: le système de la criée est préférable. Les
ordonnances de 1848 et 1849 ne sont pas assez libérales: la liberté du commerce de la
boucherie est nécessaire. La délibération de la commission municipale du 7 mars 1851
1418
BOULAY DE LA MEURTHE, Rapport sur le projet de l'organisation de la boucherie
, 1850. BNF,
V 32335.
1419
LESCUYOT, Mémoire présenté par la Boucherie de Paris à la commission créée en 1850 pour examiner
toutes les questions relatives à ce commerce, Paris, 1850, 112 p. APP, DB 401. BNF, V 16082.
1420
Dans la dynastie légitimiste des comtes de Kergorlay, il s’agit sans doute de Jean-Florian-Henri (1803-1873),
qui s’est retiré dans la Manche après 1830 pour s’adonner entièrement à l’agronomie, ce dont nous avons déjà
parlé. « M. de Kergorlay était connu pour son attachement à la légitimité lorsque, après le coup d’Etat du 2
décembre 1851, il se montra un chaud partisan du nouvel état de choses. Elu en 1852 député au Corps
législatif, avec l’appui du gouvernement, dans une circonscription de la Manche, il fut réélu en 1857, mais
échoua en 1863 et rentra dans la vie privée après avoir appuyé silencieusement de ses votes toutes les mesures
proposées par le pouvoir impérial ». Pierre LAROUSSE, op. cit., tome IX, 2e partie, p 1190.
1421
Comte de KERGORLAY, Sur la question relative à l'organisation du commerce de la boucherie dans Paris
,
Rapport au nom de la commission du Conseil général de l'agriculture, des manufactures et du commerce,
Séance du 7 mai 1850, 16 p. BNF, 8° Lf 263/101.
1422
A. de TOURDONNET, Réforme de la boucherie: fonctionnement actuel de la boucherie parisienne (1ère
partie), Guillaumin, 1851, 71 p. et A. de TOURDONNET, Réforme de la boucherie: organisation et
fonctionnement de la boucherie libre (2ème partie), Paris, 1851, 80 p. BHVP, 4001 et 8° 14078 n°2.
1423
Dans la première brochure, A. de Tourdonnet se définit comme membre de la « Société d’écoulement des
produits agricoles ». Nous ne savons rien sur cette association.
277
affirme qu'une réforme de la boucherie est nécessaire. Paris doit tenir compte de la province
(complexité des droits et réglementation des arrivages de bestiaux).
Les mesures préconisées par A. de Tourdonnet sont les suivantes:
•
construire des entrepôts pour réguler les arrivages.
•
placer les marchés d'approvisionnement près des barrières (établir des liens avec
les chemins de fer).
•
la vente doit être quotidienne dans les entrepôts d'approvisionnement et régie par
des facteurs ou commissaires-priseurs.
•
l'abattage des animaux doit pouvoir se faire aussi bien hors de Paris qu'à l'intérieur.
•
la vente intérieure peut s'organiser de différentes façons:
-- un marché central (vente en gros et demi-gros) avec une criée quotidienne.
-- des marchés de quartier, marchés de détail ouvert à tout acheteur (de préférence
dans chaque abattoir).
-- supprimer les étaux de revente.
-- libérer le colportage, comme pour le poisson.
-- la viande salée et fumée doit pouvoir être vendue par les bouchers.
•
salubrité: il faut continuer les contrôles. La viande cuite est peu dangereuse (vache
phtisique, bœuf carbonné, porc ladre) et l'odorat de l'acheteur reste le meilleur
juge.
•
suppression du cautionnement des revendeurs de viande: la caution doit être libre
et facultative. Le boucher paie simplement la patente. La caution de 3OOO F a été
créée pour limiter l'accès à la profession, augmenter le monopole et constituer le
fonds de la caisse de Poissy.
•
les mercuriales doivent relater un fait accompli et non être une appréciation fictive,
une estimation facultative. Les mercuriales doivent être recueillies par
l'administration municipale et rendues publiques.
•
La caisse de crédit sera facultative et municipale, ses droits et intérêts réduits (le
preneur paie à terme). La caisse sera alimentée par le cautionnement des
commissaires priseurs, des facteurs dans les entrepôts, sur le marché central et sur
tous les marchés où la criée sera autorisée, et le cautionnement libre des bouchers
pour ouverture de crédit.
•
Pour la sécurité de l'approvisionnement: en cas de problèmes, la ville accorde une
prime aux expéditeurs ou aux revendeurs de bétail (selon la prévision du déficit).
•
les droits fiscaux: droit d'octroi, droit de la caisse de Poissy, droit d'abattoir, droits
de criée (droit d'abri et de resserre perçu par la ville, droit de factage du facteur,
droit de pesage et de déchargement, droit de garde de nuit). Ces droits sont
exorbitants et injustes: les expéditeurs sont touchés doublement quand la viande
est déjà abattue en province. Les seuls droits qui sont à payer sont les droits
d'octroi et ceux pour service rendu.
•
une réduction progressive des droits d'octroi est souhaitée: la baisse sera
compensée par la hausse de la consommation.
278
•
Il faut une perception des droits ad valorem: la tête ou le poids (critère retenu
depuis 1846) ne sont pas les bons critères. Le droit ad valorem a existé entre les
ordonnances du 22 décembre 1819 et du 28 mars 1821 (prix débattu, vente à
l'amiable). Avec le système de la vente à la criée et aux enchères, le prix est connu
(valeur réelle). Le droit fixe au poids sera maintenu pour les viandes provenant des
tueries libres et des provinces.
•
les bureaux de perception: il faut instituer un bordereau de la criée pour le prix ad
valorem et le pesage pour les autres barrières. Le système de pesage de 1846 doit
être amélioré: un morceau spécimen est pesé sur une bascule à main ou dans un
panier portatif, ce qui entraîne une perte de temps et la malpropreté de la viande.
•
le mode des constructions: les Halles doivent être couvertes, solides, spacieuses,
aérées et abritées des intempéries. La disposition des pavages doit permettre la
propreté et le ramassage des engrais.
•
les veaux et porcs: il ne faut plus fixer arbitrairement les proportions de chaque
espèce mise en vente par le boucher.
•
Le droit de garantie de 9 jours (garantie nonaire): la loi de 1838 sur les vices
rédhibitoires maintient ce droit absurde, qui doit être supprimé1424.
On s’aperçoit que certains membres du Conseil municipal de Paris sont des ultralibéraux. Ce type de discours hostile au corporatisme et au monopole des bouchers se retrouve
largement dans les conclusions de l’enquête parlementaire de 1851.
L’enquête parlementaire de 1851 sur la Boucherie de Paris
Parallèlement aux travaux de la commission municipale présidée par Carlier, la
question de la Boucherie de Paris préoccupe aussi l’Assemblée Nationale. Le 24 décembre
1850, le député Corne aurait présenté un premier rapport sur l’organisation de la boucherie de
Paris, dont nous ne connaissons pas la teneur1425. Dans la séance du 10 février 1851, le même
Corne serait rapporteur du « rapport fait au nom de la 16ème commission sur la proposition de
MM. Clary et Demulier, relative à la suppression du privilège de la Boucherie, et sur la
proposition de J. Langlais (député de la Sarthe), relative à la liberté du commerce de la
Boucherie1426 », dont le contenu nous est tout aussi inconnu. Par contre, le 10 décembre 1850,
le député Adolphe Cordier dépose une proposition de loi à l’Assemblée Nationale, qui
entraîne la création d’une commission d’enquête sur la production et la consommation de la
viande de boucherie à Paris1427. L’enquête est ordonnée par une résolution des 13 et 21 janvier
1851. La commission d’enquête est présidée par Victor Lanjuinais, ancien ministre du
1424
A. de TOURDONNET, Réforme de la boucherie: organisation et fonctionnement de la boucherie libre
(2ème partie), Paris, 1851.
1425
CORNE, Rapport de l'Assemblée législative sur l'organisation de la boucherie de Paris
, 24 décembre 1850.
BNF, Le 74/3.
1426
CORNE, Rapport fait au nom de la 16ème commission sur la proposition de MM. Clary et Demulier,
relative à la suppression du privilège de la boucherie, Séance du 10 février 1851, Imprimerie Nationale, 10 p.
AD Pas-de-Calais, B 1331/5.
1427
Adolphe CORDIER, Proposition relative à l'examen de diverses questions (organisation de la boucherie de
Paris, industrie du bétail), 10 décembre 1850, Imprimerie de l'Assemblée Nationale, 1851, 4 p. BNF, Le 74/3.
279
commerce1428. Même si le rapport définitif ne sera jamais communiqué à la Chambre à cause
du coup d’Etat du 2 décembre 1851, qui a interrompu les travaux de la commission, tous les
résultats de l’enquête sont connus, car ils ont été publiés dans trois épais volumes, dont la
lecture est très instructive1429. Dans le rapport final, Lanjuinais démontre l’inefficacité de la
caisse de Poissy et prône un retour à la liberté totale du commerce de la Boucherie à Paris.
Le rapport Lanjuinais commence par rappeler les origines du système de la caisse de
Poissy, pour mieux en démontrer le caractère archaïque et révolu. Alors que la situation de la
boucherie en province est simple1430, elle est beaucoup plus complexe à Paris. Suite à la
pétition des bouchers du 9 pluviôse an VIII (29 janvier 1800), l’arrêté consulaire du 30
septembre 1802 a rétabli la corporation (dans les termes des lettres-patentes du 1er juin 1782),
et l’a placé sous l’autorité du préfet de police. Le décret de 1802 a donc été dicté par des
intérêts privés, suite aux perturbations révolutionnaires. Les étapes suivantes sont connues :
l’ordonnance du 15 ventôse an XI (6 mars 1803) interdit la vente de viande hors des étaux et
des halles, l’ordonnance du 23 brumaire an XII (novembre 1803) limite la vente à la Halle à
deux jours par semaine (uniquement les mercredi et samedi, au détail seulement),
l’ordonnance du 13 juin 1808 oblige à l’achat de deux étaux pour pouvoir s’installer (un étal
doit être fermé), et enfin le décret du 6 février 1811 instaure la caisse de Poissy (avec un taux
de crédit usuraire) et limite le nombre des bouchers à 300 à Paris. Lanjuinais justifie ainsi la
mesure impériale : « Le pouvoir de cette époque y trouvait l’avantage d’une autorité absolue
sur une classe influente de la population de la capitale ; les bouchers y trouvaient, à côté des
inconvénients de la dépendance, les profits d’un commerce dégagé des difficultés et de
risques ; le public seul faisait les frais d’une organisation qui élevait les prix par l’effet du
monopole et de la taxe fiscale de la caisse de Poissy, et par les grèves et entraves de toute
sorte introduites aussi bien dans le commerce de la viande sur pied que dans celui de la viande
abattue1431 ».
Suite aux plaintes des éleveurs, l’ordonnance du 9 octobre 1822 autorise 370 bouchers
dans Paris. L’ordonnance royale du 12 novembre 1825 dissout le Syndicat. Malgré des
faillites, le nombre d’étaux se stabilise à 514. Avec l’ordonnance du 18 octobre 1829, on
revient à un système de limitation (à 400 étaux). L’ordonnance de police du 25 mars 1830, le
fameux code Mangin de 300 articles, qui réglemente la profession, marque le triomphe des
1428
Le vicomte Victor-Ambroise Lanjuinais (1802-1869), secrétaire général de l’administration des postes, puis
substitut près le tribunal de la Seine, est destitué en 1831 à cause de ses « opinions politiques très libérales, et
même alors très avancées ». Nommé député en 1838 par un collège électoral de Nantes, il siège dans les rangs
de l’opposition libérale jusqu’en 1848. « En 1844, il devint un des principaux propriétaires du journal Le
Commerce, dans lequel il publia un assez grand nombre d’articles sur des questions financières, maritimes et
économiques ». Elu député en 1848, membre du comité des Finances, il lutte contre les doctrines socialistes et
l’emploi du papier-monnaie. Le 2 juin 1849, il entre comme ministre de l’Agriculture et du Commerce dans le
cabinet Odilon Barrot. Redevenu simple député en octobre 1849, il rédige « le rapport dans lequel le ministère
était blâmé au sujet de la destitution du général Changarnier, blâme qui amena la chute du cabinet ». Lors du
coup d’Etat du 2 décembre 1851, « il fut arrêté avec plusieurs de ses collègues à la mairie du Xe
arrondissement, conduit à Vincennes et rendu, le 5 décembre, à la liberté ». Il se tient à l’écart des affaires
publiques jusqu’en 1863, où il revient siéger au Corps Législatif dans l’opposition. Pierre LAROUSSE, Grand
dictionnaire universel du XIXe siècle, 1866-1879, tome X, 1ère partie, pp 164-165.
1429
Enquête législative sur la production et la consommation de la viande de boucherie, ordonnée par les
résolutions de l'Assemblée nationale des 13 et 21 janvier 1851
, Paris, Imprimerie de l'Assemblée Nationale,
1851, 3 volumes. Bibliothèque Administrative, 3414.
1430
En province, le commerce de la boucherie est régi par les lois du 14-17 juin 1791 et du 1er brumaire an VII.
Les municipalités peuvent instaurer une taxe de la boucherie depuis la loi du 19-22 juillet 1791.
1431
Victor LANJUINAIS, Rapport fait au nom de la commission d’enquête sur la production et la
consommation de la viande de boucherie, 1851, p 6.
280
intérêts privés (ceux des bouchers et de quelques herbagers). Mais l’ordonnance de 1829 n’est
pas appliquée: on compte in facto 501 bouchers, la cheville et la vente en demi-gros à la Halle
sont tolérées, le Syndicat perd le droit de diriger les inspecteurs de la Boucherie, la vente
foraine devient quotidienne en 1848 et la criée est établie en 1849 dans l’intérêt des éleveurs
(pour faire contrepoids au monopole des chevillards)1432.
Lanjuinais retrace ensuite la lutte entre les défenseurs et les adversaires du monopole,
notant que le rapport de Boulay de la Meurthe de 1841 a été réfuté par une notice sur la
régime de la Boucherie publiée en 1850 par le ministre du commerce1433. Des vérités
évidentes sont proclamées : il faut rétablir la liberté du commerce, mais l’administration doit
réprimer les fraudes (salubrité, ordre des marchés). Il est impossible de concilier un prix élevé
pour les cultivateurs et les bouchers et un prix modéré pour les consommateurs : le législateur
doit donc effectuer un choix, éminemment politique1434.
Quels sont les arguments de Lanjuinais pour justifier l’inutilité de la caisse de Poissy ?
Tout d’abord, toutes les grandes villes de France et d’Europe fonctionnent sans corporation et
l’approvisionnement en viande s’y déroule aussi bien qu’à Paris. A Berlin, en Belgique, en
Suisse, dans le Piémont, la boucherie n’est ni limitée ni organisée. A Londres, la corporation
des bouchers ne concerne que la City1435. Aux Etats-Unis, il n’y a ni taxe du pain ni taxe de la
viande. En Angleterre, il n’y a pas de taxe sur la viande et celle sur le pain a disparu depuis 30
ans1436. Ensuite, si l’on reprend les chiffres de l’octroi, la consommation de la viande à Paris
s’est bien portée entre 1799 et 1802 alors que la liberté du commerce était totale 1437 ! Enfin, le
taux usuraire de la caisse de Poissy est vigoureusement dénoncé (5% sur les sommes avancées
aux bouchers et 3,5% sur les ventes)1438.
Un des grands intérêts du rapport parlementaire de 1851, c’est qu’une vaste enquête
orale a été menée – apparemment très sérieusement – auprès de tous les professionnels ou
magistrats concernés par la question de la Boucherie. Les témoignages recueillis sont des plus
éloquents. Ainsi, un herbager, M. Châle, affirme que « la caisse de Poissy est un outil avec
lequel la Ville de Paris prend 1 200 000 F par an dans la poche de l’agriculteur, sous prétexte
d’assurer ses paiements, qu’elle n’assure pas du tout 1439 ». De même, les réponses fournies
par les commissionnaires des marchés de Sceaux et de Poissy montrent que, pendant la
Révolution de 1848, la caisse de Poissy n’a fourni aucun effort particulier de crédit et les
bouchers n’ont fait aucun effort particulier d’approvisionnement. Les entretiens oraux passés
avec les maires de Belleville et de La Chapelle montrent que l’approvisionnement est régulier
1432
Ibid., p 10.
1433
Ibid., p 11.
1434
Ibid., p 13.
1435
Ibid., p 17.
1436
Ibid., p 68.
1437
Selon l’octroi, Paris consomme 189 503 249 kg de viande entre 1799 et 1802 contre seulement 176 001 189
kg entre 1803 et 1806, période à laquelle le Bureau de la Boucherie est mis en place. C’est également à partir
des chiffres de l’octroi que Lanjuinais montre que les allégations du Syndicat de la Boucherie sur la période
1825-1829 et 1830-1834 sont fausses. Ibid., p 20.
1438
Le droit de caisse de Poissy a été réduit à 3% par l’ordonnance royale du 22 décembre 1819 et transformé en
droit par tête le 28 mars 1821. La loi du 10 mai 1846 instaure un droit de 2,97 centimes par kg, qui rapporte 1
400 000 F par an.
1439
Enquête orale de 1851, p 274.
281
en banlieue malgré toutes les révolutions, alors que la boucherie y est libre depuis 18221440 !
Lanjuinais note que les craintes sur l’approvisionnement de la capitale sont puériles à
l’heure du télégraphe et du chemin de fer. Paris, avec ses 1 200 000 habitants, est un puissant
appel de consommation, donc les prix sont attractifs pour les producteurs du Poitou, de
Normandie, etc1441. Les arguments libéraux de Lanjuinais sonnent moins positivement à nos
oreilles quand il affirme que « le consommateur est le meilleur juge de la qualité de la viande
et les règlements, loin d’assurer la salubrité de la viande, en causent parfois la
corruption1442 ». Ce genre de phrase, qui révèle une conception ultra-libérale de l’économie,
proche de celle de Bastiat, n’est pas acceptable pour quelqu’un qui a connu le scandale de la
vache folle ou de simples problèmes d’intoxication alimentaire. Puisque nous abordons la
question des contrôles sanitaires, il faut bien avouer que c’est un aspect important de notre
sujet et que nous n’avons quasiment aucune information dessus 1443.
L’argument sanitaire est souvent utilisé par les bouchers réguliers pour dénoncer les
abus des forains. Lanjuinais réplique à cela qu’on trouve aussi des viandes douteuses chez les
bouchers réguliers. Par ailleurs, il ne voit pas pourquoi la vente quotidienne de la viande
abattue sur les marchés de Paris (depuis 1848) poserait des problèmes, alors qu’à Londres,
« un seul marché, celui de Newgate, en livre à la consommation pour 100 000 000 francs
chaque année1444 ». Enfin, le syndic de la Boucherie, Lescuyot, et son adjoint, Rilliot, ont
reconnu eux-mêmes que la concurrence de la vente à la criée a obligé les bouchers réguliers à
baisser leurs prix en 1848-18491445.
Dans divers articles de la Revue municipale, Rilliot affirme que les frais des bouchers
augmentent quand le nombre des bouchers devient illimité, ou quand la concurrence des
forains est favorisée. Pour Lanjuinais, cet argument est spécieux car dans le cadre du
monopole, le droit d’acheter se vend et s’achète aussi, donc les frais augmentent
également1446. Il répond à ceux qui craignent l’apparition de monopoles capitalistes sur la
viande en cas de liberté du commerce que ce danger est infondé car il s’agit d’une denrée très
périssable (donc difficile à accaparer). Par ailleurs, aucune ville de province n’a connu une
telle dérive. Et si la concentration entraîne une baisse des prix de détail, elle devient positive
et souhaitable1447.
Pour défendre sa cause, Lanjuinais n’oublie pas de rappeler le vote unanime de la
Chambre des députés pour la liberté de la boulangerie le 25 octobre 18491448. La corporation
1440
Ibid., p 211 et pp 222-224.
1441
Victor LANJUINAIS, Rapport fait au nom de la commission d’enquête sur la production et la
consommation de la viande de boucherie, 1851, p 26.
1442
Ibid., p 30.
1443
Les informations disponibles sur les contrôles sanitaires sont plus nombreuses à partir de la Troisième
République. On peut consulter Françoise GUILBERT, Le pouvoir sanitaire : essai sur la normalisation
hygiénique, Thèse de Droit dirigée par Jean-Pierre Baud, Université de Strasbourg, 1992, et l’ouvrage issu du
séminaire "Normes et produits" de l'UMR IDHE (Institutions et dynamiques historiques de l'économie) du
CNRS, dirigé par Alessandro STANZIANI, La qualité des produits en France, XVIIIe-XXe, Belin, 2003,
344 p.
1444
Victor LANJUINAIS, op. cit., p 32.
1445
Ibid., p 36.
1446
Ibid., p 37.
1447
Ibid., p 38.
1448
Ibid., p 42.
282
des boulangers de Paris a été rétablie par un arrêté du 19 vendémiaire an X (11 octobre
1801)1449. La caisse syndicale des boulangers a été établie en février 18171450. Le monopole
de la boulangerie à Paris est supprimé en octobre 1849, alors que Lanjuinais est ministre de
l’Agriculture et du Commerce dans le cabinet Odilon Barrot, mais une caisse de service de la
boulangerie sera instituée par un décret du 27 décembre 1853 et la liberté du commerce de la
boulangerie finalement proclamée par le décret impérial du 22 juin 18631451. Un décret du 31
août 1863 supprimera la taxe officielle sur le pain, mais le préfet de la Seine garde le droit de
la rétablir si nécessaire1452.
Après avoir remis en cause le monopole inefficace des bouchers, Lanjuinais s’attaque
à la caisse de Poissy, qui, selon lui, est proche du communisme : « Le principe posé pour la
caisse de Poissy y conduit directement, et il est parfaitement conforme aux doctrines
insensées qui fermentent dans les cerveaux malades de notre époque1453 ». Avec le système
des cautions, la caisse est un « emprunt forcé ». On retrouve exactement les mêmes propos
sous la plume d’Alfred des Cilleuls : « Ce n’est pas la caisse de Poissy qui fait crédit aux
bouchers, mais ce sont les bouchers qui font crédit à la caisse, dans la plus mauvaise de toutes
les formes, l’emprunt forcé 1454 ».
Sur les 501 bouchers de Paris, 262 ne vont pas sur les marchés aux bestiaux. Sur les
239 bouchers s’y rendant, 170 utilisent le crédit de la caisse et 69 y renoncent. Il y a donc 331
bouchers qui ont versé une caution sans profiter de la caisse de Poissy (qui dispose d’un fonds
de roulement de 993 000 F). La caisse n’utilise pas les deux tiers de son fonds de roulement
(peu de crédits sont effectués). Cette institution est donc devenue complètement inutile. Le
paiement comptant des bestiaux se pratique partout, comme sur le marché de Smithfield à
Londres par exemple. A Poissy, les commissionnaires en bestiaux font crédit aux bouchers de
la banlieue solvables et même à certains bouchers de Paris1455 !
Le maintien de l’interdiction de la cheville est tout aussi ridicule, alors que 262
bouchers détaillants dépendent déjà de 73 bouchers en gros. En effet, sur les 239 bouchers se
rendant sur les marchés obligatoires, 166 achètent pour leur propre débit, mais 73 sont des
chevillards, qui achètent les bestiaux en gros pour les revendre par quartiers1456. Après avoir
dénoncé le monopole du commerce des suifs et des cuirs, Lanjuinais assure qu’il faut
supprimer la garantie nonaire de neuf jours1457.
Créée en 1673, réaffirmée dans les lettres-patentes du 1er juin 1782 et maintenue après
la loi du 26 mai 1838 sur les vices rédhibitoires, la garantie nonaire protège le boucher, au
détriment de l’éleveur, en cas de décès du bétail dans les neuf jours qui suivent la vente.
1449
Judith MILLER, Mastering the market : the State and the grain trade in Northern France (1700-1860),
New-York, Cambridge University Press, 1998, p 273.
1450
Ibid., p 246.
1451
Ibid., p 287 et p 296.
1452
M. FELIX et E. RAIGA, Le régime administratif et financier du département de la Seine et de la ville de
Paris, Rousseau, 1922, p 318.
1453
Victor LANJUINAIS, op. cit., p 47.
e
siècle : tome II (1830-1870), H.
Alfred DES CILLEULS, Histoire de l'administration parisienne au XIX
Champion, 1900, p 185.
1454
1455
Victor LANJUINAIS, op. cit., p 51.
1456
Ibid., p 60.
1457
Ibid., p 64.
283
L’article 1641 du Code Civil considère comme vices rédhibitoires les défauts cachés d’un
animal lors d’une transaction et l’article 1648 stipule que la réclamation « doit être intentée
dans un bref délai ». Ni la nature des défauts cachés ni les délais de recours n’étant spécifiés,
la loi du 20 juillet 1838 a éclairci les modalités d’application de la mesure, pour « faire régner
la bonne foi et la probité dans un commerce d’où elles semblent trop souvent bannies, où l’on
se fait trop souvent un jeu de la ruse et de la supercherie1458 ». Depuis le début du XIXe siècle,
« les tribunaux font appel aux vétérinaires dans le cadre d’expertises et d’arbitrages portant
sur la vente des chevaux atteints de maladies et de vices rédhibitoires1459 ». Ronald Hubscher
ne nous dit pas si les bœufs sont également concernés par l’expertise vétérinaire. Avec le
maintien de la garantie nonaire pour les bœufs jusqu’en 1858, il faut croire que les
vétérinaires n’ont jamais été appelé à se prononcer sur ce point. Un arrêt de la Cour de
Cassation du 19 janvier 1841 reconnaît cette garantie de neuf jours uniquement pour les
bœufs vendus à Sceaux et à Poissy, et destinés à Paris : il s’agit donc bien d’un privilège
exorbitant réservé aux bouchers parisiens. Les éleveurs réclament soit sa suppression, soit la
réduction du délai à 3 ou 4 jours.
En 1850, le département de l’Agriculture a consulté le préfet de police et le conseil des
professeurs de l’école vétérinaire d’Alfort sur le maintien de la garantie nonaire. La préfecture
de police propose d’en réduire la durée à 4 jours après le marché et de faire supporter les frais
de constatation de la mort moitié par l’acheteur moitié par le vendeur. Cette mesure forcerait
les bouchers à abattre plus promptement les animaux trop fatigués, ce qui diminuerait le
nombre des accidents. Le conseil des professeurs de l’école vétérinaire d’Alfort propose de
réduire le délai à 3 jours et de faire supporter la perte trois quart par le vendeur et un quart par
l’acquéreur. Dans un rapport adressé au ministre de l’Agriculture et du Commerce,
M. Renault, directeur de l’école vétérinaire d’Alfort, préconise l a suppression pure et simple
de la garantie nonaire1460.
La commission Lanjuinais ne voit pas de motifs valables pour maintenir une
dérogation aussi considérable aux règles de droit commun. Le témoignage d’un marchand de
bestiaux, au cours de l’enquête parlementaire, est assez éloquent : « Il n’est pas rare, si nous
avons un bœuf fatigué, qu’un boucher vienne nous dire : Voilà un bœuf qui va mourir,
combien voulez-vous perdre ? Si vous ne consentez pas à perdre tant, je vais le laisser
mourir ».
Depuis la loi des 19-22 juillet 1791, les municipalités françaises ont la possibilité de
contrôler les prix de la viande de façon autoritaire. Lanjuinais dénonce le caractère
profondément injuste de toute taxe sur la boucherie, car le prix de la viande sur pied est très
difficile à connaître. Les mercuriales sont contestables. Ainsi, à Sceaux et à Poissy, le prix
d’un bœuf varie entre 80 et 600 F, donc la moyenne de 340 F ne signifie rien ! Les prix du
suif et du cuir varient différemment de celui de la viande1461. Les frais de boucherie varient de
10 000 à 50 000 F selon les étaux. Enfin, « la qualité et la valeur de la viande varient pour
chaque animal de la même espèce, et presque pour chaque partie de l’animal. Il y a, dans le
bœuf, l’aloyau, la côte couverte, la tranche, le flanchet, le collier, etc… qui ont une valeur
1458
Journal des vétérinaires du Midi, 1838, p 186.
Ronald HUBSCHER, Les maîtres des bêtes : les vétérinaires dans la société française (XVIIIe-XXe siècle),
Odile Jacob, 1999, p 187.
1459
1460
RENAULT, Examen critique de la législation actuelle sur la garantie due aux bouchers de Paris par les
marchands de bœufs sur les marchés de Sceaux et de Poissy, 1850, 48 p. BHVP, 4006.
1461
Victor LANJUINAIS, op. cit., p 72.
284
différente et des prix qui peuvent varier de 40%1462 ». Face à de telles variations, comment
mettre en place une taxe équitable sur la viande ? Sur 76 départements, 33 ont renoncé à la
taxe (ce sont des départements très peuplés), 21 l’ont dans des villes secondaires et 22 où la
viande est encore taxée dans le chef-lieu et des villes secondaires (prix moyen arbitraire)1463.
Sur la question des abattoirs, le rapport Lanjuinais rappelle que le décret du 15 octobre
1810 place les tueries dans les établissements insalubres de première classe (permission par
décret du Conseil d’Etat). L’ordonnance du 14 janvier 1815 place en troisième catégorie les
tueries dans les villes de moins de 10 000 habitants (permission du préfet). L’ordonnance du
15 avril 1838 place les abattoirs publics ou communs dans la première classe. Les abattoirs
relèvent souvent d’un monopole municipal 1464. A Paris, « le système des abattoirs nuit à la
concurrence des forains », car ils sont soumis à des doubles frais : ils payent le droit
d’abattage alors qu’ils abattent dans leurs tueries particulières, en banlieue 1465 !
La dernière question sensible est celle des droits d’octroi. En 1849, au niveau national,
l’octroi a rapporté 86 millions de produit brut, soit 66 millions de produit net, dont 24 millions
pour la viande. En 1851, 1213 communes ont un octroi sur la viande. Le tarif de l’octroi par
tête est toujours faible : il est limité à 8 F par bœuf depuis la loi du 10 mai 1846. Le tarif au
poids peut être plus élevé, comme à Marseille ou en Arles. A Paris, le droit d’octroi s’élève à
10,34 centimes par kilo de viande nette (y compris le droit de la caisse de Poissy), plus un
droit d’abattoir de 2 centimes par kilo pour les usagers des abattoirs intra muros. Suite à un
long débat qui s’est tenu au sein de la commission parlementaire, une majorité s’est dégagée
contre tout impôt sur la viande1466. Sur ce point, les conclusions du rapport Lanjuinais se
seront pas suivies car le régime de la taxe sur la viande est établi à Paris en 1855. Par contre,
sur l’essentiel de ses réflexions (suppression de la caisse de Poissy et de la corporation des
bouchers, autorisation de la cheville et du commerce en demi-gros, développement de la
concurrence des forains et de la vente à la criée, suppression de la garantie nonaire), il faut
bien avouer que la commission Lanjuinais verra ses conseils largement appliqués en 1858.
Entre l’enquête parlementaire de 1851 et la suppression de la caisse de Poissy en 1858,
tous les éléments du débat sont plantés pour que commence le combat final entre les
adversaires et les défenseurs de la liberté du commerce. A nous d’identifier les deux camps et
de démêler les différents types d’arguments, en se méfiant des simplifications abusives. Doiton forcément soupçonner tous les professionnels, bouchers comme éleveurs, de défendre leurs
intérêts corporatifs ? Les magistrats municipaux sont-ils uniquement guidés par le souci de ne
pas voir diminuer les recettes communales ? Quel crédit faut-il accorder aux journalistes qui
se piquent d’apporter des solutions miracles au problème de la viande chère ? Napoléon III at-il proclamé la liberté de la boucherie pour satisfaire les réclamations des penseurs libéraux
ou pour améliorer sincèrement la situation alimentaire des Parisiens ? Comment peut-on
comprendre les positions d’Armand Husson, favorable à la caisse de Poissy en 1849, alors
qu’il publie en 1856 une remarquable étude sur les consommations alimentaires des
Parisiens ? Plongeons donc dans ce sinueux débat entre libéralisme et corporatisme.
1462
Ibid., p 73.
1463
Ibid., p 74.
1464
Ibid., p 83.
1465
Cela n’est vrai que depuis la loi du 10 mai 1846 qui fusionne le droit de caisse de Poissy et le droit d’octroi
dans un droit unique d’abattage. Ibid., p 85.
1466
Ibid., p 87.
285
5) LES DEBATS SUR LA SUPPRESSION DU PRIVILEGE (1852-1858)
De nombreux intérêts s’expriment en 1850-1851, au moment où les deux enquêtes
parallèles sont menées, l’une municipale et l’autre parlementaire, sur la question de
l’organisation de la boucherie parisienne. Les intérêts agricoles se manifestent pour défendre
la libéralisation du marché de la viande1467. Jules Borrelli de Serres, ancien maire de Mende,
vice-Président honoraire de la Société d'Agriculture de la Lozère, ancien inspecteur général
des Halles et marchés de Paris, publie une notice de 60 pages sur le commerce de la boucherie
à Paris dans les Annales agronomiques en octobre 1851, où il dénonce les abus du monopole
des bouchers depuis 18021468. Le Syndicat de la Boucherie1469 et le directeur de la Caisse de
Poissy prennent leur plume pour défendre leur existence1470.
Un paradoxe est relevé par Alfred des Cilleuls. Alors que le système mis en place en
1811 est en sursis après 1851, vu les conclusions de l’enquête parlementaire, les tribunaux
continuent d’avoir une lecture très stricte de certaines dispositions désuètes. Ainsi, un
jugement en cassation de la chambre criminelle du 1er juillet 1831 confirme que l’ordonnance
royale du 18 octobre 1829 est « légale et obligatoire » et entre dans l’esprit et le but de la loi
des 2-17 mars 1791. Dans des arrêts du 18 février 1848 et du 14 février 1856, la Chambre de
cassation déclare toujours en vigueur la seule disposition restrictive de l’édit de février 1776
(la défense de cesser l’exploitation d’un étal sans avoir prévenu la police locale un an à
l’avance). « La rigueur des criminalistes officiels alla jusqu’à dire qu’on pouvait prohiber la
vente des viandes, ailleurs qu’aux marchés publics, et qu’il y avait colportage illicite, dans le
fait de livrer à domicile, même pour exécuter des commandes et non offrir sa
marchandise1471 ».
Une première victoire pour les partisans de la liberté commerciale est obtenue en 1853
quand Napoléon III diminue sensiblement les droits de douane sur les bestiaux. Cette étape
n’est que la première vers la libéralisation progressive du commerce de la boucherie, mais elle
a son importance. Pour mieux comprendre les tâtonnements du pouvoir dans le choix de la
voie libérale, nous allons tout d’abord présenter le statut des boulangers parisiens en 1853.
a) L’exemple éclairant de la boulangerie parisienne (1853)
La question de la Boucherie fait partie d’un problème plus vaste, celui des
subsistances. La question du choix entre liberté et réglementation se pose autant pour les
boulangers que pour les bouchers, tout comme les réformes douanières de 1853 portent autant
1467
O. DELAFOND, De l'insalubrité et de l'innocuité des viandes de boucherie vendues à la criée du marché
des Prouvaires à Paris, Société nationale et centrale d'agriculture, 24 décembre 1850, 20 p. BNF, 8 Tc 52/38.
1468
Jules BORRELLI DE SERRES, Notice sur le commerce de la boucherie à Paris, Gide et Baudry, 1851, 63
p. BNF, V 32736. BA, 3413. BHVP, 9852.
1469
Syndicat de la Boucherie de Paris, Question de la Boucherie, adressée à Mrs les membres de l'Assemblée
Nationale législative, 4 novembre 1851, 23 p. Archives de la Préfecture de Police de Paris, DB 401.
1470
DANIEL, Observations sur le projet de rendre libre le commerce de la boucherie et de supprimer la caisse
de Poissy, Lettre du directeur de la Caisse de Poissy au Préfet de la Seine, 30 octobre 1852, 11 p. BNF,
Vp 22692.
1471
Cassation de la chambre criminelle (12 octobre 1850 et 25 juin 1851). Alfred des CILLEULS, Histoire de
l'administration parisienne au XIXème siècle: tome II (1830-1870), H. Champion, 1900, p 180.
286
sur les céréales que sur les bestiaux. En nous basant sur la thèse de Jeanne Gaillard1472,
exposons les circonstances qui ont amené à l’institution d’une Caisse de la Boulangerie en
décembre 1853, alors que la suppression de la caisse de Poissy est clairement proposée dans
un rapport du Conseil d’Etat du 26 novembre 1853 1473.
Jeanne Gaillard expose d’abord la crise alimentaire des années 1853-1856. Les
niveaux de la production de blé sont « particulièrement critiques » en 1853-1854. « Jamais
plus pendant la seconde moitié du Second Empire la production de céréales ne tombera aussi
bas1474 ». Cette crise est aggravée par celle de la vigne et de la pomme de terre, qui joue un
rôle très accessoire dans l’alimentation parisienne, mais dont la pénurie a des conséquences
néfastes sur l’élevage porcin. Autrefois nourris de glands, les porcs sont largement dépendants
de la production de cette tubercule si répandue dans les villes industrielles anglaises1475.
Le gouvernement impérial doit veiller au « maintien des prix à un niveau accessible
aux petites gens » pour éviter tout mécontentement populaire. « Des placards affichés au
faubourg Saint-Antoine associent la vie chère au régime nouveau. « Mort à l’empereur ! Le
pain à douze sous ! Les propriétaires à la lanterne ! », voilà ce que l’on peut lire sur les murs à
l’automne 1856 1476 ». Le préfet de police prône donc une baisse du prix du pain1477. « Dès
l’été 1853 les autorités parisiennes prennent les chertés à leur charge et décident d’indemniser
la boulangerie pour qu’elle maintienne ses prix au-dessous de la mercuriale. Un arrêté du
préfet de police du 30 août 1853 maintient le prix du pain à 40 centimes le kg au lieu de
451478. La réduction des droits de vente sur les bestiaux est annoncée le 26 octobre suivant par
Le Moniteur. Puis le 24 décembre 1853, une Caisse de la Boulangerie est instituée par décret ;
elle entrera en service au cours de l’année 1854 1479 ».
Le fonctionnement de la caisse des boulangers est très différent de celui de la caisse
des bouchers. Elle fonctionne comme une caisse de compensation. « Aux périodes de cherté
la Caisse versera aux boulangers la différence entre le prix de vente du pain et le prix réel des
farines – à la baisse, c’est le contraire qui se produira ; les boulangers rembourseront la Caisse
de ses avances antérieures et la Caisse constituera un trésor de guerre pour les chertés à venir.
Bien entendu, le système suppose un contrôle de la Ville sur les stocks détenus par les
boulangers, sur l’utilisation de la farine qui ne peut pas servir à la pâtisserie ». Les autorités
municipales parisiennes misent donc sur la réglementation pour « assurer l’abondance, la
qualité et le bas prix des denrées essentielles1480 ». Les effets de la crise frumentaire sont donc
1472
Le titre utilisé par Jeanne Gaillard pour cette partie est très expressif : « Le ravitaillement de Paris : de la
réglementation à la liberté surveillée ». Jeanne GAILLARD, Paris, la ville (1852-1870), Thèse d’Histoire,
Université Paris X, 1975, p 254.
1473
Il s’agit du rapport Heurtier sur lequel nous reviendrons longuement.
1474
Jeanne GAILLARD, op. cit., p 254.
1475
ENGELS, La situation de la classe laborieuse en Angleterre, 1866.
1476
D’après le rapport du préfet de police du 1 er novembre 1855, un des mots d’ordre des mécontents est le
suivant : « Sous Louis-Philippe le pain n’a jamais coûté plus de 40 centimes ». AN, BB30/366.
1477
Jeanne GAILLARD, op. cit., p 254.
1478
La taxe de la viande sera mise en place en octobre 1855.
1479
Jeanne GAILLARD, op. cit., p 256.
1480
Ibid.
287
fortement atténués dans la capitale : le peuple y mange du pain blanc1481, qui est moins cher
qu’en banlieue et qu’en province 1482 !
La situation très réglementée de la capitale est singulière ; elle ne correspond
absolument pas à celle de la province, où un désaveu cinglant est infligé à tout fonctionnaire
coupable d’avoir pris des mesures analogues à celle du préfet de police de Paris 1483 ! « Dans
le domaine si particulièrement sensible de l’alimentation populaire, les nécessités urbaines
infléchissent le libéralisme gouvernemental, de sorte que Paris reste la capitale de la
réglementation dans un pays où la liberté des transactions fait la loi sur les marchés1484 ».
b) La situation de la boucherie parisienne en 1853 : le rapport
Heurtier
Nous avons vu que la mise en place de la vente de la viande à la criée au marché des
Prouvaires en 1849 a été une étape importante de la libéralisation de la boucherie, car la criée
instaure une concurrence nouvelle pour les bouchers sédentaires. Dans un avis du 17
décembre 1853, le préfet de police autorise la généralisation de ce système, en créant des
ventes au détail à la criée de la viande de boucherie sur quatre marchés de quartier (Beauvau,
Saint-Martin, Carmes et Rue de Sèvres). L’absence de réaction sur cette mesure montre sans
doute que le principe de ce mode de mise en vente de la viande est maintenant accepté par
tous. Par contre, quand le Conseil d’Etat rend en novembre 1853 un rapport favorable à la
suppression de la caisse de Poissy, le Syndicat de la Boucherie proteste vivement contre ce
projet.
Heurtier, directeur général de l’Agriculture et du Commerce, adresse le 26 novembre
1853 à Magne, ministre de l’Agriculture, du Commerce et des Travaux publics 1485, un long
rapport sur le « régime exceptionnel de la Boucherie à Paris1486 », préparé par le conseiller
d’Etat Cornudet 1487. Si l’on admet que les membres du Conseil d’Etat sont « tous de fidèles
serviteurs de Louis-Napoléon », chargés de « préparer, sous la direction du gouvernement, les
lois et les décrets1488 », on peut considérer que le rapport Heurtier-Cornudet exprime en fait
les vues de l’empereur sur la boucherie. Dans le cas de Cornudet, la soumission à l’empereur
n’est pas indéfectible, à cause de son passé orléaniste. Chef de cabinet en 1836 de Martin du
Nord (ministre de l’Agriculture et du Commerce), auditeur puis maître des requêtes au conseil
1481
La commission municipale interdit l’abaissement du taux de blutage et le mélange de céréales secondaires au
froment. Archives de Paris, VF4.
1482
En 1853, le kilo de pain se paie 40 centimes à Paris, 50 à St-Germain-en-Laye, 49,5 à Chartres, de 54 à 59
centimes à Rouen selon la qualité. Annales de l’Agriculture , 10 décembre 1853.
1483
Par exemple, le préfet du Tarn-et-Garonne désavoue un commissaire de canton qui verbalisait « à tort »
contre les hausses des prix. Annales de l’Agriculture , 20 août 1853.
1484
Jeanne GAILLARD, op. cit., p 254.
1485
Pierre Magne (1806-1874), avocat orléaniste, rallié à Louis-Napoléon Bonaparte en 1849, est ministre de
l’Agriculture et du Commerce depuis juin 1853. Jean GARRIGUES, La France de 1848 à 1870, Armand
Colin, 2002, p 72.
1486
Le rapport Heurtier est publié intégralement dans La Revue municipale, juin 1854, pp 1257-1263.
1487
Vicomte Alfred CORNUDET, Rapport au ministre de l’agriculture, du commerce et des travaux publics sur
diverses questions relatives au régime du commerce de la boucherie dans la ville de Paris, 5 décembre 1853,
22 p. Archives de Paris, D6Z5.
1488
Jean GARRIGUES, op. cit., p 55.
288
d’Etat, Léon Cornudet fut exclu temporairement du conseil d’Etat en 1852 « à la suite de son
rapport dans l’affaire des biens de la famille d’Orléans », avant de retrouver son siège en mars
1853, dans la section des travaux publics1489. Que contient le rapport de novembre 1853 ?
Dans les grandes lignes, il reprend les conclusions de l’enquête parlementaire de 1851 menée
par Victor Lanjuinais.
Après un rappel historique, Heurtier note que « l'organisation des bouchers de Paris a
donc encore aujourd'hui beaucoup d'analogie avec celle des anciennes corporations
». Depuis
1830, leur nombre est limité à 500, avec une caution de 3 000 F. Le préfet de police désigne
les 3O bouchers qui forment le Syndicat. Le boucher doit exercer lui-même sa profession et
ne peut pas posséder plus d'un étal. L’achat des bestiaux se fait sur les marchés établis (les
deux principaux étant Sceaux et Poissy). Le boucher doit abattre dans les abattoirs de Paris.
Tous les achats sont payés au comptant (paiement immédiat garanti par la caisse de Poissy).
En pratique, la moitié des bouchers achètent la quantité nécessaire de viande abattue par les
confrères dans les abattoirs: c'est la vente à la cheville, interdite depuis 1829.
Après ce rappel, le rapport Heurtier est organisé en douze points, dont voici les
arguments :
1°/ De la limitation du nombre des bouchers : Pour Heurtier, elle n’est pas
nécessaire à la régularité de l’approvisionnement ni favorable à la qualité, à la salubrité et au
juste prix des viandes. De nombreux témoignages confirment que la boucherie de Paris n’a eu
aucun problème pour fournir de la viande pendant les troubles de 1830 et 1848. De plus,
l’approvisionnement en viande de la banlieue se fait très bien sans aucun régime exceptionnel.
Entre 1825 et 1829, la limitation a été supprimée et l’approvisionnement n’en a pas souffert.
Il a existé une spéculation sur la diminution du poids des bestiaux entre 1825-1829, mais le
poids n’est pas un gage de qualité de la viande. De plus le poids moyen des bœufs n’a pas
varié entre 1825-1829 (325,15 kg) et 1830-1834 (325,17 kg). Si la salubrité des viande s’est
dégradée pendant la Révolution, c’est à cause d’une mauvaise police et non pas à cause de
l’absence de corporation.
Dans l’enquête de 1851, les syndics de la Boucherie affirment que la limitation
diminue les frais généraux des commerçants et donc le prix de la viande. Heurtier répond à
cela : « N’est-il pas évident, au contraire, que lorsqu’un privilège comme celui des bouchers
est établi, le droit de l’exercer se vend et s’achète, et que le prix de ce privilège vient accroître
les charges naturelles de l’exploitation ? Il est même à remarquer que la valeur des étaux
s’élevant en raison de la prospérité du commerce, il semble que, par la succession des
individus à titre onéreux, les charges de l’industrie doivent augmenter au détriment du public,
à mesure que cette industrie devient plus lucrative ».
Heurtier souligne les conséquences positives de la concurrence des forains depuis
1848 : la consommation de viande augmente et les bouchers sédentaires proches du marché
sont obligés de diminuer leurs prix, proportionnellement à la distance du marché. Par ailleurs,
le régime de la taxe, qui pourrait être un correctif du monopole, est impraticable à Paris, « tout
comme dans les petites villes où il n’y a guère qu’un seul prix pour tous les morceaux ». A
Paris, dans les quartiers pauvres, les bouchers vendent surtout des bas morceaux et ceux des
quartiers riches des morceaux de choix. Si on adoptait un prix unique, cela avantagerait les
riches consommateurs qui obtiendraient toujours les meilleurs morceaux. Pour Heurtier, il est
trop difficile d’établir une taxe particulière sur chaque qualité de viande et chaque partie de
l’animal. « Les bouchers sont comme les autres commerçants, ils cherchent à vendre leur
1489
Pierre LAROUSSE, Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, tome V, p 161.
289
marchandise le plus cher possible, et du moment qu’on reconnaît l’impossibilité de leur
imposer un tarif, il semble que la libre concurrence est le seul moyen d’empêcher que le
consommateur ne paye la viande plus qu’elle ne vaut ».
2°/ Du syndicat : Pour Heurtier, le Syndicat peut exister sans la limitation, mais son
maintien constituerait une dérogation grave au droit commun. La loi des 14 et 17 juin 1791,
qui défend aux citoyens d’un même métier de former un syndicat, était opportune au moment
de la suppression des corporations mais elle n’est pas rigoureusement exécutée depuis
longtemps. Sans corporatisme ni volonté de coalition, les professionnels ont besoin d’avoir
des délégués, soit pour être en relation avec les autorités soit pour « exercer une espèce de
police et d’action disciplinaire dans l’intérêt général de la profession ». Le gouvernement a
tendance à seconder ces tendances. Il faudrait donc conserver le syndicat. « L’existence du
syndicat serait très utile à l’Administration pour être éclairée sur le degré de solvabilité des
bouchers auxquels la caisse ferait des avances ». En outre, l’administration doit pouvoir entrer
en contact rapidement et régulièrement avec la profession, par l’intermédiaire d’un petit
nombre de personnes.
Si l’on abolit le régime exceptionnel de la Boucherie, il faudrait, comme en 1825,
mettre à la charge de la ville les différentes dépenses aujourd’hui à la charge du syndicat
(services dans les abattoirs généraux, secours et pensions aux anciens bouchers) et lui
attribuer comme compensation le produit des fumiers des bouveries et bergeries, les produits
des vidanges et voiries provenant des abattoirs.
3°/ Du cautionnement : En 1802, les deux motifs qui ont justifié l’instauration de la
caution sont les suivants :
•
former une caisse commune destinée à faire des prêts aux bouchers.
•
empêcher la trop fréquente variation du nombre des étaux : tout boucher qui quitte
son commerce sans permission du préfet de police ou sans la déclaration préalable
(6 mois à l’avance) perd son cautionnement. Cette disposition n’a pas été reprise
dans l’ordonnance royale du 18 octobre 1829. En 1853, Heurtier estime qu’il n’est
plus nécessaire de garantir le public contre l’insuffisance du nombre de bouchers.
Depuis 1829, la caution sert à assurer le service de la caisse de Poissy. Si la caisse est
supprimée, la caution peut disparaître. La caution peut être conservée comme mesure
transitoire, pour empêcher l’accroissement trop rapide du nombre de bouchers et atténuer les
effets de la transition entre le régime réglementé et celui de la liberté complète.
4°/ Des marchés obligatoires : Ils ont été créés bien avant la Révolution pour assurer
l’approvisionnement dans des conditions équitables. Leur utilité est illusoire car le prix est
déterminé par l’offre et la demande. La seule obligation utile est celle de la fixité des lieux et
des dates de marché, condition liée à la nature du commerce des bestiaux. Leur maintien est
inutile, surtout si la caisse de Poissy est supprimée. Par ailleurs, l’état sanitaire est plus facile
à constater quand l’animal est mort. Les contrôles doivent donc être effectués dans les
abattoirs et non sur les marchés.
5°/ De la caisse de Poissy : En 1853, le droit de caisse de Poissy s’élève à 2,70
centimes (compris dans le droit d’octroi de 9,40 centimes) que paie le kilo de viande de
boucherie à son entrée dans Paris. La caisse de Poissy rapporte 1.500.000 F à la ville pour
250.000 F de dépense à peine. Beaucoup d’agriculteurs sont attachés au maintien de la caisse
(solvabilité des bouchers). Lyon et Bordeaux ont songé à mettre en place une institution
analogue. Cette caisse est-elle vraiment utile ?
290
•
La garantie offerte aux producteurs est apparente car la plupart des éleveurs ne
viennent pas sur les marchés mais expédient les bestiaux à des commissionnaires
qui traitent avec les bouchers et à qui la caisse remet le prix des animaux vendus.
Le producteur est libre de choisir le commissionnaire de son choix, mais le choix
est restreint car leur nombre est réduit.
•
Depuis 1819, la caisse n’intervient plus dans les achats faits par les bouchers de
banlieue et pourtant l’approvisionnement de la banlieue est très régulier. Les
achats pour lesquels la caisse est obligatoire s’élèvent en moyenne à 50 millions de
francs par an. Les achats faits sur les marchés de Sceaux et Poissy pour la banlieue
ou les départements voisins s’élèvent à près de 25 millions de francs et se font très
bien sans caisse pour assurer le paiement au comptant.
•
La Caisse n’a joué aucun rôle particulier en cas de troubles ou de révolution car en
1848 elle n’a pas fait plus d’avances qu’en temps normal.
•
La Caisse devient inutile car le chiffre de ses avances a décru rapidement depuis
plusieurs années. En 1820, les sommes avancées correspondent à la moitié des
achats effectués. En 1850, la caisse avance un sixième des acquisitions
(7.208.000 F sur 47.680.000 F). En 1852, elle n’avance que 6 520 000 F sur
52.000.000 F, c’est-à-dire 62.000 F en moyenne par marché.
•
Dans l’enquête parlementaire de 1851, les bouchers sont défavorables à la caisse
car la moitié n’en tirent aucun avantage car ils ne sont pas sur les marchés et
pourtant ils doivent fournir un cautionnement.
•
La caisse de Poissy oblige au maintien des marchés obligatoires, système qui
augmente les frais par rapport à un système plus libre, avec des marchés plus
rapprochés des différents points d’arrivage ou dans lesquels les bouchers
pourraient faire venir directement les bestiaux des éleveurs. Le coût du transport
des bœufs n’est pas négligeable : 25 F pour des bœufs conduits de Choisy-le-Roi à
Poissy, puis 15 F pour aller de Poissy à Paris, sans oublier les 65-70 centimes pour
les conducteurs.
Heurtier propose de suivre la solution évoquée en 1851 par Lanjuinais : maintenir la
caisse facultative pendant 3 ans et décider que les fonds nécessaires seraient donnés par la
ville, qui continue à percevoir (seulement pendant 3 ans) les 2,70 centimes par kilo de viande
représentant le droit de la caisse.
6°/ De la défense de revendre des bestiaux sur pied : Elle sert à réduire autant que
possible les intermédiaires entre producteur et consommateur. Le système actuel de limitation
du nombre des bouchers et des marchés obligatoires oblige l’éleveur à diviser ses bœufs en
lots et de les vendre un peu plus cher que s’il vendait le troupeau entier en une seule fois.
Avec la liberté de revendre des bêtes à des confrères, le prix des bestiaux n’augmenterait pas.
7°/ De l’interdiction de la vente à la cheville : L’ordonnance de 1829 interdit la
cheville (vente en gros ou demi-gros de viandes abattues d’un boucher à l’autre). Mais la
pratique a toujours existé et la préfecture de police déclare qu’il lui est impossible de
l’empêcher. Pour Heurtier, la vente à la cheville est nécessaire à la Boucherie de Paris :
•
Tous les bouchers n’ont pas les connaissances et le tact nécessaires pour acheter
les bestiaux sur pied. Ils ont alors plus d’avantage à acquérir la viande abattue d’un
confrère.
291
•
La différence de consommation entre quartiers pauvres (bas morceaux) et quartiers
riches (morceaux de choix) rend nécessaire la faculté de pouvoir revendre de la
viande à un confrère.
•
La salubrité y gagne car si un boucher peut vendre ses surplus à un confrère, le
surplus ne restera pas à l’étal plusieurs jours. La vente à la cheville permet de
proportionner ses achats selon l’importance du débit.
•
Depuis 1848, la vente en gros à la criée de la viande abattue constitue une
concurrence qui rend les petits bouchers plus indépendants des chevillards
qu’autrefois.
8°/ De l’obligation d’abattre dans les abattoirs de Paris : Quand un abattoir est créé
dans une ville, toutes les tueries particulières sont supprimées et tout boucher qui veut abattre
dans la ville doit conduire ses bestiaux à l’abattoir, mais il peut les faire abattre dans les
tueries particulières hors de la ville. La situation à Paris est moins favorable qu’en province.
Si l’on souhaite un régime libre, il faut autoriser les bouchers de Paris à pouvoir abattre hors
des cinq abattoirs de Paris. Surtout que depuis la criée et la vente quotidienne sur les marchés,
une grande partie de la viande consommée dans Paris est abattue au dehors sans aucun
problème de santé publique.
9°/ De l’obligation de n’exploiter qu’un seul étal : Cette mesure permet d’atténuer le
monopole existant, en empêchant la concentration de nombreux étaux dans les mains d’un
seul boucher. La libre concurrence fonctionne très bien en province : aucune compagnie ne
concentre assez d’étaux pour empêcher une juste concurrence.
10°/ De l’obligation de tenir chaque étal garni de viande : L’article 10 de
l’ordonnance royale du 18 octobre 1829 stipule que « tout étal qui cessera d’être garni de
viande pendant trois jours consécutifs sera fermé pendant six mois ». Cette mesure perd tout
intérêt si le nombre de bouchers n’est plus limité.
11°/ Du privilège de la garantie nonaire : Cet usage ancien a été maintenu pour les
bœufs par un arrêt de la Cour de cassation du 19 janvier 1841. Les agriculteurs réclament
depuis longtemps contre ce privilège qui n’existe que pour les bouchers de Paris et qui a
donné lieu à de graves abus. En 1850, M. Renault, directeur de l’école vétérinaire d’Alfort,
préconise la suppression pure et simple de la garantie nonaire. La commission parlementaire
de 1851 ne voit pas de motifs valables pour maintenir une dérogation aussi considérable aux
règles de droit commun. Les cas étant rares (moins de 25 accidents par an en moyenne), on
pourrait conserver cette garantie. Mais les abus existent : le boucher se fait rembourser
l’animal mort et vend une partie de la viande insalubre. Heurtier propose donc de supprimer
cette règle dérogatoire.
12°/ Une indemnité pour les bouchers ? En 1825, le Conseil municipal, la Chambre
de commerce et le comité de l’Intérieur du Conseil d’Etat ont examiné avec beaucoup de soin
la question de l’indemnité à verser aux bouchers (suite à la suppression du monopole) et leur
réponse a été négative. Les principaux motifs du refus étaient les suivants en 1825 :
•
Le gouvernement est tenu à l’indemnité que dans les cas où, pour raison d’utilité
publique, il exige le sacrifice de droits réels ou une cession de propriété.
•
La loi de 1811 n’a pas confié de droit réel et il n’y a pas eu de contrat entre le
gouvernement et les bouchers.
•
En principe, le gouvernement ne se lie pas par un règlement d’administration
publique et il est de son devoir de changer le droit lorsque des raisons d’intérêt
général lui en font sentir la nécessité.
292
•
Le gouvernement ne garantit à personne le statu quo de la législation et des
mesures administratives.
•
Une spéculation commerciale, entreprise sous l’empire d’une législation, demeure
éventuellement soumise à toutes les variations que cette loi peut éprouver.
•
Les bouchers n’ont payé aucun droit pour jouir des avantages accordés.
•
Ce n’est pas parce qu’ils ont eu un privilège profitable pendant longtemps que la
perte du privilège doit être indemnisée.
Heurtier ajoute un nouveau motif de refus en 1853 : l’organisation de la boucherie
étant en débat depuis longtemps, ceux qui ont acheté des étaux ont dû prévoir l’éventualité de
la suppression du monopole.
Pour conclure son rapport, Heurtier présente un projet de décret au ministre :
1490
•
Article 1 : Fin de la limitation du nombre des étaux. Chacun est libre d’ouvrir un
étal après déclaration préalable à la Préfecture de police.
•
Article 2 : Le syndicat de la Boucherie est maintenu tel que constitué dans
l’ordonnance royale du 18 octobre 1829.
•
Article 3 : Fin du cautionnement. La caution versée à la caisse de Poissy sera
restituée dans un délai de trois mois.
•
Article 4 : Les bouchers peuvent acheter sur tous les marchés régulièrement
établis.
•
Article 5 : Intervention facultative de la caisse pour les acheteurs et les vendeurs.
La ville de Paris pourvoit à la caisse pendant trois ans et continue à percevoir
pendant trois ans le droit de caisse de 2,70 centimes par kilo de viande.
•
Article 6 : Les bouchers peuvent introduire dans Paris des viandes abattues au
dehors, selon des règles de salubrité et de fidélité du débit.
•
Article 7 : Toute interdiction de revendre sur pied ou à la cheville est supprimée.
•
Article 8 : Abolition des articles 4 (exploiter un seul étal et soi-même) et 10 (étal
non garni pendant 3 jours consécutifs est fermé pendant 6 mois) de l’ordonnance
de 1829.
•
Article 9 : Suppression de la garantie nonaire des 9 jours. Les cas de mort naturelle
après livraison sont régis par le droit commun.
•
Article 10 : Les dépenses de boucherie dans les abattoirs généraux sont imputées
sur le budget de la ville de Paris comme dépenses d’administration, y compris les
pensions et secours payés aux anciens bouchers et à leur famille (jusqu’à
extinction et sur état dressé et vérifié). Les produits des fumiers des bouveries et
bergeries et ceux des vidanges d’abattoir appartiendront à la ville de Paris.
•
Article 11 : Aucune indemnité pour la suppression du privilège.
•
Article 12 : Les dispositions du décret du 6 février 1811 et de l’ordonnance royale
du 18 octobre 1829 non contraires au présent décret continuent à recevoir leur
exécution1490.
« Rapport Heurtier », La Revue municipale, juin 1854, p 1263.
293
À part l’article 2 (maintien du Syndicat de la Boucherie), les conclusions du rapport
Heurtier seront intégralement suivies en 1858. Il est donc clair que la suppression de la Caisse
de Poissy n’est plus qu’une affaire de mois. Pourquoi le gouvernement n’applique-t-il pas dès
1854 les mesures proposées par Heurtier ? Ce retard est-il du au contexte alimentaire difficile
ou aux pressions des bouchers ? Les deux éléments ont sans doute eu leur importance. Ce qui
est certain, c’est que les bouchers sont très bien informés du sort qui les attend. Dès le 17
décembre 1853, le syndic de la Boucherie, Lescuyot, publie une lettre de protestation contre
le rapport Heurtier.
c) La réaction hostile des bouchers face au rapport Heurtier
Le Pays, journal bonapartiste1491, publie le 15 décembre 1853 un article qui rend
compte prématurément des projets de lois et de décrets soumis au Conseil d’Etat. Le
rédacteur, reprenant les conclusions d’Heurtier, y affirme qu’il est normal de refuser
d’accorder aux bouchers une indemnité pour le préjudice de l’application de la liberté du
commerce. Le syndic des bouchers, Lescuyot, répond à cette attaque dans une lettre du 17
décembre 1853, reproduite dans la Revue municipale de Louis Lazare1492.
Lescuyot est tout à fait conscient du climat hostile au monopole de la Boucherie : « La
corporation reconnaît qu’en présence des préventions actuelles de l’opinion publique, ses
explications seraient peu écoutées et mal comprises; elle laissera à l’expérience qui va être
tentée le soin d’éclairer le débat et de changer les esprits ». Lescuyot rappelle qu’à chaque fois
que la liberté a été décrétée (1791 et 1825), le gouvernement a finalement rétabli l’ancienne
réglementation à cause « des abus et des dangers pour la santé et l’alimentation publique ». Le
syndic affirme préférer « l’illimitation » au système établi par les ordonnances de police de
1848 et 1849, « système qui a aggravé les charges déjà considérables imposées à la boucherie
de la Ville, tout en supprimant les avantages que la législation de 1829 lui avait attribués
comme une juste compensation; système, par conséquent, qui ne permet plus de supporter
sans pertes la concurrence privilégiée que nous font aujourd’hui les marchands du dehors ».
La corporation en appelle à la prompte réalisation du projet de liberté commerciale, mais avec
une indemnité pour le préjudice. « Le gouvernement peut prendre toutes les mesures
administratives qui, à tort ou à raison, lui paraissent avantageuses au public. C’est
incontestable. Mais qu’en prenant ces mesures, il décrète en même temps le refus d’indemnité
à l’égard des citoyens qui pourraient être lésés, voilà qui est impossible. Cela est contraire à la
Constitution, aux lois politiques et civiles, aux règles de la justice et de l’équité ». Le débat ne
porte donc plus sur le maintien du monopole, dont les bouchers ont accepté la disparition
prochaine, mais sur les compensations financières qu’ils espèrent en tirer.
« L’E tat exproprie une maison, il la paie ; il enlève au propriétaire l’usage d’une mine
renfermée dans le sol, il stipule une redevance; il supprime la force motrice d’une usine, il
répare le dommage ; il interdit à un particulier la vente d’une denrée dont à l’avenir il se
réserve le monopole, il indemnise1493 ». Pour Lescuyot, l’indemnité réclamée par les bouchers
pour la perte de leur monopole est donc tout à fait justifiée. L’ordonnance de 1829 avait
prescrit qu’il ne pourrait s’établir un nouveau boucher dans Paris que si ce boucher acquiert
1491
Le Pays, fondé en décembre 1852 et dirigé par Granier de Cassagnac, appartient à la « Société des journaux
réunis », groupe de presse créé en 1848 par Mirès et le publiciste Moïse Millaud. Jean GARRIGUES, La
France de 1848 à 1870, A. Colin, 2002, p 78.
1492
La Revue Municipale, décembre 1853, p 1144-1146. BHVP, Per 4° 133.
1493
Lescuyot renvoie à l’article 43 de l’ordonnance royale du 13 février 1835.
294
deux étaux à la fois, dont un restera supprimé. Beaucoup de membres de la boucherie ont dû
ainsi payer double prix pour le droit exclusif de vendre de la viande dans Paris. Cet effort
mérite dédommagement.
En outre, l’administration municipale, tutrice de la caisse de Poissy, a souvent fait
vendre aux enchères publiques, non pas l’achalandage et le matériel d’un étal, mais bien le
droit exclusif de vendre de la viande à Paris, et duquel elle dessaisissait réellement ceux des
bouchers de la ville qui restaient débiteurs insolvables de la caisse. Lescuyot proteste « au
nom de la justice et de l’équité contre cette pensée que l’indemnité pourrait nous être déniée
en principe ». Les bouchers réguliers « ont acquis et payé la propriété de leurs étaux telle
qu’elle a été créée par l’ordonnance du roi de 1829. Cette propriété fait partie du patrimoine
de chacun ; c’est la ressource des veuves et des orphelins de notre corporation. Nous croyons
trop aux sentiments de justice et d’équité qui animent le Gouvernement, pour que nous
puissions admettre que l’on songe à nous dépouiller sans un légitime dédommagement ».
Suite à ces réclamations de Lescuyot, Louis Lazare apporte un commentaire
bienveillant. Pour lui, le syndic de la Boucherie « a su se concilier, par sa conduite toujours
honorable et digne, les sympathies de l’autorité municipale ». Lazare rappelle que 56 édits ou
lettres patentes traitent de la boucherie entre Charles V et 1789, et que ces actes imposent aux
bouchers des obligations toujours plus impérieuses et coûteuses, en échange d’avantages
faisant de la profession de boucher un état exceptionnel et à l’abri de toutes vicissitudes. Dans
les documents administratifs, l’étal est toujours considéré comme une propriété que le
boucher peut vendre avec l’approbation de l’autorité municipale. Selon Lazare, le boucher est
« esclave de l’autorité », qui lui dit : « Votre étal aura telle dimension, il le faut aéré de telle
manière, je veux une grille devant », et tout cela, c’est un « impôt coûteux que paye le
boucher ». L’étal du boucher, par effet de la limitation, se transmet et se cède comme la
charge d’un notaire ou d’un avoué. « Dans le principe, la charge du notaire ou de l’avoué a été
donnée. En 1802, de par l’ordonnance, quiconque voulait exercer le commerce de la
Boucherie, était tenu d’acheter deux fonds et d’en fermer un. Maintenant, si l’autorité fait
table rase en mettant le boucher né d’hier sur la même ligne que le boucher qui a payé son
fonds 30 à 40 000 francs, doit-elle un dédommagement à celui qu’elle exproprie d’une
limitation ? ». Pour Lazare, la réponse s’impose d’elle même 1494.
d) La propagande de Louis Lazare en faveur du maintien du
monopole (1853-1855)
Louis Lazare, directeur de la Revue Municipale, sentant les menaces se préciser sur le
système de la caisse de Poissy, multiplie les articles entre 1853 et 1855 pour défendre le
monopole de la Boucherie régulière et les bienfaits de la limitation du nombre des étaux. Le
16 novembre 1853, il s’en prend aux « utopistes et démagogues » qui ont proposé la liberté de
la boucherie au printemps 1848, sans se souvenir des « funestes expériences du passé » (abus
révolutionnaires). S’appuyant sur l’exemple italien, il rappelle que la boulangerie a été libre à
Rome pendant la révolution de 1848 et que cela entraîna une hausse des prix du blé, qui passa
de 40-50 francs le rouble (deux sacs) à 90-150 francs, avant qu’on ne revienne à l’ancien
régime. De même, la liberté de la boucherie à Bruxelles en 1791 entraîna une hausse des prix
de la viande. Lazare cite un rapport présenté en 1846 au conseil communal de Bruxelles, qui
constate que le bœuf se vendait 30-35 centimes la livre en 1791 (60 bouchers), 45 centimes en
1810 (250 bouchers) et 45-60 centimes en 1850 (313 bouchers). Même si le prix du bétail a
1494
La Revue Municipale, décembre 1853, pp 1144-1146.
295
pu augmenter entre 1791 et 1850, la liberté du commerce est loin d’être toujours l’amie du
peuple pour Lazare. Par ailleurs, si la liberté est proclamée en 1853, Paris comptera 1 000
bouchers, la concurrence sera rude et la fraude se multipliera : le boucher trichera sur le poids
ou la qualité, en dépit des contrôles de police. 600 faillites sont à attendre et de « grosses
maisons à gros capitaux » tueront la concurrence et établiront ensuite un monopole1495.
Le 1er décembre 1853, Lazare publie une réponse aux propos de Babaud-Laribière,
auteur d’un article sur les subsistances paru le 4 novembre 1853 dans La Presse, journal
d’opposition au ton très libre 1496. Babaud-Laribière décrit les nombreux intermédiaires
existant entre l’éleveur limousin et le boucher parisien et les multiples frais qui en résultent :
vente sur le marché local par le producteur, frais du transport vers Poissy, vente au boucher,
droit du commissionnaire, droit d’octroi à la barrière de Paris, vente au consommateur… Il
propose de supprimer les intermédiaires inutiles, en installant par exemple à Poissy ou Sceaux
une agence destinée à recevoir les bestiaux venant de province, à les présenter au marché, à
les vendre au cours du jour, ou bien à les conserver pour les marchés suivants en cas
d’encombrement, et tenir compte aux producteurs des prix de vente par des lettres de change
payables dans chaque localité, soit par la banque de France soit par le Trésor. Le producteur
ne serait plus à la merci des marchands de bestiaux et il expédierait directement ses bêtes par
chemin de fer à l’agence. L’agence prélèverait un droit déterminé à l’avance pour frais de
régie et elle expédierait au producteur le véritable prix de sa marchandise. L’agence pourrait
tenir au courant les producteurs des besoins de la capitale et les produits ne seraient demandés
que selon les exigences du marché. Bref, Babaud-Laribière propose d’instaurer un système
d’expéditionnaire pour les bestiaux vivants comme il existe des facteurs à la Halle pour les
viandes abattues.
Quels sont les arguments de Lazare contre un tel projet ? Il rappelle tout d’abord les
risques du capitalisme, une compagnie étant « une réunion de capitalistes qui s’entendent pour
gagner de l’argent, dont toute l’intelligence travaille, est en ébullition pour faire suer les
écus ». Lazare est d’accord pour confier aux compagnies privées l’exécution rapide de grands
travaux d’utilité publique, la distribution des eaux, l’éclairage des rues, car le budget
municipal est insuffisant, mais il estime que l’alimentation doit rester dans les mains du
gouvernement. Il reprend la « sage maxime administrative » de Napoléon, quand il rétablit la
caisse de Poissy : « Il faut toujours que le pouvoir sente battre sous sa main le cœur du pays.
Si vous déléguiez à une compagnie une partie de l’alimentation de la capitale, vous
escompteriez la sécurité du pays tout entier ».
Toujours féru d’Histoire, Lazare rappelle les méfaits du « pacte de famine » sous
Louis XV, quand les accapareurs font du profit sur le dos des consommateurs affamés1497. Il
poursuit sa démonstration dans un second article, citant l’exemple déplorable des compagnies
de chemin de fer, soumises à des intérêts privés et tendant à des monopoles. Le gouvernement
ne doit céder ni concession ni privilège pour l’approvisionnement de la capitale, car « l’argent
est un métal qui ne se fond pas au contact de la misère ». Lazare vante la stabilité des prix sur
les marchés parisiens, alors qu’à Londres, les prix « varient brusquement de 20-30 centimes
1495
Louis LAZARE, « Du commerce de la Boucherie dans Paris », La Revue Municipale, 16 novembre 1853,
pp 1104-1105.
1496
La Presse, dirigée par Emile de Girardin, est un quotidien libéral, « progressionniste », soutenu par les
patrons protestants du textile alsacien. « Emile de Girardin, qui avait multiplié les insolences à l’encontre du
président Bonaparte, a été arrêté au moment du coup d’Etat et éloigné jusqu’en mars 1852 ». Jean
GARRIGUES, op. cit., p 77.
1497
Louis LAZARE, « De la viande de boucherie », La Revue Municipale, 1er décembre 1853, pp 1111-1113.
296
par livre de viande sur pied ». Il estime que la concurrence des marchands de bestiaux est plus
saine que la mise en place d’une agence unique. « Si les intermédiaires disparaissent, l’agence
fera subir la loi des financiers aux producteurs1498 ».
En juillet 1854, Lazare revient sur la situation belge, en commentant un extrait de
l’ Indépendance Belge du 25 juin 1854. Il rappelle qu’à Bruxelles, à cause de la liberté de la
boucherie, les prix de la viande ont régulièrement augmenté, et que des associations destinées
à procurer aux consommateurs de la viande à meilleur marché ont été organisées en vain en
Belgique1499.
Dans la livraison du 16 août 1854, Louis Lazare annonce qu’il publiera régulièrement
une chronique sur la Boucherie parisienne, car « le moment est donc heureusement choisi
pour faire monter jusqu’à nos conseillers quelques-unes de ces vérités utiles et pratiques que
nous devons à l’étude et plus encore à l’intelligence éclairée des administrateurs qui nous ont
frayé le chemin ». Entre l’été 1854 et l’ét é 1855, il publie périodiquement des articles sur la
question, puisant à chaque fois des exemples dans l’histoire médiévale ou moderne et
s’évertuant à démonter les uns après les autres les arguments du rapport Heurtier.
Pour défendre la limitation du nombre des bouchers, il affirme que si Paris abrite 1
000 bouchers au lieu de 500, les frais d’exploitation des étaux vont doubler et le
consommateur paiera cette surcharge. La liberté va profiter aux bouchers les plus puissants.
La guerre des prix va aboutir à des faillites et donc au monopole de certains. Lazare lance
donc un avertissement aux conseillers municipaux : « Si vous abandonnez aux capitalistes
cette branche si importante de l’approvisionnement d’une grande Cité, savez-vous ce que
vous livrez à la spéculation ? La tranquillité de Paris, qui est le repos de la France1500 ».
Lazare souligne que les deux dernières tentatives de libéralisation de la boucherie
(1791-1802 et 1825-1829) se sont soldées par la multiplication des viandes insalubres sur les
marchés1501. Quand la liberté de la boucherie a été proclamée en 1791, seuls 12 magistrats sur
146 sont parisiens et ils ne connaissent rien à l’administration de la ville.
L’approvisionnement de Paris fut livré à des « énergumènes » et la viande était pourrie et
corrompue. Lazare attribue cette formule à Napoléon en 1802 : « Ne livrons plus la
tranquillité de Paris, qui est le calme de la France, au caprice dangereux des passions
politiques ». Selon Lazare, la corporation des bouchers est loyale et utile : « Depuis 12
siècles, les bouchers n’ont jamais fait hausser ni baisser la viande d’un centime, ils ne créent
pas les cours, ils les subissent ».
La cherté des viandes en 1854 s’expliquerait par les mesures maladroites prises en
1846 (droit d’octroi perçu au poids et non plus par tête de bétail), qui décourage la vente des
bœufs gras. La vente à la criée, instaurée en 1849, aurait fait diminuer la production des veaux
(veaux de Pontoise, Arpajon, Mantes, Poissy, Coulommiers, Nangis, Nemours, Pithiviers), car
la vente à la criée en reçoit beaucoup de régions plus éloignées, veaux jadis destinés à la
reproduction. Les veaux vendus à la criée sont abattus trop jeunes. La criée permet la vente
dans Paris d’une viande de mauvaise qualité, sans origine connue, destinée à une clientèle
1498
Louis LAZARE, « De la viande de boucherie (suite) », La Revue Municipale, décembre 1853, p 1134.
1499
H. DU LISCOET, « Boucherie Parisienne », La Revue Municipale, 1854, p 1271.
1500
Louis LAZARE, « De la Boucherie parisienne », La Revue Municipale, n°153, 16 août 1854, pp 1295-1296.
1501
Louis LAZARE, « De la Boucherie parisienne », La Revue Municipale, n°154, 1er septembre 1854, pp 13021304.
297
pauvre (aubergistes, pensions, fabricants de bouillon)1502.
Lazare souligne que depuis 1848, l’esprit de l’ordonnance de 1829 est trahi, la
concurrence des forains est favorisée, alors que les bouchers réguliers demeurent soumis à
toutes les contraintes du code Mangin de 1830, situation donc très injuste1503. Suite à un
article paru le 5 novembre 1854 dans le Journal des Débats (presse d’opposition), Lazare
corrige certaines erreurs commises par l’auteur, partisan de la liberté de la Boucherie. Le
rétablissement de la corporation en 1802 aurait été traité à la légère par le premier consul.
Lazare s’insurge contre cette erreur historique et assure que la question de la boucherie a été
longuement étudiée sous le Consulat et l’Empire, point sur lequel nous ne lui donnons pas
tort1504.
En juin 1855, Lazare résume ses convictions sur la boucherie :
1°/ La liberté de la boucherie conduit au monopole : des capitalistes sont prêts à fonder des
étaux dans Paris et vendront à bon marché pour tuer la concurrence puis ils seront maîtres
du commerce.
2°/ La modification des droits d’octroi en 1846 (droit par tête transformé en droit au poids) a
été une mauvaise mesure. Les animaux sont devenus moins gras.
3°/ La vente à la criée a produit le gaspillage de la viande, qui augmente la cherté et fera
naître la disette. L’éleveur de province ne craint guère de livrer de la marchandise
malsaine. L’administration a des agents qui vérifient la viande mais cette vérification
manque de garantie. Comment déceler la phtisie sur de la viande morte1505 ?
En août 1855, Lazare invente un dialogue entre Henri IV, Sully et François Myron,
prévôt des marchands, préconisant une application ferme et solide de la réglementation de la
boucherie : suppression de la criée, exclusion des forains, interdiction des chevillards… Le
projet de taxer la viande étant d’actualité en 1855, Lazare propose d’établir une taxe sur les
bas morceaux vendus à la classe ouvrière : « Tarifez la viande que mange l’ouvrier, et laissez
les riches payer les morceaux de choix, comme ils payent le pain de fantaisie1506 ». Nous
verrons que le régime de la taxe, mis en place à Paris en octobre 1855, ne donna pas les
résultats escomptés et fut abandonné en février 1858.
e) Projets variés pour diminuer le prix de la viande : le mirage des
profits du cinquième quartier (1853-1857)
Pendant le Second Empire, époque florissante pour les initiatives capitalistes, il faut
avouer que les projets « modernes », visant à réduire le prix de la viande, ont été nombreux.
Ainsi, en 1853, Eugène Blanc, ancien rédacteur en chef de la Gazette des communes1507,
1502
Louis LAZARE, « De la Boucherie parisienne », La Revue Municipale, n°155, 16 septembre 1854, pp 13131315.
1503
Louis LAZARE, « De la Boucherie parisienne », La Revue Municipale, n°157, 16 octobre 1854, pp 13351337.
1504
Louis LAZARE, « De la Boucherie parisienne », La Revue Municipale, 1854, p 1354.
1505
Louis LAZARE, « De la Boucherie parisienne », La Revue Municipale, n°173, 16 juin 1855, pp 1485-1486.
1506
Louis LAZARE, « De la Boucherie parisienne », La Revue Municipale, n°176, 1er août 1855, pp 1517-1519.
1507
La Gazette des communes, « journal des intérêts provinciaux », est parue de novembre 1850 à juillet 1851.
Eugène HATIN, Bibliographie historique et critique de la presse périodique française, Firmin Didot, 1866,
p 520.
298
propose de réduire le prix de la viande en appliquant une méthode rationnelle de valorisation
du cinquième quartier (cuir, suif, abats, boyaux, os, crins, etc…). Ce projet est évoqué par
Eugène Blanc dans un ouvrage polémique de 1857, pamphlet virulent contre la corporation
des bouchers de Paris1508. Selon Blanc, le cinquième quartier, mieux exploité, pourrait
rapporter entre 18 et 20 millions de francs par an, à répartir entre les 200 bouchers abattants.
Cette « cagnotte » devant profiter aux consommateurs, il propose de supprimer le monopole
des 50 bouchers en gros1509 et de créer une grande institution publique qui centraliserait toutes
les opérations de la Boucherie (suivant l’exemple des hospices de Paris), c’est-à-dire l’achat
direct et l’abattage des bestiaux, le dépeçage et la livraison de viande aux bouchers détaillants,
puis la vente des issues (cinquième quartier).
Selon Blanc, son projet était soutenu par le duc de Mouchy, Charles Lesseps et Ch.
Lemonnier, secrétaire du conseil d’administration du Crédit Mobilier. Par contre, le banquier
Henri Place a eu peur de « se compromettre avec les bouchers » et le préfet de police assure
que la tentative est vouée à l’échec car jamais l’administration n’autorisera un tel
monopole1510. Le projet d’Eugène Blanc est repris par Auxcousteaux, qui rédige une brochure
de 20 pages, imprimée en mai 1856 par le Moniteur Universel1511.
En 1855, Louis Lazare rapporte une anecdote. Un homme aux « manières élégantes et
polies » s’est présenté dans les bureaux de la Revue municipale et a demandé à parler au
directeur. Sous prétexte de cherté de la viande et du triste sort de la classe ouvrière, il confie à
Lazare un manuscrit, un projet d’association fondée par plusieurs capitalistes qui désirent la
liberté de la boucherie1512. Il s’agit d’une société au capital de 50 millions qui achète des
bestiaux en province et à l’étranger et veut organiser 100 étaux dans Paris pour débiter de la
viande à bas prix. Lazare dénonce le véritable but du projet : après la ruine des anciens
bouchers, le prix de la viande augmente et la Compagnie se retrouve en situation de
monopole, les commerçants respectables étant ruinés1513.
Il ne faut pas croire que la position de Lazare est toujours rétrograde en ce qui
concerne le capitalisme moderne. Dans un article du 16 août 1854, il défend une initiative
privée, un projet de « fonte centrale des suifs de la Boucherie de Paris et de la banlieue »
présenté par la société Riom, Pellerin et compagnie. Il s’agit d’une entreprise « honnête », car
cette société veut opérer au grand jour, « sans pression ni coalition ». Le suif représente un
cinquième de la valeur du bétail, mais les graisses ne profitent à l’industrie qu’après la fonte.
Il existe beaucoup de débats contradictoires entre les bouchers et les fondeurs sur le
rendement présumé de la fonte du suif. Lazare déplore le fait que le cours du suif soit fixé par
les fondeurs, rendant tout contrôle de la quantité et du chiffre des ventes impossible.
L’importance des fondeurs augmente depuis qu’ils sont aussi devenus fabricants chandeliers :
1508
Eugène BLANC, Les mystères de la boucherie et de la viande à bon marché: révélations authentiques sur
les abus et les bénéfices illicites de la boucherie (sur les véritables causes de la cherté de la viande dans toute
la France et sur les moyens d'en développer la production et la consommation par l'application du 5ème
quartier (la peau et le suif) à la réduction du prix de la viande à l'étal)
, E. Dentu, 1857, p 131. BA, 3412.
1509
Cette estimation est approximative. L’enquête de la Chambre de commerce de Paris en 1847-1848 indique
qu’il y a 74 bouchers en gros à Paris.
1510
Eugène Blanc évoque « H. Mosselmann » comme préfet de police en 1853, alors que Pierre Marie Piétri est
préfet de police de Paris entre 1852 et 1858.
1511
Eugène BLANC, op. cit., p 131.
1512
C’est en 1855 que sont créés les bouillons Duval. Cette anecdote de 1855 présente une grande ressemblance
avec l’expérience coopérative Cernuschi de 1859, dont nous reparlerons.
1513
Louis LAZARE, « De la Boucherie parisienne », La Revue Municipale, 1855, p 1425.
299
ils ont fait disparaître du marché beaucoup d’acheteurs fabricants. Pour Lazare, « une sorte de
monopole dans les achats de suif s’est formée, dont la boucherie est la victime ».
Un nouveau système doit être créé sur la base du rendement réel, contre le rendement
hypothétique par évaluation. Il faut remplacer les cours établis à l’amiable par des cours
réguliers et publics. La société Riom et Pellerin propose d’opérer la fonte en présence des
bouchers ou de leurs représentants directs, et les appeler à faire eux-mêmes la répartition du
produit en réglant définitivement le compte de chacun d’après le rendement réel des suifs
confiés. Pour un prix juste, les ventes de suif doivent être faites par un officier public qui
constate l’importance et les conditions des ventes soit à l’amiable soit à la criée. Le prix exact
de la marchandise étant connu, le fondeur n’aura plus qu’à faire connaître ce qu’il demande
pour la dépense et ce qu’il réclame comme bénéfice. La société ouvrira son capital aux
bouchers, qui pourront exercer un droit de surveillance. Pour Lazare, ce projet est « une utile
création qui doit réussir1514 ». Il n’obtint pas plus de succès que la tentative de fonderie
coopérative de 18441515.
Pourquoi ce projet de fonderie centrale corporative trouve-t-il grâce à ses yeux alors
que les autres projets « capitalistes » de rationalisation ou de concentration sont violemment
écartés ? Faut-il simplement y voir des relations de clientélisme et des soutiens intéressés ?
Lazare, malgré ses éloges appuyés de la sagesse des administrateurs d’Ancien Régime et des
bienfaits du système corporatif, serait-il un défenseur sincère de la coopération face aux
tentatives destructrices du capitalisme sauvage? Nous ne connaissons pas assez le personnage
pour pouvoir trancher.
Rappelons que le Syndicat de la Boucherie, propriétaire d’un entrepôt de cuirs depuis
1841, avait tenté en 1846 une opération de stockage des cuirs, proche de l’accaparement, qui a
tourné au fiasco financier sous la Seconde République. Dans une délibération du 10 juin 1853,
le Conseil municipal estime inutile une nouvelle Halle aux cuirs, tout comme en 1817. Suite à
divers projets et pétitions, « il fut avis de concéder, sans monopole, à un particulier, le droit
d’ouvrir une halle dans le faubourg Saint-Marcel » (délibérations du 8 décembre 1854 et du 8
mai 1861)1516. Le Syndicat a ainsi définitivement perdu la partie sur ce point. Puisque les
profits sur les cuirs ne sont pas possibles, il est normal que la profession tourne son appétit
lucratif vers le suif ou les abats, mais la concurrence des fonderies et des triperies industrielles
est impitoyable. Les charcutiers ont dû connaître les mêmes déceptions avec le
développement des conserveries industrielles. Plus tard, à l’époque du scientisme triomphant,
du positivisme et de la médecine pastorienne, certains bouchers fonderont de nouveaux
espoirs de gains miraculeux dans les produits opothérapiques, c’est-à-dire toutes les glandes
endocrines des bestiaux, dont la chimie et la biologie moderne se servent pour élaborer des
produits pharmaceutiques1517.
1514
Louis LAZARE, « Fonte centrale des suifs de la Boucherie de Paris et de la banlieue », La Revue
Municipale, 16 août 1854, p 1299.
1515
Hubert BOURGIN, « Essai sur une forme d’industrie : l’industrie de la boucherie à Paris au XIXe siècle »,
L’année sociologique , 1903-1904, p 87.
e
siècle : tome II (1830-1870), H.
Alfred des CILLEULS, Histoire de l'administration parisienne au XIX
Champion, 1900, p 297.
1516
1517
En 1959, Georges Chaudieu dresse la liste des produits opothérapiques utilisés en pharmacie : hypophyse,
épiphyse, pancréas, glandes surrénales, glandes thyroïdes, ovaires, mamelles, testicules, prostate, placenta,
thymus, foie, rate, reins, poumons, moelle épinière, muqueuses, os de fœtus, ganglions, suc musculaire, tissus
embryonnaires. « Les organes doivent être récoltés dans des conditions d’hygiè ne parfaite et dans un temps
minimum après la mort de l’animal et leur congélation doit se pratiquer, selon les organes, de – 15 à – 25°C ».
Georges CHAUDIEU, Pour le boucher : Nouveau manuel de Boucherie, Dunod, 1959, p 212.
300
Ce que nous retenons pour la période 1811-1858, c’est l’échec de la corporation à
établir un monopole efficace sur les profits potentiels énormes que le cinquième quartier
représente1518, notamment au niveau des cuirs et des suifs. Face aux tripiers, aux tanneurs et
aux fondeurs de suif, les bouchers n’ont pas réussi à former un front commun qui aurait pu
leur permettre d’obtenir collectivement des tarifs intéressants et des profits plus substantiels.
Cet échec est sans doute révélateur de l’individualisme profond qui marque toute profession
artisanale. Même si le Syndicat multiplie les tentatives de monopole sur les cuirs ou les suifs,
il faut bien reconnaître que les projets sont mal menés ou avortent avant même d’avoir connu
un début d’exécution. L’idéal corporatiste aurait-il été plus fort que la volonté de profit
collectif ? Plus simplement, les divers projets syndicaux ne devaient concerner que certains
bouchers bien informés, les plus riches, les dirigeants du syndicat, qui n’ont sans doute pas su
intéresser (ou pas voulu faire participer) l’ensemble de la profession, d’où leur échec.
f) La mise en place de la taxe de la viande en 1855
Dans sa séance du 20 mai 1854, le Conseil d’Etat rend un avis sur le rapport Heurtier
du 26 novembre 1853. Cornudet résume ainsi la question : faut-il supprimer la caisse de
Poissy dans trois ans ? Il estime que le Conseil municipal doit être consulté sur les trois points
suivants :
1°/ La Ville de Paris doit-elle pourvoir au fonctionnement de la caisse de Poissy (car celle-ci
perd les cautions des bouchers) ?
2°/ La Ville de Paris doit-elle prendre en charge les dépenses actuellement supportées par le
syndicat des Bouchers (service de la boucherie dans les abattoirs généraux, pensions et
secours payés aux anciens bouchers et à leur famille) ?
3°/ Les recettes de l’octroi de la Ville de Paris vont diminuer avec la disparition de droit de la
caisse de Poissy (réduction de 2,97 centimes par kilo de viande). Faut-il réduire les droits
d’octroi ?
Le 3 juin 1854, Magne, ministre de l’agriculture, envoie une lettre à Haussmann,
préfet de la Seine, pour lui demander de réunir au plus vite la Commission municipale pour
qu’elle se prononce sur le rapport Heurtier. Haussmann expédie le rapport dès le 8 juin à la
Commission municipale de Paris, pour recevoir son avis1519. Les documents étudiés sont
aussitôt publiés par le Conseil municipal1520, qui fait connaître sa position dans une
délibération du 19 octobre 1855. Les magistrats parisiens sont favorables au maintien de la
limitation du nombre des étaux, à l’interdiction de la cheville, au retour au droit d’octroi par
tête. Par contre, ils demandent la suppression des marchés de Sceaux et de Poissy, trop
éloignés, et leur remplacement par un marché aux bestiaux plus proche de Paris et desservi
par le chemin de fer1521.
1518
Lors des entretiens oraux que nous avons eu en 1997 avec Pierre Haddad, ancien chevillard de la Villette et
auteur d’une thèse sur sa profession, il apparaît clairement que le « cinquième quartier » demeure après 1945
une source de revenus non négligeable pour le chevillard.
1519
Louis LAZARE, « Organisation de la Boucherie de Paris », La Revue Municipale, juin 1854, pp 1256-1257.
1520
Commission municipale, Organisation de la Boucherie de Paris, Vinchon imprimeur, juin 1854, 27 p.
BHVP, Ms CP 4818.
1521
Conseil municipal de Paris, Réorganisation du commerce de la Boucherie, Délibération adoptée le 19
octobre 1855, 7 p. Archives de Paris, D6Z5.
301
Les termes du débat changent en 1855 car une nouvelle mesure se profile : la taxe de
la viande1522. N’arrivant pas à prendre un parti définitif entre la liberté et la réglementation, le
gouvernement tente une nouvelle expérience en octobre 1855, celle de la taxation de la
viande, pour atteindre des prix plus bas. Cette idée de plafonner le prix des denrées
alimentaires est vieille comme le monde. Georges Chaudieu nous rappelle les expériences de
taxation du passé, en remontant à l’Empire romain, où Tibère « voulut que le Sénat réglât tous
les ans les prix des denrées et ordonnât des sanctions », avant que « la dictature la plus
audacieuse instituée dans le domaine de la production et du commerce » ne soit mise en place
par Dioclétien. En France, quand la disette menace, Philippe le Bel taxe les denrées en 1304.
Pendant les grandes famines de 1692 et 1693, la taxation mise en place par Louis XIV ne
porte que sur les grains et les farines. « Sous le règne de Louis XV on vit apparaître certaines
taxations locales ; l’une d’elles, « le roi étant à Fontainebleau », réglemente le prix de la
viande dans la région et fixe le prix de la livre de bœuf, de veau, de mouton, de porc, ou en
mélange à six sols. Un autre édit fixe pour la ville de Versailles le prix des viandes vendues
par le « Boucher de Carême », pendant toute la durée du jeûne, aux seules personnes
autorisées à en acheter, pour cause de santé… ou autre ! Paradoxe étrange, il faut attendre
l’avènement du libéralisme pour que les denrées alimentaires soient taxées avec une rigueur
que la monarchie n’avait pas osé employer. C’est ainsi que l’Assemblée Nationale ayant, par
la loi des 2 et 17 mars 1791, proclamé le principe de la liberté du commerce, n’hésita pas,
quelques mois plus tard, à supprimer cette liberté pour la viande et le pain. Il convient de
remarquer qu’une partie de l’Assemblée s’était montrée hostile à l’adoption de ces
dispositions, dont elle comprenait le danger. « Si vous permettez aux municipalités de taxer à
leur gré, déclarait notamment Rewbell, député du baillage de Colmar, vous ouvrez la porte à
l’arbitraire ». Malgré cette intervention et d’autres, le pro jet fut voté en stipulant que le pain et
la viande pouvaient être taxés provisoirement sans que cette faculté de taxation pût en aucun
cas s’étendre à d’autres denrées 1523 ». Ces propos sont intéressants car ils montrent le point de
vue d’un boucher attaché au corporatisme vichyssois mais hermétique aux mesures dirigistes
de Robespierre.
En France, chaque municipalité peut provisoirement taxer la viande, selon l’article 30
de la loi des 19 et 22 juillet 1791. Plusieurs villes de province ont mis en place ce système
pendant toute la première moitié du XIXe siècle. A Paris, le régime de la taxe est établi suite à
une ordonnance du préfet de police du 1er octobre 1855. Dans son Dictionnaire de
l’administration française (1898), Maurice Block décrit bien le système de la taxe : « Le soin
d’en déterminer le mode d’exécution fut confié à une commission spéciale composée de
fonctionnaires appartenant au ministère de l’agriculture et du commerce, à la préfecture de la
Seine et à la préfecture de police ». Nous reviendrons plus tard sur le conflit qui oppose les
deux préfets sur cette question.
« La commission reconnut que la fixation du prix de vente des diverses sortes de
viandes devait résulter de la combinaison des éléments suivants : 1° le prix du bétail sur pied ;
2° le poids de chaque animal en viande nette ; 3° le poids du cuir ou de la peau ; 4° le poids et
le prix des suifs ; 5° la valeur des abats et issues ; 6° le poids et la valeur des os dits de
réjouissance et des suifs désignés sous le nom de dégrais d’étal ; 7° la division des morceaux
1522
Sur les débats autour de la taxe de la viande au XIXe siècle et la mise en place des nomenclatures bouchères,
nous renvoyons à Anne LHUISSIER, Réforme sociale et alimentation populaire (1850-1914) : pour une
sociologie des pratiques alimentaires, Thèse de Sociologie dirigée par Christian Topalov, EHESS, 2002, pp
219-245.
1523
Georges CHAUDIEU, De la gigue d’ours au hamburger ou la curieuse histoire de la viande , La Corpo,
1980, pp 42-43.
302
d’un même animal en catégories ; le rendement des animaux de chaque espèce en viandes des
diverses catégories ; la proportion entre les quantités de viandes de chaque catégorie et le
poids total de l’animal ; l’écart de prix à établir entre chaque catégorie ; 8° les droits d’octroi
et d’abatage ; 9° l’allocation à accorder aux bouchers pour frais et bénéfices, allocation basée
d’après les dépenses de loyer, d’impôts, de personnel, de matériel, l’intérêt du capital de
premier établissement et du fonds de roulement, du commerce, et tous les frais divers
incombant à l’exercice de la profession 1524 ». Le moins que l’on puisse dire, c’est que les
paramètres qui déterminent la taxe sont nombreux. Les adversaires du système montreront
justement que les bouchers vont habilement profiter de la technicité et de la variété des
opérations de boucherie pour rendre caducs les effets de la taxation.
La taxe est révisée tous les 15 jours. « La commission indiqua comment ces différents
éléments d’un tarif de taxe devraient être déterminés dans la pratique, et la taxe de la viande
appliquée à Paris à partir du 16 octobre 1855 fut ensuite régulièrement publiée de quinzaine
en quinzaine jusqu’au mois de février 1858 ». Maurice Block souligne l’échec de la mesure :
« La taxe destinée à remédier aux inconvénients du monopole et de la limitation du nombre
des bouchers, était loin d’avoir produit les résultats qu’on en attendait. On reconnaissait que
les bouchers n’ayant plus un intérêt personnel à discuter le prix du bétail, ce prix s’établissait
en vue de la taxe, ce qui favorisait la permanence de la cherté. On constatait, en outre, que
malgré les précautions prises, la taxe ne prévoyait pas et ne pouvait pas prévoir les habiletés
de métier qui venaient détruire toute l’économie de ses calculs. Les bénéfices des bouchers se
trouvaient ainsi augmentés indûment au détriment du public, abus d’autant plus fâcheux qu’il
se produisait sous le couvert et pour ainsi dire sous la responsabilité d’une administration
dépourvue des moyens de l’empêcher 1525 ».
Quelles sont ces « habiletés de métier » qui faussent les résultats de la taxe ? Eugène
Blanc les énumère dans son pamphlet de 1857. Tout d’abord, les bouchers ont obtenu de
l’administration la dispense de la taxe sur divers morceaux (filet, faux-filet, rognons de chair,
côtelettes de mouton parées, etc.). Une quatrième catégorie a été ajoutée (os), qui permet de
renchérir la troisième catégorie (plus 20-30 centimes par kilo), alors que la quatrième
représente 15-20 kg et la troisième 80-90 kg. L’administration permet de compter 20 kg d’os
par bœuf dans le prix de la viande. Pour Eugène Blanc, les bouchers ont obtenu tous les
aménagements réclamés ; la taxe est devenue inoffensive. Si les bouchers se plaignent encore,
c’est pour sauver les apparences 1526 !
En 1851 déjà, le rapport Lanjuinais signalait les inconvénients du régime de la taxe : le
boucher n’a pas intérêt à débattre le prix de la viande sur pied car si le prix est bas, c’est le
consommateur qui en profite ; si le prix est élevé, la taxe s’élève. « Il arrive fréquemment que
l’acheteur et le vendeur s’entendent pour déclarer des prix exagérés, afin de surélever la taxe
et de se partager le bénéfice de leur fraude commune1527 ».
1524
Maurice BLOCK, article « Boucherie », Dictionnaire de l’administration française , Berger-Levrault, 1898,
p 301.
1525
Ibid., p 302.
1526
Eugène BLANC, Les mystères de la boucherie et de la viande à bon marché: révélations authentiques sur
les abus et les bénéfices illicites de la boucherie (sur les véritables causes de la cherté de la viande dans toute
la France et sur les moyens d'en développer la production et la consommation par l'application du 5ème
quartier (la peau et le suif) à la réduction du prix de la viande à l'étal)
, E. Dentu, 1857, p 110. BA, 3412.
1527
Victor LANJUINAIS, Rapport fait au nom de la commission d’enquête sur la production et la
consommation de la viande de boucherie, Imprimerie de l’Assemblée Nationale , 1851, p 41.
303
Les difficultés de la mise en place d’une taxe de la viande étaient également très bien
exposées dans les témoignages recueillis pendant l’enquête parlementaire de 1851. Le
directeur de la caisse de Poissy indique que le prix des bœufs varie de 150 à 500 F. Le gîte à
la noix est classé en première qualité. Mais, dans un bœuf à 150 F, le gîte est dur. Dans un
bœuf à 500 F, il est très délicat. Dans ces conditions, comment rendre la taxe équitable 1528 ?
Loiset, membre du conseil municipal de Lille, souligne les effets déplorables de la taxe à
Valenciennes, qui entraîne une baisse de la qualité et des conflits entre l’administration, les
bouchers et le public1529. Torcy, conseiller municipal de Paris, assure que la taxe est
inapplicable car l’autorité administrative est incapable de distinguer les différents morceaux et
les différentes qualités d’animaux 1530.
Dans un mémoire de 1850, le Syndicat de la Boucherie avait prévenu sur les
difficultés techniques de la taxe, vu le grand nombre des variantes qui forment le prix de la
viande1531. Eugène Blanc répond qu’il ne faut pas demander l’avis des bouchers pour réformer
la boucherie, car les maîtres de poste étaient opposés aux chemins de fer et les ouvriers aux
machines. Il est évident que les bouchers s’opposent à une mesure qui réduit leurs
bénéfices1532.
Même s’il est favorable au régime de la taxe, Eugène Blanc reconnaît néanmoins son
échec, car les contrôles n’ont pas été assez stricts et l’administration pas assez ferme. Entre
1855 et 1857, la taxe a augmenté le prix moyen de la viande de 60 centimes par kilo : le bœuf
est passé de 1,42 à 2,02 F le kg. La viande de première qualité a augmenté de 43 centimes par
kg, celle de deuxième qualité de 28 centimes et la troisième de 8 centimes1533. Par ailleurs, la
vache insalubre est favorisée par la taxe, car son prix est inférieur de 50 centimes par kilo sur
celui du bœuf. Pourtant, aucun boucher n’indique la différence vache-bœuf sur l’étal et tout
est vendu au prix du bœuf ! La taxe permet donc au boucher de vendre de la mauvaise
marchandise pour de la bonne et au même prix ! Eugène Blanc note également une
diminution des poids moyens des bœufs et des vaches en viande nette entre 1854 et 1856,
alors que les entrées de viande à la main (surtout de la vache de réforme) progressent1534.
En conclusion, de nombreux abus subsistent malgré la taxe : les prix demeurent
prohibitifs ; la consommation ralentit, surtout chez les ouvriers ; la viande de banlieue,
malsaine et peu nutritive, augmente ; la santé publique est altérée ; l’élevage diminue, donc
l’engrais diminue, entraînant la rareté et la cherté des céréales 1535. Pour Eugène Blanc, ce
n’est ni la liberté ni le monopole qui vont résoudre le problème de la viande chère, mais le
renforcement des contrôles administratifs : il réclame une « punition sévère des escroqueries
des marchands » et « l’application entière de l’article 423 du code pénal » (faux poids, fausses
mesures, tromperies sur la quantité des biens vendus)1536.
1528
Enquête législative sur la production et la consommation de la viande de boucherie, ordonnée par les
résolutions de l'Assemblée nationale des 13 et 21 janvier 1851
, tome I, p 27.
1529
Ibid., tome I, p 175.
1530
Ibid., tome I, p 146.
1531
Eugène BLANC, op. cit., p 108.
1532
Ibid., p 114.
1533
Ibid., p 106.
1534
Ibid., p 117.
1535
Ibid., p 119.
1536
Ibid., p 125.
304
Alors que les auteurs du Second Empire, tel Eugène Blanc, soulignent l’échec de la
taxe à obtenir des prix bas, les historiens actuels qui étudient la période, comme Jeanne
Gaillard, présentent les années 1850 comme une époque où « le bon marché est pour tous
puisque les autorités ont fini par taxer les denrées essentielles1537 ». Jeanne Gaillard souligne
le terme « pour tous » car « les riches bénéficient de la taxe et les pauvres ont en outre des
distributions gratuites1538 ». Paris est présenté comme une sorte de havre, face à une situation
moins favorable en province, et le « bon marché relatif de la viande et du pain » serait un
« élément fondamental de la décision des migrants qui, par centaines de mille, affluent dans la
capitale ou la banlieue proche pendant les premières années de l’Empire 1539 ».
Même si Chevalier note avec raison que le haut coût de la vie ne peut « que diminuer
encore la faible marge des salaires qui avantage l’ouvrier parisien 1540 », Jeanne Gaillard
affirme que « pendant la période de crise qui inaugure l’Empire, le décalage est justement
favorable à la capitale qui offre à la fois au provincial l’attraction de salaires plus hauts et de
prix plus bas. Si l’on ajoute que l’émigration populaire se porte essentiellement sur les
localités de la banlieue proche où l’on peut jouer à la fois sur le bon marché local des loyers et
sur la proximité de Paris où le pain et la viande sont taxés, il devient difficile de penser que
des calculs fort précis ne soient pas entrés en ligne de compte dans la décision des ruraux qui
se décidaient au voyage. La réglementation parisienne, reconnaîtra en 1861 la Commission de
la Boulangerie, constitue « une véritable prime à l’émigration populaire ». Les contemporains
ont eu parfaitement conscience du lien qui existait entre la politique alimentaire suivie par les
autorités et l’avenir démographique de la capitale. Leur réflexion se trouve aiguisée autour de
1856 quand à la crise alimentaire succède une crise boursière et que le chômage fait son
apparition dans les grandes usines parisiennes… Le dénombrement de 1856 qui montre le
gonflement de la population achève de relancer le débat : doit-on respecter la « prime » à
l’immigration constituée par la réglementation 1541 ? ».
Jeanne Gaillard nous présente donc une nouvelle raison pour expliquer que
l’instauration de la liberté de la Boucherie devient de plus en plus pressante à partir de 1856.
Mais les autorités locales sont toujours divisées en 1855-1856. « Le préfet de police et la
commission municipale tiennent pour la réglementation, le gouvernement et Haussmann
défendent le libéralisme. En pleine crise (1855), le débat est posé publiquement par le
Moniteur qui n’hésite pas à opposer « la fameuse loi du maximum de sinistre mémoire »
d’une part, « la confiance et la liberté des transactions » de l’autre 1542. En clair, pour le
Moniteur et le gouvernement , la solution de la crise est dans l’ouverture des frontières
progressivement réalisée par décret entre 1853 et 1855. Aussi bien, la création de la Caisse de
la Boulangerie n’est pas incompatible avec l’optique libérale dans la mesure où elle garantit la
liberté des prix au niveau des marchands en gros de farine. L’article du Moniteur constitue un
1537
Jeanne GAILLARD, Paris, la ville (1852-1870), Thèse d’Histoire, Université Paris X, 1975, p 257.
1538
Il faudrait savoir si ces distributions concernent uniquement le pain ou bien également la viande.
1539
Jeanne GAILLARD, op. cit., p 257.
1540
Louis CHEVALIER, La formation de la population parisienne au XIXe siècle, PUF, 1950.
1541
Jeanne GAILLARD, op. cit., p 258.
1542
Moniteur Universel du 19 septembre 1855. Le Moniteur, journal officiel de la monarchie de Juillet, devenu
Moniteur universel en 1852, bénéficie des faveurs du régime impérial (subventions, privilège des annonces
légales, exclusivité de certaines informations distillées par l’agence Havas). Jean GARRIGUES, La France de
1848 à 1870, A. Colin, 2002, p 78.
305
désaveu formel de la taxation de la viande qui sera décrétée par le préfet de police moins d’un
mois plus tard, en octobre 18551543 ».
Les deux préfets parisiens ne sont donc pas d’accord sur la solution à adopter. Le
baron Haussmann, préfet de la Seine depuis 1853, s’oppose à Pierre-Marie Piétri, préfet de
police de 1852 à 18581544. Derrière les choix idéologiques, Jeanne Gaillard rappelle qu’il
existe « des raisons plus spécifiquement parisiennes à l’op position que le préfet Haussmann
manifeste à l’encontre de la réglementation. Celle-ci coûte cher ! Trois millions par an en
moyenne, dira la Commission de la Boulangerie en 1861 ; les avances consenties aux
boulangers ont absorbé des sommes énormes, jusqu’à 67 millions pendant les années
« rigoureuses »… L’exécution du deuxième réseau de travaux dans lequel la Ville projette de
s’engager risque de se trouver compromise. Dès 1855-56, le choix qui est en question
transparaît à travers les articles du Moniteur : l’assistance traditionnelle par la pesée sur les
prix, ou bien l’assistance par le travail ? Entre les travaux publics et les subventions même
temporaires, le gouvernement n’hésite pas. La première solution écarte les lazzaroni de la
capitale, la seconde les attire. Un article peut-être imprudent du Moniteur1545 a rappelé dès
1855 que les salaires doivent permettre aux ouvriers de payer le pain à son prix1546 ».
« Entre le préfet de la Seine et le préfet de police le conflit déjà ouvert s’aggrave en
1856 lors de la baisse du blé ; Haussmann voudrait maintenir le prix du pain à 60 centimes
(alors qu’il pourrait être à 46) afin que la Caisse de compensation puisse retrouver une partie
de ses avances. Dans plusieurs rapports successifs, le préfet de police fait au contraire valoir
la nécessité de baisser le prix du pain en raison de la crise financière et du chômage ; en 1857
Haussmann doit s’incliner, le prix du pain baisse. Il a perdu dans l’immédiat mais il ne
l’emporte pas moins à terme 1547 ». Effectivement, la liberté de la Boucherie est proclamée en
1858, celle de la Boulangerie en 18631548.
Alfred des Cilleuls évoque lui aussi le rôle de la rivalité entre les deux préfectures
dans les choix contradictoires – ou plutôt leur décalage – concernant la Boucherie et la
Boulangerie. « Rien ne montre mieux la dépendance étroite du Conseil municipal vis-à-vis
d’Haussmann, que le contraste des résolutions prises par cette assemblée à l’égard de la
boulangerie et de la boucherie : les raisons de décider étaient les mêmes pour ces deux
industries ; toutes les considérations que l’on fit valoir, en faveur de l’une, furent invoquées
en faveur de l’autre. Mais, le préfet de la Seine, en déclarant que l’administration n’avait point
à diriger l’approvisionnement de Paris, avait réservé la boulangerie, qu’il tenait entre ses
1543
Jeanne GAILLARD, op. cit., p 258.
1544
Dans sa notice biographique sur Pierre Marie Piétri (1810-1864), Pierre Larousse raille son brusque
retournement politique en 1848 à partir du moment où Louis Napoléon Bonaparte a posé sa candidature à la
Présidence de la République. Jusque là ardent républicain et libéral, Piétri rejoignit rapidement le parti de
l’ordre. Pour Larousse, 1849 marque le début de la « vie administrative » de Piétri. Préfet de l’Ariège puis de
Haute-Garonne, il devient préfet de police en 1852 en remplacement de Maupas, devenu ministre de la police.
Piétri « sut se maintenir au milieu de complications et de conflits sans nombre élevés entre ces pouvoirs rivaux.
M. de Maupas fut sacrifié à Piétri, qui s’était rendu l’homme indispensable. L’attentat du 14 janvier 1858
l’obligea pourtant à résigner ses fonctions. Sénateur depuis le mois de juin 1857, Piétri fut nommé en 1863
préfet de la Gironde, pour faire les élections dans le département » (système des candidatures officielles).
Pierre LAROUSSE, Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, tome XII, 2e partie, p 996.
1545
Moniteur Universel du 19 septembre 1855.
1546
Jeanne GAILLARD, op. cit., pp 258-259.
1547
Ibid., p 259.
1548
L’enquête du Conseil d’Etat sur la Boulangerie conclut à la suppression de la Caisse de la Boulangerie
malgré l’avis de la Commission municipale.
306
mains, par la Caisse de ce service et, ensuite, par la taxe du pain. Au contraire, quand eut lieu
l’examen du régime qui conviendrait à la boucherie, un nouveau partage d’attribution n’avait
pas encore été opéré, entre les préfets de la Seine et de police ; ce dernier avait seul autorité,
pour établir une taxe sur la viande et il usa de ses pouvoirs : si la caisse de Poissy relevait de
son collègue, elle déclinait trop visiblement pour flatter l’amour propre du fonctionnaire ayant
la surveillance des opérations. La lumière se fit donc, sans effort, dans l’esprit du Conseil
municipal, qui, tout ensemble, admit l’abolition des entraves entourant la boucherie et, par
voie de conséquence, la fermeture de la Caisse des cautionnements et avances (délibération
des 19 octobre 1855 et 4 décembre 1857)1549 ».
g) La suppression de la caisse de Poissy : le décret du 24 février
1858
En 1857, le Conseil municipal de Paris est prêt à accepter la suppression de la Caisse
de Poissy et la fin du monopole des bouchers. Le Conseil d’Etat a clairement exprimé sa
position dès 1853. En 1856, il imprime son enquête sur la boucherie, qui confirme les
résultats de la commission législative de 1851. Le Syndicat des bouchers lui même sait que la
fin est proche. Dans une lettre du 27 novembre 1857 adressée à la Chambre de Commerce de
Paris, le Syndicat proteste contre le projet de liberté de la Boucherie et réclame une indemnité
pour la perte du privilège1550. Le 14 janvier 1858, la Chambre soutient les bouchers, reprenant
ainsi la position qui était la sienne en juillet 1840, dans le précédent rapport envoyé au
ministre du Commerce, déjà favorable au maintien de la limitation du nombre des étaux1551.
Dans sa réponse du 8 mars 1858, le ministère est très sec : le Conseil d’Etat s’est déjà
prononcé pour la liberté de la boucherie et l’intervention de la Chambre de commerce est
« superficielle », sa décision ayant été prise « à la légère ». Piquée au vif, la Chambre envoie
une lettre de protestation au ministre le 26 mars1552. Le soutien apporté par la Chambre de
commerce aux bouchers n’empêche pas la volonté gouvernementale de s’appliquer.
Dans un article de 1856, Louis Lazare reconnaît que les prêts consentis par la caisse
ont diminué entre 1840 et 1854, mais il attribue cette diminution à la « classe d’intermédiaires
qui s’est substituée à la Caisse et neutralise sa bienfaisante action 1553 ». Lazare reconnaît que
les chevillards accordent aux bouchers détaillants des « conditions plus avantageuses que la
caisse de Poissy ». Le taux des prêts de la caisse devrait donc être ramené à 4% et les délais
de crédit accordés aux bouchers devraient être allongés, si l’on veut sauver la caisse et
« détruire la concurrence des chevillards ». Mais cela suppose que le taux de rémunération de
l’intérêt des cautions doive également diminuer. « La ville, payant un intérêt de 5% pour les
cautionnements déposés dans la caisse municipale, ne peut pas, en fournissant de l’argent au
moyen de la Caisse de Poissy, le prêter à un intérêt inférieur à celui qu’elle payait au
syndicat1554 ». Lazare caresse donc encore l’espoir d’une réforme de la caisse, qui la rendrait
e
siècle : tome II (1830-1870), H.
Alfred des CILLEULS, Histoire de l'administration parisienne au XIX
Champion, 1900, p 311.
1549
1550
CCIP, VII.3.60 (1).
1551
Rapport Letellier-Delafosse du 14 janvier 1858, envoyé le 19 au ministre du Commerce.
1552
CCIP, VII.3.60 (1).
1553
Selon Lazare, la caisse de Poissy consent 11 432 179 F en « souscriptions » en 1840 contre seulement
6 890 335 F en 1854.
1554
Louis LAZARE, « Caisse de Poissy », Revue municipale, 1856, pp 1606-1607.
307
plus efficace face à la concurrence des chevillards. Ce qu’il ne conçoit pas, c’est de laisser au
secteur privé, à la libre concurrence, au capitalisme sauvage un secteur aussi sensible que
l’approvisionnement de la capitale en bestiaux. C’est pourtant ce que Napoléon III fait le 24
février 1858 par le décret qui supprime – définitivement – la caisse de Poissy et le monopole
des bouchers (limitation du nombre des étaux).
Dans son rapport du 27 février 1858 sur le commerce de la boucherie à Paris, Rouher,
ministre de l’Agriculture, du Commerce et des Travaux Publics, agit, selon Alfred des
Cilleuls, en « courtisan avisé », cherchant à ménager la mémoire de l’illustre prédécesseur,
Napoléon Ier, qui a rétabli la caisse de Poissy en 1802. Rouher « fit en sorte d’établir que le
Consulat avait eu d’impérieux motifs, pour violer le principe de la liberté professionnelle,
tandis que, depuis 1814, et à partir de cette époque seulement, rien ne pouvait excuser le
maintien du régime de réglementation1555 ». Le rapport ministériel est publié le 28 février
1858 dans le Moniteur Universel. Cet « organe officiel du ministère saisit l’occasion qui se
présentait, pour affirmer hautement que, grâce à l’Empire, la consommation de la viande, dans
la classe ouvrière, avait éprouvé un notable accroissement, ce qui n’était ni exact pour Paris ni
prouvé pour les petites localités ». Alfred des Cilleuls assure également que « parmi les divers
points traités, dans le rapport de Rouher, le seul qui soit à retenir concerne les résultats
économiques constatés de 1850 à 1857. Tout le monde se plaignait : les éleveurs, à cause des
prix dérisoires obtenus pour le bétail ; le public, à raison de la cherté des viandes, nonobstant
le gain minime des producteurs ; les bouchers, eu égard à l’influence modératrice des ventes à
la criée; cependant, les cours résultant des enchères n’exerçaient point une pression assez
forte pour contraindre les bouchers à restreindre sensiblement leurs exigences, puisque la
police, devant les protestations générales, imposa la taxe, qu’on sut, d’ailleurs, rendre
illusoire, par les finesses du métier1556 ».
Par delà cette présentation partisane, que contient le rapport Rouher du 27 février
1858 ? Le ministre rappelle d’abord les circonstances révolutionnaires troublées qui
expliquent l’échec de la tentative libérale de 1791 à 1802 : assignats, Terreur, maximum,
réquisitions de l’armée, guerre civile qui perturbe l’élevage dans le Poitou, le Maine, la
Normandie, et mesures de police insuffisantes (viandes malsaines vendues sur la voie
publique). Avec la crise alimentaire, les doléances du public se font plus intenses depuis 1854
à cause de la viande chère. Le régime de la taxe se révèle insuffisant. Les progrès actuels du
télégraphe électrique permettent de transmettre les ordres rapidement dans les pays d’élevage.
Le système de crédit de la caisse de Poissy est devenu inutile car les acheteurs affluent et le
paiement au comptant est entré dans les mœurs. Les bouchers de Paris achètent pour 78
millions de francs de bestiaux et ne demandent que 6,5 millions à la caisse de Poissy. Par
ailleurs, les bouchers de banlieue achètent pour 30 millions et les bouchers des départements
voisins de la Seine achètent pour 18 millions comptant, sans bénéficier de la caisse de Poissy.
Rouher assure qu’il n’y a pas de crainte à avoir pour la salubrité : le gouvernement
renforcera si nécessaire l’inspection des viandes à l’abattoir et à l’entrée de Paris. La viande à
la main représente actuellement 25% de la consommation parisienne. Les viandes corrompues
sont reconnues par le public et sa vigilance. Les maladies et les viandes trop jeunes doivent
être inspectées aux barrières. Les risques sont aussi nombreux pour la charcuterie, l’épicerie
ou le poisson : la surveillance y est efficace malgré la liberté du commerce. La concurrence va
diminuer les prix et encourager la consommation populaire : le public trouvera des viandes
1555
e
Alfred des CILLEULS, Histoire de l'administration parisienne au XIX
siècle : tome II (1830-1870), H.
Champion, 1900, p 312.
1556
Ibid., p 313.
308
moins chères.
Les risques de monopole sont chimériques : la spéculation sur la viande est difficile
car c’est une denrée périssable, qui nécessite des soins minutieux et une surveillance directe
du maître. Paris ne doit pas craindre la liberté, la boucherie étant libre dans de nombreux pays
européens (Belgique, Suisse, Piémont, Prusse, Angleterre), dans de grandes capitales comme
Berlin (600 000 habitants) ou Londres (2 millions d’habitants), dans les grandes villes de
province (Lille, Rouen, Toulouse, Bordeaux, Lyon) et dans les communes suburbaines
(Batignolles, Montrouge, Ternes, La Chapelle, Montmartre).
Le Conseil d’Etat et le conseil municipal de Paris sont favorables à la liberté :
l’ordonnance du 18 octobre 1829 doit être abrogée. L’ordonnance générale du 15 avril 1838
reste valable (interdiction des tueries particulières dans Paris). Il faut supprimer le syndicat,
mais la déclaration préalable est maintenue et le colportage de viande dans Paris reste interdit.
Des offices de facteurs sur les marchés aux bestiaux (avec caution et garantie administrative)
pour vendre le bétail expédié de province (à la criée ou à l’amiable) devront être créés.
Le Conseil d’Etat avait prévu une caisse de crédit facultative. Par une délibération du
4 décembre 1857, le conseil municipal de Paris refuse de financer cette caisse facultative.
Rouher souligne que le crédit rendu par la caisse est devenu trop faible : il ne couvre que la
moitié des achats en 1820 et seulement 10% en 1858. La caisse est donc devenue inutile, la
garantie des paiements profitant aux commissionnaires travaillant pour les éleveurs.
L’inspection des abattoirs sera payée par le budget municipal (la taxe d’abattage est un revenu
important). Enfin, Rouher prévient qu’il ne faut pas attendre une baisse des prix du
rétablissement du droit commun : les prix fluctueront selon les cours du bétail. La loi du
marché (et ses aléas) est consacrée1557 !
Toutes les précautions étant prises, l’empereur peut signer le décret du 28 février 1858
qui supprime la caisse de Poissy et le Syndicat de la Boucherie (sans indemnité), mettant fin à
la limitation du nombre des étaux et au système des marchés obligatoires. Le régime de la
liberté est enfin mis en place à Paris à compter du 31 mars 1858.
h)Plaintes des bouchers et liquidation du Syndicat de la Boucherie
Selon Jeanne Gaillard, le commerce de la boucherie devient libre à Paris en 1858
« sous la pression conjointe des bouchers et des éleveurs1558 ». Mais de quels bouchers
parlons-nous ? Les chevillards et leurs clients se réjouissent sans doute de la proclamation de
la liberté commerciale. Mais s’il s’agit des dirigeants du Syndicat, ils perdent pouvoir et
prestige à cause du décret du 24 février 1858 et se battent pour obtenir une indemnité à cause
de la perte du privilège.
Le 17 mai 1858, le ministre de l’agriculture et du commerce refuse toute indemnité.
460 bouchers se regroupent alors derrière l’ancien syndic, Bellamy, font connaître leurs
doléances dans une brochure imprimée et déposent un recours contentieux devant le Conseil
d’Etat. Les bouchers réclament en fait deux choses : une indemnité « à raison du préjudice
subi par les membres de la corporation à la suite du décret du 24 février 1858 », et la
restitution « des sommes de 1829 employées par la corporation pour le rachat des étaux
1557
Rapport de Rouher sur le commerce de la Boucherie à Paris, 27 février 1828. Moniteur Universel du 28
février 1858. Documents de la collection Lazare. Archives de Paris, D1Z30.
1558
Jeanne GAILLARD, Paris, la ville (1852-1870), Thèse d’Histoire, Université Paris X, 1975, p 237.
309
excédant le nombre fixé par ordonnance1559 ». Le Conseil d’Etat les déboute le 30 juin
18591560. Dans une lettre du 6 novembre 1858, le syndic de la Boucherie demande un
entretien à Thibaut, président de la Chambre de Commerce de Paris, mais cette action a été
vaine1561.
Par un jugement du tribunal civil de la Seine du 15 février 1859, les anciens dirigeants
du Syndicat, les bouchers Bellamy, Duret, Lepron, Danlos, Aubry et Blet, sont chargés de
liquider les droits du Syndicat. Ceux-ci déposent une requête en contentieux devant le Conseil
d’Etat, enregistrée le 8 août 1859, portant sur la répartition des intérêts des cautionnements,
qui étaient réservés pour :
•
le remboursement du prix des étaux dont le rachat aurait été ordonné par le préfet
de police.
•
les dépenses du syndicat.
•
le service de la Boucherie dans les abattoirs.
•
les pensions et secours accordés aux employés et anciens bouchers.
La question de la liquidation du Syndicat est suffisamment épineuse pour posséder un
dossier aux archives de la Préfecture de Police de Paris1562. On y apprend que, jusqu’en juillet
1855, le produit annuel des intérêts des cautions était supérieur aux dépenses (l’excédent étant
versé à la caisse des dépôts et consignations). Jusqu’en 1847, l’excédent était distribué aux
ayants droits. Par une lettre du 7 mai 1849, le préfet de police ordonne que les excédents
soient utilisés comme suit :
•
pour couvrir le déficit de gestion du syndicat pendant les dernières années.
•
pour payer les pensions des Vrais Amis.
•
pour payer les pensions et les secours à la charge du syndicat (bienfaisance).
Le Syndicat étant dissous au 1er mars 1858, la mutuelle des Vrais Amis ne reçoit plus
sa subvention de 1000 francs. En juillet 1860, le président des Vrais Amis, Grosset, réclame
une indemnité de 15 000 F au Syndicat1563. Le Bureau de la Boucherie fait une offre à
12.000 F, acceptée par Grosset. Un accord amiable est donc trouvé sur ce point, devant le
préfet de police.
Dans une lettre du ministre de l’agriculture et du commerce du 8 septembre 1858, le
préfet de police est informé que le Syndicat de la Boucherie n'était pas habilité à mener
l'opération sur les cuirs de 1845 (entrepôt des cuirs) car c'est une opération privée. Le
Syndicat se retrouve donc avec une nouvelle créance à honorer, auprès d'une caisse de
commerce. Le préfet a choisi les liquidateurs parmi les anciens syndics. Même si le Conseil
d’Etat statue au printemps 1860 sur la liquidation du Syndicat, il n’en demeure pas moins
1559
Suppression du privilège de la boucherie de Paris. Question d'indemnité. Observations présentées au Conseil
d'Etat par Me Bureau, avocat de Bellamy et consorts, Chaix, 3 juin 1859, 20 p. Archives de Paris, VD4,
carton 4, dossier 618.
e
siècle : tome II (1830-1870), H.
Alfred des CILLEULS, Histoire de l'administration parisienne au XIX
Champion, 1900, p 313.
1560
1561
CCIP, VII.3.60 (1).
1562
Archives de la Préfecture de Police de Paris, DA 365, dossier n°6.
1563
Registre des délibérations du Conseil d'administration des Vrais Amis du 24 juillet 1860.
310
encore des problèmes1564. Le 21 juillet 1862, un conflit demeure entre les mandataires de la
Boucherie de Paris et 18 marchands bouchers1565…
Alfred des Cilleuls résume ainsi les luttes vaines du Syndicat. « Vaincue, dans une
lutte prolongée, avec des alternatives de succès habituels et de revers passagers, la corporation
des bouchers tenta, du moins, d’obtenir un dédommagement pécuniaire pour ses membres ;
elle ne réussit pas ; ses efforts furent aussi infructueux lorsqu’elle voulut reconstituer un
syndicat (Conseil d’Etat du 20 février 1868) 1566 ». Nous reviendrons plus tard sur ce point
important.
Ce quatrième chapitre a permis de présenter le délitement progressif des privilèges des
bouchers. La période 1811-1858 est ponctuée d’attaques successives contre le monopole
corporatif. Sous la Restauration, la caisse de Poissy est réformée dès 1819, en attendant
l’expérience libérale tentée par le ministère Villèle entre 1825 et 1829. L’objectif de la
limitation à 300 bouchers, fixé en 1811, ne sera finalement jamais mis en application. Entre
1825 et 1858, Paris compte au moins 500 bouchers réguliers, auxquels il faut ajouter les
forains. Sous la monarchie de Juillet, les autorités tolèrent de nombreuses pratiques –
notamment le commerce à la cheville – qui bafouent le « code Mangin », un long et minutieux
règlement de police publié en mars 1830. Même si les rapports entre le gouvernement et le
Syndicat des bouchers deviennent très tendus sous le ministère Guizot (1840-1848), c’est
surtout avec la proclamation de la Seconde République que les bouchers vont subir quatre
revers successifs : la réforme des droits d’octroi (avril 1848), les concessions accordées aux
forains sur les marchés de quartier (août 1848), la création de la Boucherie centrale des
Hôpitaux de Paris (janvier 1849) et l’autorisation de la vente à la criée en gros des viandes
(mai 1849). Parmi ces quatre mesures, les deux renforçant la concurrence des forains et des
Halles centrales nuisent gravement aux bouchers et marquent le début de la remise en cause
du système de la caisse de Poissy et de l’interdiction de la cheville car la création de facteurs à
la criée, pouvant vendre des carcasses, facilite l’approvisionnement des bouchers qui ne
pratiquent plus l’abattage et se fournissent chez des tiers (soit les facteurs soit les chevillards).
Dès que les deux enquêtes sur la situation de la boucherie sont lancées, l’une
municipale en 1850 et l’autre nationale en 1851, on sent bien que le régime de la Caisse de
Poissy est en sursis. Les rapports administratifs hostiles au maintien du système corporatif se
succèdent. Les choix libéraux de la Seconde République vont finalement être appliqués – avec
un peu de retard – par Napoléon III. Le rapport du Conseil d’Etat de 1853 (rapport Heurtier),
que nous avons présenté en détail, montre bien que l’évolution vers la liberté du commerce est
inévitable. Après moult hésitations, alors qu’une Caisse de la boulangerie est mise en place à
Paris en 1853 (pour disparaître en 1863), le gouvernement impérial teste la solution de la taxe
de la viande en 1855, se rend compte de l’inefficacité des mesures réglementaires et opte
finalement pour la liberté pleine et entière du commerce de la boucherie en 1858. Les
bouchers parisiens doivent maintenant s’adapter à des conditions d’exercice de la profession
totalement nouvelles.
1564
Décision du 13 avril 1860. Décret du Conseil d’Etat n°414 du 15 mai 1860.
1565
Archives de la Préfecture de Police de Paris, DA 365, dossier n°6.
e
siècle : tome II (1830-1870), H.
Alfred des CILLEULS, Histoire de l'administration parisienne au XIX
Champion, 1900, p 313.
1566
311
TROISIEME PARTIE :
LA BOUCHERIE PARISIENNE A L’HEURE LIBERALE
(1858-1944)
312
CHAPITRE 5 : LES GRANDS
CADRES DU COMMERCE
DE LA VIANDE A PARIS APRES 1858
Le Second Empire est un tournant majeur dans l’histoire de la France contemporaine
par la volonté claire d’entrer dans la voie libérale et d’accélérer la modernisation du pays. En
ce qui concerne la boucherie, des mesures essentielles sont prises sous Napoléon III, qui vont
déterminer de façon durable (jusqu’en 1914, voire jusqu’en 1944) le mode de fonctionnement
de la profession. La suppression définitive de la Caisse de Poissy et de la corporation en 1858
marque l’entrée brutale de la boucherie parisienne dans les cadres de l’économie de marché.
La libre-concurrence va transformer durablement l’activité et les modes de financement des
bouchers. La réforme des abattoirs, des Halles et des marchés, marquée par la création des
abattoirs généraux de la Villette en 1867 et par la réforme du factorat, va profondément
transformer les modes d’approvisionnement en viande. Les deux pans du métier de boucher,
le gros et le détail, se séparant de manière de plus en plus nette à partir de 1867, nous
abandonnerons peu à peu les chevillards pour nous concentrer sur les détaillants. Enfin,
l’entrée dans un « monde libéral » et la disparition du système corporatif supposent tout de
même que l’Etat assume de nouvelles tâches, notamment au niveau des contrôles. La
répression des fraudes commerciales étant mal connue, nous avons concentré notre
présentation sur l’évolution des contrôles sanitaires.
1) LES CHANGEMENTS PROVOQUES PAR LA DISPARITION DE LA CAISSE DE
POISSY
a) La fin de la limitation du nombre des bouchers
La première conséquence logique du décret du 24 février 1858 est la forte
augmentation du nombre de bouchers détaillants dans Paris, la limitation du nombre des étaux
étant abolie. « L’institution de la liberté, en 1858, favorise à son tour la multiplication des
boucheries de détail. En novembre 1850, on comptait 299 bouchers parisiens dont 262
détaillants1567. L’Annuaire de la Boucherie recense 1 132 boutiques en 1860 après l’annexion,
1 453 en 1868, 1 539 en 1876, etc1568… ». Les chiffres donnés par Hubert Bourgin montrent
clairement l’impact du décret de 1858, mais aussi de l’annexion des communes périurbaines
1567
Discussion de la commission municipale, 1858. Archives de Paris, VF4.
1568
Jeanne GAILLARD, op. cit., p 237.
313
(au 1er janvier 1860)1569.
Tableau 13 : Evolution des effectifs des diverses catégories de bouchers entre 1842 et
1896
Bouchers
détaillants en
boutique
Bouchers
forains sur les
marchés
Bouchers en
gros
(chevillards)
Total des
chefs
d’entreprise
1842
500
73
50
702
1847
500
77
74
735
1857
501
121
1860
1 132
103
1873
1 442
157
159
2 018
1883
1 658
422
264
2 639
1896
1 870
526
291
2 919
Total des
actifs de la
boucherie
2 164
4 115
6 188
12 035
Les bouchers parisiens demeurent soumis à une simple formalité administrative.
Depuis la promulgation du décret du 24 février 1858, « tout individu voulant exercer la
profession de boucher à Paris n’est obligé que de faire préalablement à la préfecture de police,
une déclaration où il indique la rue et le numéro de la maison où il doit s’établir. Cette
déclaration est renouvelée toutes les fois que la boucherie change de propriétaire ou de
locaux. Les attributions du préfet de police en matière de petite voirie ayant été transférées au
préfet de la Seine par le décret du 10 octobre 1859, c’est aujourd’hui à la préfecture de la
Seine que doivent être faites ces déclarations1570 ».
En 1860, la Chambre de commerce de Paris mène une enquête sur la situation de
l’industrie à Paris, comme elle l’avait fait en 1847-1848 1571. Les enquêteurs soulignent que
deux phénomènes expliquent l’explosion du nombre des boucheries dans Paris : non
seulement la liberté du commerce (février 1858), mais aussi l’annexion de la banlieue (janvier
1860)1572. Jusqu’en 1858, la densité des boucheries par habitants est très faible dans Paris et
beaucoup plus forte en banlieue, car celle-ci n’est pas soumise à la limitation officielle. En
1852, il y a 13,48 bouchers pour 10 000 habitants dans l’arrondissement de Saint-Denis et
17,88 bouchers pour 10 000 habitants dans l’arrondissement de Sceaux, alors qu’en 1856
Paris ne compte que 4,25 bouchers pour 10 000 habitants1573. Après l’annexion de 1860, la
zone centrale de Paris se trouve naturellement avec une densité de boucheries par habitants
très inférieure à celle des arrondissements périphériques. Ainsi, les enquêteurs de 1860 notent
que « de tous les arrondissements de Paris, le 18e (Montmartre) est celui où la boucherie a le
1569
Hubert BOURGIN, « Essai sur une forme d’industrie : l’industrie de la boucherie à Paris au XIX e siècle »,
L’année sociologique , 1903-1904, pp 22-23.
1570
L. PASQUIER, article « Boucherie », La Grande Encyclopédie, Lamirault, 1888, tome VII, p 551.
1571
Chambre de commerce de Paris, Statistique de l'industrie à Paris résultant de l'enquête faite par la Chambre
de commerce pour l'année 1860
, Paris, 1864. CCIP, 7 Mi 5.
1572
Avec l’annexion de 1860, Paris passe de 12 à 20 arrondissements, sa superficie double et sa population
augmente en une seule fois de 400 000 personnes. Alain BELTRAN et Pascal GRISET, La croissance
économique de la France (1815-1914), Armand Colin, 1988, p 44.
1573
Hubert BOURGIN, op. cit., pp 51-52.
314
plus d’établissements (97). Le 16 e (Passy) est celui qui en compte le moins (28). Pour
chacun des autres arrondissements, la moyenne est de 561574 ». Cette distribution est
profondément modifiée dès 1867 et finalement, Hubert Bourgin démontre qu’en 1896 la
logique « sociale » (fort pouvoir d’achat, donc forte consommation de viande de s quartiers
bourgeois) a repris ses droits : « les arrondissements où la proportion des bouchers est la plus
forte, ce sont encore ceux du centre, et ce sont aussi, très nettement, ceux du nord-ouest, qui
sont des arrondissements à classe moyenne accrue1575 ».
En 1860, 1 132 bouchers sont recensés par la Chambre de commerce à Paris, 804
(71%) employant de 2 à 10 ouvriers et 328 (29%) employant un ou aucun employé. La
moyenne du chiffre d’affaires est de 135 086 F par boutique. Sans surprise, « les résultats
donnés par les 1er, 2e, 9e et 10e arrondissements sont supérieurs à ceux des seize autres
circonscriptions. Le total des loyers payés en 1860 par les 1 132 bouchers a été de
1.777.085 F, soit une moyenne par établissement de 1 570 F ». Concernant les ouvriers, la
Boucherie de Paris en comptait 1 429 en 1849, elle en compte 2 697 en 1860 (2 516 hommes,
92 femmes et 89 enfants de moins de 16 ans)1576. En 1872, Paris compte 1 622 patrons
bouchers et 4 000 ouvriers. Le revenu moyen des patrons bouchers est en 1872 de 7,50 F par
jour pour les hommes et de 5 F par jour pour les femmes1577.
En 1893, l’Office du Travail mène une enquête sur les salaires et la durée du travail
dans l’alimentation parisienne. On y apprend que Paris compte 2110 patrons bouchers et 592
patrons en banlieue. Le département de la Seine (Paris et banlieue) compte 12 500 ouvriers
(étaliers, garçons), 300 filles de boutique, de 400 à 500 caissières et un « personnel flottant et
sans ouvrage » de 2000 à 2500 personnes. Le revenu hebdomadaire d’un chef étalier varie
entre 30 et 50 F, celui du second chef entre 15 et 30 F, celui des garçons entre 6 et 15 F (sans
compter le logement et la nourriture). Une caissière gagne 30 ou 40 F par semaine. Le travail
commence généralement vers 5h30 en été (6h30 en hiver) pour s’achever vers 19h (17h le
dimanche). Les enquêteurs de 1893 insistent sur le fait que le métier de boucher « est celui de
Paris où l’élévation au patronat est le plus facile. Nulle part la distance entre patrons et
ouvriers ne semble moins grande. Ainsi la fondation de maisons nouvelles est-elle devenue
assez rapide1578 ».
L’étude menée par Gisèle Escourrou sur la localisation des boucheries de détail à Paris
entre 1860 et 1960 nous permet d’appréhender l’évolution du nombre des boutiques sur la
longue durée. On s’aperçoit que la densité des boucheries par habitant a certes augmenté après
1858-1860, mais dans une proportion assez faible : il y a 4,25 bouchers pour 10 000 parisiens
en 1856 et 7,73 bouchers pour 10 000 parisiens en 1876. Cette proportion est
remarquablement stable jusqu’en 1954 : 7,37 en 1896, 7,09 en 1911, 6,23 en 1931, 7,52 en
1574
Pour une analyse plus fine de la localisation des boucheries de détail dans les différents arrondissements de
Paris, nous renvoyons à Hubert BOURGIN, op. cit., p 38-62 et à Gisèle ESCOURROU, La localisation des
boucheries de détail à Paris, Thèse de 3e cycle de Géographie, Paris-Sorbonne, 1967, pp 100-107.
1575
Hubert BOURGIN, op. cit., p 62.
1576
Chambre de commerce de Paris, Statistique de l'industrie à Paris résultant de l'enquête faite par la Chambre
de commerce pour l'année 1860
, Paris, 1864, p 13.
1577
Chambre de commerce de Paris, Enquête sur les conditions du travail en France pendant l’année 1872 :
Département de la Seine, Paris, 1875, p 66. CCIP, 7 Mi 7.
1578
Office du Travail, La petite industrie (salaires et durée du travail), tome 1 : l’alimentation à Paris ,
Imprimerie nationale, 1893, p 219 et p 228.
315
1946 et 6,96 en 19541579. Un mouvement de fond est mis en évidence par Gisèle
Escourrou : la densité des boucheries augmente jusqu’en 1896 puis diminue jusqu’en 194 0.
« De 1860 à 1886-1896 environ, ce sont surtout les aspects positifs d’une politique libérale
qui interviennent : la forte demande due à l’augmentation de la population à Paris, la
possibilité de s’installer là où les conditions d’exploitation sont les plus favorables, l’absence
relative de concurrence et de législation économique et sociale ont permis un développement
important du commerce de la viande à Paris ». Pour la période 1896-1940, la baisse régulière
de la densité des boucheries est imputée à quatre facteurs principaux : « le prix de revient de
la viande augmente, l’inflation entraîne la hausse des prix, la consommation baisse et la
concurrence devient très vive1580 ».
Une question importante ne doit pas être oubliée : qui peut profiter de la liberté du
commerce de la boucherie à partir de 1858 ? Un important investissement de base et une
longue formation professionnelle sont-ils indispensables pour s’installer boucher à Paris ?
Giselle Escourrou donne une réponse claire mais peut-être un peu caricaturale : « La liberté
commerciale a permis à de nombreux employés de devenir patrons dès qu’ils trouvaient un
peu d’argent à emprunter ; ils étaient remplacés par de nombreux campagnards qui voyaient là
une forme de promotion sociale. Avant de venir à Paris, ils faisaient généralement un court
apprentissage chez un boucher de province, puis se plaçaient à Paris. Leur rêve était de
devenir propriétaire d’une boucherie, symbole de l’accession à la petite bourgeoisie. Un
renouvellement constant se produisait. Les conditions pour s’établir sont simples : avoir
quelques petites économies, toute la famille participe souvent à la constitution de ce petit
capital, parfois le patron lui-même. Le nouveau patron a acheté sa maison avec un certain
crédit qu’il remboursera en plusieurs années. L’installation d’une boucherie ne nécessite pas
grand investissement1581 ». Tous ces éléments semblent plausibles, mais demanderaient une
étude plus approfondie. Le fonctionnement décrit par Gisèle Escourrou se retrouve chez les
bouchers lyonnais étudiés par Michel Boyer1582. En 1842 déjà, Emile de la Bédollière
affirmait que « l’étalier finit presque toujours par acheter un fonds. Le maître auquel il
succède ne renonce pas absolument à son état. Il suit avec plaisir la marche ascendante du
garçon qu’il occupait ; il donne des conseils à quiconque veut l’entendre sur les affaires de la
boucherie, s’informe du cours de la viande et du suif, et se rend à Poissy dans toutes les
occasions importantes, par exemple, à l’époque de la mise en vente du bœuf gras 1583 ».
b) La liberté profite aux bouchers ou aux consommateurs ?
A travers une chanson satirique, La boucherie libre et ses agréments, qui comporte 20
vignettes en couleur (illustrant les 20 couplets), nous pouvons tenter d’appréhender la réaction
« populaire » face à la proclamation de la liberté du commerce de la boucherie en 1858 à
1579
Gisèle ESCOURROU, op. cit., p 50.
1580
Ibid., p 69-70.
1581
Ibid., p 61-62.
1582
Michel BOYER, Les métiers de la viande à Lyon de 1860 à 1914 : une étude sur la petite bourgeoisie, Thèse
de 3e cycle, Lyon II, 1985, pp 291-299.
1583
Emile de LA BEDOLLIERE, Les Industriels : métiers et professions en France, Veuve Janet, 1842, p 87.
316
Paris1584. L’opulence de la boucherie et le
plaisir du consommateur face aux belles
pièces de viande (gigot, rôti) est souligné par le dessinateur (couplets 2 et 16). La caisse de
Poissy est clairement assimilée à une entrave négative pour le commerce (couplet 2). Pour
l’auteur, la disparition du monopole marque la fin des profits juteux des bouchers (couplet 3)
mais aussi le début d’un enrichissement facile pour les nouveaux venus dans la profession
(couplet 12). La crainte de voir n’importe quel commerçant (la fruitière, le perruquier, le
cordonnier, la couturière) se mettre à débiter de la viande est soulignée (couplets 5, 6 et 7).
Les animaux de boucherie (bœuf, veau, mouton) tremblent d’effroi face à la folie carnassière
des hommes (couplets 9 et 17) alors que les animaux domestiques non consommés
habituellement craignent pour leur avenir : le chien craint de passer sous le couteau d’un
boucher improvisé (couplet 8), le cheval ne veut pas être transformé en bouillon (couplet 10),
l’hippopotame craint de partager le sort du cochon (couplet 11) et un cortège de chats et de
chiens se placent sous la protection de la loi Grammont (couplet 19). Bref, la « carnophagie »
généralisée risque de rendre périlleuse toute mise en vente de viande en ville à cause de la
violence déchaînée (couplets 13 et 14) et d’aboutir à une « hécatombe immense », ne laissant
plus que des os sous la dent du consommateur (couplet 18). Derrière cette satire, il apparaît
clairement que l’homme de la rue semble avoir quelques craintes au moment où le
gouvernement libéralise la boucherie. L’argument est simple : la multiplication des
revendeurs de viande risque d’entraîner une baisse de la qualité, un développement rapide de
la fraude et une pénurie de bestiaux. C’est à peu près le même message que Cham a voulu
faire passer dans une estampe de 1858 où l’on voit des carcasses pendre à toutes les fenêtres
de la ville1585.
Daumier a consacré de nombreux dessins aux bouchers de Paris. Deux dessins de
1858 m’intéressent particulièrement car ils illustrent très bien les craintes des consommateurs
– notamment les plus vulnérables, ceux qui ne peuvent faire pression sur leur fournisseur de
chair fraîche – face à la liberté de la boucherie proclamée en 1858. Sur le premier dessin,
toute la hargne du boucher face à la cliente est superbement exprimée par le mouvement du
corps et le regard noir du commerçant, dont la violence est renforcée par la « feuille » – sorte
de hachoir – qu’il tient dans la main droite 1586. Sur le second dessin, la scène est beaucoup
plus calme, mais le rapport de force entre le marchand et la cliente est cruellement souligné
par la réplique benoîte du boucher : « Eh ben ! puisque vous voulez qu’les bouchers soient
libres, pourquoi qu’vous voulez m’empêcher d’mettre que z’os dans la balance ?… J’vous
trouve drôle, vous encore, la p’tite mère ! ». Traditionnellement, le boucher peut en effet
ajouter des « réjouissances », des os, à la pesée de la viande vendue au détail1587.
Pour Hubert-Valleroux, la proclamation de la liberté de la Boucherie a eu des
conséquences positives, au niveau des prix et de la consommation notamment. « Le prix de la
viande, en effet, ne baissa pas, mais pendant huit ans il resta à peu près stationnaire, alors que
pendant les huit années précédentes, et malgré la taxe, il n’avait cessé de hausser. Or, de 1849
à 1857, la consommation annuelle n’avait augmenté que de 17 millions de kilos ; de 1857 à
1864, elle a augmenté de 44 millions de kilos, proportion très supérieure à celle de
1584
Annexe 24 : La boucherie libre et ses agréments, chanson satirique sur l’air de Fualdès, Gangel, imprimeur à
Metz. Musée National des Arts et Traditions Populaires, 53.86.4934.
1585
Annexe 25 : La liberté de la Boucherie vue par Cham (1858), estampe, Musée Carnavalet.
1586
Annexe 26 : Boucher menaçant une cliente par Daumier, 1857.
1587
Annexe 27 : La liberté de la Boucherie vue par Daumier, 1858.
317
l’accroissement
de
la
population
parisienne1588 ». Le régime de la caisse de
Poissy a perdu tout crédit à ses yeux. « Le monopole concédé aux bouchers n’avait été lucratif
que pour eux et seulement après que l’administration se fut relâchée de ses rigueurs ; il avait
été onéreux aux consommateurs. Quant au monopole octroyé aux boulangers, il avait coûté
cher au public sans enrichir ceux à qui on l’avait concédé. La liberté s’est depuis montrée plus
efficace, et si on lui peut adresser des critiques, il faut se souvenir de l’expérience faite, pour
n’être point tenté de proposer comme remède aux inconvénients qu’elle présente, le
rétablissement de ce régime que l’on a vu si mal réussir 1589 ».
Alors que Paul Hubert-Valleroux dénonce l’appât du gain des bouchers, Jeanne
Gaillard assure que le sort de la plupart des détaillants n’est guère fameux. « La boucherie
n’en demeure pas moins un commerce de gagne-petit sauf pour une très faible minorité de
grossistes. En 1858, sur 501 bouchers de l’ancien Paris, 292 vivaient à peine de leur industrie
et 95 étaient au-dessus de leurs affaires1590. La plupart des bouchers de quartier ne débitent
pas un bœuf par semaine ; ils achètent à la cheville un quartier dépecé qui suffit à leur
clientèle pour plusieurs jours. Et la profession comporte des commerçants plus modestes
encore, les colporteurs, dont le nombre est bien difficile à déterminer et qui vendent la viande
« à la main » provenant des bêtes tuées hors de Paris1591 ». En 1862, Robert de Massy estime
lui aussi que les bénéfices des détaillants ne sont pas énormes : « Des appréciations fort
diverses et dont quelques unes sont empreintes d’exagération manifeste, ont été faites sur le
bénéfice des bouchers : c’est là une question extrêm ement délicate et sur laquelle les
renseignements précis font défaut. Je crois, toutefois, que les résultats que j’ai indiqués pour
Londres s’applique également à Paris, et que l’on peut évaluer de 20 à 22 centimes l’écart
moyen entre le prix de la viande en gros et celui de la viande au détail1592 ».
De même, alors qu’Hubert-Valleroux dresse un tableau positif de la réforme libérale
de 1858, Jeanne Gaillard souligne au contraire les conséquences très négatives sur les prix
dans les années 1860. « Paris sous le régime de la réglementation était la capitale du bon
marché, il est devenu la capitale de la cherté ». Les prix du pain et de la viande deviennent
plus élevés à Paris qu’en province et « parallèlement il arrive que les consommations
parisiennes de viande soient dépassées par certaines villes de province1593 ». Ce sont les
consommateurs pauvres qui en souffrent le plus. « Tandis que les entrées de bœuf sur pied,
viande chère consommée par les gens aisés, se maintiennent, les entrées de vaches dont la
viande est destinée aux pot-au-feu populaires baisse de près d’un tiers entre 1866 et 1868 ;
quant au porc dont la viande est encore meilleur marché, sa consommation grandit d’un
cinquième environ pendant la même période1594 ». Selon Michelle Perrot, de mauvaises
1588
Paul HUBERT-VALLEROUX, Les corporations d’arts et métiers et les syndicats professionnels en France
et à l’étranger , Guillaumin, 1885, p 197-198.
1589
Ibid., p 198.
1590
Discussion de la commission municipale, 1858. Archives de Paris, VF4.
1591
Jeanne GAILLARD, Paris, la ville (1852-1870), Thèse d’Histoire, Université Paris X, 1975, p 237.
1592
Robert de MASSY, Des halles et marchés et du commerce des objets de consommation à Londres et à Paris,
Imprimerie Impériale, 1862, tome II, p 232.
1593
« La Statistique générale de 1871 évalue à 71 kg de viande en moyenne par personne la consommation de
Bordeaux entre 1865 et 1869, contre 67 kg à Paris et Lyon. En revanche la consommation de viande est
notablement plus basse à Marseille, Lille et Nantes où elle tourne autour de 50 kg ». Jeanne GAILLARD, op.
cit., p 353.
1594
Ibid., p 265.
318
récoltes et l’inflation liée à l’Exposition
universelle de Paris en 1867 entraînent une
hausse du coût de la vie1595. De 1865 à 1868, l’indice alimentaire établi par Jeanne SingerKérel hausse de 6%.
Même si l’indice des prix de la viande augmente globalement entre 1850 et 1914,
Jeanne Singer-Kérel note que « le mouvement de hausse est particulièrement rapide sous le
Second Empire. Alors que l’alimentation et le coût de la vie sont à un maximum en 1856,
l’indice de la viande continue à monter jusqu’en 1857 ; en sept ans la hausse est de 43,5% à
laquelle succède une baisse de deux ans (13%) moins profonde que celle de l’indice du
groupe1596 ». Pour Jeanne Gaillard, les effets négatifs de la libéralisation économique sont
indéniables. « Non seulement la concurrence n’a pas créé le bon marché mais la libéralisation
est elle-même en partie responsable des chertés. Car elle a créé pour le commerce de la viande
et du pain, naguère réglementés, des conditions de fonctionnement plus coûteux ; en
particulier, la suppression des Caisses (Caisse de la Boulangerie, Caisse de Poissy pour la
boucherie en gros) oblige désormais les commerçants à disposer de sommes plus
considérables pour leurs achats ; il en résulte des hausses dont la consommation fait d’autant
plus les frais que le réseau de distribution ne s’est pas élargi à la mesure de la croissance
démographique. Il a donc été très facile aux commerçants de créer des goulots d’étranglement
qui ont joué à sens unique pour la hausse et contre la baisse. Dès 1863, le procureur du ressort
de Paris fait état de la réglementation « occulte » arrêtée par les boulangers pour empêcher le
pain de revenir à un prix normal après la hausse de 1862. Ce sera bien pire après 1866 : « On
regrette généralement le prix de la taxe officielle », écrit le procureur du ressort de Paris le 10
novembre 18681597 ». Pour Louis Girard, « en 1872 le nouveau Paris compte 1574 bouchers et
le problème de l’approvisionnement en viande demeure préoccupant 1598 ». La solution des
« boucheries municipales » n’a pas été ten tée à Paris sous le Second Empire. D’ailleurs, le
pain vendu par l’Assistance Publique vers 1869 a été un échec. Nous reviendrons plus loin sur
les différentes tentatives de municipalisation de la boucherie sous la Troisième République.
Dans les années 1860, le regard porté sur la hausse des prix change. L’opposition
républicaine ne fait plus dépendre le niveau de vie de la réglementation mais du niveau des
salaires. C’est donc sur ce point que portent les réclamations du Manifeste des Soixante en
1863-1864. Dans le programme de Belleville, c’est la suppression des octrois qui est
demandée, car elle apparaît comme « la seule manière de faire baisser les prix ramenés au
plus bas par le jeu de la concurrence1599 ». Les accusations contre les bouchers ne sont plus
d’actualité dans un tel état d’esprit.
Par ailleurs, Jeanne Gaillard explique très bien que le décalage entre l’abondance de
nourriture affichée (étalages de viande, cartes des restaurants, publicités des bouillons) et les
faibles capacités de la consommation populaire a pu faire autant de ravages que la simple
hausse des prix. Sous le Second Empire, les Parisiens « pensent bourgeoisement » leur
nourriture. « Or la politique alimentaire d’Haussmann tout en assurant la régularité des
1595
Michelle PERROT, Les ouvriers en grève : France 1871-1890, Thèse de Doctorat, Paris I, 1971, EHESS,
2001, tome I, p 76.
1596
Jeanne SINGER-KEREL, Le coût de la vie à Paris de 1840 à 1954, A. Colin, 1961, p 187.
1597
Jeanne GAILLARD, op. cit., p 265.
1598
Louis GIRARD, Nouvelle Histoire de Paris : la Deuxième République et le Second Empire (1848-1870),
Hachette, 1981, p 220.
1599
Jeanne GAILLARD, op. cit., p 266.
319
approvisionnements substitue la vie chère aux chertés. La lente montée des prix est
certes moins défavorable à l’ordre public que leurs brusques flambées parce qu’elle érode
mieux les « émotions » mais elle a aussi pour effet de reculer les temps de satisfaction. C’est
une des causes entre autres du malaise parisien pendant la deuxième moitié de l’Empire. Les
couches populaires ne vivent peut-être pas plus mal dans l’ensemble mais entre leurs rêves
alimentaires et les réalités quotidiennes la distance tend à s’accroître. C’est là une forme de
paupérisation particulièrement virulente1600 ».
c) Le divorce entre chevillards et étaliers est consommé après 1867
Le témoignage d’Henry Matrot est précieux car il souligne le lien étroit qui demeure
après 1858 entre les deux mondes de la boucherie, celui des abattoirs et celui de l’étal, de la
boutique. Pourtant, même si les contacts sont fréquents entre le chevillard et le boucher de
détail qui vient s’approvisionner à la Villette, il faut bien insister sur le fait que 1858 marque
la séparation définitive entre les deux pans du métier.
En se basant sur les chiffres indiqués par Robert de Massy, on se rend compte que la
profession de chevillard est encore assez marginale en 1862, car Paris n’en compte que 100,
alors qu’elle compte 1000 bouchers détaillants. Le système des échaudoirs banaux – places
dans les abattoirs réservées à l’abattage des bouchers de détail du quartier – semble largement
fonctionner en 1862 car, sur les 1000 bouchers détaillants parisiens, 150 abattent cinq bœufs
par semaine, 200 en abattent trois par semaine, 300 deux par semaine et 350 un bœuf et demi
par semaine1601. Néanmoins, le recours aux services des chevillards va rapidement progresser
ensuite.
Même s’il ne fournit aucune donnée chiffrée, Henry Matrot souligne le développement
rapide du commerce à la cheville dans les années 1860, favorisé par la liberté de la boucherie
de 1858 mais surtout par l’annexion des communes suburbaines en 1860. « Le commerce à la
cheville est plus que doublé, les bouchers des communes annexées classés dans les abattoirs
de Paris, amènent avec eux tout leur personnel ; au bout de quelque temps ils disparaissent en
grande partie, mais leurs garçons restent. Le nombre des garçons d’échaudoir est plus que
triplé ; on commence à voir des garçons bouchers sans place et des hommes de corvée à la
grille… De 1860 à 1867 le commerce à la cheville va toujours grandissant, un mouvement
considérable se produit ; de nouveaux commerçants surgissent ; pour monter leurs brigades,
ils recherchent les bouchers travailleurs et intelligents. C’est encore une nouvelle poussée plus
profitable encore que les premières, surtout pour ceux que leur patron, tout en les intéressant
dans les bénéfices, emmène aux marchés pour les instruire dans les achats des bestiaux. Ceuxci s’établissent et font du commerce sous le nom d’un boucher régulier titulaire d’un
échaudoir, c’est le premier pas qui devait amener la liberté des échaudoirs. A l’inauguration,
en 1867, de l’abattoir général de la Villette, toute la boucherie de Paris est régulière ou du
moins soi-disant telle, tous les bouchers classés ont un étal sous leur nom. On sent que la
grande révolution du commerce de la Boucherie arrive ! Tout est préparé. Le décret du 24
février 1858 en proclamant la liberté de la Boucherie a autorisé les marchands de bestiaux à
abattre et à vendre leurs marchandises dans les échaudoirs, il ne s’agit plus que d’obtenir la
1600
1601
Ibid., pp 267-268.
Robert de MASSY, Des halles et marchés et du commerce des objets de consommation à Londres et à Paris,
Imprimerie Impériale, 1862, tome II, p 231.
320
liberté des échaudoirs pour que la séparation
accompli1602 ».
du commerce de la Boucherie soit un fait
Il est dommage que nous ne sachions pas à quelle date a été rédigé ce témoignage
d’Henry Matrot. La date de publication (1910) n’est pas d’un grand secours car elle
correspond seulement au moment où les différents articles ont été rassemblés pour former un
recueil sous le titre de Vieux Souvenirs. Henry Matrot a le mérite de souligner un point
important : les conditions d’attribution des échaudoirs à la Villette semblent encore très
archaïques en 1867, car l’idée de « boucher régulier » semble toujours très prégnante. Cela
signifie qu’à la fin des années 1860, les pouvoirs publics raisonnent toujours selon le schéma
ancien où le boucher de détail doit pouvoir accéder aux abattoirs publics pour pouvoir abattre
lui-même les bestiaux qu’il achète vivants au marché aux bestiaux de la Villette. De quand
date alors l’évolution vers le système « moderne » où le boucher détaillant se rend simplement
aux abattoirs de la Villette pour choisir des carcasses d’animaux abattus par les chevillards ?
Il est clair qu’on ne peut pas donner une année charnière précise, mais néanmoins, il faudrait
réussir à cerner la période où le basculement s’effectue. Pour cela, il faudrait par exemple
comparer le nombre d’échaudoirs réservés aux chevillards et aux détaillants, ou mieux,
comparer les quantités de bestiaux abattus par les uns et les autres.
Si l’on utilise les chiffres de Robert de Massy (1862), d’Armand Husson (1875) et de
Gaston Cadoux (1900), l’évolution semble rapide. Les chevillards sont 38 en 1854, 100 en
1862, 159 en 1872, 225 en 1881 et 290 en 1899. Cela signifie que les chevillards occupent
une très grande majorité des échaudoirs dès 1880. Robert de Massy indique qu’en 1862, 1000
bouchers détaillants pratiquent encore l’abattage 1603. Selon Armand Husson, ils ne sont plus
que 177 en 18721604. Selon Gaston Cadoux, il en reste 98 en 1881 et 26 en 18991605 ! Le
basculement entre les deux systèmes, initié en 1858, a donc été assez rapide : il s’est effectué
sans doute en moins de dix ans, entre 1867 et 1877, le siège de 1870 ayant pu jouer un rôle
d’accélérateur du phénomène. Pour Hubert Bourgin, c’est la création de l’abattoir général de
la Villette qui « a ouvert une période de spécialisation définitive pour la boucherie en gros,
différenciée de la boucherie au détail par le travail, l’entreprise, le personnel et
l’établissement », même s’il est entendu que la concentration des chevillards à l’abattoir de
Montmartre était déjà largement attestée dès les années 18301606.
L’évolution qui frappe beaucoup les témoins est le formidable développement du
nombre des bouchers abattants, travailleurs spécialisés, qui sont au service des chevillards.
Cela permet d’affirmer que malgré la structure artisanale du complexe, la Villette ressemble
fort à une usine, la « cité du sang1607 », qui rassemble plusieurs milliers d’ ouvriers, sans qu’on
1602
Henry MATROT, Vieux Souvenirs, 1910, p 46.
1603
Robert de MASSY, op. cit., tome II, p 231.
1604
Armand HUSSON, Les consommations de Paris, Paris, Hachette, 2e édition, 1875.
1605
Gaston CADOUX, op. cit., pp 462-463.
1606
Hubert BOURGIN, « Essai sur une forme d’industrie : l’industrie de la boucherie à Paris a u XIXe siècle »,
L’année sociologique , 1903-1904, pp 99-100.
1607
Nous empruntons cette expression au titre de l’ouvrage de Maurice TALMEYR, Tableaux du temps passé:
la cité du sang, Paris, Perrin, 1901, 288 p.
321
connaissance exactement leur nombre car ils
sont répartis entre 290 patrons en 19001608 !
Henry Matrot ne manque pas de relever ce phénomène, en soulignant l’origine souvent
modeste des patrons chevillards :
« Le nombre des bouchers acheteurs à la cheville augmente dans des proportions
considérables, la séparation du commerce de la Boucherie s’accentue et devient pour les
garçons bouchers deux professions absolument distinctes. Deux hommes d’initiative et
d’expérience entreprirent de battre en brèche ce dernier rempart de la vieille Boucherie, ils
réussirent complètement, et 1868 vit les nouveaux classés inscrits au livre d’Or 1609. C’est de
1868 que date la troisième poussée pour les garçons bouchers d’échaudoir, poussée plus
considérable encore que les devancières dans ses conséquences. En effet, le commerce en gros
de la Boucherie de Paris devenait une carrière, les échaudoirs étant accessibles à tous. Cette
troisième poussée fut la plus prodigieuse et la plus profitable, car en peu d'années la presque
totalité du Commerce en gros de la Boucherie de Paris passa dans les mains des garçons
bouchers. Pour les garçons bouchers étaliers, l’évolution du commerce de la boucherie de
Paris fut un grand bien, la suppression du monopole a eu pour conséquence qu’un grand
nombre d’étaliers purent s’établir ; le nombre des étaux de boucherie qui était de 501 avant la
liberté s’éleva rapidement à plus de 2000. La liberté du commerce de la boucherie, gros et
détail fit disparaître un fief corporatif dont il ne reste plus qu’un vieux souvenir 1610 ! ».
André Gravereau explique lui aussi le divorce, la spécialisation progressive des
métiers de chevillard et de détaillant après 1867. « La mise en marche de la Villette convenait
aux grosses boucheries, une partie du personnel s’occupant exclusivement des travaux
d’abattoir. Mais pour les petits détaillants, l’achat des animaux, l’abattage, le transport de la
viande, créaient des soucis professionnels supplémentaires et une perte de temps, en raison de
l’éloignement de leur boutique. Dès les premières années de démarrage, l’organisation du
travail se fit avec des ouvriers restant sur place, on les appelait les « volontaires ». Ces
volontaires selon l’importance commerciale de leur employeur intermittent servaient un,
deux, ou plusieurs détaillants. Puis pour ces volontaires, la méthode changea, ils achetèrent
pour leur compte le bétail sur pied, qu’ils revendaient à leurs premiers employeurs. En
continuant de ravitailler les bouchers détaillants en vendant de plus en plus. Tout changea, ces
ouvriers créèrent la corporation des bouchers en gros, les « chevillards », et parmi ceux-ci,
tous ceux qui avaient la bourse bien garnie formèrent la catégorie des gros « chevillards1611 ».
Par le terme de « corporation des bouchers en gros », André Gravereau entend sans
doute le « Syndicat du commerce en gros de la Boucherie de Paris », fondé en 1886, qui
compte 220 membres en 1900 et 345 membres en 1910. Auparavant, il existait une
commission chargée de l’administration des abattoirs de la Villette, la « Commission
administrative de la Boucherie en gros de Paris », qui a déposé des statuts le 9 janvier 1873 et
le 1er juin 1882. Selon Pierre Haddad, cette commission administrative, même si elle a été
réglementée en 1873 et 1882, a fonctionné dès 1858. Chargée de « représenter la boucherie en
1608
En 1893, l’Office du Travail indique qu’il y a 1000 ouvriers à la Villette et entre 100 et 120 ouvriers à
Grenelle. Office du Travail, La petite industrie (salaires et durée du travail), tome 1 : l’alimentation à Paris ,
Imprimerie nationale, 1893, p 203.
1609
Henry Matrot évoque sans doute le cas de deux garçons bouchers détaillants qui ont réussi à être classés
comme locataires d’échaudoirs à la Villette, marquant ainsi la démocratisation du monde de l’abattage,
d’anciens employés devenant patrons chevillards.
1610
Henry MATROT, Vieux Souvenirs, 1910, p 47.
1611
André GRAVEREAU, Chère Villette. Histoire d’un quartier de Paris , Oberthur, 1977, p 106.
322
gros auprès de l’administration », la commission administrait « toutes les parties
communes de l’abattoir laissées par la Ville de Paris à la charge de la corporation. Elle
procédait notamment à l’enlèvement des fumiers dans les bouveries et bergeries et à celui des
« voiries » dans les cours d’abattage ; à la livraison des cuirs et des peaux de mouton par un
surveillant livreur ; à la fourniture des cordes ou des chaînes des bouveries et enfin à
l’organisation de tous services reconnus utiles aux occupants des échaudoirs 1612 ». Quant aux
ouvriers abattants, ils fondent en 1890 une « Chambre syndicale des ouvriers de la Boucherie
en gros de Paris », qui compte 350 membres en 1900, signe de la faible syndicalisation des
ouvriers bouchers.
Les témoignages d’Henry Matrot et d’André Gravereau s’accordent pour souligner
l’origine « ouvrière » des chevillards, qui étaient pour la plupart d’anciens employés de la
boucherie de détail. Gaston Cadoux reprend la même idée : « les bouchers à la cheville sont
généralement d’anciens garçons commandités au début par le chevillard dont ils prennent la
clientèle1613 ». Ces affirmations ne sont étayées par aucune étude précise ou donnée chiffrée.
Il s’agit peut être d’une légende. Néanmoins, cette supposition est tenace et se retrouve sous
de nombreuses plumes. Cette question demeure énigmatique pour l’instant.
Certes, il y a des « gros » et des « petits » chevillards, mais il y a surtout à la Villette
une hiérarchie, un cloisonnement indiscutable selon les espèces, entre les « bœuftiers », les
« veautiers » et les « moutonniers ». Les « gargots » (saigneurs de porcs) et les tripiers
(pansiers, boyaudiers) occupent le bas de l’échelle honorifique. Cette « spécialisation par
l’objet » est ancienne selon Hubert Bourgin ; elle serait même antérieure à la spécialisation de
la boucherie en gros par rapport à la boucherie de détail. Dès 1861, Robert de Massy note la
spécialisation des chevillards entre l’abattage des bœufs, des veaux et des moutons 1614. « De
cette spécialisation Massy parle comme d’un fait bien connu, et qui n’était pas récent : il se
peut qu’elle ait suivi d’assez près, encore indistincte et incertaine, les débuts de la
différenciation » entre boucherie de gros et de détail1615. Assez logiquement, « l’importance
des maisons est constituée par le nombre de bœufs abattus par mois ». En 1893, le maximum
chez les bœuftiers atteint 300 à 350 bœufs mensuels, « le niveau moyen, 200 à 250 ; le
minimum est fixé à 10 par l’article 16 du règlement du 10 juillet 1889 (préfecture de la
Seine) ». En 1893, les 259 échaudoirs de la Villette « se classent en 20 grosses maisons, 100
moyennes, 159 petites1616 ».
Ce qui est certain, c’est que la distinction des trois catégories bœuf-veau-mouton est
une réalité incontournable du monde de la Villette entre 1867 et 1974, tant au niveau de la
géographie des étaux, des techniques d’abattage, du poids financier du chevillard que du
prestige de l’ouvrage. La dépouille d’un bœuf n’est pas aussi facile que celui d’un mouton.
L’investissement financier pour l’achat du bétail vivant n’est pas le même non plus entre un
bœuftier et un moutonnier ! Chacun a son savoir-faire, même si les bœuftiers revendiquent la
place la plus élevée dans l’échelle du prestige. Hautains, les bœuftiers forment l’aristocratie
1612
Pierre HADDAD, Les chevillards de la Villette : Naissance, vie et mort d’une corporation , Thèse de
Doctorat, Paris X, 1995, p 35.
1613
Gaston CADOUX, Les finances de la ville de Paris de 1798 à 1900, Berger Levrault, 1900, p 463.
1614
Robert de MASSY, op. cit., tome II, p 208.
1615
Hubert BOURGIN, op. cit., p 101.
1616
Office du Travail, La petite industrie (salaires et durée du travail), tome 1 : l’alimentation à Paris ,
Imprimerie nationale, 1893, p 204.
323
de la Villette1617.
d) Suifs et cuirs
La fonte des suifs a été pendant longtemps une source de revenus importante pour les
bouchers. Les métiers de chevillard et de boucher détaillant se séparant de plus en plus
nettement dans les années 1870, les revenus des suifs devraient logiquement revenir de droit
aux chevillards et ne plus préoccuper la boucherie de détail. C’est oublier un peu vite qu’il
existe divers types de suifs. « Sous la dénomination de suif vert, ou de suif brut ou encore de
suif en branche, il était récolté, soit dans les abattoirs sous la forme de suif d’abat et suif de
rognons, de suif de triperie et suif de boyauderie, soit dans les boutiques de détaillants sous
forme de suif d’étal 1618 ».
Camille Paquette explique bien la situation des fondeurs de suif : « Jusqu’en 1867, les
fondoirs de suif étaient installés dans les abattoirs ; il en existait 28 dans les 5 abattoirs créés
en 1818 et d’autres dans les abattoirs des communes annexées. Lors de la fermeture de ces
abattoirs, les fondeurs installèrent leur industrie aux environs de Paris, dans les localités où les
municipalités voulurent bien les accueillir1619 ». Cette précision n’est pas anodine quand on
sait que les fonderies de suif sont classées dès 1810 parmi les établissements insalubres, à
cause de l’odeur très désagréable et du danger de feu 1620.
La concentration industrielle semble avoir été assez rapide chez les fondeurs de suif
parisiens. « Pour différentes raisons, un certain nombre cessèrent ou cédèrent leur industrie à
des confrères qui ont installé des usines importantes. Entre 1870 et 1880, cette industrie s’est
modifiée et modernisée profondément ; il ne resta bientôt plus sur la place de Paris que
quelques fondeurs qui imposaient des prix d’achat des suifs, que les bouchers trouvaient
insuffisants. Aussi, en 1886, la boucherie, mécontente depuis longtemps déjà des fondeurs de
suif, créa le Fondoir central de la Boucherie, société anonyme pour la fabrication et
l’exploitation des suifs par la boucherie elle-même 1621 ». Cette initiative n’a rien de
surprenant : en 1895 sera créée une autre société anonyme, la Factorerie syndicale de la
Boucherie française, au capital de 200 000 francs, dont nous ne connaissons pas le rôle1622.
Camille Paquette précise le fonctionnement du Fondoir central de la Boucherie, créé
en 1886. « Aux termes des statuts, les adhérents, c’est-à-dire ceux qui s’engagent à fournir
pendant deux ans la totalité de leurs suifs à la société, participent à une répartition de 45% du
1617
Sur la rivalité entre bœuftier et veautier, on peut consulter Gérard PONTHIEU et Elisabeth PHILIPP, La
Villette, les années 30. Un certain âge d’or , Atlas, 1987, p 89.
1618
Pierre HADDAD, op. cit., pp 59-60.
1619
Camille PAQUETTE, op. cit., p 124.
1620
Selon le décret du 15 octobre 1810 et l’ordonnance de classement du 14 janvier 1815, les établissements de
fabrication de suif brun, de suif d’os et les « fonderies de suif en branche à feu nu » sont classés en 1ère classe,
les fonderies de suif au bain-marie ou à la vapeur sont classées en 2ème classe. Ordonnance de la préfecture de
police de Paris du 30 novembre 1837 concernant les établissements dangereux, insalubres ou incommodes.
Archives de Paris, DM5/1, dossier n°3.
1621
1622
Camille PAQUETTE, op. cit., p 124.
La Factorerie syndicale de la Boucherie française siège en 1895 au 37 rue Quincampoix (Paris 4e). Elle est
dirigée par L. Violet. Le Conseil d’administration est présidé par G. Léger, archiviste du Syndicat de la
Boucherie de Paris entre 1908 et 1914. Archives de la Préfecture de Police de Paris, DA 722.
324
bénéfice après prélèvement de la réserve légale et de la somme nécessaire au paiement
de l’intérêt du capital-actions 1623 ». Malheureusement, nous ne savons pas si ce Fondoir
central fut une grande réussite économique. Il est certain qu’il a existé jusque vers 1930 et
qu’il revêtait une certaine importance aux yeux de la corporation car plusieurs présidents du
Syndicat des bouchers de Paris en ont été responsables, notamment Lioré, Aulet et Seurin. Il
est curieux de noter qu’en 1890, la moyenne du rendement en suif des animaux de boucherie
abattus à Paris était de 47 kg, alors qu’il n’était que de 35 kg en province, signe sans doute de
la supériorité technique de la capitale1624. En octobre 1898, le Syndicat général de la
Boucherie française souhaite la suppression de l’impôt sur la bougie car ce mode d’éclairage
ne constitue plus un luxe1625. Il est possible que les bouchers cherchent ainsi à protéger les
intérêts du Fondoir central.
Une publicité de 1904 indique que le Fondoir central de la Boucherie, « pour la
fabrication et l'exploitation de ses suifs par la Boucherie elle-même», est une société
anonyme au capital de 1 500 000 F et dont le siège se trouve au 130 route de Flandre à Pantin.
Dirigé par Victor Aulet, ancien président du Syndicat de la Boucherie de Paris, le Fondoir
central a reçu des médailles d'or aux expositions universelles de Paris de 1900 et de 1889, et à
celle d'Anvers en 1894. Le fondoir produit de l’oléo-margarine, de la margarine, des rognons
de bœuf en branches, des graisses alimentaires, des suifs pressés et des suifs pour la
parfumerie, de la corroierie et de la chandellerie1626. Une publicité de 1906 indique la liste des
membres du conseil d’administration, présidé par le marchand boucher Millot (31 rue
d’Auteuil) avec l’ancien boucher Noblet (31 grand rue à St-Mandé) comme vice-président 1627.
En 1912, le directeur du Fondoir central est Mirouel, ancien président de la société de secours
mutuel de la Boucherie de Paris (les Vrais Amis)1628. En 1928, le Fondoir central est une SA
au capital de 400 000 F, avec toujours le même siège social à Pantin (130 avenue Jean
Jaurès)1629. La société conserve toujours des relations avec le syndicalisme patronal car, par
exemple, l’Assemblée générale du 3 mai 1928 se tient au 10 rue de Lancry, siège de l’Union
Nationale du Commerce et de I’Industrie.
Georges Beaugrand nous renseigne sur la fonte des suifs. Dans les années 1890, il
existait cinq fondoirs : le Fondoir central, Tricoche, Mouriez, Pellerin et Cordewener. « Tous
avaient leurs usines de transformation dans la banlieue immédiate : Aubervilliers, Pantin, PréSaint-Gervais. Les ouvriers d’abattoir appelés « fondeurs » collectaient auprès des chevillards
le suif et la graisse des animaux. Le fondeur épluchait et centralisait pour chaque chevillard le
suif récupéré sur les boyaux, les panses, les toilettes et le dégras. Le tout était mis dans des
sacs, pesé et transporté dans l’une des usines citées plus haut. Le suif, soumis à diverses
opérations, était transformé en margarine, graisse alimentaire ou industrielle. Vers 1930 ces
cinq maisons ont fusionné pour ne former qu’un seul et unique trust étendant ses ramifications
en province, s’alliant avec les industriels hollandais de même nature, pour la préparation et la
1623
Camille PAQUETTE, op. cit., p 125.
1624
Annuaire du commerce en gros de la Boucherie de Paris, 1891.
1625
Journal du Syndicat de la Boucherie de Paris, 23 octobre 1898.
1626
Publicité pour le Fondoir Central de la Boucherie parue dans L'Union mutuelle corporative
, organe de la
société de secours mutuel de la Boucherie de Paris, 1904, n°4. BNF, Jo A 1813.
1627
La Mutualité corporative, bulletin n°51, 30 novembre 1906. BNF, Jo 15026.
1628
Ibid., bulletin n°190, 1er septembre 1912.
1629
Journal de la Boucherie de Paris, 8 avril 1928. BNF, Jo A 328.
325
vente des produits finis particulièrement de
la margarine1630 ».
Dans les années 1950-1960, le chevillard Pierre Haddad se souvient que le cours des
suifs était fixé une fois par mois1631. Les suifs étaient vendus à des entreprises comme Pellerin
ou Lever (stéarine, glycérine). Bénéficiant en fait d'un monopole, certaines multinationales
comme Unilever ont parfois abusé de la situation, en achetant les suifs à bas prix, selon les
cours mondiaux1632. Georges Beaugrand a raison d’évoquer les « industriels hollandais » car
Unilever est né en 1929 de la fusion d’une société anglaise (Lever Frères) et d’une société
hollandaise (Margarine Unie), « elle-même le résultat de la fusion en 1927 de Jurgens et Van
den Berghs, deux entreprises hollandaises1633 ». Il est maintenant clair que le Fondoir central
de la Boucherie n’a pas dû connaître un grand succès économique.
Les bouchers vont-ils pouvoir faire des profits sur les cuirs et les peaux ? Nous savons
que les tentatives du Syndicat des bouchers au milieu du XIXe siècle pour fonder un entrepôt
des cuirs se sont soldées par des échecs retentissants. Il semble qu’après 1867, la question des
cuirs ne préoccupe plus les détaillants1634. Seuls les chevillards sont concernés1635. Tout
d’abord, il faut savoir que le cuir est l’élément du cinquième quartier qui rapporte le plus
d’argent 1636. En clair, le cuir d’un animal de boucherie est l’élément le plus lucratif après la
viande. Pierre Haddad indique même « qu’un certain nombre de bouchers en gros fondaient
toute leur stratégie commerciale sur les cours du cinquième quartier, la vente de la viande
passait presque au second plan1637 » ! La valorisation du cinquième quartier par la
« coopération des bouchers » a été bien exposée par Marcel Baudier dans une thèse de droit
de 1914 : nous renvoyons aux divers exemples d’unions de la boucherie mises en place en
France dans le sillage de l’Union de la boucherie en gros de Paris , fondée le 5 août 1898 par
le Syndicat de la boucherie en gros de Paris1638.
1630
Georges BEAUGRAND, op. cit., pp 54-55.
1631
Après 1945 a existé un système de cotation du suif « à la raie ». Pierre HADDAD, op. cit., p 60.
1632
Témoignage oral de Pierre Haddad, 1997.
1633
J-P BERLAN et J-P BERTRAND, Unilever, une multinationale discrète, Cerf, 1978, p 13.
1634
Pour plus de détails sur l’organisation des « ventes publiques de cuirs et peaux », nous renvoyons à André
DEBESSAC, Histoire de la corporation des métiers des viandes, Société d’édition de publications
corporatives, 1943, pp 60-65.
1635
Il a été créé en 1892 un « syndicat de la Boucherie de Paris et de la banlieue pour la vente directe de ses cuirs
classés », dont nous ne savons rien. Il devait sans doute regrouper des chevillards parisiens, mais nous ignorons
tout de son activité. Les bouchers de province ont formé diverses sociétés anonymes pour la vente collective
des cuirs et des suifs. L’Union de la boucherie de Dijon a été fondée en 1908. L’Union de la Somme groupe
886 bouchers picards pour un chiffre de ventes de 4 000 000 F par an. Dans d’autres villes, c’est le Syndicat de
la boucherie qui procède directement aux opérations sur les cuirs, les suifs et la triperie, comme à Versailles,
Orléans, Lyon, Rouen, Valenciennes, Limoges, Tours. Par contre, à Bordeaux, ce sont des maisons de
commerce privées qui « se partagent l’enlèvement des cuirs » et « les abats sont vendus aux tripiers qui passent
des marchés annuels avec les bouchers chargés de les approvisionner. Le sang est recueilli et traité par la
maison Bourgeois spécialisée dans l’exploitation du sang et qui possède une douzaine d’usines en France ».
Marcel BAUDIER, Le commerce du bétail et de la viande en France, Thèse de Droit, Paris, 1914, pp 274-276
1636
Au cours d’une conférence en décembre 1952, André Debessac, délégué général de la Fédération nationale
de la Boucherie en gros et du commerce en gros des viandes, détaille les postes de la « décharge », la
différence de prix entre le bétail vivant et la carcasse dépouillée. Pierre HADDAD, op. cit., p 58.
1637
1638
Ibid.
L’Union de la Boucherie en gros de Paris est une société anonyme de production à capital variable, qui siège
à Aubervilliers (44 rue de la Haie-Coq) et qui « a pour objet l’exploitation coopérative des sous-produits de
326
Le cinquième quartier comprend la
peau, le suif, les pieds, les os, les
patins, la corne, la bourre, les intestins, le sang et les abats. En 1888, la Grande Encyclopédie
précise les différents débouchés commerciaux du cinquième quartier : « La peau est vendue
aux tanneurs, aux hongroyeurs, aux mégissiers et aux parcheminiers, qui la soumettent à des
manipulations en rapport avec l’usage ultérieur qu’on en veut faire. Le suif est d’abord mis en
œuvre par les fondeurs, puis livré aux fabricants de chandelles, aux stéarineries et aux
parfumeurs. Les pieds de bœuf sont principalement utilisés par les fabricants d’huile. Les gros
os, particulièrement les tibias, sont vendus aux tabletiers ; quant aux petits os, ils servent à
faire du noir animal. La corne est également utilisée par les tabletiers. La bourre est employée
par les tapissiers et les bourreliers. Avec le sang et ce qu’on appelle rognures ou épluchures,
on fait des engrais pour l’agriculture. Les intestins et la vessie constituent les matières
premières du boyaudier. Les patins ou tendons d’Achille servent à fabriquer diverses sortes de
colles1639 ».
Le marchand de cuir passe dans les abattoirs toutes les semaines ou tous les 15 jours
pour ramasser les cuirs, mais aussi les cornes et les sabots, qui servent à la fabrication des
« objets de Paris » (peignes, boutons). Avec les poils de la queue de vache, on fait des
1640
brosses. Le marchand de cuir s'occupe du ramassage, du salage et de la vente des cuirs
.
Dans les années 1930, « quatre maisons ramassaient les cuirs de bœufs. Pour les moutons,
l’établissement Floquet était le plus important pour le ramassage de ces peaux, l’usine se
trouvait à Saint-Denis. Il y avait encore 4 ou 5 petits acheteurs peaussiers du 5ème
arrondissement et de Gentilly. Les cuirs de bovidés étaient achetés au poids et au cours établi
par le marché central des cuirs1641. Un contrat d’une année était passé avec le chevillard. Pour
les peaux de moutons, les transactions étaient différentes. Sur le marché aux bestiaux, le
chevillard ayant acheté une bande de moutons, les peaux étaient estimées et vendues à la
pièce. Le représentant de la peausserie qui traitait de l’affaire, évaluait les peaux selon leur
grandeur, la qualité de la laine et la race du mouton pour déterminer la valeur1642 ».
Les cuirs ayant une certaine valeur, le chevillard leur accordait une grande attention au
moment de la dépouille. A partir de 1926, l’appareil « Perco », sorte de petite scie électrique,
permettait d’éviter les coutelures et les perforations du cuir. Mais les cuirs pouvaient être
abîmés par les fils de fer barbelés et surtout par les varrons, larves parasitaires des bovins qui
perforent la peau, rendant le cuir inutilisable. Pierre Haddad explique que dans les années
1950, les peaux sont vendues à la commission. Le courtier en cuirs, au moment de l'achat des
peaux, déduit les frais de livraison, de salage et prend une commission. Il existait plusieurs
catégories de peaux, selon le poids de la bête (28-30 kg, 30-35 kg, 35-40 kg). Pour trouver des
clients, le commissionnaire en cuirs accorde parfois des prêts aux jeunes chevillards qui
1643
s'installent
.
boucherie et leur transformation en matières premières destinées à l’agriculture et à l’industrie ». Je pense que
cette Union ne s’occupe pas des cuirs mais uniquement des sous-produits (sang, os, suif). Elle est dirigée par
Mulet entre 1906 et 1914. En 1921, on trouve à la même adresse la Société Bourgeois, qui collecte le sang des
abattoirs. Cela laisse penser que l’Union a disparu pendant la guerre 1914-18.
1639
L. KNAB, « Boucherie », La Grande Encyclopédie, Lamirault, 1888, tome VII, p 550.
1640
Les peaux étaient souvent conservées dans du sel gris (sel gemme).
1641
Le marché aux cuirs se situait avenue des Gobelins (Paris 13e).
1642
Georges BEAUGRAND, op. cit., p 55.
1643
Témoignage oral de Pierre Haddad, 1997.
327
Les principaux marchands de cuirs
dans les années 1950 étaient le
« marché aux cuirs de la Villette » (SA au capital de 24 000 000 F), la « Halle aux cuirs de
Paris » (établissements Marcel Delamaire), le groupe « Le progrès » à Aubervilliers (SA à
capital variable), les établissements Joseph Fischer (SARL au capital de 30 000 000 F, 21
quai de la Gironde à Paris 19e). Tous ces négociants organisaient des « ventes publiques de
cuirs et peaux de la Boucherie de Paris et de la banlieue1644 ». La vente est mensuelle, à la
commission, et le chevillard est payé après la vente du cuir par le collecteur.
Pierre Haddad explique la dépendance des chevillards vis-à-vis des marchands de cuir.
« Ne disposant pas dans l’ancien abattoir de locaux d’entreposage pour les cuirs – pas plus
d’ailleurs que d’entrepôts frigorifiques dignes de ce nom, pour la viande 1645 – la boucherie en
gros s’en remettait à 4 ou 5 maisons spécialisées, bénéficiant en fait d’un véritable monopole,
qui se chargeaient de collecter et de vendre cette précieuse marchandise après pesage,
classement et salage. Bien entendu, le chevillard pouvait, si la conjoncture lui semblait
défavorable, refuser, après accord avec son collecteur, de vendre son stock de cuirs, mais il
courait le risque de voir les cours fléchir encore davantage le mois suivant et de connaître
dans le même temps une importante gêne de trésorerie. Des événements lointains eurent
parfois une incidence notable sur les cours enregistrés lors des ventes publiques de cuirs. Ce
fut le cas du déclenchement de la guerre de Corée (1950-1953) qui provoqua une hausse
brutale des cours. Inversement, la fin du conflit entraîna un effondrement des prix1646 ». Bref,
les bouchers se plaignent facilement de leur soumission face aux marchands de cuir ou aux
fondeurs de suif. C’est là un point commun des revendications entre les bouchers « réguliers »
du début du XIXe siècle et les chevillards du XXe siècle.
e) La diversification de l’activité de détaillant
Au début du XIXe siècle, les secteurs lucratifs qui attiraient l’attention des bouchers
détaillants étaient la triperie, le suif et les cuirs. Ce sont les profits non négligeables du
« cinquième quartier1647 ». Qu’en est-il à la fin du XIX e siècle ? Depuis l’ouverture de la
Villette en 1867, un long processus de spécialisation trouve son aboutissement dans les
années 1870-1880 avec la séparation entre boucherie en gros et au détail. Cela signifie que les
détaillants perdent une bonne partie de leurs anciens revenus. Par tradition, les os, le sang et
les glandes reviennent de droit à l’abatteur : les détaillants ne les réclament jamais au
1644
Annuaire du syndicat de la boucherie en gros de Paris, 1954.
1645
En 1896, le ministère de la Guerre installe un frigorifique aux abattoirs de la Villette « pour servir au camp
retranché en cas de guerre » : cette installation est destinée aux garnisons militaires et non aux chevillards. Il
faudra attendre 1930 pour qu’un frigorifique à usage commercial soit installé aux abattoirs de la Villette, alors
que ceux de Vaugirard en possèdent un depuis 1917. Des frigorifiques ont été installés dans les abattoirs de
Chambéry dès 1902 et à Dijon en 1903. Pour Marcel Baudier, « l’hostilité des négociants en bestiaux et des
bouchers, surtout des bouchers en gros, contre l’installation des frigorifiques [dans les abattoirs], s’explique par
des raisons de routine et aussi par la crainte que leur établissement amène un changement complet dans le
régime du commerce et, en particulier, la suppression du commerce du bétail sur pied ». Marcel BAUDIER,
op. cit., pp 277-278.
1646
1647
Pierre HADDAD, op. cit., p 59.
La viande forme les 4 quartiers. Tout le reste forme le « cinquième quartier » (abats, cuirs et peaux, suif,
sang, os, glandes et matières stercoraires, c’est-à-dire les excréments contenus dans l’appareil digestif), source
de profits non négligeables pour le chevillard.
328
chevillard1648. Mais les abats, les cuirs et les
suifs constituent une source de revenus
importante : un débat a donc existé entre chevillards et détaillants pour savoir comment
évaluer leur valeur de façon consensuelle. En effet, quand le détaillant vient acheter des
carcasses à la Villette, peut-il exiger que lui soit livrés les cuirs et les abats de la bête ? De
quand date la coutume qui veut que les carcasses soit vendues seules, sans abats ni suif ni
cuir ? Et surtout, les deux professionnels doivent être d’accord sur la valeur réelle ou
supposée de ces biens pour mesurer le juste prix de la carcasse nue.
Le problème du suif et du cuir venant d’être traité, abordons maintenant la question
des abats. Hubert Bourgin présente bien la situation paradoxale de la triperie à la fin du XIXe
siècle. Depuis l’Ancien Régime, l’évolution semblait dessiner une séparation de plus en plus
stricte entre la boucherie et la triperie. Chaque secteur était bien défini et surtout bien
hermétique, pour éviter toute forme de concurrence. Mais, dans les années 1880, de plus en
plus de bouchers détaillants se tournent vers la commercialisation des abats. Face à la
concurrence des charcutiers et des hippophagiques, les bouchers empiètent sur le territoire des
tripiers et commencent à s’attaquer à celui des traiteurs-cuisiniers. L’enquête de 1893 sur la
petite industrie signale que « la triperie se rapproche de la boucherie et s’associe avec elle
dans l’entreprise et dans le local de certains bouchers » et qu’il y a un « nombre croissant de
bouchers qui commencent la vente des abats1649 ». Le phénomène n’est ni isolé ni surprenant.
« Du moment que la triperie n’est qu’une spécialité commerciale, la réunion des spécialités
qui s’opère dans tout le commerce parisien devait nécessairement s'y produire. Les facteurs à
la viande (halles centrales) sont depuis longtemps facteurs à la triperie1650 ». Il serait
intéressant de connaître la réaction d’Artus, président du Syndicat de la triperie de Paris en
1894.
La société Artus était une entreprise phare à la Villette. C’était « l’unique usine de
transformation se trouvant à l’intérieur de l’abattoir dès sa mise en route en 1871 1651 ». Artus
collectait toutes sortes d’abats : fraises et têtes de veaux, ris, pieds, glandes, etc1652...
Employant une main d’œuvre importante, cette Société Anonyme « avait le monopole de
l’échaudage à la Villette 1653 ». L’échaudage, le blanchiment et le raclage nécessitant beaucoup
de bras, « un grand nombre de femmes furent employées par la société Artus, surtout à partir
1648
A la Villette, le ramassage du sang, des cadavres d’animaux, de la viande saisie et du nivet (détritus de
viande), a longtemps été le monopole de la société Bourgeois. Dans les années 1930, la société BourgeoisVerdier-Dufour traitait le sang et les cadavres d’animaux dans une usine d’Aubervilliers (transformation en
produits chimiques et graisses industrielles). Georges BEAUGRAND, Un siècle d’Histoire : l’abattoir de la
Villette de 1871 à 1959, dactylogramme, 1970, p 51.
1649
Hubert BOURGIN, « Essai sur une forme d’i ndustrie : L’industrie de la boucherie à Paris au XIX e siècle »,
L’année sociologique , 1903-1904, p 104.
1650
Ministère du commerce, Office du Travail, La petite industrie: salaires et durée du travail, tome I:
l'alimentation à Paris
, Paris, 1893, p 243.
1651
Georges BEAUGRAND, op. cit., p 53.
1652
Georges Beaugrand décrit en détail l’activité de la société Artus : cabochage des têtes de moutons,
préparation des pieds et panses de moutons, des pieds et des têtes de veaux. Il souligne la modernité et le
caractère innovant des machines mises en place par Artus, « usine pilote sur le plan national et international ».
Ibid., pp 53-54.
1653
Pierre HADDAD, Les chevillards de la Villette : naissance, vie et mort d’une corporation , Thèse de
Doctorat, Paris X – Nanterre, 1995, p 292.
329
de 19141654. En 1954, cette SA était au
capital de 23 760 000 francs1655 ». Une fois
que les abats sont préparés, ils sont vendus en gros aux « tripiers qui, à leur tour, les
transforment. Andouillettes, saucisses, saucissons et tripes finiront enfin sur l’étal des
détaillants1656 ».
Outre le travail à façon confié à la société Artus par les patrons tripiers, il existait
plusieurs autres usines de triperie à proximité de la Villette, la plus célèbre étant
Pharamond1657. Georges Beaugrand, ouvrier boyaudier à la Villette, décrit très bien l’activité
des triperies industrielles parisiennes des années 1930 (Pharamond, Chenaud, Besancenot,
Berthomier, Cleret, Ronnot, Jouanne). « Les abats blancs (panse, pieds, mamelles) sont
prélevés par les ouvriers pansiers pour le compte des industriels, qui préparent les tripes à la
mode de Caen et le gras-double ». Les abats blancs « étaient achetés à l’année au patron
chevillard. Celui-ci passait un marché avec l’industriel et les prix pratiqués variaient selon la
qualité de l’animal et aussi le nombre de bêtes abattues 1658 ». Dans les années 1950, le
chevillard Pierre Haddad passait un marché fixe tous les six mois avec un tripier en gros
(contrat oral) ; il y avait un barème des prix pour chaque catégorie d'abat (langue, foie,
poumon, cœur, rate, cervelle...) et un ajustage selon les pièces manquantes (en cas de maladie,
les abats sont souvent saisis par les services vétérinaires)1659. Le système des marchés à terme
existait pour les abats mais aussi pour les boyaux1660.
Le circuit de la triperie à partir des années 1880 apparaît alors assez simple : le
chevillard vend certains de ses abats à des industriels type Pharamond qui revendent ensuite
les tripes préparées aux bouchers détaillants. Les autres abats sont préparés à façon par Artus
puis vendus aux détaillants qui peuvent les commercialiser. Il reste à savoir si la vente au
détail de la triperie doit être réservée aux seuls tripiers ou peut être autorisée aux bouchers.
L’enquête de 1893 montre que les bouchers se sont rapidement arrogés le droit de vendre au
détail de la triperie. Curieuse ironie du sort ! Sous l’Ancien Régime, la corporation des
bouchers se battait pour conserver le monopole de la vente exclusive de la viande de
boucherie, en interdisant aux tripiers, aux charcutiers et aux traiteurs de vendre des chairs de
bœuf, de veau et de mouton. A la fin du XIX e siècle, la situation est renversée : les bouchers
détaillants parisiens revendiquent le droit de pouvoir vendre de la charcuterie, de la triperie et
même des plats cuisinés ! On assiste donc dans les années 1890 à l’apparition de la profession
de boucher-charcutier-traiteur qui connaîtra un grand succès au XXe siècle, surtout dans les
zones rurales.
1654
On trouve des photos des ateliers d’échaudage Artus, avec la main d’œuvre féminine, dans l’ouvrage de
Gérard PONTHIEU et Elisabeth PHILIPP, La Villette, les années 30 : un certain âge d’or , Atlas, 1987, pp 8687.
1655
Pierre HADDAD, op. cit., p 73.
1656
Gérard PONTHIEU et Elisabeth PHILIPP, op. cit., p 87.
1657
La société Pharamond consacrait une partie de sa production à la fabrication des conserves. Les « tripes
Pharamond » étaient célèbres à la Belle Epoque et jusqu’au milieu du XX e siècle. Outre l’usine, Pharamond
avait une boutique de vente en gros de tripes à la mode de Caen et un restaurant aux Halles.
1658
Georges BEAUGRAND, op. cit., p 52.
1659
Entretiens oraux avec Pierre Haddad, 1997.
1660
Pour les usages alimentaires, les boyaux sont salés au sel sec. Pour les usages industriels, les boyaux sont
salés au « sel dénaturé » ( sic). Les boyaux de mouton et de porc servent à faire du catgut, fil chirurgical qui se
résorbe à l'intérieur de l'organisme. Les boyaux de bœuf servent à faire les cordes d'instruments de musique
(violon, guitare...) et de raquettes de tennis. Témoignage oral de Louis Plasman, 1997.
330
En 1903, Hubert Bourgin note
l’empiètement des bouchers sur les
traiteurs. « A la boucherie de détail s’est associée une industrie qui ne représente pas une
partie du procès industriel, mais qui comporte la transformation des produits fournis par lui :
cette industrie est celle de la cuisine. Aujourd’hui, dans la boucherie de détail de Paris, un
nombre considérable des établissements livrent, en outre des produits du débit et du détail de
la viande, des produits culinaires résultant de la préparation de certains de ces produits1661 ».
L’atelier de détail ne suffit plus ; « la cuisine lui sert quelque peu d’annexe, par suite de
l’usage de plus en plus fréquent de la préparation du bouillon avec les déchets des étaux et
morceaux non vendus1662 » ; ces déchets et ces morceaux passent eux-mêmes à la vente.
Hubert Bourgin avoue que le phénomène peut difficilement être mesuré. « Mais ce
qu’il importe de remarquer, c’est qu’il se présente avec une extension en quelque sorte
indéfinie et illimitée, du moment que l'association est nouée entre l’industrie de la boucherie
de détail, qui débite la viande, et l’industrie de la cuisine, qui la prépare sous des formes
multiples pour la consommation. On remarquera aussi que cette association s’est constituée
dans le moment même où la boucherie de détail se différenciait plus complètement de la
boucherie en gros, et devenait plus commerciale en devenant moins industrielle. Les
établissements qui, aujourd’hui, à Paris, représentent la forme la plus purement commerciale
de la boucherie de détail, avec catégories de morceaux tout préparés et prix-courants réguliers,
ces mêmes établissements nous présentent aussi l’association à ce commerce de l’industrie
culinaire, au plus haut degré de développement et de combinaison que cette association
comporte encore jusqu’à présent 1663 ». Hubert Bourgin appuie son propos en renvoyant aux
catalogues des maisons Olida1664 et Félix Potin1665. Selon Jeanne Gaillard, « le succursalisme
commence dans l’alimentation dès 1867 1666 », mais il faut semble-t-il attendre 1904 pour que
1661
Hubert BOURGIN, op. cit., p 104.
1662
Ministère du commerce, Office du Travail, La petite industrie: salaires et durée du travail, tome I:
l'alimentation à Paris
, Paris, 1893, p 220.
1663
Hubert BOURGIN, op. cit., pp 104-105.
1664
La maison Olida est créée en 1885. Pour plus de détails, on peut consulter Michel RACHLINE, La saga
Olida : un art de vivre à la française, A. Michel, 1991, 78 p.
1665
Jean-Louis-Félix Potin (1820-1871) a ouvert son premier magasin d'alimentation 28 rue Coquenard à Paris
en 1844. Il applique trois principes qui feront sa fortune : vente à bon poids, produits de qualité achetés par luimême, marge bénéficiaire réduite. En 1860, il inaugure boulevard Sébastopol un magasin sur deux niveaux,
première grande surface d’épicerie. Le succès est tel que Félix Potin construit une usine à La Villette en 1861
(première fabrique édifiée par un épicier), qui est agrandie en 1864 et comprend une distillerie et une
chocolaterie. La boutique du boulevard Malherbes ouvre en 1864 et le service de livraison à domicile est mis
en service en 1870. En 1880, une deuxième usine est installée à Pantin. En 1886, les héritiers déposent la
marque Félix Potin. Un deuxième grand magasin ouvre en 1904 rue de Rennes. Les usines parisiennes
comptent 1 800 personnes en 1906 et 8 000 en 1927. La société à nom collectif Félix Potin (créée en 1890)
compte 70 succursales, 10 usines, 5 chais et 650 chevaux en 1923. En 1956, les 1 200 magasins sont
transformés en libres-services (supérettes). En 1958, les descendants du fondateur vendent à André
Mentzelopoulos (1915-1980). En 1977, le groupe Potin compte 1 600 magasins et 3 millions de francs de
chiffre d’affaires. Après diverses reprises, le groupe est placé en liquidation judiciaire en 1995 et les 370
derniers magasins ferment en 1996 (Promodès en reprend 105). Informations tirées du site internet
www.quid.fr.
1666
« La première maison à succursales fit son apparition à Reims, dans le domaine alimentation, en 1866. Elle
se dénommait : les Etablissements économiques des Sociétés de secours mutuels de Reims ». Gilles
NORMAND, La guerre, le commerce français et les consommateurs, Perrin, 1917, p 176.
331
la boucherie soit concernée par cette forme
de concurrence1667.
L’évolution majeure de la Belle Epoque est bien là : le boucher détaillant parisien
devient avant tout un commerçant. Certes, la dimension artisanale (transformation d’une
matière première) est toujours centrale dans le métier, mais l’aspect commercial (maîtrise des
techniques de vente) prend de plus en plus de place. Madeleine Ferrières présente assez bien
les attentes nouvelles du consommateur face au boucher détaillant vers 1900 : « Si le
comportement devant l’étal du poissonnier reste le même, à la boucherie tout a changé. Le
boucher, débarrassé des stigmates attachés au statut d’équarrisseur 1668, est depuis 1863 en
France un débitant comme les autres, un fournisseur en qui on peut avoir confiance. La
confiance en son fournisseur : voilà une donnée nouvelle, un mode de relation inconnu (ou
invisible) dans les siècles passés, où les statuts urbains véhiculaient une méfiance généralisée
envers les professionnels de l’approvisionnement. Pour les métiers de bouche, l’ère du
soupçon officiel est révolue. Le fournisseur n’est pas anonyme, il est « du coin », et cette
proximité autant que son nom, qu’il étale volontiers sur sa vitrine, en précisant « maison de
confiance », rassure l’acheteur 1669. Il n’est pas interdit de voir dans cette relation
interpersonnelle comme une façon d’être tranquillisé sur la provenance des produits de
bouche – comme une alternative à ce contrôle direct que le consommateur zoophage exerçait
sur la viande et qu’il n’exerce plus, parce que les abattoirs sont exilés loin des boutiques,
parce que, devenu sarcophage, il veut savoir sans voir. Le commerçant 1900 exerce une
fonction assez neuve, celle de conseiller sa clientèle1670 ».
Même si l’explication fournie par Madeleine Ferrières est peu satisfaisante, car, à
notre connaissance, la population n’a jamais exercé le moindre « contrôle direct » sur les
abattoirs ou sur les tueries particulières, il n’en demeure pas moins que les bouchers
détaillants sont sans doute investis d’une nouvelle mission à partir des années 1880-1890, un
rôle purement commercial qui consiste à informer – et si nécessaire rassurer – le
consommateur sur l’origine et la qualité de la viande débitée.
Le soin apporté aux étalages de viande est un signe du savoir-faire commercial du
détaillant. Selon Henry Matrot, la tradition des « beaux étalages » de viande à la devanture
des boutiques de détail remonterait à 1845, sur l’initiative de l’étalier Grosset, rue SaintDenis1671. La recherche esthétique transformait même certains étalages en véritable attraction
au moment du vendredi saint ou du carnaval. « Cette tradition des étalages fort onéreuse pour
les bouchers, tend à disparaître » écrit Matrot vers 1900. En 1862, une ordonnance de police
interdit aux professionnels de la viande (bouchers, charcutiers, tripiers, rôtisseurs et autres) de
1667
Jeanne GAILLARD, « La petite entreprise entre la droite et la gauche », in G. LAVAU, G. GRUNBERG et
N. MAYER (dir.), L’univers politique des classes moyennes , FNSP, 1983, p 48.
1668
Ces propos de Madeleine Ferrières nous laissent perplexe : les bouchers parisiens n’ont jamais été
équarrisseurs à notre connaissance.
1669
Il serait intéressant de savoir à quelle date apparaissent les premières devantures de boucherie portant le nom
du propriétaire.
Madeleine FERRIERES, Histoire des peurs alimentaires du Moyen Age à l’aube du XX e siècle, Seuil, 2002,
p 405.
1670
1671
On peut mesurer l’évolution du soin apporté à la présentation de la viande en comparant les deux dessins des
annexes 28 et 29. Annexe 28 : La bouchère vers 1830 (BNF). Annexe 29: Le premier étalage dans la Boucherie
de Paris (1845). Dessin d’Albert Feuillastre.
332
« former des étalages de viandes en saillie du
nu des murs de face1672 ». Dans les années
1890-1900, les étaux, « par leur propreté irréprochable, leurs vives couleurs rehaussées de
glaces et de dorures ont un aspect plus attrayant ; mais l’exposition des viandes aux
intempéries est en contradiction avec les intérêts pécuniaires de la corporation. Aussi vont-on
de plus en plus les bouchers tenir leurs marchandises à l’abri, de manière à ne les présenter
aux consommateurs qu’à l’état frais et au fur et à mesure de leurs besoins. A la nouvelle
génération d’apprécier ces tendances plutôt rationnelles ou de regretter les splendeurs
d’autrefois 1673 ! ».
Selon Gisèle Escourrou, les premières « vitrines » d’exposition seraient appa rues en
1904. « C’est en 1904 que, pour la première fois, un boucher parisien se mit à exposer des
morceaux de viande sur des vitrines au lieu de suspendre des grosses pièces, demi-bœuf, veau,
mouton entiers. Le succès de cette innovation a été rapide et elle fut adoptée par tous. Mais
cette exposition en plein air présente le désavantage de faire sécher la viande et le boucher est
obligé d’éplucher davantage les morceaux pour que ceux-ci gardent un aspect appétissant, ce
qui représente une perte non négligeable1674 ». Les bouchers peu scrupuleux utilisaient du
« silopire » ou du sang de cochenille pour que la viande conserve plus longtemps un aspect
bien rouge, commercialement plus attractif qu'une viande qui noircit. J’ai placé en annexe
deux illustrations, l’une de 1880 et l’autre de 1904, montrant le soin apporté à l’étalage de la
viande sur la devanture de la boutique1675. Je remarque que le tablier « à la parisienne » –
composé en fait de trois tabliers superposés dans un ordre bien précis – se fixe à la Belle
Epoque1676. Je note aussi l’évolution des techniques d’exposition de la viande : les pièces sont
parées et présentées avec davantage de soin et de recherche en 1904 qu’en 1880. Dans les
années 1950 et 1960, certains étalages de viandes, lors d’expositions de prestige, présentent
une véritable débauche de moyens et d’artifices variés par parer et décorer la viande 1677.
Puisque nous évoquons le commerçant dans sa boutique et les techniques d’exposition
de la viande, auxquelles le boucher devient peu à peu sensible, il faut dire un mot du local et
du matériel utilisé1678. L’évolution esthétique et architecturale des boucheries parisiennes
pourrait constituer un sujet de recherche intéressant. Dans un article récent sur les boucheries
1672
Ordonnance du préfet de police de Paris du 25 juillet 1862. A. SOUVIRON, article « Charcuterie », La
Grande Encyclopédie, Lamirault, 1882-1902, tome X, p 612.
1673
Henry MATROT, Vieux Souvenirs, 1910, p 33.
1674
Gisèle ESCOURROU, op. cit., p 71.
1675
Annexe 30 : Une boucherie parisienne en 1880. Gravure anonyme française. Musée Carnavalet. Annexe 31:
La grande boucherie du Bon Marché en 1904. Boucherie de Georges Lazard, 8 rue Monge, Paris 5e. Cliché
aimablement communiqué par Pierre Haddad.
1676
Pour plus de détails, je renvoie à la communication « Importance et évolution des apparences dans la
boucherie parisienne aux XIXe-XXe siècles : une simple adaptation aux attentes de la clientèle ? » que j’ai
donné dans le cadre de l’ACI Paraître et apparences dans l’Histoire en Europe Occidentale, coordonnée par
Isabelle Paresys. Colloque « Codes, signes et fabrication du paraître et des apparences en Europe occidentale
du Moyen Age à nos jours », Université François Rabelais, Tours, 10 juin 2005.
1677
On trouve des clichés d’étalages de viande assez édifiants dans l’ouvrage de G. CHAUDIEU et A.
BONNEVILLE, Boucher de Paris, 1971. Les artisans exercent également leurs talents artistiques sur le suif en
sculptant de surprenantes compositions. Tout ce savoir-faire technique, perpétué par l’Ecole Professionnelle de
la Boucherie de Paris, constitue l’un des éléments de la fierté professionnelle des artisans bouchers.
1678
La question du froid, notamment du passage des glacières aux frigorifiques, est très intéressante mais assez
mal connue.
333
de Rouen, l’architecte Francis Courpotin
propose une analyse instructive de
l’évolution de l’aspect des façades et de l’aménagement des boutiques urbaines 1679. Nous
n’allons pas développer cet aspect. Notons juste que dès les années 1890 (et même sans doute
auparavant), les publicités sont nombreuses dans le Journal de la Boucherie de Paris pour des
entrepreneurs qui proposent l’aménagement complet d’une boucherie (mobilier, carrelage,
vitrines, façade). Les boucheries doivent respecter certaines règles d’hygiène et de sécurité :
étal spacieux et bien ventilé, sol dallé, murs imperméables, aucune saillie de crochets sur la
voie publique. Les dispositions de l’ordonnance de police du 16 mars 1858 sont modifiées par
un arrêté du préfet de police de la Seine du 20 avril 1887. Si les mesures prescrites ne sont pas
respectées, l’administration peut fermer la boutique. Je serais curieux de connaître le nombre
des boucheries fermées par la préfecture pour cause d’insalubrité, tant le décalage entre la
pratique et la théorie est souvent important.
Je souligne le fait que le boucher détaillant fait vivre de nombreuses professions
annexes : glacier, blanchisseur, rémouleur, meneur de viande (pour livrer les carcasses),
marchand de couteaux, balances et instruments divers (trancheurs, attendrisseurs…). A Paris,
la Blanchisserie de Grenelle semble avoir été la plus célèbre pour les bouchers : elle passait
une fois par semaine pour apporter les tabliers propres et ramasser les sales1680. La Grande
Blanchisserie de Pantin possède également avant 1914 un pavillon spécial de lingerie à la
Villette1681. Quand le Bal de la Boucherie est organisé au profit de l’œuvre des récompenses,
en mars 1906, Léon Edeline, patron de la Blanchisserie de Grenelle, est le principal
souscripteur, avec un don de 400 francs1682.
f) Le système de crédit des bouchers après 1858
Quand la caisse de Poissy est supprimée en 1858, les facilités de crédit autrefois
accordées aux bouchers détaillants disparaissent subitement. Tout le système public de crédit
savamment mis en place depuis l’Ancien Régime est brutalement balayé. Comment font les
nouveaux bouchers qui se multiplient après 1858 pour acheter les bestiaux ou les carcasses ?
Comment font les chevillards pour acheter de grandes quantités de bestiaux sur le marché ?
Les témoignages sont assez contradictoires.
Dans l’enquête de 1893, l’Office du Travail insiste sur le fait que l’accès au patronat
est facile dans la boucherie de détail, ce qui n’est pas le cas chez les chevillards. La facilité
d’accès au patronat chez les détaillants serait le trait dominant du métier : « certains fonds
sont vendus 3 000 et 5 000 francs ; 50 000 francs, surtout 100 000 francs représentent la
valeur des entreprises les mieux achalandées ». Néanmoins, la spéculation qui existe dans la
boulangerie sur les fonds de commerce se retrouve chez les bouchers. « Le commerce de gros,
1679
Francis COURPOTIN, « De la boutique sur rue au magasin : construction et aménagement », in Natacha
COQUERY (dir.), La boutique et la ville : commerces, commerçants, espaces et clientèles XVI-XXe siècles
(actes du colloque de Tours, 2-4 décembre 1999), CEHVI, 2000, pp 315-337.
1680
La Blanchisserie de Grenelle, dirigée par Léon Edeline, siège en 1902-1906 au 31 boulevard de Grenelle. En
1910, « l’usine modèle » se trouve à Issy-les-Moulineaux (14 rue Rouget de l’Isle). En 1954, la B lanchisserie
de Grenelle a toujours son siège au 14 rue Rouget de Lisle à Issy-les-Moulineaux. Annuaire de la Boucherie en
gros de Paris, 1954.
1681
La Grande Blanchisserie de Pantin, dirigée par Maurice Leducq, est située rue du Débarcadère à Pantin.
Journal de la Boucherie de Paris, 1906.
1682
Journal de la Boucherie de Paris, mars 1906.
334
chevillards et facteurs aux halles rééditent
les agissements de la meunerie, avances
d’argent et asservissement des détaillants surtout par le crédit verbal. Les placeurs
réapparaissent avec leurs procédés de transmission, compliqués de combinaisons
matrimoniales1683 ».
En 1900, Gaston Cadoux affirme que le crédit entre professionnels se pratique
couramment, ce qui suppose que les chevillards disposent de réserves financières importantes.
Pour lui, les chevillards « font parfois de très fortes avances aux étaliers » et « les détaillants
paient de plus en plus rarement au comptant ; ils effectuent leurs versements de préférence le
mercredi à la recette de la régie du marché aux bestiaux, où tous les bouchers des abattoirs
déposent l’argent nécessaire à leur commerce. Cette situation, qui risque de mettre les cours à
la merci d’une entente des chevillards, est défavorable aux détaillants et aux
consommateurs1684 ». Avec ce témoignage, on est loin de l’ima ge des chevillards anciens
ouvriers qui accèdent à l’autonomie par leur labeur. En 1900, les chevillards apparaissent
davantage comme de grands capitalistes capables de mobiliser des sommes énormes, pour
financer les achats de bestiaux et pouvoir accorder « de très fortes avances » aux bouchers de
détail. Nous reviendrons plus loin sur la « régie du marché aux bestiaux ».
A l’opposé, André Gravereau insiste sur l’importance des paiements au comptant à la
Villette : « Le boucher en gros (ou chevillard) payait donc comptant les bestiaux qu’il achetait
sur le marché de la Villette. Il se rendait parfois en province pour acquérir des bestiaux sur les
foires locales, Parthenay, Bressuire, la Souterraine, etc. et emportait sur lui les espèces. (…)
Le boucher détaillant payait souvent comptant et faisait aussi mettre « en Recette ». La facture
était ensuite remise à la banque des Bouchers avec mission de l’encaisser à domicile le
mercredi suivant ; tarif unique de timbrage de 0,10 F1685 ».
Si l’on recoupe ces deux témoignages, on en déduit que les avances accordées par les
chevillards aux détaillants sont en fait un délai de paiement à très court terme, sur quelques
jours. Deux organismes bancaires jouent un rôle central à la Villette : la « Régie du marché
aux bestiaux » et la « Recette de la Boucherie » (banque Blache-Gravereau).
Nous connaissons bien la banque Blache-Gravereau à travers un manuscrit d’Henri
Courtin, qui y a fait toute sa carrière de 1913 à 1963, et le témoignage oral de deux
descendants de la famille Gravereau1686. La « Recette de la Boucherie » a été fondée en 1859
aux abattoirs de Grenelle par Camille Auguste Blache (1815-1887), ancien employé de la
caisse de Poissy, et qui possède sans doute par ailleurs un bureau de placement pour les
bouchers à Paris1687. Camille Blache a eu trois enfants : Narcisse, Eugène et Eugénie, qui
1683
Office du Travail, La petite industrie (salaires et durée du travail), tome 1 : l’alimentation à Paris ,
Imprimerie nationale, 1893, p 225.
1684
Gaston CADOUX, Les finances de la ville de Paris de 1798 à 1900, Berger Levrault, 1900, p 463.
1685
André GRAVEREAU, Chère Villette. Histoire d’un quartier de Paris , Oberthur, 1977, p 91.
1686
Outre les ouvrages rédigés par André Gravereau et le fonds de la banque Gravereau versé aux Archives du
Monde du Travail, nous avons eu deux entretiens oraux très instructifs, en avril et en juin 1997, avec Bernard
et François Gravereau, les deux fils d’André Gravereau, qui m’ont donné une copie du témoignage écrit
d’Henri Courtin, garçon de course entré à la banque Gravereau en décembre 1913 pour y terminer sa carrière
comme fondé de pouvoirs en 1963.
1687
En juillet 1891, la Chambre syndicale ouvrière de la Boucherie de Paris signale au préfet de police cinq
bureaux de placement de la corporation (dont Blache) qui ne seraient plus régulièrement autorisés en raison de
décès des titulaires ou de la vente de ces établissements. Il s’agit sans doute du bureau de placement de Camille
Auguste Blache (1815-1887). Archives de la Préfecture de Police de Paris, BA 1409.
335
épouse en 1871 Adolphe Gravereau. Avec l’ouverture des abattoirs de la Villette en
1867, la Recette de la Boucherie s’y transporte. L’agence de la Villette est dirigée par Camille
et Eugène Blache, alors que Narcisse s’occupe d’un bureau moins important aux abattoirs de
Grenelle. Peu intéressé, Narcisse ferme son agence vers 1873. En 1882, Camille quitte Paris
pour retourner dans son pays natal, Chabeuil (Drôme), et Eugène Blache (1845-1917) prend
sa succession. Le 20 décembre 1900 la Recette de la Boucherie devient une société en nom
collectif quand le neveu, Germain Gravereau, rejoint son oncle Eugène et son cousin Henri
Blache1688. Germain Gravereau (1872-1958), fils d’Eugénie Blache, était comptable pour des
chevillards de la Villette avant d’entrer dans la banque.
Quant Eugène Blache meurt en 1917, Germain Gravereau utilise la dot de sa femme
pour reprendre l’affaire à son compte. Henri Blache, ingénieur, nullement intéressé par la
banque, lui cède sa participation sans problème. La « banque Gravereau » devient une
entreprise familiale quand André Gravereau (1900-1990) rejoint vers 1925 son père Germain
Gravereau en tant qu’associé en nom collectif. En 1926, l'affaire est une SARL au capital de
500 000 francs qui prend comme raison sociale « Banque des abattoirs de la Villette et de la
Boucherie de Paris - Gravereau et fils » et adhère à la Chambre syndicale des banquiers1689.
L’acte notarié signé le 31 mai 1926 indique que la banque a son siège au 26-28 avenue du
pont de Flandres et dispose d’une annexe sur le marché aux bestiaux, 206 avenue Jean
Jaurès1690. Les apports de la SARL en 1926 sont constitués du fonds de commerce, du
mobilier commercial de la banque, des accords et engagements aux clients, fournisseurs et
employés ; d’un pavillon à usage de banque de 64 m² (26-28 avenue du pont de Flandres)
appartenant à la ville (10 000 F), et des droits aux baux. Le total des apports en nature s’élève
à 450 000 F et André Gravereau apporte 50 000 francs en espèces. Le capital est de
500.000 F, divisé en 500 parts de 1000 F. Germain Gravereau possède 450 parts et André
Gravereau 50.
En 1930, le bâtiment, de plain-pied, occupé par le siège de la banque dans les abattoirs
de la Villette, est démoli et remplacé par un autre, plus vaste, à un étage. Avec la loi
d'orientation bancaire du 12 juin 1941, l’entreprise devient une société en nom collectif au
capital d’un million de francs 1691. L’acte notarié du 27 août 1941 prévoit qu’en cas de décès
de l’un deux gérants (Germain et André Gravereau), la société deviendra une commandite
simple1692. Pour la répartition du capital en 1941, Germain possède 700 parts et André 300
1688
Eugène Blache (1845-1917) a eu deux fils, Marcel et Henri. Quand Marcel décède en 1900, Henri entre dans
la banque familiale.
1689
La SARL (société à responsabilité limitée) est créée en 1925 sur un modèle allemand. Elle détrône la
« rassurante SNC (société en nom collectif) parce que, comparée aux formes antérieures de sociétés par
actions, et malgré son titre, ce qu’elle limitait, c’était, par un contrôle réciproque des partenaires, leur
irresponsabilité ». Jean-Pierre HIRSCH, « L’impossible propriété collective », in Steven KAPLAN et Philippe
MINARD (dir.), La France, malade du corporatisme ? XVIIIe-XXe siècles, Belin, 2004, p 191.
1690
Acte sous seing privé du 31 mai 1926 devant Me Labouret, notaire à Paris, confirmé par un acte du 13 mars
1931, portant sur la formation pour 75 ans d’une SARL entre Germain Gravereau et son fils André Gravereau.
CAMT (Centre des Archives du Monde du Travail), 158 AQ 1, dossier 1: Statuts et déclaration au registre du
commerce (1910-1973).
1691
La loi du 12 juin 1941 est la première qui régit la profession de banquier en France. Elle interdit le statut de
SARL pour les banques.
1692
Acte passé le 27 août 1941 devant Me Labouret, notaire à Paris 16e.
Centre des Archives du Monde du Travail (CAMT, Roubaix), 158 AQ 1, dossier 1.
336
parts1693. En 1954, le capital de la banque
d’apport en numéraire des droits sociaux 1694.
passe à 5 millions de francs, par voie
En 1958, au décès de Germain Gravereau, la banque devient une société en
commandite simple (au capital de 4 millions de francs) et André Gravereau dirige l’entreprise
jusqu’en 1979, en tant que gérant commandité puis comme Président-directeur général 1695.
Les deux fils d’André Gravereau, François et Bernard, travaillent également dans la banque
familiale à partir de 1953-1955. L’entreprise devient une Société Anonyme en 1972 (avec un
capital de 2,5 millions de francs) et ouvre son capital à la Société Générale. La banque
Gravereau ouvre dès 1970 une agence au Marché de gros de Rungis et ferme en 1974 son
agence de la Villette, avec la disparition des abattoirs. En 1979, la Société Générale prend le
contrôle complet de la banque Gravereau, dont le nom et le siège disparaissent en 1992. De
1859 à 1979, on peut donc suivre l’histoire d’un petit établissement bancaire original dédié
aux transactions des chevillards de la Villette.
Après avoir présenté les évolutions statutaires de l’entreprise, voyons quelles en sont
les activités. Dans les années 1860, la « Recette de la Boucherie » est une « libre entreprise de
recouvrements de factures, de paiements et de comptabilité pour les bouchers1696 ». Jusqu’en
1914, elle se livrait surtout à des opérations d'encaissement, de facturation et de tenue de
comptes-clients. Les chevillards vendaient des carcasses aux bouchers détaillants. Le
paiement s'effectuait à la semaine. Les bouchers en gros donnent leurs factures à la Recette,
qui envoie dans Paris ses encaisseurs faire la tournée des bouchers détaillants, avec des
sacoches spéciales pour collecter l'argent. Si la sacoche est pleine pendant la tournée,
l'encaisseur fait un dépôt à un guichet de la Société Générale. André Gravereau décrit cette
activité, qui rappelle les tournées de recette décrites avant 1858 par Henry Matrot1697 : « Les
receveurs de la banque allaient recouvrer chaque semaine les factures chez les bouchers
détaillants de Paris et de la banlieue. Des dizaines d’encaisseurs arpentaient donc les rues de
Paris et de la banlieue avec environ 5.000 factures à recouvrer dans la journée du mercredi.
Sur la grande table de la banque, près de la presse à copier et du poêle ronflant joyeusement
s’amoncelait le soir la récolte monétaire : les billets, les pièces de bronze et d’argent et avant
1914, les napoléons en or… Les balances Roberval entraient en action afin de déceler les
pièces en plomb, ou cristal doré, et sur les tables de bois c’était un amoncellement d’or. Les
comptables descendaient ensuite des colonnes et des colonnes d’additions de cinquante
chiffres aussi aisément qu’avec une machine. (…) Les opérations des bouchers se passaient
donc à peu près au comptant, se renouvelant cinquante deux fois dans l’année 1698 ». Cette
activité d'encaissement à domicile semble avoir pris fin dans les années 1920, tout comme la
tenue de la comptabilité des clients bouchers. Quand Henri Courtin entre à la banque BlacheGravereau en 1913, la principale activité consiste encore au paiement des chèques et à
l'encaissement des factures.
Henri Courtin nous donne des détails sur l’activité de la Recette de la Boucherie, qui
1693
Acte notarié du 22 décembre 1941.
1694
Acte notarié du 28 mai 1954 devant Me Uguen, notaire à Paris 16e. CAMT, 158 AQ 1, dossier 1.
1695
Par acte des 7-8 juillet 1958 devant Me Uguen, notaire à Paris 16e, la banque Gravereau devient une société
en commandite simple, avec André Gravereau pour gérant unique.
1696
CAMT (Roubaix), 158 AQ 1, dossier 4.
1697
Henry MATROT, Vieux Souvenirs, 1910, p 53-54.
1698
André GRAVEREAU, Chère Villette. Histoire d’un quartier de Paris , Oberthur, 1977, p 91.
337
compte 12 employés en 1913. « Tous les
jours de la semaine la Banque effectuait les
paiements, mais il y avait surtout les versements conséquents de nos clients à recevoir. Cela
représentait une activité assez considérable car les bouchers en gros recevaient beaucoup
d'espèces des bouchers détaillants en règlement de leur marchandise; les paiements par
chèques n'existaient pas. Ces monnaies étaient surtout représentées par la monnaie métal
(bronze, argent or) très peu de billets. En 1914 pièces de bronze 5 et 10 centimes; argent 0,501-2-5 F ; billets 50-100-1000; or 10 et 20 F... La Banque avait aussi pour mission de payer
aux marchands de bestiaux et commissionnaires les achats de bêtes effectués sur les marchés
par les bouchers en gros. Ces derniers remettaient des « bons » qui étaient des genres de
chèques de l'époque sur lesquels étaient mentionnés le nombre et le prix de bœufs, vaches et
moutons achetés et la somme à payer. Ces « bons » étaient présentés à notre caisse qui en
1913 avait pour siège l'arrière fond d'un de ces restaurants renommés, je crois Chez
«
Labalme ». Il se trouvait juste en face du marché aux bestiaux, rue d'Allemagne(actuellement
avenue Jean Jaurès)1699 ».
Les espèces occupent donc une place importante sur le marché de la Villette. La
pratique des « bons » peut expliquer le recours tardif aux chèques. « Même après la loi du 22
octobre 1940 instituant le paiement par chèque, la Villette disposait du statut de champ de
foire, bénéficiant par la loi de la dérogation du paiement par chèque. Les transactions
aboutissaient à un énorme échange de billets. Ultérieurement, c’est seulement en 1960 que le
paiement par chèque devint obligatoire sur les champs de foire1700 ». La circulation
considérable des espèces à la Villette attire l’appétit des malfrats. André Gravereau raconte
ainsi la vie de René Jean, « chevillard bandit des abattoirs », qui assassine la femme d’un
chevillard en 1918 pour voler la recette d’une grosse journée (100 000 francs) et tue en 1920
une caissière sur le marché aux bestiaux pour la dépouiller de sa recette. Il finit sa vie au
bagne de Cayenne1701.
Dans les années 1950 et 1960, les activités de la banque Gravereau restent en grande
partie les mêmes qu’avant 1914. Les activités de facturation ont existé jusqu'en 1966. Le
chevillard dépose ses factures à recouvrer chaque soir. Quand la banque tient le compte du
boucher détaillant, elle effectue un prélèvement automatique du compte du détaillant vers le
compte du chevillard. Le lundi, jour de fermeture des commerçants, les bouchers détaillants
viennent déposer la recette du week-end à la banque.
Dans les années 1950, les chevillards qui venaient le lundi faire leurs achats de
bestiaux, retiraient des espèces le lundi matin à l'agence de la banque Gravereau située dans le
marché aux bestiaux, avenue Jean Jaurès. En fin de matinée, ce sont les commissionnaires en
bestiaux qui viennent toucher leurs espèces à l’agence Gravereau, alors que la plupart ne sont
pas clients de la banque. Les chèques étaient payés à vue, en confiance et en reconnaissant la
signature du chevillard client sur le chèque. Trois millions de francs avaient ainsi transité dans
la journée.
La banque Gravereau avait pour clientèle quelques commissionnaires en bestiaux,
trois quart des bouchers en gros de la Villette, trois quart des facteurs à la criée et un bon tiers
des bouchers détaillants parisiens (soit environ 2000 bouchers de détail). Les détaillants
avaient confiance en la banque Gravereau et lui confiaient leur fortune privée, sous forme de
1699
Témoignage écrit d’Henri Courtin (1967).
1700
André GRAVEREAU, op. cit., p 86.
1701
Ibid., p 126-127.
338
bons de caisse ou de bons du Trésor (bons à intérêt anonymes). Ces bons au porteur
permettaient aux bouchers détaillants de ne pas déclarer une partie de leur fortune. Ces bons
ont ensuite été fortement fiscalisés et sont devenus dissuasifs.
Gravereau était davantage la banque des petits bouchers détaillants que celle des gros
bouchers à succursales multiples qui avaient de gros besoins financiers. Les Gravereau ont
permis à de petits bouchers de lancer de belles affaires. Dans les années 1930, Lepeuve et
Paquette étaient clients de la banque Gravereau quand ils se sont lancés dans l’ouverture de
plusieurs boucheries dans Paris. De même, Chevy a été client de Gravereau jusque vers 1975.
Quand Chevy a acheté plusieurs fonds de commerce, la banque n'a pas pu suivre.
Gravereau pratiquait peu d'escompte avec les chevillards, mais plus souvent avec les
marchands de cuir et les négociants en sous-produits de la viande (glandes...). Certaines
grandes entreprises qui traitaient avec les chevillards ouvraient un compte chez Gravereau
pour faciliter les règlements, comme par exemple la savonnerie Lever, la margarine Pellerin,
le chimiste Kulhmann (suifs), le laboratoire Gubler (Etablissements Antoine Gubler &
SORGA réunis, pour les glandes et les produits opothérapiques), la SOPRORGA (Société des
Produits Organiques, à Aubervilliers) ou Babol (boyaux pour les cordes de raquette).
Le système de retraite des artisans étant pratiquement inexistant, les bouchers
1702
prenaient des assurances décès et invalidité par l'intermédiaire de la banque Gravereau
.A
partir des années 1960, Gravereau effectue des prêts pour l'achat de fonds de commerce, avec
garantie et caution (50-75% sur six ou dix ans). La banque passe un accord avec la banque
Suez pour certaines formes de crédit spécialisé, pour les marchands de fonds de commerce de
boucherie-charcuterie par exemple. Même si la base du métier ne change pas, Gravereau
diversifie néanmoins ses activités dans les années 19601703.
Outre la banque Blache-Gravereau, le deuxième établissement financier indissociable
de la Villette est la « Régie du marché aux bestiaux ». Alors que la Recette de la Boucherie
traitait surtout avec les bouchers et les chevillards et avait son siège principal avenue du pont
de Flandre (avenue Corentin Cariou), du côté des abattoirs, la Régie du marché traitait surtout
avec les marchands de bestiaux et siégeait au 209 de l’avenue Jean Jaurès (ancienne rue
d’Allemagne), du côté du marché aux bestiaux. Les deux établissements financiers sont donc
davantage complémentaires que concurrents après 1918. Avec l’apparition de nouveaux
intermédiaires, les chevillards, c’est un peu comme si les activités de la caisse de Poissy
s’étaient divisées en deux pôles distincts, l’un s’occupant des relations commerciales entre
marchands de bestiaux et chevillards et l’autre des créances entre bouchers de gros et de
détail.
La Régie du marché aux bestiaux, ou « Société Anonyme Parisienne de Crédit »,
fondée en 1869, s’occupe de financement à moyen terme. La Régie sert avant tout
d’intermédiaire financier entre les marchands de bestiaux de la Villette et les éleveurs ou les
expéditeurs de province. La plupart des commissionnaires en bestiaux sont clients de la Régie
et des banques installées autour des Halles centrales (banque Varin Bernier, agence J de la
Société Générale, Crédit commercial de l’Ouest, BNP, etc…). Habituée à travailler avec les
1702
Le service d’assurance avait été monté par l’Office commercial des Banques Privées, un organisme de
liaison et d’information créé par des petites banques de Paris et de de province. N’ayant pas eu le succès
escompté, ce service a été rapidement abandonné.
1703
Toutes nos informations sur les activités de la banque Gravereau depuis 1945 viennent de nos entretiens
oraux avec Bernard et François Gravereau en 1997.
339
paysans et les marchands de bestiaux, la Régie tenait encore ses comptes à la main en
1960, demandait peu de garanties à ses clients et fonctionnait beaucoup sur l'oral, alors que la
banque Gravereau s’est informatisée de façon assez précoce (ordinateurs Bull dans les années
1960). Outre ses activités bancaires, la Régie avait une concession de la Ville de Paris pour
l'entretien et le nettoyage de la voirie du marché aux bestiaux de la Villette, ce qui confère à
cet établissement un statut un peu particulier. En 1942, son capital est de 7 400 000 francs1704.
En 1954, son capital est de 41 440 000 francs et elle possède cinq bureaux permanents à
Paris : un sur le marché aux bestiaux de la Villette (209 avenue Jean Jaurès), un aux abattoirs
de la Villette (28 avenue Corentin Cariou), un aux Halles centrales (1 rue de la Réale), un aux
abattoirs de Vaugirard (40 rue des Morillons) et un sur le marché aux chevaux de Vaugirard
(133 rue Castagnary)1705. En 1972, la Régie a installé son siège au Marché d’Intérêt National
de Rungis, avant d’être absorbée en 1975 par l'Union de Banques à Paris.
En 1900, le journaliste Maurice Talmeyr explique très bien le rôle central tenu par la
Régie à la Villette. Ce témoignage montre que l’activité des deux entreprises, la Recette de la
Boucherie et la Régie du marché aux bestiaux, était très proche au tournant du siècle.
« Ancienne Société parisienne de l’Approvisionnement, et devenue, de son vrai nom, la
Société Anonyme de Crédit Régie, la Régie, en 1865, prêtait 25 millions à la Ville de Paris,
pour l’achat des terrains et la construction des bâtiments nécessaires à l’établissement du
marché et des abattoirs. Consenti à peu près dans les conditions où se pratiquent les prêts du
Crédit Foncier, ce prêt de la Régie à la Ville, fait pour 50 ans, et remboursable en 50 annuités,
assurait à la Régie l’exploitation du marché, et lui en réservait le gouvernement, pendant ces
50 années. La Ville, en outre, lui servait une indemnité annuelle de 140 000 francs, pour frais
de services administratifs, et la Régie, en échange, se chargeait de percevoir, pour le compte
de la Ville, tous les droits qui devaient lui revenir. En même temps, auprès de ces services, la
Régie avait le droit d’en créer d’autres, notamment de banque et de crédit, pour faciliter et
multiplier l’activité du marché, et l’immense majorité des affaires s’opère, à l’heure qu’il est,
grâce à elle, par un procédé de circulation simple et vivant. Le boucher au détail a huit jours
de crédit pour le paiement de la marchandise prise aux « chevilles » du boucher en gros, et la
Régie, au bout de ces huit jours, vient encaisser les fonds, chez le boucher au détail, au
compte du « chevillard ». Elle les garde dans ses caisses, le boucher en gros paye en chèques
sur le marché, et le marchand, à son tour, réalise les chèques aux guichets de la Régie, sur
l’argent recouvré chez le boucher au détail 1706 ».
La manipulation des espèces impressionne tout autant Maurice Talmeyr dans son
évocation de la Régie qu’Henri Courtin dans celle de la banque Blache-Gravereau.
« Ponctuellement, chaque mardi soir, le chevillard dresse donc un relevé de ses créances sur
les boucheries, le remet au pavillon de la Régie, et le mercredi, dès le matin, une cinquantaine
de garçons partent pour récolter les sommes dans toutes les boucheries de Paris. On en
compte environ 2000, et les rouleaux de louis, de demi-louis, les sacs d’écus, de pièces
blanches, de sous, rendus par ces 2000 boucheries, ont bientôt fait une charge sous laquelle
les porteurs ploient. Deux voitures, alors, vers midi, deux petites voitures noires, bien
fermées, attelées chacune d’un petit cheval, et donnant un peu l’idée de voitures cellulaires en
réduction, quittent le pavillon de la Régie, et passent dans les différents quartiers, aux heures
fixées, sur les points convenus, où les garçons les rejoignent et se déchargent de leurs paquets.
1704
Chiffre tiré d’une publicité parue dans La Boucherie Française de janvier 1942. BNF, Jo 21171.
1705
Annuaire du Syndicat de la Boucherie en gros de Paris, 1954.
1706
Maurice TALMEYR, La Cité du Sang, Perrin et Cie, 1901, pp 41-42.
340
Le garçon hisse la recette au conducteur, lui
remet un bordereau de la somme déclarée,
prend un reçu du bordereau, puis la voiture repart, et roule à d’autres rendez-vous, où d’autres
garçons l’attendent, pour s’y débarrasser de leurs fardeaux. Vers quatre heures, enfin, les
garçons commencent à revenir au pavillon, après de nouvelles recettes, leurs sacoches pleines,
et portant sur leurs épaules de longs boudins et de lourds saucissons de toile qui sont des
boudins de pièces de deux francs et des saucissons d’écus de cent sous 1707 ». La vérification
des comptes commence alors…
Maurice Talmeyr note que deux autres organes financiers fonctionnent à la Villette en
1900 : la recette Blache et la maison Pottier et Mas, qui assurent les mêmes services que la
Régie (recouvrement de factures, encaissement de chèques) mais brassent des sommes deux
fois moins importantes. La Régie manie plus de deux millions de francs par semaine, alors
que les maisons Blache et Pottier et Mas remuent chacune un million. « Au total, quatre ou
cinq millions par semaine, seize ou vingt millions par mois, vont et viennent, par les trois
maisons, de la Villette à la province et de la province à la Villette, comme par trois canaux
inégaux. La Régie, toutefois, outre qu’elle est le plus grand agent de recette, n’est pas qu’un
agent de recette, mais encore de commission, et nous touchons ici, avec les
« commissionnaires », à l’autre gros organe du mécanisme 1708 ». Nous évoquerons leur rôle
un peu plus loin.
« En dehors de son rôle d’agent de recette, la Régie pratique le crédit agricole, en se
réservant dans ses prêts d’être le commissionnaire des éleveurs à qui elle prête, et c’est ainsi
qu’elle est maison de commission, en même temps que maison de recette. Mais elle ne joue
plus là le rôle dominant, et sa valeur organique n’est plus la même. En tant que
commissionnaire, elle n’est plus qu’un commissionnaire comme un autre, et en compagnie de
beaucoup d’autres, dont le nombre, d’après les annuaires, s’élève à près d’une centaine 1709 ».
Dans les années 1950-1960, on compte une trentaine de commissionnaires en bestiaux à la
Villette, qui possèdent une Chambre syndicale autonome depuis 1884.
2) CHEVILLARDS, MANDATAIRES, FACTEURS : LES DIFFERENTS
PROFESSIONNELS QUI FOURNISSENT DE LA VIANDE ABATTUE AUX BOUCHERS
DETAILLANTS
La principale décision prise par Napoléon III est sans conteste la suppression de la
caisse de Poissy, du Syndicat de la Boucherie et de toutes les contraintes administratives liées
à ce système. Mais l’action de modernisation et d’adaptation de la vie économique parisienne
au capitalisme moderne menée par le Second Empire ne se limite pas à la mise en place de la
liberté du commerce. Prenant sans doute exemple sur les grands projets urbanistiques de son
oncle, Napoléon III consacre beaucoup d’énergie et d’attention à moderniser les Halles
centrales de Paris, les marchés aux bestiaux et les abattoirs1710. Ces différents travaux doivent
1707
Ibid., p 43.
1708
Ibid., pp 45-46.
1709
Ibid., p 47.
1710
En ce qui concerne le transfert ou le maintien des Halles dans le centre de Paris, des débats nourris existent
depuis 1837, notamment sur l’impulsion du conseiller municipal Lanquetin. La décision de maintenir les
Halles centrales près de l’église St-Eustache et le choix de l’architecte Baltard pour la reconstruction des
341
être évoqués car ils permettent de planter le nouveau décor qui sera celui des bouchers
parisiens jusqu’au milieu du XX e siècle. Entre 1870 et 1970, le pavillon de la viande des
Halles Baltard et les abattoirs de La Villette sont les grands lieux symboliques des
professionnels de la viande car ils constituent les deux principaux modes
d’approvisionnement en viande de la capitale – je passe sous silence les abattoirs de
Vaugirard1711. En effet, le boucher détaillant peut acheter des carcasses soit à la Villette (en
s’adressant aux chevillards ou à la criée après 1878) soit aux Halles centrales (en s’adressant
aux facteurs à la criée ou aux mandataires). Les mandataires et les commissionnaires en
viande du pourtour des Halles proposent aussi des carcasses à la vente aux bouchers, aux
restaurateurs et aux collectivités. Enfin, le boucher détaillant a le droit d’aller lui-même faire
ses achats de bestiaux vivants (soit au marché de la Villette soit sur les marchés de province,
de banlieue ou directement dans les fermes) pour les faire abattre à façon à la Villette ou dans
une tuerie particulière. Bref, les circuits d’approvisionnement en viande de Paris sont très
diversifiés. Nous n’abordons pas la question des marchés aux bestiaux (qui se résume
essentiellement à une centralisation autour de la Villette) car, à partir des années 1870, ce sont
essentiellement les chevillards qui fréquent le marché aux bestiaux et non plus les bouchers
détaillants. Nous n’abordons pas non plus le long débat concernant la réforme du factorat
(autour du décret du 28 janvier 1878 et de la loi du 16 juin 1896 notamment) car cette
question a déjà été largement abordée par divers auteurs1712. Nous concentrons notre attention
sur les principaux professionnels qui sont en contact direct avec les bouchers détaillants, à
savoir les chevillards, les mandataires et les facteurs à la criée. J’ai placé en annexe un
schéma qui récapitule bien les différents intermédiaires de la filière viande1713.
a) La réforme des abattoirs parisiens après 1860
Sous le Premier Empire, Napoléon avait créé cinq grands abattoirs dans Paris1714. Sous
le Second Empire, Napoléon III ferme progressivement les cinq établissements pour créer de
vastes abattoirs modernes à la Villette, le projet d’implantation dans ce quartier périphérique
étant lié à l’annexion des communes suburbaines le 1 er janvier 1860. Le décret du 6 avril 1859
prévoit la création conjointe d’abattoirs généraux et d’un marché aux bestiaux à la Villette,
pavillons datent de 1845, Rambuteau étant préfet. Pour plus de détails, je renvoie à Pierre LAVEDAN, La
question du déplacement de Paris et du transfert des halles au Conseil municipal sous la Monarchie de Juillet,
Commission des travaux historiques, Recherches d’Histoire municipale contemporaine, Paris, 1969.
1711
Les abattoirs de Vaugirard entrent en service en 1896 pour les porcs et en 1898 pour les animaux de
boucherie (bovins, ovins). A partir 1899, une tuerie spéciale pour les chevaux est installée à Vaugirard (à cause
du développement rapide de l’hippophagie à la Belle Epoque). Les Halles centrales sont transférées en 1969 à
Rungis. Les abattoirs de la Villette ferment en 1974.
1712
Je renvoie essentiellement à Raoul de PERCIN, Essai historique sur les mandataires aux Halles centrales de
Paris, Thèse de Doctorat de Droit, Université de Caen, 1910, 239 p ; Robert FACQUE, Les Halles et les
marchés alimentaires de Paris, Recueil Sirey, 1911, 331 p ; Claude PRUDHOMME, La question des halles et
le problème actuel du ravitaillement de Paris, Thèse de Doctorat de Droit, Paris, 1927, 221 p.
1713
Annexe 32 : Les intermédiaires de la filière viande. Même si ce schéma date de 1949, la plupart des éléments
indiqués existent déjà avant 1914. Henri ROUY, La viande, PUF, 1949, pp 56-57.
1714
Sur la genèse des abattoirs parisiens et notamment sur le processus de centralisation de l’abattage, je renvoie
à la thèse récente d’Elisabeth PHILIPP, Approvisionnement de Paris en viande ; entre marchés, abattoirs et
entrepôts (1800-1970), Conservatoire National des Arts et Métiers, 2004, pp 133-169.
342
dans le souci d’économiser les frais de
transport entre les deux établissements1715.
Après 1858, les recettes des abattoirs augmentent. Un décret du 1er août 1864 donne au préfet
le pouvoir de statuer sur la fixation des taxes d’abattage en stipulant que le maximum serait de
0,015 F par kilo de viande et de 0,02 F dans le cas d’emprunt ou de concession 1716.
Par ailleurs, il faut noter que « l’exten sion de Paris en 1860 double le nombre des
abattoirs par l’adjonction de ceux des Batignolles (impasse Chalabre et gare de marchandise),
de La Villette (…) et de Belleville (rues Rébeval et de l’Atlas), abattoirs à porcs de la rue des
Fourneaux (rues Mizon et Brown-Séquart) et de la rue de Château-Landon (emplacement du
collège Colbert)1717 ». Les deux abattoirs réservés aux porcs remontant à la monarchie de
Juillet, l’annexion de 1860 ne fait entrer dans Paris que trois abattoirs, ceux des Batignolles,
de Belleville et de La Villette (rue Curial). Selon Bernard Garnier, il s’agit de « trois petits
abattoirs communaux où on égorge aussi bien des porcs que des animaux de boucherie1718 ».
Comme le souligne Jean Favier, « une nouvelle concentration devient nécessaire, que
réalise la création en 1865 des abattoirs généraux de la Villette, ouverts en 1867 à côté du
marché aux bestiaux1719». Dès que les nouveaux échaudoirs de la Villette sont disponibles en
janvier 1867, la Ville de Paris supprime les abattoirs de Rochechouart (Montmartre) et de
Ménilmontant (Popincourt), celui du Roule ayant déjà été fermé auparavant1720. Les deux
abattoirs de la rive gauche connaissent un certain sursis : l’abattoir de Grenelle, dont la
fermeture est décidée par une délibération du 27 juillet 1887, ferme à la fin du XIXe
siècle1721 ; l’abattoir de Villejuif se tourne vers l’abattage des chevaux après 1870, avant
d’être remplacé par l’abattoir de Vaugirard entre 1899 et 1904 1722. Dans une enquête de 1893,
l’Office du Travail indique qu’il y a encore 8 chevillards à Villejuif, avec 25-30 ouvriers (en
ne tenant pas compte des hippophagiques), 43 chevillards à Grenelle (avec 100-120 ouvriers)
et 253 chevillards à la Villette (avec 1000 ouvriers)1723.
La fermeture de l’abattoir de Belleville est décidée dans une délibération du 15 juillet
1715
Alfred des CILLEULS, op. cit., p 322.
1716
Ibid., p 240.
1717
Alfred FIERRO, Histoire et dictionnaire de Paris, Robert Laffont, 1996, p 661.
1718
Bernard GARNIER, op. cit., p 595.
1719
Jean FAVIER, op. cit., p 599.
1720
Alfred des CILLEULS, op. cit., p 322.
1721
L’abattoir de Grenelle « reprit une vie éphémère avec une occupation artistique » dans le cadre de
l’Exposition Universelle de 1900. Un compte-rendu de l’exposition est publié sous le titre « Les artistes aux
abattoirs » dans les Annales politiques et littéraires du 8 août 1900. André GRAVEREAU, op. cit., p 80.
Lucien Lambeau note à propos des abattoirs de Grenelle : « Désaffectés comme conséquence de la
construction d’un abattoir unique sur la rive gauche, l’emplacement qu’ils occupaient fut loti en vertu d’une
délibération du Conseil municipal de Paris, du 27 décembre 1900, comportant également l’ouverture de voies
nouvelles en cet endroit ». Lucien LAMBEAU, Histoire des communes annexées à Paris en 1859 : Grenelle,
Paris, E. Leroux, 1914, p 31.
1722
Selon Pierre Couperie, les abattoirs de Ménilmontant, de Montmartre et du Roule sont détruits en 1868.
L’abattoir de Grenelle est détruit à la fin du XIX e siècle et celui de Villejuif en 1904. Pierre COUPERIE, Paris
au fil du temps : Atlas historique d’urbanisme et d’architecture , Ecole Pratique des Hautes Etudes Historiques,
Editions Cuénot, 1968, p 103.
1723
Office du Travail, La petite industrie (salaires et durée du travail), tome 1 : l’alimentation à Paris ,
Imprimerie nationale, 1893, p 203.
343
1872 et celle de l’abattoir des Batignolles
dans une délibération du 31 juillet 18731724.
L’abattoir aux porcs de Château-Landon a dû fermer après 1867. Quant à l’abattoir aux porcs
des Fourneaux, dont la fermeture est décidée dans une délibération du 27 juillet 1887, il
subsiste jusqu’en 1902. Bernard Garnier confirme qu’ il « faut attendre la mise en service de la
tuerie de Vaugirard, 1896 pour les porcs et 1898 pour les animaux de boucherie, pour que
disparaissent les Fourneaux, Grenelle et Villejuif1725 ».
L’annexion des communes suburbaines en 1860 est lourde de conséquences sur le
régime de la boucherie en banlieue, car tout d’abord elle « provoque la fermeture d’un
nouveau contingent de tueries particulières1726 ». En effet, les bouchers des communes
annexées doivent maintenant se plier aux règlements applicables à la capitale, notamment en
matière d’abattage. Pour Jeanne Gaillard, l’annexion de la banlieue, en « supprimant le
privilège des banlieusards en matière d’octroi », renforce « l’alignement de la capitale sur la
province en matière de politique alimentaire1727 ».
D’un point de vue urbanistique, l’implantation des abattoirs et du marché aux bestiaux
à La Villette participe à la vaste réorganisation des quartiers de la capitale, dont l’annexion de
1860 n’est qu’une étape. Les plans et le style monumental choisis pour construire les abattoirs
de La Villette participent bien sûr à l’urbanisme moderne, clair et aéré cher aux architectes
hygiénistes du Second Empire. Très vite, La Villette va devenir le modèle d’abattoir type
« qui inspira, non seulement les constructeurs de ces ensembles en France, mais aussi à
l’étranger 1728 ». Les travaux ont été menés par Louis-Adolphe Janvier et Jules de Mérindol,
« sous le contrôle du conseil d’ architecture dirigé par Baltard1729 ». Ils ont du être
particulièrement coûteux si l’on se fie à ce témoignage du préfet Haussmann dans ses
Mémoires : « Je ne dois pas oublier de dire que les millions qu’il coûta furent compensés,
dans une très large mesure, par le prix de vente ou la valeur d’emploi des terrains, mieux
situés, des anciens abattoirs qu’il remplaça 1730 ».
Les abattoirs généraux de La Villette occupent 20 hectares. « Au moment se son
ouverture, l’abattoir pouvait recevoir dans ses étables et dans ses cours 1 360 têtes de gros
bétail, 1 950 veaux, 3 900 moutons et 3 240 porcs. Il comptait 151 échaudoirs et 23 ateliers
d’abatage ; un abattoir spécial à porcs y fut établi en 18741731 ». En 1900, Gaston Cadoux
dénombre 209 échaudoirs et huit cases de brûloir pour les porcs, et il distingue trois types
d’utilisateurs :
•
les bouchers qui tuent à la Villette et débitent dans leurs étaux : ce sont les anciens
« bouchers réguliers », les seuls qui existaient légalement avant 1858. Leur
disparition est rapide : ils ne sont plus que 98 en 1881 et seulement 26 en 1899.
1724
Alfred DES CILLEULS, L’administration parisienne sous la III e République, Picard, 1910, p 145.
1725
Bernard GARNIER, op. cit., p 595.
1726
Bernard GARNIER, op. cit., p 595
1727
Jeanne GAILLARD, Paris, la ville (1852-1870), Thèse d’Histoire, Université Paris X, 1975, p 259.
1728
André GRAVEREAU, Chère Villette : histoire d’un quartier de Paris , Oberthur, 1977, p 79.
1729
Danielle CHADYCH et Dominique LEBORGNE, Atlas de Paris : évolution d’un paysage urbain ,
Parigramme, 1999, p 163.
1730
Hervé MANEGLIER, op. cit., p 216.
1731
Lucien LAMBEAU, Histoire des communes annexées à Paris en 1859 : la Villette, E. Leroux, 1926, p 308.
344
•
l’abattage à commission, pour le
bouchers le pratique en 1899.
•
les chevillards, qui achètent les bestiaux vivants et les revendent abattus : ils sont
225 en 1881, 258 en 1890, 290 en 18991732. La Villette devient leur fief.
compte des propriétaires de bestiaux : 29
Comment est géré l’abattoir général ? S’agit-il d’un établissement public ou mixte ?
Le statut juridique des locaux et des personnels nécessaires au fonctionnement de cette vaste
entité est aussi flou que celui des cinq abattoirs créés en 1810. Entre 1858 et 1868, il n’y a
plus de syndicat officiel pour gérer les abattoirs. La municipalité a-t-elle repris à son compte
toutes les tâches autrefois confiées au Syndicat de la Boucherie de Paris (nettoyage, entretien,
contrôles sanitaires, police des abattoirs) ? Le 16 mars 1858, la préfecture de police propose
que le traitement des surveillants placeurs de bestiaux dans les abattoirs soit à la charge de la
ville de Paris ; 14 000 francs sont demandés à cet effet. Il ne s’agit que d’un exemple parmi
tant d’autres. Plonger dans le fonctionnement précis de La Villette supposerait une étude
approfondie, qui n’a pas encore été menée. Nous verrons que la société anonyme de « Crédit
Régie » a obtenu en 1865 un bail de la Ville de Paris pour l’entretien du marché aux bestiaux,
mais nous ne savons pas si cette concession concerne aussi les abattoirs. Il existe également
une « Commission administrative de la Boucherie en gros », dont l’activité est mal connue et
sur laquelle nous reviendrons plus tard1733.
Faute de mieux, nous pouvons utiliser le témoignage d’un contemporain, Maxime du
Camp, qui rédige en 1868 une description des nouveaux abattoirs généraux1734. « On compte
les animaux lorsqu’ils entrent à l’abattoir, en ayant soin de ne les laisser pénétrer qu’un à un
par la grille entr’ouverte. En face de cette grille, au-delà d’une vaste cour pavée, s’étendent
trente-deux pavillons séparés en groupes égaux par trois rues perpendiculaires et trois rues
transversales qui s’entre-croisent à angle droit ; ces pavillons contiennent des bouveries
destinées à abriter les animaux et 123 échaudoirs où on les dépèce lorsqu’ils ont été abattus
dans la cour intérieure qui s’allonge au centre de ces constructions. Ces échaudoirs et ces
cours sont dallés avec soin, et le terrain, disposé en pente, aboutit à une rigole qui se dégorge
dans une bouche d’égout ; partout il y a des fontaines et de l’eau en abondance. Chaque jour,
un millier d’ouvriers bouchers, fondeurs, tripiers, fréquentent l’abattoir, et lui donnent une
singulière et sinistre animation. Le travail commence, selon les saisons, de quatre à six heures
du matin, et se prolonge jusque vers une heure de l’après-midi. A deux heures, les bouchers
viennent faire leurs achats aux chevillards ; on appelle ainsi des hommes dont le commerce
consiste à acquérir des bestiaux au marché, à les faire abattre et à les vendre, morts et parés,
aux marchands détaillants. Tout animal habillé est pendu à une forte cheville en fer, d’où le
nom de chevillard. Cent quatre-vingts voitures numérotées, tarées, dont on connaît le poids
exact, font le service de l’abattoir aux différents quartiers de la ville. Avant de franchir la
grille, elles passent devant le pavillon des employés de l’octroi et s’arrêtent sur une bascule ;
on pèse ainsi exactement la quantité de viande qu’elles emportent. Les droits, acquittés
immédiatement, sont de 11,0735 centimes par kilogramme ; sur cette somme, 2 centimes sont
réservés spécialement pour ce que l’on nomme les droits de l’abattoir. Les frais de
1732
Gaston CADOUX, op. cit., pp 462-463.
1733
Pierre HADDAD, Les chevillards de la Villette : Naissance, vie et mort d’une corporation , Thèse de
Doctorat, Paris X, 1995, p 35.
1734
J’ai placé en annexe une gravure de 1861 qui illustre bien les différentes étapes de l’abattage tel qui devait
être pratiqué à Paris sous le Second Empire. Annexe 33 : Scènes d’abattoir, gravure de Danjou (1861).
345
construction
seront
ainsi
promptement
couverts par cette faible surtaxe1735 ».
L’abattoir général de La Villette a été créé pour les besoins de la capitale mais il
répond aussi largement à ceux de la banlieue. Nous avons vu que l’ordonnance du 23
décembre 1846 envisageait une situation nouvelle, que Paris puisse être excédentaire en
viande, et donnait la possibilité aux chevillards de faire « des envois à l’extérieur en franchise
des droits d’octroi, à la charge de justifier à la sortie de Paris des quantités par eux
déclarées ». Ce régime d’entrepôt « sera étendu aux particuliers par le décret du 24 février
1858 et il est applicable aux abattoirs de La Villette quand ceux-ci commencent à fonctionner
en 18671736 ». La Villette doit disposer d’un entrepôt à viande pour assurer cette fonction
redistributrice.
Jeanne Gaillard rappelle que la Compagnie des Entrepôts et Magasins Généraux des
frères Pereire s’intéresse aux produits dont le stockage est aisé, comme le sucre, où les profits
sont faciles à réaliser. Mais la viande, produit de consommation courante comme le vin, qui
passe par l’entrepôt pour éviter l’octroi, pose des problèmes particuliers de stockage et de
conservation. Dès 1867, les abattoirs de La Villette, qui ont statut d’entrepôt, « fournissent de
viande de bœuf Paris et les campagnes de la région parisienne où la consommation de la
viande de boucherie est trop réduite pour justifier un abattage régulier du gros bétail ». C’est
oublier un peu vite la survivance des tueries particulières dans les communes rurales de la
Seine et de la Seine-et-Oise. « En dotant le marché et les abattoirs de La Villette du statut
d’entrepôt, les pouvoirs publics ont sciemment favorisé le rôle régional joué par la capitale.
Pour des raisons d’ordre public d’abord : la franchise encourage les arrivages, Paris est
largement ravitaillé et la concurrence fait baisser les prix – pour des raisons industrielles
d’autre part : les sous-produits de l’abattage, suif, noir animal 1737, peaux fraîches, sont des
matières de première importance pour le commerce et l’industrie parisiennes. Leur collecte
deviendrait onéreuse, leur conservation serait difficile si Paris cessait d’être un centre régional
d’abattage 1738 ». La viande étant une denrée de première nécessité, le préfet refuse d’en
abandonner le commerce à une compagnie privée : l’entrepôt des viandes de La Villette est
soumis au régime municipal, tout comme le grenier d’abondance pour les céréales.
b)
Les
différents
intermédiaires
commerciaux (facteurs,
mandataires, commissionnaires et chevillards) sont-ils utiles ou
nuisibles ?
Pour stimuler la concurrence entre les divers professionnels chargés de
l’approvisionnement alimentaire de la capitale, l’Etat maintient une fiscalité différente pour
les marchands sédentaires et ceux des Halles. Jeanne Gaillard résume bien ce choix : « Les
droits de marché perçus aux Halles sont inférieurs aux droits d’octroi ; ainsi l’a voulu la
Seconde République quand elle a décidé de faire payer aux denrées l’entrée de Paris ; son
objectif : ne pas détourner les arrivages des Halles centrales mais au contraire les favoriser. Le
Second Empire a lui aussi conservé le décalage entre les droits d’octroi et de marché à des
1735
Maxime DU CAMP, op. cit., p 311.
1736
Jeanne GAILLARD, Paris, la ville (1852-1870), Thèse d’Histoire, Université Paris X, 1975, pp 235-236.
1737
Le noir animal est utilisé par les raffineries de sucre.
1738
Jeanne GAILLARD, op. cit., p 512.
346
fins analogues1739 ».
La vente en gros des viandes à la criée est autorisée aux Halles centrales de Paris
depuis 1849, mais les bâtiments accueillant les marchands remontent au Premier Empire –
pour les bouchers, il s’agit du marché des Prouvaires. Dans le cadre des travaux hygiénistes
d’urbanisme et d’embellissement de la ville du baron Haussmann, préfet de la Seine (18531870), le Second Empire va entièrement réaménager le quartier des Halles centrales. De 1854
à 1874, Baltard édifie sur le même modèle dix pavillons, « qui suscitèrent l’admiration des
contemporains ». Les Halles de Baltard – 12 pavillons ont été construits sur les 14 prévus –
connurent « un immense succès et furent copiées aussi bien en France, où l’on érigea 400
édifices similaires, qu’à l’étranger. A Paris, une quarantaine de marchés couverts s’en
inspirèrent, mais la plupart ont été démolis1740… ». Dans les années 1860 et 1870, l’activité
des marchés de quartier augmente notablement. Paris compte 21 marchés municipaux en
1870. En 1869, la foire au lard, la seule foire d’Ancien Régime qui a survécu à la Révolution,
est transférée boulevard Richard Lenoir pour devenir la foire aux jambons1741. J’ai placé en
annexe un plan des pavillons des Halles centrales1742.
Aux Halles centrales, le pavillon de la boucherie (pavillon n°3) a été ouvert en 18681869, en même temps que celui des fruits et légumes1743. Le pavillon n°3 est divisé en deux
parties, l’une réservée à la vente en gros et l’autre à la vente au détail. Dans un article de
1868, Maxime du Camp assure que la criée produit d’excellents résultats et « elle augmente
d’importance tous les jours ; en 1858, les transactions s’opéraient sur 10 millions de
kilogrammes de viande, et en 1867 ce chiffre avait plus que doublé, puisqu’il s’est élevé à
celui de 20 310 308 kilogrammes1744 ». Les étaux de boucherie sont loués 3 francs par
jour1745. Les resserres sont louées 5 centimes par jour et par mètre superficiel1746. Dans Le
ventre de Paris, Emile Zola décrit en 1873 l’atmosphère si pittoresque qui règne autour des
Halles centrales, avec par exemple les « marchands d’arlequins » – ou « bijoutiers » – qui
vendent des résidus ramassés dans les déchets des grandes tables, pratique déjà présente sous
l’Ancien Régime avec la vente des reliefs des tables nobles. Quant à la verdeur du vocabulaire
des marchandes des Halles, la célébrité du Catéchisme poissard parle d’elle-même.
Les Halles centrales fonctionnent surtout grâce aux expéditions de viande des
bouchers abattants de province. Mais quel régime doit être appliqué aux professionnels
chargés de vendre à commission les biens expédiés, sachant que la confiance doit être assurée
si l’on veut que l’approvisionnement de Paris soit abondant ? Nous retrouvons ici notre débat
entre liberté et réglementation. L’Etat doit-il intervenir pour encadrer de près les facteurs à la
criée et fixer arbitrairement leurs tarifs ? Est-il préférable de laisser le marché libre, en ne
1739
Ibid., p 260.
1740
Danielle CHADYCH et Dominique LEBORGNE, op. cit., p 162.
1741
Robert FACQUE, Les Halles et les marchés alimentaires de Paris, Recueil Sirey, 1911, p 70.
1742
Annexe 34 : Plan des Halles centrales de Paris en 1910. Raoul de PERCIN, Essai historique sur les
mandataires aux halles centrales de Paris, Thèse de Droit, Caen, 1910, p 123.
1743
Le pavillon n°11 (la Vallée) est celui réservé à la volaille et au gibier.
1744
Maxime DU CAMP, « L’alimentation de Pa ris », La revue des deux mondes, 15 mai 1868, p 316.
1745
Pour comparaison, les comptoirs de la marée sont loués 1,25 F par jour, ceux du poisson d’eau douce 1,50 F,
ceux de la volaille 1 F, ceux de la verdure 75 centimes et ceux des huîtres 20 centimes par jour.
1746
Maxime DU CAMP, « L’alimentation de Paris », La revue des deux mondes, 15 juin 1868, p 893.
347
fixant
aucune
limite
aux
marges
commerciales des intermédiaires ? Les abus
des intermédiaires (le scandale de la Vallée éclate en 1875 autour des marchands à la volaille)
ne risquent-ils pas de tuer la confiance des expéditeurs de province et de nuire au bon
approvisionnement de la capitale ? Toutes ces questions se posent dès le Second Empire mais
ne trouveront que très progressivement des réponses, selon les priorités politiques de
l’autorité régulatrice.
L’une des particularités des Halles centrales de Paris est que deux types
d’intermédiaires commerciaux différents s’y côtoient : les facteurs à la criée et les
mandataires1747. La confusion qui a régné entre les deux intermédiaires commerciaux a mis
longtemps à être éclaircie. Si un décret du 28 janvier 1878 et une loi du 11 juin 1896 vont
permettre de préciser les attributions de chacun, le débat entre le statut des facteurs
(profession réglementée) et celui des mandataires (intermédiaire libre) commence entre 1854
et 1858 quand apparaissent les premiers mandataires en fruits et légumes, soumis à aucune
réglementation car ces aliments occupent un rôle mineur dans l’alimentation populaire – ce
qui n’est pas le cas du pain et de la viande. Le préfet de police de Paris a tenté de soumettre
les mandataires à l’obligation de vendre leurs marchandises dans les Halles, pour les
astreindre à payer les droits de marché. Mais, par un décret du 10 octobre 1859, le
gouvernement désavoue le préfet de police, favorable à la réglementation, pour attribuer au
préfet de la Seine, favorable à la liberté, la fixation des tarifs, de l’assiette et la perception des
droits de marché. Le préfet de police conserve néanmoins le maintien du bon ordre dans les
Halles et le contrôle de la salubrité des denrées et de la loyauté des transactions.
Le décret du 10 octobre 1859 ne réussit pas à mettre fin à la rivalité entre les deux
préfets car chacun revendique la nomination des agents préposés au contrôle des ventes à la
criée1748. Le 27 décembre 1859, le ministre de l’Intérieur Billault tranche en faveur du préfet
de police sur ce point précis1749. Un long débat débute alors entre le préfet de la Seine et le
préfet de police pour savoir quel est le meilleur système pour les Halles de Paris : les facteurs
(la réglementation, la criée obligatoire) ou les mandataires (la liberté du négoce, la vente à
l’amiable) ?
En 1866, une loi établit la liberté du courtage et les agriculteurs soutiennent la quête de
liberté des mandataires. Le débat rebondit en janvier 1868 car le Conseil municipal de Paris
émet le vœu que le service des Halles et marchés soit remis en entier à la préfecture de la
Seine. Par ailleurs, une question importante reste en suspens : comment distribuer les places
de facteurs aux Halles ? En 1869, la sous-commission de l’Enquête agricole réclame la
suppression du factorat, car il constitue une entrave inutile à la liberté des transactions. La
sous-commission propose des ventes à la criée facultatives, confiées à des courtiers selon la
loi du 18 juillet 1866. La commission supérieure de l’Enquête agricole, encore plus libérale,
1747
Jeanne Gaillard explique bien la différence entre les deux statuts et est frappée « de constater à quel point la
force d’une tradition nourrie du souvenir des accapareurs et de la vie chère reste vivace au milieu du XIX e
siècle. Cette force se mesure à l’organisation des Halles que caractérise sous le Second Empire le maintien
d’une centralisation absurde mais indispensable à la surveillance des denrées ». Jeanne GAILLARD, op. cit.,
p 260.
1748
Sur les limites de l’efficacité du décret du 10 octobre 1859, on peut consulter les détails fournis par Raoul de
PERCIN, Essai historique sur les mandataires aux Halles centrales de Paris, Thèse pour le Doctorat de Droit,
Université de Caen, 1910, p 40.
1749
Robert FACQUE, Les Halles et les marchés alimentaires de Paris, Recueil Sirey, 1911, p 58.
348
propose des ventes à la criée facultatives,
sans intervention d’un officier public 1750.
Une délibération du Conseil municipal du 30 décembre 1873 tranche provisoirement le débat
sur les facteurs et souhaite l’institution d’un marché libre. Le ministre des finances forme en
1875 une commission sur la question du factorat1751. Le contexte du procès de la Vallée
(concernant les fraudes et les abus des commis des facteurs aux volailles et au gibier), qui
débute en avril 1875, constitue un lourd handicap pour les défenseurs du factorat1752.
Un décret du 28 janvier 1878 vient clarifier légèrement la répartition des droits et des
devoirs des facteurs et des mandataires mais l’article 9 est contradictoire car il affirme que
« les facteurs ne peuvent dans aucun cas et sous aucun prétexte faire soit directement soit
indirectement, le commerce des denrées qu’ils ont charge de vendre » et le paragraphe
suivant assure que les facteurs « ne peuvent à quelque titre que ce soit, sinon, comme
commissionnaire ou représentant des producteurs, être intéressés aux ventes où ils opèrent
officiellement1753 ». Le facteur possède donc une double personnalité ! Quand il dirige la
criée, il est « facteur officiel », tel un commissaire priseur au-dessus de tout soupçon et de
toute partialité. Mais le reste du temps, le facteur peut pratiquer avec toute la liberté possible
les activités d’un mandataire, d’un commissionnaire, sans aucun contrôle spécial. Cela revient
à dire qu’un facteur possède une double casquette alors que le mandataire n’en possède
qu’une. Ce système rappelle le statut actuel des notaires. En matière de transactions
immobilières, le notaire, agent ministériel, possède un privilège, celui d’authentifier
officiellement les ventes de biens immobiliers, action qu’une simple agence immobilière ne
peut pratiquer. Par contre, le notaire peut tout à fait se livrer à l’activité des agents
immobiliers. Tel le facteur, le notaire peut avoir deux rôles, alors que les mandataires comme
les agents immobiliers se contentent d’être des intermédiaires libres qui ne disposent d’aucune
parcelle d’autorité publique.
Le débat sur les lacunes du statut de facteur est relancé dès 1878 par le député Cluseret
dans La Lanterne : il dénonce notamment les faux procès-verbaux dressés par les facteurs1754.
Le rapport Foussier de 1891 mentionne les abus, les fraudes des facteurs et les plaintes
adressées contre le système1755. En 1889, en réaction au projet de Cluseret, le Conseil
municipal forme une commission pour réformer le décret de 1878. Le député Mesureur,
représentant la vision municipale, se déclare favorable à un élargissement des pouvoirs du
préfet de la Seine, alors que le groupe agricole de la Chambre des députés soutient le préfet de
1750
Robert FACQUE, op. cit., p 64.
1751
Ibid., p 66.
1752
Pour plus de détails sur ce procès, qui est à l’origine du décret de 1878 et de la loi du 11 juin 1896, nous
renvoyons à l’article d’Antoine de RAYMOND, « Le procès de la Vallée », mis en ligne le 6 octobre 2003 sur
le site http://www.melissa.ens-cachan.fr. Ces aspects sont repris dans un autre article d’Antoine de
RAYMOND, « La construction d’un marché national des fruits et légumes : entre économie, espace et droit
(1896-1995) », Genèses, n°56, septembre 2004, p 28-50. Sur les conséquences du procès de la Vallée, on peut
aussi consulter Raoul de PERCIN, op. cit., p 43-45.
1753
Robert FACQUE, op. cit., p 73.
1754
Les articles de Cluseret sont virulents et pittoresques. Il dénonce par exemple « l’imbécillité toute macmahonnienne du décret de 1878 » ou encore « le secret professionnel du rond de cuir vis-à-vis du représentant
du peuple accomplissant son mandat » (car l’inspecteur des Halles et la préfecture de police refusent de l’aider
dans son enquête). Plusieurs articles de La Lanterne de mars 1890 sont disponibles aux Archives de la
préfecture de police de Paris, DA 672.
1755
Robert FACQUE, op. cit., p 182.
349
police. C’est finalement une solution
transactionnelle qui est adoptée en 1895 : le
préfet de la Seine conserve la perception des taxes aux Halles mais le préfet de police garde
davantage d’attributions car c’est lui qui répartit les places aux vendeurs et contrôle les agents
du commerce1756.
Concernant le régime du factorat aux Halles, c’est la loi du 16 juin 1896 qui vient
clarifier nettement le statut des mandataires et des facteurs et qui met en place diverses
mesures pour contrôler la fidélité des ventes : livre à souches, frais tarifés (pour la
manutention, le transport, les droits de garde et de découpage), frais
accessoires (correspondance, mandats, timbres), bonne tenue des registres et communication
des livres de compte aux deux préfectures1757. Le système est réformé par un décret du 8
octobre 1907, par lequel les cours de la viande en gros sont établis par une commission
formée de trois mandataires et d’un inspecteur principal de la préfecture de police 1758. En
1925, le législateur ajoute de nouvelles compétences professionnelles (en droit commercial
par exemple), en plus des conditions d’honorabilité et de bonne moralité exigées depuis 1896,
pour l’attribution des postes de mandataires. Notons que dans les années 1920, la valeur des
postes de mandataire aux Halles est assez élevée, variant de 200 000 francs à plus d’un
million.
Les enjeux du débat entre facteurs et mandataires ne sont plus les mêmes à la Belle
Epoque que sous le Second Empire car la criée, devenue facultative depuis 1878, ne
représente plus qu’une part minime des transactions aux Halles centrales. Il n’y a guère que
pour le secteur des BOF (beurre, œuf, fromages) que la criée demeure importante avant 1914.
Aux Halles de Paris en 1905, 97% des poissons se vendent à l’amiable, tout comme 83% des
fruits, 80% des viandes et 56% des volailles1759. La criée a encore moins de succès sur les
marchés de réassortiment des abattoirs. En 1909, seulement 14% des viandes sont vendues à
la criée à la Villette. Aux abattoirs de Vaugirard, la quasi totalité des viandes sont vendues à
l’amiable 1760. Les prix sont sensiblement moins élevés aux Halles qu’aux abattoirs, grâce à la
saine concurrence des viandes expédiées de province. En 1914, « sur les 140 ou 150 millions
de kilogrammes abattus à la Villette et à Vaugirard, il n’en n’est pas vendu 10 aux Halles
centrales, tandis que la province en fournit plus de 45 millions1761 ».
Maintenant que la situation – complexe – des intermédiaires est mieux connue aux
Halles centrales de Paris, évoquons les autres intermédiaires commerciaux, présents sur les
marchés aux bestiaux ou aux abattoirs. Y retrouve-t-on la dualité facteur – mandataire existant
aux Halles ? Du côté du marché aux bestiaux, ce sont les commissionnaires en bestiaux qui
jouent un rôle central, dès 1867, en relation étroite avec la Régie du marché1762. Les facteurs
1756
Ibid., p 166.
1757
Robert FACQUE, op. cit., p 198-201. Sur le déroulement détaillé des opérations (et les différentes fraudes
possibles après 1896), nous renvoyons à Raoul de PERCIN, op. cit., pp 186-199.
1758
Robert FACQUE, op. cit., p 210.
1759
Robert FACQUE, op. cit., p 163. En 1910, pour les viandes, « les ventes ont lieu dans la proportion de
81,6% à l’amiable et 18,4% à la criée ». Raoul de PERCIN, op. cit., p 71.
1760
Robert FACQUE, op. cit., pp 252-255.
1761
Marcel BAUDIER, Le commerce du bétail et de la viande en France, Thèse de Droit, Paris, 1914, p 150.
1762
En 1900, Maurice Talmeyr présente clairement les « commissionnaires » ou facteurs du marché aux bestiaux
de la Villette, qui servent d’intermédiaires commerciaux entre le marchand de bestiaux et le chevillard.
Maurice TALMEYR, La Cité du Sang, Perrin, 1901, pp 46-47.
350
en bestiaux institués le 26 février 1858 n’ont
connu aucun succès.
En 1911, Louis Bruneau présente les abus des commissionnaires en bestiaux de la
Villette comme une des causes de la cherté de la viande à Paris1763. « Au nombre de 129
(chiffre relevé au 31 décembre 1910), ils forment une corporation puissante, soigneusement
fermée, dont les membres, étroitement unis, se sont répartis les ventes suivant les espèces
diverses de bétail : il y a 48 commissionnaires en gros bétail, 13 en veaux, 34 en moutons et
34 en porcs. Les ventes faites par leur entremise s’effectuent expressément au comptant et le
montant en est adressé, le jour même, par le commissionnaire à son expéditeur, avances et
frais déduits ». Ils concentrent « à peu près toutes les opérations effectuées à la Villette » et
ont une connaissance fine des cours et des moindres fluctuations, ce qui les placent dans une
« situation privilégiée vis-à-vis des producteurs de bétail1764 ». Selon Bruneau, les frais des
commissionnaires (rétribution personnelle, frais de débarquement, conduite à l’étable,
nourriture, abreuvage pour les veaux, lotissement pour les moutons, droits perçus par la Ville)
« n’ont en apparence rien que de très licite », mais en fait, « à côté de ce qu’on voit, il y a ce
qu’on ne voit pas, c’est-à-dire les « à-côté » du métier, soigneusement dissimulés aux yeux du
profane, et qui, si l’on en croit des personnes bien informées, viendraient fortement grossir le
montant de la commission normale ». Il s’agit de fraudes sur les pesées ou sur les frais de
nourriture. Louis Bruneau pense que la confiance des expéditeurs serait renforcée si les
commissionnaires « se trouvaient assujettis à un contrôle sérieux, analogue à celui qui existe
aux Halles centrales pour les mandataires depuis la loi du 11 juin 18961765 ». Dans sa thèse,
Marcel Baudier résume bien l’état des débats en 1914 sur une éventuelle réforme du statut des
commissionnaires en bestiaux, pour éviter le regrat notamment1766.
À partir du témoignage d’un chevillard de la Villette sur l’activité des
commissionnaires en bestiaux dans les années 1950 et 1960, il apparaît que chaque
commissionnaire était spécialisé dans une province française. L'accès au métier était
réglementé et le montant des commissions était strictement fixé. Une partie importante des
profits provient des frais de fourrage. Les commissionnaires sont garants du paiement par les
chevillards. Les deux principaux dangers pour le commissionnaire sont de ne pas être payé
par le chevillard et de ne plus trouver de fournisseur (s'il négocie mal la vente des bêtes qui lui
sont expédiées). Le commissionnaire peut tromper le chevillard de différentes façons, en
donnant à boire aux bestiaux pour en augmenter le poids, en trichant sur le cru ou sur la
provenance de la bête1767...
Du côté des abattoirs, une grande nouveauté apparaît en 1878 : l’ouverture d’une criée
à la Villette. Certains chevillards de la Villette deviennent alors des « approvisionneurs »,
avec un statut comparable à celui des mandataires en viandes des Halles. Plus tard, une petite
criée sera également installée à l’abattoir de Vaugirard. Les facteurs à la criée de la Villette
1763
Louis Bruneau semble défendre les intérêts du consommateur et du producteur agricole contre tous les
intermédiaires nuisibles de la filière viande.
1764
Louis BRUNEAU, « La cherté de la viande et ses causes », La grande revue, n°506, 25 octobre 1911, p 801.
1765
Ibid., pp 802-803.
1766
Marcel BAUDIER, Le commerce du bétail et de la viande en France, Thèse de Droit, Paris, 1914, pp 194196.
1767
Entretiens oraux en 1997 avec Pierre Haddad, ancien chevillard de la Villette, ancien secrétaire général de la
Fédération de l’industrie et des commerces en gros des viandes, auteur d’une thèse d’Histoire, Les chevillards
de la Villette : Naissance, vie et mort d’une corporation , Thèse de Doctorat, Paris X – Nanterre, 1995, 784 p.
351
sont « autorisés à vendre des viandes qu’ils
avaient abattues ou achetées1768 ». Leur
activité est donc plus diversifiée que celle des facteurs des Halles, simples intermédiaires
commerciaux qui ne peuvent absolument pas abattre de bêtes vivantes. « En 1898 s’était créée
la première Chambre syndicale des facteurs commissionnaires et approvisionneurs de la criée
de rassortiment des abattoirs de La Villette. En avril 1962, les différentes terminologies furent
supprimées et remplacées par : Chambre syndicale des facteurs assermentés à la criée de la
Villette. En fait les facteurs assermentés à ces marchés de vente en gros et demi-gros des
viandes de boucherie et charcuterie exerçaient les mêmes fonctions que les mandataires aux
Halles. Au départ ils n’eurent pas la propriété de leur poste, ne pouvant le vendre ni le
transmettre ; plus tard cette mesure fut rapportée, et, quand le Marché d’Intérêt National
Paris-La Villette fut mis en place tous les vendeurs de ce marché ainsi que celui des Halles
prirent le nom de négociants commissionnaires ».
« Dans la cour des abattoirs de La Villette un bâtiment avait été prévu pour la fonte
des suifs de boucherie, il ne fut pas utilisé. Les approvisionneurs s’installèrent donc dans ce
bâtiment, qui fut agrandi par la construction de chapelles latérales jusqu’au jour où les affaires
s’amplifiant il fallut envisager une construction nouvelle sur le même emplacement. En 1930,
l’ancien bâtiment disparut et un grand édifice en ciment-armé d’une superficie de 1 622 m² le
remplaça ; intérieurement 392 travées réparties en 48 postes constituaient sa salle de vente ».
« Les titulaires des postes de la criée de la Villette ne cessèrent de prospérer car
comme les Halles centrales ils recevaient des viandes foraines, c’est-à-dire des viandes mortes
venant de province. Leurs activités étaient contrôlées par la préfecture de la Seine et la
préfecture de police, le montant des ventes de la journée devait être expédié le soir même aux
expéditeurs. Ces derniers n’utilisaient pas le virement bancaire et des monceaux de lettres
chargés, revêtues de cinq cachets de cire rouge, apportaient en billets dans les provinces le
règlement des ventes effectuées à la Villette. Petit à petit, cette façon d’opérer fut remplacée
par l’envoi de chèques ou virements bancaires 1769 ».
Dans les années 1930, la concurrence de la criée est mal vécue par les chevillards de la
Villette car les approvisionneurs peuvent vendre en demi-gros alors que « le chevillard n’a le
droit de vendre qu’en gros. A la criée, en revanche, on découpe les viandes et les bouchers
peuvent acheter par pièces de sept kilos, en choisissant, bien sûr, les morceaux les plus
demandés. C’est un marché en plein développement qui perturbe la vente en gros de la
Villette1770 ».
André Gravereau indique qu’aussi « paradoxal que cela puisse paraître, une notable
partie des viandes provenant des abattages de la Villette étaient transportées et vendues aux
Halles centrales, soit dans le pourtour, soit dans les pavillons des Halles. D’après un rapport
fait en 1952, le pourcentage de la viande foraine reçue des expéditeurs de province était de
65% pour le pourtour des Halles ; 87,5% pour les pavillons des Halles et pour la Villette
51,5%. Le pourcentage des viandes reçues des abattoirs parisiens était pour le pourtour des
Halles de 35%, des pavillons des Halles 12,5% et pour la criée de la Villette qui la recevait
toute chaude si l’on peut dire, 48,5%. Cette criée de la Villette prenait chaque année de
l’extension. Le chiffre d’affaires de la Villette s’élevait environ à 500 millions de nouveaux
1768
André GRAVEREAU, Chère Villette. Histoire d’un quartier de Paris , Oberthur, 1977, p 92.
1769
Ibid.
1770
Gérard PONTHIEU et Elisabeth PHILIPP, La Villette, les années 30. Un certain âge d’or , Atlas, 1987,
p 127.
352
francs1771 ».
Même si leur activité est proche, quasi identique, les approvisionneurs de la Villette et
les mandataires en viande des Halles n’ont pas exactement le même statut juridique,
n’appartiennent pas à la même chambre syndicale et ne bénéficient pas de la même confiance
auprès des expéditeurs de province. En 1954, l’annuaire du Syndicat de la Boucherie en Gros
de Paris distingue clairement trois syndicats différents : celui des « facteurs assermentés et
approvisionneurs de la Villette », celui des « mandataires à la vente en gros des viandes aux
Halles centrales de Paris » et celui « des commerçants en viandes de boucherie, porcs et abats
en gros et demi-gros du quartier des Halles » (aussi appelé « syndicat du périmètre », dont
André Gravereau évoque l’activité sous le terme de « pourtour des Halles »). Le « syndicat du
périmètre » regroupe les facteurs ou commissionnaires en gros et demi-gros en boutique, très
nombreux autour des Halles (ils sont 450 en 1946 et 670 en 1954). Parmi les facteurs en
boutique de 1954, 509 s’occupent des fruits et légumes, 70 des beurres-œufs-fromages, 38 des
poissons, 34 des viandes, 11 des volailles-gibier, 10 de la triperie1772…
Doit-on classer les « marchands d’aloyaux » parmi les marchands du périmètre ? C’est
Hubert Bourgin qui évoque cette curieuse catégorie de bouchers en demi-gros, dénommés
« marchands d’aloyaux avoisinant les Halles centrales » dans un annuaire de 18831773.
« Massy nous parle, en 1861, d’un échange de morceaux qui avait lieu entre les bouchers des
quartiers riches écoulant chez les bouchers des quartiers pauvres les bas morceaux en échange
des morceaux de qualité supérieure1774 ; et cette pratique était ancienne1775. Ce fut là l’origine
d’une spécialisation qui devint complète par la création d’établissements spéciaux ayant pour
objet la vente d’une catégorie spéciale de produits 1776 ». Pour Hubert Bourgin, les
« marchands d’aloyaux » forment une branche autonome de la boucherie de détail, tout
comme la boucherie hippophagique, « qui a toujours été différenciée et dont l’histoire ne se
confond pas avec celle de la boucherie1777 ».
Bernard Gravereau nous a expliqué que les mandataires des Halles disposent d’une
assise financière bien plus importante que celle des approvisionneurs de la Villette. Entre
1920 et 1970, il existait 5 à 10 gros mandataires aux Halles, riches affaires familiales qui
bénéficiaient d’importantes cautions bancaires et d’une certaine solidarité financière avec la
Ville de Paris, ce qui explique la confiance quasi absolue dont ils jouissaient auprès des
expéditeurs en viande de province. Ces derniers exigeaient souvent une bonne caution
bancaire pour les intermédiaires parisiens avec lesquels ils traitaient. Les cautions des facteurs
à la criée de la Villette étant plus symboliques, la confiance qu’on leur accordait était
moindre. Le dépôt-caution était un pourcentage du chiffre d'affaires ; il pouvait se faire sous
forme de caution bancaire ou par des achats de Bons du Trésor ou d'obligations de la Ville de
1771
André GRAVEREAU, op. cit., p 93.
1772
Abbé Maurice BAURIT, Les Halles de Paris des Romains à nos jours, IGC, 1956, p 64.
1773
Annuaire statistique de la ville de Paris, 1883, p 409.
1774
Robert de MASSY, Des halles et marchés et du commerce des objets de consommation à Londres et à Paris,
Imprimerie Impériale, 1862, tome II, pp 233-234.
1775
Légalement, ce réassort en demi-gros n’est possible que depuis que la vente à la criée des viandes est
autorisée, en mai 1849.
1776
Hubert BOURGIN, « Essai sur une forme d’industrie : l’industr ie de la boucherie à Paris au XIXe siècle »,
L’année sociologique , 1903-1904, p 100.
1777
Ibid.
353
Paris. De nombreux approvisionneurs de la
nom collectif1778.
Villette s’étaient constitués en sociétés en
Le regard que porte le chevillard Pierre Haddad sur les mandataires des Halles est un
peu différent de celui porté par le banquier. Dans les années 1950 et 1960, il y avait une
quarantaine de mandataires aux Halles1779. Sur les viandes reçues, ils touchent un ducroire
(frais d'intermédiaire), un pourcentage (commission de vente) et facturent des frais de coupe.
1780
L'ensemble de ces droits tourne autour de 3%
. Le ducroire, qui existe également pour les
commissionnaires agréés et les agents de change, est une prime accordée à l'intermédiaire (le
mandataire des Halles), agissant en son nom mais pour le compte d'autrui (le boucher
expéditeur), responsable vis-à-vis de son commettant de la solvabilité du client avec lequel il
traite, et vis-à-vis du client, de la solvabilité de son commettant. A Paris, les mandataires
vendaient des caissettes de viande en provenance des abattoirs de province et même de
l’étranger (Angleterre, Hollande, etc.). Avant le développement des transports frigorifiques,
les viandes foraines arrivaient par train, dans des wagons réfrigérés à la glace1781.
Les mandataires pouvaient vendre leur charge à la personne de leur choix (la
transmission de la charge peut donc être héréditaire), chose impossible pour les chevillards
(système de liste d'attente et de tirage au sort). Les mandataires employaient des coupeurs
(pour découper les carcasses de viande) et des vendeurs, souvent payés à la commission. La
fortune du mandataire dépendait des capacités commerciales des vendeurs employés. La place
étant limitée, les halles devaient être vidées dans les deux jours. Au moment du transfert des
Halles Centrales de Paris à Rungis1782, en 1969-1970, les mandataires sont devenus
négociants ; leurs fonds propres sont alors engagés. Les expéditeurs ont mis fin au système de
la commission car le pourcentage prélevé était trop élevé. Mal préparés aux transformations
des années 1970, au passage de la commission au négoce, certains mandataires ont
rapidement disparu après leur installation à Rungis1783.
Après le témoignage d’un banquier et d’un chevillard, il est intéressant de confronter
le regard porté sur les mandataires par un troisième point de vue, celui d’un boucher
1778
Entretien oral avec Bernard Gravereau le jeudi 24 avril 1997.
1779
En 1956, l’abbé Baurit note qu’il existe 325 mandataires aux Halles centrales de Paris : 69 pour la viande, 75
pour les fruits et légumes, 70 pour la triperie, 69 pour les poissons, 16 pour les œufs et beurre, 6 pour les
fromages, 20 pour les huîtres… Abbé Maurice BAURIT, op. cit., p 62.
1780
Selon le témoignage d’un boucher expéditeur, le pourcentage touché par le mandataire s’élevait plutôt à 5%
des ventes. Entretien oral avec Louis Plasman le 26 octobre 1996.
1781
Selon le témoignage de Louis Plasman, le transport des veaux forains (carcasses) se faisait avant 1940 dans
des bourriches (avec des lattes en bois). Les premiers navires frigorifiques sont apparus vers 1876. En 1912,
seulement 0,68% des denrées transportées par voie ferrée en France ont été véhiculées dans des wagons
frigorifiques. En France, ce sont des wagons isolés ou isothermes qui sont utilisés et non des wagons
réfrigérants (comme le Frigator adopté par la Suède) ou des wagons à glace (comme le système Lutherland
mis au point en 1867 à Détroit dans le Michigan). La France compte 200 wagons isothermes en 1914 et 1000
en 1918. A la fin de la guerre, les Américains laissent 1450 wagons de 30 tonnes en France : 1050 sont achetés
par le Paris-Orléans, 200 par le Paris-Lyon-Marseille et 200 par la Compagnie d’Etat. P. BARATON, Viande
congelée. Exploitation des frigorifiques, Charles Lavauzelle, 1923, pp 157-162.
1782
Le MIN de Rungis ouvre en 1969. Les 12 pavillons de Baltard furent démolis d’août 1971 à janvier 1976. Le
pavillon n°8 fut transféré à Nogent-sur-Marne grâce à son maire, Roland Nungesser. Sur le débat du
réaménagement du secteur des Halles dans les années 1970, on peut consulter Pierre LAVEDAN, Histoire de
l’urbanisme à Paris , Hachette, 1993, pp 681-682.
1783
Entretiens oraux avec Pierre Haddad le 12 janvier 1997, le 1er février 1997, le 28 juin 1997 et le 4 août 1998.
354
expéditeur de province, Louis Plasman
(1915-1999), qui a été boucher à SaintBenoit-du-Sault (Indre) entre 1944 et 1949. En tant que boucher expéditeur, Louis Plasman
achetait des bêtes à des fermiers, les abattait dans sa tuerie particulière puis expédiait les
carcasses aux Halles de Paris, où elles étaient vendues par un mandataire (système de la
viande foraine). C'est le mandataire qui détermine le prix de mise en vente des carcasses,
selon la demande du jour. Aux Halles, la viande est toujours vendue, même s'il faut la brader:
les Halles sont ainsi surnommées « le bazar ». Certes, dès 1910, les mandataires possédaient
d'immenses frigos électriques, en sous-sol, la «resserre », pour entreposer la viande invendue.
Mais la viande qui sort de la resserre pour être vendue le jour suivant perd 40% de sa
valeur1784.
Louis Plasman souligne que le mandataire prend peu de risques, car si la viande reste
invendue, c'est le boucher expéditeur qui perd sa marchandise, sans dédommagement. Cette
situation est bien plus favorable que celle du chevillard. En effet, si une bête achetée par un
chevillard se trouve impropre à la consommation ou d'un rendement en viande très faible, il
perd de l'argent. La prise de risques est donc plus importante chez les chevillards que chez les
mandataires1785.
À partir de ces différents témoignages, on perçoit bien l’importance des intermédiaires
sur le marché parisien de la viande. Jusqu’en 1858, la logique du système de la caisse de
Poissy voulait éviter à tout prix le développement des intermédiaires : chevillards, facteurs à
la criée, mandataires en viande, commissionnaires en bestiaux… Dès 1849, la vente des
viandes à la criée est autorisée aux Halles. A partir de 1858-1867, les chevillards obtiennent
un statut officiel, tout comme les commissionnaires en bestiaux. Une criée ouvre à la Villette
en 1878… Progressivement, tout un système complexe se met en place. Entre 1880 et 1970,
l’organisation de l’approvisionnement en viande de Paris est restée relativement stable, tout
comme la géographie des abattoirs et des marchés, qui compte alors trois pôles principaux : la
Villette, Vaugirard et les Halles de Paris.
Ce qui est frappant, c’est que toute la filière (exception faite des mandataires des
Halles) est restée très artisanale, c’est-à-dire qu’il n’y a pas eu de concentration capitaliste.
Aucune grande société n’a été créée pour s’assurer le monopole d’un secteur d’activité, qu’il
s’agisse du négoce des bestiaux ou des carcasses, de l’abattage, du crédit, du transport ou de
la vente au détail… Il faudrait s’interroger sur une telle absence de concentration. Les projets
n’ont pourtant pas manqué dans les années 1860, suite à la proclamation de la liberté du
commerce. Ainsi, en 1862, L. Girard dépose à la préfecture de la Seine un projet de création
d’une « factorerie impériale ou centrale pour l’approvisionnement de Paris en bestiaux et en
viande ». Voici comment Girard présente son projet : « La factorerie centrale que nous
proposons n’est pas une factorerie ordinaire : elle agit d’abord sur un chiffre d’affaires
beaucoup plus considérable ; elle peut, ensuite, faire subir aux produits une transformation qui
lui permet de vendre la viande abattue, si elle ne peut la vendre sur pied. Notre factorerie n’est
pas non plus formée par la réunion de facteurs. C’est une factorerie opérant à commission
fixe, s’interdisant toute spéculation, et par suite, n’ayant aucun intérêt à produire une
abondance ou une rareté factice. La surveillance dont elle sera l’objet, rendra, du reste,
impossible toute opération non régulière. Les ventes s’opéreront aux enchères publiques, à la
criée, le prix du bétail et celui de la viande étant fixé en toute connaissance de cause, par la
1784
Le premier frigorifique pour les viandes a été installé entre 1905 et 1910 dans le sous-sol du pavillon n°3 des
Halles Centrales de Paris (pavillon de la vente au détail de la boucherie, charcuterie et triperie).
1785
Entretien oral avec Louis Plasman le 26 octobre 1996.
355
seule force de la concurrence publique et le jeu naturel des intérêts. Ce mode de vente a
été vainement tenté par les facteurs actuels1786… ».
Pour concurrencer réellement les profits et les spéculations des chevillards, rendus
responsables de la cherté des viandes, L. Girard propose donc de créer une Société Anonyme
puissante, dont « la nomination du directeur et du président pourra au besoin être réservée soit
au gouvernement, soit à la ville », et qui sera un intermédiaire sérieux et unique entre
l’éleveur de province et le boucher détaillant parisien. Tout risque de monopole est écarté car
« la factorerie centrale vend seule, pour le compte du producteur, mais elle vend en
concurrence avec les commissionnaires qui subsistent comme par le passé1787 ». Pourtant, un
peu plus loin, l’auteur réclame la suppression des 18 facteurs aux bestiaux au bénéfice de la
puissance factorerie centrale.
Vu qu’en 1862 la Villette ne fonctionne pas encore, L. Girard propose de créer un
marché unique de bestiaux et un vaste abattoir central sur les terrains de Ménilmontant et de
« transformer les abattoirs actuels en marchés d’arrondissement abondamment pourvus de
toutes les denrées alimentaires ». Le projet signale également l’utilité « d’instituer une caisse
de payement facultative pour la facilité des transactions », spectre de la caisse de Poissy.
Enfin, une concession étant réclamée pour le marché aux bestiaux et les abattoirs centraux,
Girard rassure le préfet de la Seine en promettant qu’à « l’expiration de ladite concession,
nous abandonnerons à la ville les plus beaux établissements du monde et l’organisation la plus
rationnelle pour l’approvisionnement et l’alimentation d’une grande capitale 1788 ». Cet
ambitieux projet a du être rapidement rejeté par les pouvoirs publics car il n’a connu aucun
début d’application et ne laisse aucune autre trace dans les archives.
Après l’ouverture de la Villette en 1867, un second projet est lancé : il s’agit des
« Comptoirs généraux de la Boucherie », société anonyme au capital social de dix millions de
francs, ayant son siège social au 39 rue de Richelieu, qui dépose ses statuts et sa déclaration
constitutive en 1869 devant Me Robin, notaire à Paris. Ce projet ressemble fortement au
projet Girard de 1862. L’administrateur-directeur, Franck Latruffe, propose de supprimer les
intermédiaires onéreux qui pèsent sur le prix de la viande, en réalisant directement des achats
de bestiaux auprès des éleveurs français et étrangers, en vendant des bêtes vivantes sur le
marché de la Villette ou sur les autres marchés de province, en vendant « au détail de ces
mêmes animaux abattus, directement aux consommateurs, dans des étaux spéciaux, établis sur
les différents quartiers de la capitale », et en vendant « à l’étiquette » des viandes abattues,
« depuis un demi-kilogramme jusqu’à quatre kilogrammes, dans les différents quartiers de la
capitale1789 ». Le projet est encore une fois très ambitieux, pour ne pas dire utopique, surtout
quand on sait l’échec des boucheries coopératives d’Henri Cernuschi en 1862.
La société souhaite installer un réseau dense d’acheteurs sur tout le territoire français,
avec des agences spéciales dans les 55 départements qui concourent à l’approvisionnement de
la capitale. « Toutes ces agences particulières relèvent immédiatement de la direction centrale
de la Société qui leur transmet ses ordres et surveille leurs opérations. De cet accord doit se
1786
Projet Girard relatif à la création d’une factorerie impériale ou centrale pour l’approvisionnement de Paris
en bestiaux et en viande, 1862, pp 11-12. Archives de Paris, V2F4/54.
1787
Ibid., p 13.
1788
Ibid., p 15.
1789
Statuts des Comptoirs Généraux de la Boucherie, 1869, p 2. Archives de la Préfecture de police de Paris,
DB 400.
356
produire une exacte régularité, non
seulement dans les achats, mais encore dans
la fixité des prix. Ainsi, avec une pareille organisation, la Société viendra en aide aux
producteurs, aux éleveurs et même aux simples métayers, en leur achetant les bestiaux sur le
lieu même de la production, tout en contribuant à l’approvisionnement de la capitale dont elle
aura, en quelque sorte, le monopole1790 ». Franck Latruffe assure à la fois des profits
substantiels aux actionnaires souscripteurs de la société (un bénéfice annuel de 8 750 00 F est
attendu) et une baisse des prix salutaire pour le consommateur1791 ! Le projet a du connaître
un début de réalisation, mais la société fait faillite en 18751792.
Franck Latruffe ne semble pas avoir été un personnage très honnête. Dans un rapport
de 1872 du député Daussel, membre de la commission des marchés1793, sur
l’approvisionnement de Paris en bestiaux avant le siège de 1870, on apprend que Latruffe est
un ancien lieutenant de gendarmerie à Loches, qui a démissionné en 1868 suite à un conflit
survenu dans un banquet de comice agricole entre lui et plusieurs habitants. Il monte à Paris,
devient rédacteur au Moniteur de la gendarmerie, puis fonde les Comptoirs Généraux de la
Boucherie. Le 23 août 1870, le ministre de l’agriculture lui commande pour « autant de bœufs
qu'il pourra en livrer». Latruffe achète presque tous les bœufs sur le marché de la Villette, ce
qui, « pour cette période est une faute, car l'objet même de ces contrats est d'approvisionner
Paris en viande venant de province pour résister en cas de siège ». De plus, Latruffe fraude au
niveau de l’apposition des marques sur les bestiaux. Selon une lettre du ministre au ministère
public, « il aurait fait apposer sa marque à côté de celle appartenant à l'approvisionnement et à
l'aide de ce procédé, il aurait fait passer sur la bascule des animaux déjà pesés et reçus pour le
compte de l'Etat. Il aurait en second lieu substitué ou fait substitué sa marque à
celle des divers bouchers sur des bœufs leur appartenant pour en opérer le détournement ».
Bref, Latruffe a cumulé les opérations frauduleuses. A cause de la disparition des pièces de
l’affaire dans l’incendie du Palais de Justice pendant la Commune et de la difficulté de
retrouver les témoins, il a bénéficié d’un non-lieu 1794.
Daussel conclut ainsi son rapport : « Il n'en reste pas moi
ns que ce marché est un de
ceux contre lesquels l'opinion publique s'est le plus énergiquement prononcée et les
antécédents du personnage ne justifient que trop les appréciations défavorables ». Emprisonné
pour une autre affaire, Latruffe a « disparu dans la nature » après sa sortie de prison1795.
La composition du conseil d’administration des Comptoirs généraux était à la fois
prestigieuse et hétéroclite. Autour du fondateur et directeur, Franck Latruffe, propriétaire1790
Ibid., pp 3-4.
1791
Une souscription publique de 20 000 actions de 500 F est ouverte du 28 octobre au 4 novembre 1869. Elle
peut se faire au siège social de la société (39 rue de Richelieu), au Crédit rural de France (5 rue Scribe) ou dans
toutes les succursales de la Banque de France, au compte du Crédit rural de France.
1792
MONCHARVILLE (syndic de la liquidation), Faillite de la SA des comptoirs généraux de la boucherie, 1er
février 1875, Walder, 1875. BNF, 4° FM 7641.
1793
Il s’agit de marchés passés entre le ministre de l’agriculture et des marchand de bestiaux pour
l’approvisionnement de Paris en cas de siège. Latruffe est un de ces marchands de bestiaux.
1794
DAUSSEL (Assemblée Nationale), Rapport de la commission des marchés sur l’approvisionnement de Paris
avant le siège. Journal Officiel du 13 novembre 1872 (publication de l’annexe n°1371 de la séance du 29 juillet
1872).
1795
Nous remercions Helène Lemesle, qui prépare une thèse de Doctorat d’Histoire à Paris X – Nanterre sous la
direction de Michel Lescure sur les marchés passés entre l’Etat et des entrepreneurs pendant et après la guerre
de 1870. C’est elle qui nous a communiqué le rapport Daussel de 1872.
357
agronome, on trouve Pierre Benoît DauzatDembarrère, ancien député, membre du
Conseil général d’Agriculture, directeur de la ferme-école de Vizens, comme Président 1796, et
le baron Cochin, agriculteur, membre du Comice agricole de Seine-et-Oise, ancien conseiller
d’arrondissement de Corbeil, comme vice-président. Les autres membres du conseil
d’administration sont le comte de Dax, ancien membre du Conseil du gouvernement de
l’Algérie, des propriétaires-éleveurs (le prince Antoine Galitzin et le vicomte Charles
Ordener), des propriétaires (le comte de Montmort et le commandant O. Oudart) et Mathurin
Couder, président de la Chambre syndicale de la Boucherie de Paris, dont la présence ici va
entraîner un procès. Le conseil judiciaire compte un notaire (Me Robin), un avocat à la Cour
impériale (Emile Durier) et un docteur en droit (Bacqua de Labarthe). Le docteur Lelièvre est
membre du Conseil d’hygiène.
En octobre 1869, des affiches annoncent la création de la Société anonyme des
« Comptoirs généraux de la Boucherie » et les bouchers apprennent que Couder est membre
du conseil d’administration. Le 5 novembre 1869, la Chambre syndicale de la Boucherie se
réunit et vote la déchéance du président Couder. Mais Couder refuse de restituer les registres,
pièces et valeurs du syndicat. Les bouchers attaquent alors leur ancien président devant le
tribunal civil de la Seine, qui condamne le lucre de Couder. En tant qu’administrateur des
Comptoirs généraux, il cumule son traitement, 15% des bénéfices à partager entre les
membres du conseil d’administration, 10 000 F d’actions de la société, la vente de deux étaux
de boucherie (60 000 F) et les chances de bénéfices jusqu’à la fin des deux baux (50 000 F).
Le tribunal civil de la Seine confirme que Couder ne peut plus être président de la Chambre
syndicale et qu’il devra restituer les registres, documents et deniers 1797. L’appât du gain d’une
part des bouchers n’est décidément pas légendaire…
Puisque nous évoquons le thème des intermédiaires « nuisibles », qui sont souvent
rendus responsables de la cherté de la viande, nous ne pouvons pas passer sous silence les
reproches adressés aux chevillards1798. Dans un ouvrage de 1889, Jules Le Conte dénonce
leurs pratiques frauduleuses (notamment le regrat) et leurs divers moyens pour dominer les
cours1799. Dans sa fameuse enquête de 1894 sur la « question ouvrière », Planteau du
Maroussem présente les bouchers en gros sous un jour peu favorable : « Chacun d’eux a reçu
sa part d’échaudoir, c’est-à-dire de ces vastes bâtiments disposés bout à bout en longues rues
de ville industrielle et dont l’ensemble occupe tout le centre de cet immense égorgeoir de 31
hectares qui s’appelle la Villette. Il est installé dans ce fief, délivré à l’ancienneté
d’inscription par ce suzerain : la commune, mais non héréditaire, et en cela séparé nettement
1796
Pierre Benoît Dauzat-Dembarrère est un agronome né en 1809. « Il se démit, en 1848, de fonctions
judiciaires qu’il remplissait depuis 1833, pour s’occuper d’exploitation agricole. Sa belle propriété agricole de
Visens, dans laquelle il établit un quartier de remonte important [fécondation d’une jument par un étalon],
attira l’attention du gouvernement, qui l’acheta pour en faire une ferme-modèle, dont il reçut la direction. Lors
des élections de 1852, M. Dauzat se présenta comme candidat du gouvernement aux électeurs de Tarbes, qui
l’envoyèrent siéger au Corps législatif. Il n’a pas été réélu ». Pierre LAROUSSE, Grand dictionnaire universel
du XIXe siècle, tome VI, 1e partie, p 153.
1797
La Gazette des tribunaux du 8 mai 1870 fait le compte-rendu des audiences du Tribunal civil de la Seine des
18 mars 1870, 1er avril 1870 et 22 avril 1870. Archives de la Préfecture de police de Paris, DA 718.
1798
Pour plus de détails, nous renvoyons à Marcel BAUDIER, Le commerce du bétail et de la viande en France,
Thèse de Droit, Paris, 1914, pp 186-189.
1799
Jules LE CONTE, L’agriculture dans ses rapports avec le pain et la viande , Librairie agricole de la Maison
Rustique, 1889, 125 p. BNF, 8° S 7236.
358
des « places » des dames de la Halle1800. Atelier et cour intérieure – l’échaudoir est à
proprement parlé l’atelier du « chevillard » – loin du public ignorant parfois de leur existence,
vont devenir le centre des opérations industrielles et aussi des combinaisons commerciales qui
assureront la maîtrise sur les détaillants1801 ». Ce thème de la domination des bouchers
détaillants par les chevillards est largement développé par Louis Bruneau, qui dénonce les
abus des bouchers en gros après avoir dénoncé ceux des commissionnaires en bestiaux, dans
un article de 1911 sur la cherté de la viande.
Pour Louis Bruneau, les chevillards « forment un état-major peu nombreux (300
environ pour les deux abattoirs de la Villette et de Vaugirard, contre 3000 titulaires d’étaux
que comptent Paris et sa banlieue), une aristocratie puissante qui domine de haut, de très haut
même, la foule des détaillants, dont la clientèle leur est nécessairement attachée, soit en raison
du monopole de fait que leur assurent la possession de l’échaudoir et la suppression des
tueries particulières, soit par l’habitude des ouvertures de crédit, plus fréquentes qu’on ne le
croit . (…) Solidaires les uns des autres, les chevillards savent s’entendre à merveille pour, le
cas échéant, faire la loi sur le marché de la Villette, où il leur est d’autant plus facile de peser
sur des cours trop élevés à leur avis, qu’ils peuvent faire venir directement de province, sans
acquitter les droits de marché, les animaux qui leur sont nécessaires1802 ». Après avoir proposé
une estimation des bénéfices du chevillard (sur l’abattage et le cinquième quartier), Louis
Bruneau considère que, malgré les aléas du métier, le boucher en gros a de nombreuses
occasions de gain. Par exemple, « la fièvre aphteuse qui, entraînant l’abattage obligatoire des
animaux atteints, permit à la boucherie en gros de réaliser des bénéfices importants, et
d’autant plus sensibles qu’elle eut soin de maintenir ses cours au même niveau 1803 ».
Néanmoins, le chevillard n’est pas l’intermédiaire qui s’enrichit le plus si l’on en croit la
synthèse des « frais et bénéfices » de la filière bovine, dressée par Bruneau1804 :
Frais de transport et de vente, bénéfice du commissionnaire :
75,00 F
Bénéfice du chevillard :
57,30 F
Bénéfice du boucher :
177,30 F
Total :
309,60 F
Selon Bruneau, le consommateur paie sa viande deux fois plus cher qu’il ne devrait à
cause des divers intermédiaires. Il est curieux de voir que les bienfaits du libéralisme sont
clairement remis en cause en 1911, alors qu’on pourrait penser que la liberté commerciale de
la boucherie, proclamée en 1858, ne serait plus jamais remise en cause. Or Bruneau l’attaque
ouvertement : « Lorsqu’un régime de liberté commerciale absolue aboutit à un tel résultat et
que cet objet de première nécessité qu’est la viande de boucherie se trouve grevé de frais aussi
élevés au profit des seuls intermédiaires, n’est-on pas fondé à réclamer des mesures
énergiques pour la protection des droits trop longtemps méconnus de la consommation ? ».
Bruneau n’a rien d’un communiste. Il réclame simplement des contrôles administratifs plus
1800
Nous revenons plus loin sur les modalités d’attribution des échaudoirs. Le vocabulaire féodal utilisé par
Maroussem semble tout à fait adapté à la réalité des pratiques des chevillards.
1801
Pierre-Robert PLANTEAU DU MAROUSSEM et Camille GUERIE, La question ouvrière, tome IV : Les
halles centrales de Paris, le commerce de l’alimentation , A. Rousseau, 1894, 304 p.
1802
Louis BRUNEAU, « La cherté de la viande et ses causes », La grande revue, n°506, 25 octobre 1911, p 804.
1803
Ibid., p 807.
1804
Ibid., p 810.
359
stricts sur les intermédiaires pour vérifier la sincérité des transactions, tant
en
condamnant « l’organisation défectueuse de tout ce qui touche au commerce du bétail,
organisation qui se caractérise par la prédominance injustifiée et la multiplicité exagérée des
intermédiaires interposés entre la production et la consommation, et qui permet aux
commissionnaires, chevillards et détaillants de frapper la viande de boucherie d'un impôt
autrement lourd et pénible à supporter que les droits de douane1805 ».
Tout d’abord, Bruneau considère qu’une réglementation plus ferme est souhaitable
pour défendre les intérêts des éleveurs, en prenant exemple sur la loi du 11 juin 1896 qui régit
les Halles centrales. Il souhaite « la création de mandataires véritablement dévoués à leurs
mandants, soumis à des obligations précises, à une surveillance rigoureuse et de tous les
instants, et tenus sous des sanctions disciplinaires sévères à la stricte observation des
prescriptions que leur imposera l’Administration pour le contrôle de leurs opérations. Le taux
de leur commission pourra, comme aujourd’hui être librement débattu, mais par contre les
frais divers auxquels donnera lieu le bétail pendant son séjour sur le marché devront être
soigneusement tarifés et consignés dans un bordereau adressé à l’expéditeur et dont celui-ci
aura toujours le droit de demander la vérification. Le marché de la Villette n’en continuera
pas moins, d’ailleurs, à être ouvert aux producteurs de bétail, qui auront toujours la faculté d’y
venir vendre les animaux qu’ils ont élevés ». Une transparence plus grande dans le système
permettra aux bouchers de « connaître les prix réels d’achat des bêtes abattues ». Quant au
« chevillard se faisant adresser des animaux directement de la province », il devra être
« assimilé à un mandataire et assujetti comme tel aux mêmes obligations1806 ».
Bruneau propose également diverses mesures simples concernant la boucherie de
détail (affichage des prix par qualité de morceaux, obligation d’indiquer l’origine de la viande
vendue (bœuf-vache-taureau) et obligation de la vente au poids net, sans les os), tout en
rejetant la taxe, « dont l’expérience a révélé les multiples inconvénients ». Au nom de la
défense des consommateurs, Bruneau souhaite une lutte active contre « l’intermédiaire,
rouage la plupart du temps inutile au point de vue social, parce que non producteur ». Le
discours devient alors très virulent : « Le parasitisme dont souffre, à l’heure actuelle,
l’organisme social tout entier doit, dans l’intérêt supérieur de la collectivité aux dépens de
laquelle il vit et se développe, être progressivement éliminé jusqu’à sa disparition complète ».
Pour Bruneau, la solution la plus efficace est le développement des coopératives agricoles
(avec la création d’abattoirs régionaux pour expédier la viande vers Paris) en relation avec des
coopératives de consommateurs1807. Nous développons en détail la question des solutions
coopératives contre la cherté des viandes dans une autre partie. Si nous avons évoqué aussi
largement les arguments exposés par Louis Bruneau, c’est qu’ils nous semblent très
représentatifs de l’état d’esprit qui règne en 1910-11 dans l’opinion publique vis-à-vis des
divers intermédiaires commerciaux de la filière viande, depuis le commissionnaire en bestiaux
jusqu’au boucher de détail, en passant par le mandataire des Halles et le chevillard. Il y a un
point précis que nous voulons maintenant approfondir : c’est le mode d’attribution des places
de mandataire et de boucher en gros, qui nous semble beaucoup plus opaque que les textes
officiels ne le laissent penser.
1805
Ibid., p 811.
1806
Ibid., p 812.
1807
Ibid., p 813.
360
c) Une attribution des places
assez opaque
Nous savons bien qu’il existe souvent un certain décalage entre la norme et la
pratique. Dans le domaine de l’attribution des places des chevillards, des mandataires et des
facteurs à la criée, il faut bien avouer qu’un fossé énorme sépare l’objectif défini par le
législateur et la réalité des faits. Ce point est très sensible. En mars 1889, quand le Conseil
municipal de Paris – Joseph-Achille Foussier1808 étant rapporteur – veut mettre en
adjudication les échaudoirs de la Villette, le projet déclenche un tollé général au sein du
Syndicat de la Boucherie en gros. Quand, en novembre 1891, les édiles municipaux veulent
abolir le droit exclusif d’abattage des chevillards, cette tentative déchaîne la fureur des
bouchers, qui rejoignent rapidement les équipes xénophobes et antisémites du marquis de
Morès1809. Les pouvoirs publics ne semblent pas avoir réussi à imposer des règles
transparentes et démocratiques pour l’attribution des échaudoirs. Nous nous contenterons de
deux témoignages pour illustrer ce phénomène : le premier porte sur les chevillards et le
second sur les facteurs à la criée de la Villette.
Dans une enquête de 1893 sur l’alimentation parisienne, l’Office du Travail souligne
que chez les chevillards, contrairement aux détaillants, « l’élévation au patronat est assez
malaisée, bien que les patrons soient des ouvriers chefs de métier ; il faut, en effet, d’abord un
numéro d’échaudoir, difficile à obtenir ; et en outre un fonds de roulement, car les avances au
commissionnaire de bestiaux (marché de la Villette) et aussi du détail constituent la sécurité
du commerçant de gros. Les fils de maîtres occupent les meilleures places, à cet égard, bien
que les échaudoirs soient occupés par rang d’ancienneté et non par transmission
héréditaire1810 ». La transmission héréditaire existe pour les places des dames de la halle et
des « bouchers de détail » du pavillon n°3, « à la manière d’une sorte de fief, passant d’aîné
en aîné ». Pour les échaudoirs de la Villette, « à la mort du titulaire ou, si l’on préfère, du
vassal, le suzerain [la Ville de Paris] exerce le retrait sans rémission. Une nouvelle investiture
sera prononcée1811 ». L’a rticle 21 du règlement de la préfecture de la Seine du 10 juillet 1889
prévoit que « le délai d’ancienneté de classement dans l’abattoir déterminera l’ordre dans
lequel chaque titulaire ou boucher classé est appelé à faire choix de l’emplacement mis en
distribution ». Le système officiel valorise donc l’aîné des confrères et non pas le fils du
chevillard. L’échaudoir n’est pas susceptible d’être vendu ou acheté, ce qui n’empêche pas
l’existence de « certains contrats irréguliers, qui se concluent en dehors de
l’administration 1812 ».
Vers 1910-1914, dans une note sur les abattoirs régionaux présentée à la Société
nationale d’agriculture de France, le vétérinaire Henri Martel montre que les chevillards
réussissent assez facilement à contourner les règlements administratifs. « Par crainte d’une
monopolisation excessive du commerce de la boucherie entre les mains de chevillards riches
1808
Foussier, négociant en vins, opposant à Napoléon III, conseiller municipal de Paris, était membre de la Ligue
de l’enseignement de Jean Macé. Nobuhito NAGAI, op. cit., p 249.
1809
Pierre HADDAD, op. cit., p 129.
1810
Office du Travail, La petite industrie (salaires et durée du travail), tome 1 : l’alimentation à Paris ,
Imprimerie nationale, 1893, p 204.
1811
Ibid., p 208.
1812
Ibid., p 209.
361
et puissants, la ville de Paris s’est efforcée de
limiter l’importance de la boucherie en gros.
La préfecture de la Seine a essayé de restreindre l’étendue du commerce des bouchers en gros
en n’accordant pas les concessions de plusieurs cellules d’abatage à un seul et même boucher.
Il en est résulté des manœuvres qui font qu’à l’heure présente, il est, dit-on, des titulaires
d’échaudoirs pourvus de véritables rentes par le jeu des associés et des prête-noms. On cite tel
boucher en gros qui monopolise la fourniture de 25 à 30 régiments, place ses frères, parents et
amis et réalise le commerce en gros au véritable sens du mot. Le résultat prouve que les
règlements préfectoraux sont faciles à tourner1813 ».
Nous connaissons mal le mode d’attribution des 300-350 places d’échaudoirs. « A la
Villette, les échaudoirs sont attribués selon un système plutôt complexe, d’autant que leur
nombre est forcément limité. En outre, il y en a de plus réputés pour la vente, comme ceux de
la rue du Centre. Les bœuftiers ont la priorité du choix : place aux gros ! Par ailleurs, des
échanges se pratiquent assez souvent. Tout cela s’organise selon des usages plus ou moins
définis. Après la Grande Guerre, le malheur des uns a favorisé certains autres : en 1919, en
effet, on a enregistré la plus forte attribution d’échaudoirs, soit 38 pour cette seule année. Cela
ne dura pas, bien sûr, et en 1927 on est retombé à la moyenne de deux attributions par an.
Comment cela se passe-t-il ? Prenons le cas d’un type qui travaille chez un patron chevillard
et qui, un jour, se dit qu’il pourrait bien, lui aussi, devenir patron. Il s’inscrit donc sur la liste
d’attente. Et il attend… Il doit d’abord attendre qu’un échaudoir se libère, mais aussi qu’un
second soit également libre et qu’il puisse le partager avec un autre ; alors seulement il pourra
exercer comme patron… L’avantage théorique d’un tel système est d’empêcher la mainmise
de lignées familiales. D’où la formule : à la Villette, on transmet son savoir, pas son
échaudoir. Ouais… En réalité, ça n’empêche pas qu’au fil des années on voit se constituer de
véritables lignées de bouchers en gros : les Lazard, les Duval, les Lépicier et autres
Canteloube1814. Mais tous, il est vrai, sont reconnus comme de véritables professionnels1815 ».
Dans sa thèse, Elisabeth Philipp a étudié la « pérennité dans le métier », à partir de
2028 noms de chevillards de la Villette connus entre 1888 et 1967. Même si les dynasties
familiales (au sens de clan large) sont plutôt des exceptions (Lépicier), il n’en demeure pas
moins que les exemples de « binôme père fils » (Cottereau, Aguesseau, Walther), de
« trinôme père, fils, petits-fils » (Arnou, Baccarat) ou de « famille étendue » (Lazard, Camus,
Jehl, Cahen, Gautier, Lévy, Duval, Chevalier) ont été fréquents à la Villette. Elisabeth Philipp
en conclue que « la profession de bouchers en gros avait trouvé sa place à la Villette.
L’adaptation de la profession à son lieu de travail s’est manifestée par une recherche de
solutions pour répondre aux règles par un travail souvent familial et solidaire sous forme de
regroupement familial, de façon à se retrouver proche les uns des autres ou proche du centre
des affaires. Malgré tout, les contraintes réglementaires limitaient son évolution, par
l’obligation d’abattre uniquement dans les abattoirs où le professionnel était classé, ce qui
limitait son chiffre d’affaires ou l’obligeait à le réaliser pour répondre aux normes imposées
de rentabilité d’un échaudoir par la Préfecture de la Seine, propriétaire des abattoirs. Ceux qui
duraient dans la profession étaient peu nombreux au regard de ceux qui disparaissaient
1813
Rapport de Martel cité par Marcel BAUDIER, op. cit., pp 202-203.
1814
Pierre Haddad indique plusieurs exemples de lignées de chevillards à la Villette : les Dorinckx, les Styger,
etc. Pierre HADDAD, Les chevillards de la Villette : Naissance, vie et mort d’une corporation , Thèse de
Doctorat, Paris X, 1995, pp 74-75.
1815
Gérard PONTHIEU et Elisabeth PHILIPP, La Villette, les années 30. Un certain âge d’or , Atlas, 1987,
p 110-111.
362
rapidement. Dans le meilleur des cas, les
professionnels avaient su s’adapter par une
évolution géographique à l’intérieur des abattoirs 1816 ».
La famille Lazard présente effectivement un bel exemple de dynastie de chevillards.
Les Lazard, famille juive de bouchers originaires de Vantoux, près de Metz, ont quitté la
Lorraine après la guerre de 1870. Julien Lazard, chevillard « classé » à la Villette depuis
1886, ouvre trois boucheries de détail dans Paris : la première en 1894 (137 rue du faubourg
du Temple), la seconde en 1904 (174 rue Saint-Antoine) et la troisième en 1914 (57 rue SaintAntoine). Fournisseur de la place militaire de Verdun avant 1914, Julien Lazard installe ses
trois frères chevillards à la Villette : Alphonse est « classé » en 1892, Félix et Georges le sont
en 1893. Georges Lazard (1865-1941) ouvre également trois boucheries de détail à Paris, au 8
rue Monge, au 75 avenue d’Orléans et sur l’avenue des Gobelins. En 1904, on trouve ainsi 7
boucheries de détail appartenant à des Lazard à Paris1817.
La génération suivante compte encore des bouchers car André Lazard, fils de Félix, est
boucher détaillant à Paris (il possède 3 boutiques) et Adrien Lazard (1897-1945), fils de
Georges, est d’abord détaillant au 27 rue du commerce avant de devenir chevillard à la
Villette en 1930. En 1938, Adrien Lazard quitte son échaudoir pour devenir éleveur en Seineet-Marne (il achète une ferme de 40 hectares pour faire de l’engraissage). La tradition se
perpétue car Pierre Haddad (né en 1922), neveu d’Adrien Lazard et petit-fils de Georges
Lazard, devient à son tour chevillard à la Villette en 1953. A-t-il pour autant bénéficié d’un
passe-droit ? Il semble que non, signe sans doute que les conditions d’attribution des
échaudoirs étaient plus rigoureuses après 19451818.
Pour obtenir une place dans les années 1940 et 1950, il fallait faire une demande à la
Ville de Paris. Le candidat doit avoir 18 ans, être de nationalité française et avoir un casier
judiciaire vierge. Le candidat s'inscrit sur une liste d'attente et il attend qu'une place se libère,
suite à un décès, une mise en retraite ou une faillite. Un tirage au sort avait lieu tous les ans.
Les postulants étaient convoqués chez le gestionnaire de la Villette (employé de la Ville de
Paris) et choisissaient un emplacement parmi les échaudoirs vacants. Les chevillards
occupaient un échaudoir à titre précaire : le local était attribué après tirage par rang
d'ancienneté. «Faire du tonnage » était indispensable pour garder son échaudoir. Si la
production passait en dessous d'un certain tonnage, on adjoint un associé au chevillard. Parmi
les chevillards, il y avait environ 80% d'anciens ouvriers et seulement 20% de fils de patrons.
1819
Les fils de patrons s'inscrivaient sur la liste des postulants dès 18 ans
.
Pierre Haddad a attendu 13 ans pour être « classé » chevillard, mais l’attente était
parfois plus longue1820. Sur les conseils de son grand-père, Pierre Haddad s’est inscrit dès
1940 sur la liste d’attente 1821. En 1946, il possède une patente de « boucher en gros à
1816
Elisabeth PHILIPP, Approvisionnement de Paris en viande ; entre marchés, abattoirs et entrepôts (18001970), Thèse de Doctorat, Conservatoire National des Arts et Métiers, 2004, p 207.
1817
Annuaire du commerce en gros de la Boucherie de Paris, 1904.
1818
La pratique des passe-droits semble plus marginale après 1945. André Dubois, ancien directeur de cabinet de
Chautemps, président du marché aux cuirs de la Villette et président du Syndicat des ventes publiques de cuirs
de France, a été classé chevillard à la Villette sans passer par la liste d’attente.
1819
Entretiens oraux avec Pierre Haddad en 1997.
1820
Dans les années 1950, Pierre Dorinckx a attendu 14 ans pour être classé. Lucien Beck a patienté 17 ans !
Pierre HADDAD, op. cit., p 76.
1821
Les fils de patrons étaient favorisés car ils s’inscrivaient dès 18 ans sur la liste d’attente.
363
domicile » : il achète des bêtes sur le marché aux bestiaux, les fait abattre à commission
chez différents chevillards de la Villette puis vend les carcasses. Entre 1950 et 1952, il est
classé chevillard à Vaugirard (place obtenue en huit jours), mais c’est un échec commercial
par manque de clients. En 1952-1953, il fait à nouveau abattre des bêtes à commission à la
Villette quand il obtient enfin en 1953 son classement comme chevillard. Il demeure boucher
en gros à la Villette jusqu’à la fermeture des abattoirs en 1974, puis il est responsable d’un
poste de mandataire en viande à Rungis jusqu’en 1976 1822. Il ne suffit donc pas d’être le
descendant d’une prestigieuse lignée de chevillard pour obtenir rapidement une place de
chevillard à la Villette. Mais par contre, les conditions d’attribution des échaudoirs étaient
encore assez opaques jusqu’au milieu du XX e siècle et ont permis à des familles d’occuper
une place importante dans le monde de la boucherie parisienne sous la Troisième République.
Le cas des Lazard est d’autant plus intéressant qu’il montre les liens étroits qui peuvent
encore demeurer jusqu’en 1940 entre la boucherie de gros et celle de détail.
Si des lignages de chevillards ont existé à la Villette malgré le règlement officiel, des
lignages de facteurs ont du également exister. Nous n’avons pas d’exemples concernant les
Halles centrales mais, sachant que les facteurs pouvaient vendre leur charge à la personne de
leur choix, la possibilité de lignées de facteurs est tout à fait envisageable1823. Le témoignage
de Georges Bonneau montre que, malgré le règlement officiel, la transmission héréditaire des
places se pratiquait chez les facteurs à la criée de la Villette jusqu’au milieu du XX e siècle.
« Georges Bonneau est un ancien vendeur aux Halles qui ne supportait pas le travail
de nuit. N’ayant pas d’argent pour acheter une charge de mandataire, il décida d’aller
travailler à la Villette et de s’inscrire sur la liste d’attente des candidats facteurs à la Criée
dont le recrutement se faisait sur aptitude après examen. A son retour de la guerre, en 1946,
aucune place ne fut déclarée vacante car, illégalement, les veuves de facteur, pour ne pas
perdre le poste, en avaient confié la gestion au premier vendeur de leur mari. Georges
Bonneau demanda donc l’application du « décret de 29 » qui régissait la nomination des
facteurs sur poste vacant suivant l’ordre d’inscription sur la liste d’attente 1824. Pour défendre
ses droits et ceux de tous les inscrits, il créa le Syndicat des candidats facteurs dont il devint
président en 1949. Après plusieurs années de conflits, l’affaire fut même portée devant le
Conseil d’Etat, il obtint gain de cause et fut nommé facteur mandataire en 1956 1825 ».
Georges Bonneau évoque un « examen » pour déterminer l’aptitude des candidats
facteurs. Dans les années 1960, la ville de Paris a organisé un examen pour les chevillards
candidats à la Villette. Après avoir obtenu cet examen, le jeune chevillard pouvait exercer la
1822
Entretiens oraux avec Pierre Haddad en 1997.
1823
L’article 20 du décret d’application du 8 octobre 1907 mentionne que « l’attribution d’un poste vacant est
faite dans l’ordre suivant : 1° à un mandataire exerçant dans le même pavillon, au mandataire ou candidat
mandataire ayant acquis la clientèle du mandataire dont le poste est vacant ; 2° aux candidats mandataires ».
Cette disposition montre bien qu’il existe une gêne pour les nouveaux arrivants dans la profession. Par ailleurs,
« la spéculation scandaleuse qui est faite sur les ventes de clientèle des mandataires mérite d’attirer l’attention
des autorités ». Raoul de PERCIN, op. cit., p 159 et p 165. Au hasard de nos recherches, nous avons trouvé un
document intéressant de 1924 : une question d’Emile Desvaux sur la transmission des postes de mandataires
(et les prix exorbitants pratiqués, avec un système de vente aux enchères) et la réponse faite par la préfecture
de police de Paris dans le Bulletin Municipal Officiel du 3 décembre 1924. Archives de la Préfecture de police
de Paris, DA 672.
1824
1825
Nous n’avons pas de précisions sur ce décret de 1929.
Guy CHEMLA, Les ventres de Paris : les Halles, Rungis, l’histoire du plus grand marché du monde , Glénat,
1994, p 146.
364
profession en s'associant avec un chevillard en place et en partageant son échaudoir. Ce
système ne fut possible que lorsque les chevillards ont obtenu le droit d'association. Par
contre, il n'a jamais existé d'école professionnelle pour les apprentis bouchers en gros et il
n'existait aucun diplôme spécifique pour pouvoir devenir boucher en gros avant les années
19601826.
Ces deux témoignages portent sur les chevillards et sur les facteurs à la criée de la
Villette, mais il semble bien que les nombreuses irrégularités dans l’attribution des places
d’intermédiaires se retrouvent dans toute la filière viande. Ainsi, en 1911, Louis Bruneau
présente les commissionnaires en bestiaux de la Villette comme « une corporation puissante,
soigneusement fermée1827 ». Pourquoi les pouvoirs publics ont laissé de tels abus subsister
aussi longtemps ? Est-ce par peur de nuire au bon approvisionnement de la capitale ? Cette
question mériterait d’être traitée plus en détail.
3) LES CONTROLES SANITAIRES SUR LA VIANDE
Le Second Empire, avec les décisions prises en 1858 et 1867, marque l’entrée de la
boucherie dans le monde de la libre-concurrence. Mais les autorités savent bien qu’on ne peut
guère faire confiance aux professionnels de l’alimentation pour la discipline interne du métier,
tant au niveau des fraudes commerciales que sanitaires. Je sais très peu de choses sur le
système de répression des fraudes commerciales et des instances de respect de la concurrence
au XIXe siècle. La thèse récente d’Alessandro Stanziani défriche largement certains
aspects1828. A partir de sources de seconde main et de notes de lecture, je me propose
simplement de montrer comment l’Etat est obligé d’assumer son rôle de contrôle de la qualité
sanitaire de la viande une fois que la corporation est dissoute (1858). La suspicion qui entoure
l’autorisation de l’hippophagie en 1866, constitue un puissant accélérateur de l’efficacité des
contrôles vétérinaires sur la chair morte, l’essentiel des contrôles sanitaires portant auparavant
sur les bestiaux vivants, avant l’abattage. Si la prise de conscience de la nécessité pour les
autorités locales d’organiser un système de contrôles sanitaires fiables – confié à des
scientifiques, les vétérinaires, et non plus à des empiriques, les bouchers, les hongreurs ou les
langueyeurs – est attestée sous le Second Empire, il faut attendre les années 1880 pour que les
premières mesures efficaces soit prises.
a) Les contrôles sur les marchés parisiens
Si nous connaissons mal la nature des contrôles effectués par les inspecteurs de la
Boucherie, Maxime du Camp nous informe assez précisément sur le rôle des « inspecteurs
ambulants des comestibles » sous le Second Empire. Appelés vulgairement les « flaireurs »,
ces inspecteurs « sont chargés de visiter toute maison, quelle qu’en soit l’enseigne, où l’on
vend des denrées alimentaires ». En 1868, ce service comprend 28 agents dirigés par un
1826
Entretiens oraux avec Pierre Haddad en 1997.
1827
Louis BRUNEAU, « La cherté de la viande et ses causes », La grande revue, n°506, 25 octobre 1911, p 801.
Alessandro STANZIANI, Fraudes et falsifications alimentaires en France au XIXe siècle : normes et qualité
dans une économie de marché, Thèse HDR, Lille 3, 2003, 418 p.
1828
365
inspecteur principal et un adjoint. « Toujours
marchant, allant par rues, faubourgs, quais,
places et boulevards, ils veillent incessamment sur la santé des Parisiens, qui ne s’en doutent
guère. Les altérations que les débitants font subir aux objets destinés à la subsistance sont sans
nombre. En les réunissant, on pourrait faire un gros livre plein de révélations curieuses qui
prouvent de la part des marchands plus d’imagination que de probité. L’amour d’un bénéfice
anormal, d’un gain illicite, développe en eux des ressources qu’il est difficile de soupçonner.
Les avertissements, les reproches, les procès-verbaux, les condamnations, les amendes,
l’emprisonnement même, sont impuissants à ramener ces incorrigibles fraudeurs à la sincérité.
Les inspecteurs ambulants ne s’épargnent pas, et ils visitent en moyenne 8 000 établissements
chaque mois, les saisies varient de 300 à 600 selon les saisons ; pendant l’été, les substances
alimentaires se détériorent bien plus rapidement qu’en hiver, aussi les destructions de denrées
sont-elles fréquentes en juillet, août et septembre. Chaque mois, un rapport détaillé est adressé
à la préfecture de police, relatant la quantité et l’espèce des saisies. Les marchands de
comestibles, les fruitiers, les épiciers en détail, sont le plus ordinairement frappés et dans une
notable proportion1829 ». Maxime du Camp énumère alors les fraudes les plus fréquentes sur le
lait, le café, l’huile, la charcuterie, etc 1830… Notons que les « flaireurs » examinent, et font
saisir au besoin, les ustensiles employés à la confection et à la conservation des aliments.
Toujours en 1868, Maxime du Camp décrit avec précision les contrôles sanitaires aux
Halles centrales de Paris1831. Même si un laboratoire municipal d’histologie, chargé de la
saisie et du contrôle des viandes sur tous les marchés de Paris, est installé en 1885 aux Halles
centrales, il est curieux de noter qu’en 1910, on retrouve sous la plume de Raoul de Percin
une description des contrôles sanitaires très proche de celle de Maxime du Camp quarante ans
auparavant – seule la marque de l’estampille ayant changée 1832 !
1829
Maxime DU CAMP, « L’alimentation de Paris », La revue des deux mondes, 15 juin 1868, pp 911-912.
1830
« Que dire de ce charcutier qui truffait des pieds de cochon à l’aide de morceaux d e mérinos noir, et qui,
traduit en police correctionnelle, fut acquitté parce qu’il parvint à prouver que cette étrange denrée n’avait été
mise en montre que pour servir d’enseigne ? ». Ibid., p 913.
1831
« Dès une ou deux heures du matin, les viandes parées, venues des abattoirs ou des débarcadères des
chemins de fer, sont apportées, mises en place, accrochées à des chevilles et divisées, selon les propriétaires
auxquels elles appartiennent, en un certain nombre de gobets, c’est-à-dire de lots de vente. Quand ce premier
travail est achevé, que chaque morceau est numéroté, les inspecteurs de la boucherie commencent leur tournée,
et, à l’aide d’un cachet imbibé d’encre bleue, marquent d’un V majuscule chaque pièce jugée saine. Celles qui
ont été reconnues insalubres sont mises à part. Toute viande qui conserve encore, malgré une mauvaise
apparence, des qualités nutritives, est expédiée pour la nourriture des animaux féroces au Muséum d’histoire
naturelle, qui en 1867 en a reçu 94 362 kilogrammes. Le reste est arrosé d’essence de térébenthine et remis à
des équarrisseurs qui l’utilisent pour des usages industriels. La quantité des viandes saisies en 1867 a été de
111 353 kg. Quand les viandes sont estampillées, on en vérifie la marque et on les met sur le plateau, énorme
balance spécialement surveillée par les préposés du poids public ; une fiche de papier répétant le numéro
d’ordre de la pièce sert à inscrire le poids reconnu, et on la fixe par une épingle sur le morceau lui-même.
Quand tous ces préliminaires sont terminés, la vente à la criée commence ». Maxime DU CAMP,
« L’alimentation de Paris », La revue des deux mondes, 15 mai 1868, pp 316-317.
1832
« Les vétérinaires sanitaires, notamment, présents dès l’arrivée des viandes, c’est-à-dire dès quatre heures du
matin, les examinent, les estampillent d’un cachet portant « PP » (Préfecture de police), si elles sont bonnes à
la consommation ; ils saisissent les autres. Les viandes saisies sont dénaturées au moyen d’aspersion d’essence,
qui en rend la vente impossible, ou sont livrées aux équarrisseurs pour des emplois industriels. Certaines sont
envoyées au Jardin des Plantes pour la nourriture des carnassiers (ordonnance du 20 juillet 1897, article 9) ».
Raoul de PERCIN, Essai historique sur les mandataires aux halles centrales de Paris, Thèse de Droit, Caen,
1910, p 175.
366
b) La mise en place de contrôles
de 1866
sanitaires plus efficaces à partir
La situation française semble en retard par rapport à l’Angleterre, où la première loi
contre les fraudes alimentaires, Adulteration of Food Act, est votée dès 1860. En France, à
l’échelle nationale, la loi du 21 juillet 1881 marque un tournant pour les contrôles sur le bétail
vivant. Il faut attendre les années 1880 pour qu’un service sanitaire efficace et moderne soit
mis en place à Paris dans les Halles et les abattoirs. Même si les grandes mesures sont prises
au moment de l’arrivée au pouvoir des républicains, la prise de conscience du « risque
sanitaire » se fait sous le Second Empire. En effet, le développement du mouvement zoophile
et l’autorisation des boucheries hippophagiques en 1866 marquent le début d’une réflexion
sur la nécessité d’organiser des contrôles sanitaires fiables. Le contexte scientifique est alors
en pleine transformation avec les travaux de Pasteur sur les fermentations, puis sur les
vaccinations après 1879.
Les conséquences de l’autorisation de l’hippophagie à Paris en 1866 sont
remarquables car elles vont concerner autant la lutte contre les épizooties que la surveillance
des lieux d’abattage. La prise de conscience de la part des autorités se fait donc à partir de
1866 et la mise en place administrative et budgétaire se réalise massivement vers 1881-1882.
C’est à travers une ordonnance sur les chevaux que le préfet de police organise en 1875 un
premier service vétérinaire, composé de cinq vétérinaires assistés de confrères inspecteurs1833.
« Malgré des résultats limités imputables à la mauvaise volonté des détenteurs d’animaux, le
département de la Seine ouvre véritablement la voie dans la lutte contre les épizooties. La loi
de 1881 sur la police sanitaire des animaux s’en inspire largement 1834 ».
Dans sa thèse sur Le cheval à Paris de 1850 à 1914, Ghislaine Boucher montre très
bien comment le développement de l’hippophagie après 1866 va renforcer les contrôles sur
tous les lieux d’abattage (y compris les clos d’équarrissage) et accélérer le combat contre les
maladies contagieuses des chevaux1835. Elle note que « la sévérité des contrôles de la viande
de cheval eut une autre incidence heureuse : elle jugula les ventes clandestines et les fraudes
». Effectivement, « la fraude sous toutes ses formes (vente de viande de cheval sous une
fausse dénomination, comme viande de gibier, par exemple, vente de viande insalubre en
provenance d’équarrissage, mélange de viande de cheval à d’autres viandes…) sévissait
durement jusqu’à la publication de l’ordonnance du 9 juin 1866 », qui autorise l’hippophagie.
Néanmoins, bien après 1866, « des bouchers continuèrent à vendre des saucissons de cheval
ou d’âne prétendus de porc, et les gargotiers à inscrire sur leurs menus « chevreuil » et à servir
de la viande de cheval. Les services d’inspection durent faire preuve d’une singulière
vigilance pour traquer les fraudeurs1836 ».
Il apparaît donc que le cheval concentre après 1866 tous les soupçons et toutes les
précautions de l’administration. Les maladies équines, les conditions d’abattage et les risques
1833
Ce service sanitaire a pour mission d’inspecter les animaux aux marchés aux chevaux, à la fourrière, dans les
entreprises de transport, etc… La viande de boucherie n’est donc pas concernée.
1834
Ronald HUBSCHER, Les maîtres des bêtes. Les vétérinaires dans la société française (XVIIIe-XXe), Odile
Jacob, 1999, p 193.
1835
Ghislaine BOUCHET, op. cit., pp 235-239.
1836
Ibid., pp 239-240.
367
de la consommation de viande de cheval
corrompue servent de laboratoire pour les
autorités de tutelle. Les vétérinaires ayant démontré leur savoir-faire et leur efficacité, le
préfet de police va pouvoir leur confier l’ensemble des contrôles sanitaires portant sur les
espèces « nobles » de la boucherie, le bœuf, le veau, le mouton.
Non seulement les pouvoirs publics sont prêts à accorder une place plus importante
aux vétérinaires, mais Ronald Hubscher souligne également que les vétérinaires prennent
conscience de leur responsabilités et sont à la recherche de nouveaux « débouchés
professionnels » dans les années 1870. Les réformes de 1881-1882 se trouvent à la
conjonction de deux intérêts convergents, outre peut-être également la pression des
consommateurs, que nous connaissons mal. Pour Hubscher, « les vétérinaires répondent aux
attentes d’une population citadine réceptive au discours sur l’hygiène publique tenu par les
autorités médicales et repris par la presse. Dès lors, les événements s’enchaînent. Fort de son
autorité et de son prestige, Chauveau, dès 1872, invite ses confrères à se préoccuper de
l’inspection des viandes 1837 ». En 1878, le premier Congrès national vétérinaire se déclare
favorable à l’intervention des vétérinaires dans l’inspection des viandes et l’école d’Alfort
met en place un cours sur le sujet pour « disqualifier le savoir des bouchers1838 ».
En 1878, la préfecture de police de Paris ouvre un concours pour le recrutement
d’inspecteurs de boucherie réservé aux vétérinaires. Un second concours est ouvert en 1884
pour remplacer les bouchers inspecteurs1839. Comme le dit très bien le boucher parisien
Camille Paquette, « c’est en somme à partir de 1879 que l’ inspection méthodique et
raisonnée, établie sur des bases scientifiques, fut organisée à Paris. Avant 1879, il y avait bien
déjà un vétérinaire inspecteur (M. Cordonnier) devenu inspecteur principal, mais l’inspection
était encore faite par des hommes de métier, dont les connaissances étaient purement
empiriques, qui procédaient par comparaison des entrailles des victimes saines avec celles de
victimes malades. Le décret du 12 juin 1882 place les abattoirs et les tueries particulières sous
la surveillance d’un vétérinaire désigné par l’autorité compétente 1840 ». A Paris, il s’agit du
préfet de police.
Alfred Fierro résume l’organisation des services d’inspection sanitaire à Paris sous la
Troisième République. « Il faut attendre l’arrêté du 26 janvier 1883, comp lété par les
instructions préfectorales des 15 novembre 1883, 24 mai 1886, 9 octobre 1886, pour que soit
organisé l’inspection sanitaire des animaux au marché aux bestiaux de La Villette, confiée à
cinq vétérinaires inspecteurs de la boucherie1841. Le 23 juin 1884, un arrêté préfectoral crée le
service départemental des épizooties avec quatre vétérinaires sanitaires1842 ». En 1885,
l’inspection de la boucherie compte tout de même 57 vétérinaires : trois chefs de service et
contrôleurs, dix inspecteurs principaux, dix de première classe, 34 de seconde classe.
Paris bénéficie ainsi de contrôles sanitaires mieux organisés qu’en province mais un
problème se pose rapidement car trois services vétérinaires coexistent à la préfecture de police
à partir de 1890 : le service des épizooties, l’inspection de la boucherie de Paris et du
1837
Directeur de l’Ecole vétérinaire de Lyon, Chauveau est un des pionniers de la science vétérinaire moderne.
1838
Ronald HUBSCHER, op. cit., p 194.
1839
Ibid.
1840
Camille PAQUETTE, op. cit., p 119.
1841
Selon Hubscher, le service sanitaire du marché aux bestiaux de la Villette apparaît en 1890.
1842
Alfred FIERRO, op. cit., p 1189.
368
département de la Seine, le service sanitaire du marché aux bestiaux de La Villette. « Le
développement rapide de trois services ne manque pas de susciter des dysfonctionnements.
Des chevauchements étaient prévisibles, générant des rivalités, des conflits de compétence,
conflits alimentés aussi par les déséquilibres des ressources humaines entre les différentes
inspections. Le professeur Barrier, d’Alfort, qui a joué un rôle essentiel dans la mise en place
des services sanitaires, estime leur réforme indispensable. Sur sa proposition, un projet de
fusion est adopté par le Conseil général de la Seine auquel il appartient, et le 16 juillet 1885 le
Service d’inspection vétérinaire de Paris et du département de la Seine, composé de 69
professionnels voit le jour1843 ».
En 1893, le service de l’inspection des viandes de Paris est dirigé par Villain, auteur
de divers ouvrages sur la salubrité des viandes. « La fonction particulière de ce service est
d’examiner le bon état ou le mauvais état des viandes : 1° aux halles centrales (là est le
quartier général pour ainsi dire) ; 2° aux abattoirs ; 3° aux gares ; 4° aux huit portes où le
passage des viandes est autorisé ; 5° aux marchés ; 6° dans toutes les boutiques de Paris et de
la banlieue (parcourues d’après un certain circuit). Les fonctionnaires, qui le composent, sont
exclusivement des vétérinaires sortis des écoles d’Alfort, de Lyon et de Toulouse, recrutés
après concours. Les anciens bouchers praticiens sont exclus1844 ».
Il faut attendre 1895 pour voir apparaître à Paris un système cohérent d’inspection
sanitaire, avec la fusion des trois anciens services. Le rapport d’activité établi en 1896
« permet de constater l’étendue et l’importance de leurs tâches : dans une centaine d’étables
ont été signalés des cas de tuberculose bovine, de péripneumonie, de fièvre aphteuse, de gale
des moutons. Plus de 13 000 chevaux, atteints par la morve ou le farcin, ont été soignés ou
abattus, près de 500 cas de rage ont été signalés, deux tonnes de viande de cheval impropre à
la consommation ont été saisies, etc1845 ». Ronald Hubscher note que les chefs de section sont
chargés essentiellement des épizooties et que les « postes les moins prisés correspondent à
l’inspection des viandes 1846 ». Dans la hiérarchie honorifique, l’inspection de la boucherie se
situe donc au plus bas niveau. « Un véritable corps de fonctionnaires recrutés au concours est
créé, et un stage de deux ans doit corriger les inconvénients d’un apprentissage initial sur le
tas. À partir du moment où le recrutement porte sur les seuls diplômés, le caractère
scientifique reconnu à l’inspection sanitaire revalorise ceux qui en ont la charge 1847 ».
Si la situation parisienne connaît des progrès notables à partir des années 1880, les
contrôles sanitaires dans la banlieue, la campagne et la province restent organisés selon des
modalités très disparates et globalement assez archaïques, à cause du maintien des tueries
particulières1848. A partir d’un exemple concernant Clichy en 1889 (quand le maire décide de
1843
Ronald HUBSCHER, op. cit., p 195.
1844
Office du Travail, La petite industrie (salaires et durée du travail), tome 1 : l’alimentation à Paris ,
Imprimerie nationale, 1893, p 216.
1845
Alfred FIERRO, op. cit., p 1189.
1846
Ronald HUBSCHER, op. cit., p 404.
1847
Ibid., p 195.
1848
Annexe 35 : Tuerie particulière à Gagny vers 1907. J’ai placé ce cliché en annexe pour évoquer les
conditions d’hygiène assez précaires des tueries particulières de banlieue (ou de zones rurales). A gauche,
l’homme à la caquette tient dans ses mains un merlin anglais, avec lequel il va tuer le bovin. On voit le fusil,
qui sert à affûter les couteaux, qui pend sur le tablier d’un boucher à droite. Le panier en osier fixé sur la
bicyclette sert pour les livraisons de viande. Je remercie Mme Béranger de m’avoir communiqué ce cliché.
369
fermer toutes les tueries particulières),
Françoise
Guilbert
montre
combien
demeurent fortes les rivalités entre le Comité des Arts et Manufactures (qui défend la liberté
des commerçants) et le Comité des épizooties (qui défend la santé des consommateurs)1849. En
1914, Marcel Baudier souligne la mauvaise volonté des bouchers ruraux. Le nombre des
tueries particulières n’a pas diminué malgré la loi de 1905. « La surveillance des tueries,
rendue obligatoire par l’article 63 de la loi du 21 juin 1898 et possible par la loi du 8 janvier
1905, reste le plus généralement un vain mot, malgré tous les efforts de l’administration ». Le
vétérinaire ne pouvant pas contrôler chaque jour toutes les tueries rurales, certaines
communes chargent un préposé non vétérinaire d’exercer un contrôle permanent et de
prévenir le vétérinaire en cas de doute sur la conformité des carcasses. « Les bouchers ont
cependant résisté à cette manière de faire qui leur permet d’abattre en tout temps, suivant les
besoins de leur étal, et ils soutiennent qu’il résulte des dispositions de l’article 63 de la loi du
21 juin 1898, que l’inspection sanitaire des animaux ne peut être confiée qu’à un ou plusieurs
vétérinaires et refusent l’entrée de leur tuerie au préposé désigné 1850 ».
En 1980, le boucher Georges Chaudieu reconnaît qu’il « fallut attendre encore
longtemps pour que l’examen des viandes prenne un caractère national ». Pour lui, « il n’y a
jamais eu de code national sanitaire des viandes et, en 1978, il n’y en a pas encore,
contrairement à ce qui existe dans certains pays (Allemagne de l’Ouest, USA par exemple).
Mais il existe des textes partiels qui confient l’inspection des denrées d’origine animale aux
vétérinaires et réunissent en un Service National, dépendant du ministère de l’Agriculture, les
services d’inspection qui, jusque-là, étaient municipaux (sauf à Paris où ils dépendaient de la
préfecture de police). On ne peut donc pas parler d’un véritable « code », mais d’un corps de
doctrines concrétisées progressivement par d’éminentes personnalités du monde vétérinaire et
enseignées dans les Ecoles Nationales Vétérinaires d’Alfort, de Lyon, de Toulouse, de
Rennes, par de très éminents professeurs dont la science rayonne sur le monde entier1851. En
somme, avec ou sans code, l’examen des viandes est actuellement [1980] assuré en France
avec beaucoup de compétence1852 ».
c) Les contrôles sanitaires à la Belle Epoque
En 1901 débute une campagne très violente contre les viandes foraines. En 1904,
plusieurs conseillers municipaux de Paris vont en voyage en Allemagne, en Autriche et au
Danemark pour y observer le fonctionnement de leur système sanitaire. La nécessité
d’installer des chambres froides aux Halles s’impose alors. Suite à un long débat, le conseil
municipal décide le 30 décembre 1904 qu’il est nécessaire de réorganiser le service de
1849
Françoise GUILBERT, Le pouvoir sanitaire : essai sur la normalisation hygiénique, Thèse de Droit,
Strasbourg, 1992, pp 126-130.
1850
Marcel BAUDIER, Le commerce du bétail et de la viande en France, Thèse de Doctorat de Droit, Paris,
1914, pp 130-131.
1851
Cet hommage appuyé de Chaudieu aux vétérinaires français s’explique sans doute par les bonnes relations
qu’il a du entretenir avec eux en tant que directeur de l’Ecole Professionnelle de la Boucherie de Paris entre
1949 et 1970. Par ailleurs, le professeur Henri Drieux de l’Ecole Nationale Vétérinaire d’Alfort, ancien
président de l’Académie Vétérinaire de France, rédige la préface du livre de Chaudieu, De la gigue d’ours au
hamburger.
1852
Georges CHAUDIEU, De la gigue d’ours au hamburger : la curieuse histoire de la viande, La Corpo, 1980,
p 124.
370
l’inspection véto-sanitaire de Paris. Les
moyens du laboratoire d’histologie des
Halles sont augmentés et les employés mieux payés1853. En 1910, la pavillon n°3 des Halles,
consacré à la boucherie, possède ainsi un service d’inspection modernisé, avec laboratoire,
resserre et chambre froide pour les viandes consignées. Concernant la propreté des locaux et
des ustensiles, l’ordonnance de police du 12 août 1890 indiquait très minutieusement les
règles à respecter en matière d’hygiène et de traitement des déchets, surtout dans les pavillons
de la boucherie, de la charcuterie et de la triperie1854.
Une personnalité importante a marqué la réorganisation des contrôles sanitaires à Paris
à la Belle Epoque : le docteur Henri Martel, membre puis président de l’Académie de
Médecine, auteur de nombreux travaux sur l’inspection vétérinaire 1855. « En 1907, Henry
Chéron, sous-secrétaire d’Etat, ému des scandales par fournitures de viandes insalubres aux
troupes de l’intérieur, faisait appel à Henri Martel, directeur des services vétérinaires de la
Seine, pour mettre un peu d’ordre dans les contrats de fournitures de viandes, les
établissements de fabrication de conserves étant alors les seuls surveillés1856 ».
La modernisation des contrôles sanitaires a eu un coût économique, que nous
connaissons mal et qui est rarement évoqué par les auteurs. Les dépenses devaient
essentiellement être à la charge des pouvoirs publics. Mais très vite, il est apparu logique de
faire supporter une part du coût des efforts sanitaires aux professionnels. C’est sans doute
ainsi qu’il faut comprendre le décret du 2 juin 1882 qui met en place la perception d’une taxe
de désinfection et d’assainissement sur chaque tête d’animal introduit sur le marché à bestiaux
de la Villette1857.
Il faut donc attendre le début du XXe siècle pour qu’un système moderne et efficace de
contrôle sanitaire soit mis en place, tant pour les bestiaux vivants que pour la viande1858. La
répression des fraudes alimentaires est tout aussi mal connue. Un vétérinaire écrit : « La
répression se précise à la Révolution (grand progrès du système métrique), puis avec l’article
423 du Code pénal. C’est surtout la loi du 1 er août 1905 qui punit le mensonge d’amendes et
jusqu’à deux ans de prison (peines dont l’affichage est possible). Le décret-loi du 14 juin
1938 multiplie les obligations, dont les précisions à porter sur nature, composition,
provenance, date1859 ». La loi du 1er août 1905 est très importante car elle porte sur la
répression des fraudes dans la vente des marchandises et des falsifications des denrées
alimentaires et agricoles. Cette attention renforcée pour la sécurité alimentaire se retrouve
dans de nombreux pays : au Japon en 1900 avec la loi contre les substances nocives présentes
dans l’alimentation, aux Etats Unis en 1906 avec le Pure Food and Drug Act… En 1906, une
circulaire ministérielle française rend obligatoire l’inspection sanitaire dans tous les
1853
Robert FACQUE, op. cit., pp 132-133.
1854
Ibid., p 137.
1855
Henri MARTEL, L'examen des viandes: guide élémentaire à l'usage de toutes les personnes qui ont à
reconnaître et à apprécier les viandes, Dunod et Pinet, 1909, 243 p.
1856
Georges CHAUDIEU, op. cit., p 124.
1857
Alfred des CILLEULS, L’administration parisienne sous la III e République, Picard, 1910, p 84.
1858
Sur la surveillance sanitaire du marché aux bestiaux de la Villette, je renvoie à Elisabeth PHILIPP,
Approvisionnement de Paris en viande ; entre marchés, abattoirs et entrepôts (1800-1970), Thèse de Doctorat,
Conservatoire National des Arts et Métiers, 2004, pp 276-279.
1859
Michel ROUSSEAU, « Les fraudes dans les aliments de l’homme », in Alain COURET et Frédéric OGE
(dir.), Droit et animal, IEP de Toulouse, 1988, p 123.
371
abattoirs1860.
En 1902, J-P Langlois, professeur de médecine à la Faculté de Paris, indique les
différents critères du contrôle sanitaire de la viande (odeur, couleur, consistance) et souligne
que ce n’est pas « à l’étal du boucher, mais à l’abattoir, que l’examen doit être fait par les
vétérinaires ». En effet, « il est souvent fort difficile, sinon impossible de juger sur un
morceau séparé la qualité hygiénique d’une viande 1861 ». On comprend alors mieux pourquoi
l’Etat s’efforce d’organiser en priorité les contrôles sanitaires dans les abattoirs, le service de
répression des fraudes au niveau des boucheries de détail étant mis en place plus tardivement
et de façon bien moins systématique.
A l’entrée principale des abattoirs de la Villette se trouvent deux rotondes, qui, à
l’origine, devaient servir de fondoirs à suifs, activité à laquelle on renonça vite à cause des
odeurs. La rotonde de droite accueille la perception municipale, la police et la Commission de
la boucherie. Celle de gauche a d’abord été transformée en halle pour la vente à la criée, avant
d’accueillir les services vétérinaires. « En 1906, après une épizootie ravageuse, on installe le
laboratoire des vétérinaires dans la rotonde de gauche qui restera, jusqu’à la fin, la rotonde des
vétérinaires1862 ».
Pour Ronald Hubscher, la réorganisation des services d’inspection sanitaire donne des
résultats très positifs. « En peu de temps, l’hygiène alimentaire de Paris s’améliore
sensiblement ; les quantités croissantes de viande saisies et l’efficacité des mesures prises
contre les maladies contagieuses le prouvent. Les vétérinaires ont réussi à s’arroger un
monopole total de l’inspection sanitaire et à en évincer les bouchers, pourtant puissamment
installés dans leurs anciens privilèges. Parvenant même en 1906 à élargir leurs compétences
au contrôle de la volaille, du gibier, des poissons ou crustacés, voire des jambons exposés aux
foires de Paris ou de Chatou, les vétérinaires ont fait main basse sur « le ventre de Paris1863 ».
L’inspection sanitaire étend son ressort sur les œufs en 1919 puis sur le lait et les produits
laitiers en 19421864.
d) Les contrôles sanitaires à Paris entre 1918 et 1940
En 1927, dans une thèse de Droit sur les Halles de Paris, Claude Prudhomme affirme
que « le contrôle sanitaire des viandes est particulièrement rigoureux à cause de la facile et
dangereuse altérabilité de ces produits. Les inspecteurs vétérinaires, fonctionnaires de la
Préfecture de police, qui sont répartis dans les différents pavillons, sont aidés, ici, par des
surveillants sanitaires1865 ». Le boucher Camille Paquette nous décrit le fonctionnement dans
les années 1920 des services d’inspection vétérinaire de la préfecture de police de Paris,
dirigés par Henri Martel : « Plusieurs laboratoires d’histologie sont installés aux Halles, au
marché de la Villette, au pavillon de la fourrière. Des instruments et réactifs nécessaires aux
1860
Madeleine FERRIERES, op. cit., p. 431.
1861
J-P LANGLOIS, « Viande », La Grande Encyclopédie, Lamirault, 1902, tome XXXI, p 916.
1862
Gérard PONTHIEU et Elisabeth PHILIPP, La Villette, les années 1930 : un certain âge d’or , Atlas, 1987,
p 64.
1863
Ronald HUSCHER, op. cit., pp 195-196.
1864
Alfred FIERRO, op. cit., p 1189.
1865
Claude PRUDHOMME, op. cit., p 115.
372
recherches micrographiques servent à étayer le jugement de l’inspecteur sur des bases
scientifiques qui sont la justification des saisies et des procès-verbaux dressés en vertu des
règlements et constituent le critérium expérimental obligatoire. Ce sont les découvertes de
Pasteur qui mirent en évidence l’obligation de recourir au microscope pour déterminer avec
plus de certitude les lésions qui altèrent les viandes. L’examen microscopique du sang et des
tissus est le complément indispensable de toute inspection. Si bien exercés que soient les sens
d’observation, ils ne peuvent suppléer aux préparations bactériologiques, seules capables de
préciser les caractères des maladies contagieuses et la nature des parasites qui envahissent
l’organisme animal 1866 ».
Ce discours est intéressant car il montre qu’il faut attendre les années 1920 pour que
les professionnels, ceux de Paris du moins, prennent vraiment conscience de l’importance des
contrôles scientifiques issus de la révolution pastorienne. Ce souci de l’analyse rigoureuse, à
partir de prélèvements de tissus, contraste fortement avec le discours traditionnel des
chevillards, où le regard du professionnel est valorisé avant tout. Sans doute que d’autres
bouchers avaient pris conscience avant 1914 de l’utilité des examens chimiques ou
biologiques pratiqués sur les viandes pour en déterminer l’innocuité, mais jusqu’à maintenant,
nous n’en avons pas trouvé trace. D’ailleurs, je ne suis pas sûr que le point de vue de Camille
Paquette soit vraiment représentatif d’une majorité des professionnels de la viande. Certes,
l’élite éclairée du métier, dont Camille Paquette et Georges Chaudieu font partie, ont eu
conscience très tôt de l’intérêt de contrôles sanitaires irréprochables pour rassurer le
consommateur, à une époque où la sécurité alimentaire existait déjà, même si elle n’était pas
formalisée de façon aussi rationnelle et scientifique que depuis les années 1970. Mais
combien de bouchers et de chevillards considéraient encore dans les années 1920 et 1930 le
vétérinaire comme un empêcheur de tourner en rond et ses prélèvements inutiles ? On touche
là à l’histoire des représentations, toujours difficile à manier.
Continuons à suivre le précieux témoignage de Camille Paquette : « Les inspecteurs
visitent les viandes aux abattoirs et toutes celles qui sont expédiées de province et de
l’étranger. Leur effort se porte principalement aux halles centrales, aux pavillons 3 et 5 et
chez les commissionnaires environnant les Halles. A mesure que les paniers sont descendus
des voitures et alignés sur le carreau, les viandes sont examinées et marquées, toutes sans
exception, de deux P (Préfecture de Police). Aux abattoirs, elles sont vues et marquées sur les
pentes. Les viandes suspectes sont portées dans un local, nommé le découpage, où un examen
microscopique du sang est effectué. En banlieue, où il existe encore des tueries particulières,
le rôle des inspecteurs est moins facile qu’à Paris, mais des visites fréquentes et inopinées
sont faites pour contrôler les fournitures de boucherie des établissements scolaires, hôpitaux,
assistance publique, etc… ».
« Les viandes insalubres sont saisies et immédiatement transportées dans la resserre,
local bien fermé à clé, où elles demeurent jusqu’à accomplissement des nécessités
commerciales. Si la bête est entière, elle est dépecée et les morceaux incisés dans tous les
sens, sont ensuite abondamment arrosés de pétrole. La dénaturation est un travail minutieux,
absolument nécessaire, qui permet au liquide infectant de pénétrer dans tous les muscles de
façon à les imprégner jusqu’à saturation, pour qu’on ne puisse les utiliser de façon détournée,
pour la consommation humaine. Les viscères et autres organes saisis sont également
dénaturés. Tout ce qui est saisi et dénaturé est livré à l’équarrissage ou détruit par
incinération. Les cuirs provenant d’animaux atteints d’affections contagieuses sont
1866
Camille PAQUETTE, op. cit., p 120.
373
désinfectés dans une solution antiseptique avant d’être livrés au commerce. En somme,
toutes les mesures indispensables pour préserver la santé publique ont été prises depuis une
cinquantaine d’années et elles sont appliquées strictement partout où le service d’inspection
vétérinaire est bien organisé1867 ».
Cette restriction indiquée par Camille Paquette nous incite à penser que les contrôles
sanitaires parisiens étaient sans doute beaucoup plus stricts et sérieux qu’en province. Déjà,
Camille Paquette a rappelé que la tâche des inspecteurs est plus difficile en banlieue du fait de
la survivance de nombreuses tueries particulières. Il est donc fort probable que le système de
contrôle vétérinaire mis en place dans la capitale à partir des années 1880 a été suivi par
toutes les grandes villes de province disposant d’abattoirs généraux, de personnels compétents
et d’un budget, mais que la situation devait être beaucoup plus aléatoire dans les petites villes
et dans les communes rurales, vu l’éparpillement des tueries et le manque de moyens
financiers.
Ce cinquième chapitre permet de voir à quel point les décisions prises sous le Second
Empire amorcent largement les grandes évolutions du commerce de la viande jusqu’au milieu
du XXe siècle. La liberté de la boucherie en 1858 (et de la boulangerie en 1863),
l’implantation d’un abattoir général et d’un marché aux bestiaux à la Villette en 1867 (à
proximité des chemins de fer et du canal de l’Ourcq), le maintien et le réaménagement
complet des Halles Centrales (avec les célèbres pavillons Baltard), la réforme du statut des
mandataires et des facteurs à la criée, l’autorisation de l’hippophagie (1866) et la mise en
place de contrôles sanitaires plus efficaces sont autant d’exemples des grandes orientations
initiées sous Napoléon III, qui seront suivies et développées par la Troisième République.
Bien sûr, c’est la rupture entre la boucherie de détail et de gros, acquise en 1870, qui constitue
le tournant majeur de la profession. Les relations – financières notamment – entre les deux
mondes, sont loin d’être simples. Confrontés à la perte des revenus importants du cinquième
quartier (cuirs, suifs, abats), les bouchers détaillants doivent diversifier leur activité et
s’adapter rapidement à la libre-concurrence. Pour la suite de notre étude, nous abandonnons
les chevillards pour nous concentrer sur les bouchers détaillants.
1867
Camille PAQUETTE, op. cit., pp 120-121.
374
CHAPITRE 6 :
L’ORGANISATION DE LA
PROFESSION ENTRE 1858 ET 1914
Depuis 1867, les boucheries de détail et de gros forment deux mondes distincts.
L’univers des chevillards de la Villette a été longuement étudié par Pierre Haddad 1868. Avant
de présenter les différentes luttes des bouchers détaillants contre l’Etat, nous souhaitons
retracer la constitution des syndicats « modernes » dans la boucherie de détail. Loin de l’unité
corporative imposée en 1811, deux chambres syndicales opposées voient le jour à 18 ans
d’intervalle : les patrons bouchers disposent d’une organisation professionnelle dès 1868 alors
que les ouvriers bouchers (les étaliers) doivent attendre 1886 pour voir la création d’une
Chambre syndicale ouvrière de la Boucherie de Paris. Nous verrons que les préoccupations
des deux organisations sont évidemment assez différentes. En parallèle de la mise en place du
syndicat patronal, nous verrons tout d’abord comment la mutuelle des patrons bouchers a
surmonté la libéralisation du commerce en 1858.
1) L’ ORGANISATION PROFESSIONNELLE DES PATRONS BOUCHERS
a) La mutuelle des bouchers après 1858
Le décret du 22 février 1858 est lourd de conséquences pour les Vrais Amis : le
commerce de la Boucherie devient libre à Paris à partir du 1er avril 1858, la caisse de Poissy
est abolie, le Syndicat est supprimé. Comme pendant chaque crise (1825-1829, 1848), le
Syndicat refuse de payer les subventions du 1er trimestre 1858 à la mutuelle. Le Conseil d’Etat
soutient les réclamations des Vrais Amis. Suite à une transaction à l’amiable passée le 27
novembre 1860, les mandataires de la Boucherie versent 12 000 francs dans la caisse des
Vrais Amis. En 1858-1860, les pertes de la société se situent entre 26.667.207 F et
36.364.837 F. Suite à la suppression du Syndicat, les Vrais Amis doivent quitter les locaux de
la Halle aux veaux et installent leur siège au 8 rue Larrey. Les séances sont tenues dans la
1869
salle Saint-Jean de l'Hôtel de ville, mise à disposition par le préfet Haussmann
. La
mutuelle se trouve donc dans une situation matérielle assez délicate à partir de 1858.
On trouve dans les archives de la préfecture de police de Paris un dossier sur la
« liquidation de la caisse des retraites des bouchers et employés du Syndicat (1858-1860) ».
1868
Pierre HADDAD, Les chevillards de la Villette. Naissance, Vie et Mort d'une corporation (1829-1974)
,
Thèse d'Histoire dirigée par Alain PLESSIS, Paris X, 1995, 784 p.
1869
Louis GOYARD, « Origine et développement des sociétés de secours mutuels », Bulletin mensuel de la
Société de prévoyance et de secours mutuel de la boucherie de Paris (les Vrais Amis), septembre 1888. BNF,
4° R 916.
375
Cela donne à penser qu’un organe parallèle
aux Vrais Amis a subsisté malgré la fusion
de 1851. Il s’agit de la vente d'une inscription de rente aux Vrais Amis, dont le capital est
formé par des retenues sur les traitements des employés de la Boucherie (retenue de 5%). Ce
projet de caisse de pension avait été approuvé par les électeurs de la Boucherie en décembre
1834, mais avait été rejeté par la préfecture de police en 1835 et 18361870. En 1858, 29
personnes (dont 16 veuves) sont concernées par ces pensions, qui se trouvent liquidées entre
1858 et 18601871.
Dans son enquête de 1860 sur la situation de l’industrie parisienne, la Chambre de
commerce de Paris indique que presque tous les ouvriers de la Boucherie « font partie d’une
société de secours mutuels, qui, moyennant une cotisation mensuelle, leur assure des
ressources en cas de maladie et une retraite à l’âge de 55 ans 1872 ». Ce tableau est idyllique
mais erroné. Sachant que Paris compte 1 132 bouchers et 2 600 ouvriers en 1860, cela
signifierait que les Vrais Amis rassemblent 3 732 adhérents ! A moins qu’il ne s’agisse de la
« caisse des retraites des bouchers et employés du Syndicat », dissoute en 1858 et en voie de
liquidation en 1860 ? Nous ne connaissons pas la proportion des bouchers qui cotisent aux
Vrais Amis, mais nous savons que les effectifs de la mutuelle n’ont jamais du dépasser 500
personnes au XIXe siècle. Les Vrais Amis regroupent 400 adhérents en 1852, 450 en 1874,
427 en 1880 et 376 en 18881873.
Grosset, président des Vrais Amis depuis 1848, démissionne en 18611874. Il est
remplacé par Alfred Hersant, nommé par un décret impérial du 2 décembre 1861. En 1862, la
mutuelle convertit ses rentes d’Etat : elle possède 15 500 F de rentes et décide de payer la
soulte de 18 600 F. Les relations avec les autorités sont excellentes dans les années 18601875.
Les Vrais Amis sont reconnus d’utilité publique par un décret du 22 décembre 1866. En juin
1864 meurt le docteur Dufresnois, médecin de la mutuelle. Une souscription est lancée pour
élever un monument à sa mémoire. En juillet 1865, le président Hersant prononce un discours
devant le monument funéraire, où il fait l’éloge du dévouement et de l’abnégation du bon
docteur1876. Son remplaçant, le docteur Carteaux, meurt en 1871 : la société lui témoigne sa
confiance et son affection.
Louis Goyard note que pendant la guerre de 1870, 204 jeunes membres de la société
sont appelés sous les drapeaux : deux trouvent la mort et quatre sont blessés1877. La guerre
fragilise la situation financière des Vrais Amis. Des dons permettent de renflouer la caisse de
la mutuelle. En 1871, Alphonse Bernard Greyveldinger, ancien marchand boucher, lègue 3
1870
Un arrêté du préfet de police du 1er avril 1848 décide de former un fonds destiné aux pensions de retraite
pour les garçons bouchers de Paris. C’est sans doute cette caisse de retraite qui est liquidée en 1858-1860.
1871
Archives de la Préfecture de police de Paris, DA 365, dossier 4.
1872
Chambre de commerce de Paris, Statistique de l'industrie à Paris résultant de l'enquête faite par la Chambre
de commerce pour l'année 1860
, Paris, 1864, p 14.
1873
Société de prévoyance et de secours mutuels de la Boucherie de Paris (les Vrais Amis), Wattier, 1889, p 10.
Archives de la Chambre de Commerce de Paris, 352 126.
1874
Grosset fonde un bureau de placement en 1868, sous le patronage des Vrais Amis. Il décède le 22 septembre
1876.
1875
Nous revenons sur ce point dans notre partie sur le comportement politique des bouchers.
1876
Louis GOYARD, op. cit., bulletin de septembre 1888.
1877
Louis GOYARD, op. cit., bulletin d’octobre 1888.
376
000 F à la société. En janvier 1873, les Vrais
Amis comptent 556 sociétaires. En mars
1873, la recette de la mutuelle, autrefois trimestrielle, devient mensuelle.
Louis Goyard indique que, pour prospérer, il faut que le revenu annuel couvre la
moitié du service des pensions, et que la société doit augmenter le nombre de ses membres de
10% par an, à cause de la perte de 8% (démissions, radiations, décès). Hors, la société
n’augmente que de 2% : elle doit recevoir 55 membres en 1873 pour ne pas être déficitaire.
Au 1er janvier 1873, le capital des Vrais Amis s’élève à 539.120 F, dont 27 215 F de
rentes1878.
Louis Goyard, tout en insistant sur les bases financières fragiles des Vrais Amis,
dresse un récapitulatif des pertes de la société entre 1820 et 18731879 :
Perte faite par les Vrais Amis:
Perte faite par la Société du Syndicat:
Secours donnés aux vieux garçons bouchers
Infirmes et non sociétaires:
Perte subie en 1852 (réduction des rentes):
Perte subie en 1862 (réduction des rentes):
Déficit causé par l'achat des pensions 13/20:
Arriéré dû à la Société à cause de 1870-71:
Total des pertes :
92 962 741 F
69 114 444 F
9 697 730 F
101 407 899 F
5 559 242 F
21 498 922 F
33 000 000 F
333 240 978 F
Une autre statistique des dépenses de la mutuelle est dressée en septembre 18871880 :
Tableau 14 : Evolution des dépenses de la mutuelle des Vrais Amis entre 1852 et 1882
Pensions: effectifs
Sommes payées
1852
84
40 338,44 F
1862
116
58 403,15 F
1872
118
55 849,95 F
1882
145
56 568,65 F
En janvier 1875, l’Assemblée générale des Vrais Amis vote à l’unanimité la création
d’une caisse de réserve. Dans une liste des membres honoraires fondateurs de cette caisse,
dressée en 1889, on trouve diverses professions : des bouchers de détail et en gros, un facteur
à la criée en viande, un facteur aux abats, des restaurateurs. On y remarque également des
professionnels qui traitent avec les bouchers, comme le bandagiste Breuil-Guth, l’épurateur
d’huiles Giquet, l’imprimeur Wattier, le serrurier « pour la boucherie » Soulage et PinardBoulanger, qui s’occupe de la vente de fonds et de placement du personnel. Les soutiens
apportés à la société de secours mutuels semblent donc assez variés. On peut aisément
imaginer que la générosité des donateurs est récompensée par des relations privilégiées avec
les adhérents de la mutuelle et du syndicat, et sans doute de la réclame gratuite dans les
publications professionnelles. C’est sans doute pour garder sa clientèle que H. Brunon,
1878
Ibid.
1879
Louis GOYARD, op. cit., bulletin de novembre 1888.
1880
Bulletin mensuel de la Société de prévoyance et de secours mutuel de la boucherie de Paris (les Vrais Amis),
septembre 1887. BNF, 4° R 916.
377
commissionnaire en cuirs, a fait un don de 2000 F aux Vrais Amis1881. Les membres
libres et membres honoraires renoncent à l'indemnité de maladie ou d'infirmité, mais
conservent le droit à la pension de retraite. Ces membres ont un « but humanitaire » : ils
donnent l'exemple de la prévoyance et de la solidarité aux employés de la Boucherie.
La mutuelle conserve des liens étroits avec le syndicat patronal de la Boucherie.
Garde, directeur du Fondoir central, et Douillet, juge suppléant au tribunal de commerce et
ancien président du Syndicat des bouchers, sont des membres honoraires de la société. Au
milieu des années 1880, la Chambre syndicale de la Boucherie de Paris, présidée par Lioré,
fait un don de 800 F aux Vrais Amis. Dans les années 1880, le Bal de la Boucherie est
organisé au profit de la caisse de réserve de la mutuelle. En juillet 1881, la société des Vrais
Amis verse 100 000 F à son fonds de retraite1882. Quand un concert lyrique est organisé en
décembre 1887 au profit de la caisse de réserve des Vrais Amis, il a lieu dans la salle des
conférences du n°10 de la rue de Lancry, siège de l’Union générale du Commerce et de
l’Industrie, fondée en 1858, ancêtre de la Confédération nationale du patronat français 1883.
Dans les années 1890 et jusqu’en 1914, le Journal de la Boucherie de Paris n’omet jamais
d’annoncer les assemblées générales et la fête annuelle des Vrais Amis 1884. Ainsi, le 27 février
1896, le bal de la Boucherie, grande fête de bienfaisance au profit des Vrais Amis, se tient à
l’Hôtel continental 1885.
La société modifie ses statuts en 1877 et en 1883. En 1879, les Vrais Amis obtiennent
un diplôme d’honneur pour sa participation à l’exposition de 1878 : ils sont classés au
huitième rang sur les 5 923 sociétés de secours mutuels existantes en France. Les
récompenses officielles s’accumulent sur les dirigeants de la mutuelle 1886. Lors de la
cérémonie de 1878 où Alfred Hersant et Paul Matrat reçoivent leur médaille, le vice-président
de la mutuelle, Matrot improvise un discours aux côtés de Leroy-Daniel, président de la
Chambre syndicale de la Boucherie de Paris. Cette remise de médaille se tient à la salle de la
Redoute, annexe de la Bourse du Travail, ancien siège de la franc-maçonnerie1887.
L’approbation administrative des Vrais Amis est renouvelée en décembre 1884 : un
premier arrêté d’approbation datait du 4 février 1819. Il s’agit donc d’une société approuvée
et non libre. En 1884, le siège de la société se trouve au 2 rue de la poterie (Paris Ier). On peut
devenir participant actif dès 16 ans : la cotisation augmente avec l'âge. Les objectifs de la
1881
Société de prévoyance et de secours mutuels de la Boucherie de Paris (les Vrais Amis), Wattier, 1889, 16 p.
Archives de la Chambre de Commerce de Paris, 352 126.
1882
Ibid.
1883
Bulletin mensuel de la Société de prévoyance et de secours mutuel de la boucherie de Paris (les Vrais Amis),
décembre 1887. BNF, 4° R 916
1884
Sur l’évolution du rôle des banquets et fêtes organisés par les mutuelles sous le Second Empire et la
Troisième République, nous renvoyons à Michel DREYFUS, « La fête en mutualité », in A. CORBIN, N.
GEROME et D. TARTAKOWSKY (dir.), Les usages politiques des fêtes aux XIXe-XXe siècles, Publications de
la Sorbonne, 1994, pp 252-257.
1885
Journal de la Boucherie de Paris, février 1896. BNF, Jo A 328.
1886
Sous le Second Empire, des médailles récompensent les « généreux bienfaiteurs » des mutuelles.
L’attribution des médailles (or, argent, vermeil, etc.) se fait « selon un système compliqué et minutieux qui ne
commercera à se limiter qu’après la Seconde Guerre mondiale sans pour autant disparaître complètement ».
Michel DREYFUS, op. cit., p 254.
1887
Henry MATROT, Vieux Souvenirs, 1910, p 22.
378
mutuelle sont réaffirmés en 1884 :
1°/ procurer en cas de maladie les soins d'un médecin et les médicaments nécessaires.
2°/ payer une indemnité journalière pendant les maladies et blessures (2,50 F par jour) et
1,50 F par journée de convalescence.
3°/ servir une pension de retraite, réversible pour partie sur la tête de la veuve1888.
4°/ assurer des funérailles convenables1889.
Les Vrais Amis fondent un bulletin mensuel en janvier 1887, dont la publication cesse
en décembre 1888 à cause du « peu d'empressement des sociétaires à souscrire à l'abonnement
de cette feuille » (recette annuelle de 400 F pour une dépense de 700 F). Des protestations
s’expriment au conseil d’administration contre le choix des insertions payantes parues dans le
journal de la Chambre syndicale de la Boucherie. Les responsables de la mutuelle rappellent
que la publicité est nécessaire pour obtenir de nouvelles adhésions1890.
L’arrêt de la publication du bulletin mensuel en décembre 1888 et la mort de Louis
Goyard en mars 1888 marquent la fin d’une source documentaire importante sur les Vrais
Amis. C’est effectivement dans le bulletin mensuel que Goyard a publié par morceau son
ouvrage sur l’Origine et le développement des sociétés de secours mutuels , qui est tout
simplement une chronique des Vrais Amis entre 1820 et 1873. Nous connaissons beaucoup
moins bien l’évolution des Vrais Amis après 1889. En 1902, la société de secours mutuel de
la Boucherie de Paris se dote à nouveau d’un organe de presse, La Mutualité corporative, qui
aurait été « le plus fort tirage des journaux corporatifs » de la mutualité française, avant de
disparaître en 19141891. La collection présente à la Bibliothèque nationale est assez
lacunaire1892.
Après la fusion de 1851, les Vrais Amis apparaissent comme une mutuelle
professionnelle à l’équilibre financier précaire, qui rassemble avant tout des patrons bouchers
et dont les intérêts sont très liés à ceux de la Chambre syndicale patronale de la Boucherie de
Paris. Les ouvriers bouchers parisiens vont tenter de créer leur propre mutuelle en 1871. Les
années 1870 marquent un tournant dans la mutualité, car le clivage entre ouvrier et patron s’y
fait de plus en plus sentir.
Pour Francine Soubiran-Paillet, les fonctions des sociétés de secours mutuels sont peu
diversifiées (maladie, accident, vieillesse), il n’est jamais question d’intérêts dans les statuts et
on n’y détecte aucun indice de cristallisation d’un sentiment d’appartenance à une même
classe1893. Elle rappelle aussi que « les sociétés de secours mutuels, encore dans les années
1888
Sur la place des femmes dans la mutualité française, je renvoie à Jean BENNET, La mutualité française à
travers sept siècles d’Histoire , Coopérative d’information et d’édition mutualiste, 1975, pp 187-194.
1889
Dossier sur la mutuelle des Vrais Amis (1884). Archives de la Préfecture de police de Paris, BA 1409.
1890
L’existence d’une bannière suppose que les Vrais Amis participaient à des fêtes mutualistes. La bannière de
la société (en 1889) est visible dans l’annexe 23.
1891
Jean BENNET, op. cit., p 175.
1892
La BNF dispose d’un numéro de l’Union mutuelle corporative , du 30 novembre 1904 (n°4). BNF, Jo A
1813. Elle dispose de quelques numéros de La Mutualité corporative en 1906 (n°40), 1907 (n°58) et 19091913 (n°109-202). BNF, Jo 15026.
1893
Francine SOUBIRAN-PAILLET, L’invention du syndicat (1791-1884): itinéraire d’une catégorie juridique ,
LGDJ, 1999, p 102.
379
1880, voient leurs activités suivies de près
par l’Administration. Il faut éviter tout
détournement de leurs fonds au profit de mouvements de grèves. Des fonds qui sont vus
comme des modes de financement potentiels d’arrêts de travail 1894 ». Par ailleurs, « en 1870, 5
700 sociétés réunissent 800 000 membres. Les mutualistes sont devenus surtout des
gestionnaires1895 ».
Evoquons la tentative ouvrière de 1871 pour voir comment la mutualité permet alors
aux ouvriers bouchers d’essayer de regrouper leurs intérêts face à ceux des patrons. Le
contexte social est chargé car Thiers vient d’écraser la Commune de Paris pendant la Semaine
sanglante (21-28 mai 1871). Au cours de l’été 1871, la « Chambre syndicale des ouvriers et
employés de la Boucherie » projette de créer la Fraternelle, une société de secours mutuels qui
ne verra jamais le jour, mais qui suscite de vives inquiétudes chez les patrons bouchers. En
juin 1872, la société compte 70 membres et propose de créer un bureau de placement gratuit
pour les garçons bouchers, au 30 rue de la Grande Truanderie. Lors d’une réunion qui se tient
en juin 1872 à la salle de la Redoute (35 rue Jean-Jacques Rousseau), l’alcoolisme de certains
garçons est condamné et l’exclusion des prussiens est votée 1896. Le dossier sur la Fraternelle
monté par la préfecture de police est assez pauvre. Quelques coupures de presse nous
renseignent un peu plus1897.
Dans La Vérité du 31 août 1871, le vice-président de la Fraternelle, A. Héroult, signe
un article de défense des buts de la société face aux attaques patronales. La Fraternelle se
présente comme une œuvre de solidarité, « afin de nous entraider et nous secourir, en cas de
blessures ou de maladie, et de remplacer pour beaucoup de jeunes gens la famille éloignée ;
ensuite d’affranchir tous nos sociétaires de l’exploitation des bureaux de placement ». A mots
couverts, on reconnaît dans ces propos le principe d’une société ouvrière de résistance qui
lutte contre les abus des placeurs privés. La méfiance patronale semble alors tout à fait
justifiée.
Pourtant, toute idée de lutte de classe (ou de recours à la grève) est clairement écartée
par A. Héroult : « Loin d’être en désaccord avec les intérêts de messieurs les patrons, att endu
que la sympathie et l’union sont nécessaires à nos intérêts communs, puisque la prospérité de
l’un est le résultat du travail et de la coopération de l’employé et par cela même augmente son
bien-être. Il est donc clairement illogique que les membres de la Société combattent ou
entravent, par quelques moyens que ce soit, le commerce, le travail ou l’avenir des maîtres de
maison. Voilà pourquoi nous avons tenu à honneur de détruire une imputation, qui peut être
très préjudiciable à la prospérité de notre Société ».
De même, Héroult récuse tout projet de coopérative ouvrière. « On a répandu le bruit
que les membres de la Société s’étaient réunis dans le but d’ouvrir des boucheries sous le titre
d’Association fraternelle des employés de la Boucherie , et de faire une concurrence efficace
aux anciennes maisons. Nous, membres de la Société, protestons de la manière la plus
formelle contre cette exploitation du titre de notre Société, tandis que celle-ci y est restée
1894
Ibid., p 112.
1895
André BURGUIERE et Jacques REVEL (dir.), Histoire de la France : l’Etat et les conflit s, tome 3 : les
conflits, Seuil, 1990, p 402.
1896
S’agit-il réellement de bouchers prussiens ou d’alsaciens, qui ont acquis la nationalité allemande suite à
l’annexion ? Ce point est oscur.
1897
Les articles de presse utilisés se trouvent dans le dossier n°2000.93 sur la Fraternelle. Archives de la
Préfecture de police de Paris, BA 1409.
380
complètement étrangère ; il est vrai que quelques-uns d’entre eux sont avec nous,
mais ils ont agi en cela sans la participation et contre l’assentiment du reste des membres de la
dite Société ; d’ailleurs, des reproches énergiques leur ont été adressés à l’Assemblée générale
qui a eu lieu, salle de la Redoute, le 1er août, à la suite de laquelle nous avons pris la
résolution de protester par la présente et par tous les autres moyens en notre pouvoir, afin de
mettre la Société et ses membres à l’abri d’une responsabilité qui semble vouloir retomber sur
elle ; et pour assurer toute la boucherie parisienne, que tous nos efforts ne tendront qu’à
resserrer les bons rapports qui doivent unir la corporation tout entière, et à travailler de toutes
nos forces à mériter l’estime et la considération de ceux dont nous sommes et voulons rester
les fidèles et dévoués serviteurs ». Le ton de l’article se révèle assez curieux ! Mais si le
bureau de placement de la Fraternelle veut avoir quelques chances de réussite, la confiance
des patrons bouchers est incontournable, sinon la tentative est vouée à l’échec.
En avril 1872, le conseil d’administration de la Fraternelle propose aux membres de la
mutuelle « de constituer une Chambre syndicale des garçons bouchers », qui « aurait pour
objet principal le placement des garçons bouchers, qui pourrait s’effectuer dans des conditions
de prix très modiques. Il a été calculé qu’il suffirait d’un versement mensuel de 50 centimes
par chaque membre adhérent à la chambre syndicale pour couvrir les frais
d’administration 1898 ».
Ces éléments permettent d’affirmer que les membres de la Fraternelle tentent en 18711872 d’organiser rationnellement les différentes revendications ouvrières du moment :
disposer d’une caisse d’assurance maladie et d’un bureau de placement gratuit. Ce dernier
point est central dans la constitution d’un syndicalisme ouvrier autonome au début des années
1880. Nous reviendrons sur ce point important.
Outre cette tentative de création d’une mutuelle ouvrière des bouchers à Paris, qui
échoue en 1872, que savons-nous sur les mutuelles du secteur alimentaire ? Les patrons
charcutiers parisiens créent avec succès leur mutuelle en 1879, l’Union de la Charcuterie, qui
traverse tout le XXe siècle1899. Une société éphémère a existé : la « Solidarité de la
Boucherie », société mutualiste autorisée en mars 1882 et rayée en mars 1888, sur laquelle
nous ne savons rien1900. Le 1er septembre 1892 est fondée la société de secours mutuels des
ouvriers de la Boucherie en gros, qui siège à la Villette (176 rue de Flandre) et qui est dirigée
en 1910 par A. Kimmerlin. Le 16 août 1897 est fondée la société de secours mutuels des
ouvriers boyaudiers, siégeant également à la Villette (176 rue de Flandre), présidée en 1910
par Jean Alayrat1901.
L’enquête de l’Office du travail de 1894 sur les associations professionnelles ouvrières
indique que le secteur de l’alimentation à Paris compte 147 syndicats (17 474 membres), 75
1898
Article du 20 avril 1872 sur la Fraternelle. Archives de la Préfecture de police de Paris, BA 1409.
1899
L’Union de la Charcuterie est fondée le 28 novembre 1879 par M. Bouchard. Entre 1936 et 1986, la mutuelle
des charcutiers est dirigée par A. Guiot, qui organise la médecine du travail des charcutiers après 1945 avec la
médecine préventive Bachaumont. La mutuelle élargit son champ d’action en 1967 et devient l’Union de la
Charcuterie et de l’Alimentation française. Elle élargit encore sa clientèle en 1974 en devenant l’UMIAD
(Union Mutualiste Interprofessionnelle de l’Alimentation et Dérivés) puis en 1989 en devenant la MPI
(Mutuelle Prévoyance Interprofessionnelle). Entretien oral du 26 juin 1997 avec Hilaire Bégat, président du
Souvenir de la Charcuterie française.
1900
Archives de Paris, 1315 W 112.
1901
Henry MATROT, Vieux Souvenirs, 1910.
381
sociétés de secours mutuels (10 263
membres) et deux coopératives (12
sociétaires)1902. En France, les bouchers disposent de huit sociétés de secours mutuels, qui
rassemblent 978 membres. Si l’on considère que les Vrais Amis doivent compter entre 500 et
600 adhérents en 1894, cela signifie que les autres mutuelles sont très confidentielles. Au
niveau national, il n’existe que cinq coopératives de production en 1897 : deux chez les
bouchers, deux chez les boulangers et une dans l’alimentation 1903. On peut en conclure que la
mutuelle des Vrais Amis constitue une belle réussite, exceptionnelle au niveau national.
Une enquête de l’Office du Travail de 1893 indique l’existence d’une mutuelle
originale à la Villette : « La tentative la plus curieuse, parallèle au syndicat est la « Mutualité
de la boucherie en gros » dirigée par un conseil d’administration à part. Cette caisse assure les
accidents, non seulement en cas de responsabilité patronale, vis-à-vis des tiers (article 1384 du
Code civil : animaux échappés), non seulement en cas de la faute du patron, mais aussi en cas
de risques professionnels. L’ouvrier blessé pendant son travail a droit aux soins gratuits
(médecin et médicaments) et à une indemnité de 2 francs par jour. Si sa faute seule a amené
l’accident, le même secours peut lui être alloué par bienfaisance. Les patrons payent seuls la
cotisation. Une tentative de retenue mensuelle sur le salaire des ouvriers n’a pas réussi. Avant
la fondation de cette caisse, les chevillards s’adressaient (les deux tiers environ n’ont pas
abandonné leur vieille habitude) à la « Caisse des familles », 4 rue de la Paix1904 ».
L’histoire de la mutualité française est marquée par une étape importante : la loi du 1er
avril 1898, qui constitue une véritable « Charte de la mutualité », et qui marque, pour Bernard
Gibaud, « l’entrée de la société française dans l’ère de l’assurance sociale 1905 ». Suite à la
circulaire ministérielle du 20 octobre 1898 du président du Conseil Henri Brisson, puis celle
envoyée aux préfets le 29 juillet 1899 par Waldeck-Rousseau, des subventions peuvent être
accordées aux sociétés de secours mutuels. Dans un Etat des sociétés de secours mutuels de la
Seine dressé en 1899, il est mentionné trois mutuelles de bouchers à Paris, qui sont toutes
« approuvées » : la société des Vrais Amis (n°46), approuvée le 20 décembre 1884, présidée
par Mirvault ; la société de la Boucherie de Paris (n°56), approuvée par un décret du 22
décembre 1866, présidée par Mirouel1906 ; et la société des Vrais Amis réunis (n°126),
approuvée le 30 décembre 1896, présidée par Chabaille. Parmi ces trois sociétés, les deux
dernières nous sont inconnues. Elles n’ont sans doute pas connu le succès des Vrais Amis,
société fondée en 1820 et puissamment soutenue par la Chambre syndicale patronale de la
Boucherie de Paris. Dans un Etat des sociétés de secours mutuels libres de la Seine de 1905,
il est fait mention d’une mutuelle « privée », enregistrée sous le numéro 648, la Caisse de
secours des ouvriers de la maison Bernard, dont les statuts ont été déposés le 1er août 1878. En
1905, cette mutuelle regroupe 66 personnes et est présidée par le boucher Bernard (48 rue de
1902
Ministère du commerce, Office du Travail, Les associations professionnelles ouvrières, tome I :
Alimentation, 1899, p 276.
1903
Ibid., p 440.
1904
Office du Travail, La petite industrie (salaires et durée du travail), tome 1 : l’alimentation à Paris ,
Imprimerie nationale, 1893, p 210.
1905
1906
Bernard GIBAUD, Mutualité, assurances (1850-1914) : les enjeux, Economica, 1998, p IX.
Mirouel est élu en 1899 au Conseil Supérieur de la Mutualité (composé de 36 membres), battant un
mutualiste émérite, Jules Arboux, président de la Ligue Nationale de la Prévoyance et de la Mutualité,
président de plusieurs Congrès nationaux de la mutualité. Jean BENNET, La mutualité française à travers sept
siècles d’Histoire , Coopérative d’information et d’édition mutualiste, 1975, p 151.
382
la Glacière à Paris)1907. Il s’agit peut être du
fameux groupe des boucheries Bernard qui
connaîtra un formidable essor à Paris après 1945.
b) La constitution de la Chambre syndicale de la Boucherie (1868)
Le syndicat de la Boucherie de Paris a été dissous le 1er mars 1858, avec la disparition
de la caisse de Poissy. La liquidation du Syndicat a posé quelques problèmes, résolus au début
des années 1860. Si les bouchers détaillants sont demeurés dix ans sans chambre syndicale
(entre 1858 et 1868), le cas des chevillards est un peu différent car ils possèdent dès 1858 une
« Commission administrative de la Boucherie en gros de Paris », chargée de l’administration
des parties communes des abattoirs1908. Pour Pierre Haddad, cette commission représentait,
bien avant la formation du Syndicat de la Boucherie en gros de Paris (1886), les intérêts
moraux et matériels des chevillards1909.
À partir de 1864, le Second Empire tolère les grèves et assouplit ses positions dans le
domaine social. « Tentant de rallier les masses ouvrières » après 1862, année où une
délégation ouvrière est envoyée à l’Exposition Universelle de Londres, le gouvernement
« abandonne une tactique demeurée jusque là sélectivement répressive : ainsi, entre 1853 et
1862, 98 coalitions patronales et 749 coalitions ouvrières sont poursuivies1910 ». En dépit de la
loi Le Chapelier du 14 juin 1791, de nombreuses chambres syndicales patronales existent déjà
à Paris, notamment la fameuse Union Nationale du Commerce et de l’Industrie (UNCI),
fondée en 1858 par l’avocat Pascal Bonnin, qui siège d’abord au 82 boulevard Sébastopol
puis dans un très bel hôtel particulier au 10 rue de Lancry1911. « Illégales, ces chambres
syndicales de patrons sont comme celles des ouvriers tolérées par le pouvoir qui n’intervient
qu’en cas de coalition manifeste, comme il l’a fait en 1866, par l’entremise du préfet de
police, contre les boulangers et les bouchers1912 ».
Que s’est-il donc passé chez les bouchers parisiens en 1866 ? Nous n’avons pas trouvé
de trace d’une grève de bouchers en 1866, mais par contre, les patrons bouchers mènent des
1907
Dossier sur les sociétés de secours mutuels de la Seine. Archives de la Préfecture de police de Paris, DB 246.
1908
Pierre Haddad considère que la Commission administrative fonctionne dès 1858. Je me demande si elle n’a
pas fonctionné à partir de l’ouverture de la Villette, en 1867. Les statuts de la commission sont déposés en
1873 et en 1882. De façon assez logique, André Debessac retient 1873 comme date de création de la
Commission administrative de la Boucherie en gros de Paris. André DEBESSAC, Histoire de la corporation
des métiers des viandes, Société d’édition de publications corporatives, 1943, p 69.
1909
Pierre HADDAD, Les chevillards de la Villette : Naissance, vie et mort d’une corporation , Thèse de
Doctorat, Paris X, 1995, p 35.
1910
Joël DUBOS, Aux origines du syndicalisme d’union patronale. André Lebon et la Fédération des industriels
et des commerçants français, de la création en 1903 à la première Guerre Mondiale, Thèse de Doctorat,
Paris X, 1997, p 490. Sur la naissance du syndicalisme patronal dans le secteur industriel dans les années 1830,
on peut consulter la thèse de Bertrand GILLE, Recherches sur la formation de la grande entreprise capitaliste
(1815-1848), SEVPEN, 1959, pp 130-147.
1911
Pascal Bonnin est en fait le pseudonyme utilisé par Paul Périssat. Sur les circonstances de la création de
« l’Union nationale du commerce et de l’indu strie contre la contrefaçon et la fraude » en 1859, nous renvoyons
à Marie-Geneviève DEZES, « Les patrons français : association versus syndicat », in C. ANDRIEU, G. LE
BEGUEC et D. TARTAKOWSKY (dir.), Associations et champ politique : la loi de 1901 à l’é preuve du
siècle, Publications de la Sorbonne, 2001, p 118.
1912
Georges LEFRANC, Les organisations patronales en France du passé au présent, Payot, 1976, p 26.
383
démarches auprès de l’administration pour
créer un syndicat. En septembre 1866,
Mathurin Couder demande l’autorisation à la préfecture de police de former un syndicat
professionnel de patrons bouchers. Le 10 novembre 1866, 800 bouchers, qui ont obtenu
l’autorisation de se réunir, forment un syndicat provisoire, dont Couder devient le syndic 1913.
Par un arrêté du 21 décembre 1866, le préfet de police dissout le syndicat. Couder, Lièpe et
Souchet déposent alors une requête devant le Conseil d’Etat. Le 4 février 1867, le ministre du
commerce rejette la réclamation des bouchers. Dans un arrêt du 31 janvier 1868, le Conseil
d’Etat repousse à son tour la demande de Couder. Cette décision reçoit l’approbation
impériale le 20 février 1868. La Gazette des tribunaux justifie ce refus : malgré la faveur dont
jouissent les syndicats libres (il en existe alors 80 à Paris), la requête des bouchers a été
rejetée car « le souvenir du monopole est trop récent chez eux1914 ».
Non découragés par ce premier échec, les patrons bouchers détaillants fondent en 1868
la Chambre syndicale de la Boucherie de Paris, présidée par Duval. Il s’agit à la base d’une
« commission arbitrale de la Boucherie », qui obtient un large vote de confiance des
détaillants le 21 septembre 1868. Mais un conflit éclate en janvier 1869 entre Duval et
Couder. Lors d’une réunion publique à la salle de la Redoute le 19 janvier 1869, à laquelle
126 personnes sont présentes, Duval rudoie Couder et le traite notamment de « menteur ». La
situation est assez confuse mais il semble que Couder rassemble une majorité derrière lui, fait
voter les statuts du syndicat lors d’une assemblée générale le 29 juillet 1869 et en est élu
président, avec Lièpe comme vice-président et Godfrin comme secrétaire.
En octobre 1869, des affiches annoncent la création de la Société anonyme des
Comptoirs généraux de la Boucherie, avec Mathurin Couder comme membre du conseil
d’administration. Le 5 novembre 1869, la Chambre syndicale se réunit et vote la déchéance
du président Couder, remplacé par Leroy-Daniel, qui restera président jusqu’en 1882. Mais
Couder refuse de restituer les registres, pièces et valeurs du syndicat. Les bouchers attaquent
alors leur ancien président devant le tribunal civil de la Seine, qui condamne le goût du lucre
de Couder1915.
Pour Joël Dubos, « les années 1850-1860 représentent pour le syndicalisme patronal la
première phase de croissance rapide. L’exemple parisien reste particulièrement évocateur de
cet essor : le nombre de chambres syndicales, de onze en 1848, est ainsi passé à 50 en 1866
pour dépasser 80 en 1869. L’âge d’or du syndicalisme patronal s’était ainsi ouvert,
indépendamment des conditions juridiques théoriques1916 ». Outre la tolérance pour les
syndicats affichée par le ministre du commerce en mars 18661917, les chambres syndicales se
sont multipliées après la circulaire Fourcade du 30 mars 1868, qui prescrit la tolérance à
l’égard des chambres ouvrières. A Paris, fin 1868, on ne compte pas moins de « 23 chambres
syndicales mères » (à vocation fédérale) et une quarantaine de chambres en formation. Pour
1913
La législation du droit de réunion est modifiée par une circulaire du ministre de l’Intérieur du 12 février 1866
(autorisation du préfet nécessaire). La loi du 6 juin 1868 réglemente les réunions publiques (déclaration
préalable nécessaire). Francine SOUBIRAN-PAILLET, L’invention du syndicat (1791-1884): itinéraire d’une
catégorie juridique, LGDJ, 1999, p 82.
1914
La Gazette des tribunaux, 4 mars 1868. Archives de la Préfecture de police de Paris, DA 718.
1915
La Gazette des tribunaux du 8 mai 1870 fait le compte-rendu des audiences du Tribunal civil de la Seine des
18 mars 1870, 1er avril 1870 et 22 avril 1870. Archives de la Préfecture de police de Paris, DA 718.
1916
Joël DUBOS, op. cit., p 493-494.
1917
Le Moniteur du 21 mars 1866.
384
Jeanne Gaillard, « la revendication pour les
conditions de travail est à l’origine de ces
organisations syndicales1918 ». Cela est sans doute vrai pour les professions ouvrières du
secteur industriel mais sûrement pas pour le secteur artisanal et commercial. Les seuls
employés du monde de la boucherie qui peuvent être concernés par cette logique sont les
ouvriers d’abattoirs, qui possèdent dès 1868 leur propre Chambre syndicale, qui rassemble 40
personnes1919. C’est un effectif très modeste, mais, vu la faiblesse du mouvement syndical
dans les industries alimentaires, cette initiative a le mérite d’exister, un an après l’ouverture
des abattoirs généraux de la Villette.
La chambre syndicale de la Boucherie de Paris qui se forme en septembre 1868 n’est
pas une chambre ouvrière mais plutôt une chambre patronale. Certes, d’après les statuts, il
s’agit d’une chambre mixte, car les « ouvriers bouchers » y sont représentés, mais en fait, ce
sont les patrons qui mènent le jeu, négligeant les intérêts des employés1920. Le syndicat des
bouchers ne semble guère participer à l’agitation sociale de l’époque, notamment la « forte
poussée gréviste » dans les vieux métiers urbains après 18641921. Nous avons du mal à cerner
les motivations des bouchers parisiens, si ce n’est leur volonté de reconstituer un groupe de
défense de leurs intérêts corporatifs.
À part les déconvenues du président Couder en 1869, nous ne savons rien des activités
du syndicat des bouchers jusqu’en 1873, date à laquelle les dossiers de la préfecture de police
nous renseignent plus précisément. Dans un courrier de 1874, le préfet de police note que son
administration a eu jusqu’à ce jour pour principe de n’autoriser la constitution régulière
d’aucune chambre syndicale. « Mais elle les laisse fonctionner en vertu d’une tolérance, fort
large d’ailleurs. Toute réunion [de la chambre syndicale] doit faire l’objet d’une demande
d’autorisation qui est rarement repoussée à la condition que les ouvriers de la corporation
seuls y seront admis et qu’on ne s’y occupera pas de questions étrangères aux intérêts de la
société. Il est bien entendu qu’un agent de mon administration assiste à ces réunions et m’y
rend compte. Quant aux statuts des chambres syndicales, sans avoir à les approuver, je me
réserve le droit de faire supprimer tout article qui me paraîtrait, par exemple, porter atteinte au
libre exercice du travail1922 ». Cela signifie que les chambres syndicales ne bénéficient pas du
régime de la déclaration de la loi de 1864 sur les réunions1923.
c) Une fonction essentielle du syndicat : l’arbitrage des conflits
En se basant sur l’étude de 70 statuts de chambres syndicales parisiennes, rédigés
entre 1867 et 1884, Francine Soubiran-Paillet note que leurs fonctions sont larges : intervenir
dans les conflits entre ouvriers et patrons, régler les conditions de travail, organiser
1918
Jeanne GAILLARD, « Les associations de production et la pensée politique en France (1852-1870) », Le
Mouvement social, juillet 1965, n°52, p 82.
1919
Ministère du commerce, Office du Travail, Les associations professionnelles ouvrières, tome I :
Alimentation, 1894, pp 438-439.
1920
Dans la composition du conseil syndical de 1877, six places sont réservées aux « ouvriers bouchers », mais
cela ne suffit pas à faire de la Chambre syndicale de la Boucherie une chambre syndicale mixte.
1921
Jean SAGNES, Histoire du syndicalisme dans le monde, des origines à nos jours, Privat, 1994, p 44.
1922
Lettre du préfet de police du 17 septembre 1874. Archives de la Préfecture de Police de Paris, BA 150.
1923
Francine SOUBIRAN-PAILLET, L’invention du syndicat (1791-1884): itinéraire d’une catégorie juridique ,
LGDJ, 1999, p 113.
385
l’enseignement ou l’apprentissage, trouver
du travail aux membres de la profession,
défendre en justice les membres du syndicat, fournir des arbitres aux prud’hommes, allouer
des secours (en cas de chômage, d’accident, de vieillesse ou de maladie) 1924. Dans le cas des
bouchers, il semble bien que la fonction arbitrale soit au centre de leurs préoccupations.
D’ailleurs, c’est sous la dénomination de « commission arbitrale de la Boucherie » que Duval
fonde en septembre 1868 la Chambre syndicale des bouchers. Cela n’est pas spécifique aux
bouchers. Outre la fonction de renseignement et la lutte contre la contrefaçon, le règlement
des contentieux est la principale activité du groupe de la Sainte-Chapelle dans les années 1870
(pour les métiers du bâtiment)1925.
Nous pouvons tenter de reconstituer l’activité du syndicat à partir des statuts de 1882.
A cette date, la Chambre syndicale de la boucherie de Paris regroupe les chevillards, les
détaillants et les « personnes exerçant un commerce ou une industrie en relation directe avec
les bouchers ». Il est clairement précisé que seuls les bouchers parisiens (gros et détail) y sont
admis : il ne s’agit donc pas d’une fédération nationale1926. L’article 2 des statuts précise que
la Chambre a pour but :
•
de créer des relations et des liens de confraternité entre les membres.
•
de veiller à la dignité, à la considération du commerce, et de maintenir la loyauté
dans les transactions.
•
de donner, aux intérêts communs à tous les membres, une représentation
constamment organisée pour agir auprès du gouvernement, des préfectures de la
Seine et de Police, des administrations, octrois, compagnies de chemin de fer,
assurances et de tout autre société particulière.
•
de fournir aux tribunaux des experts compétents1927.
Visiblement, les secours, la formation et le placement ne font pas partie de leurs
préoccupations. Concernant les secours, les patrons bouchers disposent d’une société de
secours mutuels depuis les années 1820. Outre le souci de la représentation collective auprès
des pouvoirs publics et des partenaires institutionnels, c’est bien la fonction arbitrale qui
semble privilégiée. L’article 20 prévoit que « la Chambre se constitue en tribunal paternel
pour régler toutes les contestations qui peuvent s’élever entre les membres du Syndicat ». Les
articles 24, 25 et 26 précisent le fonctionnement des commissions d’arbitrage. Elles siègent à
tour de rôle et sont représentées par deux membres de chaque groupe (gros et détail). Chaque
1924
Ibid., pp 94-95.
1925
Selon Joël Dubos, le groupe de la Sainte-Chapelle, formé en 1821 pour grouper les métiers du bâtiment
parisien, illustre « la nécessité de mettre en place une véritable police interne destinée à réguler la profession :
lutte contre la contrefaçon et arbitrage constituent le véritable motif du groupement. Sur ce point, il peut
sembler à juste titre que la structure d’union a été créée, avec la bénédiction des pouvoirs publics, pour
suppléer l’absence de règles propres à la profession, absence consécutive à la suppression des corporations.
Ensuite, la fonction de renseignements s’affirme : réservé aux adhérents, ce service apporte l’ensemble des
informations proprement professionnelles et techniques utiles aux patrons. Puis le service du contentieux
s’accroît à son tour pour devenir l’activité dominante : ainsi, en 1876, 1764 affaires impliquant des adhérents
ont été soumises au groupe de la Sainte-Chapelle. Après intervention de l’union, 1 203 cas avaient été réglés
par conciliation et 74 abandonnés ». Joël DUBOS, op. cit., pp 563-564.
1926
Statuts de la Chambre syndicale de la Boucherie de Paris, 1882, article 4. Archives de Paris, 1070 W 2-252.
1927
Ibid., article 2.
386
commission d’arbitrage siège pendant un
mois1928. « Pour toute affaire qui sera
soumise à l’arbitrage de la Chambre, il sera perçu un droit qui ne pourra être moindre de 5
francs. Ce droit ne sera perçu que sur les non-adhérents seulement ; toutefois, pour chaque
affaire venant, entre membres adhérents, il sera perçu un droit de 2 francs, pour frais de
bureau et de correspondance1929 ». Les séances d’arbitrage ont lieu chaque mercredi, au siège
de la Chambre syndicale1930.
La Chambre pratique donc une médiation interne à la profession, à titre payant, mais
elle fournit également des « experts compétents » aux tribunaux. Cette fonction, très mal
connue, est très importante, car, en pratique, elle signifie que la Chambre syndicale reçoit une
confiance quasi aveugle de la part du Tribunal de commerce pour trancher les affaires
relevant de la boucherie.
Institué par la loi des 16 et 24 août 1790, le Tribunal de commerce n’a vraiment pris la
suite de la juridiction consulaire d'Ancien régime qu'à partir de mai 1792. Composé comme sa
devancière de juges élus par les commerçants, le tribunal de commerce tranche les litiges
entre commerçants ou associés de sociétés commerciales, examine les contestations portant
sur des actes de commerce et règle les faillites et les liquidations judiciaires des commerçants.
Enfin, jusqu'en 1909, il est la juridiction d'appel des jugements du conseil de prud'hommes. A
partir de 1866, quand les élections consulaires se libéralisent, elles deviennent un enjeu de
pouvoir important pour le syndicalisme patronal parisien et l’UNCI cherche à « contrôler » les
listes de candidats notables commerçants1931.
Dans la pratique, le tribunal de commerce de Paris ne compte qu’une vingtaine de
juges alors qu’il y a plusieurs dizaines de milliers d'affaires par an. Donc, à peu près toutes les
affaires sont systématiquement renvoyées à des « arbitres-rapporteurs », qui concilient s’ils
peuvent ou sinon font un rapport, dont les conclusions sont le plus souvent suivies par les
juges. Il semble que la plupart des « arbitres-rapporteurs » sont des professionnels payés, qui
se consacrent uniquement à cette activité. Face aux nombreuses critiques, le tribunal de
commerce a pris l’habitude, dès les années 1840, de renvoyer les affaires pour arbitrage
préalable aux chambres syndicales, qui n’ont pourtant pas d’existence légale avant 1884.
Claire Lemercier précise bien que le tribunal renvoie les affaires « à la chambre elle-même,
comme personne morale, et non pas seulement à ses dirigeants1932 ».
Dans le cas de la boucherie, le Syndicat officiel a assuré dès 1811 la fonction
d’arbitrage des conflits de la profession. En 1848, un compte-rendu d’activité du syndicat des
Bouchers nous informe que « 182 affaires ont été soumises à la décision du Syndicat. Sur ce
nombre, 61 ont été renvoyées par-devant lui en arbitrage, 25 rapports ont été adressés au
1928
Ibid., article 24.
1929
Ibid., article 25.
1930
Ibid., article 26. Nous savons pas quel est le siège du syndicat des bouchers entre 1868 et 1884. Après 1871,
les réunions se tiennent généralement dans une salle de la mairie du Premier arrondissement de Paris.
1931
1932
Sur ce point, nous renvoyons à Joël DUBOS, op. cit., pp 570-573.
Nous remercions vivement Claire Lemercier pour les précieux renseignements qu’elle nous a transmis sur le
fonctionnement des tribunaux de commerce, notamment en matière d’arbitrage, et que l’on peut retrouver dans
un document de travail dirigé par Emmanuel LAZEGA et Lise MOUNIER, Régulation conjointe et partage
des compétences entre les juges du Tribunal de commerce de Paris, rapport au GIP, mission de recherche Droit
et Justice, juillet 2003.
387
Tribunal de Commerce, et 157 affaires ont
été
conciliées1933 ».
Ces
proportions
montrent qu’en 1848, l’essentiel des conflits (86%) est réglé par le Syndicat. Il faudrait
consulter les archives du Tribunal de Commerce pour savoir quels types d’affaires lui sont
confiés.
Le cas des bouchers est loin d’être isolé. En 1843, la Chambre syndicale des
marchands carriers s’est vu renvoyer 84 conciliations pour arbitrage par le Tribunal de
commerce de Paris, et sept par le juge de paix du canton de Sceaux1934. En 1854, la
Commission représentative du commerce des vins et spiritueux de Bercy doit augmenter ses
effectifs pour pouvoir examiner toutes les affaires envoyées par le Tribunal de commerce;
dans les années 1860, ce sont plus de 700 affaires par an que ce dernier renvoie à la nouvelle
commission du commerce en gros des vins et eaux-de-vie de Paris. Devenue chambre
syndicale du commerce en gros des vins et spiritueux, celle-ci est décrite par un de ses
dirigeants comme « un véritable tribunal semi-consulaire » à la fin de la décennie1935.
Pendant l’exercice 1867, la Chambre syndicale des tapissiers a concilié 168 affaires
sur les 228 qui lui ont été soumises1936. En 1873, cette Chambre note qu’elle voit « toujours
s’augmenter le nombre des affaires soumises par les Tribunaux ou Justices de paix, et qui font
aussi que nous voyons souvent des architectes en appeler eux-mêmes à votre arbitrage et à
votre impartialité1937 ».
Dans un rapport de 1873, on apprend que la Chambre syndicale de la Boucherie de
Paris a eu 735 affaires à juger, la plupart soumises par le Tribunal de commerce1938. Il s’agit
sans doute du décompte de l’ensemble des affaires soumises depuis 1871, et pas seulement de
celles de 1872-1873. Nous n’avons malheureusement pas plus de détails sur la mission
arbitrale exercée par la Chambre syndicale des bouchers. Il aurait été intéressant, par exemple,
d’avoir accès à certains dossiers pour connaître les types de conflits qui étaient les plus
fréquents à l’époque. Plusieurs signes montrent les rapports étroits entretenus avec le Tribunal
de commerce de Paris. Emile Douillet, président de la Chambre syndicale de la Boucherie en
1882-1883, devient juge suppléant au Tribunal de commerce de 1886 à 1889, puis juge de
1890 à 18931939. En mars 1882, au cours du banquet organisé en l’honneur du départ de
Leroy-Daniel, qui quitte la présidence du Syndicat, un arbitre du Tribunal de commerce,
Labiche, lit un poème intitulé La Confiance1940 !
1933
Syndicat de la Boucherie, Compte-rendu de l’Assemblée Générale des électeurs de la Boucherie de Paris ,
Imprimerie de Lebègue, 15 décembre 1848, p 5. Archives de la Préfecture de Police de Paris, DB 400.
1934
Chambre des marchands carriers, Rapport à l’Assemblée générale , 15 janvier 1843. Archives de la Chambre
de Commerce de Paris, I-2.26(1), dossier 1842.
1935
René LEROY, La chambre syndicale du commerce en gros des vins et spiritueux de Paris et du département
de la Seine, 1840-1902, ses origines, son œuvre, Imprimerie de Kugelmann, 1903.
1936
Sur les 228 affaires soumises, 12 émanent du Tribunal civil de la Seine, 112 du Tribunal de commerce de la
Seine, 26 de diverses justices de paix et 78 du mandat direct des parties.
1937
Compte rendu des opérations de la Chambre syndicale des tapissiers pour l’exercice 1872. Archives de Paris,
D1U3/54.
1938
Rapport des brigades de recherche de la préfecture de police sur la Chambre syndicale de la Boucherie de
Paris, 13 juin 1873. Archives de la Préfecture de Police de Paris, BA 1409.
1939
1940
Victor LEGRAND, Juges et consuls de Paris (1563-1905), Bordeaux, G. Delmas, 1905, pp 178-182.
Rapport des brigades de recherche de la préfecture de police sur la Chambre syndicale de la Boucherie de
Paris, 9 mars 1882. Archives de la Préfecture de Police de Paris, BA 1409.
388
En août 1892, Le Temps lance une
campagne de presse contre les
tribunaux de commerce, critiquant notamment la gestion des arbitres salariés et gratuits. Le
Journal de la Boucherie de Paris s’empresse alors de défendre le système de l’arbitrage
utilisé par la justice consulaire. Il reproduit la défense de Guillotin, ancien président du
Tribunal de commerce1941 ; et Edmond Lioré, président du Syndicat de la Boucherie de Paris,
affiche son soutien au système de la conciliation contre toute tentative de mise en place de
plaidoiries systématiques1942. En octobre 1892, lors de l’Assemblée générale de la Boucherie
de Paris, on apprend que les conflits commerciaux se sont résolus en 1891-1892 pour 27%
devant le Tribunal de commerce (24 cas) et pour 73% à l’amiable (64 cas) 1943. L’attachement
des bouchers à la conciliation peut s’interpréter comme une volonté d’autonomie
« corporative » face à une intrusion des juristes professionnels.
d) L’organisation interne de la Chambre syndicale de la Boucherie
(1868-1886)
Avant la loi du 21 mars 1884 qui légalise les syndicats professionnels, la Chambre
syndicale de la Boucherie de Paris rassemble toutes les branches qui gravitent autour de la
viande à Paris. Après 1884, chaque profession va progressivement prendre son indépendance
et créer sa propre chambre syndicale autonome : les commissionnaires en bestiaux dès 1881,
les bouchers en gros en 1886, les hippophagiques en 1890, les bouchers des Halles et en
demi-gros en 1902...
Dans les statuts de 1882, le bureau directeur de la Chambre syndicale est composé de
45 membres, « dont 20 choisis dans le groupe du commerce en gros (15 pour l’abattoir de la
Villette, 3 pour celui de Grenelle et 2 pour celui de Villejuif) ; 23 dans le groupe du
commerce de détail, dont 1 par arrondissement de Paris, 1 pour les Halles centrales et 2 pour
chacun des marchés (rive droite et rive gauche)1944 ». Les bouchers détaillants possèdent donc
une courte majorité au sein des instances dirigeantes du Syndicat. La cohabitation entre les
différentes branches professionnelles a peut-être donné naissance à des heurts ou des conflits
de pouvoir.
Entre 1869 et 1882, la Chambre est présidée par Leroy-Daniel. En janvier 1877, quand
il constitue le conseil de la Chambre syndicale, Leroy-Daniel « fusionne » les bouchers de
détail et les tripiers, les bouchers en gros et les commissionnaires en bestiaux, sans que nous
sachions exactement de que recouvre le terme de « fusion1945 ». En mars 1877, le syndicat, qui
compte 1 400 adhérents, prend soin de représenter toutes les spécialités au conseil syndical
(67 syndics), dans les proportions suivantes : 20 syndics pour les bouchers détaillants (un par
arrondissement), 20 syndics pour les bouchers en gros (un par arrondissement), 6 pour les
commissionnaires en bestiaux, 6 pour les tripiers, 6 pour les ouvriers bouchers, 3 pour les
1941
Amédée Léon Jean Guillotin est président du Tribunal de Commerce de Paris en 1889-1890. Victor
LEGRAND, Juges et consuls de Paris (1563-1905), Bordeaux, G. Delmas, 1905, 189 p.
1942
Journal de la Boucherie de Paris, 18 septembre 1892. BNF, Jo A 328.
1943
Ibid., 6 octobre 1892.
1944
Statuts de la Chambre syndicale de la Boucherie de Paris, 1882, article 6. Archives de Paris, 1070 W 2-252.
1945
Rapport des brigades de recherche de la préfecture de police sur la Chambre syndicale de la Boucherie de
Paris, 16 janvier 1877.
389
tanneurs, 3 pour les mégissiers, 2 pour les
bouchers des marchés (un pour chaque rive)
et un pour les bouchers des Halles1946. C’est le journal Le cours du suif qui est chargé de
publier le nom des élus le 8 mars 1877.
La Chambre syndicale de la Boucherie a la chance de posséder plusieurs relais de
presse. Outre Le cours du suif, le syndicat peut largement exprimer ses vues dans La Réforme
de la Boucherie. Son rédacteur en chef, Eugène Delahaye, tient d’ailleurs une conférence le
20 janvier 1877 à la salle de la Redoute (35 rue Jean-Jacques Rousseau) sur la Chambre
syndicale de la Boucherie de Paris1947. En avril 1877, un boucher propose d’agrandir le format
du journal de la Chambre pour pouvoir y insérer le procès verbal de chaque séance1948. En mai
1877, moyennant une rémunération annuelle de 6 francs par sociétaire, Eugène Delahaye
s’engage à représenter les intérêts généraux de la boucherie dans le Bulletin de
l’approvisionnement . Edifiée par la déloyauté de Delahaye, la corporation des bouchers,
comme celle des marchands de vin, met fin à ce contrat en octobre 1878. Le bulletin cesse
alors de paraître1949. En février 1879, Leroy-Daniel propose de fonder un journal qui serait
l'organe de la Chambre syndicale, pour donner les cours de la boucherie et rendre compte des
travaux du syndicat1950.
En 1873, le syndicat des bouchers a reçu une proposition de rapprochement de la part
de l’Union commerciale , qui a été repoussée car la cotisation annuelle était trop élevée1951.
Quelle est cette mystérieuse Union commerciale ? S’agit-il de l’Union Nationale du
Commerce et de l’Industrie (UNCI), fondée en 1858 et ancêtre de la Confédération nationale
du patronat français ? S’agit-il du comptoir de l’Union commerciale parisienne, dont on
trouve trace en décembre 1875 d’un « projet de formation d’une société de défense et de
protection en faveur du commerce secondaire de détail de Paris1952 » ? Ce point demeure très
obscur. Quand l’histoire de l’UNCI sera mieux connue, nous pourrons trancher en toute
confiance, car il serait intéressant de savoir pourquoi les bouchers sont demeurés – ou ont
souhaité demeurer – à l’écart des premières tentatives de regroupement syndical
interprofessionnel patronal1953. Dans les années 1890, plusieurs assemblées générales du
Syndicat de la boucherie se tiennent dans l’Hôtel des syndicats, 10 rue de Lancry (Paris
10e)1954. Cela laisse supposer que les bouchers parisiens ont finalement adhéré à l’UNCI dans
1946
Ibid., rapport du 1er mars 1877.
1947
La salle de la Redoute, ancien siège de la franc-maçonnerie, servira de siège à la première Bourse du Travail
de Paris, inaugurée le 3 février 1887.
1948
Rapport des brigades de recherche de la préfecture de police sur la Chambre syndicale de la Boucherie de
Paris, 12 avril 1877.
1949
Ibid., rapport du 2 octobre 1878.
1950
Ibid., rapport du 5 février 1879.
1951
Ibid., rapport du 13 juin 1873.
1952
S.-Ch. VALNY, Comptoir de l'Union commerciale parisienne
, E. de Soye et fils, 1876, 14 p. BNF,
8° V Pièce 47.
1953
Dans sa thèse de sociologie, Joël Dubos évoque très bien la création et le rôle de l’UNCI. Joël DUBOS, Aux
origines du syndicalisme d’union patronale. André Lebon et la Fédération des industriels et des commerçants
français, de la création en 1903 à la première Guerre Mondiale, Thèse de Doctorat, Paris X, 1997, pp 566-569
et p 660.
1954
Les assemblées générales de 1892 et 1895 se tiennent dans la grande Salle des Conférences de l’Hôtel des
Syndicats, 10 rue de Lancy. En 1894, 1896 et 1898, les assemblées générales se tiennent au Grand Orient de
France (16 rue Cadet).
390
les années 1880, mais nous ne savons pas en
quelle année exactement. En 1886, Joseph
Barberet précise que le syndicat des bouchers en gros et des commissionnaires en bestiaux
(créé en 1873 et qui compte une vingtaine d’adhérents) est rallié à l’UNCI (rue de Lancry)
mais laisse penser que ce n’est pas le cas du syndicat des bouchers détaillants (qui regroupe
1200 adhérents et siège 2 rue de la Poterie)1955.
En mars 1877, plusieurs commissions sont formées : l’une est chargée de rédiger les
statuts du syndicat, une autre doit choisir un local pour le siège social, et une troisième se
penche sur la question des suifs en branches et la création d’un fondoir de la boucherie,
preuve que ce projet est décidément récurrent tout au long du siècle. Les statuts de la
Chambre sont révisés en novembre et en décembre 1877. La question du siège social révèle la
rivalité entre bouchers de détail et chevillards. Les bouchers en gros proposent que le siège
syndical soit installé à la Villette. En avril 1879, un certain Belin s’y oppose farouchement : le
siège « doit être près des Halles, c'est-à-dire au centre des affaires. Si on fait ce déplacement,
cela fera une scission parmi les bouchers de Paris entre ceux de la rive gauche et ceux de la
rive droite1956 ». Effectivement, en 1887, le Syndicat siège près des Halles, au n°2 rue de la
Poterie, avant de s’installer entre 1890 et 1942 au n°11 rue du Roule (Paris I er).
Nous disposons de très peu d’informations sur la situation financière du Syndicat.
Nous savons qu’en 1868, la cotisation annuelle s’élève à 10 francs. En juin 1878, la Chambre
compte 1 200 membres et a reçu 13 000 F de cotisations en 18771957. En mars 1879, les
appointements annuels du secrétaire de la Chambre s’élèvent à 2 400 F 1958. En mars 1882,
quand le banquet en l’honneur du départ du président Leroy-Daniel est organisé au restaurant
Lemardelay (100 rue de Richelieu), le prix du couvert est de 12 F (148 bouchers sont
présents)1959. Notons au passage que la convivialité n’a jamais été négligée par la Chambre
syndicale, soit sous forme de banquets, de bals1960 ou plus tard, par l’organisation de
compétitions sportives, notamment des courses cyclistes1961.
En 1891, la Chambre syndicale de la Boucherie de Paris compte 2 643 adhérents (dont
2 117 patrons bouchers parisiens) et tire ses ressources du produit des cotisations (10 F par
an). La cotisation donne droit au journal hebdomadaire, à un annuaire de 500 pages (le Bottin
de la Boucherie), la gratuité des renseignements et la gratuité des arbitrages pour le règlement
des conflits. La Chambre compte parmi ses membres quelques bouchers de province. Si l’on
considère que la Seine compte 2702 bouchers détaillants en 1893 (2036 bouchers parisiens,
592 en banlieue et 74 détaillants du pavillon 3 des Halles), cela signifie que le taux de
1955
Joseph BARBERET, Le travail en France: Monographies professionnelles, Berger-Levrault, 1886, tome 1,
p 363.
1956
Rapport des brigades de recherche de la préfecture de police du 2 avril 1879.
1957
Ibid., rapport du 5 juin 1878.
1958
Ibid., rapport du 5 mars 1879.
1959
Ibid., rapport du 9 mars 1882.
1960
Un bal de la Boucherie s’est tenu en février 1889 au Grand Hôtel, 12 boulevard des Capucines. Ibid., rapport
du 21 février 1889.
1961
Le journal L’Auto du 10 avril 1925, dans sa rubrique « Chez les corporatifs », consacre un article sur le 24e
Championnat cycliste de la Boucherie (course entre Montgeron et Montargis, avec un banquet à Montargis).
Cela signifie que cette tradition remonte au moins à 1901. En avril 1927, la course cycliste des bouchers se fait
entre Dreux et Versailles et rassemble 130 coureurs. L’Auto du 16 avril 1927. BNF, Micr D 156/92 et 100.
391
syndicalisation est de 78% dans la boucherie parisienne1962. Dans les années 1890, le
syndicat de la boucherie de Paris est le plus puissant au sein du Comité de l’alimentation de
Paris.
Une question importante s’est posée à la Chambre : le syndicat doit-il se limiter à Paris
ou peut-il devenir une fédération qui regrouperait les bouchers des villes de province ? En
février 1879, un boucher de Rouen, Block, est reçu comme sociétaire du syndicat1963. En
novembre 1879 est discuté un projet de « jonction » du syndicat central des bouchers de
Rouen à la Chambre syndicale de Paris1964. Mais les bouchers sont conscients que ce
rapprochement risque d’être interdit par le préfet de police. En effet, même si la préfecture de
police, dès 1878, est favorable à une loi légalisant les chambres syndicales (considérées
comme un rempart contre la grève), elle reste très vigilante sur les fédérations (problème du
regroupement) et sur l’interdiction des activités politiques 1965. Toujours prudents, les bouchers
ont du renoncer à leur projet de « jonction » entre Rouen et Paris. Il faudra attendre 1894 pour
que les bouchers français disposent d’une confédération nationale.
e)
Les débats au sein
Boucherie (1873-1886)
de
la
Chambre
syndicale
de
la
Les questions « sociales » sont abordées dans les réunions de la Chambre syndicale,
mais les solutions apportées sont très conservatrices, signe que la Chambre représente et
défend avant tout les intérêts patronaux. Le principal débat social porte sur le problème du
placement des garçons bouchers, mais nous traiterons ce point en détail plus loin. Retenons
simplement que les patrons s’opposent à la création d’un bureau de placement gratuit pour les
employés. Le deuxième problème discuté est celui de l’âge des apprentis.
En mars 1877, les bouchers lancent une pétition pour abaisser de 16 à 14 ans l’âge des
apprentis dans les abattoirs, « attendu que le travail des apprentis n'est pas pénible et n'offre
aucun danger1966 ». Les bouchers demandent aussi qu'on leur accorde un emplacement pour
créer une école où les apprentis pourraient se rendre dans l'après-midi et où ils recevraient
l'instruction exigée par le règlement. M. Maurice, inspecteur divisionnaire de la Seine pour le
travail des enfants dans les manufactures, est venu faire une conférence sur l'application de la
loi du 19 mai 1874.
En juillet 1879, la Chambre réclame à nouveau l’abaissement de l’âge légal de la mise
au travail des enfants. Le boucher Mentel remarque que « l'âge de 16 ans est tro
p élevé et
souvent, on ne fait plus un boucher à cet âge. (...) Il faudrait que l'âge réglementaire fut fixé à
14 ans, car il est prouvé que l'enfant, loin de perdre des forces dans le commerce de la
1962
Office du Travail, La petite industrie (salaires et durée du travail), tome 1 : l’alimentation à Paris ,
Imprimerie nationale, 1893, p 218.
1963
Rapport des brigades de recherche de la préfecture de police sur la Chambre syndicale de la Boucherie de
Paris, 5 février 1879.
1964
Ibid., rapport du 22 novembre 1879.
1965
Francine SOUBIRAN-PAILLET, L’invention du syndicat (1791-1884): itinéraire d’une catégorie juridique ,
LGDJ, 1999, p 115.
1966
Rapport des brigades de recherche de la préfecture de police sur la Chambre syndicale de la Boucherie de
Paris, 20 mars 1877. Archives de la Préfecture de Police de Paris, BA 1409.
392
boucherie, se développe plus que partout
rassurants pour la protection juvénile1968 !
ailleurs1967 ». Voilà un argument des plus
Les positions de la Chambre syndicale sont tout à fait paternalistes. Un bon employé
est un employé soumis, protégé dès le plus jeune âge par le patron dans la cellule artisanale et
utilement guidé dans sa carrière par les tenanciers des bureaux de placement privés. C’est
également dans un cadre paternaliste que s’inscrit, en décembre 1885, la distribution de
récompenses aux employés de la Boucherie, avec un grand concert organisé avec le concours
gracieux de la Société musicale du 19e arrondissement1969. Cette cérémonie devait
récompenser les meilleurs employés, c’est-à-dire les plus méritants aux yeux des patrons
bouchers. Déjà, le 3 avril 1878, Leroy-Daniel propose « d’ouvrir un registre conf identiel, pour
que les patrons bouchers inscrivent les étaliers infidèles ». Les bouchers présents considèrent
« qu’il suffit que les patrons se renseignent mutuellement et consciencieusement sur le compte
de leurs employés1970 ».
Si la Chambre syndicale est peu sensible au sort des ouvriers de la boucherie, elle
participe volontiers aux opérations charitables et philanthropiques. Ainsi, en décembre 1878,
la Chambre s’associe à la fondation Montyon 1971 pour une opération de bons de viande
distribués par l’Assistance Publique 1972. En décembre 1881, la Chambre apporte son soutien à
une œuvre de « bons de consommation », dont la commission exécutive se réunit au Grand
Orient de France (16, rue Cadet)1973. La question est à nouveau évoquée en mars 1882 :
« Diverses loges maçonniques demandent à la Chambre syndicale de vouloir bien leur venir
en aide et de s'entendre avec elles pour la distribution et le remboursement des bons de viande
distribués par les délégués des loges maçonniques qui ont adhéré à cette œuvre
philanthropique1974 ». On peut imaginer sans peine que les bouchers ont répondu
favorablement à cette demande.
Les rapports sont parfois tendus avec les pouvoirs publics, même si les bouchers
arrivent à recevoir sans trop de peine des soutiens de la part des hautes sphères
administratives. Face à la concurrence des viandes américaines, les bouchers obtiennent très
rapidement gain de cause car de nombreux porcs abattus à Chicago sont atteints de trichinose.
Une épidémie de trichinose éclate en 1878 à Crépy-en-Valois. Le préfet de police de Paris
assure les bouchers « qu'il ne serait plus importé de viandes d'Amérique en France, parce que
1975
la commission avait reconnu qu'elles étaient nuisibles à la santé
». En fait, il ne s’agit
nullement de prudence sanitaire mais tout simplement de protectionnisme. Le 9 mars 1882,
lors du banquet de départ de Leroy-Daniel, un toast est porté par l’économiste Léon Chotteau,
1967
Ibid., rapport du 2 juillet 1879.
1968
Pour plus de détails sur la protection des enfants au travail, nous renvoyons à Vincent VIET, Les voltigeurs
de la République, l’inspection du travail en France jusqu’en 1914 , CNRS Editions, 1994, pp 187-190.
1969
Rapport des brigades de recherche de la préfecture de police du 9 décembre 1885.
1970
Ibid., rapport du 3 avril 1878.
1971
Le baron Jean-Baptiste Antoine de Montyon (1733-1820), maître des requêtes au Conseil d’Etat, intendant,
fonde en 1782 un prix de vertu attribué par l’Académie française.
1972
Rapport des brigades de recherche de la préfecture de police du 4 décembre 1878.
1973
Ibid., rapport du 5 décembre 1881.
1974
Ibid., rapport du 2 mars 1882.
1975
Ibid., rapport du 6 mars 1878.
393
favorable à l’importation des bœufs
américains1976. Un autre toast est porté par
Bravais, chimiste à la commission d’hygiène de la Ville de Paris. Il ne manque plus qu’un
toast porté par le préfet de police et l’inspecteur vétérinaire en chef pour que l’ensemble
constitue une bien singulière assemblée !
En avril 1878, un conflit éclate entre les bouchers et le service de l’octroi de Paris.
Lors d’une réunion du 3 avril, Leroy-Daniel demande aux bouchers « quels moyens on
pourrait employer pour atténuer les excès de zèle des brigadiers d’octroi ». En accord avec le
directeur de l’octroi, il propose de « signaler les employés dont on aurait à se plaindre ». Les
23 bouchers présents reconnaissent qu’il y a « dans l’octroi de Paris des chefs de service qui
ne sont pas intelligents et qui commettent des actes tout à fait arbitraires ». Les plaintes sont
motivées par l’existence d’une « prime qui est allouée aux employés de l’octroi sur chaque
contravention saisie ». Des menaces seraient même proférées par certains agents de l’octroi,
du style : « Ah ! Vous avez voulu la République ! Et bien, vous la paierez1977 ».
Lors d’une réunion du 26 avril 1878, on apprend qu’un conflit récent a éclaté à
l’entrée de Paris entre Arsène Bru, voiturier, et un brigadier d’octroi. Le brigadier « a dressé
procès-verbal pour 11 kg de viande qui n’étaient pas déclarés sur une quantité de 1558 kg ».
Le voiturier a refusé de payer l’amende de 221 francs. Le boucher Matreau a protesté contre
le procès-verbal, « affirmant que les pesées n’avaient pas été faites convenablement ». Le
brigadier et le contrôleur ont refusé de peser une seconde fois la viande. Le convoi a pu entrer,
sans caution, sous la responsabilité de Matreau. « Cette mesure a été cause que plusieurs
bouchers n’ayant pas reçu, en temps utile, leur marchandise, font retomber la responsabilité
de ce retard sur l’expéditeur et le poursuivent devant le tribunal de commerce ».
L’assemblée syndicale propose alors d’entamer un procès contre l’octroi, « ne fût-ce
que pour éveiller son attention et obtenir plus d’équité de la part de ses employés. Depuis 15
mois que le service a été changé, le commerce de la boucherie est continuellement en lutte
avec l’octroi et cela pourrait occasionner des faits regrettables qu’il est urgent de prévenir ».
Les bouchers réclament la révocation du fameux brigadier d’octroi, qui se vante qu’il se fait
400 F par mois sur les prises et contraventions. Leroy-Daniel préconise d’attendre les résultats
d’une commission de conciliation formée avec l’accord du directeur de l’octroi. « Du reste, le
tribunal de commerce a promis d’intervenir pour faire accorder aux bouchers 1%
d’évaporation sur le poids des viandes transportées, ce qui éviterait tout conflit ultérieur 1978 ».
Finalement, le brigadier est révoqué en mai 1878 pour ses « excès de zèle préjudiciables aux
bouchers de gros et au détail » et Leroy-Daniel est chargé d’en remerci er l’administration de
l’octroi 1979.
Des dysfonctionnements plus ou moins graves sont révélés au cours de certaines
1976
Léon Chotteau (1838-1895) rapporta d’un voyage en Amérique « une conviction profonde de la supériorité
des théories libre-échangistes. Par le journal et par la parole, il s’en fit le propagateur ardent ». Paul AUGE
(dir.), Larousse du XXe siècle, 1928, tome II, p 242. Auteur de nombreux ouvrages sur les Etats-Unis, ses idées
sont bien résumées dans un article de L’Economiste français du 6 juin 1885. Léon CHOTTEAU, Le commerce
entre la France et les Etats-Unis, et la question des viandes américaines, Chaix, 1885, 8 p. BNF, 8° V Pièce
5576.
1977
Rapport des brigades de recherche de la préfecture de police sur la Chambre syndicale de la Boucherie de
Paris, 3 avril 1878. Archives de la Préfecture de Police de Paris, BA 1409.
1978
Ibid., rapport du 27 avril 1878.
1979
Ibid., rapport du 5 juin 1878.
394
réunions du Syndicat. En mars 1878, Mathé,
conseiller municipal, demande que le service
des abattoirs soit assuré par des gardiens de la paix1980. Cette proposition laisse penser que la
commission administrative de la Boucherie en gros n’effectue pas loyalement son rôle. En
mai 1880, le Syndicat formule des plaintes sur « la négligence avec laquelle est faite
1981
l'inspection des viandes à la vente à la criée aux Halles centrales
». En juin 1880, c’est
« l'incompétence notoire des inspecteurs de boucherie» qui est décriée1982. Les inspecteurs
des Halles sont même accusés de corruption. En effet, la vente « au panier », c’est-à-dire le
colportage des viandes, serait toléré par les inspecteurs car ils reçoivent une gratification du
vendeur ambulant1983. Rappelons que le colportage des viandes est autorisé à Paris depuis un
arrêté du préfet de police du 12 septembre 1870. Depuis 1871, le Syndicat n’a de cesse de
vouloir faire interdire à nouveau cette concurrence déloyale à ses yeux. Nous reviendrons plus
en détail sur cette question.
Non contente de défendre les intérêts collectifs des patrons bouchers, ce qui est son
rôle, la Chambre syndicale se préoccupe aussi de la prospérité « individuelle » de certains de
ses membres, ce qui n’est pas son mandat. En juin 1873, des bouchers demandent s’il est
encore possible de changer le mode de fourniture de la viande aux troupes. Leroy-Daniel leur
répond qu’il est trop tard : les marchés sont passés et le ministre de la Guerre ne peut rien
changer au cahier des charges1984. Le nombre des fournisseurs en viande de l’armée étant
assez réduit, cette question est donc très limitée pour ainsi mobiliser l’attention du syndicat.
En juin 1878, Leroy-Daniel a obtenu une entrevue au sujet des fournitures de l’armée
avec le ministre de l’Agriculture et du Commerce, Pierre Edmond Teisserenc de Bort (18141892), qui promet d’en parler au ministre de la Guerre. Le syndicat est certain d’avoir 500
compagnies à fournir en viande. Les bouchers autorisent leur président à traiter avec le
ministre de la Guerre s’il est appelé à ce sujet 1985. Le rapport ne nous fournit
malheureusement pas davantage d’informations.
On s’aperçoit que les activités de la Chambre syndicale de la Boucherie sont très
diversifiées, que son président est reçu par de hauts responsables administratifs et que son
action est souvent couronnée de succès. Ce bilan est remarquable quand on sait que les
syndicats professionnels n’ont pas de personnalité juridique officielle jusqu’en 1884 ! En
conclusion, la Chambre syndicale de la Boucherie de Paris apparaît entre 1868 et 1886
comme un syndicat mixte, paternaliste et conservateur.
f) Le syndicat des patrons bouchers détaillants entre 1886 et 1914
L’activité de la Chambre syndicale de la Boucherie de Paris est bien connue entre
1868 et 1884 car nous disposons de nombreux rapports de la préfecture de police, puisque les
organisations syndicales sont tolérées mais non légales, donc étroitement surveillées par les
brigades de recherche. Avec la loi du 21 mars 1884, les syndicats professionnels deviennent
1980
Ibid., rapport du 6 mars 1878.
1981
Ibid., rapport du 5 mai 1880.
1982
Ibid., rapport du 2 juin 1880.
1983
Ibid., rapport du 19 juin 1880.
1984
Ibid., rapport du 13 juin 1873.
1985
Ibid., rapport du 5 juin 1878.
395
légaux, donc la surveillance policière disparaît. Plus précisément, le préfet de
police n’envoie plus d’agents aux réunions de la chambre syndicale patronale. Par contre,
l’administration continue à surveiller de près l’activité des chambres ouvrières, toujours
menaçantes à cause du risque de grève ou d’émeutes. Les luttes ouvrières sont donc bien
connues après 1884. Mais nous ne disposons pas de dossiers de police sur la Chambre
patronale après 1884. La seule obligation légale se limite à avertir de tout changement
statutaire et d’informer la préfecture de la Seine de la composition du Bureau syndical à
chaque renouvellement de l’équipe dirigeante, obligation scrupuleusement respectée par les
patrons bouchers1986. Notre principale source sur les activités syndicales patronales après
1884 est la presse, générale ou professionnelle. En ce qui concerne la presse professionnelle,
la Bibliothèque Nationale dispose d’une belle collection de périodiques, notamment avec le
Journal du Syndicat de la Boucherie de Paris entre 1869 et 19401987.
La Chambre syndicale de la Boucherie de Paris, fondée en 1868, change ses statuts en
juin 1886 pour devenir le Syndicat de la Boucherie de Paris et de la Seine, qui regroupe
uniquement les bouchers détaillants. Le nouveau syndicat dépose ses statuts le 2 juillet 1886
et est inscrit à la préfecture de la Seine sous le matricule n°252. Sa dissolution est prononcée
le 24 juillet 1974, sans doute à cause d’une réorganisation syndicale après la fermeture des
abattoirs de la Villette. Officiellement, le syndicat n’est pas affilié à la Confédération
Nationale de la Boucherie Française (CNBF), fondée en octobre 18941988. Entre 1890 et 1942,
le siège social se trouve 11 rue du Roule. Entre 1943 et 1974, il se trouve au 23 rue
Clapeyron1989. En 1910, le Syndicat de la Boucherie de Paris possède un office de placement,
une caisse de secours, une bibliothèque, un journal hebdomadaire et un annuaire. La Chambre
compte 1.200 adhérents en 1886, 1.352 membres en 1900 et 2.867 membres en 1910.
Après le long mandat de Leroy-Daniel (1868-1882), le Syndicat de la Boucherie de
Paris a été présidé par :
•
Emile Douillet (1882-1883), qui devient ensuite juge au Tribunal de Commerce de
Paris1990.
•
Edmond Lioré (1884-1892), administrateur délégué de la Mutuelle Richelieu,
commissaire aux comptes du Fondoir central et de l’Assurance moderne.
•
Yvon-Plet (1892-1893)1991.
1986
Les déclarations administratives du Syndicat de la Boucherie de Paris et de la Seine (1868-1974) sont
conservées aux Archives de Paris (dépôt de Villemoisson), 1070 W 2 dossier 252.
1987
BNF, Jo A 328.
1988
La pratique est bien différente car le Syndicat parisien et la Confédération Nationale de la Boucherie
française partagent jusqu’en 1963 les mêmes locaux (11 rue du Roule puis 23 rue Clapeyron). La CNBF
transfère son siège social en mars 1963 au 57 rue Ampère (Paris 17e) puis en 1976 au 98 boulevard Péreire
(Paris 17e). Par ailleurs, les dirigeants parisiens occupent souvent des postes importants dans l’équipe
dirigeante de la CNBF.
1989
C’est la « Société immobilière de la Boucherie Française » qui s'est rendue acquéreur de l’immeuble sis 23
rue Clapeyron à Paris 8e en 1942.
1990
Emile Douillet est juge suppléant au Tribunal de Commerce de Paris de 1886 à 1889, puis juge de 1890 à
1893. Victor LEGRAND, Juges et consuls de Paris, 1563-1905, Bordeaux, G. Delmas, 1905, pp 178-182.
1991
La présidence d’Yvon-Plet a été très éphémère. Il est démissionnaire pendant l’été 1893, sans que nous en
sachions les raisons.
396
•
fondateur du Syndicat Général de la
Octave Perreau (1893-1898),
Boucherie Française (future CNBF), puis mandataire aux Halles et président du
Syndicat des mandataires du pavillon de la Boucherie.
•
Victor Aulet (1899-1902), directeur du Fondoir central de la Boucherie.
•
Alexandre Georges Seurin (1903-1910), administrateur du Fondoir central et
membre de la Chambre de commerce de Paris1992.
•
Maxime Lefèvre (1911-1918), fondateur de la Société coopérative de la
Boucherie1993.
La plupart des dirigeants parisiens ont également présidé la CNBF ; cela est certain
pour Octave Perreau en 1894-1895 et pour Maxime Lefèvre entre 1911 et 1914.
Malheureusement, nous ne connaissons pas les dirigeants de la CNBF entre 1896 et 1910,
mais il est fort probable que Victor Aulet et Alexandre Seurin aient présidé la CNBF pendant
leur mandat à la tête du syndicat parisien1994. Comme souvent dans les organisations
syndicales, le rôle du secrétaire est très important. En 1943, André Debessac, lui même futur
secrétaire de la Fédération nationale de la Boucherie en gros dans les années 1950 (sous la
brillante présidence d’Ernest Lemaire-Audoire), souligne le rôle actif tenu par les secrétaires
successifs du Syndicat de la Boucherie de détail de Paris, notamment Eugène Genest1995 entre
1894 et 1912 puis Louis Sonnet entre 1912 et 19391996. Pour le peu que nous les connaissons,
les finances syndicales semblent prospères, du moins entre 1886 et 18951997.
La CNBF aurait été créée en 1894 par Octave Perreau pour défendre la profession
suite à une « croisade » organisée contre la boucherie française. En 1893, la sécheresse aurait
entraîné un abattage hâtif des bestiaux et les éleveurs se seraient plaints des bas prix du bétail.
Face aux multiples attaques dont ils étaient victimes, les bouchers se sont donc groupés à
l’échelle nationale pour coordonner leurs moyens de défense. Le premier congrès national de
la Boucherie française a eu lieu du 22 au 26 octobre 1894 à la Bourse du Commerce de Paris.
Le Syndicat général de la Boucherie Française est constitué en janvier 1895, rassemblant alors
50 chambres syndicales. La CNBF fédère 60 syndicats en 1900, 120 en 1914, 220 en
19351998. Pour avoir une idée de l’état financier de la CNBF avant 1914, j’indique le budget
1992
Alexandre Georges Seurin (1859-1936), chevalier du Mérite agricole, a été membre de la CCIP de 1909 à
1919. Il a appartenu à divers comités consultatifs officiels pendant la guerre 1914-18. Son dossier personnel est
disponible aux Archives de la CCIP, I.2.55 (43).
1993
Camille PAQUETTE, Histoire de la boucherie, Paris, Imprimerie du Réveil économique, 1930.
1994
Une liste (incomplète) des présidents successifs et divers statuts de la CNBF nous ont été adressés en 1998
par la Mairie de Paris, Bureau des affaires générales, Cellule des syndicats professionnels. Nous les en
remercions car la CNBF n’a jamais accepté de nous ouvrir ses archives pour le moment. Nous savons qu’en
1894, Victor Aulet est trésorier de la CNBF et du Syndicat de la Boucherie de Paris.
1995
Durant son mandat de secrétaire général de la CNBF, Eugène Genest signe la plupart des articles qui
paraissent dans le Journal de la Boucherie de Paris.
1996
André DEBESSAC, Histoire de la corporation des métiers des viandes, Société d’édition de publications
corporatives, 1943, p 92.
1997
Le budget de 1894-1895 présente un excédent de 19 320 F (57 230 F de recettes et 37 910 F de dépenses).
L’actif passe de 3 281 F en 1886 à 10 306 F en 1888, 14 989 F en 1890, 15 526 F en 1892 et 19 320 F en
1894. Journal de la Boucherie de Paris, octobre 1895.
1998
Louis SONNET, « Une grande organisation corporative : le Syndicat général de la Boucherie Française »,
Revue commerciale de la boucherie et de la charcuterie française, n°4, octobre 1935, p 7. BNF, 4° Jo 1599.
397
confédéral tel qu’il est présenté par Chenu,
trésorier adjoint, lors de l’Assemblée
générale annuelle du 26 octobre 1910 au Grand Orient de France (16 rue Cadet) :
Recettes :
Adhérents et abonnés
Publicité du journal
Publicité de l’annuaire
Recettes du vestiaire
Intérêt des valeurs
Publicité dans les bureaux
Total des recettes
35 318 F
11 840 F
2 612 F
8 919 F
4 543 F
1 683 F
64 987 F
Dépenses :
Frais de bureau : appointements, récompenses
Impression et expédition du journal
Impression et expédition de l’annuaire
Frais du vestiaire
Subvention aux œuvres
Moins value des valeurs
Total des dépenses
Excédent de recettes
30 849 F
15 820 F
4 008 F
3 103 F
1 581 F
198 F
55 563 F
9 424 F
Bureau de placement :
Cotisations spéciales de 5 F
Dépenses
Déficit
11 287 F
13 985 F
2 698 F
Valeurs du portefeuille au 30 septembre 1909 :
730 F rente perpétuelle à 3%
29 Villes de Paris 1892
1 Ville de Paris 1871
1400 F rente à 4% de l’ Alimentation
Achat de 25 obligations Afrique occidentale
Total des valeurs
23 688 F
10 947 F
406 F
35 000 F
11 338 F
81 207 F
Actif :
Espèces en caisse
Espèces au Crédit Lyonnais
Valeurs du portefeuille
Assurance Alimentation (ristourne)
Valeurs mobilières du siège
Valeurs mobilières : loyer d’avance
775 F
8 476 F
81 182 F
25 F
1 840 F
1 800 F
398
Sommes à recouvrer :
Abonnés de la CNBF
Annonces, traites
Débiteurs
Total de l’actif
784 F
478 F
4 622 F
99 984 F
Passif :
Caisse de secours
Caisse des dépôts
Avoir de la CNBF :
Valeurs du portefeuille
En caisse
Total du passif
236 F
6 351 F
5 827 F
3 436 F
15 852 F
L’avoir de la CNBF au 30 septembre 1910 s’élève à 84 132 F 1999.
Nous connaissons mal les débats et les activités du Syndicat de la Boucherie de Paris
entre 1886 et 1914. Par contre, il est clair qu’il s’agit d’un organe qui regroupe les patrons
bouchers détaillants. Le clivage entre patron et ouvrier est maintenant net car chacun possède
sa propre chambre syndicale. Le souci d’ouverture vers les professions voisines n’est plus de
mise après 1884. Le Syndicat de la Boucherie de Paris défend les bouchers détaillants, contre
les autres professions annexes s’il le faut, comme c’est le cas en 1898 contre les
hippophagiques. Dressons la liste des chambres syndicales patronales qui se forment dans le
monde parisien de la viande2000 :
1999
•
1881 : Syndicat des commissionnaires en bestiaux et divers.
•
1881 : Chambre syndicale des commissionnaires en cuir brut.
•
1886 : Syndicat de la Boucherie en gros de Paris2001.
•
Vers 1886 : Syndicat des suifs et corps gras2002.
•
1890 : Syndicat de la Boucherie hippophagique de Paris2003.
•
1896 : Chambre syndicale des facteurs, commissionnaires et approvisionneurs de
la criée de la Villette2004.
Journal de la Boucherie de Paris, octobre 1910.
2000
Barberet évoque une Chambre syndicale des bouchers en gros et commissionnaires en bestiaux, qui aurait été
créée en 1873 et regrouperait une vingtaine d’adhérents en 1886. Nous n’avons aucune idée de la provenance
et de la fiabilité de cette information. Joseph BARBERET, Le travail en France: Monographies
professionnelles, Berger-Levrault, 1886, tome 1, p 363.
2001
A sa création, le Syndicat de la Boucherie en gros souffre de la concurrence de la « Commission
administrative de la Boucherie en gros de Paris », mise en place en 1858. Il faut attendre des statuts adoptés en
avril 1900 pour que cette dualité anormale se résolve. Pierre HADDAD, Les chevillards de la Villette :
naissance, vie et mort d’une corporation , Thèse de Doctorat, Paris X – Nanterre, 1995, p 36.
2002
Annuaire du commerce en gros de la boucherie de Paris, 1888. Archives de Paris, PER 310.
2003
Ce syndicat est fondé sur l’initiative d’Emile Decroix, grand défenseur de l’hippophagie.
399
•
fabricants de salaisons, conserves de viandes
1897 : Chambre syndicale des
et charcuterie de gros de la région parisienne.
•
1899 : Chambre syndicale des facteurs et commissionnaires, approvisionneurs de
la criée des abattoirs de Vaugirard.
•
1902 : Syndicat des bouchers des Halles et en demi-gros2005.
•
1907 : Chambre syndicale des détaillants de la triperie de Paris et de la Seine2006.
Divers autres syndicats ont été créés, sans que nous puissions en dater l’apparition : la
Chambre syndicale de la mégisserie lainière, la Chambre syndicale des marchands d'abats en
gros de Paris, la Chambre syndicale patronale des débarqueurs et conducteurs de bestiaux, le
Syndicat des marchands de porcs en gros, le Syndicat des équarrisseurs, etc...
Dans les années 1890, les premières confédérations nationales sont créées. Les
boulangers, qui organisent leur premier Congrès National en juin 1884, disposent dès 1889
d’un Syndicat Général de la Boulangerie Française 2007. En juin 1891 est créé le Syndicat
Général de la Charcuterie Française, sur l’initiative des syndicats charcutiers de Rouen, Dijon,
Tours et Paris2008. En 1894, Octave Perreau fonde le Syndicat Général de la Boucherie
Française, qui devient en 1938 la Confédération Nationale de la Boucherie Française (CNBF).
La Fédération nationale de l’industrie hippophagique est fondée en 1905, année de création du
Syndicat général de l’industrie chevaline de France 2009. La Fédération nationale des syndicats
de conserves de viandes, foies gras et truffes est créée en 1912 par M. Bourreau2010. La
Fédération nationale du commerce des animaux vivants est fondée en 1920 par André
Roche2011. La Chambre syndicale de la boyauderie française est fondée en 19212012. La
Fédération des chambres syndicales de fabricants de salaisons, saucissons, conserves de
viandes et charcuterie en gros de France est créée en 19242013. Notons que les chevillards
2004
Ce syndicat est remplacé en 1902 par « la Chambre syndicale des facteurs assermentés à la criée de la
Villette ». André DEBESSAC, op. cit., p 86.
2005
« Jusqu’en 1889, l’organisation des facteurs à la viande fait partie intégrante du Syndicat des facteurs aux
Halles ». Un syndicat propre aux facteurs est créé en 1896 et une seconde scission se produit en 1900. Les
activités syndicales des mandataires sont présentées en détail par André DEBESSAC, op. cit., pp 77-85.
2006
Un premier syndicat parisien des tripiers semble avoir eu une existence éphémère vers 1886-88. Selon
Debessac, « le mouvement syndical de la triperie prend naissance aux environs de 1900. Mais l’appel lancé à
cette époque par les Marchal, Pigou, Lefranc, Gouin, etc…, ne rencontre que peu d’échos malgré les difficultés
que rencontre la profession ». André DEBESSAC, op. cit., p 104.
2007
Le Syndicat général de la Boulangerie française est créé en 1889 lors du second Congrès National de la
Boulangerie, qui se tient au palais du Trocadéro à Paris. Siégeant au 7 quai d’Anjou, le Syndicat général est
dirigé par Cornet, président du Syndicat de la Boulangerie de Paris.
2008
Pour plus de détails sur les activités syndicales des charcutiers, on peut consulter avec profit André
DEBESSAC, op. cit., pp 88-91.
2009
« Cette fédération groupe les éleveurs hippiques, les marchands de chevaux et les bouchers hippophagiques
de France ». André DEBESSAC, op. cit., p 99.
2010
Ibid., p 101.
2011
Ibid., p 70.
2012
Ibid., p 111.
2013
Elle devient en 1941la « Fédération nationale de l’industrie de la salaison et de la charcuterie en gros ». Ibid.,
p 103.
400
restent isolés jusqu’en 1925, année où Léon
Cazes, président du Syndicat de la Boucherie
en gros de Paris, organise un Congrès intersyndical à Paris pour former la Fédération
nationale de la Boucherie en gros2014. Le Syndicat des ventes publiques de cuirs de France est
créé en 1936 par André Dubois2015. Nous ne connaissons pas la date de création du Syndicat
des fondeurs de suif de France. La Confédération nationale de la Triperie Française est la plus
tardive car elle est créée en 19412016.
Outre les confédérations professionnelles nationales, il ne faut pas oublier que les
professions alimentaires parisiennes se sont regroupées dès 1885 pour coordonner leurs
efforts. Les bouchers ont fait partie du Comité de l’alimentation de Paris, fondé en 1885 par
Jean-Nicolas Marguery, mais nous ignorons l’année précise où la Chambre syndicale
patronale de la Boucherie de Paris l’a rejoint 2017. Jean Nicolas Marguery (1834-1910) est un
restaurateur parisien. Il paie sa première patente en 1860, quand il prend la direction du
restaurant Lecomte (boulevard de Bonne-Nouvelle), qu’il transforme en restaurant à la
mode2018. En 1876, il fonde la Chambre syndicale des restaurateurs et limonadiers de Paris,
dont il est le vice-président jusqu’en 1889, puis président de 1889 à 1900. Il a également été
président du Syndicat général de l’ostréiculture et du commerce des huîtres en France. Outre
diverses activités honorifiques et philanthropiques, Marguery fonde en 1885 le Comité de
l’alimentation de Paris, car les restaurateurs veulent se structurer pour associer à leur travail et
à leur réflexion leurs fournisseurs artisans alimentaires (bouchers, boulangers, charcutiers,
tripiers, poissonniers, confiseurs, pâtissiers, épiciers, etc)2019. Selon Joël Dubos, le comité de
Marguery s’est rapidement imposé comme l’un des quatre grands groupements patronaux de
la capitale, aux côtés du Syndicat général des vins et boissons en détail de France. Le Comité
de l’alimentation de Paris (aussi appelé Chambre syndicale parisienne de l’alimentation), qui
groupe 10 chambres syndicales en 1889, a appartenu en 1888 à l’UNCI (Union Nationale du
commerce et de l’industrie), mais « semble avoir ensuite rapidement repris son
indépendance2020 ». En 1893, le comité représenterait les intérêts de 78 000 commerçants
parisiens2021.
Dans les années 1890, les bouchers participent étroitement aux activités du Comité de
l’alimentation de Paris. En 1893, l’Office du Travail affirme, dans une enquête sur la petite
industrie à Paris, que le syndicat de la boucherie de détail de Paris « vient en tête du groupe de
l’alimentation parisienne ». Une comparaison flatteuse est faite avec les boulangers : « la
2014
André DEBESSAC, op. cit., p 75.
2015
Il devient en 1941 l’Union syndicale des cuirs et peaux bruts. Ibid., p 109.
2016
Ibid., p 108.
2017
Le comité de l’alimentation de Paris est à l’origine de la création en 1938 de la Confédération Générale de
l’Alimentation en Détail, qui regroupe toutes les grandes fédérations françaises des métiers de bouche, dont les
bouchers. Nous reviendrons plus loin sur cette confédération nationale.
2018
Philippe LACOMBRADE, La chambre de commerce, Paris et le capitalisme français (1890-1914), Thèse de
Doctorat, Paris X-Nanterre, 2002, p 828.
2019
Pour les détails sur les différentes activités syndicales, honorifiques et philanthropiques de Marguery, nous
renvoyons à la notice biographique dressée par Philippe Lacombrade. Ibid., pp 828-830.
2020
Joël DUBOS, Aux origines du syndicalisme d’union patronale. André Lebon et la Fédération des industriels
et des commerçants français, de la création en 1903 à la première Guerre Mondiale, Thèse de Doctorat,
Paris X, 1997, p 580.
2021
Journal de la Boucherie de Paris, 19 janvier 1894.
401
boucherie, autant et même plus que la boulangerie, qu’elle égale par son
importance en la dépassant par un prestige aristocratique, dont l’effet est loin encore d’être
supprimé, vient en tête des spécialités qui composent le groupe de l’alimentation – surtout la
partie de ce groupe désigné par nous sous le nom d’alimentation locale 2022 ». En 1892-1893,
le comité est présidé par Marguery, avec Lioré (président du Syndicat des bouchers) et Cornet
(président du Syndicat des boulangers) comme vice-présidents. Le Journal de la Boucherie de
Paris publie régulièrement le compte-rendu des assemblées générales et mensuelles du
Comité. Marguery est invité à chacune des fêtes corporatives de la Boucherie. Quand un
grand banquet est organisé à l’Hôtel Continental en juillet 1892 en l’honneur de Marguery,
toutes les personnalités du monde de la boucherie sont présentes (outres diverses
personnalités politiques comme Yves Guyot ou Barberet): le président Lioré, le directeur du
Fondoir central de la Boucherie (Garde), l’avocat conseil de la Boucherie de Paris (Comby),
le président de la Chambre syndicale ouvrière de la Boucherie de Paris (Péron). A partir de
1892, la fête annuelle des récompenses de la Boucherie (qui existe depuis 1885) se transforme
pour devenir la fête générale des récompenses du Comité de l’alimentation parisienne. Il
s’agit d’une grande cérémonie corporative où l’on décerne des récompenses aux employés les
plus méritants, pour leur zèle, leur dévouement, leur stabilité et leur conscience
professionnelle. Quand la fête du bœuf gras est rétablie en 1896, Perreau préside le comité
d’organisation et Marguery est vice-président. Quand Marguery fonde en 1899
l’Alimentation , une société d’assurances contre les accidents du travail, le syndicat des
bouchers y collabore activement. Bref, les bouchers parisiens partagent étroitement les points
de vue et les luttes du Comité de l’alimentation parisienne dans les années 1890. Nous
disposons malheureusement de moins d’informations sur la période 1900-1914. Des
recherches supplémentaires seraient nécessaires. Nous savons juste qu’un comité national de
l’alimentation se forme. Le premier congrès national du petit commerce se tient à Lyon en
1906 : « il regroupe quatre commissions qui reprennent les grands thèmes qui tiennent à cœur
les boutiquiers » (réforme de la patente, lutte contre les coopératives et les économats,
réglementation du travail et transports)2023. En octobre 1906, Marguery est élu par
acclamation président du Comité de défense de l’alimentation française 2024.
Pour se faire une idée des centres d’intérêts du Comité de l’alimentation parisienne,
j’indique son programme en 1902 :
•
constitution d’un groupe de députés pour la défense des intérêts du commerce et de
l’industrie parisienne.
•
abroger l’article 30 de la loi du 19-22 juillet 1791.
•
abroger le décret du 5 septembre 1870 sur colportage des viandes.
•
refonte des lois sur les falsifications alimentaires.
•
réorganiser les Halles centrales (interdire le regrat).
2022
Office du Travail, La petite industrie (salaires et durée du travail), tome 1 : l’alimentation à Paris ,
Imprimerie nationale, 1893, p 199.
2023
Bernadette ANGLERAUD, « Les petits commerçants au tournant des XIX-XXe siècles », in Pierre
GUILLAUME (dir.), La professionnalisation des classes moyennes, 1996, p 323.
2024
Journal de la Boucherie de Paris, 14 octobre 1906.
402
•
supprimer les économats
de consommation.
•
supprimer les coopératives de fonctionnaires et les cantines administratives.
•
interdiction des hôtels dans les gares et des bars dans les trains de banlieue.
•
subvention des sociétés de secours mutuels.
•
rendre les cautions productives d’intérêt. Supprimer le privilège des propriétaires
en cas de faillite.
•
réformer la loi Caillaux : exemption de licence, rejet de tout monopole sur l’alcool,
supprimer le privilège des bouilleurs de cru.
•
abaisser les tarifs douaniers sur les produits alimentaires.
•
modifier les règles de délais de transport (responsabiliser les compagnies
ferroviaires).
•
modifier la loi du 2 novembre 1892 sur le repos hebdomadaire : distinguer la
grande industrie et l’alimentation.
•
supprimer les octrois avec le concours de l’Etat.
•
abolir les anciennes ordonnances de police de 1778-1780 et de 1784.
•
modifier la loi sur le mode d’élection à la Chambre de commerce.
•
admettre les délégués syndicaux dans les commissions extraparlementaires.
•
vœu sur le vote obligatoire dans toutes les élections 2025.
et
appliquer le droit commun aux coopératives
Nous remarquons au passage que les bouchers parisiens semblent plutôt être à la
« remorque » des autres professions (épiciers, restaurateurs) au sein du Comité de
l’alimentation de Paris, alors qu’à Lyon ils semblent avoir tenté d’être les « meneurs » du
mouvement. Michel Boyer note en effet que les bouchers lyonnais « vont jusqu’ à créer une
société de presse et tentent de rassembler derrière eux l’ensemble du commerce et de
l’alimentation 2026 ». Les bouchers parisiens ont également possédé une société de presse, la
SEPETA, mais elle a été créée plus tardivement (sans doute dans les années 1930). Le
syndicat de la Boucherie de Lyon a créé l’hebdomadaire La Tribune lyonnaise en septembre
1881 (la SA est créée le 11 juillet 1881). Même si cette fondation est collective (plusieurs
chambres syndicales lyonnaises y participent), le syndicat des bouchers y tient une part
prépondérante. En 1882-83, une tentative pour créer le Moniteur des subsistances et fédérer
tout le petit commerce derrière celui de la viande échoue. En 1883, la Tribune lyonnaise
fusionne avec le Courrier du commerce, journal créé en 1875 par le syndicat de la
Boulangerie lyonnaise. Le ton y est beaucoup plus neutre et apolitique que dans la Tribune
lyonnaise et la part réservée aux bouchers diminue rapidement. « Ainsi, au début des années
1880, le syndicat de la boucherie, secondé par celui de la charcuterie, se donne les moyens
d’être un véritable groupe de pression et tente de se mettre « à la tête » du mouvement des
petits commerçants. Mais il semble aller trop vite, trop loin, de façon peut-être trop agressive
2025
2026
Ibid., 20 avril 1902.
Michel BOYER, Les métiers de la viande à Lyon de 1860 à 1914, Thèse de Doctorat de 3e cycle, Lyon II,
1985, p 346.
403
ou trop politisée2027 ». En 1906 paraît à Lyon
un nouveau journal, La Gazette de
l’Alimentation , « organe de défense des intérêts de toutes les industries se rattachant à
l’alimentation », qui n’émane d’aucune corporation mais « est le fruit de la coordination de
petits commerçants de diverses branches : boulangerie, épicerie, boucherie2028 ».
Si les bouchers ne sont pas à la tête du Comité de l’alimentation de Paris, ils
réussissent néanmoins à faire entendre certaines de leurs revendications et à trouver de
puissants soutiens dans les ministères, au Parlement ou au Conseil municipal2029. De
nombreux défenseurs du libéralisme économique (Yves Guyot, Jules Charles-Roux, Paul
Beauregard, Paul Leroy-Beaulieu) n’hésitent pas à soutenir publiquement certaines
revendications du Syndicat de la boucherie de Paris. Dans un article de 1896, le député Jules
Charles-Roux rend un vibrant hommage aux bouchers car ils incarnent les vertus de la libre
entreprise : « Le commerce de la boucherie présente certains traits particuliers. On peut les
résumer en cette formule : « il n’en est guère de plus individualiste ». Qui tente de l’exercer
sans avoir l’expérience et l’habileté professionnelle nécessaires, s’expose à de sérieux
déboires, à une ruine prochaine. Le mode d’approvisionnement, le choix de ce qui convient à
la clientèle, les risques de perte qui résultent du défaut de vente immédiate, enfin et surtout la
manière de débiter les animaux abattus, constituent des écueils que les soins les plus
intelligents, la surveillance la plus constante et la plus étroite permettent seuls d’éviter. Il ne
suffit point pour être boucher de posséder des capitaux et d’acheter un établissement. Il faut
encore avoir conquis ses grades. Le succès est à ce prix. La boucherie française est donc
composée en grande partie de patrons-ouvriers, qui ont franchi tous les échelons avant
d’arriver à l’indépendance et à l’exploitation directe des fonds qu’ils possèdent ou qu’ils
gèrent. Cette constatation permet de présager de quel excellent esprit sont animés les
membres de cette profession2030 ».
Après cet éloge appuyé, Jules Charles-Roux précise les circonstances dans lesquelles a
été créé le Syndicat général de la Boucherie française. Face aux diverses attaques dont étaient
victimes les bouchers en 1893 sur le prix de la viande, et face au projet de loi du député
Maxime Lecomte sur les abattoirs municipaux, Octave Perreau, président du syndicat de la
Boucherie de Paris, a appelé les syndicats provinciaux à se réunir pour organiser une défense
nationale du métier. C’est ainsi que fut fondé en octobre 1894 le Syndicat général de la
Boucherie française, siégeant 11 rue du Roule à Paris, présidé par Perreau, avec Sébilleau
(président de la Boucherie de Bordeaux) et Favre (président de la Boucherie de Lyon) comme
vice-présidents et Rochereau (président de la Boucherie de Nantes) comme secrétaire. Lors du
Congrès de la Boucherie française de 1894, les buts annoncés par Perreau semblent tout à fait
louables : « Le but principal que nous voulons atteindre, l’idéal que nous cherchons à réaliser,
c’est de livrer à la consommation de la viande saine, de bonne qualité, au meilleur prix
possible. Si nous réussissons, nous aurons bien mérité de la patrie, car pour que la nation soit
2027
Ibid., p 319.
2028
Bernadette ANGLERAUD, op. cit., p 323.
2029
Il est fréquent de voir des ministres ou des députés présider le banquet annuel de la Boucherie de Paris. Le
banquet du 26 octobre 1894 est présidé par Victor Lourties, ministre du Commerce. Gustave Mesureur,
ministre du commerce, et Rousselle, président du Conseil municipal, sont présents au banquet du 25 octobre
1895. Henry Boucher, ministre du commerce, et les députés Georges Berrry, Edouard Jacques et Marcel
Habert sont présents au banquet du 15 octobre 1896. Nous pourrions ainsi égrener la liste des ministres
successifs qui ont présidé le banquet annuel de la Boucherie jusqu’en 1914.
2030
Jules CHARLES-ROUX, « La question des viandes », Revue politique et parlementaire, mai 1896, p 281.
404
forte il faut qu’elle soit bien nourrie, qu’elle
puisse par conséquent se nourrir sainement,
abondamment, économiquement2031 ». Qui pourrait s’opposer à un projet aussi généreux ? Ne
nous laissons pas endormir par ces belles paroles. La liste des réclamations des bouchers à la
fin du Congrès national d’octobre 1894 est beaucoup plus prosaïque et reflète bien mieux les
motivations réelles des bouchers :
•
Abroger l’article 30 de la loi du 19-21 juillet 1791 (taxation de la viande).
•
Amender le projet de loi Lecomte (droits municipaux sur les abattoirs)2032.
•
Amender la loi sur les coopératives.
•
Supprimer les droits d’octroi.
•
Réviser le tarif douanier (mettre fin au protectionnisme).
•
Supprimer les droits de désinfection des wagons.
•
Réduire le prix des transports.
•
Améliorer le matériel ferroviaire et limiter les délais de livraison.
•
Réprimer les mauvais traitements des animaux.
•
Supprimer le décret du 5 septembre 1870 sur le colportage à Paris.
•
Adjoindre des délégués du Comité de l’alimentation de Paris dans la Chambre de
discipline des Halles centrales.
Nous ne traiterons pas les réclamations portant sur les transports ferroviaires et sur les
taxes d’abattage 2033. Par contre, nous allons évoquer diverses luttes des bouchers entre 1886 et
1914 : la taxation de la viande et les boucheries municipales, la réforme de l’octroi et des
patentes, la lutte contre les coopératives, contre le colportage, contre le protectionnisme, etc.
Il est curieux de constater que les grandes lois sociales prises entre 1890 et 1914 suscitent
finalement assez peu de réactions chez les bouchers. Certes, il existe des réactions
« épidermiques » inévitables, mais globalement, le Syndicat de la Boucherie de Paris s’adapte
assez bien aux multiples ingérences sociales de l’Etat, comme la loi du 2 novembre 1892 sur
le travail des enfants, la loi du 9 avril 1898 sur les accidents du travail, la loi du 13 juillet
1906 sur le repos hebdomadaire, la loi du 27 mars 1907 qui introduit la parité dans les
conseils de prud’hommes (et étend cette juridiction à tous les salariés du commerce et de
l’industrie), la loi du 7 décembre 1909 qui prescrit le versement des salaires à intervalles
réguliers et en espèces, la loi du 5 avril 1910 sur les retraites ouvrières et paysannes ou le
2031
Ibid., p 282.
2032
Le décret du 1er août 1864 a donné aux préfets le droit de statuer sur les propositions ayant pour objet la
création d’abattoirs et déterminé les règles d’après lesquelles doivent être établies les taxes d’abatage. Un
décret est rendu en conseil d’Etat lorsque les taxes d’abatage doivent excéder les maxima fixés par le décret de
1864. Les bouchers réclament le maintien du décret de 1864 sur les abattoirs publics. Ils rejettent le projet de
réforme du député Maxime Lecomte car ils craignent la multiplication des droits municipaux sur les abattoirs
(frais de visite, de poinçonnage, droits d’abri, d’attache, de statistique, d’inspection). Le conflit porte aussi sur
les revenus des fumiers, confisqués aux bouchers par de nombreuses municipalités. La loi du 8 janvier 1905
clarifie les moyens financiers attribués aux communes pour construire, entretenir et inspecter les abattoirs.
2033
Sur le transport du bétail (et des carcasses) et sur le régime des abattoirs (taxes), nous renvoyons à Marcel
BAUDIER, Le commerce du bétail et de la viande en France, Thèse de Droit, Paris, 1914, pp 133-137 et
pp 221-246.
405
Code du Travail de 1910, qui réglemente les
conditions de renvoi des ouvriers2034. Il est
vrai que le petit commerce n’est pas concerné par une bonne partie de la législation sociale,
ou que les dérogations vident de leur substance le caractère contraignant de certaines mesures
(notamment dans le cas de la loi sur le repos hebdomadaire)2035. En octobre 1898, la CNBF a
failli inscrire le rétablissement du livret ouvrier dans la liste de ses vœux : la question a été
débattue et le projet est rejeté2036. Avant de présenter en détail les différentes luttes des
patrons bouchers, il nous faut évoquer l’organisation professionnelle des ouvriers bouchers.
2) L’ ORGANISATION PROFESSIONNELLE DES OUVRIERS BOUCHERS
a) Le problème du placement est au cœur de la constitution d’une
Chambre syndicale ouvrière des bouchers (1871-1886)
Parmi les deux branches de la boucherie (gros et détail), c’est surtout la boucherie de
détail qui nous intéresse. La concentration ouvrière à la Villette depuis 1867 offre des
conditions plus favorables que le cadre de la petite boutique de détail pour un développement
rapide et précoce du syndicalisme ouvrier. Or, c’est l’émergence d’un mouvement ouvrier
original, dans le cadre d’une activité artisanale où la mentalité paternaliste et corporative est
forte, que nous souhaitons présenter.
Dans son enquête de 1894 sur les associations professionnelles ouvrières, l’Office du
travail indique que, dans les industries alimentaires, seuls les ouvriers d’abattoirs possèdent
un syndicat en 1868, rassemblant 40 personnes2037. Il s’agit sans nul doute du syndicat des
ouvriers bouchers de la Villette. Il a donc existé des chambres syndicales ouvrières
« tolérées » bien avant le vote de la loi Waldeck-Rousseau du 21 mars 1884 relative à la
création des syndicats professionnels. A partir de 1866, les syndicats sont officiellement
tolérés, une lettre du ministre du commerce de mars 1866 promettant la tolérance pour les
syndicats2038. Selon Michelle Perrot, « le démarrage syndical, à la fin du Second Empire,
favorisé par un régime de tolérance administrative, semble avoir été assez vigoureux, surtout à
partir de 1867-1868, et notamment à Paris2039 ». Georges Lefranc précise que, pour les
organisations ouvrières, « la tolérance s’accompagnait d’une étroite surveillance et
apparaissait singulièrement précaire », la situation étant bien plus confortable pour les
2034
En 1910, les retraites sont accordées aux salariés de plus de 65 ans, gagnant moins de 3000 F par an. Il est
intéressant de lire les commentaires de Paul Leroy-Beaulieu sur l’application de la loi sur les retraites ouvrières
et paysannes, publiés dans L’Economiste français du 28 janvier 1911 et du 4 février 1911.
2035
Il est instructif de comparer la réaction des bouchers parisiens avec celle des boulangers lyonnais.
Bernadette ANGLERAUD, Les boulangers lyonnais aux XIXe et XXe siècles, Paris, Christian, 1998, 189 p.
2036
Journal de la Boucherie de Paris, 23 octobre 1898. BNF, Jo A 328.
2037
Ministère du commerce, Office du Travail, Les associations professionnelles ouvrières, tome I :
Alimentation, 1899, pp 438-439.
2038
Le Moniteur du 21 mars 1866.
2039
Michelle PERROT, Jeunesse de la grève : France, 1871-1890, Seuil, 1984, p 50.
406
organisations patronales2040. Même si la guerre de 1870 et la répression qui suit la
Commune mettent le mouvement syndical en sourdine, Michelle Perrot est frappée de la
vitesse de sa reconstitution : « A Paris, où le Rappel permet de suivre pas à pas l’histoire des
organisations ouvrières, entre janvier et octobre 1872, 45 associations se reconstituent, dont
35 chambres syndicales2041. Fin 1874, celles-ci sont 60. En province, du moins dans les
grands centres qui avaient déjà un embryon syndical (Lyon, Marseille, Bordeaux, Limoges…,
par exemple), on assiste à un phénomène analogue, mais freiné par les tracasseries d’une
administration sourcilleuse. Les préfets de police parisiens, tout en exerçant une étroite
surveillance, ont, en définitive, été plus tolérants que leurs collègues des départements2042 ».
En 1897, les ouvriers d’abattoirs français possèdent trois syndicats, regroupant 199
membres. La Chambre syndicale des ouvriers de la Boucherie en gros de Paris, fondée en
1890 et siégeant à la Villette, compte environ 685 membres en 1893 (y compris les ouvriers
boyaudiers2043) et 350 en 19002044. Au niveau national, les ouvriers bouchers détaillants ne
possèdent qu’un seul syndicat en 1882, celui de Bordeaux (37 membres). Les effectifs
demeurent donc très modestes jusqu’en 1884. Concernant les ouvriers bouchers, la France
compte deux syndicats en 1886 (3 037 membres), neufs syndicats en 1890 (4 212 membres),
11 en 1893 (4 212 membres) et 10 en 1897 (2 557 membres)2045. Il semble que les ouvriers
bouchers français n’aient pas possédé de fédération nationale jusqu’à la création de la FNTA
au sein de la CGT en 1902, alors que les ouvriers boulangers possèdent leur fédération
nationale depuis 1892, les cordonniers depuis 1893, les coiffeurs depuis 1894, l’ameublement
depuis 18962046. L’association qui nous intéresse avant tout est la Chambre syndicale ouvrière
de la Boucherie de Paris, fondée en 18862047.
Dès 1871, certains étaliers parisiens souhaitent créer un syndicat, à défaut de réussir à
constituer une coopérative ou une mutuelle ouvrière. En avril 1872, les membres de la société
de secours mutuels La Fraternelle envisagent de fonder une Chambre syndicale des garçons
bouchers dans le but de lutter contre l’exploitation des bureaux de placement privés, sur le
modèle des ouvriers boulangers. Les deux principales questions qui alimentent les
revendications ouvrières des bouchers jusqu’en 1914 sont celle du placement privé payant et
2040
Georges LEFRANC, Le mouvement syndical sous la Troisième République, Payot, 1967, p 29.
2041
Le Rappel est un journal républicain radical, fondé en 1869 par des opposants du Second Empire (Victor
Hugo, Vacquerie, Paul Meurice et Rochefort). Pour plus de détails, nous renvoyons à Pierre ALBERT (dir.),
Histoire générale de la presse française, tome III : de 1871 à 1940, PUF, 1972, p 225.
2042
Michelle PERROT, op. cit., p 51.
2043
Office du Travail, La petite industrie (salaires et durée du travail), tome 1 : l’alimentation à Paris ,
Imprimerie nationale, 1893, p 212.
2044
Annuaire des syndicats professionnels industriels, commerciaux et agricoles en France et aux colonies,
1900.
2045
Ministère du commerce, Office du Travail, Les associations professionnelles ouvrières, tome I :
Alimentation, 1899, pp 438-439.
2046
2047
Bernard ZARCA, L'artisanat français: du métier traditionnel au groupe social
, Economica, 1986, p 28.
Je note le retard du syndicalisme chez les ouvriers bouchers parisiens par rapport aux boulangers lyonnais.
« En 1893, le syndicat lyonnais des ouvriers boulangers compte déjà 754 adhérents et est relayé au niveau
national par un congrès annuel ». Bernadette ANGLERAUD, « Les petits commerçants au tournant des XIXXXe siècles », in Pierre GUILLAUME (dir.), La professionnalisation des classes moyennes, 1996, p 318.
407
celle du repos hebdomadaire2048. Nous ne savons pas si le projet lancé par la
Fraternelle a reçu la moindre application. Néanmoins, le contexte de cette tentative mérite
d’être rappelé.
Le projet des ouvriers bouchers en 1872 apparaît à une période où Paris compte 63
chambres syndicales (groupant 19 270 membres). Dans La Constitution, le journaliste
Barberet, proche de Gambetta, lance un appel explicite : « Le travail doit s'organiser contre la
tyrannie du capitalisme2049 ». Dans Le Rappel, Pauliat publie en 1872 un projet de nouvelle
organisation du travail, avec des commissions arbitrales mixtes, une tarification du travail aux
pièces, à l'heure ou à la journée, le développement de l'instruction professionnelle et de
l'apprentissage, la réforme des prud’hommes et la création d'ateliers sociaux coopératifs (en
les fédérant pour écouler les produits fabriqués)2050. Là où la boucherie échoue, onze métiers
des cuirs et peaux se rassemblent dans une société corporative et une chambre syndicale2051.
Georges Lefranc distingue le « syndicalisme de pacification sociale » de Barberet,
Pauliat ou Trébois, qui se développe à l’écart des partis politiques, du projet collectiviste et
internationaliste de Jules Guesde, qui l’emporte au Congrès de Marseille en 1879 2052. Les
conceptions de Joseph Barberet (1837-1920) préludent le syndicalisme réformiste de Keufer
et de Jouhaux. En mai 1872, Barberet crée le cercle de l’Union syndicale ouvrière (aussitôt
dissous par la préfecture de police2053), qui veut unir les militants de divers métiers dans une
Société de crédit mutuel pour le développement des associations coopératives2054. Quand on
sait la difficulté rencontrée par les bouchers pour former des coopératives, il est douteux que
les garçons bouchers aient pris part à ce projet. En 1880, Barberet est l’un des fondateurs de
l’Union des Chambres Syndicales Ouvrières de France, et il devient chef de bureau au
ministère de l’Intérieur, chargé des sociétés professionnelles 2055. En 1883, il est secrétaire de
la commission extra-parlementaire des associations ouvrières, présidée par WaldeckRousseau2056. Il rapporte qu’en 1875, des étaliers parisiens ont lancé un appel pour fonder un
syndicat ouvrier de la Boucherie : 50-60 étaliers sont venus à la réunion, qui a débouché sur
2048
Ce sont les républicains anticléricaux qui ont supprimé en juillet 1880 une loi du 18 novembre 1814, tombée
en désuétude depuis 1830, qui interdisait de travailler le dimanche. Les bouchers n’ont jamais été concerné par
la loi de 1814 (l’article 7 avait prévu de nombreuses dérogations, pour les marchands de comestibles, les
services de santé, les postes, les messageries, les voitures publiques, les transports par terre et eau). La loi du
12 juillet 1880 fait partie de « tout un ensemble de mesures – dont les lois scolaires et les décrets contre les
congrégations – destinées à mettre en cause la position de l’Eglise au sein de la société et à traduire le souci
d’une laïcisation de la vie sociale ». Robert BECK, Histoire du dimanche de 1700 à nos jours, Editions de
l’Atelier, 1997, p 161 et p 268.
2049
Georges LEFRANC, Le mouvement syndical sous la Troisième République, Payot, 1967, p 22.
2050
Ibid., p 23.
2051
Ibid., p 24.
2052
Nous renvoyons aux notices biographiques de Barberet et de Pauliat, disponibles dans Jean MAITRON
(dir.), Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, 3e partie (1871-1914), Editions ouvrières,
1973-1976, tome X, p 198-199 et tome XIV, p 218.
2053
Archives de la Préfecture de police de Paris, BA 1443.
2054
Georges LEFRANC, op. cit., p 25.
2055
On trouve une notice intéressante sur Barberet dans Jean BENNET, Biographies de personnalités
mutualistes (XIX-XXe siècles), Mutualité française, 1987, pp 51-58.
2056
Francine SOUBIRAN-PAILLET, L’invention du syndicat (1791-1884): itinéraire d’une catégorie juridique ,
LGDJ, 1999, p 84.
408
un projet de statuts, mais le nombre
syndicat n’a jamais vu le jour 2057.
d’adhérents a rapidement diminué et le
Nous n’avons pas trouvé de traces d’une activité syndicale ouvrière chez les bouchers
entre 1872 et 1882, mais il est certain que la lutte contre les bureaux de placement privés
cristallise l’énergie des étaliers. Quelle est la situation pour un garçon boucher qui cherche à
se placer auprès d’un patron ? Les bureaux municipaux gratuits prévus en mars 1848 n’ont eu
aucune efficacité et ont été supprimés en février 1849. Georges Bourgin a donc raison
d’affirmer que les bureaux « officiels ne survécurent pas à la Révolution de 18482058 ». Sous
la Commune, une des premières mesures sociales a été de créer des agences gratuites pour
l’embauche auprès des mairies d’arrondissement 2059. Hors de ces périodes particulières, seuls
les bureaux de placement privés sont efficaces. Mais les prix excessifs pratiqués par les
placeurs sont régulièrement dénoncés. Les placeurs sont souvent d’anciens bouchers. Prenons
l’exemple de Grosset. Président de la mutuelle des Vrais Amis entre 1848 et 1861, le boucher
Grosset fonde en 1868 un bureau de placement qui s’adresse à « tout le personnel de la
Boucherie ». Cette création s’est faite « sous le patronage des Vrais Amis ». Grosset meurt en
1876 et son fils reprend l’affaire, installée 14 rue du Cygne. Dans les années 1880, Grosset
fils est placeur mais s’occupe aussi de la vente et de l’achat des étaux de boucherie et de
triperie2060.
Dans sa thèse de 1959 sur le mouvement boulangiste, Jacques Néré explique très bien
pourquoi la question du placement est centrale pour les métiers de l’alimentation à Paris dans
les années 1870 et 1880. Pour se faire embaucher, les menuisiers et les serruriers se rendent
directement chez les patrons. Selon la coutume des places de grève, les métiers du bâtiment
disposent de lieux d’embauche traditionnels sur la voie publique : place Baudoyer pour les
peintres, à l’arrière de la caserne Napoléon pour les couvreurs, place Lévis pour les maçons,
place de l’Hôtel de Ville ou boulevard du Montparnasse pour les terrassiers, etc. « Au
contraire, les bureaux de placement sont les intermédiaires pratiquement obligatoires pour un
grand nombre de professions, et spécialement pour celles de l’alimentation. Le problème des
bureaux de placement, comme celui de la limitation de la durée du travail et de la suppression
du marchandage, s’est trouvé déjà posé en 1848. Supprimés dès le début de la Révolution de
février, les bureaux de placement se reconstituèrent clandestinement. Ils se livrèrent à une
telle exploitation des ouvriers qu’il fallut les soumettre à une nouvelle réglementation : ce fut
l’objet d’un décret du 25 mars 1852, précisé par un arrêté du 5 octobre de la même année.
L’autorité publique fixait notamment le taux de l’indemnité à percevoir par les placeurs : 3%
des gages annuels pour les domestiques, 5% pour les employés, 20% pour les ouvriers. A
l’époque qui nous occupe [1882-1888], les bureaux de placement sont l’objet de l’hostilité
unanime des ouvriers, à quelque tendance politique ou syndicale que ceux-ci
appartiennent2061 ».
2057
Joseph BARBERET, Le travail en France: Monographies professionnelles, Berger-Levrault, 1886, tome 1,
p 363.
2058
Georges BOURGIN, « Contribution à l’histoire du placement et du livret en France », Revue politique et
parlementaire, janvier 1912, tome 71, n°211, p 125.
2059
Claude WILLARD (dir.), La France ouvrière, tome 1 : des origines à 1920, Editions sociales, 1993, p 279.
2060
Bulletin mensuel de la Société de prévoyance et de secours mutuel de la boucherie de Paris (les Vrais Amis),
février 1887. BNF, 4° R 916
2061
Jacques NERE, La crise industrielle de 1882 et le mouvement boulangiste, Thèse de Doctorat, Paris,
Sorbonne, 1959, tome II, pp 121-122.
409
Dans un article de presse d’avril
1872, on apprend qu’il y a trois
placeurs pour les 5 000 garçons bouchers de Paris. « Comme rémunération du placement, ces
placeurs perçoivent, conformément au tarif soumis à la préfecture de police et agréé par elle,
une somme s’élevant à la moitié du salaire d’une semaine, quelle que soit la nature de
l’emploi procuré. Cette somme n’est acquise au placeur que si le garçon boucher est resté au
moins huit jours en place. Pour les garçons appelés à remplacer momentanément un de leurs
camarades, les placeurs sont autorisés à percevoir 2% de leur salaire. Ces conditions
paraissent très onéreuses aux garçons bouchers qui sont forcés d’avoir recours aux placeurs ».
Le journaliste partage le sentiment d’injustice des étaliers : « Il nous semble que
prendre, par exemple, aux garçons étaliers qui gagnent en temps normal de 40 à 50 F par
semaine, 20 ou 25 F pour leur procurer du travail, c’est réclamer une rémunération
considérable qui n’est point en harmonie avec l’importance du service rendu. Si, au moins, le
garçon boucher était assuré de conserver son emploi pendant un temps déterminé, on pourrait
admettre à la rigueur ce prélèvement excessif, car la durée du travail pourrait permettre au
garçon boucher de le répartir sur un chiffre de salaire suffisamment élevé. Il n’en est point
ainsi. Aucune assurance n’est donnée au garçon boucher sur le temps pendant lequel il restera
dans la place qu’on lui a procurée ; et il doit supporter, sur le montant de la première semaine
de son travail, l’intégralité de ce prélèvement vraiment exorbitant. Cette nécessité est, on le
comprend, particulièrement pénible pour les garçons bouchers ».
Par ailleurs, les placeurs sont dans l’illégalité quand ils réclament 50 centimes « au
moment où les garçons bouchers font s’inscrire leur demande sur le registre disposé à cet
effet. Les règlements qui régissent les bureaux de placement interdisent formellement toute
perception avant que l’emploi ait été procuré 2062, et même le placeur ne peut réclamer ce qui
lui est dû dans ce cas que lorsque le garçon boucher est resté au moins huit jours consécutifs
au service du même patron. Ce versement de 50 centimes qui, dans aucun cas, n’est
remboursé au garçon boucher, qui reste acquis aux placeurs, qu’ils aient ou non trouvé le
travail demandé, ne saurait être exigible qu’en violation des règlements. Néanmoins, les
placeurs le réclament chaque jour à tout garçon boucher. Nous croyons devoir appeler sur
cette coutume intolérable des placeurs la surveillance de l’administration préfectorale ».
Le journal relève un autre abus : les placeurs s’efforceraient d’ abréger autant que
possible le séjour chez un même patron. « L’intérêt du placeur, en effet, consiste à provoquer
des changements fréquents. Plus ils sont nombreux, et plus les bénéfices qu’il réalise
s’accroissent. Aussi, le placeur est-il conduit à mettre en œuvre mille ruses, mille
supercheries, pour amener patrons bouchers à recourir souvent à lui, et pour produire des
déplacements à tout instant ». Le journaliste renvoie aux diverses manœuvres mises en place
par les bureaux de placement des boulangers car ce sont les mêmes que l’on retrouve chez les
bouchers.
Malgré ces abus évidents, les garçons bouchers n’arrivent pas à s’organiser pour lutter
contre l’exploitation des placeurs. La tentative de la Fraternelle a échoué en 1872. « Il règne
parmi les garçons bouchers une regrettable indifférence pour leurs propres intérêts, une
apathie fâcheuse pour leurs propres affaires ». Le journaliste souligne la faible motivation des
bouchers pour s’affranchir 2063.
2062
Une ordonnance du 16 juin 1857 a supprimé le droit d’inscription de 50 centimes.
2063
Article de presse du 20 avril 1872. Archives de la Préfecture de Police de Paris, BA 1409.
410
Le syndicat patronal de la Boucherie
évoque la question du placement en
novembre 1878. Pour les patrons bouchers, la solution est très simple : si les garçons bouchers
sont membres de la société de secours mutuel, le placement y est gratuit2064 ! Les patrons
oublient un peu vite l’absence de tarifs progressifs des cotisations et surtout, chacun sait que
l’activité du bureau de placement géré par les Vrais Amis est tout à fait négligeable, les
patrons s’adressant avant tout aux placeurs privés pour trouver de la main d’œuvre.
En 1880 et 1881, le syndicat patronal envisage de créer un bureau de placement pour
les ouvriers bouchers et tripiers. En novembre 1880, le président Leroy-Daniel propose même
de créer une école pour les apprentis bouchers. Dans un article sur le placement, Jean Luciani
note que « la reconnaissance juridique du phénomène syndical en 1884, va permettre aux
syndicats, généralement organisés par métiers ou par branche, de faire admettre dans la
pratique, l’exercice d’un droit de regard sur l’embauche. De fait le syndicalisme n’a nul
besoin d’attendre cette « autorisation » pour se développer, et les années 1860 notamment
voient se développer un regain de cette activité. Au delà d’un simple droit de regard, on
assiste à l’élaboration d’une stratégie syndicale de contrôle. Le cas le plus connu est celui du
monopole syndical de l’embauche dans l’industrie du Livre, mais ce phénomène ne se limite
pas à cette branche, ni à un type d’action aussi objectivé 2065 ». Le contrôle s’exerce à travers
un certain nombre de pratiques, notamment l’action syndicale en matière de formation
professionnelle. Les bouchers semblent avoir été tentés par cette logique, mais la proposition
de Leroy-Daniel est restée lettre morte.
En décembre 1881, Gille et Bauve, secrétaire de la Chambre syndicale patronale,
soutiennent l’utilité de créer un bureau de placement. Ils sont combattus par Hersant et le
vice-président Morand, qui mettent en avant les dangers et les difficultés d’une telle création.
Le boucher Gille reproche notamment à Hersant, président des Vrais Amis, de repousser
depuis un an le projet de création d’un bureau de placement 2066. Même si le Syndicat patronal
ou la mutuelle des Vrais Amis réussissent à mettre en place un office de placement dans les
années suivantes, ils ne réussiront jamais à être aussi efficaces que les bureaux privés payants.
Le problème reste donc entier.
Dans les archives de la préfecture de police de Paris, on trouve trace d’une activité
syndicale des ouvriers bouchers à partir de 1882, mais les rapports sont surtout réguliers entre
1886 et 19042067. Le 8 juin 1882, 35 étaliers (garçons bouchers détaillants) se réunissent chez
un marchand de vin (86 rue du faubourg du Temple) et demandent la fermeture des
boucheries le dimanche à 16 h. Cette demande est évoquée en juillet 1882 par la Chambre
syndicale patronale. Même si cette réclamation apparaît comme tout à fait légitime et
2064
Rapport des brigades de recherche de la préfecture de police sur la Chambre syndicale de la Boucherie de
Paris, 6 novembre 1878. Archives de la Préfecture de Police de Paris, BA 1409.
2065
Jean LUCIANI, « Logiques du placement ouvrier au XIXe siècle et construction du marché du travail », in
Alain PLESSIS (dir.), Naissance des libertés économiques, 1993, pp 296-297.
2066
Rapport des brigades de recherche de la préfecture de police sur la Chambre syndicale de la Boucherie de
Paris, 15 décembre 1881. Archives de la Préfecture de Police de Paris, BA 1409
2067
Les rapports de surveillance policière de la Chambre syndicale ouvrière de la Boucherie de Paris ne couvrent
que la période 1882-1904. Archives de la Préfecture de police de Paris, BA 1409. Rappelons que « la loi du 21
mars 1884 accorde enfin aux syndicats le droit de se syndiquer librement mais rend obligatoire le dépôt des
noms des administrateurs et précise que l’objectif exclusif des syndicats doit être la défense des intérêts
professionnels, d’où la réprobation des syndicats les plus politisés ». Jean SAGNES, Histoire du syndicalisme
dans le monde, Privat, 1994, p 46.
411
acceptable aux yeux des patrons, elle ne semble pas avoir été officiellement résolue
par la profession. Si la question du repos hebdomadaire est importante, c’est le problème du
placement qui détermine les garçons bouchers à fonder leur chambre syndicale en 1886.
Les abus des placeurs sont régulièrement dénoncés à la Chambre des députés. En
1882, le député socialiste Clovis Hugues2068 propose d’abroger purement et simplement le
décret du 25 mars 18522069. Des troubles de rue éclatent en 1883 contre certains bureaux de
placement et une proposition est déposée le 19 novembre 1883 au Conseil municipal de Paris
pour créer une Bourse du Travail2070. L’article 6 de la loi Waldeck-Rousseau du 21 mars 1884
prévoit que « les syndicats de patrons ou d'ouvriers pourront librement créer et administrer
des offices de renseignement pour les offres et les demandes de travail2071 ». Cette disposition
va alimenter de nombreux espoirs sans remettre en cause la situation dominante des bureaux
privés de placement. Jacques Néré note qu’en juillet 1884, « l’Union des chambres syndicales
ouvrières de France (qui groupe les syndicats « barberetistes », c’est-à-dire politiquement
modérés) avait posé la question à Waldeck-Rousseau, alors ministre de l’Intérieur ; celui-ci
aida diverses sociétés d’ouvriers boulangers à organiser le placement de leur membres, mais il
ne put supprimer les bureaux privés, qui depuis le décret de 1852 étaient patentés, donc
protégés par la loi2072 ».
Le mouvement de lutte contre les bureaux de placement atteint un premier sommet en
1886, à cause d’une poussée de chômage. Une « Ligue pour la suppression des bureaux de
placement » se constitue autour des garçons de café, des marchands de vin et des coiffeurs.
L’agitation populaire prend de l’ampleur à partir de 1886, avec des scènes de violence dans
ces trois professions2073. En juin 1886, des désordres et des manifestations éclatent autour des
Halles, dans les rues Saint-Denis, Française et Montorgueil. Des bureaux de placement sont
pillés, des plaques de placeurs arrachées. Les réunions et les arrestations se multiplient. Les
garçons de café et les garçons marchands de vin forment leur chambre syndicale2074. Les
sociétés de secours mutuels et les syndicats des pâtissiers, des cuisiniers, des boulangers et
des marchands de vin adressent une pétition au Conseil municipal de Paris contre les bureaux
de placement. Les édiles émettent un vœu favorable à la proposition de Mesureur qui réclame
l’abrogation du décret de 1852 2075. Ce vœu, proposé par le conseiller Chabert, restera un
« vœu platonique 2076 ».
2068
Le poète Clovis Hugues (1851-1907) « prit part au mouvement communiste de Marseille en 1871, fut
condamné pour délit de presse et ne fut mis en liberté qu’en 1875 ». En 1881, il est le seul député socialiste de
la Chambre. Réélu député de Marseille en 1885, il prend part au mouvement boulangiste. Il est député
socialiste de la Seine entre 1893 et 1906 (19e arrondissement). Paul AUGE (dir.), Larousse du XXe siècle,
1928, tome III, p 1086.
2069
Georges BOURGIN, op. cit., p 125.
2070
L. DARD et L. TESSON, Etude sur les bureaux de placement, Oberthur, 1900, p 39.
2071
Auguste SAVOIE, Les bureaux de placement, leur origine, leur histoire, leur suppression, 1913.
2072
Jacques NERE, op. cit., tome II, p 122.
2073
Auguste SAVOIE, op. cit., p 15.
2074
Article « Bureaux de placement », La Grande Encyclopédie, Lamirault, 1885-1902, tome VIII, p 449.
2075
Office du Travail, Le placement des employés, ouvriers et domestiques en France, Enquête de 1892, p 156.
2076
Jacques NERE, op. cit., tome II, p 129.
412
Jacques Néré indique que c’est une
« quinzaine de chambres syndicales
de l’alimentation » qui créent pendant l’été 1886 la « Ligue pour la suppression des bureaux
de placement », dont le premier congrès se tient en août. Il fournit notamment de nombreux
détails sur la Chambre syndicale des garçons limonadiers de Paris, qui se constitue en juillet
1886 sous le patronage de Clovis Hugues et qui revendique 2 000 membres2077. Des
« manifestations bruyantes » sont organisées en août 1886, notamment dans le quartier des
Halles. La Ligue tient une grande réunion le 17 août 1886, qui rassemble 2 550 personnes, en
présence du député socialiste Planteau2078, du conseiller municipal possibiliste Chabert et
divers orateurs socialistes et anarchistes, comme le possibiliste Victor Dalle et le guesdiste
Albert Goullé2079. Le secrétaire général de la Ligue est un ouvrier pâtissier de 23 ans, Soudey,
proche des possibilistes2080. Orphelin, victime des placeurs, il veut obtenir une intervention
des pouvoirs publics et souhaite atteindre la suppression des placeurs privés par la voie légale,
non violente. Il compte sur l’appui des députés Planteau, Michelin et Basly, sur le soutien des
conseillers municipaux Chabert, Vaillant, Robinet et Mayer, pour déposer un projet de
suppression des bureaux de placement et de création d’une Bourse du Travail. La Ligue reçoit
également le soutien de Trébois, maire de Levallois-Perret, qui a ouvert un bureau de
placement municipal dans sa commune. Forte de ses 50 000 adhérents et des 30.000
signatures récoltées par sa pétition, la Ligue pose, en vain, un ultimatum au gouvernement
pour le 20 octobre 1886 pour supprimer les placeurs privés2081.
Les bouchers restent-ils spectateurs de cette agitation ouvrière ? Certes pas, car ils sont
membres de la Ligue de Soudey. Dans un article du 27 juillet 1886, Le Radical dresse le
tableau de la situation sociale des garçons bouchers parisiens. Ils sont environ 10 000, pour un
salaire moyen évalué à 30 F par semaine. La commission des placeurs représente la moitié du
salaire de la première semaine, plus 50 centimes pour frais de courses. L’étalier doit payer un
supplément de prime s’il veut être placé plus rapidement. Paris compte sept bureaux de
placement pour les bouchers en 1886. Un bureau place en moyenne 70 garçons par semaine.
En comptant la prime de 10 F, chaque placeur gagne 33 000 F par an ! On comprend mieux
pourquoi les placeurs privés sont considérés comme des exploiteurs par la classe ouvrière.
Le 3 août 1886, 1000 garçons bouchers sont réunis à la salle des Folies- Rambuteau
(sous la présidence du conseiller municipal Arsène Lopin) pour former leur chambre
syndicale et réclamer la suppression des bureaux de placement payants. Les responsables des
Vrais Amis et du syndicat patronal affirment que les garçons bouchers peuvent être placés
gratuitement par les associations patronales. Un journaliste de La Nation s’insurge contre ce
mensonge, « car la Chambre syndicale patronale de la Boucherie représente les patrons et
naturellement elle a pour objet de s’occuper avant tout de leurs intérêts ; or, pour eux, le
placement de leurs employés est forcément une chose secondaire ». L’auteur soutient que le
2077
APP, BA 1427. Jacques NERE, op. cit., tome II, pp 123-124.
2078
François Edouard Planteau (1836-1906), député de la Haute Vienne (1885-1889), « adhéra au premier
groupe parlementaire « ouvrier » constitué au-delà de l’extrême-gauche radicale. Il prit quelques positions
significatives. Il interpella sur la grève de Decazeville (avril 1886). Il proposa l’abrogation du Concordat
(juillet 1886) et la substitution de la « nation armée » aux armées permanentes (juin 1887). Planteau épousa, en
juillet 1889, la cause boulangiste ». Jean MAITRON (dir.), op. cit., tome XIV, p 280.
2079
Rapport de police du 18 août 1886. APP, BA 97.
2080
Une biographie de Soudey est publiée dans Le Cri du Peuple du 31 mars 1887.
2081
Jacques NERE, op. cit., tome II, pp 127-128.
413
syndicat ouvrier pourra facilement résoudre le problème : « Il ne faut pour cela qu’un peu
d’entente et de bon vouloir. Les garçons étaliers sont dix mille, si tous adhèrent au Syndicat et
versent par mois un franc seulement, chaque année ils auront à leur disposition la somme
rondelette de 120 000 francs. Avec de pareilles ressources, le Syndicat placera non seulement
ses adhérents, mais il pourra en cas de chômage prolongé leur donner des secours. Il pourra
aussi secourir ceux qui se blessent dans le travail, ou permettre aux femmes et aux enfants des
employés blessés d’attendre sans mourir de faim la guérison du chef de famille 2082 ». Bref, la
confusion est totale entre syndicalisme et mutuellisme2083.
Le 12 août 1886, le Radical publie le compte-rendu d’une réunion tenue la veille à la
salle des Folies-Rambuteau, toujours présidée par le conseiller Lopin. Au nom des employés
de la Boucherie, Emile Bouton proclame les intentions de la future Chambre syndicale
ouvrière : « placement gratuit du personnel » et « suppression des bureaux de placement ». Le
message est simple et clair. Rousseau, membre du syndicat patronal, déclare que « la plupart
des patrons bouchers étaient absolument disposés à s’adresser à la Chambre syndicale
ouvrière pour avoir des employés ». L’avenir semble donc placé sous les meilleurs auspices,
surtout que 500 garçons bouchers ont manifesté leur souhait d’adhérer à la future chambre
syndicale2084.
C’est au cours d’une réunion qui rassemble 400 personnes le 28 septembre 1886 à la
salle Rivoli (rue Saint-Antoine) que la Chambre syndicale ouvrière de la Boucherie de Paris
vote ses statuts et nomme ses dirigeants. Le syndicat compte alors 1 180 membres adhérents
et établit son siège social au 12 rue Sauval. Bouton, étant « faillitaire non réhabilité », décline
la présidence du Syndicat bien qu’il en soit considéré comme le fondateur 2085. Alexis
Vergniolles est élu président de la nouvelle association. Nous ne savons pas si la toute
nouvelle Chambre syndicale est rattachée à la Fédération nationale des syndicats et des
groupes corporatifs de France, fondée en 1886 au Congrès syndical de Lyon. En octobre, la
Chambre syndicale aurait déjà placé 900 garçons bouchers.
Des luttes de pouvoir éclatent dès novembre 1886 au sein du Syndicat. Les « membres
dissidents » Bouton et Noirot réunissent 70 personnes et réclament la démission de Cornu,
Fournier et Rousseau, trois membres du conseil syndical. Une pétition est lancée contre le
président Vergniolles, traité d’ivrogne et de souteneur. Le 13 novembre 1886, les
appointements du secrétaire sont réduits à 200 F et ceux du garçon de recette à 150 F. A la fin
de décembre, le « dissident » Bouton, exclu du syndicat, s’interroge sur l’opportunité de créer
un second syndicat. Il organise des réunions dans différents arrondissements pour dénoncer
l’inefficacité des dirigeants syndicaux, dont « l’incapacité est notoire », précisant que « les
autres sont des ivrognes et des souteneurs avérés ». En janvier 1887, Bouton clame que sa
2082
Article de La Nation du 4 août 1886. Archives de la Préfecture de police de Paris, BA 1409.
2083
Il faut nuancer les propos de Francine Soubiran-Paillet : « En résumé, au moment de son apparition, la
chambre syndicale intègre alternativement diverses dimensions (société de résistance, société de secours
mutuels, coopérative). Puis, au fur et à mesure que l’on se rapproche du vote de la loi de 1884, la chambre
syndicale devient une forme plus spécifique, axée sur le règlement des conflits et l’organisation de la
profession ». Le cas de la Chambre syndicale des bouchers ne semble pas obéir à ce schéma. Francine
SOUBIRAN-PAILLET, L’invention du syndicat (1791-1884): itinéraire d’une catégorie juridique , LGDJ,
1999, pp 95-96.
2084
2085
Article du Radical du 12 août 1886. Archives de la Préfecture de police de Paris, BA 1409.
En 1900, Bouton se définit comme « anarchiste libertaire ». Si vraiment c’est un « faillitaire », cela signifie
qu’il a été patron autrefois.
414
pétition a déjà été signée par 150 personnes.
vaines2086.
Toutes
ces
gesticulations
demeurent
b) La question du placement après l’ouverture de la Bourse du
Travail (1887)
Deux étapes importante sont franchies en 1887 avec l’ouverture de la Bourse du
Travail et du premier bureau de placement municipal à Paris2087. Le premier projet de Bourse
du Travail remonte à 1848, quand le préfet de police Ducoux renvoie son projet au Conseil
municipal de Paris2088. En février 1875, deux demandes sont adressées au Conseil municipal
de Paris et le principe de la création d’une Bourse du Travail est adopté 2089. Une première
Bourse du Travail ouvre rue de Flandre en 1875, puis un abri permanent est aménagé
boulevard de la Chapelle en 18782090. Le préfet de la Seine Floquet institue en 1882 une
commission qui rend des conclusions positives sur la création d’une grande Bourse du
Travail2091. Pour les pouvoirs publics, la Bourse du Travail permet « d’assurer une régulation
du marché du travail en fournissant un placement aux chômeurs et aux accidentés du travail,
ainsi qu’un viatique aux migrants, et en délivrant des enseignements généraux et
professionnels2092 ».
Le 3 février 1887, Mesureur, président du Conseil municipal, inaugure la Bourse de
Travail de Paris, installée salle de la Redoute (35 rue Jean-Jacques Rousseau) et mise à la
disposition des syndicats ouvriers2093. La Bourse centrale du Travail s’installe en 1892 dans
un grand immeuble au 3 rue du Château d’Eau 2094. Le succès de la Bourse du Travail montre
2086
Dossier sur la Chambre syndicale ouvrière de la Boucherie de Paris (1882-1904). Archives de la Préfecture
de police de Paris, BA 1409.
2087
L’idée des Bourses du Travail revient à l’économiste libéral belge Gustave de Molinari (1819-1912), qui y
voit un moyen de régulariser le prix de la main d’œuvre en renseignant sur les localités abondantes ou rares.
Chez Molinari, la Bourse se contente de favoriser, d’accélérer la rencontre entre le capital et le travail, alors
que la conception de Leullier s’appuie sur la notion d’organisation du travail au sens où l’entendait Louis
Blanc, c’est-à-dire une organisation entreprise par les pouvoirs publics. Sur ce point, il faut consulter Peter
SCHOTTLER, Naissance des bourses du travail. Un appareil idéologique d’Etat à la fin du XIX e siècle, PUF,
1985.
2088
Office du Travail, Les associations professionnelles ouvrières, tome I : Alimentation, 1899, p 259.
2089
Le 24 février 1872, Delattre fait une proposition au Conseil municipal de Paris : il demande l’établissement
d’une Bourse du Travail rue de Flandre pour l’embauchage des travaux du port et autres. L. DARD et L.
TESSON, op. cit., p 39.
2090
Office du Travail, Les associations professionnelles ouvrières, tome I : Alimentation, 1899, p 259.
2091
Georges BOURGIN, op. cit., p 125.
2092
André BURGUIERE et Jacques REVEL (dir.), Histoire de la France : l’Etat et les conflits, tome 3 : les
conflits, Seuil, 1990, p 404.
2093
« Par ses hautes responsabilités à la Grande loge de France, par les bonnes relations qu’il gardait avec le
Grand-Orient, Mesureur occupait une position stratégique qui a ensuite permis de structurer la plupart des
éléments qui formaient le courant radical ». Mesureur se trouve à l’origine du Parti radical créé en 1901, et
dont il a été le premier président. Nobuhito NAGAI, Les conseillers municipaux de Paris sous la IIIe
République (1871-1914), Publications de la Sorbonne, 2002, p 206.
2094
Sur les lieux de réunion des ouvriers, nous renvoyons à Michelle PERROT, Les ouvriers en grève : France
1871-1890, EHESS, 2001, tome III, p 589-592.
415
l’influence prépondérante au
très hostiles au guesdisme2095.
sein
du
syndicalisme des socialistes « possibilistes »,
Pour Rolande Trempé, la création des Bourses du Travail est certainement le
« phénomène le plus original et le plus important » de la période 1871-1895. « Cette
institution d’un type nouveau, tant dans ses structures, son administration que sa localisation,
répond à des besoins précis des ouvriers : se réunir à l’abri de la police, en dehors des cafés,
dans des locaux sûrs et gratuits, pouvoir se concerter sur le plan local ». Par ailleurs, « la loi
de 1884 accorde aux syndicats le droit de se concerter pour l’étude et la défense de leurs
intérêts économiques, industriels… et de former des unions. Mais elle leur interdit de
posséder aucun immeuble, ce qui explique le recours au local municipal2096 ». En dehors de
leur fonction de local syndical, les Bourses du Travail abritent des caisses de chômage et de
secours, des bibliothèques et des cours professionnels. Pour Jean Luciani, « la mise en place
des Bourses du Travail à Paris puis en province, peut tout à fait être considérée comme une
étape intermédiaire, un relais, entre pertinence professionnelle (point de vue syndical) et
pertinence locale (point de vue des pouvoirs publics) de l’organisation du placement 2097 ».
En février 1892, on compte en France 14 Bourses du Travail, qui se regroupent
pendant le congrès de Saint-Etienne en une Fédération nationale, dont le journaliste libertaire
Fernand Pelloutier est le secrétaire entre 1895 et 19012098. 265 syndicats adhérent à cette
fédération, qui met ses espoirs dans la grève générale dès 1893. Les Bourses du Travail
assurent le travail de liaison entre les chambres syndicales ouvrières, ce qui explique le faible
succès de la « Fédération nationale des syndicats et des groupes corporatifs de France », créée
en 1886 au Congrès syndical de Lyon et dominée par les guesdistes2099. Pour Georges
Lefranc, « l'importance des Bourses du Travail donne au mouvement syndical français son
originalité; elles lui ont permis d'avoir longtemps vis-à-vis des partis politiques une
2100
indépendance qui n'a guère d'analogie à l'étranger
».
Fernand Pelloutier (1868-1901) est l’artisan des Bourses du Travail françaises 2101.
2095
Georges LEFRANC, op. cit., p 50.
2096
Claude WILLARD (dir.), La France ouvrière, tome 1 : des origines à 1920, Editions sociales, 1993, p 279.
2097
Jean LUCIANI, op. cit., p 298-299.
2098
Pelloutier quitte le Parti Ouvrier Français (guesdite) en 1892 pour se tourner vers les allemanistes et les
anarchistes. L’itinéraire personnel complexe de Pelloutier est rapidement retracé par Jean-Marie MAYEUR,
Les débuts de la IIIe République (1871-1898), Seuil, 1973, p 188-189. Pour plus de détails, on consultera
Jacques JULLIARD, « Fernand Pelloutier et les origines du syndicalisme d’action directe », Le mouvement
social, n°75, avril-juin 1971, pp 3-32.
2099
Georges LEFRANC, op. cit., p 34. En 1886, la majorité de la Fédération nationale des syndicats (FNS) est
« composée de guesdistes marxistes, de blanquistes, d’anarchistes et de possibilistes, tous alliés contre les
coopérateurs barbéristes. De 1887 à 1892, les guesdistes dirigent la FNS avec Dormoy puis Lavigne qui fait
adopter au congrès international de Paris en juillet 1889 le principe d’une grande manifestation le 1 er mai dans
tous les pays du monde pour exiger la journée légale de huit heures ». Jean SAGNES, Histoire du syndicalisme
dans le monde, Privat, 1994, p 46.
2100
2101
Georges LEFRANC, op. cit., p 49.
Pelloutier est aussi un des dirigeants de la Chevalerie du travail française, organisation secrète qui poursuit
ses activités, y compris dans les syndicats légaux. En effet, la légalisation des syndicats en 1884 « ne met pas
fin aux habitudes d’action clandestine que des dizaines d’années d’interdiction ont ancrées dans les milieux
ouvriers ». Jean SAGNES, op. cit., p 46. Pour plus de renseignements sur Pelloutier, nous renvoyons à Maurice
FOULON, Fernand Pelloutier, précurseur du syndicalisme fédéraliste, fondateur des bourses du travail, Paris,
La Ruche ouvrière, 1967, 187 p.
416
« Toute sa conception de l'action ouvrière est dominée par la crainte de l'égoïsme
corporatif, par la volonté de noyer cet égoïsme corporatif dans la solidarité intercorporative;
2102
c'est ce qu'il attend précisément de la Bourse du travail
». Selon Pelloutier, les Bourses du
Travail rendent quatre services :
•
mutualité : placement, secours de chômage-voyage-accidents.
•
enseignement : bibliothèque, office de renseignements, musée social, cours
2103
professionnels et d'enseignement général
.
•
propagande : études statistiques et économiques, conseils de prud'hommes,
création de syndicats industriels, agricoles, maritimes et de coopératives.
•
résistance : organisation des grèves et caisses de grève, pression sur les députés2104.
On comprend mieux pourquoi l’ouverture de la Bourse du Travail de Paris en 1887
marque une étape importante pour le mouvement ouvrier français. La Ville de Paris peut être
fière de son action sur le problème du placement, car la mairie du 18e arrondissement fonde
en juillet 1887 un premier bureau de placement municipal gratuit. Le 11 juin 1888, le
conseiller municipal socialiste Lavy émet un vœu pour la suppression des bureaux de
placement payants2105. Dans une circulaire du 7 juillet 1888, le préfet de la Seine Poubelle
encourage les maires d’arrondissement à imiter l’exemple de leur collègue du 18 e. Les
ouvertures s’enchaînent jusqu’en 1896 2106. En 1900, seuls quatre arrondissements ne
possèdent pas de bureau de placement municipal2107. A partir de 1889, le Conseil municipal
de Paris accorde une subvention variant entre 1 000 et 3 000 francs aux mairies qui ouvrent
des bureaux de placement gratuits2108.
Le 18 mars 1887, le conseiller municipal Richard préside à la Bourse du Travail une
réunion de 150 garçons bouchers2109. Pour l’occasion, le conseiller municipal radical Arsène
Lopin est président d’honneur de la Chambre syndicale des bouchers, qui a installé son siège
2102
Georges LEFRANC, op. cit., p 57.
2103
Pelloutier lance un appel à l’éducation ouvrière, morale, administrative et technique.
2104
Pour plus de détails, nous renvoyons à Jacques JULLIARD, « Fernand Pelloutier et les origines du
syndicalisme d’action directe », Le Mouvement Social, avril-juin 1971.
2105
Directeur d’une institution scolaire, coopérateur, Aimé Lavy (1850-1921) a siégé au comité national de la
Fédération des travailleurs socialistes de France. Il a publié des articles dans Le Prolétaire, hebdomadaire
fondé en 1878 et devenu après 1882 l’organe des possibilistes. Nobuhito NAGAI, Les conseillers municipaux
de Paris sous la IIIe République (1871-1914), Publications de la Sorbonne, 2002, p 167, p 206 et p 231. Une
notice complète sur Lavy est disponible dans Jean MAITRON (dir.), Dictionnaire biographique du mouvement
ouvrier français, Editions ouvrières, 1975, tome XIII, pp 224-226.
2106
Les 15e et 1e arrondissements ouvrent des bureaux de placement en octobre 1888, le 3e arrondissement en
novembre 1888, les 4e, 5e, 6e et 14e en 1889, le 17e arrondissement en 1890. Office du Travail, Le placement
des employés, ouvriers et domestiques en France, Enquête de 1892, p 575. BA, 21 365.
2107
L. DARD et L. TESSON, op. cit., p 39.
2108
Office du Travail, op. cit., p 162.
2109
Emile Richard a été conseiller de Boulogne-sur-Seine de 1874 à 1881, puis conseiller municipal de Paris.
Radical, il a été rédacteur au Radical et au Réveil. Nobuhito NAGAI, Les conseillers municipaux de Paris sous
la IIIe République (1871-1914), Publications de la Sorbonne, 2002, p 218 et p 231.
417
à la Bourse du Travail (35 rue Jean-Jacques
Rousseau)2110. Haniquet est secrétaire et
Vergniolles secrétaire adjoint. Le syndicat a un actif de 600 F en caisse et a placé 1 863
personnes depuis sa fondation. L’objectif affirmé reste d’obtenir l’abrogation de la loi de
1852 sur les bureaux de placement. Pour Lefebvre-Roncier, « l'œuvre que poursuit la
Chambre syndicale de la Boucherie restera dans les annales de la démocratie de la Troisième
République2111 ».
En 1888, la Chambre syndicale ouvrière compterait 3 000 sociétaires, dont 60 patrons
membres honoraires, « preuve des bonnes relations existant entre patrons et employés ». En
août 1888 courent des bruits de grève contre les bureaux de placement2112. Les responsables
syndicaux protestent énergiquement contre cette rumeur par voie de presse, dans le Figaro, le
11 août 1888 : « Le conseil d’administration de la chambre syndicale de la boucherie porte à
la connaissance des intéressés qu’il n’est jamais entré dans son programme de faire grève, ni
d’inquiéter soit les patrons du détail, soit ceux du gros. Son but est d’arriver à la suppression
des bureaux de placement. Pour arriver à ce but, il a fait appel à MM. les patrons2113 ».
Le journaliste du Figaro, Georges Grison, commente ainsi l’avis syndical : « Somme
toute, nous arrivons à ce qui eut dû être le point de départ : une discussion pacifique et
raisonnée. Cela nous mène loin de la fameuse « Grève Générale » patronnée par des
exaltés2114 qui depuis longtemps, par principes, professent la « grève particulière » ou plutôt
personnelle et qui, parodiant le mot fameux de Polichinelle, diraient volontiers : « Comme
j’aime à ne rien faire, je veux que personne ne travaille autour de moi ! ». Espérons que tous
les ouvriers sensés ne voudront pas continuer à jouer le rôle de moutons de Panurge derrière
ces meneurs, et que la tranquillité renaîtra bientôt2115 ».
Cette « entente cordiale » entre patrons et ouvriers se retrouve-t-elle dans les autres
2110
« Lopin était conseiller municipal de St-Maur, avant d’être élu au Conseil d’arrondissement (de Sce aux) par
le canton de Charenton vers 1880. Il a ensuite posé sa candidature à une élection municipale complémentaire
organisée à Paris en février 1886, suite à la démission de Camille Dreyfus, élu député ; en fait, ce dernier
dirigeait le journal La Nation depuis 1884, feuille à laquelle Lopin collaborait. La passation des pouvoirs s’est
bien passée, et Lopin a conservé son siège jusqu’en 1900 ». Nobuhito NAGAI, op. cit., p 219.
2111
Dossier sur la Chambre syndicale ouvrière de la Boucherie de Paris (1882-1904). Archives de la Préfecture
de police de Paris, BA 1409.
2112
La « propension à la grève » est très faible dans les industries alimentaires entre 1871 et 1890, comme le
montre le tableau statistique dressé par Michelle Perrot. Le textile concentre 41% du total des grévistes de la
période 1871-1890, les mines 16,4%, le bâtiment 10%, les métaux 9,6%, le bois 8,6%, les transports 4,3%, les
cuirs et peaux 3,5%, les industries alimentaires (sucrerie et boulangerie essentiellement) 1,7%, la chimie 1,4%,
l’imprimerie 0,7% et l’agriculture 0,5%. Michelle PERROT , op. cit., tome II, p 350.
2113
Le recours à la négociation n’est pas spécifique aux bouchers : on le retrouve chez les boulangers. La plupart
des grèves (62%) dans les industries alimentaires entre 1871 et 1890 se font sur préavis et non subitement.
Profession très organisée, les boulangers préfèrent toujours la négociation au débrayage. Par contre, le taux de
grèves subites est très élevé (94%) dans l’industrie sucrière et celle des conserves alimentaires. Michelle
PERROT, op. cit., tome II, p 412.
2114
Les idées de grève générale et de manifestation le 1er mai sont lancées en 1888-1889 par les guesdistes et
reprises par les anarchistes. Elles sont soutenues par Aristide Briand et Fernand Pelloutier. Georges
LEFRANC, Le mouvement syndical sous la Troisième République, Payot, 1967, p 48.
2115
Article du Figaro du 11 août 1888. Archives de la Préfecture de police de Paris, BA 1409.
418
professions parisiennes2116 ? Les coiffeurs,
les garçons de café et les garçons marchands
de vin ne partagent nullement la placidité des garçons bouchers2117. La pétition qu’ils ont
lancée aux députés de la Seine contre les bureaux de placement a obtenu 30.000 signatures. A
la Chambre des députés, à la suite de Clovis Hugues en 1882, de nombreux élus de gauche
proposent d’abroger la loi de 1852 : Tony Révillon en 1886, Henri Michelin en 1887,
Mesureur et Millerand en 1888, Dumay en 18892118.
Jacques Néré note une radicalisation des revendications ouvrières sur la question du
placement dès février 1887. Les syndicats ouvriers réclament d’avoir l’exclusivité du
placement, mais le député radical Rivet défend à la Chambre un rapport hostile à ce projet2119.
Soudey, principal animateur de la Ligue pour la suppression des bureaux de placement,
demande en février 1887 l’abrogation du décret de 1852 ; il pose un nouvel ultimatum au
gouvernement pour qu’il ferme les bureaux de placement privés avant le 1 er avril 18872120.
L’action légale échouant, la Ligue se scinde en deux groupes : le président, Trébois, reste
fidèle à l’action syndicale, alors que le secrétaire général, Soudey, se tourne vers l’anarchisme
et l’action violente. En juin-juillet 1887, la Chambre syndicale des garçons limonadiers de
Paris connaît également une scission entre possibilistes et anarchistes. A l’automne 1887, la
Chambre syndicale des coiffeurs, qui connaît des tentatives d’intrusion des anarchistes 2121,
rejoint l’action menée contre les bureaux de placement. Chez les coiffeurs, l’action syndicale
est encouragée par le député libéral Yves Guyot et le conseiller municipal Léon Donnat. « A
la fin de l’année 1887, l’agitation des corporations du bâtiment pour la limitation de la durée
du travail, et celle des corporations de l’alimentation contre les bureaux de placement, tendent
à se rejoindre. Et dans une réunion commune, on vote le principe d’une grève de tous les
métiers et industries à Paris2122 ».
Quand Charles Floquet devient Président du Conseil en mars 1888, les ouvriers
parisiens reprennent espoir. La fédération des chambres syndicales et groupes indépendants
de l’alimentation envoie une délégation – menée par le député Michelin, compromis dans le
mouvement boulangiste – auprès du gouvernement pour obtenir la fermeture des bureaux de
placement privés. Une tentative similaire est menée à la Chambre des députés par Boulé2123,
de la fédération des chambres syndicales et groupes indépendants de la Seine2124.
2116
Il n’est pas rare que les patrons soient invités aux assemblées ouvrières qui décident de voter ou non la grève.
Jean NERE, « Aspect du déroulement des grèves en France durant la période 1883-1889 », Revue d’histoire
économique et sociale, juillet 1956, p 287.
2117
Sans insister sur le cas célèbre des cabaretiers (notamment dans les pays miniers), la coiffure et la
cordonnerie, « qui semblent exiger peu d’apprentissage », sont deux professions qui servent souvent de refuge
pour les militants ouvriers chassés de la grande industrie. « Ce n’est nullement fortuit si les cordonniers ont la
réputation d’être des « révolutionnaires » notoires ; c’est qu’ils sont souvent des rebelles auxquels l’alène et le
tire-pieds assurent enfin l’indépendance. Dans toutes les communes industrielles, leurs échoppes sont des
salons de lecture socialistes et des centres de discussion ». Michelle PERROT, op. cit., tome II, p 480.
2118
L. DARD et L. TESSON, op. cit., p 28.
2119
L’Action du 22 février 1887.
2120
Jacques NERE, op. cit., tome II, p 130.
2121
Rapports de police du 3 et du 8 novembre 1887. APP, BA 98.
2122
Rapport du 12 décembre 1887. APP, BA 98. Jacques NERE, op. cit., tome II, p 133.
2123
Une courte notice biographique sur Boulé est disponible dans Jean MAITRON (dir.), op. cit., tome XI, p 16.
2124
La Cocarde du 20 juin 1888. Jacques NERE, op. cit., tome II, p 378.
419
Pour Jacques Néré, les quatre
questions suivantes sont liées et
forment autant de déceptions pour les ouvriers parisiens en 1886-1888 : la concurrence
étrangère, le chantier du métropolitain non lancé, la journée de 8 h et demi non appliquée et
les bureaux de placement non supprimés. « C’est le naufrage des espérances que l’on avait
mises dans la nouvelle législature où l’élément radical jouait pour la première fois un rôle
indispensable. Et bien des signes avant-coureurs font prévoir, dès la fin de 1887, une
explosion prochaine2125 ». Si Néré pense aux succès électoraux des boulangistes, nous nous
contenterons pour l’instant de l’explosion de la violence contre les bureaux de placement
pendant l’été 1888.
Les manifestations et les pillages reprennent à Paris en 1888. Alors que la grève des
terrassiers débute le 3 août, de violentes manifestations éclatent contre les bureaux de
placement, menées par les garçons coiffeurs et limonadiers2126. Les coiffeurs pillent plusieurs
bureaux de placement (rue Villedo, rue Saint-Honoré, rue du Roule, rue Saint-Martin) et
certains cafés2127. Les dégâts sont sérieux au Café américain, au Café du Delta, au Café du
Danemark et au Divan Oriental. Le Café de la Paix est protégé par 150 agents de police. Les
arrestations se multiplient entre l’été et octobre 1888. Des actions violentes sont menées : des
explosions à la dynamite visent des bureaux de placement rue Française et rue Beauregard2128.
Le 30 septembre 1888, une bombe fait exploser le bureau de placement des coiffeurs, rue
Chénier2129. Le 5 décembre 1888, une tentative d’explosion vise un bureau de placement, 103
rue Saint-Denis. Du 18 au 20 décembre 1888, le juge d’instruction ordonne des perquisitions
chez 40 anarchistes, sans trouver ni piste ni preuve. Les chambres syndicales ouvrières se
détachent des attentats et se réclament de la légalité, de l’association et de la propagande
pacifique2130.
Jacques Néré consacre quelques pages très instructives sur le déchaînement de la
violence contre les placeurs pendant l’été 1888. Selon le préfet de police, les grévistes sont
surtout des chômeurs, qui alimentent le mouvement boulangiste : « extra, camelots,
souteneurs, toujours disposés au dé sordre ; ce même public que nous avons vu prendre le
chemin de la Bourse du Travail pendant un certain temps comme nous le voyons à des jours
déterminés prendre le chemin de la place de la Concorde2131 ». Au début du mois d’août 1888,
la mort subite du banquiste Emile Eudes, après un meeting de soutien à la grève des
terrassiers, va entraîner une violente polémique entre blanquistes et possibilistes. Alors que
les autorités craignent des violences pendant les funérailles d’Eudes, le 8 août, les agents du
préfet de police occupent la Bourse du Travail et commettent des violences injustifiées, en
2125
Jacques NERE, op. cit., tome II, p 134.
2126
Ibid., p 379.
2127
Etudiant les grèves ouvrières, Michelle Perrot note : « Sélective dans ses gestes, la violence gréviste l’est
aussi dans ses objectifs. Elle vise moins les personnes que les choses, et parmi ces dernières, moins les objets
que les immeubles ». Ce constat semble s’appliquer aussi aux petits métiers artisanaux parisiens. Michelle
PERROT, Les ouvriers en grève : France 1871-1890, EHESS, 2001, tome III, p 576. La prédilection de la
« masse » pour maisons et objets est également relevée par Elias CANETTI, Masse et puissance, Gallimard,
1966, p 16.
2128
Sur l’emploi de la dynamite, inventée en 1869 et qui commence « sa carrière prestigieuse » dans les années
1880, nous renvoyons à Michelle PERROT, op. cit., tome III, p 575.
2129
Auguste SAVOIE, op. cit., p 15.
2130
Article « Bureaux de placement », La Grande Encyclopédie, Lamirault, 1885-1902, tome VIII, p 449.
2131
Bulletin municipal officiel du 25 octobre 1888, p 2228.
420
encadrant de trop près le cortège funèbre. La brutalité des agents vaut un blâme au préfet
de police2132. Soudey est arrêté vers le 10 août mais bénéficie d’un non-lieu le 24 août 2133.
Pour éviter tout risque de sédition, le Conseil municipal de Paris prend conscience qu’il est
obligé de faire respecter plus strictement le règlement intérieur de la Bourse du Travail
(notamment en matière de séparation entre activité syndicale et politique). Quand la Bourse
est réouverte, les possibilistes ont remporté une victoire matérielle2134. Pour Néré, cette crise
d’août 1888 marque la fin du lien direct entre Rochefort, les blanquistes et les
boulangistes2135. Quant aux terrassiers, ils reprennent le travail le 17 août et ont résisté à la
récupération boulangiste2136. La crise sociale de l’été 1888 est la secousse la plus profonde qui
a touché Paris depuis 1871, pour l’alimentation et le bâtiment.
La répression des grèves marque un échec pour le radicalisme : le gouvernement
Floquet et le conseil municipal de Paris sont discrédités, selon le journal boulangiste La
Cocarde du 31 juillet 1888. « Le Conseil municipal, pionnier jusque là des initiatives hardies
en matière sociale, cesse précisément à ce moment de jouer ce rôle, et tout d’abord en
désavouant en quelque sorte cette grève des terrassiers dont beaucoup le considèrent comme
responsable2137 ». Sur la pression de la base, l’alliance entre les radicaux et les possibilistes est
rompue en août 18882138, car le Conseil municipal de Paris, « symbole du radicalisme le plus
avancé », a refusé de subventionner la grève des terrassiers2139. Paul Brousse accuse l’échec
économique des grèves de tourner une partie du mouvement ouvrier vers le boulangisme
(Boulé est directement visé)2140. En novembre 1888, le Sénat annihile « tous les efforts tentés
depuis 1886 pour introduire une réglementation des conditions du travail par la voie
municipale2141 ».
Les garçons bouchers ne semblent pas avoir partagé les méthodes violentes de leurs
confrères. En septembre 1888, un étalier s’exprime dans le bulletin mensuel des Vrais Amis.
S’il reconnaît que certains placeurs se livrent à des abus, il note que « beaucoup font leur
devoir et rendent des services à l’offre comme à la demande » (Grosset, Lemoine, Debadier,
Coquelet, etc). Les frais du placeur couvrent son loyer, ses contributions et sa patente. La
violence est écartée : « N'allons en rien briser et faire tapage chez eux». L’étalier indique
qu’il faut suivre l’exemple des employés de la librairie de Paris, des garçons restaurateurs et
limonadiers, c’est-à-dire organiser le placement par l'intermédiaire de la société de secours
mutuels. L'expérience peut s'acquérir, les exigences
«
du métier » étant un faux prétexte
2132
Ibid.
2133
La Cocarde du 11 août 1888.
2134
Jacques NERE, op. cit., tome II, pp 380-384.
2135
Ibid., p 412.
2136
Ibid., p 398.
2137
La Cocarde du 2 août 1888.
2138
Cette alliance s’illustrait notamment au sein de la Société des droits de l’Homme, créée en 1871. Les
possibilistes la quittent en août 1888.
2139
Jacques NERE, op. cit., tome II, p 408.
2140
Le Parti Ouvrier du 27 août 1888.
2141
Jacques NERE, op. cit., tome II, p 406.
421
utilisé par les placeurs2142.
Des dissensions ont sans doute existé au sein des bouchers car une « Union syndicale
ouvrière de la Boucherie du département de la Seine » se constitue en octobre 1888, siégeant
36 rue Quincampoix et présidée par Adolphe Denier. Cette association a du être rapidement
dissoute. Nous se savons rien sur son action2143. Cette scission est sans doute à rapprocher de
celles qui ont touché les limonadiers en 1887, avec le clivage entre possibilistes et anarchistes,
voire entre socialistes « orthodoxes » et socialistes boulangistes. En décembre 1889, les
garçons bouchers se mobilisent contre l’importation des moutons allemands. Nous
reviendrons plus en détail sur cette question.
En 1891, la Chambre syndicale ouvrière de la Boucherie de Paris compte 3 500
adhérents et 2 117 membres. La cotisation annuelle de 6 F ouvre droit au placement gratuit.
Le marché parisien mobilise 10 000 étaliers en période de croissance. En 1891, 8 000 étaliers
sont nécessaires : 2 000 étaliers sont au chômage. L’action de placement syndical au sein de la
Bourse du Travail de Paris est-elle efficace ? En 1890, sur 8 912 inscriptions, 6 896
placements de garçons bouchers ont été effectués. En 1891, sur 12.042 inscriptions, 9 908
placements ont été effectués2144. Néanmoins, les bureaux de placement privés (et payants)
demeurent prospères. La Boucherie parisienne en compte huit en 1891 :
Tableau 15 : Activité moyenne des 8 bureaux de placement de bouchers à Paris en 1891
Nom et adresse des titulaires
Fournier, 34 rue des Halles
Moyenne des
Moyenne des
placements par jour
placements par an
5
Soulassol, 6 rue Oblin
1 800
200
Pas de Loup, 8 rue du Jour
6
2 000
Coquelet, 23 rue Vauvilliers
7
2 350
20
7 000
Lemoine, 81 rue Rambuteau
5
1 700
Quetineau, 174 rue de Flandre
3
1 000
Debadier, 213 rue de Flandre
1
450
Pimard, 39 rue Vauvilliers
L’agitation contre les bureaux de placement reprend en 1891. En juin, les ouvriers
boulangers mènent une grève contre les bureaux de placement. Tout comme en 1886, le
Conseil municipal émet un vœu le 26 juin 1891 en faveur de l’abrogation du décret-loi de
1852. Dans leur délibération, les édiles invitent la préfecture de police à « n'autoriser d'aucune
sorte la transmission de la propriété d'une agence, en attendant la suppression des bureaux de
placement ». Le préfet Lépine continue à autoriser la transmission des bureaux entre parents,
ce qui coûta 1 608 000 F à la ville de Paris entre 1891 et 19042145. En octobre 1891 se tient un
2142
Bulletin mensuel de la Société de prévoyance et de secours mutuel de la boucherie de Paris (les Vrais Amis),
septembre 1888. BNF, 4° R 916.
2143
Les statuts de cette Union syndicale ouvrière de la Boucherie ont été déposés le 19 octobre 1888. Archives
de Paris, 1070 W 2, dossier 394.
2144
Office du Travail, Le placement des employés, ouvriers et domestiques en France, Enquête de 1892, p 506.
2145
Auguste SAVOIE, Les bureaux de placement, leur origine, leur Histoire, leur suppression, 1913.
422
congrès de la Fédération française des
syndicats de l’alimentation pour la
suppression des bureaux de placement. Ce congrès, qui rassemble 55 délégués représentant
150 chambres syndicales, demande l’établissement de bureaux syndicaux gratuits ou
municipaux2146. Les garçons bouchers participent-ils au mouvement revendicatif de 1891?
Le 24 juin 1891, dans une salle comble, 2 000 garçons bouchers se réunissent à la
Bourse du Travail pour réclamer la suppression des bureaux de placement et suivre les
décisions prises par les boulangers et les autres professions de l’alimentation, c’est-à-dire la
grève2147. Le 26 juin 1891, les garçons bouchers se réunissent au Cirque d’hiver pour
« revendiquer à la fois la suppression des bureaux de placement et un réaménagement des
horaires de travail. De la grève, il ne devait pas être question, mais comme toujours, rapportait
un journaliste, les meneurs ont su faire dévier la question et c’est au milieu d’un enthousiasme
indescriptible que la sortie s’est effectuée aux cris de « Vive la grève ! A bas les
placeurs2148 ! ».
La Lanterne du 28 juin 1891 fait le compte-rendu d’une réunion agitée. « Un patron,
M. Kah, indiquait qu’il était tout disposé à ne prendre aucun ouvrier aux bureaux de
placement. L’entente, disait-il, doit se faire avec les ouvriers, mais sans violence : « Faites
passer chez nous une délégation avec une pétition, par laquelle les signataires s’engageront à
ne pas s’adresser aux placeurs, je suis convaincu que tous mes confrères signeront ». Par
contre, la fermeture des boucheries à six heures, lui semblait impossible, notamment dans les
faubourgs, ce qui déchaîna la colère de l’assistance 2149 ».
Le délégué syndical des limonadiers, Fleury, aurait fait « pression sur les bouchers
pour qu’ils cessent le travail, déclarant au nom de tous les représentants des corporations de
l’alimentation que celles-ci leur apporterait leur concours s’ils se mettaient en grève 2150 ». Les
garçons bouchers ne pousseront pas aussi loin leur sentiment de solidarité. La Chambre
syndicale ouvrière reste très pragmatique en votant son ordre du jour : « Les groupes de la
Boucherie de Paris, réunis le 26 juin 1891, au Cirque d’hiver, reconnaissant que la
suppression des bureaux s’impose, décident que pour arriver à ce résultat, les patrons prennent
l’engagement d’honneur de ne pas faire de commandes chez les placeurs et les employés de
ne pas s’y présenter 2151 ». Ce boycott, s’il a été réalisé, s’est rapidement révélé totalement
inefficace.
De son côté, la Chambre patronale se faisait peu de soucis. Son trésorier, Yvon, tient
les propos suivants : « L’hypothèse d’une grève de nos employés n’est même point
admissible. Les ouvriers de la boucherie sont à Paris au nombre d’environ 8 000. Sur ces
8 000, il y en a près de 2 000 qui ne travaillent pas et ce sont ceux-là naturellement qui sont à
la tête du mouvement d’agitation actuel. Ils espèrent être suivis par leurs camarades, ce en
quoi ils se leurrent. Telle est du moins mon opinion2152 ».
2146
Office du Travail, op. cit., p 158.
2147
Brigade des recherches, rapport du 25 juin 1891. Archives de la Préfecture de police de Paris, BA 1409.
2148
Pierre HADDAD, Les chevillards de la Villette, thèse de doctorat, Paris X, 1995, p 142.
2149
Ibid., pp 142-143.
2150
Ibid., p 143.
2151
Article de La Lanterne du 28 juin 1891.
2152
Pierre HADDAD, op. cit., p 144.
423
Pour les patrons, les étaliers n’ont
aucune raison sérieuse de se mettre
en grève. Selon un responsable syndical patronal, « presque tous les garçons bouchers
présents à Paris sont occupés. Leur salaire est des plus confortables. De plus, ils mènent chez
leurs patrons la véritable vie de famille ; ils sont nourris et couchés. Comment voulez-vous,
dans ces conditions, qu'ils puissent seulement songer à mettre ces patrons – pour eux des
camarades – dans l’embarras 2153 ? ». La structure artisanale paternaliste de la boucherie et le
plein-emploi seraient ainsi les meilleurs remparts contre la grève ! Ce raisonnement est loin
d’être stupide.
Yvon précise le montant des salaires des employés de la boucherie : « L’étalier, qui est
l’ouvrier auquel les patrons tiennent le plus, est, somme toute, un employé dont la situation
est suffisamment rémunératrice pour qu’il n’aille pas la compromettre par un coup de tête. Un
étalier gagne environ de 30 à 60 francs par semaine. Il en est même qui se font en moyenne de
90 à 100 francs. Tous sont de plus nourris et mangent à la table des patrons2154 ».
Finalement, la grève des garçons bouchers n’a pas eu lieu et le dialogue entre patrons
et ouvriers fonctionne assez bien. Le 9 juillet 1891, la Chambre syndicale ouvrière signale au
préfet de police cinq bureaux de placement de bouchers qui ne seraient plus régulièrement
autorisés en raison de décès des titulaires ou de la vente de ces établissements (Pinard,
Coquelet, Quétineau, Blache). Le 10 juillet 1891, un rapport de police note que le calme est
revenu dans « les corporations agitées ces temps derniers ». Dans la boucherie notamment, on
se borne à réclamer la diminution des heures de travail mais on croit pouvoir l'obtenir sans
grève. En tout cas, la boucherie ne fera pas grève à cette époque de l'année mais en hiver
(l’été est une « saison creuse » pour les bouchers). La corporation des bouchers n'entre pas
dans la voie politique et reste sur le terrain des revendications économiques2155.
Le 17 juillet 1891, une réunion est prévue entre ouvriers et patrons pour déterminer
une heure de fermeture uniforme des boucheries : 20 h dans les quartiers ouvriers, 18h dans
les quartiers bourgeois, 16h le dimanche. Lors d’une réunion tenue le 31 juillet dans la salle
de la Société d’horticulture, « l’accord le plus parfait n’a cessé de régner entre patrons et
employés » des 5e et 6e arrondissements : « le principe de la fermeture générale à 19h en
semaine et à 16h le dimanche a été voté par l’assemblée et accepté par les 90 patrons présents
à la réunion ». Des objections de détail ont été soulevées : « il reste sous-entendu que, quoique
la fermeture soit déclarée obligatoire à 19h, les employés devront rester à tour de rôle au
service de leurs patrons pour recevoir la viande venant de l'abattoir». Un patron boucher, M.
Bootz, a profité du « grand nombre de patrons réunis », pour faire une fois de plus le procès
des bureaux de placement privés : « il a fortement engagé les patrons à abandonner
complètement ces dangereux intermédiaires », car « le patronat a à sa disposition des sources
plus sûres. Ce sont la chambre syndicale patronale, la chambre syndicale ouvrière et la société
de secours mutuels. Ces associations présentent toutes les garanties au point de vue moral
comme au point de vue professionnel, et ont cet énorme avantage de ne pas grever les
appointements des employés d’une taxe exorbitante 2156 ».
Dans une enquête de 1893, l’Office du Travail souligne l’absence de grève dans la
2153
Article dans L’Echo de Paris du 28 juin 1891.
2154
Pierre HADDAD, op. cit., p 145.
2155
Brigade des recherches, rapport du 10 juillet 1891. Archives de la Préfecture de police de Paris, BA 1409.
2156
Article du Rappel du 1er août 1891.
424
boucherie parisienne et la très bonne entente entre patrons et ouvriers. « La chambre
syndicale ouvrière est certainement de toutes ses pareilles celle qui a cherché le plus
franchement l’union avec le patronat. Chambre patronale et chambre ouvrière se sont unies
pour l’organisation du placement gratuit. Les patrons ont accordé leur confiance ; les ouvriers,
malgré quelques oppositions, ont désarmé en vue du lien commun. A partir du 1er janvier
1890, les cotisations du syndicat ont été abaissées à 6 francs par an. Mais le trait le plus
curieux du syndicat est l’essai de la gratuité en matière de vente de fonds de commerce. Le
« Syndicat ouvrier » pousse au développement du petit patronat libre et prospère : c’est le
contre-pied exact du collectivisme, qui rêve la concentration du capital et que professent
cependant quelques-uns de ses membres influents. Au Syndicat ouvrier est annexé une société
de secours mutuels, subventionnée par les recettes des fêtes qu’offrent annuellement les deux
groupes, partout ailleurs ennemis, « capital » et « salariat2157 ». Lors de l’exposition
universelle de Chicago en 1893, « les deux syndicats, formant en quelque sorte par leur
réunion un syndicat mixte, ont exposé leurs statuts sur un tableau unique2158 ».
Même si la paix sociale semble globalement régner entre patrons et employés de la
Boucherie, certains incidents se produisent. Le 27 août 1891, dans une lettre teintée d’un vif
sentiment anti-allemand, les garçons bouchers dénoncent les pratiques peu recommandables
du placeur Coquelet, coupable d’une supercherie dans la revente de son bureau de placement
à Michéa. Le 5 septembre 1891, des garçons bouchers se présentent vers 19h30 chez Loisier,
boucher 83 avenue de Saint-Ouen (sans doute pour son non-respect de l’accord sur les heures
de fermeture). Les garçons brisent carreaux et marbres puis s’enfuient à l’approche des agents
de police. Le 4 octobre 1891, 20 garçons bouchers se regroupent à 17h30 devant la boucherie
Poulain (23 rue Secrétan) pour lui faire fermer la boutique. Comme le patron refuse, les
garçons décrochent la viande et la jettent dans la boutique. Les agents dispersent les
employés, qui ont voulu recommencer la même chose dans une boucherie de l’impasse
Montferrat. Plusieurs actions de ce type sont signalées dans les rapports de police2159.
La Ligue nationale pour la suppression des bureaux de placement organise un grand
meeting le 23 février 1892 au Tivoli-Vaux-Hall, qui rassemble 1 200 personnes2160. Le comité
central de la Ligue représente alors 317 chambres syndicales ouvrières2161. A. Dubois, député
de la Corrèze, présente un projet hybride sur les bureaux de placement, qui est rejeté par la
Ligue en juin2162. Au début du mois de novembre 1892, un projet de grève circule chez les
bouchers, les boulangers et les coiffeurs. Selon un rapport de police du 5 novembre, le
syndicat ouvrier de la Boucherie serait resté en dehors du mouvement de grève de
l'alimentation et aurait même fait des efforts pour l'éviter si« le racolage et le bureau
Quétineau avaient été supprimés2163 ». Le syndicat trouvera un bon appoint pour l'agitation
2157
Office du Travail, La petite industrie (salaires et durée du travail), tome 1 : l’alimentation à Paris ,
Imprimerie nationale, 1893, pp 235-236.
2158
Ibid., p 232.
2159
Dossier sur la Chambre syndicale ouvrière de la Boucherie. Archives de la Préfecture de police de Paris,
BA 1409.
2160
Pour les meetings, le mouvement ouvrier répugne souvent à utiliser des salles municipales (mairie, école) et
préfère les salles de bal, comme le Tivoli-Vaux-Hall. Michelle PERROT, op. cit., tome III, p 592.
2161
Office du Travail, Le placement des employés, ouvriers et domestiques en France, Enquête de 1892, p 158.
2162
Ibid., p 166.
2163
Quétineau est un bureau de placement d’employés de la Boucherie situé 172 rue de Flandre, au voisinage
direct des abattoirs généraux de la Villette.
425
parmi les chômeurs. Quelques uns du
syndicat mixte reprochent à Henri Lebrun,
délégué au placement, de se faire « graisser la patte » et de porter les demandes des patrons
dans un bureau quelconque2164. Le 19 novembre, des bruits circulent à la Bourse du Travail
sur Henri Lebrun, qui serait prêt à s'installer comme patron placeur rue du Roule et à assister
Audiger, marchand de fonds de boucheries. Henri Lebrun démissionne de son poste de
secrétaire de la Chambre syndicale ouvrière de la Boucherie en juillet 1893 car il tient un
bureau de placement !
Le 15 novembre, la Chambre syndicale ouvrière obtient satisfaction car le préfet de
police ferme le bureau de placement Quétineau et interdit le racolage des placeurs aux
abattoirs de la Villette et aux Halles centrales. Malgré le mouvement général de grève dans
l’alimentation, un rapport de police du 18 novembre affirme qu’il n’y a pas de risque de grève
chez les bouchers : les garçons sont d'accord pour travailler mai
s il faut abréger la journée de
travail d'une heure ou deux. Les patrons sont très rassurés car l'offre de bras dépasse les
besoins du travail2165.
c) L’enquête de 1892 sur le placement des ouvriers
Tableau 16 : Effectifs des employés parisiens concernés par les bureaux de placement en
1892
Personnes occupées
Gens de maison
Personnes habituellement au
chômage
150 000
8 000
Garçons limonadiers
20 000
6 000
Garçons marchands de vin
11 000
3 000
Garçons d’hôtel
15 000
4 000
Boulangers
6 500
2 500
Bouchers
7 000
1 500
Coiffeurs
3 000
500
15 000
500
Teinturiers
3 500
500
Commerce beurre-œuf
5 000
500
Pâtissiers
2 200
500
Cordonniers
21 500
500
Nourrisseurs
3 000
500
Total
267 900
26 500
Total des actifs
293 400
Garçons épiciers
2164
Brigade des recherches, rapport du 5 novembre 1892.
2165
Brigade des recherches, rapport du 18 novembre 1892.
426
L’Office du Travail publie en 1892 les résultats d’une enquête très instructive sur le
placement des employés, des ouvriers et des domestiques en France2166. Cette enquête nous
renseigne tout d’abord sur les effectifs des différentes professions concernées par les bureaux
de placement à Paris. Pour trouver du travail, ces 293 400 personnes peuvent utiliser :
•
le placement personnel, par relations personnelles, par recommandation ou par les
fournisseurs. Il y a l’embauche directe des ouvriers, au coin, à la grève : boulevard
Saint-Denis pour les imprimeurs, 20 rue des Petits-Carreaux pour les musiciens,
etc... Pour les bouchers et les boyaudiers parisiens, le placement direct se fait rue
de Flandre, en face des abattoirs, sur la voie publique, avec un abri couvert2167.
Dans les villes de province, les boulangers, les bouchers et les épiciers sont des
agents de renseignement pour ces métiers et les domestiques2168. Le placement se
fait aussi parfois par l’intermédiaire des aubergistes et des marchands de vin : pour
les boulangers de Nice et de Besançon, le placement se fait dans les auberges (5 F
de consommation à chaque embauchage)2169.
•
les bureaux autorisés par le préfet de police (Paris en compte 294, le département
de la Seine 310).
•
les syndicats professionnels.
•
les couvents, les œuvres de bienfaisance et les sociétés philanthropiques (œuvres
d’assistance par le travail, hospitalités de nuit, œuvres patriotiques, écoles
professionnelles publiques ou privées, refuges, homes et patronages).
•
les sociétés de secours mutuels, dont le rôle décroît et devient presque nul (20
sociétés à Paris, dont 3 ou 4 sont actives).
•
les sociétés régionales (Auvergne, Saône-et-Loire, Savoie, Haute-Marne).
•
le compagnonnage (curiosité folklorique qui ne concerne pas les bouchers2170).
•
les bureaux municipaux.
Le placement utilise divers modes de publicité : écriteaux, affiches, hall de mairie,
journaux, publicités onéreuses (l’autorisation du préfet est nécessaire pour la publicité dans la
presse)2171. A Paris, sur les 294 bureaux de placement privés autorisés par le préfet de police,
2166
L. DARD et L. TESSON, op. cit., p 30.
2167
Une enquête de l’ Office du Travail de 1893 indique que le personnel flottant des abattoirs compte 250 à 300
ouvriers « qui stationnent en face de la porte d’entrée de la Villette, sur le trottoir d’un débit appelé le
« Mouton-Blanc ». C’est le système antique de la « grève » qui rend à peu près inutile l’intervention des
« bureaux de placement » très fortement organisés en ce qui concerne la boucherie de détail ». Office du
Travail, La petite industrie (salaires et durée du travail), tome 1 : l’alimentation à Paris , Imprimerie nationale,
1893, p 203.
2168
Office du Travail, Le placement des employés, ouvriers et domestiques en France, Enquête de 1892, pp 180189.
2169
Ibid., p 191.
2170
On ne trouve pas les bouchers dans la liste des 27 « professions compagnonniques » de 1791. Les
boulangers, initiés en 1811, entrent en compagnonnage en 1860. Office du Travail, Les associations
professionnelles ouvrières, tome I : Alimentation, 1899, p 93.
2171
Office du Travail, Le placement des employés, ouvriers et domestiques en France, Enquête de 1892, p 196.
427
202 s’occupent des gens de maison. Sur les
92 bureaux restant, la répartition s’effectue
ainsi : 19 pour les limonadiers et restaurateurs, 16 pour les institutrices et gouvernantes, 11
pour les marchands de vin, 10 pour les garçons d’hôtel, 9 pour les boulangers, 8 pour les
bouchers, 3 pour les coiffeurs, 3 pour les épiciers et 3 pour les teinturiers2172. La France
compte 18 bureaux de placement pour la boucherie-charcuterie.
En 1892, Paris compte 2 000 bouchers, 7 000 étaliers et 1 500 étaliers au chômage.
Paris compte beaucoup de bouchers au chômage en octobre car les militaires sont libérés et
c’est la fin des saisons d’été en banlieue ou dans les stations balnéaires et thermales.
D’octobre à décembre, la concurrence du gibier et du poisson se fait sentir. Dans les quartiers
bourgeois, la morte saison estivale se poursuit longtemps : la réduction d’un ou deux commis
des effectifs est maintenue jusqu’en décembre 2173. « Le chômage n’est pas périodique et les
jours de marche s’étendent régulièrement sur l’année entière, même les dimanches et jours de
fêtes, avec l’exception unique et bien connue du Vendredi saint. Cependant, des périodes
d’affaissement se dessinent : le carême d’abord, surtout l’exode des vacances, suivie par la
concurrence de la volaille, du poisson et du gibier. Nombre de maisons licencient alors une
petite partie de leur personnel, qui n’a d’autre débouché que les villes d’eau ou la promenade
errante de l’un à l’autre des bureaux de placement 2174 ». Le travail est d’autant plus flexible
que la coutume du délai de huit jours pour les renvois est inconnue dans la boucherie de
détail, tout comme dans la boucherie de gros.
Dans une enquête de 1893 sur l’alimentation parisienne, l’Office du Travail revient sur
l’encombrement du métier, qui explique l’existence d’une main d’œuvre « flottante et sans
ouvrage » de 2000 à 2500 garçons bouchers dans la Seine. «L’encombrement du métier par
suite de l’arrivée croissante de petits commis-livreurs est le mal de la profession. Sans doute
l’élévation au patronat se produit encore et sur une large échelle, mais la vitesse de
l’élimination par en haut ne correspond plus à l’activité avec laquelle les demandes de travail
comblent les emplois inférieurs. De là une crise, que vient augmenter encore l’invasion des
provinciaux, souvent préférés par suite de leur souplesse et de leur science pratique. Il est
même à remarquer que ces provinciaux, qui, dans leur ville natale, se sont familiarisés avec le
travail des abattoirs et qui après plusieurs années de vente n’ignorent aucune partie de la
profession, « s’établissent » avec une assez grande facilité. La nature de leur éducation, les
habitudes d’ordre et d’économie sont naturellement pour quelque chose dans ces faveurs de
fortune2175 ».
Sur les huit bureaux de placement privés de la Boucherie, sept ont répondu à l’enquête
de l’Office du Travail de 1892. En 1891, leur chiffre d’affaire s’élève à 220.000 francs.
52.600 demandes sont enregistrées par an pour 19 340 offres de placement. Les tarifs
correspondent à la moitié de la première semaine, 1% sur le gain annuel, ou des forfaits : 20 F
pour une caissière, 5 F pour un apprenti. Pour un remplacement à la journée, le placeur garde
10% du salaire. Quand un placeur parisien envoie en province un « maître garçon à deux
mains » (étal-tuerie), il touche 30-35 F par semaine. Le salaire habituel d’un boucher est de 50
2172
L. DARD et L. TESSON, op. cit., p 30.
2173
Office du Travail, Le placement des employés, ouvriers et domestiques en France, Enquête de 1892, p 333.
2174
Office du Travail, La petite industrie (salaires et durée du travail), tome 1 : l’alimentation à Paris ,
Imprimerie nationale, 1893, p 224.
2175
Ibid., p 234.
428
F par semaine (2 400 F par an)2176. L’Office
du Travail présente une hiérarchie des
salaires des employés de la Boucherie : le commis-livreur est placé au pair (avec nourriture et
logement) ; les étaliers touchent, en plus de la nourriture et du logement, entre 5 et 70 F par
semaine2177.
Les principaux griefs des garçons bouchers contre les bureaux de placement portent
sur le prélèvement très onéreux pour ceux qui changent souvent d’étal et la gratification de
1,50 F versée au commis du placeur pour éviter un trop long chômage. Par ailleurs, les
placeurs sont soupçonnés de provoquer des mutations injustifiées et de placer de préférence
les nouveaux arrivés de province pour avoir du personnel plus disponible. L’agitation est
« socialiste », car les bouchers ne portent jamais de plaintes formelles et précises à la
préfecture de police2178. Dans une enquête de 1893, l’Office du Travail indique : « La
population flottante du métier, accrue sans cesse par l’afflux des garçonnets de 16 ans,
s’amasse au lieu de « grève » près du pavillon n°3 des halles ; elle erre des huit bureaux de
placement à la chambre syndicale ouvrière de la rue Jean-Jacques Rousseau. Les procédés des
placeurs sont invariables. Les sommes perçues sont égales à la moitié de la première semaine,
en cas de permanence de l’engagement (ou 1% du gain annuel) ; 20 francs fixes pour les
caissières ; 5 francs fixes pour les apprentis2179 ».
Les bureaux de placement sont généralement ouverts de 8 à 12h et de 17 à 18h : un
commis est présent pendant l’absence du placeur. Pour rencontrer les patrons bouchers, les
placeurs fréquentent le marché à la criée aux Halles, la Villette, les abattoirs et les cafés des
Halles. Les bureaux de placement sont souvent pris d’assaut à 17h. Les patrons font confiance
aux placeurs car les registres sont tenus avec des renseignements de moralité, les antécédents
de chacun, les défauts et qualités des garçons. Les « bons employés » sont placés rapidement.
Les ivrognes, les insolents, les fainéants et les voleurs ne trouvent aucune place. La Boucherie
exige de la probité car les commis-livreurs sont aussi garçons de recette. Beaucoup de parents
placent leurs enfants au pair et les bouchers sont satisfaits2180.
Les placeurs expriment également leurs plaintes. Leurs honoraires sont parfois mal
payés car l’employé est déjà parti après 10 ou 20 jours d’embauche (or l e paiement du placeur
s’effectue après 8 jours de travail). Le patron boucher est parfois de connivence avec son
employé, quand celui-ci est en course lors du passage du placeur par exemple. Si un employé
n’est pas content, il peut transmettre sa lettre de placement à un copain ou à la Chambre
syndicale ouvrière : l’encaissement du placeur est alors nul. Les placeurs servent aussi
d’intermédiaires pour la vente des fonds de boucherie (principale valeur de leur agence).
Les patrons bouchers parisiens sont satisfaits des placements effectués par la Chambre
syndicale ouvrière et ne décèlent pas d’abus chez les placeurs privés. Ils vivent en harmonie
avec leurs employés, dans le cadre familial. Un bon étalier peut rester plusieurs années chez le
même patron. Un « bon étalier » se définit par ses capacités techniques mais aussi par la
sociabilité avec la clientèle (poli, patient, gracieux, aspect du visage, propreté des mains). Les
2176
Office du Travail, Le placement des employés, ouvriers et domestiques en France, Enquête de 1892, p 292.
2177
Ibid., p 334.
2178
Ibid., p 335.
2179
Office du Travail, La petite industrie (salaires et durée du travail), tome 1 : l’alimentation à Paris ,
Imprimerie nationale, 1893, p 234.
2180
Office du Travail, Le placement des employés, ouvriers et domestiques en France, Enquête de 1892, p 336.
429
patrons encouragent l’office de placement de
la Chambre syndicale ouvrière mais rejettent
l’idée d’un éventuel monopole, car les placeurs privés offrent plus de garanties sur la moralité
des employés2181. Les responsables des Vrais Amis souhaiteraient voir tous les employés de la
boucherie adhérer à la société de secours mutuels, pour qu’il n’y ait plus aucun droit de
placement à payer2182. « La chambre syndicale ouvrière (annexe A de la Bourse du Travail, 35
rue Jean-Jacques Rousseau) s’occupe activement du placement, d’accord avec la chambre
syndicale patronale (11 rue du Roule)2183 ».
L’action de placement syndical est très faible comparée à l’activité des bureaux privés
(52 600 demandes annuelles). En 1891, la Chambre syndicale patronale de la Boucherie a
traité 1 200 demandes de placement (sans doute par l’intermédiaire des Vrais Amis 2184). Le
Syndicat ouvrier a traité 6 896 placements (pour 8 912 inscriptions) en 1890 et 9 908
placements en 1891 (pour 12 042 inscriptions)2185. L’action de placement des bureaux
municipaux gratuits est complètement négligeable : en 1891, Paris en compte trois pour les
bouchers, qui ont reçu trois demandes2186. Le plus ancien bureau municipal, celui du 18e
arrondissement, n’a placé que sept bouchers-charcutiers entre 1887 et 1891 2187 ! On comprend
mieux pourquoi la question de placement payant demeure aussi longtemps au cœur des
revendications des garçons bouchers.
d) Les conséquences de la fermeture de la Bourse du Travail en
1893
Le 1er mai 1893, le président du Conseil Charles Dupuy fait fermer la Bourse du
Travail de Paris. Le 11 mai 1893, une délégation de huit membres du Syndicat ouvrier de la
Boucherie se rend à la Chambre pour rencontrer le député Jourde sur la question des bureaux
de placement2188. Le 7 juillet 1893, Dupuy fait occuper la Bourse du Travail par l’armée, les
syndicats n’ayant pas voulu se plier à la déclaration imposée par la loi de 1884. « L'absence
de sens juridique est l'une des caractéristiques du syndicalisme français» pour Georges
2181
Ibid., p 337.
2182
Ibid., p 657.
2183
Office du Travail, La petite industrie (salaires et durée du travail), tome 1 : l’alimentation à Paris ,
Imprimerie nationale, 1893, p 219.
2184
Les placements effectués par les Vrais Amis (1 200 par an) sont moins nombreux que ceux effectués par
l’Union de la Charcuterie (3 120 placements annuels pour 3 600 demandes). Office du Travail, Le placement
des employés, ouvriers et domestiques en France, Enquête de 1892, p 567.
2185
Ibid., pp 503-506.
2186
Ibid., p 575.
2187
Ibid., p 601.
2188
Antoine Jourde (1848-1923), député de la Gironde (1889-1910), a donné son nom à une proposition de loi
déposée en 1893, reprise par le décret Millerand du 10 août 1899, qui « permet à l'administration de fixer la
proportion maximale d'étrangers employés dans des travaux entrepris à la suite de marchés proposés par l'Etat,
les départements ou les communes et impose aux industriels de ne faire appel aux étrangers que dans des
proportions comprises entre 5 % et 30 % des effectifs ». Républicain socialiste (boulangiste puis collectiviste),
il participe activement aux commissions de l’armée et de l’assurance et de la prévoyance sociale. Jean JOLLY
(dir.), Dictionnaire des parlementaires français (1889-1940), 1970, tome VI, pp 2038-2039.
430
Lefranc2189. 33 syndicats sont dissous car ils
refusent de fournir les statuts et les noms de
leurs responsables à l’administration. « L’occupation de la Bourse succédait à une semaine de
manifestations de rues, nées d’une agitation étudiante sans origine politique au départ : la
condamnation pour outrage aux mœurs d’un étudiant des Beaux-Arts, à laquelle se joignent
des ouvriers, indice d’une conjoncture troublée qui prélude aux élections 2190 ».
La période 1892-1894 est marquée par de nombreux attentats anarchistes, notamment
ceux de Ravachol2191. Une bombe est jetée à la Chambre des députés en novembre 1893 par
Auguste Vaillant. En juin 1894, le président de la République Carnot est poignardé à mort à
Lyon par un ouvrier italien. « Cette vague d’attentats suscite un vent de panique à Paris. En
décembre 1893, sont votées deux des trois lois qui sont restées célèbres sous le nom de « lois
scélérates » : l’une modifie la loi de 1881 sur la presse en punissant non seulement la
provocation directe aux actes criminels, mais aussi leur « apologie » ; l’autre prévoit la
punition des actes criminels et de l’« entente » en vue de les commettre. La troisième, adoptée
en juillet 1894, après l’assassinat de Carnot, vise explicitement l’anarchisme 2192 ».
La Bourse du Travail de Paris étant occupée depuis juillet 1893, les garçons bouchers
siègent provisoirement au sous-sol du Café Bécoulet, puis le siège de permanence du Syndicat
est fixé au Café Pernot, 23 rue de Viarmes. Le 20 août 1893, la Chambre syndicale adhère à la
Fédération nationale des Bourses du Travail. Dans un article du Radical de juin 1894, on
apprend que « la Chambre syndicale ouvrière de la Boucherie est certainement une de celles
qui ont été le plus atteintes par les événements qui ont marqué la fermeture de la Bourse du
Travail ». Le journaliste reconnaît la faiblesse du mouvement revendicatif chez les bouchers :
« Comme en réalité le personnel de la boucherie n’est pas absolument assimilable aux
ouvriers de l’industrie, et qu’en somme la plupart sont de futurs patrons, l’action du syndicat
consistait surtout à supprimer et à remplacer les bureaux de placement ». L’ironie du sort est à
son comble car le président et le secrétaire du Syndicat ouvrier2193, « voyant disparaître aussi
pour ainsi dire leurs fonctions et profitant des rapports que leur situation leur avait ménagés
avec les ouvriers d’une part, les patrons et même le monde officiel d’autre part, ont obtenu
l’autorisation de fonder à leur tour un bureau de placement 2194 ». La porosité entre patrons et
ouvriers est décidément énorme chez les artisans bouchers. L’identité corporative y est bien
plus forte que l’identité de classe sociale.
La situation est assez confuse, mais il semble que la Chambre syndicale ouvrière de la
Boucherie cesse ses activités entre juillet 1893 et avril 1894. Par contre, une Union syndicale
ouvrière de la Boucherie de Paris se constitue en mai 1893, avant d’être dissoute en août
1895. Cette union, dirigée par Edmond Monger, siège au 104 avenue de Clichy (domicile de
Monger) en 1893, au 23 rue des Viarmes (Café Pernot) en 1894 et au 27 rue Jean-Jacques
Rousseau (adresse du comptable, Bouton) en 1895. Les statuts, déposés le 18 mai 1893,
indiquent que « la société a pour but le placement gratuit de ses membres et la bonne
2189
Georges LEFRANC, op. cit., p 38.
2190
Jean-Marie MAYEUR, Les débuts de la IIIe République (1871-1898), Seuil, 1973, p 208.
2191
Plusieurs textes libertaires sont présentés par Jean MAITRON, Ravachol et les anarchistes, Julliard, 1964,
215 p.
2192
Jean LEDUC, L’enracinement de la République (1879-1918 ), Hachette, 1991, p 51.
2193
Nous savons qu’Henri Lebrun ouvre un bureau de placement en juillet 1893.
2194
Article du Radical du 11 juin 1894.
431
harmonie entre l’employé et le patron 2195 ».
Cette Union est une éphémère concurrente
de la Chambre syndicale, mais elle reflète surtout les rivalités personnelles récurrentes entre
les dirigeants syndicaux de la Boucherie. Certains militants appartiennent aux deux
organisations, comme Jules Audes et Emile Bouton par exemple.
Le 4 avril 1894, 50 garçons bouchers se réunissent au Café du Réveil (73 rue de la
Chapelle), sous la présidence de Jules Audes, pour réorganiser la Chambre syndicale après la
fermeture de la Bourse. Il s’agit toujours de lutter contre les bureaux de placement : il est
prévu de fonder des « comités de vigilance » dans chaque quartier. Des reproches sévères sont
formulés contre l’ancien secrétaire Lebrun. Lors d’une réunion le 6 avril à la salle Busson
(101 boulevard de Vaugirard), Bouton renouvèle les critiques contre Lebrun et Perron,
« protégés des patrons et de la police ». Lors de cette réunion coprésidée par un patron
boucher, Léger, et le doyen des ouvriers, Blet (qui a travaillé 58 ans dans les étaux parisiens),
la Chambre syndicale remercie le journal La Lanterne pour son aide et assure qu’elle « tient à
vivre en bonne intelligence avec le patronat mais elle exige de lui un peu plus de loyauté et de
justice2196 ».
L’assemblée générale de la Chambre syndicale ouvrière de la Boucherie se tient le 7
juin 1894. Les discours socialistes y sont rejetés. Face à l’intransigeance de Croizé, garçon
boucher du 11e arrondissement et militant allemaniste du POSR (Parti Ouvrier Socialiste
Révolutionnaire), la tendance majoritaire au sein du Syndicat est la position de Jules Audes,
partisan du dialogue avec les patrons. La réintégration d’Henri Lebrun est violemment
repoussée. On interdit à Lozes d'entrer dans la salle car c'est unroussin
«
» et il est en état
2197
d'ivresse
. L’alcoolisme est un thème récurrent chez les militants ouvriers.
Le 30 novembre 1894, un garçon boucher non syndiqué, Millet, et 70 étaliers veulent
réformer la Chambre syndicale, « qui devrait avoir le monopole du placement organisé », et
créer une caisse de chômage et de vieillesse. Croizé trouve qu'il s'agit d'une
vaste
« blague »
2198
et rappelle que le syndicat compte 700 adhérents . En mai 1895, un débat oppose Bouton et
Croizé. Bouton souhaite se conformer à la loi de 1884 et estime que « la corporation a tout
avantage à faire cause commune avec les patrons dont beaucoup ont déjà adhéré au
syndicat ». Croizé refuse la loi de 1884 et considère le patronat « comme l'écueil où viendra
2199
s'échouer le progrès
».
e) Les différentes luttes syndicales des garçons bouchers (18961902)
Outre le problème crucial du placement, différentes questions se posent au sein de la
Chambre syndicale ouvrière de la Boucherie entre 1896 et 1902 :
•
le rapprochement avec les autres chambres syndicales de bouchers et le
regroupement au sein du Comité de l’alimentation et de la CGT.
2195
Archives de Paris, 1070 W 4, dossier 787.
2196
Brigade des recherches, rapport du 7 avril 1894. Archives de la Préfecture de police de Paris, BA 1409.
2197
Brigade des recherches, rapport du 8 juin 1894. Archives de la Préfecture de police de Paris, BA 1409.
2198
Brigade des recherches, rapport du 30 novembre 1894. APP, BA 1409.
2199
Brigade des recherches, rapport du 10 mai 1895.
432
•
la question des horaires
dimanche et les jours fériés.
•
la question de la politisation du mouvement et du recours à la grève2200.
de
fermeture des boucheries, notamment le
Une question nouvelle se pose à partir de 1895, celle du regroupement des forces
syndicales ouvrières. Deux fédérations sont en rivalité : la Fédération Nationale des
Syndicats, fondée en 1886, et la Fédération Nationale des Bourses du Travail, fondée en 1892.
Des courants unitaires existent dans chacune des fédérations. En septembre 1895, « le congrès
de Limoges, qui réunit les syndicalistes de toutes obédiences à l’exception des seuls
guesdistes, décide la création de la Confédération Générale du Travail (CGT) admettant dans
ses rangs tous les syndicats, toutes les bourses, et toutes les fédérations syndicales de quelque
nature que ce soit2201 ». La création de la CGT marque une « rupture idéologique » pour
Rolande Trempé car, « en refusant de considérer l’action politique comme indispensable au
renversement de la société existante, la CGT rompt avec le courant marxiste, mais aussi avec
la pratique guesdiste, assurant ainsi son autonomie interne vis-à-vis des partis politiques2202 ».
La Fédération Nationale des Syndicats disparaît en 1898 en se fondant dans la CGT,
mais il faut attendre la mort de Fernand Pelloutier en 1901 pour que la Fédération des Bourses
soit absorbée par la CGT. C’est à partir du congrès de Montpellier en 1902 que la CGT exerce
pleinement son rôle de coordination syndicale. De 1895 à 1902, la CGT apparaît donc « sans
force véritable » et « affaiblie par la politique de séduction menée par le ministre Millerand en
direction des syndicats2203 ». La Chambre syndicale ouvrière de la Boucherie a du rester
adhérente à la Fédération Nationale des Bourses du Travail jusqu’en 1900, année où elle
semble avoir rejoint la CGT.
Les bouchers parisiens ont des contacts très rares avec leurs camarades provinciaux :
en décembre 1896, les ouvriers bouchers de Limoges demandent de l'aide car ils réclament
une demi-journée libre le dimanche ; on apprend en novembre 1899 que la Chambre syndicale
de Lyon fonctionne bien et possède 32.000 F dans sa caisse. Les bouchers ont des contacts
avec les charcutiers en décembre 1899 et en janvier 1902, mais jamais aucune stratégie
commune n’est élaborée. En mars 1897, le trésorier Vénot est désigné comme porte-parole
par la Chambre syndicale pour représenter les bouchers au Comité de résistance de
l’alimentation contre les bureaux de placement2204. Lors d’une réunion à la Bourse du Travail
en octobre 1899, qui rassemble 170 personnes, Bouton note qu’« une fois le syndicat
fortement constitué, il devra adhérer à la Fédération de l'alimentation parisienne pour pouvoir
marcher au besoin à un mot d'ordre donné, avec tous les autres groupements ouvriers». Une
grève générale des bouchers, épiciers, boulangers et pâtissiers est prévue pour le 1er mai
1900 : elle n’aura pas lieu. Une quête est organisée au profit des ouvriers grévistes du Creusot
en octobre 18992205. En juillet 1898, le Syndicat est présent à la réunion du Comité de la grève
générale. En octobre 1898, le projet de grève aux abattoirs de Vaugirard échoue. L’idée de
2200
Sur le rejet des idées socialistes, nous renvoyons à notre partie sur le comportement politique des garçons
bouchers (chapitre 7).
2201
Jean SAGNES, op. cit., p 46.
2202
Claude WILLARD (dir.), La France ouvrière, tome 1 : des origines à 1920, Editions sociales, 1993, p 295.
2203
Jean SAGNES, op. cit., p 47.
2204
Brigade des recherches, rapport du 12 mars 1897.
2205
Brigade des recherches, rapport du 4 octobre 1899.
433
grève est régulièrement repoussée par les
garçons bouchers, qui préfèrent l’action
syndicale et le dialogue avec les patrons2206. Ce constant refus de la grève distingue les
détaillants de leurs collègues ouvriers des abattoirs de la Villette2207.
Le 14 août 1901, Métry est mandaté par la Chambre syndicale pour participer au
Congrès de Lille en septembre (à ses frais) et combattre l'article 4 du programme, qui stipule
« l’interdiction pour les patrons de faire un prélèvement sur l es pourboires ». Le syndicat
demande tout simplement la suppression des pourboires. Bref, l’action de la Chambre est très
faible : les garçons bouchers se contentent de suivre passivement les combats menés par leurs
confrères parisiens. Ils soutiennent la grève quand elle est menée par les camarades, sans
franchir eux-mêmes le pas2208.
Les mouvements mutuelliste et coopératif déclenchent de l’indifférence, voire de la
méfiance chez les garçons bouchers. Un projet de création d’une société de secours mutuels
est discuté en avril 1900, sans suite connue. En août 1901, Foucher expose un projet de
constitution d'une société ouvrière de boucheries syndicalistes: 20 membres versent 5 F
chaque semaine pendant 30 semaines. On ouvre une boucherie avec les 3 000 F amassés. Le
gérant et le personnel sont tous payés au même salaire. Chaque sociétaire verse 20 F sur les
bénéfices et une nouvelle boucherie est ouverte 25 semaines après. 20 boucheries peuvent
ainsi être créées à Paris en 5 ans. Par ailleurs, une caisse est prévue pour les accidents du
travail, la maladie et la retraite par la société de production L'Emancipatrice(3 rue de
Pondichéry). Les bouchers font un accueil très réservé à cette proposition2209.
Quand la Chambre syndicale reprend ses réunions à la Bourse du Travail en 1896, la
situation est mauvaise à cause du manque d’adhérents 2210. Si la mobilisation contre les
bureaux de placement est faible, le non respect de la fermeture des boutiques le dimanche à
17h entraîne des réactions violentes : une trentaine de garçons bouchers renverse des étalages
place Beaugrenelle le 28 juin 18962211. Un accord est trouvé entre patrons et ouvriers le 3
octobre 1898 sur la question des horaires de fermeture des boucheries le dimanche, mais de
nombreux patrons ne le respectent pas : les ouvriers envoient une délégation à la préfecture de
police en juin 1902 pour essayer d’obtenir, en vain, l’application des promesses de 1898. En
juillet 1899, Bouton compare les garçons bouchers à des « martyrs conduits comme des
chiens par des exploiteurs sans scrupule ». Il demande la suppression des bureaux de
placement, la fermeture des étaux en semaine à 20h et le dimanche à 16h, ne travailler que 14
heures par jour au lieu de 17-18 heures2212. La question de la durée de la journée de travail
2206
Ibid., rapports du 13 novembre 1900 et du 10 décembre 1901.
2207
A la fin de 1896, une grève est organisée par les boyaudiers et les « sanguins » de la Villette. En octobrenovembre 1897, une grande grève touche les abattoirs de la Villette : elle concerne d’abord le « marchandage »
chez les gargots (charcutiers en gros) puis s’étend à l’ensemble des travailleurs des abattoirs. Pour plus de
détails, je renvoie à Pierre HADDAD, op. cit., pp 145-151.
2208
La solidarité financière entre professions n’est pas nouvelle. « Dans la Seine, les selliers bourreliers, en 1883,
reçoivent de 2,50 F à 3,50 F par jour, selon leurs charges de famille ; l’argent leur est fourni, en grande partie,
par les autres corporations ». Jean NERE, « Aspect du déroulement des grèves en France durant la période
1883-1889 », Revue d’histoire économique et sociale , juillet 1956, p 289.
2209
Brigade des recherches, rapport du 14 août 1901.
2210
Fermée en 1893 sous le ministère Dupuy, la Bourse du Travail de Paris rouvre en 1896 avec une nouvelle
réglementation.
2211
Brigade des recherches, rapport du 28 juin 1896.
2212
Ibid., rapport du 7 juillet 1899.
434
revient en août : les garçons souhaitent
finir le soir à 19h (au lieu de 20 ou 21h)2213.
commencer le travail à 5h (plutôt que 4h) et
L’année 1900 est marquée par des actions radicales et violentes 2214. Le dimanche 29
mai, 12 garçons bouchers interviennent devant la boucherie Moreau (60 rue Sedaine) car elle
n’est pas fermée après 17h. L’altercation très vive débouche sur deux arrestations. Le 4 juin,
la police note une tentative d’entrave à la liberté du travail chez le boucher Lanas (20 rue
Lacharrière). Le 5 juin, plusieurs garçons bouchers sont arrêtés pour scandale sur la voie
publique, rue des Abbesses et boulevard Rochechouart. Le 12 juin, des garçons bouchers
manifestent rue Saint-Dominique car une boutique n’est pas fermée à 20h. Le 1 er juillet, des
troubles éclatent à Belleville à 17h35 à cause de la fermeture des boutiques le dimanche. Le 2
juillet, 15 garçons bouchers menacent un boucher (134 boulevard de Belleville) sur les
horaires de fermeture. Le 8 novembre, des boutiques sont enduites de goudron dans le quartier
des Epinettes car elles ne ferment pas le dimanche à 17h. Malgré ces heurts, Bouton reste
attaché à l’idée d’une « entente amicale » entre patrons et ouvriers pour obtenir la fermeture
des étaux à 16h le dimanche. Les patrons ouvrent jusqu'à 18-19h pour ne pas mécontenter leur
clientèle2215.
Dans sa thèse sur le repos dominical, Robert Beck évoque cette agitation : « Des
actions individuelles contre les patrons réfractaires au repos de leurs employés sont également
assez courantes. Les garçons coiffeurs de Paris appliquent le badigeonnage des devantures des
salons au moyen de vitriol, d’acide, de potasse d’Amérique, d’eau forte, voire de matières
fécales… D’aucuns lancent des boules puantes à l’intérieur des salons, forçant ainsi des
clients à moitié rasés à s’enfuir. A Saint-Ouen, en 1900, la viande des bouchers qui ne ferment
pas à cinq heures le dimanche, est arrosée avec du pétrole ou du goudron2216 ». Des employés
de divers métiers ont, en outre, recours à des menaces, tantôt humoristiques (chez les
cordonniers), tantôt plus violentes (chez les coiffeurs. « Il existe donc bel et bien un
mouvement social pour le repos hebdomadaire qui se substitue progressivement aux œuvres
catholiques et philanthropiques qui cherchaient à opposer le repos dominical aux
revendications socialistes de la journée de travail de huit heures. L’extrême gauche réussit à
absorber cette revendication en la faisant sienne et en l’associant à celle des huit heures,
comme elle incorporera ensuite celle de la semaine anglaise2217 ». A partir du cas des
bouchers, nous partageons les propos de Robert Beck, sauf sur deux points : les actions ne me
semblent pas individuelles mais collectives, car visiblement, elles sont soutenues par la
Chambre syndicale ; le caractère « bon enfant » des actions ne doit pas être mis en avant
(Robert Beck évoque les menaces « humoristiques » des ouvriers cordonniers de Paris), mais
plutôt leur côté radical et violent, qui me semble mieux correspondre au climat politique tendu
de l’époque.
La question des horaires d’ouverture supplante celle des bureaux de placement en
1901. Les coups de main se succèdent pour faire pression sur les patrons qui refusent de
fermer leur boutique le dimanche à 16h. Le 13 avril, des affiches sont placardées chez Paul
2213
Ibid., rapport du 24 août 1899.
2214
Pour une approche de « la violence dans les grèves », nous renvoyons à Michelle PERROT, Les ouvriers en
grève : France 1871-1890, EHESS, 2001, tome III, pp 568-587.
2215
Brigade des recherches, rapport du 24 octobre 1900.
2216
Bulletin de la Ligue populaire pour le repos du dimanche, 1900, n°11, p 414.
2217
Robert BECK, Histoire du dimanche de 1700 à nos jours, Editions ouvrières, 1997, p 303.
435
Lambert, boucher 240 rue Saint-Martin : « Si
vous voulez être bien servis, n'achetez rien
dans les boucheries après 16h le dimanche et 19h en semaine ». Divers incidents sont relevés
en mai 1901 chez Ferrand, 39 rue Cardinal-Lemoine (œufs frais cassés sur la viande, serr ure
bouchée avec du ciment). Le 20 mai, 30 garçons bouchers du 5e arrondissement, conduits par
l’étalier Louis, se rendent place Maubert pour visiter les boucheries ne fermant pas à 16h le
dimanche : des étiquettes sont collées sur les vitrines.
Malgré ces actions violentes, la Chambre syndicale ouvrière de la Boucherie reste
toujours aussi prudente et imperméable aux thèses anarchistes, socialistes, et au
« syndicalisme révolutionnaire » cher à Fernand Pelloutier. Les idées de la droite
révolutionnaire se semblent pas avoir rencontré plus d’écho 2218. En février 1899, après une
réunion assez agitée où s’exprime le député nationaliste Marcel Habert et le militant socialiste
Croizé, le Syndicat se rallie à la proposition Coutant2219, demandant la suppression des
bureaux de placement et la diminution des heures de travail sans diminution de salaire2220.
Quand Victor Gruffuelhes2221, du Syndicat des cordonniers, vient parler du syndicalisme en
septembre 1899, son intervention est très mal accueillie par le boucher Bernard2222.
Il faut noter que, dans les années 1890, la dimension corporative « familiale » du
métier est encore bien présente2223. Par exemple, il est encore fréquent de voir des fêtes de la
Boucherie qui rassemblent des ouvriers et des patrons, des prix modiques permettant à chacun
de participer à la fête collective. Ainsi, le 14 décembre 1892, quand la Boucherie de Paris
organise une fête à l’Elysées Montmartre avec tombola, orchestre et bal à minuit, la gamme
des prix d’entrée est diversifiée (200 places à 5 F, 500 places à 3 F, 1000 places à 2 F et 1300
places à 1 F). En 1892, la commission des fêtes est présidée par Gilles, président d’honneur
du syndicat ouvrier2224. En janvier 1896, quand la Chambre syndicale ouvrière organise une
grande fête familiale dans les salons du Grand Orient de France (rue Cadet), avec concert,
tombola et bal au profit de la caisse de réserve du Syndicat et des ouvriers au chômage, le
2218
Nous revenons plus en détail sur ce point dans notre partie consacrée au comportement politique des
bouchers.
2219
Jules Coutant (1854-1913), ouvrier mécanicien, militant socialiste, a été maire d’Ivry-sur-Seine (1908-1913)
et député de la Seine (1893-1913). Il tint à la Chambre une place considérable, et présenta une foule de
propositions de loi, dont les moins curieuses ne sont pas celles tendant à renvoyer les salariés revenant
d'accomplir une période d'instruction militaire (1895), et celle tendant à supprimer l'ordre des avocats (1901).
On trouve une notice biographique sur Coutant dans Jean MAITRON (dir.), op. cit., tome II, p 279 et dans Jean
JOLLY (dir.), Dictionnaire des parlementaires français (1889-1940), 1963, tome III, pp 1172-1174.
2220
Brigade des recherches, rapport du 3 février 1899.
2221
Victor Griffuelhes (1871-1923) fait partie, avec Alphonse Merrheim, de la seconde génération du
« syndicalisme révolutionnaire », prenant la relève de Fernand Pelloutier, mort en 1901. Cordonnier du Lot-etGaronne, ancien militant vaillantiste, Griffuelhes devient secrétaire de la Fédération des cuirs et peaux, puis
secrétaire de la CGT (1901-1909). Pour lui, « le syndicalisme jusqu'en 1886 s'est attardé dans le corporatisme
et le mutuellisme ». Georges LEFRANC, op. cit., p 89.
2222
Brigade des recherches, rapport du 20 septembre 1899.
2223
Les ouvriers boulangers lyonnais ont rompu plus vite que les bouchers parisiens le lien corporatif
« familial ». « La rupture entre patrons et ouvriers se matérialise dans les rituels mêmes de la corporation
puisqu’à partir de 1890, les ouvriers boulangers sont exclus de la fête patronale. A la veille de 1914, le
paternalisme n’a plus cours dans la petite boutique boulangère ». Bernadette ANGLERAUD, « Les petits
commerçants au tournant des XIX-XXe siècles », in Pierre GUILLAUME (dir.), La professionnalisation des
classes moyennes, 1996, p 319.
2224
Journal de la Boucherie de Paris, décembre 1892. BNF, Jo A 328.
436
patronage de la Chambre patronale ne semble nullement incongru2225. Cette
solidarité corporative s’effrite après 1899. Ainsi, quand La Boucherie ouvrière annonce la
grande fête annuelle de bienfaisance du syndicat ouvrier (au profit de la caisse de secours)
pour le 29 novembre 1900, le rédacteur fait remarquer au lecteur la modicité du coût de la
carte (1 F) alors que la fête patronale coûte 10 F2226. On sent bien que le fossé entre deux
identités différentes se creuse lentement. La géographie des lieux de fête n’est d’ailleurs pas
anodine : les ouvriers festoient dans les quartiers populaires (avenue de Clichy, place de la
République) alors que les patrons banquètent dans les beaux quartiers (Hôtel continental,
Palais d’Orsay, etc.). Bien sûr, les « patrons et les dames caissières » sont cordialement
invités à la fête annuelle ouvrière, mais l’unité corporative n’est plus qu’une façade qui se
vide progressivement de tout contenu.
Le syndicat fait une synthèse de ses revendications en décembre 1899 :
•
suppression des bureaux de placement.
•
fermeture des étaux à 19h en semaine et 16h les dimanches et fêtes.
•
une demi-journée de repos par semaine.
•
juridiction prud'homale.
•
application à la boucherie de la loi sur les accidents de travail (votée le 8 avril
1898)2227.
En juillet 1900, Croizé ajoute deux revendications : la journée de 8h et la suppression
du « couchage à deux » car « cela pousse à la pédérastie2228 ». Croizé réclame l'inspection des
dortoirs par les inspecteurs ouvriers. Cette question n’est pas anodine car de nombreux
employés sont logés à domicile chez le patron, dans des conditions parfois précaires (grenier
non chauffé par exemple)2229. En novembre 1900, l’ouvrier Bertrand Torny appelle les
patrons à respecter les règles d’hygiène et de salubrité. Il ajoute : « Je serais heureux pour
l’honneur de notre corporation, que le couchage à deux soit substitué par le couchage
individuel ; de cette façon notre corporation n’aurait pas la première place à la tête des
statistiques que nous fournit la Cour d’Assises sur les passions contre nature 2230 ».
En mai 1901, l’étalier Tornaud demande la suppression du couchage et de la
nourriture, car l’employé mange souvent tous les restes de la mévente. Les petits commis sont
exploités dans des travaux domestiques, sans tenir compte qu'ils ont un métier à apprendre.
Tornaud réitère ses plaintes sur les mauvaises conditions de vie en mars 1903 : la nourriture
est infecte, les repas rapides, le couchage à deux par lit et à six dans des chambres trop petites,
2225
Ibid., 29 janvier 1896.
2226
La Boucherie ouvrière, octobre 1900. BNF, Fol V 4683.
2227
Brigade des recherches, rapport du 1er décembre 1899.
2228
« Chaque année, à partir de 1890, le 1er mai, des militants ouvriers appellent à la grève pour revendiquer les
« 8 heures » de travail quotidien ». Jean LEDUC, L’enracinement de la République (1879-1918 ), Hachette,
1991, p 145.
2229
Les revendications des ouvriers boulangers lyonnais sont plus développées que celle des bouchers parisiens.
« On réclame la création d’écoles d’apprentissage qui se substitueraient à une formation dans l’atelier, la fin de
la pratique du logement sur place ». Bernadette ANGLERAUD, op. cit., p 318.
2230
La Boucherie ouvrière, novembre 1900. BNF, Fol V 4683.
437
mal éclairées et mal aérées2231.
Même si la protection des apprentis n’est pas au cœur des revendications syndicales,
elle n’est néanmoins pas absente des préoccupations des ouvriers, en ce qui concerne l’âge
des jeunes travailleurs, leurs conditions de travail et de vie. En juin 1900, La Boucherie
ouvrière rend compte d’un « fait divers » qui s’est déroulé le 9 mai 1900 aux abattoirs de
Vaugirard : « Un jeune homme âgé de 16 ans environ venait de charger dans une voiture à
bras douze moutons du poids de 10 livres chaque, à l’échaudoir 12. Il y avait déjà dans sa
voiture un bœuf de 900 livres ; en voulant démarrer, la charge l’emporta en arriè re et toute la
viande tomba à terre. Deux patrons présents conseillèrent à ce garçon d’aller chercher son
patron pour recharger sa voiture ; ce jeune homme refusa sous prétexte qu’il serait attrapé et
peut être congédié de la maison. Nous apprîmes toute de même que ce jeune commis était
employé chez M. Rouzeaud, 256 boulevard Saint-Germain. Les patrons avec l’aide de deux
maîtres garçons rechargèrent la viande dans la voiture à bras. Le poids total, constatation faite,
était de 700 kg, charge que bien des patrons n’oseraient même pas faire traîner à leur cheval ».
L’auteur cite le nom des quatre témoins (un détaillant, un boucher en gros et deux maîtres
garçons), note que « notre inspecteur du travail a été obligé de faire son rapport à M. le Préfet
de police », appelle au respect de la loi de 1892 sur la protection de l’enfance 2232 et engage les
patrons à « être un peu plus humain2233 ».
En novembre 1900, Bertrand Torny signe un article sur « l’abus de l’emploi des
enfants dans la Boucherie ». Après avoir rappelé les dispositions de l’article 9 de la loi du 4
mars 18512234, Torny dénonce les agissements de la mutuelle patronale des Vrais Amis, qui
« brave la loi en faisant apposer dans Paris et la province, des affiches invitant les parents
nécessiteux à placer leurs enfants dans le dur métier qui est celui d’apprenti boucher. Ces
affiches rédigées en termes mielleux leur dore la pilule par ces belles promesses telles que :
Gagnant de suite, nourri et couché (l’on sait comment). Si toutes ces belles promesses étaient
tenues, nous n’aurions pas à nous plaindre de cet état de choses ; malheureusement, il n’en est
rien ; cette manœuvre est digne de gens inhumains qui n’aspirent qu’aux honneurs sans se
préoccuper des conséquences qui en découlent. Ils apportent volontairement de nouvelles
victimes au chômage, dans l’espoir de trouver un personnel plus souple aux exigences
patronales, car la misère est souvent escomptée par les mauvais patrons. Il faut admettre
l’impossibilité que des enfants de 12 ou 13 ans puissent rendre de réels services, dans un
métier quelqu’il soit ». Torny estime que les patrons ont tout intérêt à former des apprentis de
16 ans sérieux et motivés plutôt que d’utiliser des commis trop jeunes pour des tâches
subalternes (nettoyage, courses diverses), qui risquent d’être rapidement dégoûtés du
métier2235.
2231
L’Alimentation ouvrière , n°8, mars 1903. Archives Départementales de la Seine-Saint-Denis, 46 J 26.
2232
La loi du 2 novembre 1892 limite à 10h le temps de travail des enfants de 13-16 ans et à 11h celui des 16-18
ans. Le travail de nuit est interdit avant l’âge de 18 ans.
2233
La Boucherie ouvrière, juin 1900.
2234
L’article 9 de la loi du 4 mars 1851 précise : « La durée du travail effectif des apprentis âgés de moins de 14
ans ne pourra dépasser 10 h par jour. Pour les apprentis âgés de 14 à 16 ans elle ne pourra dépasser 12 h.
Aucun travail de nuit ne peut être imposé aux apprentis âgés de moins de 16 ans. Est considéré comme travail
de nuit tout travail fait entre 21h et 5h du matin ».
2235
La Boucherie ouvrière, novembre 1900.
438
Dans une enquête de 1893, l’Office du Travail souligne que « l’apprentissage est
complètement désorganisé » dans la boucherie parisienne. « Les parents parisiens ont pris
l’habitude de placer chez les bouchers leurs garçonnets de 14 ans, au pair, pour la nourriture
et le logement ou avec un minime salaire. Ces enfants « font les courses » (rôle du commislivreur). L’enseignement du métier ne leur est pas donné ; mais le plus grand encombrement
en résulte2236 ». Ainsi, l’apprentissage est « détruit à proprement parler dans le milieu
parisien ; car les « petits garçons », embauchés en grand nombre, sont des commis ou
ouvriers, mais non des apprentis2237 ».
Il faut souligner que les métiers artisanaux de l’alimentation se trouvent exclus de la
plupart des lois sociales prises par la Troisième République. Par souci de l’orthodoxie
financière et du respect des principes libéraux, les opportunistes ont été très timides
socialement jusqu’en 1896 : les mesures prises sont sans incidences sur le budget de l’Etat, tel
« le principe de la présomption de responsabilité de l’employeur en cas d’accident du travail »
(1890) ou « la transformation des inspecteurs du travail en fonctionnaires de l’Etat »
(1892)2238. Le personnel politique est souvent impuissant à faire aboutir les réformes sociales :
« la loi sur la responsabilité des patrons dans les accidents du travail n’aboutit au Sénat qu’en
1898 ». Le mépris de la politique et « l’antiparlementarisme frappent les socialistes
parlementaires surtout après leur entrée en force à la Chambre en 18932239 ».
Quand Alexandre Millerand devient ministre du commerce et de l’industrie (18991902) « s’amorce une tentative pour faire de l’Etat l’arbitre et le régulateur des relations du
travail ». Millerand « entend justifier son entrée au gouvernement par des initiatives. Il crée, à
cette fin, dans son ministère, une Direction du Travail et une Direction de l’Assurance et de la
Prévoyance sociale ». Millerand reprend un projet présenté par Albert de Mun, prévoyant la
limitation à 10 heures de la journée de travail pour tous. « Les députés votent le texte, mais les
sénateurs portent la durée de travail à 11 heures. Il faut transiger et, en fin de compte, la loi du
30 mars 1900 reste très en deçà du projet : les 10 heures ne seront obligatoires, dans un délai
de 4 ans, que dans les entreprises industrielles employant, dans un même atelier, hommes et
femmes ou jeunes de moins de 18 ans. Restent donc en dehors du bénéfice de la loi les
travailleurs des ateliers uniquement masculins et tous les salariés des secteurs autres que
l’industrie. On est loin des 8 heures réclamées chaque 1 er mai2240 ».
Millerand dépose deux autres projets sociaux, qui échouent. Un projet sur les retraites
ouvrières est voté en 1902 par les députés mais rejeté par les sénateurs2241. « Millerand a aussi
l’intention de créer des organismes d’arbitrage (délégués élus du personnel dans les
entreprises de plus de 50 salariés, conseils régionaux du travail, Conseil supérieur du travail).
Il se heurte à une double méfiance, celle du patronat qui veut régler les conflits sans ingérence
extérieure (sinon, à sa demande… l’intervention des forces de l’ordre) et celle de la majorité
2236
Office du Travail, La petite industrie (salaires et durée du travail), tome 1 : l’alimentation à Paris ,
Imprimerie nationale, 1893, p 219.
2237
Ibid., p 236.
2238
Jean LEDUC, op. cit., p 59.
2239
Jean-Marie MAYEUR, Les débuts de la IIIe République (1871-1898), Seuil, 1973, p 190.
2240
Jean LEDUC, op. cit., p 83.
2241
Il faut attendre 1910 pour que soit votée la loi sur les retraites ouvrières et paysannes.
439
des syndicats, qui y voient une entrave possible au droit de grève2242 ». Ainsi, en
septembre 1901, quand la Chambre syndicale ouvrière de la Boucherie de Paris, réunie en
assemblée générale extraordinaire (550 personnes), doit désigner deux candidats pour le
Conseil du Travail (un boucher et un échaudeur), la méfiance pour les « jaunes » s’exprime.
Le bilan de l’action syndicale des garçons bouchers apparaît comme très modeste. Les
luttes intestines et la grande « timidité » des bouchers – ou plutôt leur mauvaise organisation –
empêchent toute action d’envergure. Les coups d’éclat ponctuels contre les patrons
récalcitrants rapprochent sans doute davantage les garçons bouchers de l’agitation ligueuse et
nationaliste des années 1890 que des thèses anarcho-syndicalistes des partisans de l’action
directe, encore que la frontière entre les deux mondes s’est révélée bien souvent assez
poreuse2243. Le recours à la violence est présent alors que la grève est systématiquement
refusée : l’ombre de Georges Sorel plane-t-elle 2244 ? Le bilan de la Chambre syndicale des
bouchers sera-t-il moins terne à partir de 1902, année de fondation de la Fédération Nationale
des Travailleurs de l’Alimentation ?
f) La question du placement chez les garçons bouchers (1896-1914)
Nous avons vu les différentes revendications des ouvriers bouchers entre 1896 et
1902. Quel sort est réservé à leur principale réclamation, la suppression des bureaux de
placements payants ?
Le 4 décembre 1896, Adolphe Chérioux (1847-1934), conseiller municipal de Paris,
propose de coordonner et de renforcer l’action des bureaux municipaux au sein d’un Conseil
de perfectionnement2245. Selon L. Dard, président du bureau municipal de placement gratuit
du 15e arrondissement, le gouvernement Méline propose un bon projet de loi sur les bureaux
de placement, qui est rejeté par le Parlement en mars 1897, car le placement ne concerne que
quelques métiers et les grandes villes2246. Auguste Savoie note qu’entre 1896 et 1902, les
projets sur les bureaux de placement à la Chambre des députés échouent à cause des votes du
Sénat. Pour lui, l’activité de bureaux de placement des syndicats ouvriers reste faible 2247. En
1900 auraient circulé des projets de création d’un bureau de placement municipal réservé aux
métiers de l’alimentation (autour des Halles) et d’un bureau pour les ouvriers d’abattoirs (dans
2242
Jean LEDUC, op. cit., p 83
2243
Nous renvoyons par exemple à Michel Launay : « Un certain nombre de représentants du syndicalisme
révolutionnaire en viennent à se commettre avec des royalistes de l’Action française. Le fait est modeste mais
il est extrêmement révélateur. En 1908-1909 une certaine convergence se produit entre des responsables
syndicaux de la CGT et des membres de l'entourage de Charles Maurras» (Emile Pataud, Georges Valois).
Michel LAUNAY et René MOURIAUX, Le syndicalisme en Europe, Imprimerie nationale, 1990, p 75.
2244
Georges Sorel (1847-1922), auteur de Réflexions sur la violence (1908), voit dans la pratique syndicaliste
révolutionnaire le socialisme véritable. Georges Sorel signe en 1902 la préface d’un ouvrage posthume de
Fernand Pelloutier, l’Histoire des Bourses du Travail . BNF, 8° R 17822.
2245
« Adolphe Chérioux, entrepreneur de maçonnerie, conseiller municipal de Saint-Lambert (Paris 15e) de 1895
à 1934, est entré au comité exécutif du Parti radical en tant que vice-président, après avoir milité pendant de
longues années dans des comités électoraux locaux ». Nobuhito NAGAI, Les conseillers municipaux de Paris
sous la IIIe République (1871-1914), Publications de la Sorbonne, 2002, p 206.
2246
L. DARD et L. TESSON, Etude sur les bureaux de placement, Oberthur, 1900, p 39.
2247
Auguste SAVOIE, Les bureaux de placement, leur origine, leur histoire, leur suppression, 1913, 39 p.
440
le 19e ou le 15e arrondissement). Ces
avant 19042248.
tentatives n’ont pas connu de réalisation
Le 5 juin 1896, Morhange, de la Ligue pour la suppression des bureaux de placement,
prononce un long discours qui ne passionne guère les garçons bouchers. Foucher fait
remarquer à son voisin2249 : « il est fou ou il est saoul car il n'y a pas de bon sens de bafouiller
ainsi2250 ». En mars 1897, les placeurs sont dénoncés car « ils prélèvent une dîme honteuse sur
le salaire de l'ouvrier boucher». Si un ouvrier est placé trois fois dans l’année, le placeur
prélève sur son gain 50 voire 60 F2251.
La lutte contre les placeurs privés continue, surtout qu’ils refuseraient « toute
embauche de militant syndicaliste ». Le 29 octobre 1900, les garçons bouchers organisent une
« manifestation à la Bourse du Travail dont le bilan est lourd, puisqu’il y aura 150 blessés.
Finalement, ils remportent une demi-victoire : le placement sera désormais confié à des
œuvres philanthropiques mais pas aux syndicats comme ils l’entendaient 2252 ». Ces propos
demandent à être fortement nuancés, car les placeurs privés sont toujours prospères. L’Office
du Travail publie en 1901 une seconde enquête sur le placement des employés, des ouvriers et
des domestiques en France, ce qui permet d’effectuer des comparaisons avec les résultats
recueillis en 1892.
En 1900, les bouchers disposent de 13 bureaux de placement privés en France, dont
huit à Paris. Ces bureaux traitent annuellement 48 020 demandes pour 30 354 offres, 20.098
placements à demeure et 4 656 placements à la journée. Le droit d’inscription est d’un franc et
les tarifs varient de 5 à 20 F2253. Les bureaux parisiens prennent 5 F pour placer un apprenti,
20 F pour une caissière et la moitié de la première semaine pour les garçons bouchers. Un des
bureaux parisiens n’a pas changé de titulaire depuis sa fondation. Le prix d’achat des sept
autres bureaux s’élève à 203 200 francs. Leur chiffre d’affaires est de 82 100 F 2254.
A partir de 1899, la lutte contre les bureaux de placement chez les garçons bouchers
parisiens s’effectue toujours en liaison étroite avec les boulangers et les autres professions
alimentaires. Cela n’est guère étonnant quand on connaît l’action dynamique d’Emile
Béthery, secrétaire général du Syndicat des bouchers, pour se rapprocher des boulangers et
fonder en 1902 la Fédération Nationale des Travailleurs de l’Alimentation (FNTA) au sein de
la CGT.
2248
L. DARD et L. TESSON, op. cit., p 39.
2249
Foucher dirige le journal Les affiches générales, commerce installé au 21 rue Jean-Jacques Rousseau (vente
de fonds de commerce de coiffure). « Militant parisien du syndicat guesdiste des coiffeurs et son délégué au
congrès socialiste de la salle Japy (1899), Foucher participa également au congrès national du POF à Nantes
(1894), et à Paris (1897) ». Jean MAITRON (dir.), Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français,
Editions ouvrières, 1974, tome XII, p 207.
2250
Brigade des recherches, rapport du 5 juin 1896.
2251
Brigade des recherches, rapport du 12 mars 1897.
Joëlle GLEIZE, Alfred HERVE-GRUYER et Patrick MULLER, La Villette au XIXe siècle, Fondation
Maison des sciences de l’homme, 1984, p 78.
2252
2253
Office du Travail, Le placement des employés, ouvriers et domestiques en France, Enquête de 1901, p 24.
Bibliothèque Administrative, 21 365.
2254
Ibid., p 122.
441
Un projet de « grève générale contre
les placeurs » est voté par les
bouchers en décembre 1901 et plusieurs actions de terrain sont menées contre les bureaux de
placement privés (rue Vauvilliers, rue du Jour, rue de Viarmes), entraînant des
arrestations2255. Le 9 décembre 1901, un réunion contre les bureaux payants rassemble entre
500 et 800 personnes à la Bourse du Travail : les syndicats des bouchers, des épiciers (Laval)
et de l’alimentation (Courant) y sont présents.
En mars 1903, la FNTA lance un appel à la manifestation contre les bureaux de
placement2256. Le principe d’une « grève générale de l’alimentation » (limonadiers, épiciers,
boulangers, bouchers, coiffeurs) contre les bureaux de placement est retenu suite au congrès
de la FNTA à Lyon (25-27 septembre 1903)2257. La lutte contre les placeurs s’intensifie à
l’automne. Des vitres sont brisées lors de manifestations contre les bureaux de placement.
« Un garçon boucher frappa de coups de couteau un placeur de la rue Vauvilliers, qu'il
accusait de l'avoir laissé intentionnellement pendant de longs mois, sans lui donner de
travail2258 ». Le 29 octobre 1903, une émeute éclate à la fin d’un meeting des boulangers à la
Bourse du Travail car le préfet de police Lépine en bloque la sortie et ordonne des ratonnades.
Lors d’une manifestation de protestation, une charge des agents de police dans la Bourse du
Travail fait 150 blessés ; un limonadier meurt des suites de ses blessures. Suite à une
interpellation à la Chambre des députés le 30 octobre, « Lépine est blâmé et approuvé ». La
CGT organise plusieurs meetings de protestation contre la violence policière2259.
Louis Lépine (1846-1933), préfet de police de Paris entre 1893 et 1913 (sauf une
interruption en 1897-1898 comme gouverneur de l’Algérie), cristallise la haine des militants
syndicaux2260. En octobre 1904, le garçon boucher Leroy, anarchiste, déclare que « cet hiver
2261
des barricades seraient faites » et qu'il espérait que« l'assassin Lépine y crèverait
». Il
dénonce les « mannequins déguisés en soldats » et les « brutes assassins de Lépine ». Il
appelle à « descendre dans la rue contre les charognes et les crapules d’argousins » et à
répondre à la force par la force : « si nous ne sommes pas les plus forts, nous ferons sauter des
tas de flics2262 ». Quand la violence verbale ne se déchaîne pas sur la police et Lépine, elle est
dirigée contre le président du Conseil Emile Combes et le Sénat, principal obstacle au vote
d’une loi contre les bureaux de placement depuis 1896. Les sénateurs sont désignés comme
les « vieux chapons, les avachis et les avariés du Luxembourg2263 ».
Le 23 décembre 1903, la Chambre syndicale ouvrière de la Boucherie, dirigée par
Emile Vénot, organise une réunion à l’annexe de la Bourse du Travail (35 rue Jean-Jacques
2255
Brigade des recherches, rapport du 8 décembre 1901. Archives de la Préfecture de police de Paris, BA 1409.
2256
L’Alimentation ouvrière , n°8, mars 1903. Archives Départementales de la Seine-Saint-Denis, 46 J 26.
2257
Pour plus de renseignements, il faudrait consulter le fonds des archives de la CGT sur les Congrès nationaux
de la FNTA (1902-1919). Archives Départementales de la Seine-Saint-Denis, 46 J 1.
2258
Auguste SAVOIE, Les bureaux de placement, leur origine, leur Histoire, leur suppression, 1913, p 18.
2259
Ibid.
2260
Ayant voulu maintenir l’ordre à tout prix en Algérie, Louis Lépine « fut en butte à de telles attaques qu’il se
démit de son poste (1898). Il prit à nouveau la direction de la préfecture de police (1899), poste qu’il sut
conserver jusqu’en 1912 ». Paul AUGE (dir.), Larousse du XXe siècle, 1928, tome IV, p 410.
2261
Brigade des recherches, rapport du 26 octobre 1904.
2262
Ibid., rapport du 27 octobre 1904.
2263
Ibid., rapport du 7 novembre 1903.
442
Rousseau), qui réunit 400 personnes. Cette réunion, présidée par Clémenceau (trésorier
du syndicat des bouchers), regroupe des pâtissiers (Tillet), des charcutiers (Foray), des
épiciers (Laval), etc... Il s’agit de déclencher la fameuse « grève générale » de l’alimentation,
notamment « pour obtenir du Sénat le vote de la loi pour la suppression des bureaux de
placement ». On attend des « costeaux » (sic), c’est-à-dire des bouchers, qu’ils apporte nt un
soutien actif au mouvement. Foucard les encourage « à cesser tout travail pour le moment et à
accomplir pendant 4 heures par jour une action directe ». Laval « invite les garçons bouchers
à faire de l’action directe contre tous leurs patrons et à cesser dès ce matin le travail alors
même que la patronne chercherait par divers moyens à obtenir de ses employés qu’ils
reprennent le tablier2264 ». Antourville « invite les assistants à faire une petite promenade sur
les boulevards, après la réunion, et à rentrer dans les cafés pour ennuyer les patrons ainsi que
les garçons qui n’ont pas voulu suivre leurs camarades dans la grève. Il leur fait connaître, en
outre, que la salle des Grèves de la Grande Bourse du Travail (3 rue du Château d’eau),
restera ouverte toute la nuit, et les invite à y venir tous en nombre se joindre aux camarades
boulangers afin de faire la veillée d’armes 2265 ». La Saint-Barthélemy des placeurs se prépare
donc en cette veille de Noël ? La pression sociale est en tout cas très forte : les ouvriers
veulent obtenir une loi de réforme des bureaux de placement. La grève générale de
l’alimentation dure du 25 décembre 1903 au 1 er janvier 1904. Si les bouchers n’ont pas été à
la pointe du mouvement revendicatif, les salaisonniers revendiquent un rôle prépondérant
dans la lutte contre les placeurs2266.
Les ouvriers de l’alimentation obtiennent en partie gain de cause en 1904. « C’est la
loi du 14 mars 1904 qui pose le principe de la gratuité du placement et qui fait obligation aux
communes de plus de 10 000 habitants de créer un Bureau municipal de placement, et aux
autres de tenir un registre des offres et des demandes d’emploi. De même que pour
l’indemnisation des Caisses syndicales de chômage, les municipalités n’ont pas attendu
l’intervention du législateur et mettent en place des Bureaux municipaux de placement,
puisque dès 1891 on en comptait 24 en France, dont 11 dans le département de la Seine, et 51
en 1899 dont 18 dans la Seine et 33 répartis sur 17 départements. Cependant en 1910, sur 258
villes de plus de 10 000 habitants, 107 seulement avaient créé des bureaux qui avaient
effectué à peine 85 000 placements cette année-là, dont 40 000 à Paris2267 ». En 1908, les
bureaux municipaux allemands avaient placé 846 000 demandeurs d’emploi 2268. En 1909, la
Grande-Bretagne a créé 261 bureaux de placement officiels (fonctionnaires du
gouvernement)2269. Face à l’efficacité de la politique de placement « paritaire » allemande,
Georges Bourgin souligne les résultats très mitigés de la loi française de 1904 : « Il faut
reconnaître que, dans les villes où un bureau a été créé, le placement a sensiblement
progressé, car l’efficacité des bureaux est variable selon la mentalité des habitants, l’activité
des municipalités – et, à ce sujet, on doit constater que c’est dans les villes de 40 à 50 000
2264
Il pourrait bien s’agir de Pierre Laval (1883-1945), le futur premier ministre de Pétain sous Vichy. Jean
MAITRON (dir.), op. cit., tome XIII, p 215.
2265
Brigade des recherches, rapport du 24 décembre 1903.
2266
Leroy reproche aux bouchers « de n’être pas les instigateurs de la suppression des bureaux de placement ».
Ibid., rapport du 27 octobre 1904.
2267
Jean LUCIANI, « Logiques du placement ouvrier au XIXe siècle et construction du marché du travail », in
Alain PLESSIS (dir.), Naissance des libertés économiques, 1993, p 301.
2268
J. DESMAREST, La politique de la main d’œuvre en France , PUF, 1946.
2269
Auguste SAVOIE, op. cit., p 30.
443
habitants qu’il y a le moins de bureaux et
que les bureaux rendent le moins de services
– enfin et surtout selon leur organisation même : trop souvent le placement dépend du bureau
de l’état civil, du secrétariat, du bureau militaire ; dans une localité, c’est le concierge de la
mairie qui tient les fonctions de secrétaire, et, d’une façon générale, les municipalités
considèrent le service du placement comme un service tout à fait accessoire2270 ».
Pourquoi la loi du 14 mars 1904 produit-elle d’aussi médiocres résultats 2271 ? Certes,
elle autorise la suppression des bureaux de placement payants (contre une indemnité), mais
les municipalités peuvent autoriser de nouveaux placeurs2272. Par ailleurs, les municipalités ne
peuvent pas racheter les bureaux payants pour les rendre gratuits car ils sont trop chers.
Certains anciens placeurs constituent des pseudo mutuelles pour contourner la loi2273. En fait,
la loi du 14 mars autorise, sans l’imposer, le rachat des bureaux de placement par les
municipalités. La mesure va se révéler assez inefficace2274. On comprend alors mieux
pourquoi la lutte syndicale contre le placement privé continue après 1904. Le placement par
les Bourses du Travail tombe en désuétude après 1904 car il fait « double emploi avec le
placement organisé au niveau municipal2275 ».
Quelle est la situation à Paris2276 ? Après une élection au Conseil municipal, des
crédits sont votés le 4 juin 1904 pour indemniser et fermer les bureaux de placement des
boulangers et des bouchers. La fermeture des bureaux des limonadiers, des employés d'hôtel
et des marchands de vin est décidée le 17 juin. Mais, dès le 10 juin, le préfet de police Lépine
prend une ordonnance qui facilite l’installation de bureaux de placement privés dans les
bistrots. Néanmoins, le Conseil municipal de Paris a dépensé 1 608 000 F pour fermer 61
bureaux de placement : 55 concernent l’alimentation (1 524 000 F), trois les coiffeurs
(71 000 F), deux les cordonniers (11 000 F) et un les teinturiers (2 000 F)2277. Il faut préciser
que, sur les 61 bureaux que les conseillers municipaux voulaient supprimer, « 16 tenanciers
n’ont pas accepté cette indemnité et se sont pourvus devant le Conseil de préfecture. Au 31
décembre 1907, restaient 207 bureaux autorisés (187 pour Paris, 20 pour la banlieue) ; 119
bureaux appliquent les mêmes tarifs, les autres les ont diminués, mais partout la clientèle
2270
Ce constat amène Georges Bourgin à encourager les maires socialistes à s’intéresser plus sincèrement au
placement municipal et « qu’à la pratique arriérée des municipalités actuelles ils substituent un système
cohérent et une conception nette de la besogne à remplir ». Georges BOURGIN, « Mouvement syndical »,
Revue socialiste, syndicaliste et coopérative, 15 novembre 1910, p 479.
2271
Dans le cas spécifique des domestiques (placements à demeure), la loi du 14 mars 1904 a mis les frais de
placement à la charge de l’employeur pour les bureaux payants autorisés, ce qui y a entraîné « les bonnes à tout
faire, qui ont tout intérêt à s’inscrire simultanément dans plusieurs bureaux et à abandonner les bureaux
municipaux ». Georges BOURGIN, « Le placement à Paris », Revue socialiste, syndicaliste et coopérative, 15
avril 1911, tome 53, p 382.
2272
Auguste SAVOIE, op. cit., p 20.
2273
TOUZAA, BAC et RINGENBACH, Historique du placement des travailleurs, 6e Congrès national des
offices publics de placement, 1937, 16 p.
2274
Georges Bourgin tente de mesurer les effets de l’application de la loi de 1904 dans deux articles de la Revue
socialiste, syndicaliste et coopérative, 15 novembre 1910, p 478-479, et 15 avril 1911, p 382.
2275
Jean LUCIANI, op. cit., p 301.
2276
L’Office du Travail a publié, fin 1909, une enquête sur l’application, à Paris, de la loi du 14 mars 1904.
Enquêtes sur le placement des employés, ouvriers et domestiques à Paris depuis la promulgation de la loi du
14 mars 1904.
2277
Auguste SAVOIE, op. cit., p 20.
444
semble être demeurée la même2278 ».
En juillet 1904, L'alimentation ouvrière
, organe de presse de la FNTA, consacre un
long article à la suppression des bureaux de placement à Paris. Le préfet de la Seine a payé à
l’amiable aux tenanciers des bureaux de placement de bouchers les sommes suivantes :
Nébadier, 213 rue de Flandre
7 500 F
Petit, 35 quai de la Gironde
45 000 F
Praince, 39 rue Vauvilliers
38 000 F
Peron, 207 rue de Flandre
30 000 F
Michéa, 33 rue Vauvilliers
82 000 F
Total :
237 500 F
Des offres d'indemnité ont été faites à :
Lemoine, 6 rue de Viarmes
10 000 F
Mellot, 3 rue du Jour
1 000 F
Total :
11 000 F
Total général :
248 500 F
Les autorités municipales ont donc dépensé 248 500 F pour fermer les 7 bureaux de
placement de la boucherie et 273 700 F pour fermer les 9 bureaux de la boulangerie. La
fermeture de 37 autres bureaux (garçons d’hôtel, marchands de vin, garçons limonadiers) a
coûté 846 500 F. Ces sommes ont été prélevées sur le crédit d’un million affecté à
2279
l'amélioration de l'éclairage électrique
.
En avril 1905, la FNTA se réjouit car des placeurs ont été poursuivis en justice :
« quatre négriers de Lille » ont été condamnés à 100 F d'amende. Sous le titre «Dans la
boucherie, cuisine philanthropique à l'usage des malades atteinte de la jaunisse», un article de
L'alimentation ouvrièredénonce le bureau de placement de la Société amicale des étaliers de
Paris et de la Seine (11 rue du Jour) car il s’agit d’une société sous patronage patronal 2280. Le
syndicalisme « jaune » est un adversaire sérieux de la CGT entre 1900 et 1910. Nous y
reviendrons plus loin. En mai 1905, la FNTA dénonce l’arrêt « cynique » de la Cour de
cassation du 17 mars 1905, qui favorise le rétablissement des bureaux de placement privés2281.
« Le 5 décembre 1905 cent rassemblements sont organisés en même temps à travers la France
entière » par la CGT ; « tous permettent de voter des motions exigeant la fermeture des
bureaux de placement2282 ».
Les effets positifs de la loi du 14 mars 1904 se dissipent très vite. Une enquête de
2278
Georges BOURGIN, « Mouvement syndical », Revue socialiste, syndicaliste et coopérative, 15 novembre
1910, p 478.
2279
L'alimentation ouvrière
, n°24, juillet 1904. Archives Départementales de la Seine-Saint-Denis, 46 J 26.
2280
L'alimentation ouvrière
, n°34, avril 1905.
2281
L'alimentation ouvrière
, n°35, mai 1905.
2282
Michel LAUNAY et René MOURIAUX, Le syndicalisme en Europe, Imprimerie nationale, 1990, p 67.
445
l’Office du Travail dresse le tableau suivant
en 19092283 :
Tableau 17 : Evolution du nombre des associations faisant du placement après la loi de
1904
Organismes faisant du placement
Avant la loi de
1904
Depuis la loi de
1904
À ce jour (1909)
Syndicats patronaux
21
7
28
Syndicats ouvriers
24
20
44
Sociétés de secours mutuels
16
5
21
Associations diverses
13
42
55
Total
74
74
148
Auguste Savoie déplore le fait que le nombre des bureaux de placement a doublé en
trois ans2284. Chez les bouchers, huit bureaux ont été fermés, mais sept sociétés les
remplacent. Le nombre d'intermédiaires nouveaux augmente. Le placement est souvent payant
(cotisation entre 1 et 3 F) et les chômeurs sont exploités (mesures vexatoires). Auguste Savoie
indique en détail l’organisation du placement chez les « étaliers de Paris » vers 1910. Un
président et deux vice-présidents, élus pour cinq ans et rémunérés, sont chargés du placement.
Tout membre démissionnaire, radié ou exclu, n'a plus à prétendre sur les fonds versés par lui à
la société. Une exception est faite cependant pour le président, la société s'engageant à lui
rembourser ses débours ainsi que ses appointements. « C'est cynique »! conclut Savoie2285.
Les bureaux de placement des syndicats ouvriers périclitent, alors que le placement
patronal progresse et connaît un grand succès. En 1907, la dépense annuelle pour le placement
patronal s’élève à 23 000 F dans la boucherie et à 25 000 F dans la boulangerie. Pour Savoie,
le succès du placement patronal s’explique assez facilement : les patrons sont détenteurs du
travail et il n’y a pas de frais à payer, pas de cotisation pour les ouvriers, mais un « abandon
avoué ou tacite de tous leurs droits et libertés à l'égard des patrons qui les emploient». Savoie
dénonce les règlements draconiens, vexatoires, imposés aux ouvriers (conditions de travail et
de paiement). Une « carte de suivi » a même été établie chez les boulangers, sans doute pour
dépister les éléments « agités ». Pour terminer, Savoie rappelle que la CGT est favorable à des
bureaux de placement paritaires avec participation financière municipale2286.
En 1911, Georges Bourgin regrette le manque d’efficacité des bureaux de placement
2283
Auguste SAVOIE, op. cit., p 25.
2284
Auguste Savoie a été secrétaire de l’Union des syndicats CGT de la Seine (1908-1913) puis secrétaire de la
FNTA de 1914 à 1940, avant de se compromettre avec le régime de Vichy. Pour plus de détails, nous
renvoyons à Jean MAITRON (dir.), op. cit., tome XV, p 143 et tome XLI, p 163.
2285
Auguste SAVOIE, op. cit., p 28. On trouve le même type de réaction désabusée chez Georges Bourgin, qui
souligne les nombreuses infractions relevées dans l’alimentation (boulangerie et limonade surtout), où les
anciens placeurs ont été pris comme employés d’associations de placement, qui pratiquent le « placement
payant clandestin ». Malgré l’article 3 de la loi de 1904, « qui interdit aux hôteliers, logeurs, restaurateurs et
débitants de boisson de joindre à leurs établissements la tenue d’un bureau de placement, 35 de ces
associations ont leur siège chez des débitants de boisson, qui ont sans doute eu, dans l’intérêt de leur
commerce, l’initiative de ces groupements ». Georges BOURGIN, op. cit., p 478.
2286
Auguste SAVOIE, op. cit., p 30.
446
gratuits municipaux des 20 arrondissements
de Paris2287. Pour lui, ils sont « jusqu’ici
beaucoup trop passifs, et agissants, les uns à l’égard des autres, de façon beaucoup trop
incohérente, sans entente, surtout manquant d’initiative et de spécialisation : pour l’industrie
du vêtement et pour le service des bonnes à tout faire, des bureaux spéciaux seraient beaucoup
plus utiles que ne le sont les vingt bureaux actuellement en fonction2288 ». Selon les chiffres
de l’Office du Travail, les 20 bureaux de placement municipaux de Paris ont effectué en 1909,
35 896 placements à demeure de domestiques (contre 39 106 en 1907) et ont reçu 85 694
offres d’emploi professionnels (soit une augmentation de 7000 offres par rapport à 1907), qui
se répartissent ainsi : 5 911 pour les hommes, 21 352 pour les jeunes gens, 32 795 pour les
femmes, 26 635 pour les jeunes filles. « Sur les 32 795 offres d’emploi pour femmes, 22 382
concernent l’industrie du vêtement 2289 ». Au vu de ces chiffres, il ne fait guère de doute que
les bouchers avaient peu de chance de trouver rapidement du travail en faisant appel aux
bureaux municipaux. La solution de la spécialisation des bureaux municipaux (selon l’activité
recherchée) est retenue aussi bien par Georges Bourgin que par Edouard Payen. Il semble
qu’elle ait été appliquée après 1918 2290. Mais nous reviendrons sur la question du placement
pendant la période de l’entre-deux-guerres pour voir quelles en sont les évolutions.
g) Les bouchers au sein de la Fédération Nationale des Travailleurs
de l’Alimentation (1902-1914)
La Chambre syndicale ouvrière de la Boucherie connaît un sursaut, un regain de ses
activités à partir de 1899, quand Emile Béthery en devient le secrétaire général. L’adhésion à
la CGT, qui s’est faite vers 1900-1901, donne un visage nouveau à la Chambre syndicale.
L’Annuaire des syndicats professionnels industriels, commerciaux et agricoles en France et
aux colonies de 1900 indique que le Syndicat des bouchers compte 553 membres (dont 3
femmes), siège à la Bourse du Travail (35 rue Jean-Jacques Rousseau) et possède un bureau
de placement. L’annuaire de 1910 indique 5.384 membres (dont 14 femmes) et la Bourse du
Travail se trouve alors 20 rue du Bouloi. Que de chemin parcouru en 10 ans, même si le
chiffre avancé par la CGT pour 1910 est peu crédible. Cette période nous est
malheureusement moins bien connue que les années 1886-1904 car les rapports de la brigade
des recherches de la préfecture de police de Paris cessent en 19042291. A partir de 1902, c’est
surtout la presse professionnelle qui nous informe sur les activités syndicales des bouchers.
Emile Béthery est secrétaire général de la Chambre syndicale ouvrière de la Boucherie
2287
« Depuis 1907, il y a un bureau de placement gratuit dans chacune des vingt mairies de Paris. Ces bureaux
fonctionnent soit sous le contrôle des Conseils d’administration des Associations privées qui les ont créés, soit
sous celui de Commissions municipales ; mais, dans les deux cas, les municipalités jouent un rôle prépondérant
en ce qui touche leur organisation et leur fonctionnement ». Il est intéressant d’avoir la présentation du
fonctionnement des bureaux municipaux dans une revue (L’Economiste français est dirigé par Paul LeroyBeaulieu) qui défend des choix idéologiques opposés à ceux de la Revue socialiste. Edouard PAYEN, « Les
bureaux municipaux de placement parisiens », L’Economiste français , 4 février 1911, p 155.
2288
Georges BOURGIN, « Le placement à Paris », Revue socialiste, syndicaliste et coopérative, 15 avril 1911,
tome 53, p 382.
2289
Edouard PAYEN, op. cit., p 156.
2290
Par exemple, pour les bouchers, un bureau de placement paritaire municipal est installé vers 1920 au 15 rue
Jean Lantier (Paris Ier).
2291
Archives de la Préfecture de police de Paris, BA 1409.
447
entre 1899 et 19032292. Avec Jean Amédée Bousquet, du Syndicat des boulangers,
Béthery est un des fondateurs au sein de la CGT de la Fédération nationale des travailleurs de
l’Alimentation (FNTA), dont le Congrès constitutif se tient à Paris du 15 au 17 mai 1902 2293.
C’est sous l’impulsion de Béthery qu’est fondé en février 1900 « l’organe de la Chambre
syndicale ouvrière de la boucherie de Paris», qui porte deux titres, soit L’ouvrier boucher soit
La boucherie ouvrière2294. Dans son premier numéro, le bulletin mensuel accueille un article
de Jean Jaurès2295. Ce périodique disparaît en juin 1902 quand est créée L’Alimentation
ouvrière. Béthery quitte ses fonctions syndicales le 13 novembre 1903 car il prend un
commerce de vins et liqueurs, 27 rue Jean-Jacques Rousseau. Emile Vénot lui succède en
1904-1905 en tant que secrétaire général de la Chambre syndicale des bouchers2296.
Que savons nous sur la FNTA ? « Dès sa naissance, la Fédération des travailleurs de
l'alimentation se trouvait déjà composée des diverses chambres syndicales de métier dont les
boulangers, les confiseurs, les charcutiers, les biscuitiers, les cuisiniers, les bouchers, les
épiciers, les employés des hôtels, cafés, restaurants et même la Fédération des ouvriers
coiffeurs2297 ». En fait, les boulangers dominent la FNTA car Amédée Bousquet en est le
secrétaire entre 1902 et 1910, puis Auguste Adolphe Savoie est élu à ce poste en 1914 (qu’il
conserve jusqu’en 1940).
La CGT dispose depuis 1901 d’un hebdomadaire, La Voix du peuple, lancée par Emile
Pouget (1860-1931), élu secrétaire général adjoint de la CGT en 1901 aux côtés de Victor
Griffuelhes. La FNTA se dote d’un organe de presse officiel, L'alimentation ouvrière,bulletin
mensuel dont le premier numéro paraît en août 1902 et qui disparaît en 1910. En 1902, le
bulletin a son siège à la Bourse centrale du Travail (3 rue du château d’eau). Amédée
Bousquet en est le secrétaire de direction et Emile Béthery le trésorier. Sur la couverture, on
trouve la devise « Emancipation » et quatre illustrations représentant un boucher, un
boulanger, un cuisinier et un garçon de café. Le journal se présente comme un « organe de
combat » qui veut lutter contre la presse « bourgeoise et capitaliste2298 ».
La place de la FNTA au sein de la CGT est modeste : l’alimentation grouperait 23.000
syndiqués en 1914, alors que les mineurs seraient 185 000, les chemins de fer 60 300, les
ouvriers du textile 48 000, ceux du livre 47 000, le bâtiment 39 000, etc2299… Michel Launay
donne des chiffres sensiblement différents (pour 1912) : 50.000 cheminots, 40 000 pour le
bâtiment, 30 000 pour le sous-sol, 20 000 pour le textile, 15.000 pour la métallurgie, 10 000
2292
Une petite notice biographique sur Béthery est disponible dans Jean MAITRON (dir.), Dictionnaire
biographique du mouvement ouvrier français, 3e partie (1871-1914), Editions ouvrières, 1973, tome X, p 289.
2293
Archives Départementales de la Seine-Saint-Denis, 46 J 1.
2294
La BNF conserve L’ouvrier boucher sous la cote Jo 59106 et La Boucherie ouvrière sous la cote Fol V 4683.
2295
C’est le 18 avril 1904 que Jaurès fonde L’Humanité , « journal socialiste quotidien ».
2296
Emile Vénot a participé au congrès du POF à Paris (1897) et délégué au congrès d’Ivry (1900). Il a été
délégué au Congrès de la salle Wagram (1900) par le groupe collectiviste (POF) de la 2e circonscription du 17e
arrondissement. Emile Vénot a été délégué au 15e Congrès national corporatif (9e de la CGT) et à la conférence
des Bourses du Travail à Amiens en octobre 1906. Jean MAITRON (dir.), Dictionnaire biographique du
mouvement ouvrier français, 3e partie (1871-1914), Editions ouvrières, 1977, tome XV, p 296.
2297
Naïla KEBBATI, Répertoire numérique de la série 46 J, Institut CGT d’histoire sociale, Archives
départementales de la Seine-Saint-Denis, 1997.
2298
L'alimentation ouvrière,n°1, août 1902. Archives Départementales de la Seine-Saint-Denis, 46 J 26.
2299
Claude WILLARD (dir.), La France ouvrière, tome 1 : des origines à 1920, Editions sociales, 1993, p 339.
448
pour le livre, 9 000 pour la marine, 9 000
pour les tabacs, 8 000 pour les cuirs et
peaux, les autres fédérations rassemblant environ 5 000 adhérents2300. Même si le nombre
d’adhérents n’explique pas tout, il faut garder à l’esprit que la CGT « organise à peine la
moitié des syndiqués » français avant 1914. C’est en 1912 que « la CGT atteindrait son
apogée avec des effectifs de 390 200. En 1913, elle est en léger recul : 350 0002301 ». Les
responsables syndicaux lancent périodiquement des appels pour recruter de nouveaux
adhérents. L’un des gros problèmes de la FNTA est son manque de représentativité du monde
professionnel. La FNTA est tout à fait consciente de ce problème structurel. En mars 1903, le
secteur de l’alimentation compte 883 syndicats patronaux et 226 syndicats ouvriers. Or,
l’engagement syndical est plus important chez les patrons que chez les ouvriers : le taux de
syndicalisation est de 18% chez les patrons de l’alimentation (79 874 patrons syndiqués)
contre 4,38% seulement chez les ouvriers (26 355 ouvriers syndiqués)2302. Les bouchers
semblent particulièrement indolents au sein de la FNTA. En juin 1904, un ouvrier boucher
syndiqué, Larive, déplore « l'esprit réfractaire à toute idée d'émancipation et de progrès, et la
2303
grande insouciance que la majeure partie des camarades ont montré jusqu'à ce jour
». Par
contre, en octobre 1904, le boucher Bernard, « après avoir déploré l’état embryonnaire dans
lequel le syndicat de la boucherie est resté pendant longtemps, se dit heureux de voir
l’accroissement rapide qu’il a pris à la suite de la fermeture des bureaux de placement
payants2304 ».
La Chambre syndicale CGT de la Boucherie rassemble des personnalités très
antagonistes, qui n’ont absolument pas les mêmes conceptions de l’action syndicale. La
réunion du 26 octobre 1904 à la Bourse du Travail, en présence de 500 personnes, voit se
succéder deux orateurs que tout oppose, les garçons bouchers Bernard et Leroy2305. Pour
Bernard, « les travailleurs ne sont pas les ennemis du patronat, mais ils ne doivent pas non
plus être ses esclaves ». Il pense que les revendications des bouchers « peuvent être réalisées
par des moyens pacifiques si les travailleurs savent se grouper dans le syndicat ». Par contre,
Leroy « attaque le patronat de sa corporation et le capitalisme en général, leur reprochant
d’exploiter les travailleurs ». Il lance une violente diatribe contre le préfet de police Lépine et
ses « brutes assassins ». Il « continue en menaçant les patrons de dénoncer dans la presse les
moyens de fraude qu’ils emploient, les faux poids, les balances accrochées avec des allonges,
les os sous le papier, etc… puis il ajoute que les ouvriers ne veulent pas se faire les complices
des patrons voleurs au détriment d’autres ouvriers. Il termine en préconisant l’émancipation
des travailleurs par les travailleurs eux-mêmes, et en souhaitant l’avènement prochain d’une
société libre. Il descend de la tribune en criant : « Vive le Syndicat ! Vive l’An archie2306 ! ».
Un tel discours est typique du « syndicalisme révolutionnaire » de la CGT : autonomie de la
lutte syndicale (vis-à-vis des partis politiques, des coopérateurs et des mutuellistes),
concentration de la lutte sur le terrain économique par l’action directe (grève, sabotage,
2300
Michel LAUNAY et René MOURIAUX, Le syndicalisme en Europe, Imprimerie nationale, 1990, p 81.
2301
Claude WILLARD (dir.), op. cit., p 335.
2302
L'alimentation ouvrière
, n°8, mars 1903. Archives Départementales de la Seine-Saint-Denis, 46 J 26.
2303
L'alimentation ouvrière
, n°23, juin 1904.
2304
Brigade des recherches, rapport du 27 octobre 1904. Archives de la Préfecture de police de Paris, BA 1409.
2305
Emile Vénot, secrétaire de la Chambre syndicale des bouchers, « regrette que sur 3000 circulaires qui ont été
distribuées dans les boucheries, si peu de bouchers soient présents ».
2306
Brigade des recherches, rapport du 27 octobre 1904.
449
boycott), la finalité étant « l’émancipation
totale des travailleurs ». Tous ces principes
se retrouvent dans la fameuse Charte d’Amiens, adoptée au congrès de la CGT le 13 octobre
19062307. Leroy apparaît comme proche des idées de Victor Griffuelhes, tenant de
l’orthodoxie « révolutionnaire », alors que Bernard se rapproche plutôt des positions
d’Auguste Keufer, de la Fédération du Livre, chef de file d’un courant minoritaire
« réformiste » au sein de la CGT. Antourville informe les bouchers que le Congrès de la
FNTA, tenu à Bourges en septembre 1904, « a repoussé la méthode d’action réformiste en
adoptant la méthode révolutionnaire et l’action directe 2308 ». La messe est dite.
La grève générale et le sabotage ne sont pas des moyens d’action très appréciés par les
bouchers2309. Le taux de grève dans les industries alimentaires est très faible2310 : il s’élève à
500 grévistes pour 100 000 actifs en 1890-1914, alors qu’il atteint 1 600 grévistes dans le
cuir, 1 900 dans la métallurgie, 2 500 dans le bâtiment et 13 800 dans les mines2311. Si la
violence se déchaîne parfois contre les patrons récalcitrants, la convivialité n’est pas absente
du syndicalisme ouvrier. Ainsi, le 27 décembre 1902, les bouchers organisent une grande fête
au profit de la caisse de secours et de solidarité de leur Chambre syndicale. La soirée, avec
concert, bal et grande tombola, se déroule à l’Hôtel Moderne, place de la République 2312.
Certains discours des membres de la FNTA semblent mal adaptés à la réalité sociale
du monde de la boucherie. Ainsi, en octobre 1904, Laporte « fait remarquer le grand nombre
de chômeurs des corporations de l’alimentation et l’attribue aux progrès du machinisme qui,
chassant de plus en plus les ouvriers de l’atelier, les rejette dans l’alimentation provoquant
ainsi une pléthore de bras et occasionnant la baisse des salaires. En terminant il dit qu’il est
impossible aujourd’hui à l’ouvrier, par suite de la centralisation des capitaux, de songer à
s’établir, et démontre la nécessité d’opposer la puissance ouvrière à la puissance
capitaliste2313 ». Ce discours semble être de la simple – et mauvaise – propagande quand on
sait, même si le phénomène est difficile à évaluer, que de nombreux garçons bouchers ont la
possibilité de s’installer comme patrons au bout de quelques années. Les nombreux exemples
de responsables syndicaux ouvriers (Henri Lebrun en 1893, Emile Béthery en 1903) qui
deviennent patrons montrent bien la grande porosité qui existe entre les deux mondes dans la
boucherie.
L’hostilité envers le mouvement coopératif est clairement exprimée en février 1904
par Emile Vénot, secrétaire du syndicat des bouchers. Dans un article, il s’en prend à la
société coopérative La Bellevilloise et il considère les coopérateurs comme « pires que les
patrons2314 ». Rolande Trempé reconnaît que « les coopératives de consommation sont aussi
2307
Sur l’idéologie de la CGT, nous renvoyons à Claude WILLARD (dir.), La France ouvrière, tome 1 : des
origines à 1920, Editions sociales, 1993, pp 339-345 et à Michel LAUNAY et René MOURIAUX, op. cit.,
pp 65-79.
2308
Brigade des recherches, rapport du 27 octobre 1904.
2309
Sur la répugnance envers le sabotage actif (détérioration des biens), il faut consulter Maxime LEROY, La
coutume ouvrière, Giard et Brière, 1913, tome II, p 622.
2310
Nous renvoyons également aux statistiques dressées par Michelle PERROT, Les ouvriers en grève : France
1871-1890, EHESS, 2001, tome I, pp 56-57.
2311
E. SHORTER et C. TILLY, Strikes in France (1830-1968), Cambridge University Press, 1978, p 115.
2312
L'alimentation ouvrière
, n°3, octobre 1902.
2313
Brigade des recherches, rapport du 27 octobre 1904.
2314
L'alimentation ouvrière
, n°19, février 1904.
450
l’une de ces institutions qui jouent un rôle
politique et idéologique parfois ambigu ».
Malgré la condamnation de principe du mouvement coopératif en 1879, les ouvriers ont
multiplié les coopératives de consommation, surtout dans le Nord, à Paris et à Lyon. « A
Paris, le cas de La Bellevilloise, fondée en 1877 par une vingtaine d’ouvriers donne une idée
de ce qu’une coopérative prospère, et d’inspiration socialiste, peut apporter pratiquement au
mouvement. En 1909, elle compte 7 300 membres et 8 594 en 1912. Son chiffre d’affaires
annuel est supérieur à cinq millions de francs-or. Depuis 1900, elle joue un rôle considérable
en subventionnant un certain nombre de sociétés ouvrières de Belleville (…) 2315. Dans un
esprit militant, elle soutient la caisse de grève de la CGT (1 000 francs par an), l’Union des
syndicats de la Seine, et apporte son soutien aux grévistes en leur distribuant gratuitement du
lait et du pain, en alimentant au prix coûtant les soupes communistes qu’elle accueille dans
ses locaux. (…) En 1909-1910, elle ouvre une maison du peuple où peuvent se tenir les
réunions ouvrières et résout ainsi l’un des plus gros problèmes pratiques posés aux
organisations syndicales et politiques2316 ».
Par ailleurs, Rolande Trempé explique très bien que « l’ampleur prise par la
coopération l’impose à la reconnaissance du mouvement ouvrier ». La CGT définit sa position
en 1900, 1906 et 1910. « Dès 1900, elle reconnaît l’utilité des coopératives de consommation
à condition qu’elles soient « nettement ouvrières, basées sur des principes communistes et
impersonnels ». En 1906, elle invite tous les syndiqués à devenir coopérateurs mais à
« n’entrer que dans les coopératives qui affectent une part de leurs bénéfices à des œuvres
sociales tendant à la suppression du salariat ». Le choix est clair et définitif. La CGT rejette
les coopératives qui appartiennent à l’école de Nîmes (Charles Gide), politiquement
« neutres » mais perçues comme « bourgeoises ». Elle opte pour celles qui sont
révolutionnaires d’esprit et regroupées dans la Confédération des coopératives socialistes. En
1910, la CGT réaffirme les positions prises en 1906 : elle préconise la collaboration avec les
coopérateurs, mais elle refuse tout lien permanent avec leur confédération2317 ».
Notons que la CGT va connaître un problème de « local » pour ses réunions en 1905.
Nous avons vu que les idées antimilitaristes sont très répandues chez les militants ouvriers,
même si les bouchers ne les partagent pas du tout et affirment haut et clair leur attachement à
la patrie2318. « Des numéros spéciaux de La Voix du peuple appellent dès 1903 les conscrits à
ne pas tirer sur les ouvriers qui manifestent. En janvier 1905 la préfecture de police de Paris
décide, par mesure de représailles, d’expulser la CGT de la Bourse du Travail ». Emile Pouget
continue à publier dans La Voix du peuple des articles violemment antimilitaristes et antiimpérialistes, notamment pendant la crise marocaine de 1905-19072319. Chassée de la Bourse
du Travail, la CGT s’installe en avril 1906 rue de la Grange-aux-Belles, dans un immeuble
appartenant à l’Union des syndicats de la Seine. Une maison des syndicats est édifiée en 1912.
Quelle est l’action de la FNTA ? « Elle prend une part active dans la propagande et
l'action contre les bureaux de placement privés et leur fermeture. Elle va participer également
2315
Pour plus de détails, Rolande Trempé renvoie à Gérard JACQUEMET, Belleville au XIXe siècle, du faubourg
à la ville, EHESS, 1984, 452 p.
2316
Claude WILLARD (dir.), op. cit., pp 401-402.
2317
Ibid., p 402.
2318
Le discours antimilitariste de Croizé en février 1899 se heurte à une désapprobation générale des membres
de la Chambre syndicale ouvrière de la Boucherie.
2319
Michel LAUNAY et René MOURIAUX, Le syndicalisme en Europe, Imprimerie nationale, 1990, p 67.
451
à l'action en faveur du repos hebdomadaire et à la lutte contre le travail de nuit dans la
boulangerie. Elle poursuit aussi la réalisation d'une revendication particulière pour la
réglementation des pourboires des travailleurs des hôtels, cafés, restaurants2320 ». Aucune
revendication particulière ne concerne les bouchers, qui se contentent encore une fois de
suivre mollement un mouvement syndical dirigé par des professions plus dynamiques. Lors
de sa création en 1902, la FNTA expose ses buts : aucune loi ouvrière, réglementation des
heures de travail, indemnité d'accident, conditions d’hygiène, juridiction prud'homale, lutte
contre les bureaux de placement2321. Une fois que la loi sur les bureaux de placement du 14
mars 1904 est votée, les revendications syndicales des bouchers portent surtout sur le repos
hebdomadaire, la limitation des heures de travail et la suppression du couchage et de la
nourriture chez le patron. En décembre 1904, Bernard propose de demander à la Commission
parlementaire du travail de comprendre la boucherie comme corporation dangereuse pour les
apprentis, lesquels ne devront pas être embauchés avant l'âge de 16 ans. Cette proposition est
adoptée par la Chambre syndicale2322.
En mai 1903, un article d’Emile Béthery dans L'alimentation ouvrièrea retenu notre
attention car il traite d’un accident du travail, sujet assez rarement évoqué, et de la justice
professionnelle. Sous le titre « Déconvenue d'un patron boucher», Béthery explique qu’un
étalier, blessé à l'œil par un éclat d'os un dimanche matin, a été renvoyé le lundi matin par son
patron, boucher du boulevard Saint-Marcel. L’étalier a obtenu un certificat du médecin et du
pharmacien, et il a demandé le paiement de la semaine faite, plus une semaine d'indemnité. Le
patron a refusé, étant une « brute comme l'espèce est encore trop commune dans notre
profession ». Par un jugement du 24 avril 1903 devant le juge de paix du 5e arrondissement de
Paris, le patron a été condamné. De plus, il a écopé d’un jour de prison pour insulte à un
2323
magistrat dans l'exercice de ses fonctions
.
Cet incident met en évidence deux problèmes de l’époque : l’absence d’un système
d’assurance maladie généralisé (et plus globalement de couverture sociale) et le problème du
mode de règlement des conflits professionnels2324. Sur ces deux points, l’artisanat connaît une
évolution assez différente de celle de l’industrie. Les métiers de l’alimentation ne sont pas
concernés par les prud’hommes jusqu’en 1907. Quand un conflit professionnel éclate entre
deux patrons, ils s’adressent à la Chambre syndicale patronale de la Boucherie, qui dispose
d’une chambre arbitrale depuis 1868 et qui règle à l’amiable, en conciliation, de nombreux
conflits « délégués » par le Tribunal de commerce. Mais, si un conflit éclate entre un patron et
un ouvrier, ce dernier doit s’adresser aux justices de paix. Le problème est qu’un garçon
boucher peut rarement s’adresser à un juge de paix car la démarche coûte plus cher que la
plupart des enjeux les plus courants. Parfois, selon des usages locaux illégaux, le garçon peut
s’adresser aux tribunaux de commerce, mais les cas ont du être très rares. Ces points
demeurent obscurs et demanderaient des recherches plus approfondies.
2320
Naïla KEBBATI, Répertoire numérique de la série 46 J, Institut CGT d’histoire sociale, Archives
départementales de la Seine-Saint-Denis, 1997.
2321
L'alimentation ouvrière,n°1, août 1902. Archives Départementales de la Seine-Saint-Denis, 46 J 26.
2322
Brigade des recherches, rapport du 10 décembre 1904.
2323
L'alimentation ouvrière,n°10, mai 1903.
2324
Sur la question des accidents du travail, que nous maîtrisons très mal, nous renvoyons à Vincent VIET, Les
voltigeurs de la République. L’inspection du travail en France jusqu’en 1914 , CNRS Editions, 1994, pp 521529.
452
Par contre, il est clair qu’il faut
attendre la loi de codification du 27
mars 1907 pour que la juridiction prud’homale soit étendue à tous les salariés du commerce et
de l’industrie. Cette réforme majeure s’est fait attendre, comme le souligne Monique Kieffer.
« A partir de 1883, la révision globale de la législation prud’homale figure à l’ordre du jour
du Parlement. Mais pendant vingt ans, les réformes proposées se heurtent à l’opposition du
Sénat. Les difficultés d’élaboration et le contenu des textes de 1905-1907 s’éclairent au vu des
évolutions dont les conseils [de prud’hommes] sont l’objet. L’intervention croissante des
organisations ouvrières, dans un climat d’aiguisement généralisé de la lutte des classes, est le
fait dominant. Dans les grands centres, les prud’hommes sont souvent des militants
syndicaux, parfois pourvus – à Paris surtout – d’un mandat impératif. La présence syndicale
tend à polariser les positions patronales et ouvrières au sein des conseils et rend parfois
difficile l’accord : alors la partie assurant la présidence, grâce à la voix prépondérante,
l’emporte. Ces faits entraînent une baisse des conciliations alors que les appels augmentent :
certains patrons utilisent les demandes reconventionnelles pour recourir aux tribunaux de
commerce qui infirment plus souvent qu’auparavant les jugements des prud’hommes. L’enjeu
de ces luttes dépasse les conflits individuels du travail : il ne faut pas oublier que les
prud’hommes, par la jurisprudence qu’ils créent, sont aussi créateurs de droit ; leur rôle de ce
point de vue est d’autant plus considérable qu’à l’époque les normes applicables aux relations
de travail restent largement d’ordre privé et coutumier 2325 ».
La loi du 27 mars 1907 codifie les conseils de prud’hommes. « L’article premier est le
plus important. Entérinant une situation de fait, il définit les conseils comme organes de
conciliation et de juridiction des « différends qui peuvent s’élever à l’occasion du contrat de
louage d’ouvrage ». D’aut re part, il innove de façon capitale en étendant la compétence
prud’homale à tous les patrons, employés, ouvriers et apprentis du commerce et de
l’industrie 2326 ». Par ailleurs, l’accès au scrutin est simplifié et élargi. La pratique prud’homale
dans les professions alimentaires reste à étudier.
La journée de huit heures, tout comme la lutte contre les bureaux de placement, fait
partie des grandes campagnes conduites par la CGT à l’échelle nationale entre 1902 et 1906,
sous la pression des ouvriers de la grande industrie (mines, métallurgie, etc.). « C’est en 1904,
au congrès de Bourges, que la centrale décide d’adopter une stratégie de combat pour obtenir
la journée de huit heures. La CGT ouvrière ne veut plus travailler que huit heures par
jour2327 ». Si la CGT polarise son attention sur les huit heures, la FNTA concentre plutôt ses
efforts sur le repos hebdomadaire. Dans les métiers de l’alimentation, les horaires de travail
sont loin d’atteindre 8h. Une enquête de 1860 indiquait que la journée de travail des employés
de la boucherie parisienne est de 14h par jour pour les hommes (de 4h à 18h) et de 10h pour
les femmes (de 8h à 18h)2328. En novembre 1905, l’ouvrier boucher Delgoulet note qu’il est
fréquent de se lever à 3 ou 4h du matin et que le travail se poursuive jusqu’à 20 ou 21h, sans
avoir le droit d’être malade, le surmenage poussant à l’alcoolisme 2329. Le patron boucher
2325
Monique KIEFFER, « La législation prud’homale de 1806 à 1907 », Le Mouvement social, n°141, octobredécembre 1987, pp 19-20.
2326
Ibid., p 21.
2327
Michel LAUNAY et René MOURIAUX, op. cit., p 67.
2328
Chambre de commerce de Paris, Statistique de l'industrie à Paris résultant de l'enquête faite par la Chambre
de commerce pour l'année 1860
, Paris, 1864, p 14.
2329
L'alimentation ouvrière,n°41, novembre 1905.
453
Camille Paquette confirme que, vers 1900,
les étaux de boucherie étaient ouverts tous
les jours de l’année dès 4 ou 5h le matin et jusqu’à 19 ou 20h, la fermeture se faisant plus tôt
le dimanche (vers 15-17h)2330. Le travail de nuit dans les boucheries et les boulangeries est
tout à fait légal car un arrêt du Conseil d’Etat de 1894 a refusé de les assimiler à des
établissements industriels2331. Les garçons bouchers ne réclament pas forcément la journée de
8h, mais au moins une « journée de travail moins longue » et surtout le repos
hebdomadaire2332. Si la journée de huit heures est un « pôle de désir ouvrier2333 », le repos
hebdomadaire apparaît bien comme le « pôle de désir artisan2334 ».
La question du repos hebdomadaire devient centrale après la fermeture des bureaux de
placement privés en 19042335. Selon l’inspection du travail, la situation parisienne était très
contrastée en 1904 : « pas de repos hebdomadaire dans l’industrie de l’alimentation ou dans
les commerces s’y rattachant (boucheries, épiceries, cafés, restaurants, hôtels…) ; un régime
incertain, soumis aux caprices de la clientèle dans la confection et la nouveauté ; un jour de
repos par quinzaine dans les grands magasins (Samaritaine, Belle Jardinière…) ; pas de repos
hebdomadaire dans les établissements se consacrant aux « soins personnels » (coiffure,
établissements de bains…) ni dans les pharmacies ou les transports. Mais dans les banques et
bureaux similaires, le personnel y avait droit2336 ». Par ailleurs, Vincent Viet souligne que
« l’opinion publique semblait très favorable au repos hebdomadaire. Des ligues s’étaient
constituées, telle la « Ligue populaire pour le repos du dimanche », ou se mobilisaient, telle la
« Ligue sociale d’acheteurs » dont le « comité de perfectionnement » réunissait des juristes
comme Cauwès, Jay et Saleilles. Tous avaient à cœur de réaliser cette « compénétration
d’intérêts » (Saleilles) entre l’ouvrier, l’employé et le con sommateur. A tous leurs congrès,
employés, mais aussi travailleurs de l’alimentation, représentés par la FNTA (affiliée à la
CGT), inscrivaient le repos hebdomadaire au cœur de leurs résolutions. La question avait
même fait l’objet d’un « Congrès international du repos du dimanche » à Paris, en 1900.
Occasion nouvelle d’épingler le retard de la France sur la Grande-Bretagne (1677),
2330
Camille PAQUETTE, Histoire de la Boucherie, Le Réveil économique, 1930, p 142.
2331
Sur le travail de nuit dans les établissements industriels, nous renvoyons à Vincent VIET, Les voltigeurs de
la République. L’inspection du travail en France jusqu’en 1914 , CNRS Editions, 1994, pp 481-493.
2332
L'alimentation ouvrière,n°32, février 1905.
2333
A propos de la focalisation de la CGT sur la journée de huit heures, Madeleine Rebérioux évoque la
formation d’un « pôle de désir ouvrier ». Madeleine REBERIOUX, La République radicale ?, Seuil, 1975,
p 93.
2334
Pour Robert Beck, « la rareté du travail dominical dans l’industrie » explique le fait que le dimanche reste
« quasiment absent dans les revendications ouvrières » entre 1871 et 1890. « Le mouvement ouvrier est
cependant forcé de prendre position sur cette question pour montrer la solidarité avec les métiers de services,
de l’industrie alimentaire et des transports, et surtout avec les employés de commerce qui luttent pour le repos
hebdomadaire et dominical. Lors de leur congrès de Rennes en 1898, les délégués de la CGT votent à
l’unanimité moins une voix le rapport de Camille Beausoleil, qui revendique le repos hebdomadaire fixé au
dimanche pour tous les salariés ». Robert BECK, Histoire du dimanche de 1700 à nos jours, Editions
ouvrières, 1997, p 293.
2335
Outre la synthèse très complète de Robert Beck, on peut aussi consulter une étude plus ancienne, Catherine
JOUANIN, La loi sur le repos hebdomadaire de 1906, DES, Paris X, 1980, et l’article de H-G. HAUPT, « Les
petits commerçants et la politique sociale : l’exemple de la loi sur le repos hebdomadaire », Bulletin du Centre
d’Histoire de la France contemporaine , n°8, 1987, pp 7-34.
2336
Vincent VIET, Les voltigeurs de la République. L’inspection du travail en France jusqu’en 1914 , CNRS
Editions, 1994, p 247.
454
l’Allemagne (1900), l’Autriche (1895), la
Russie (1897), la Suisse (1876-1877) et la
Suède (1904). Enfin, c’est spontanément que se formaient dans les grandes villes de France
des délégations d’ouvriers et d’employés ralliés à la même cause. Pression de la rue, des
journaux, des organisations syndicales, des juristes, des sociologues et des hygiénistes : le
mouvement accusait une ampleur que le législateur ne pouvait ignorer2337 ».
Le repos hebdomadaire est la revendication essentielle des garçons bouchers de la
FNTA entre 1904 et 1906. En février 1905, l’étalier Braus note dans L'alimentation ouvrière
que le repos dominical existe déjà en Allemagne et en Angleterre. Les patrons utilisent parfois
l’argument sanitaire : le débit doit être quotidien car les viandes sont des denrées très
périssables. Mais puisque les glacières fonctionnent maintenant été comme hiver, rien
n’empêche plus une bonne conservation des carcasses et des viandes coupées. Braus propose
de fermer les boucheries le dimanche après-midi, pour que l’employé dispose d’une aprèsmidi libre dans la semaine2338. La lutte pour le repos hebdomadaire est également présentée
comme une mesure de lutte contre le chômage. Dans la boucherie parisienne, 3 500 places
seraient vacantes un jour par semaine si la loi était adoptée. La légère diminution de salaire
serait compensée par la certitude du plein-emploi2339.
Le patron Camille Paquette reconnaît que le Vendredi Saint était le seul jour chômé, le
seul jour de « repos collectif » dans la Boucherie jusqu’en 1906. Avec le développement des
glacières, les bouchers ont perdu l’habitude d’aller le dimanche aux abattoirs 2340. La loi du 13
juillet 1906 octroie un repos hebdomadaire de 24 heures consécutives le dimanche2341. Mais le
commerce de l’alimentation est soumis à un régime dérogatoire 2342. « Un autre jour que le
dimanche est possible, tout comme un repos du dimanche midi au lundi midi. Les patrons
peuvent aussi se limiter au dimanche après-midi, à condition d’accorder un repos
compensatoire d’une journée par quinzaine et par roulement . Le système du roulement
complète finalement la liste de dérogations possibles2343 ». Dans la boucherie, le « repos
collectif » se prend le dimanche après-midi et l’employé prend le reste de son repos par
roulement dans la semaine, soit par demi-journée, soit en prenant une journée entière tous les
15 jours2344. L’impact de la loi du 13 juillet 1906 semble comparable à celui des congés payés
en 1936. Selon un inspecteur du travail à Caen, « patrons et ouvriers, hypnotisés par cette
nouvelle conquête du monde du travail, n’envisagent plus que cette disposition à l’exclusion
2337
Ibid.
2338
L'alimentation ouvrière,n°32, février 1905.
2339
L'alimentation ouvrière,n°34, avril 1905.
2340
Camille PAQUETTE, op. cit., p 142.
2341
Sur les débats autour de « l’accouchement difficile d’une loi sur le repos hebdomadaire », nous renvoyons à
Robert BECK, op. cit., pp 309-315.
2342
« Les radicaux ont soutenu le principe du repos hebdomadaire, mais pour tenir compte de la diversité des
situations, l’application a donné lieu aux aménagements demandés par les intéressés. De sorte que dérogations,
exemptions, etc., ont fini par avoir autant d’importance dans la réalité que le principe de la loi elle-même ! La
législation a donc seulement servi à dégager des prototypes susceptibles de conquérir l’opinion en dehors de
l’intervention autoritaire de l’Etat ». Jeanne GAILLARD, « La petite entreprise entre la droite et la gauche », in
G. LAVAU (dir.), L’univers politique des classes moyennes , FNSP, 1983, p 63.
2343
Robert BECK, op. cit., p 316.
2344
Camille PAQUETTE, op. cit., p 142.
455
de toutes les autres ; c’est dire l’importance
qu’y attachent les bénéficiaires 2345 ».
Je souligne tout de même que le repos hebdomadaire constitue non seulement une
revendication ouvrière mais également patronale. En avril 1906, les patrons bouchers
parisiens se déclarent clairement favorables au repos hebdomadaire et proposent d’avancer
l’heure de fermeture le dimanche pour habituer les clients à la législation qui se prépare 2346.
Le 18 juillet 1906, Georges Seurin, président de la CNBF et du Syndicat patronal de la
Boucherie de Paris, préside une réunion syndicale extraordinaire sur la question du repos
hebdomadaire : il rappelle que la mesure est débattue depuis 1901 ! Dans divers articles, le
Journal de la Boucherie de Paris informe le plus clairement possible les patrons-bouchers des
nouvelles mesures à appliquer, en se gardant de critiquer le dispositif mis en place, sauf sur
des détails2347.
L’application de la loi sur le repos hebdomadaire connut quelques difficultés 2348. A
Paris, le « premier dimanche sans boutique », le 2 septembre 1906, fut assez mouvementé,
sous la pression de la Chambre syndicale des employés de la région parisienne, dirigée par
Léon Martinet. « Rue de Rivoli, rue Saint-Antoine et place de la Bastille, des groupes de
manifestants s’arrêtèrent pour conspuer les patrons récalcitrants et requérir l’intervention des
inspecteurs (assistés de 80 commissaires de police et de 10 inspecteurs des poids et mesures
pour 40 000 magasins) ; des magasins furent ici et là pillés ». L’agitation n’avait toujours pas
faibli le dimanche 8 octobre 1906. « Dans le quartier de Grenelle, 40 boulangers ayant fermé
boutique se ruèrent dans deux boulangeries ouvertes ; ils achetèrent tout le pain qui s’y
trouvait (200 kilos) et le distribuèrent à la foule. A Neuilly, une dizaine de boulangers
tentèrent en vain de débaucher leurs camarades du fournil Picot, rue de Chartres. Ils brisèrent
le soupirail et jetèrent dans les pétrins des morceaux de verre2349 ». Le dimanche 20 janvier
1907, la CGT, l’Union des syndicats et le comité d’action inter-syndical voulurent organiser
une grande manifestation en faveur du repos hebdomadaire, interdite par Clemenceau. Le
préfet de police Lépine opéra 150 arrestations.
L’année 1906 marque l’apogée du mouvement d’action directe de la CGT, même si la
grève générale prévue pour le 1er mai 1906 n’atteint pas les objectifs prévus, c’est-à-dire la
journée de 8 heures2350. La politique sociale gouvernementale est « faite d’un mélange de
répression et de concessions ». Même si Clemenceau, ministre de l’Intérieur dans le cabinet
Sarrien, « se fait une réputation de « briseur de grèves » en concentrant 45 000 soldats à Paris
le 1er mai 1906 et en faisant procéder à l’arrestation des responsables » (dont Victor
Griffuelhes), il crée ensuite un poste de « ministre du Travail et de l’Hygiène » quand il
devient président du Conseil en octobre 19062351. Des précédents avaient déjà existé avec
Alexandre Millerand dans le cabinet Waldeck-Rousseau (1899-1902) et Gaston Doumergue
2345
Rapport annuel de l’inspecteur du travail de Rouen, 1906. Vincent VIET, op. cit., p 247.
2346
Journal de la Boucherie de Paris, 15 avril 1906.
2347
Ibid., 2 septembre 1906.
2348
Pour plus de détails sur l’application « problématique » de la loi du 13 juillet 1906, nous renvoyons à Robert
BECK, op. cit., p 316-324. Sans originalité, les bouchers lyonnais s’opposent eux aussi à l’application de la loi
sur le repos hebdomadaire. Michel BOYER, op. cit., p 327.
2349
Vincent VIET, op. cit., pp 249-250.
2350
Sur le détail du déroulement de la journée du 1er mai 1906, nous renvoyons à Michel LAUNAY et René
MOURIAUX, op. cit., pp 68-69.
2351
Jean LEDUC, L’enracinement de la République (1879-1918 ), Hachette, 1991, pp 88-89.
456
dans le ministère Sarrien (mars-octobre 1906),
« mais
c’est
seulement
le
gouvernement Georges Clemenceau (1906-1909) qui crée le ministère du Travail et de la
Prévoyance sociale pour le confier à René Viviani qui conserve son portefeuille dans le
cabinet Aristide Briand de 1909 à novembre 19102352 ». Plusieurs mesures sociales sont
prises : l’i nspection du travail est rattachée au ministère du Travail en 1906, la loi du 7
décembre 1909 prescrit le versement des salaires à intervalles réguliers et en espèces, le Sénat
adopte une loi sur les retraites le 5 avril 19102353. La France comble donc partiellement son
retard par rapport à la Grande-Bretagne et à l’Allemagne.
Notons que les questions des conditions de travail et du salaire sont liées chez les
bouchers, car les ouvriers réclament depuis longtemps la suppression du couchage et de la
nourriture, c’est-à-dire des formes de salaire « en nature ». Ainsi, en février 1905, l’étalier
Braus réclame le « paiement à la journée » et dénonce l’exploitation par les patrons parisiens
des jeunes apprentis bouchers, débarqués de la province, pour qui le couchage se pratique
dans des « taudis infects2354 ». Bref, les plaintes récurrentes contre les abus de certains patrons
en matière de « conditions de travail », ou plutôt d’hébergement (couchage et nourriture),
nous amènent à nous interroger sur l’efficacité et les limites de l’inspection du Travail,
réorganisée entre 1874 et 18922355.
Pour Vincent Viet, l’inspection du travail à Paris, « tirant parti d’une conception
extensive mais justifiée de la loi du 19 mai 1874 », s’est penchée dès 1886 sur les conditions
d’hygiène (jugées « déplorables ») réservées aux apprentis de la petite alimentation. La loi du
2 novembre 1892 « avait comblé une lacune importante, en autorisant le service à inspecter
les « dépendances » des ateliers : premier pas vers une réglementation des conditions de
couchage2356. Mais un avis du Conseil d’Etat, rendu le 29 juin 1893 et confirmé le 22 mai
1894, assimila les ouvriers employés dans l’alimentation aux employés de commerce ou aux
professions se rattachant à la vie domestique. Dès lors, les inspecteurs n’eurent le droit ni
d’inspecter les « laboratoires » ou les ateliers (y compris leurs dépendances) de cette industrie
ni de faire des observations sur leurs conditions d’hygiène 2357 ». L’arrêt du Conseil d’Etat de
1894 est lourd de conséquences car il prive tous les ouvriers de l’alimentation du bénéfice de
la loi du 12 juin 1893 sur l’hygiène et la sécurité des travailleurs. En 1898, une pétition
adressée au Parlement contre cette discrimination a recueilli 28 000 signatures. En juin 1900,
le ministre du Commerce Millerand prie le Conseil supérieur du travail d’inscrire cette
question à l’ordre du jour de sa session de 1901. Le projet de loi déposé en janvier 1902 par
Millerand est adopté sans problème par le Parlement. La loi du 12 juin 1893 est donc étendue
aux ouvriers de l’alimentation le 11 juillet 1903 2358.
2352
Michel LAUNAY et René MOURIAUX, op. cit., p 78.
2353
La question des retraites dans les professions artisanales de l’alimentation nous est très mal connue.
2354
L'alimentation ouvrière,n°32, février 1905.
2355
A notre connaissance, le meilleur spécialiste de la question est Vincent Viet, auteur d’une thèse, L'inspection
du travail dans la course aux techniques d'hygiène et de sécurité
, dirigée par Serge Bernstein et soutenue en
1992 à l’IEP de Paris, qui a été publiée sous le titre Les voltigeurs de la République. L’inspection du travail en
France jusqu’en 1914 , CNRS Editions, 1994, 630 p.
2356
Sur la loi du 2 novembre 1892, nous renvoyons à Vincent VIET, Les voltigeurs de la République.
L’inspection du travail en France jusqu’en 1914 , CNRS Editions, 1994, pp 187-190.
2357
Vincent VIET, op. cit., p 243.
2358
Ibid.
457
« Depuis que la loi de 1892 leur avait
formellement reconnu la faculté
d’inspecter les dépendances, les inspecteurs réclamaient un décret réglementant les conditions
de couchage dans l’industrie. Celui-ci ne fut pris qu’en 1904 (décret du 28 juillet). Entretemps le service avait multiplié les enquêtes. Persuadés que la petite alimentation était
soumise à la loi du 19 mai 1874, les agents de Laporte [inspecteur divisionnaire de la Seine]
avaient commencé dès les années 1880, plus encore à partir de 1892, à exiger des
restaurateurs, pâtissiers, charcutiers, boulangers, crémiers, bouchers… qu’ils améliorent les
conditions de couchage de leur personnel. Mais un arrêt du Conseil d’Etat de 1894 leur avait
retiré la faculté de contrôler cette branche importante de l’économie. Il fallut attendre
l’extension de la loi du 12 juin 1893 sur l’hygiène et la sécurité aux professions commerciales
(11 juillet 1903) pour examiner à nouveau la question du couchage dans la petite alimentation.
Tandis que le 2e bureau préparait le décret de 1904, Laporte orchestra une vaste enquête en
1903 auprès de 1 300 patrons de la petite alimentation, occasion de constater que « rien
n’avait changé » depuis la première enquête de 1886 : « L’indifférence des patrons à cet égard
est vraiment stupéfiante. Plusieurs, forcés d’accompagner nos inspecteurs dans leur visite, ont
avoué ignorer l’état répugnant dans lequel se trouvait le logement de leur personnel, n’étant
pas entrés là depuis une année ou deux. Le plus souvent, les chambres renferment plusieurs
lits placés côte à côte, se touchant presque, et, trop fréquemment, chaque lit est destiné à
coucher deux personnes2359. Pas d’eau pour procéder aux soins de toilette. Quelquefois une
carafe ébréchée et une terrine fêlée, dont l’eau usée séjourne là pendant plusieurs jours. Inutile
de décrire l’état délabré du plancher souillé de poussières et de crachats, et des murs, dont les
papiers de tenture tombent en lambeaux2360 ». La situation, au début des années 1890, était
devenue critique dans les grandes villes où la cherté des loyers conduisait les patrons à
entasser leur personnel sous les combles, dans des bouges infects2361 ».
« Le décret du 27 juillet 1904 sur le couchage du personnel donna enfin à l’inspection
du travail les moyens d’action qu’elle réclamait. Les résultats remarquables qui furent
rapidement enregistrés seraient toutefois incompréhensibles sans le long travail de persuasion
mené dès 1893 par les inspecteurs ». Par exemple, le décret de 1904 proscrit le couchage à
deux. « Sa promulgation suscita immédiatement, de la part des travailleurs parisiens logés par
leurs employeurs, un afflux de plaintes contre les conditions de logement qui leur étaient
faites. Les agents de Laporte notifièrent 386 mises en demeure, en l’espace de 5 mois
d’application. Sur 21 510 mises en demeure signifiées par l’ensemble du service en 1904, 4
684 (22%) auront trait au couchage ; en 1905, leur nombre atteindra 11 583 sur un total de 28
648, soit 40%2362 ». Vincent Viet note que, dans l’alimentation, « la frontière entre l’hygiène
des patrons et celle, rudimentaire, des ouvriers ou employés épousait la différence de
condition ; elle était franche, délibérément marquée. La frontière était, à l’inverse, beaucoup
plus ténue dans la petite industrie où l’hygiène des patrons réfléchissait à s’y méprendre celle
des ouvriers2363 ».
2359
Les plaintes des syndicalistes ouvriers Croizé et Tornaud en 1900-1903 sur le « couchage à deux par lit » ne
sont donc pas des affabulations. Pour l’inspection du travail, le couchage à deux laisse beaucoup à désirer « au
point de vue de la moralité et de l’hygiène ».
2360
Enquête sur l’industrie de l’alimentation. AN, F 22/474.
2361
Vincent VIET, Les voltigeurs de la République. L’inspection du travail en France jusqu’en 1914 , CNRS
Editions, 1994, p 495.
2362
Ibid., p 496.
2363
Ibid., pp 497-498.
458
Finalement, le rattachement de la
Chambre syndicale ouvrière de la
Boucherie de Paris à la FNTA de la CGT n’a pas entraîné de changements majeurs pour les
garçons bouchers. Les sujets de revendication et les modes d’action sont les mêmes qu’avant
1902. La mobilisation numérique a peut-être été plus importante que dans les années 1890,
mais les éléments de comparaison fiables nous manquent. Une constante paraît se
dessiner entre 1886 et 1914 : l’hostilité tenace des bouchers envers le syndicalisme
révolutionnaire, la grève et l’anarcho-syndicalisme. D’ailleurs, Victor Griffuelhes
démissionne de son poste de secrétaire général de la CGT en février 1909 car l’action directe
et l’option « révolutionnaire » ont montré leurs limites. Il est remplacé par Louis Niel, qui a
« évolué vers le réformisme après 1906 », mais qui doit démissionné dès le 28 mai 1909 à
cause de l’hostilité des révolutionnaires. Finalement, c’est Léon Jouhaux qui devient
secrétaire général de la CGT en 1909. Jouhaux « devait être un secrétaire général de
circonstance et de passage », une doublure choisie par Griffuelhes. Il restera à la tête de la
CGT jusqu’en 1940 et se révélera un bon gestionnaire, pragmatique avant tout. « Sous son
règne, la CGT d’avant 1914 évolue avec netteté vers le réformisme 2364 ».
Ce sixième chapitre permet de montrer sous quelles formes se sont constituées les
deux chambres syndicales de la Boucherie parisienne, la patronale dès 1868 et l’ouvrière en
1886. J’ai choisi de scinder l’étude du monde patronal en deux parties : l’une portant sur le
fonctionnement interne et le système d’organisation du syndicat – qui vient d’être traitée – et
l’autre sur les grands thèmes de lutte patronaux entre 1870 et 1914 – dans le chapitre suivant.
Ce choix peut se justifier car les sources d’information changent après 1884 avec
l’autorisation des organisations syndicales. Entre 1868 et 1884, les réunions syndicales – y
compris patronales – sont étroitement surveillées par la police. Après 1884, c’est la presse qui
constitue notre principale source d’information. Plus globalement, les rapports entre les
bouchers et l’Etat ne sont pas de même nature entre 1858 et 1880, sous des gouvernements
autoritaires (le Second Empire puis l’Ordre moral) qui veulent garder un œil attentif sur les
activités des professionnels chargés de l’approvisionnement de la capitale. Après l’arrivée des
républicains au pouvoir, les libertés de réunion et d’association sont proclamées et la
surveillance policière sur les syndicats est beaucoup moins forte. Ce schéma s’applique très
bien pour la chambre syndicale des patrons bouchers mais beaucoup moins pour celle des
ouvriers bouchers, qui côtoie l’agitation syndicale « révolutionnaire » et anarchiste des années
1890 avant de rejoindre la CGT en 1902. La surveillance administrative sur la Chambre
syndicale ouvrière de la Boucherie de Paris est constante jusqu’en 1914 (ou du moins
jusqu’en 1905) et j’ai choisi de traiter les luttes ouvrières de façon continue entre 1870 et
1914.
2364
Michel LAUNAY et René MOURIAUX, op. cit., p 79.
459
CHAPITRE 7 : LES LUTTES DES PATRONS BOUCHERS
ENTRE 1870 ET 1914 : LA NOSTALGIE D’UN ETAT QUI
PROTEGEAIT LE METIER
Les grands cadres du marché de la viande étant posés, les circonstances de la création
des chambres syndicales (patronale et ouvrière) étant connues, nous pouvons aborder le cœur
de notre sujet : comment évolue le débat entre libéralisme et corporatisme, entre
réglementation et libre-concurrence, pendant la période dite « libérale », allant du Second
Empire à la Troisième République ? Par commodité, nous avons séparé notre propos en deux
chapitres, en adoptant la coupure traditionnelle de 1914-1918. Les luttes ouvrières ayant déjà
été largement évoquées, nous nous concentrerons d’abord sur les différents thèmes de lutte
des patrons bouchers entre 1870 et 1914 : la lutte anti-fiscale (octroi, patente, droits de
douane), la lutte contre les concurrents (colporteurs, coopératives, grands magasins) et la lutte
contre l’intervention néfaste de l’Etat (taxation de la viande, boucheries municipales,
boucheries militaires). Puis, le comportement politique étant un bon révélateur des mentalités,
permettant d’appréhender les rapports tendus entre les bouchers et l’Etat, nous avons choisi de
dresser une synthèse du « profil politique » des bouchers détaillants entre 1848 et 1914.
1) LES DIFFERENTS THEMES DES LUTTES PATRONALES (1870-1914)
a) La lutte des bouchers contre le colportage des viandes (18701914)
Le colportage des viandes est une pratique commerciale qui a été constamment
prohibée, tant sous l’Ancien Régime que depuis la Révolution. L’article 4 du décret du 24
février 1858 maintient cette interdiction. Une circulaire du préfet de police de Paris du 18
décembre 1862, destinée aux commissaires de police, précise que seul le colportage en quête
d’acheteur est interdit, la livraison et le transport à domicile étant autorisés 2365. Dans ses Vieux
Souvenirs, Henry Matrot évoque les conséquences insoupçonnées du développement du
colportage après 1858 au niveau du transport des viandes2366.
C’est par un décret du 5 septembre 1870 que le colportage des viandes en quête
d’acheteur est légalement autorisé à Paris. En application de l’ordonnance du 28 octobre 1859
2365
Archives de la préfecture de police de Paris, DA 718.
2366
Henry MATROT, Vieux Souvenirs, 1910, p 45.
460
sur les marchands ambulants et d’un décret
gouvernemental abrogeant l’article 4 du
décret du 24 février 1858, un arrêté du préfet de police du 12 septembre 1870 autorise la vente
de la viande de boucherie sur la voie publique par les marchands de quatre saisons
permissionnés. Un rapport de la préfecture de police du 10 juillet 1876 note qu’aucun
problème de salubrité ou de cherté n’est à signaler dans la « continuation du colportage depuis
18702367 ».
Néanmoins, les bouchers protestent, en vain, contre le colportage des viandes. Ainsi,
Chardon, membre de la Chambre syndicale de la Boucherie de Paris, envoie le 15 mai 1874
au rédacteur en chef du Courrier municipal une lettre de protestation contre le colportage de
la viande de boucherie dans les rues de Paris. Chardon utilise les mêmes arguments que ceux
utilisés par le Syndicat avant 1858. Il affirme qu’en « matière de boucherie et de boulangerie,
la concurrence, contrairement à tout autre commerce, amenait la cherté ». Selon lui, les
marchandes à la hotte sont pires que les colporteurs. A cause d'elles, les viandes phtisiques et
charbonneuses entrent dans Paris sans être inspectées. Quant aux colporteurs, ils vendent du
cheval pour du bœuf et du chien pour du mouton 2368.
En juin 1880, la Chambre syndicale de la Boucherie incite l’Ecole professionnelle des
cuisiniers de Paris à demander la suppression de la vente de la viande au panier, c’est-à-dire le
colportage2369. En décembre 1881, Douillet, vice-président de la Chambre syndicale, présente
un rapport sur le colportage des viandes, signe de l’hostilité tenace des bouchers face à cette
pratique2370. En janvier 1887, lors d’une conférence devant 47 bouchers, Eugène Delahaye
lance l’idée d’une pétition contre le colportage des viandes 2371. Tous les ans, à chacune de ses
assemblées générales, le Syndicat de la Boucherie de Paris inscrit l’abrogation du décret du 5
septembre 1870 sur le colportage parmi ses revendications. Bref, les termes du débat entre
bouchers en boutique et colporteurs de viande sont les mêmes au temps du privilège qu’à
celui de la liberté.
La question des « viandes foraines » revient régulièrement parmi les préoccupations
des bouchers sous la IIIe République. Dans le cadre de la loi municipale du 5 avril 1884, qui
définit les pouvoirs du maire, le colportage peut-il être interdit ? Le juriste Marcel Baudier
note que « le colportage, qui peut être un moyen commode d’écouler clandestinement des
viandes malsaines, peut être légitimement interdit ; par contre, le maire ne peut interdire aux
marchands forains l’accès des marchés couverts ou découverts, il ne peut qu’exiger une
déclaration préalable2372 ». Pourtant, le problème du colportage est loin de disparaître après
1884, comme le montre bien Jeanne Gaillard : « Les chemins de fer raniment un trafic ancien,
celui des colporteurs, des forains, des déballeurs, amenés à pied d’œuvre par la voie ferrée qui
débloque profondément les campagnes depuis l’exécution du plan Freycinet 2373. Cette
2367
Archives de la préfecture de police de Paris, DA 718.
2368
Documents de la collection Lazare, folio 2627. Archives de Paris, D1Z/30.
2369
Rapport des brigades de recherche de la préfecture de police sur la Chambre syndicale de la Boucherie de
Paris, 19 juin 1880. Archives de la Préfecture de Police de Paris, BA 1409.
2370
Ibid., rapport du 15 décembre 1881.
2371
Ibid., rapport du 21 janvier 1887.
2372
Marcel BAUDIER, Le commerce du bétail et de la viande en France, Thèse de Droit, Paris, 1914, pp 144145.
2373
« Freycinet, en 1878, fait adopter un plan d’équipement qui, au lendemain de la victoire des républicains,
doit relancer l’économie. Dès son arrivée aux affaires, il présente aux Chambres un vaste programme de
461
évolution pouvait être mise par les
contemporains à l’actif de la petite
entreprise, elle ne l’a pas été, elle dérangeait. Les commerçants semi-nomades, qui viennent
jusque dans des villages reculés avec des cargaisons alourdies dans les années 1880-1890,
font au commerce sédentaire une concurrence qui va déterminer l’intervention du
législateur2374 ». Ainsi, une loi de 1893 alourdit les taxes pesant sur les déballeurs et les
forains2375. Mais il n’y a pas que les bouchers ruraux qui souffrent de la concurrence des
forains ; les Parisiens sont également concernés. Il suffit pour s’en convaincre de voir leurs
nombreuses réclamations contre les « viandes foraines ». En août 1892, le Comité de
l’alimentation parisienne dépose une pétition au ministre de l’Intérieur contre les « petites
voitures » (marchands ambulants) et les marchands au panier qui pullulent dans le faubourg
Saint-Denis, se livrant à toutes sortes de trafics sous les portes cochères. Le laxisme de la
préfecture de police est clairement dénoncé par les professionnels de l’alimentation 2376. En
1895, quand éclatent les « scandales de Clichy » (des colporteurs et des « receleurs » abattent
des chiens et des veaux trop jeunes à Clichy et en expédient la viande aux Halles centrales de
Paris), le Syndicat de la Boucherie de Paris dénonce encore une fois le laxisme du préfet de
police2377. On pourrait ainsi multiplier à l’infini les exemples de protestations des bouchers
contre les colporteurs dans les colonnes du Journal de la Boucherie de Paris.
Nous nous contenterons ici de présenter les termes du débat en 1904, avec les
interventions de la Chambre de commerce et du Conseil municipal de Paris. Notons
simplement qu’en 1904, les patrons bouchers peuvent attendre des appuis conciliants auprès
des édiles locaux car la majorité municipale est « nationaliste », prête à soutenir les petits
commerçants qui constituent sa base électorale. Par exemple, le boucher Ernest Barillier
(1859-1910), nationaliste et antisémite, est conseiller municipal de Paris de 1900 à 19102378.
Dans un article de la Revue municipale que Louis Rachou consacre en novembre 1904
aux « bouchers urbains et bouchers forains », l’auteur rappelle en préambule que « l’autorité
municipale a souvent à s’occuper des réclamations que lui adressent les bouchers domiciliés
et patentés dans la ville contre la concurrence qui leur est faite par les bouchers forains. Pour
donner satisfaction à ces réclamations, les maires peuvent être amenés à prendre des arrêtés
qui réglementent la vente de la viande foraine2379 ». Le problème est qu’il existe un débat
entre le Conseil d’Etat et la Cour de cassation sur les limites de l’intervention possible des
autorités municipales. Dans des arrêts du 12 novembre 1864 et du 31 janvier 1890, la Cour de
cassation reconnaît des prérogatives larges aux maires et confirme les arrêtés municipaux qui
interdisent aux bouchers forains de vendre « de la viande provenant d’un bétail quelconque
non abattu dans la commune » (pour des motifs sanitaires ou fiscaux, la municipalité
travaux publics. Ce plan devait permettre la construction de ports, de canaux et de 16 000 km de voies ferrées
». Jean-Marie MAYEUR, Les débuts de la IIIe République (1871-1898), Seuil, 1973, p 119.
2374
Jeanne GAILLARD, « La petite entreprise entre la droite et la gauche », in G. LAVAU, G. GRUNBERG et
N. MAYER (dir.), L’univers politique des classes moyennes , FNSP, 1983, p 49.
2375
Ibid., p 58.
2376
Journal de la Boucherie de Paris, 13 août 1892. BNF, Jo A 328.
2377
Ibid., 19 mai 1895.
2378
Sur ce personnage taré et bagarreur, fidèle et intime de Déroulède, nous renvoyons à Bertrand JOLY,
Dictionnaire biographique et géographique du nationalisme français, Honoré Champion, 1998, pp 48-49.
2379
Louis RACHOU, « Bouchers urbains & bouchers forains », Revue municipale, n°343, 1er novembre 1904,
p 1145.
462
cherchant souvent à assujettir les forains aux
taxes d’abattoir). « Au contraire, lorsque
c’est le Conseil d’Etat qui est saisi de recours pour excès de pouvoir dirigés contre des arrêtés
de ce genre, il annule ces arrêtés pour détournement de pouvoirs ; il estime, en effet, que le
prétexte d’assurer la fidélité du débit et la salubrité des denrées alimentaires ne peut pas être
accepté comme le motif réel d’une telle prohibition, parce que cette mesure dépasse les
intérêts à sauvegarder, et que le vrai motif est, soit une pensée fiscale, celle d’augmenter les
revenus de la commune, soit une pensée de protection pour le commerce local de la
commune, menacé par la concurrence des commerçants de l’extérieur ». Suite à plusieurs avis
ministériels (1825, 1836, 1854) et notamment « un avis des sections réunies de l’Intérieur et
du Commerce, du 2 mai 1888 », le Conseil d’Etat considère que les munici palités ne doivent
pas chercher à entraver l’activité des bouchers forains, sous peine de voir les arrêtés
municipaux annulés pour excès de pouvoir2380.
Par bonheur, toute contradiction disparaît entre les deux autorités judiciaires dans
certains cas : « Le Conseil d’Etat est d’accord avec la Cour de cassation pour reconnaître la
légalité de toutes mesures, telles que transport à la halle ou à l’abattoir, vérification sanitaire
et estampille officielle des viandes foraines, qui ont manifestement pour but de veiller à la
salubrité de ces viandes, en dehors de toute préoccupation fiscale ou de toute intention de
favoriser le commerce local (Cour de cassation, 12 mars 1896) ». Enfin, depuis 1894, la Cour
de cassation reconnaît que toutes les taxes municipales d’abattage perçues sur les viandes
foraines sont illégales (il s’agit d’indemnités de visite ou de taxes compensatoires
d’abattage) 2381.
Ce cadre juridique national étant posé, voyons les réclamations spécifiques des
bouchers parisiens. En 1904, le syndicat de la boucherie de détail signe une pétition contre les
viandes foraines mais il reconnaît que les pièces détachées sont nécessaires à
l’approvisionnement de Paris 2382. Les « pièces détachées » (souvent des aloyaux) sont
effectivement nécessaires à la capitale car la consommation des bons morceaux y est
beaucoup plus importante qu’en province. Sans cette possibilité de « réassort national », les
bouchers parisiens auraient du mal à satisfaire la demande parisienne. Barillier, conseiller
municipal de Paris, présente le 16 novembre 1904 un rapport sur les viandes foraines. Après
des comparaisons avec la situation allemande, il se prononce contre l’obligation de laisser le
« cinquième quartier » (les abats) adhérent aux viandes foraines (car cette mesure
s’apparenterait à de la prohibition déguisée) et contre l’interdiction des pièces détachées (à
cause de la cherté de la viande), tout en soulignant la nécessité de réorganiser le service
vétérinaire sanitaire parisien, qui doit disposer d’un laboratoire performant. Ce rapport de
Barillier est mal reçu à la Chambre de commerce de Paris, qui charge Lajarrigue de présenter
un contre-projet le 14 décembre 1904.
Dans son rapport, Lajarrigue montre pourquoi il faut exiger l’adhérence des viscères
aux carcasses provenant de bestiaux abattus hors de Paris. Selon lui, des animaux malades
2380
Outre différentes décisions du Conseil d’Etat (29 novembre 1878, 23 mars 1880, 5 février 1892, 9 février
1895), ce point de vue « libéral » est clairement défendu dans un arrêt du Conseil d’Etat du 22 mai 1896.
2381
2382
Louis RACHOU, op. cit., p 1146.
Les débats ont du être houleux au sein de la Chambre syndicale de la Boucherie de Paris car de nombreux
bouchers de banlieue en font partie et ne défendent sans doute pas les mêmes positions que leurs confrères
intra-muros.
463
sont grattés et maquillés, puis envoyés en
pièces détachées aux Halles centrales de
Paris2383. Dans la Seine (en banlieue), 200 tueries particulières sont mal surveillées, car les
examens sanitaires sont interdits la nuit. Il faut utiliser les quatre laboratoires
existants (Halles, Fourrière, Marché aux bestiaux, Abattoirs de Vaugirard) et ceux d’Ivry et de
Levallois. Le risque de monopole est écarté par Lajarrigue car le nombre des bouchers à la
Villette est considérable. D’ailleurs, les prix à la Villette sont inférieurs à ceux des Halles.
Enfin, les viandes foraines font préjudice aux établissements municipaux d’abattage, car elles
entraînent une diminution des ressources municipales. Donc, selon la Chambre de commerce
de Paris, il faut modifier l’ordonnance de police du 30 mai 1897 pour rendre obligatoire les
viscères adhérents, l’estampille d’un abattoir et le certificat d’un vétérinaire sur les pièces
détachées introduites dans Paris2384.
A travers cet exemple, on s’aperçoit que la question des viandes foraines est complexe
car elle touche aussi bien des aspects sanitaires (comment effectuer un contrôle fiable ?) que
financiers (comment compenser la perte fiscale représentée par le colportage ?), outre la
rivalité commerciale classique et ancienne entre forains et sédentaires. Dans le cas parisien, le
débat est encore plus compliqué car les intérêts des bouchers de la banlieue ne recoupent pas
ceux des bouchers intra muros. En 1906, dans le Journal de la Boucherie de Paris, E. Pion
utilise une formule curieuse, empruntée à Boileau : « Le colportage c’est la prostitution de la
viande2385 ! ».
Dans ses souvenirs sur la Villette, Georges Beaugrand évoque un aspect plus
anecdotique du colportage des viandes. Apparemment, certains ouvriers des abattoirs avaient
l’habitude de sortir de la « petite viande » de la Villette et de la revendre clandestinement dans
Paris. Des ouvriers fondeurs étaient souvent arrêtés par la police pour « violation de l’arr êté
préfectoral de 1909 sur le colportage et la sortie de la petite viande de l’abattoir 2386 ».
L’amende était généralement modique (1 F plus les frais) et « était largement couverte par le
bénéfice que réalisait l’ouvrier sur la vente de la petite viande. Pour les policiers c’était
chaque jour un rapport suivi d’un procès, en somme la justification de leur activité et présence
nécessaire à l’abattoir ». Mais une fois (en 1931 ?), un récidiviste fut condamné à un jour de
2383
En grattant habilement la carcasse d’un animal, on peut par exemple faire disparaître toute trace due à la
tuberculose (si la bête n’a pas atteint un stade de la maladie trop avancé). Par contre, si les abats sont adhérents
à la chair, les traces de tuberculose ne peuvent pas être masquées.
2384
Rapport de Lajarrigue sur les viandes foraines, 14 décembre 1904. Archives de la CCIP, VII 2.50 (13).
2385
Journal de la Boucherie de Paris, 25 février 1906.
2386
« La tâche de l’ouvrier fondeur, c’est d’éplucher la graisse provenant des animaux, elle doit arriver à l’usine
sans aucun déchet. L’ouvrier fondeur devant assurer ce travail d’épluchage chez plusieurs boeuftiers, le
rendement en petite viande peut se définir ainsi : si nous prenons exemple une base minimum de travail soit
vingt bœufs. En rendement total de graisse (toilette, entre-cœur, ratis, épluchage de la panse, suif de dégras)
selon la qualité de l’animal, la moyenne est de 15 kg de suif par animal, soit 300 kg pour les vingt bœufs. Dans
cet ensemble de corps gras, sauf sur le ratis et le suif provenant de la panse, il se trouve des parties de viande
en menus morceaux, d’excellente qualité et partant consommables. D’autre part, les cavités de la mâchoire
supérieure, permettent d’extraire d’autres petites viandes adhérentes. Cette mâchoire supérieure se nomme en
termes professionnels le « canard ». Par son travail, selon l’importance de l’abattage , l’ouvrier fondeur pouvait
récupérer par jour 3, 5 voire 10 kg de petite viande, ce qui à la revente lui procurait un appoint intéressant à son
salaire. L’arrêté préfectoral de 1909 indiquait que cette viande consommable devait être jetée aux détritus, dans
le tonneau à nivet, c’est-à-dire aux déchets. Jamais les ouvriers fondeurs consentirent à juste raison à jeter cette
viande, sachant bien que la viande fait souvent défaut dans l’assiette des familles ouvrières. Sans aucun doute,
dans les abattoirs industriels, cette viande est récupérée et livrée à la consommation ». Georges
BEAUGRAND, Un siècle d'Histoire: l'abattoir de la Villette de 1871 à 1959
, dactylogramme, vers 1970, p 13.
464
prison. Le syndicat ouvrier intervint et obtint
l’annulation de la peine. « Cette pénible
affaire fut d’ailleurs dénoncée à la tribune du Parlement. Le ministre de l’Intérieur de
l’époque était Pierre Laval 2387. Il connaissait la question relative à l’application de l’arrêté
préfectoral de 1909 ; Pierre Laval avocat du Syndicat ouvrier de l’abattoir en 1909 luttait avec
les travailleurs contre cet arrêté2388 ».
Nous n’avons pas de renseignements précis sur l’arrêté préfectoral de 1909 évoqué par
Beaugrand. Par contre, dans un courrier du 14 avril 1914, le préfet de police de Paris répond à
une réclamation du Syndicat de la Boucherie de Paris et il précise que le colportage est
réglementé par une ordonnance du 12 septembre 1906 qui concerne les marchands de quatre
saisons et interdit la circulation sur la voie publique sans autorisation. Le colportage des
viandes est donc souvent interdit, mais il ne doit pas être confondu avec les livraisons de
panier à domicile2389. En 1917, Henriot, secrétaire général du syndicat ouvrier des bouchers
(CGT), dénonce « le caractère périmé du colportage de la viande2390 ». La question rebondit
dans les années 1920 car, dans un article de 1922, un boucher dénonce le laxisme de la
préfecture pour les colporteurs depuis 19142391.
b) Les luttes des bouchers contre l’octroi (1880-1914)
L’octroi, supprimé en 1791, a été rétabli en 1798 par le Directoire. « L’octroi de Paris
a une organisation spéciale ; il a été institué par la loi du 27 vendémiaire an VII. Il est
administré par un directeur et trois régisseurs (dont la fonction passe pour une sinécure) sous
l’autorité du préfet de la Seine et la surveillance du directeur général des contributions
indirectes. Le fonctionnement de l’octroi est réglé par l’ordonnance du 22 juillet 1831 et la loi
municipale du 24 juillet 1867. Le conseil municipal ne statue définitivement que sur les
suppressions ou diminutions de taxes ; les prorogations ou augmentations de taxes existantes
et les taxes nouvelles sont subordonnées à l’approbation du gouvernement 2392 ».
Malheureusement pour les bouchers, la viande fait partie des denrées soumises à l’octroi.
« Les objets qui peuvent être soumis à l’octroi sont désignés au tarif général annexé au décret
du 12 février 1870 et répartis, depuis 1809, en cinq catégories : boissons et liquides,
comestibles, combustibles, fourrages, matériaux, auxquelles on en a ajouté une sixième,
objets divers. Les taxes ne peuvent frapper que des objets de consommation locale ; ceux qui
sont employés à la fabrication d’objets de commerce général sont exempts. Les denrées
alimentaires de première nécessité (farine, pain, légumes, sel, certains poissons salés) sont
exemptes, de même les objets grevés de forts droits d’Etat (sucre, café, thé, poivre) ou
monopolisés (tabac, poudre, allumettes) et ceux de commerce général (meubles, caisses,
2387
Pierre Laval a été président du Conseil et ministre de l’Intérieur entre janvier 1931 et janvier 1932.
2388
Georges BEAUGRAND, op. cit., p 12-13.
2389
Archives de la préfecture de police de Paris, DA 718.
2390
Jean-Louis ROBERT, Ouvriers et mouvement ouvrier parisiens pendant la Grande guerre et l'immédiat
après-guerre : Histoire et Anthropologie, Thèse de doctorat, Université de Paris 1, 1989, p 738.
2391
2392
Journal de la Boucherie de Paris, 16 avril 1922. BNF, Jo A 328.
A.-M. BERTHELOT, « Octroi : administration », La Grande Encyclopédie, Lamirault, c 1900, tome 25,
p 242.
465
machines, outils, etc.), les
publics, les fourrages verts2393 ».
matériaux
d’empierrement et de réfection des chemins
La lutte contre le pouvoir fiscal de l’Etat, notamment contre l’octroi, est un trait
majeur que l’on retrouve chez la plupart des commerçants. Les bouchers ne font pas exception
à la règle. Ils ont l’avantage de pouvoir utiliser comme argument le fait que l’octroi qui pèse
sur les viandes est un obstacle à leur démocratisation, en maintenant des prix élevés. La lutte
des bouchers contre l’octroi serait donc un combat juste au nom de tous les consommateurs
lésés. Notre objet est d’exposer le discours tenu par le Syndicat parisien des bouchers pour
mieux en saisir les abus et peut-être même les contradictions. Si l’octroi a de nombreux
opposants, il a aussi des défenseurs2394. Dans une brochure de 1847, Louis Lafaulotte,
membre du Conseil général de la Seine, milite pour le maintien de l’octroi car c’est le
meilleur des impôts municipaux. Sa diminution profiterait aux intermédiaires commerciaux et
non aux consommateurs. De plus, l’octroi répond aux besoins d’argent de la Ville de Paris,
qui fournit du travail aux ouvriers par les grands travaux urbains, limitant ainsi le
chômage2395. On retrouve le même type d’arguments en 1894 quand Alfred des Cilleuls
présente une communication sur les octrois devant la Société d’économie sociale 2396.
Quand le gouvernement belge supprime les octrois en 1860, cette réforme a un
retentissement considérable en France et relance le débat sur la suppression des octrois, qui
bute toujours sur le problème du remplacement des taxes communales2397. En 1899, dans un
ouvrage où il milite pour la suppression des octrois, Adrien Veber cite des chiffres de l’octroi
de Nantes pour montrer les bienfaits sur la consommation urbaine et sur la production
agricole si les droits d’octroi étaient supprimés 2398.
Rappelons qu’en avril 1878, la Chambre syndicale de la Boucherie de Paris a connu
un conflit assez grave avec un brigadier de l’octroi de Paris, qui s’est soldé par le renvoi de
l’employé trop zélé aux yeux des bouchers. Pour se convaincre de l’impopularité de l’octroi
aux yeux des bouchers, il suffit de lire les Vieux Souvenirs d’Henry Matrot portant sur le siège
de 1870. « Depuis bien longtemps la suppression des octrois est à l’ord re du jour, toutefois
l’impôt de remplacement n’étant pas encore trouvé, il est probable que l’on n’a pas encore fini
de maudire le plus désagréable des impôts, car non seulement, il est vexatoire dans son
exercice, mais il cause un préjudice énorme au commerce par le temps qu’il fait perdre ; sans
l’octroi, au moment de l’investissement de Paris, les approvisionnements eussent été plus que
2393
Ibid., p 241.
2394
Pour une présentation générale des débats entre défenseurs et opposants de l’octroi, nous renvoyons aux
pages sur « l’origine du mouvement abolitionniste » dans Maxime VALETTE, Des suppressions récentes des
octrois en France : théorie et réalisation, Thèse de Doctorat en sciences politiques et économiques, Faculté de
Droit de Dijon, 1911, pp 12-40.
2395
Louis LAFAULOTTE, Observations sur l’octroi de Paris en ce qui touche les droits qui frappent sur le vin
et la viande de boucherie, février 1847, 23 p. BA, 54590 (8).
2396
Après avoir rappelé que « les hôpitaux et hospices, les bureaux de bienfaisance ou autres institutions
charitables ne fonctionnent qu’avec des subsides alimentés par les octrois », Alfred des Cilleuls soutient que la
suppression des octrois ne profiterait pas à la masse des consommateurs, mais que « le profit annoncé ne
tournerait qu’à l’avantage des intermédiaires et tout au plus des gros consommateurs ou des gens aisés ».
Alfred DES CILLEULS, « Les octrois et leur remplacement », La Réforme sociale, 1er avril 1894, pp 550-551.
2397
Maxime VALETTE, Des suppressions récentes des octrois en France : théorie et réalisation, Thèse de
Doctorat en sciences politiques et économiques, Faculté de Droit de Dijon, 1911, p 27.
2398
Adrien VEBER, La suppression des octrois, Giard, 1899, p 27.
466
doublés. Au point de vue, Octroi, c’est le
service le mieux réglé et le mieux administré
qu’il soit . En temps que service bien entendu. Le fonctionnement régulier du service de
l’octroi en toutes circonstances est chose à noter. Sans ce fonctionnement plus que parfait, les
souffrances des assiégés de Paris auraient pu être amoindries. Chose inouïe, et qui marque
bien la discipline du contribuable au moment de l’investissement de Paris, quand les
approvisionnements de toutes sortes fuyaient devant les prussiens pour entrer dans Paris,
l’octroi continuait à fonctionner avec la plus parfaite tranquillité, les files de voitures
s’étendaient à des kilomètres, et s’éternisaient aux barrières pour les déclarations et les
vérifications. Pendant le siège de Paris, le service de l’octroi fut assuré aux portes.
L’investissement n’existait pas pour l’octroi qui faisait chaque jour la relève des employés
comme en temps normal ; cependant l’administration de l’octroi formait un bataillon en
marche avec le personnel des services intérieurs qui se rendait aux avant-postes2399 ».
Henry Matrot ne retient que le côté absurde de la situation, oubliant un peu vite que
l’octroi fournit l’essentiel des ressources de la commune. Si la Ville de Paris renonce aux
droits d’octroi, y compris pendant le siège, elle perd aussitôt une bonne moitié de son budget
à un moment où les dépenses d’urgence ne manquent pas. Après avoir raconté une anecdote
se déroulant au moment de l’armistice du 30 janvier 1871 et illustrant le zèle excessif des
agents de l’octroi, Henry Matrot souligne que la pointilleuse administration subsiste même
pendant la Commune. « Le 18 mars 1871, la commune est proclamée à Paris, le
gouvernement se réfugie à Versailles, l’administration de l’octroi suit le gouvernement. Par la
puissance de l’habitude, le service de l’octroi décapité se réorganisa de lui-même et pendant
les jours si troublés de la Commune de Paris, le service de l’octroi fonctionne, en temps que
service, bien entendu, avec la plus parfaite régularité2400 ! ».
Les reproches adressés à l’octroi ne proviennent pas seulement des patrons et de la
droite. On en trouve aussi chez les ouvriers de gauche, comme le militant communiste
Georges Beaugrand, ouvrier boyaudier à la Villette entre 1906 et 1923. Dans ses souvenirs, il
intitule un paragraphe « Avec l’octroi à la Villette, comme c’était compliqué », où il explique
que le régime spécial mis en place à Paris par la loi du 24 juillet 1867 entraînait beaucoup de
« complications pour les usagers, plus particulièrement pour les meneurs de viandes, les
bouchers-étaliers de Paris et de la banlieue. Que de temps de perdu devant les guichets des
bureaux, aux bascules pour la pesée de la totalité du chargement. Les voitures à bras ou
hippomobiles de l’époque, pour la pesée les grands jours (mardi – vendredi) se suivaient
nombreuses, attendant leur tour pour passer en bascule. Pour sortir son pot-au-feu, il fallait
attendre son tour pour payer au guichet, prendre un bon de sortie et le remettre à l’employé
chargé du contrôle à la porte de l’abattoir. Pour les bouchers-étaliers et les meneurs de
viandes se rendant en banlieue ils devaient se faire remettre un passe-debout, pour être
remboursés en sortant de Paris2401. Bien entendu cela n’allait pas sans une nouvelle perte de
temps. Durant de longues années ce service d’octroi fonctionna, il fut supprimé après la
guerre de 1914-19182402 ». En effet, même s’il faut attendre 1943 pour connaître l’abolition
2399
Henry MATROT, Vieux Souvenirs, 1910, p 57.
2400
Henry MATROT, op. cit., p 58.
2401
« Le porteur ou conducteur d’objets soumis à octroi, qui veut traverser un lieu sujet sans y séjourner plus de
24 heures, se munit d’un permis de passe-debout, après avoir versé un cautionnement ou consigné les droits
qui lui sont restitués à la sortie, à moins qu’il ne préfère faire les frais d’une escorte ». A.-M. BERTHELOT,
op. cit., p 241.
2402
Georges BEAUGRAND, Un siècle d’Histoire : l’abattoir de la Villette de 1871 à 1959 , 1970, p 16.
467
complète et définitive de l’octroi parisien,
« les
progrès
de
l’automobile,
le
prolongement des lignes de métro en banlieue, rendent de plus en plus difficile, vexatoire et
aléatoire le contrôle et le paiement de l’octroi aux portes de la capitale » après 19182403.
Avant de revenir sur les plaintes des bouchers contre l’octroi, exposons les arguments
développés en 1888 par un des chefs de l’école libérale française, Paul Leroy-Beaulieu (18431916), dans l’hebdomadaire qu’il a fondé en 1873 et qu’il dirige, L’Economiste français . Il
s’en prend violemment à un projet de réforme de l’octroi présenté par le radical Léon
Bourgeois, alors sous-secrétaire d’Etat au ministère de l’Intérieur dans le gouvernement
Floquet2404. Léon Bourgeois estime que « l’octroi frappe d’un égal enchérissement les objets
nécessaires à la vie, ce qui établit la progression à rebours en faveur du riche ». En
décortiquant les différents postes de produits frappés d’octroi, Paul Leroy-Beaulieu montre
que l’octroi est d’abord « un véritable impôt sur le capital des maisons que l’on construit »
(par les taxes sur les matériaux et sur les bois à ouvrer). Il est donc inutile de mettre en place
un impôt sur le capital car il a existé de tout temps à Paris. De plus, ce mode de taxation est
juste car il est proportionnel, « non seulement à la fortune des contribuables, mais même à
leur luxe » ! Leroy-Beaulieu considère que, « dans toute la fiscalité, on puisse rien trouver de
plus proportionnel ». Le même raisonnement est appliqué aux taxes sur les fourrages et sur les
combustibles, « la consommation industrielle étant exempte de tout droit ». L’octroi est un
impôt juste car le riche propriétaire d’un vaste hôtel particulier consomme plus de charbon
qu’un ménage modeste. « Cette taxe sur les combustibles, étant en relation non seulement
avec l’ampleur des logements, mais encore avec le raffinement des goûts et de l’élégance qui
veut que tous les accessoires d’une habitation riche soient chauffés, est certainement une des
taxes les moins improportionnelles qui soient2405 ». Le discours libéral reproduit les mêmes
arguments pour les dépenses alimentaires.
« Nous arrivons aux comestibles : les taxes sur ces objets ont produit 30.568.254 F en
1886 : est-ce là une taxe de capitation, ou surtout une taxe progressive à rebours, comme le
soutient M. Bourgeois ? En aucune façon ; nous ne disons pas que ce soit une taxe absolument
proportionnelle aux facultés, mais elle l’est, cependant, plus qu’on ne le croit. D’abord le
pain ; ni la farine ne sont taxés, ni la triperie, c’est-à-dire tous les abats des bœufs , veaux et
moutons, ni les fruits et les légumes ordinaires, ni les poissons secs ou les bas poissons et
mollusques, morue, hareng, moules. La viande de porc et la viande de boucherie paient moins
de 10 centimes le kilogramme ; la volaille, au contraire, et le gibier paient, suivant les
catégories, 18, 30 centimes et jusqu’à 75 centimes le kilogramme, soit pour l’échelle
supérieure à peu près sept fois le droit sur la viande ordinaire. On a payé sur la volaille et le
gibier des trois premières catégories en 1885 la somme de 5 354 000 F pour 18 760 000 kg,
soit environ 30 centimes en moyenne le kilogramme ou trois fois plus que le droit sur la
viande de porc ou de boucherie. On admettra, sans doute, que c’est la partie riche ou aisée de
2403
Alfred FIERRO, op. cit., p 1027.
2404
Les radicaux ont proposé plusieurs réformes fiscales sous la IIIe République pour atteindre une plus grande
égalité dans la répartition de l’impôt. Dès 1876, Gambetta « proposa l’institution d’un impôt proportionnel sur
les revenus ». Dans le ministère Floquet de 1888-1889, « le ministre des Finances Peytral déposa, en 1889, un
projet comportant la suppression des droits sur les boissons dites hygiéniques, l’élévation des droits sur l’alcool
et des droits de succession, et enfin l’établissement de l’impôt sur le revenu. Ces projets ne furent pas
discutés ». Gabriel ARDANT, Histoire de l’impôt , Fayard, 1972, tome II, p 404.
2405
Paul LEROY-BEAULIEU, « Les prétendues grandes réformes ou le bouleversement fiscal », L’Economiste
français, 14 juillet 1888, p 34.
468
la population, non la partie populaire, qui
lourdement taxées ».
consomme
en
général
ces
denrées
Après avoir pris l’exemple des huîtres et des truffes, objets de consommation de luxe
par excellence, Leroy-Beaulieu note que l’impôt est progressif également sur les bestiaux.
« Si nous prenons le droit même sur les bestiaux ou sur la viande de boucherie, ce droit, par le
fait, à une tendance à se répercuter sur les différentes catégories de viande en proportion de la
valeur de chacune. Si un bœuf de 4 ou 500 kg paie 40 ou 50 F, il est bien évident que, dans la
vente au détail, les bons morceaux, les plus chers, supporteront une plus forte part de ce droit
que les morceaux médiocres ou les bas morceaux2406. Enfin, il est bien évident encore que les
ménages aisés ou riches, surtout si l’on tient compte des réceptions, des dîners offerts,
consomment beaucoup plus de viande que les ménages simples. Ainsi, c’est une contre-vérité
manifeste que de soutenir que la taxe d’octroi sur les comestibles est une taxe progressive à
rebours. Nous accordons qu’on devrait, lorsqu’on aura des excédents, diminuer les droits sur
la viande de porc et la charcuterie, et supprimer ceux sur les fromages secs ; c’es t là une
amélioration de détail ; mais il n’est pas besoin pour cela de grande réforme ». Il n’y a que sur
la question des alcools que Paul Leroy-Beaulieu reconnaît que les droits d’octroi se
rapprochent « de ces taxes de capitation dont parlent tant de journaux ». En conclusion, pour
lui, « il n’y a aucune nécessité de supprimer les octrois, du moins dans les communes ayant
quelque importance2407 ». Le discours libéral sur les octrois est donc très clair2408. Nous
n’insisterons pas davantage sur le manque d’honnêteté intellectuelle de Paul Leroy-Beaulieu
sur cette question2409.
On retrouve le même style de discours en 1890 dans un article de Gustave Bienaymé
dans le Journal de la Société de statistique de Paris, notamment sur la question de l’équité
des droits d’octroi selon la qualité des viandes. Non seulement l’octroi est un impôt juste car
il touche davantage les gros consommateurs, mais de plus son poids est très modéré :
« Toujours est-il que, pas plus maintenant que jadis, la pièce de viande et son assaisonnement
n’ont occasionné au consommateur une dépense importante pour le droit à payer 2410 ». Il n’y a
que dans le cas des restaurants que Bienaymé reconnaît le manque de justice de l’octroi 2411.
2406
Les arguments de Paul Leroy-Beaulieu ne me semblent pas recevables sur ce point précis. Si l’on suit le
début de son raisonnement (sur les produits de luxe), il faudrait que les bons morceaux de viande soient soumis
à un droit d’octroi supérieur à celui des pièces de basse boucherie. Or, à notre connaissance, l’octroi de Paris
n’a jamais appliqué, pour les viandes, un barème progressif, contrairement aux poissons qui sont classés en
trois catégories.
2407
Paul LEROY-BEAULIEU, op. cit., p 35.
2408
Le discours de Paul Leroy-Beaulieu est en profond désaccord avec d’autres penseurs libéraux qui ont mené
un combat résolu contre l’octroi : Frédéric Passy sous le Second Empire, Yves Guyot à partir de 1889…
2409
Dans un article de 1925, Edgard Allix, professeur de Droit à Paris, note que la réduction des droits d’octroi
ne bénéficie pas forcément au consommateur, car le dégrèvement peut être « purement et simplement
intercepté par le commerçant ». Il renvoie alors à des propos « anciens » de Leroy-Beaulieu (non datés) :
« L’expérience prouve que les faibles réductions de taxe ne profitent que médiocrement au contribuable : les
prix des denrées au détail ne baissent pas dans la proportion de la diminution de la taxe ». Edgar Allix souligne
que « si le dégrèvement se réduit, comme il arrivera normalement, à quelques centimes par unité usuelle de
vente au consommateur, par livre ou par kilo, il y a toutes les chances du monde que celui-ci n’en bénéficie pas
ou n’en bénéficie guère ». Edgar ALLIX, « La vie chère et les taxes de consommation », Revue politique et
parlementaire, février 1925, tome 122, p 235.
2410
Gustave BIENAYME, La fiscalité alimentaire et gastronomique à Paris, extrait du Journal de la Société de
statistique de Paris, février 1890, Berger-Levrault, p 12. BHVP, 125 278.
2411
Ibid., p 21.
469
Avec de telles conceptions, on comprend
bien pourquoi il peut se moquer avec
légèreté de ceux qui réclament la suppression de l’octroi. Suite à des comparaisons sur le long
terme (du XVIIe au XIXe siècle), Gustave Bienaymé en arrive à la conclusion « qu’à Paris la
fiscalité a cessé dès longtemps d’inquiéter les pauvres, qu’elle a été et est encore assez légère
pour les peu fortunés, sensible aux classes moyennes dans leur vie ordinaire et presque
indifférente aux classes riches ; qu’en effet les tarifs ont toujours contenu les principaux
objets, le pain excepté, destiné à nourrir ou à désaltérer les habitants de la capitale, mais que
ceux-ci, mangeant et buvant pour leur agrément ou ajoutant aux éléments nutritifs pour en
relever la saveur, n’ont jamais été trop gênés par l’impôt. Si donc on peut considérer comme
sérieuse la fiscalité alimentaire, on trouve presque que, par rapport au prix des éléments de la
bonne chère, la fiscalité gastronomique n’existe, pour ainsi dire, pas 2412 ».
En écoutant les discours de Gustave Bienaymé ou de Paul Leroy-Beaulieu, on se
demande bien pourquoi les bouchers, les consommateurs et les radicaux protestent contre
l’iniquité des droits d’octroi et peuvent aller jusqu’à réclamer leur suppression 2413. Soulignons
que dans les années 1890, le débat est vif autour du maintien de l’octroi, sous la pression des
producteurs viticoles qui mènent une action dynamique pour obtenir une réforme de l’impôt
sur les boissons2414. En 1892, le ministre de l’Intérieur ordonne une enquête sur les octrois et
les taxes locales. Les viticulteurs obtiennent une victoire importante avec la loi du 29
décembre 1897 sur les « boissons hygiéniques », qui ordonne une réduction des droits
d’octroi sur le vin, le cidre, la bière, le poiré, l’hydromel et les eaux minérales. Cette loi est
une étape majeure vers la suppression car elle « autorisait les communes à supprimer les
droits d’octroi sur les boissons hygiéniques et permettait aux conseils municipaux d’employer
au dégrèvement d’autres objets soumis aux droits l’excédent des taxes de remplacement qu’ils
avaient la faculté d’établir 2415 ». Par exemple, la municipalité de Dijon, dirigée par des
socialistes depuis 1896, en profite pour supprimer aussitôt les droits d’octroi sur les
« boissons hygiéniques » et les combustibles. En 1897-1898, le contexte est clairement à une
disparition prochaine de l’octroi, car la loi du 29 décembre 1897 est complétée par une loi du
12 mai 1898, qui prévoit « l’abolition totale des octrois, mais elle ne put être appliquée dans
le délai d’un an et fut suspendue jusqu’au 31 décembre 1899 2416 ».
Dans ce contexte fébrile et face à la victoire obtenue par les viticulteurs en 1897,
quelles sont les actions menées par les bouchers parisiens ? Tout d’abord, quelle est la part
des viandes dans les recettes de l’octroi ? Si l’on se base sur les chiffres fournis par Be rthelot,
on obtient le tableau suivant pour les produits de l’octroi en 1896 (en francs) 2417.
2412
Ibid., p 23.
2413
Pour une synthèse récente sur la question, nous renvoyons à Philippe LACOMBRADE, « Chronique d’une
réforme avortée : l’échec de la suppression des octrois parisiens à la Belle Epoque (1897-1914) », Recherches
contemporaines, n°5, 1998-1999, Paris X, pp 77-107.
2414
On trouve des éléments intéressants dans le débat sur la nécessaire réforme de l’octroi, notamment sur les
taxes pesant sur les alcools, dans les séances du 12 février et du 12 mars 1894 de la Société d’économie
sociale. « Les octrois et leur remplacement », La Réforme sociale, avril 1894, pp 535-564 et pp 614-647.
2415
Robert LAURENT, L’octroi de Dijon au XIX e siècle, Thèse de Doctorat, Paris, SEVPEN, 1960, p 4.
2416
Hubert MONIN, « Octroi : histoire », La Grande Encyclopédie, Lamirault, c 1900, tome 25, p 241.
2417
A.-M. BERTHELOT, op. cit., p 242.
470
Tableau 18 : Recettes de l'octroi (à Paris et en province) selon les catégories en 1896
France
Paris
Vins
81 328 888
51 402 084
Autres boissons et liquides
58 341 875
24 166 262
Viandes
55 577 380
18 160 336
Autres comestibles
33 989 056
16 805 149
Combustibles
42 280 601
22 823 315
Fourrages
17 824 267
6 015 549
Matériaux
31 770 816
13 711 056
4 212 181
2 077 139
326 143 756
155 681 428
Objets divers
Totaux
En 1896, les viandes représentent 17% des recettes nationales et 11,6% des recettes de
l’octroi parisien 2418. Cette proportion est loin d’être négligeable. De plus, les comestibles
forment clairement le second poste de recette derrière les boissons et liquides (vin, alcool,
bière, cidre, huile comestible, etc.). Rappelons pour mémoire que les revenus de l’octroi en
1896 représentent 30% des ressources de la Ville de Paris2419. Cette part tombe à 12% en
1913. Après la réforme de 1897 sur les boissons « hygiéniques », la répartition des postes de
recette de l’octroi est profondément modifiée. Voilà comment ils évoluent entre 1897 et
1913 (part, en pourcentage, dans les recettes communales parisiennes)2420 :
Tableau 19 : Evolution de la part de l'octroi dans les recettes municipales de Paris (selon
les catégories) entre 1897 et 1913
1897
1913
Boissons
43
17,7
Autres liquides (huile, vinaigre, etc.)
11
19,7
Comestibles
22
29,8
9
10,6
Matériaux
5,8
11,4
Bois à ouvrer
3,2
3,8
Fourrages
3,7
3,1
Divers
1,4
1,9
Combustibles
De façon logique, à cause du dégrèvement opéré en 1900 par la municipalité
parisienne sur les boissons alcoolisées, les comestibles (et les autres liquides) occupent une
2418
En se basant sur des chiffres de 1897, Philippe Lacombrade note que la viande représente 10% des recettes
communales de Paris (21,9% pour l’ensemble des comestibles), les boissons 43%, les liquides 10,9%, les
combustibles 9%, etc… Philippe LACOMBRADE, op. cit., p 81.
2419
Ibid., p 80.
2420
Ces pourcentages ont été calculés à partir des chiffres absolus présents dans le tableau n°6. Ibid., p 104.
471
part beaucoup plus importante en 1913 qu’en
1897 dans l’ensemble des recettes de
l’octroi. Ce changement de statut des comestibles a pu avoir deux sortes de conséquences : les
bouchers vont redoubler leurs plaintes car la viande se retrouve, symboliquement, plus
« taxée » que jamais ; la viande étant devenue la principale source de revenus (en détrônant le
vin), les pouvoirs publics vont refuser de voir disparaître ou même fondre les droits perçus sur
cette précieuse denrée. Dans les deux cas, les bouchers se retrouvent en première ligne parmi
les « perdants » suite aux concessions obtenues par les viticulteurs.
Avant d’exposer le point de vue des bouchers, donnons la position de Maxime Valette,
favorable au libre-choix des communes et à une réforme des octrois plutôt qu’à une
suppression obligatoire, qui pourrait se révéler « périlleuse » (selon le mot d’Edouard
Herriot). Valette montre qu’à Lyon, la suppression des octrois en 1901 n’a pas eu « les effets
bienfaisants que ses promoteurs avaient escomptés », car le prix de la viande n’a pas
diminué2421. Les résultats observés à Dijon suite à la suppression des octrois en 1906 semblent
encore plus décevants. Le conseil municipal de Dijon, dominé par les socialistes, est déçu de
la mauvaise volonté des bouchers car la viande demeure toujours aussi chère, et la création
d’une boucherie coopérative est envisagée en avril 1906. Nous rebondissons alors sur un autre
débat, celui des boucheries municipales, que nous évoquerons plus loin.
Quand Maxime Valette tente d’expliquer pourquoi la suppression de l’octroi
n’entraîne pas une baisse du prix de la viande, il insiste sur le fait que « les intermédiaires ont
seuls profité de l’abolition des droits d’entrée ». Pour lui, les intermédiaires s’empressent de
relever les prix sans scrupule et sans mesure : « Partout et de tout temps ils ont reporté sur les
consommateurs le poids des taxes qu’on leur imposait et presque toujours dans une proportion
supérieure à la quotité de ces droits. C’est ce qui constitue le très grave défaut des taxes
d’octroi et généralement de tous les impôts indirects. Ils fournissent aux intermédiaires un
prétexte d’augmenter les prix dans une mesure qui dépasse parfois le montant de l’impôt ;
alors que, dans le cas opposé, dans celui de la diminution ou même de la suppression des
droits, la part de la détaxe est si bien entrée dans le prix courant des marchandises que le
dégrèvement ne se fait sentir que sur les prix de gros, nullement sur les prix de détail. On peut
même dire que la répercussion de la détaxe sur les prix de détail est presque impossible. Cela
tient d’abord à l’indivisibilité de la monnaie et à cette pratique, devenue usage constant, qui
consiste à arrondir les prix de vente par 5 centimes2422 ». Ce discours de 1911 est d’une
actualité brûlante en 2002 alors que les consommateurs de l’Union européenne ont subi des
arrondissements de centimes à la hausse sur la plupart des biens courants avec le passage à
l’euro.
Vus les résultats décevants de la réforme de l’octroi par la loi du 29 décembre 1897,
Maxime Valette propose divers remèdes. Il considère que plusieurs taxes d’octroi doivent être
maintenues, notamment celles sur la viande, les charbons, les boissons et les spiritueux.
L’argumentation utilisée pour justifier la légitimité des droits sur la viande est classique.
« L’expérience établit que cette taxe frappe surtout le riche et n’atteint pas le pauvre. C’est
toujours la viande de première qualité, les bons morceaux qui supportent les droits d’octroi.
La raison en est que la viande de première qualité est de plus en plus recherchée par la
clientèle bourgeoise et que les bouchers ont, dans bien des villes, de la peine à satisfaire aux
demandes, ils en profitent pour élever leurs prix. Mais il résulte aussi de là que les morceaux
2421
Maxime VALETTE, op. cit., pp 52-53.
2422
Ibid., p 83-84.
472
de qualité inférieure sont en abondance et
qu’il est de l’intérêt des bouchers de les
descendre même à des prix très bas pour s’en débarrasser. C’est ce qui explique que la viande
de première qualité se vend toujours très cher et celle de seconde et de troisième qualité, bon
marché. La loi économique de l’offre et de la demande est en ce cas à l’avantage des
déshérités de la fortune. L’exemple donné par les deux villes de Chambéry et de CastelSarrazin prouve que cette taxe peut être perçue facilement malgré la suppression des
barrières2423. La perception se fait aux abattoirs. Seule la viande abattue au dehors et expédiée
directement aux consommateurs pourrait échapper à la taxe. Mais la perception serait aussi
facile pour la viande fraîche, abattue au dehors, mais qui doit être soumise au contrôle du
service sanitaire avant d’être mise en vente, que pour la viande provenant des bêtes abattues
dans les villes. Ce contrôle sanitaire s’exerce aux abattoirs 2424 ».
Après avoir exposé la position d’un partisan du maintien des droits d’octroi sur la
viande, que savons-nous des revendications des bouchers contre l’octroi ? En octobre 1892,
lors de son assemblée générale annuelle, le Syndicat de la Boucherie de Paris réclame un
agrandissement des bureaux de l’octroi et des bascules plus nombreuses pour réduire les
pertes de temps2425. Au second Congrès national de la Boucherie française de 1894, une
délibération a été adoptée à l’unanimité : « Considérant que la suppression des octrois
s’impose à cause des entraves sans nombre qu’ils élèvent contre le commerce ; que les octrois
répartissent d’une façon inégale les charges et sont un obstacle infranchissable à
l’amélioration de l’existence de la classe ouvrière ; la Boucherie française invite nos
législateurs à mettre à l’ordre du jour cette question, à l’étudier sérieusement, à pousser les
travaux des commissions parlementaires de manière à activer la réalisation de cette réforme si
impatiemment attendue ». Par exemple, le député libéral Jules Charles-Roux apporte son
soutien aux réformes souhaitées par les bouchers. Avec l’un des rapporteurs du Congrès, il
signale que « le boucher, obligé de traverser plusieurs communes soumises à octroi, ce qui se
produit quotidiennement dans la banlieue de Paris, doit prendre un passe-debout en entrant sur
le territoire de chacune d’elles et, quand il sort, le faire décharger. Pour peu qu’il ait un long
chemin à parcourir dans ces conditions, il demeure exposé, surtout en été, à des pertes
sérieuses de temps et d’argent. Cet argument topique vient à l’appui de la première partie du
considérant. Pour en justifier la seconde partie, citons cette réflexion dont la justesse et la
portée nous ont frappé. Si la répercussion du sou par livre, acquittée par la viande à l’octroi,
en plus des frais d’abatage, paraît légère à qui paie sa viande 2 francs ou 2,50 F, elle devient
proportionnellement écrasante pour qui la paie seulement 0,70 F2426 ».
Sans surprise, les bouchers sont opposés à l’octroi. On retrouve cette position chez les
bouchers lyonnais, qui ont connu plus de succès dans leur lutte que leurs confrères parisiens
lors de la suppression de l’octroi en 1900-1901 2427. « Pierre Callet souligne en effet que les
2423
Chambéry et Castel-Sarrazin ont maintenu les droits d’octroi sur la viande de boucherie, mais les ont
supprimé sur d’autres produits.
2424
Maxime VALETTE, op. cit., pp 98-99.
2425
Journal de la Boucherie de Paris, 6 octobre 1892. On trouve le même type de réclamation en 1891
concernant les bascules des abattoirs. « A la Villette, il existe quatre bascules, mais une ou deux seulement
fonctionnent tous les jours ; il en résulte pour les voitures de viande, qui attendent leur tour à la file, une perte
de temps qui se traduit par plusieurs heures de retard » peut-on lire dans Le Rappel du 1er août 1891.
2426
2427
Jules CHARLES-ROUX, « La question des viandes », Revue politique et parlementaire, mai 1896, p 284.
Pierre CALLET, « Fiscalité et société : la suppression de l’octroi à Lyon à la fin du XIX e siècle », Cahiers
d’Histoire , 1962, p 111.
473
bouchers et les charcutiers sont les seuls
commerçants à être exemptés des taxes
spéciales de remplacement2428 ». Il faudrait se livrer à un dépouillement de la presse syndicale
patronale entre 1890 et 1914 pour voir l’évolution fine de la position des bouchers parisiens
sur la question de l’octroi. Retenons simplement leur opposition résolue à ce mode de
prélèvement fiscal2429. On pourrait sans doute élargir le propos en postulant que les bouchers,
comme la plupart des commerçants, sont, de façon générale, opposer à toute forme de
fiscalité. Les débats sur l’impôt sur le revenu, qui marquent la Belle Epoque, sont révélateurs
de la longue résistance d’une bonne partie des classes possédantes et des classes moyennes
traditionnelles à ce nouveau type de fiscalité. « L’impôt sur le revenu a été l’objet d’une
enquête nationale à trois reprises au moins ; en 1892, 1894, 1896 (sans parler des élections
législatives de 1898 qui se sont faites à son sujet beaucoup plus que sur l’affaire Dreyfus). A
chaque fois, les commerçants, les chambres de commerce ou les conseils généraux ont
protesté2430 ». Ce constat de Jeanne Gaillard pourrait sans doute aussi s'appliquer aux patrons
bouchers. Nous ne nous étendons pas davantage sur cette question qui a déjà été abordée par
de nombreux auteurs2431. Il serait néanmoins intéressant de savoir si le Syndicat de la
Boucherie de Paris a eu un rôle quelconque, ou du moins a apporté son soutien2432, aux
différentes ligues anti-fiscales qui ont existé sous la Troisième République2433.
c) Les bouchers et la réforme des patentes
Quand les républicains opportunistes arrivent au pouvoir à partir de 1879, ils doivent
absolument rassurer les petits propriétaires et les petits commerçants. Jeanne Gaillard a
montré comment la politique fiscale, par la réforme des patentes en 1844, joue un rôle
important dans l’histoire « politique » de la petite bourgeoisie. Sous le ministère Freycinet est
votée la loi du 15 juillet 1880, fondamentale car elle codifie les différentes modifications de la
2428
Michel BOYER, Les métiers de la viande à Lyon de 1860 à 1914 : une étude sur la petite bourgeoisie, Thèse
de Doctorat de 3e cycle, Lyon II, 1985, p 326.
2429
Pour élargir la lutte contre l’octroi aux autres professions alimentaires parisiennes, je signale simplement que
Jean-Nicolas Marguery, président du Comité de l’alimentation de Paris, proteste à différentes reprises contre
les droits d’octroi (1890-1910). Avec Georges Lesieur, il représente la Chambre de commerce de Paris dans
une commission d’études mise en place par la préfecture de la Seine en 1906 sur la réforme des octrois.
Philippe LACOMBRADE, op. cit., p 101.
2430
Jeanne GAILLARD, « La petite entreprise entre la droite et la gauche », in G. LAVAU (dir.), L’univers
politique des classes moyennes, FNSP, 1983, p 61.
2431
Pour un résumé rapide des débats autour de l’impôt sur le revenu, nous renvoyons à Gabriel ARDANT,
Histoire de l’impôt , Fayard, 1972, tome II, pp 404-409. Sur la lutte déterminée de la Chambre de commerce de
Paris contre l’impôt sur le revenu, on peut consulter Philippe LACOMBRADE, La chambre de commerce,
Paris et le capitalisme français (1890-1914), Thèse de doctorat dirigée par Francis Démier, Paris X, 2002,
pp 425-434. Sur la détermination de Joseph Caillaux pour imposer l’impôt sur le revenu, nous renvoyons au
chapitre XI de la biographie de Jean-Claude ALLAIN, Joseph Caillaux : le défi victorieux (1863-1914),
Imprimerie nationale, 1978, pp 227-269.
2432
En 1909, le Syndicat de la Boucherie en gros de Paris refuse d’adhérer à la « Fédération nationale pour la
défense des contribuables contre le projet d’impôt sur le revenu » mais lui envoie 50 F et accepte d’acheter 300
brochures, qui « furent envoyées aux adhérents du Syndicat en même temps que leur journal corporatif ».
Pierre HADDAD, Les chevillards de la Villette, Thèse de Doctorat, Paris X, 1995, p 165.
2433
La question est bien synthétisée par Gilles LE BEGUEC, « Le moment de l’alerte fiscale : la Ligue des
contribuables », in Pierre GUILLAUME (dir.), Regards sur les classes moyennes (XIX-XXe siècles), MSH
Aquitaine, 1995, pp 147-163.
474
patente depuis 1844. Grâce au Traité des
impôts d’Edouard Vignes, entrons dans les
détails techniques de l’assiette de la patente pour voir quelle place précise y tiennent les
professionnels de la viande. Bien sûr, le tableau du tarif général des droits de patente, annexé
à la loi du 25 avril 1844, tient compte des « modifications, additions et retranchements qui y
ont été apportés par les lois des 18 mai 1850, 4 juin 1858, 10 mai 1863, 18 juillet 1866, 2 août
1868, 18 mai 1869 et du 29 mars 18722434 ». La situation présentée est donc antérieure à la loi
du 15 juillet 1880. Impôt de quotité, la patente se compose, sauf rares exceptions, d’un droit
fixe et d’un droit proportionnel. « Le droit fixe a généralement pour base le chiffre de la
population et la nature de l’industrie ; le droit proportionnel est établi en raison de la valeur
locative des bâtiments affectés à l’habitation personnelle et à l’exercice de la profession 2435 ».
Un rappel terminologique n’est pas inutile. « Sont réputés marchands en gros ceux qui
vendent habituellement à d’autres marchands (loi du 18 mai 1850). Sont réputés marchands
en demi-gros ceux qui vendent habituellement aux détaillants et aux consommateurs (lois des
25 avril 1844 et 18 mai 1850). Sont réputés marchands en détail ceux qui ne vendent
habituellement qu’aux consommateurs (loi des 25 avril 1844 et 18 mai 1850) 2436 ».
Dans le tableau général annexé à la loi de 1844 (tableau A), les professions sont
réparties en huit classes de patentables, la première classe étant la plus imposée, avec des
tarifs différents selon la taille des communes2437. Nous indiquons à chaque fois le droit fixe
pour Paris2438. Si l’on effectue un relevé des différentes professions – parfois pittoresques – de
la filière viande, on s’aperçoit que les marchands de suif fondu en gros et d’os en gros (pour la
fabrication du noir animal) appartiennent à la première classe (droit fixe de 300 F), le
marchand de suif fondu en demi-gros à la seconde classe (150 F), le marchand de bœuf et
l’expéditeur de jambons à la troisième (100 F), le boucher, le charcutier, les marchands de
suif en branches et de suif fondu en détail à la quatrième classe (75 F), le boucher à la cheville
et les marchands de sang, de cornes brutes, de soies de porc (ou de sanglier) à la cinquième
(50 F), le marchand de volaille ou gibier et le boucher « en petit détail », c’est-à-dire ne
vendant que veau, mouton, agneau, chevreau, appartiennent à la sixième classe (40 F), le
tripier, « cuiseur ou échaudeur d’abats, abatis et issues », à la septième classe (20 F)2439.
Certaines professions sont « imposées eu égard à la population, d’après un tarif
exceptionnel2440 » (tableau B). C’est le cas des commissionnaires en marchandises, facteur de
denrées et marchandises (400 F à Paris), des facteurs aux halles de Paris pour les cuirs
(100 F), pour la volaille, le gibier, les agneaux, cochons de lait, veaux de rivière et de pré-salé
(75 F), des « facteurs au marché aux bestiaux destinés à l’approvisionnement de Paris »
2434
Edouard VIGNES, Traité des impôts en France, 4e édition, Guillaumin, 1880, tome II, p 332.
2435
Ibid., tome I, p 55.
2436
Ibid., tome II, p 332.
2437
Pour les modalités précises de calcul et l’évolution de la législation fiscale entre 1844 et 1872, on se
reportera à Edouard VIGNES, op. cit., tome I, pp 55-63.
2438
Dans la première classe, le droit proportionnel est du 10e sur l’établissement, dans la seconde et la troisième
du 15e, de la quatrième à la sixième le droit est proportionnel au 20e, dans la septième et la huitième il est
proportionnel au 40e.
2439
Edouard VIGNES, op. cit., tome II, pp 333-361.
2440
Droit proportionnel au 10e sur l’habitation et sur l’établissement industriel.
475
(150 F)2441. Parmi les « professions imposées
sans égard à la population » (tableau C), les
fournisseurs généraux de subsistances aux armées (1.200 F), les fournisseurs de vivres aux
troupes dans les gîtes d’étape (30 F) et dans les garnisons (60 F), les marchands forains (de 8
à 120 F selon les cas) sont soumis à un droit proportionnel au 15e, alors que le fondeur de suif
est imposé au 25e sur l’établissement industriel et au 20 e sur la maison d’habitation 2442. Le
marchand expéditeur de bestiaux ou de viandes est soumis au 15e sur la maison d’habitation
seulement (plus le droit fixe de 60 F)2443.
Les retouches apportées à la loi de 1844 ont été nombreuses jusqu’en 1880. « La loi du
15 juillet 1880 réduit le droit proportionnel (exagérément élevé en raison de la hausse des
loyers) surtout au profit des artisans et des petits commençants (…). A partir de 1881,
l’assiette de l’impôt se stabilise : seule la réforme du 8 août 1890 vient réduire la charge des
patentables appartenant aux trois dernières classes du tableau A2444 et exerçant dans les
communes rurales ; ensuite, comme l’écrira Joseph Caillaux en 1911, la législation ne sera
plus « modifiée que sur des points de détail2445 ». On dispose donc, entre 1881 et 1913, d’une
longue période d’observation, que l’on peut diviser en deux phases : la première, jusqu’en
1895, correspond en gros à la « grande dépression » (…) ; la seconde phase, de 1895 à 1913,
coïncide avec la reprise de l’expansion 2446… ».
Pour Jeanne Gaillard, la loi du 15 juillet 1880 sur les patentes illustre l’application des
principes du darwinisme social aux classes moyennes. « La philosophie du darwinisme social
tel que l’entendent les républicains peut se résumer dans la formule suivante : à égalité des
chances, que le meilleur gagne. Bref, elle suppose un système atténuant les inégalités dues à
l’argent et propice à la promotion du mérite 2447 ». En effet, la loi de 1880 « décrète la
bienveillance à l’égard des « petits » gratifiés d’un tarif fiscal très bas, voire d’une exemption
pure et simple d’impôts ; l’encouragement à l’entreprise moyenne, bénéficiaire d’un
abaissement de tarifs par rapport à la législation antérieure. Quant aux entreprises regroupant
plusieurs professions (magasins à comptoirs multiples, par exemple), la loi les ménage
relativement, elle frappe seulement plus fort les commerces à succursales, qui devront payer
autant de patentes qu’ils ont d’établissements (alors que la loi de 1844 les frappait d’une seule
patente), par hostilité au monopole. Ainsi, malgré les réclamations du petit commerce, la loi
maintient le principe d’une seule patente pour les établissements abritant plusieurs
professions, elle ne décourage donc pas la concentration. On peut résumer d’une formule la
loi de 1880 dont l’esprit sera très persistant sous la Troisième République malgré les charges
supplémentaires imposées par la suite aux grands magasins : protéger les petits mais ne pas
2441
Edouard VIGNES, op. cit., pp 362-364.
2442
Droit fixe de 12 F, plus 3,60 F par ouvrier.
2443
Edouard VIGNES, op. cit., pp 366-379.
2444
Le tableau A de la patente regroupe l’artisanat et le petit commerce.
2445
J. CAILLAUX, A. TOUCHARD, G. PRIVAT-DESCHANEL, Les impôts en France, traité technique,
tome 1 : Contributions directes, 1911, p 51.
2446
Pierre LEVEQUE, « La patente, indicateur de croissance économique différentielle au XIXe siècle ? », in
Entreprises et entrepreneurs XIXe-XXe, Congrès de l’association française des historiens économistes, mars
1980, Paris, Sorbonne, 1983, p 57.
2447
Jeanne GAILLARD, « La petite entreprise entre la droite et la gauche », in G. LAVAU, G. GRUNBERG et
N. MAYER (dir.), L’univers politique des classes moyennes , FNSP, 1983, p 49.
476
encourager
la
petitesse2448 ».
Nous
boutiquiers contre les grands magasins.
reviendrons plus loin sur les luttes des
Face à la crise économique des années 1880 et à l’essor des grands magasins, les petits
commerçants parisiens forment en 1888 une « Ligue syndicale pour la défense des intérêts du
travail » et réclament une réforme des patentes. « Les petits commerçants mettent en cause la
répartition inégalitaire de la contribution et mettent plus largement en cause son caractère
indiciaire2449 ». En juillet 1890, la Chambre des députés forme une commission parlementaire
sur la réforme des patentes et une vaste enquête est organisée2450. Joseph Bernard note que la
loi du 28 avril 1893 sur les patentes introduit dans le droit français le principe des spécialités
(16 spécialités mises en place), cher à la Ligue de défense des intérêts du travail2451. Le 22
juillet 1893, une loi sur les patentes allège les charges pesant sur les grands magasins, en
application de la loi Charonnat de 1889, ce qui provoque la déception des petits
boutiquiers2452. La taxe par spécialité n’est applicable qu’aux magasins de plus de 200
employés, dans les villes de plus de 100 000 habitants, ce qui dégrève d’office les grands
bazars de province2453. Bref, jusqu’en 1914, le petit commerce ne cesse de demander une
réforme de la patente dans un sens qui lui soit clairement favorable. C’est le député Georges
Berry qui est son meilleur défenseur.
Dans leur lutte, les petits commerçants ne doivent attendre aucun soutien de la part de
la Chambre de commerce de Paris. Jusqu’en mars 1893, les édiles consulaires étaient
favorables « à une suppression de l’impôt des patentes sous sa forme actuelle » et
demandaient « son remplacement par une taxe moins lourde et établie sur d’autres données ».
Mais, à partir de 1894, la Chambre de commerce se prononce pour le maintien du status-quo
et refuse toute réforme de la patente, au nom de la « défense de l’impôt indiciaire et
proportionnel, du refus de la déclaration et de l’inquisition au nom des intérêts de l’Etat et de
la défense de la liberté ». En septembre 1894, le président de la Chambre, Delaunay-Belleville
prononce même « un vigoureux plaidoyer en faveur de l’impôt des patentes 2454 ».
Avec la loi du 19 avril 1905, les petits commerçants obtiennent une victoire car la
patente est appliquée aux coopératives de consommation et aux syndicats agricoles à caractère
commercial – nous y reviendrons – et un double système de patente est mis en place, avec soit
une taxe déterminée (selon le nombre d’employés) soit une taxe par spécialité, pour les
magasins diversifiés de plus de 10 personnes (plus de 16 dans les petites villes, plus de 26
dans les villes de plus de 100 000 habitants, plus de 50 personnes à Paris). Par ailleurs, on
2448
Ibid., p 50.
2449
Philippe LACOMBRADE, La chambre de commerce, Paris et le capitalisme français (1890-1914), Thèse de
Doctorat d’Histoire, Paris X Nanterre, 2002, p 422.
2450
Pour plus de détails, nous renvoyons à Jeanne GAILLARD, « Les intentions d’une politique fiscale : la
patente en France au XIXe siècle », Bulletin du Centre d’histoire de la France contemporaine , Paris X –
Nanterre, 1983, n°4.
2451
Joseph BERNARD, Du mouvement d'organisation et de défense du petit commerce français
, Thèse de Droit,
Paris, 1906, p 133.
2452
Jeanne GAILLARD, « La petite entreprise entre la droite et la gauche », in G. LAVAU, G. GRUNBERG et
N. MAYER (dir.), L’univers politique des classes moyennes , FNSP, 1983, p 58.
2453
Joseph BERNARD, op. cit., p 136.
2454
Philippe LACOMBRADE, op. cit., p 424.
477
passe de 16 à 24 spécialités2455. Ces
concessions ne suffisent pas au petit
commerce. En novembre 1905, au Congrès de la Ligue syndicale pour la défense des intérêts
du travail, Destréguil expose toutes les modifications qu’il souhaite voir appliquer aux lois sur
les patentes :
•
Il faut remanier le tarif des droits fixes imposés suivant la population (projet de
1893 de Du Saussay, député d’Indre-et-Loire (repoussé par le Sénat), qui veut
distinguer les villes de 50 à 75 000 habitants et celles de 75 à 100 000 habitants).
•
Il faut remanier le nombre de classes (8 classes dans le tableau A de la loi de 1880)
car la classification est insuffisante pour 1700 catégories de patentables. Destréguil
propose 12 classes pour éviter certaines bizarreries (la 4ème classe regroupe les
bouchers, les charcutiers, les avocats et les syndics de faillite).
•
Il faut abaisser le seuil de taille : suite à l’amendement de Berry adopté le 19 mars
1906 (mais le Sénat vote la disjonction le 9 avril 1906), la taxe par spécialité sera
applicable aux magasins occupant plus de 20 employés à Paris, plus de 15 dans les
villes de province de plus de 100 000 habitants, et plus de 10 dans les autres villes.
•
Il faut augmenter le nombre des spécialités. En avril 1893, Boutin, ancien directeur
général des contributions directes, propose 37 spécialités. Christophe, fondateur de
la Ligue, en réclame 422. En 1895, le Congrès de la Ligue syndicale en retient
102. Le 8 juin 1893, Berry propose entre 45 et 67 spécialités à la Chambre des
députés.
•
Il faut répéter le droit proportionnel autant de fois que de spécialité exercée. Le
projet de Georges Berry sur la répétition du droit proportionnel entraîne une
protestation du journal L’Epicerie française et de la Chambre syndicale des
marchands de nouveautés (pétition au Sénat). Si la patente est répétée 3 ou 4 fois
pour les grands magasins, elle devient une taxe prohibitive : la mesure a été votée
par les députés le 19 mars 1906 contre l’avis du ministre des finances (et rejetée
par le Sénat)2456.
Le député Georges Berry propose 10 catégories pour l’alimentation : boulangerie ;
boucherie et triperie ; charcuterie ; épicerie ; crème, lait, beurre, œufs, fromages ; fruits et
légumes ; volailles, gibier, foie gras ; poissons et huîtres ; pâtisserie, confiserie, glaces,
traiteur : vin et liqueurs. On comprend aisément pourquoi les magasins d’approvisionnement
général protestent contre l’amendement Berry (dans L’Epicerie française du 25 mars 1905
notamment). On s’aperçoit qu’à partir de 1900, le petit commerce ne présente plus un front
uni. Il y a débat sur les réformes à apporter aux patentes. Ainsi, le principe de la répétition du
droit proportionnel a été voté par le Congrès des ligues en 1900, mais repoussé par le Congrès
des grands commerçants en 1903, et adopté par le Congrès de la Ligue syndicale de défense
des intérêts du travail en 1903. En 1905, Destréguil y est hostile alors que Trépreau est y
favorable. Qui sont ces deux personnages ?
Henri Destréguil a créé en 1898 la « Ligue du parti commercial des départements du
Centre » qui réunissait les principales organisations de commerçants dans la région de
2455
Joseph BERNARD, op. cit., pp 137-138.
2456
Ibid., pp 140-148.
478
Tours2457.
« Acolyte
du
socialisme catholique de Drumont », Destréguil ne
s’oppose pas à « l’intervention des boutiquiers dans la politique » mais il préfère « recourir à
des moyens plus modérés, plus organisés ». A. Trépreau, militant de l’Union fraternelle du
commerce et de l’industrie du catholique social Léon Harmel et délégué général de la Ligue
syndicale pour la défense des intérêts du travail, oeuvra en 1897 pour un rapprochement entre
les deux organisations. C’est Trépreau qui fonde en 1901 le Parti industriel et commercial, qui
veut servir de « digue contre le collectivisme » et présente un caractère provincial assez
marqué. « Parmi les 21 responsables du Parti, il n’y avait que sept parisiens, et de ces sept,
quatre seulement étaient inscrit à la Ligue syndicale2458 ».
Si l’on élargit un peu le débat, on s’aperçoit que la réforme des patentes n’est pas le
seul foyer de discorde entre les petits commerçants. De façon générale, la réforme fiscale
(avec les débats autour de l’impôt sur le revenu) provoque des clivages sérieux parmi les
boutiquiers. En février 1904, Seigneurie, directeur de L’Epicier , soutient un projet d’impôt sur
le chiffre d’affaires (connu par une déclaration ou par un examen des livres de compte) car
« le chiffre d’affaires, tel est le critérium le plus rationnel et le plus commode qui permette
d’évaluer l’importance et les bénéfices de toute maison de commerce ». Les autres
commerçants repoussent avec horreur ce projet : « Il ne saurait être question de taxer les
commerçants suivant le chiffre d’affaires. Le plus grand nombre d’entre eux protesteraient
avec force contre cette application anticipée de l’impôt sur le revenu qu’on voudrait ainsi leur
faire avant de l’adopter pour les autres catégories de citoyens ». En octobre 1895, la Chambre
syndicale du commerce de la nouveauté avait demandé un « impôt unique basé sur les facultés
effectives de chaque contribuable ». Toute réforme dans ce sens est sévèrement rejetée par la
majorité des commerçants. Contrairement à l’Allemagne, où le fisc inspecte la comptabilité
des commerçants depuis la loi sur les bazars de juillet 1900, les Français trouvent intolérable
toute tentative de mise en place d’une « inquisition fiscale2459 ».
La question des patentes est très intéressante car elle permet de dresser la liste des
ennemis du petit commerce. En effet, les boutiquiers se battent pour que la patente soit
appliquée à tous leurs concurrents déloyaux, en premier lieu les coopératives de
consommation. Georges Berry se bat pour que le paragraphe 9 de la loi du 19 avril 1905 soit
remanié car il pose un problème d’interprétation. Le texte prévoit une exonération de la
patente pour les coopératives (ou les syndicats agricoles) qui « se bornent à grouper les
commandes de leurs adhérents et à distribuer dans les magasins les marchandises
commandées ». Berry réclame que le droit français s’aligne sur la loi belge du 6 juillet 1891
qui supprime toute exemption2460. Nous ne développons pas davantage ce point car nous
traiterons plus loin des relations tendues entre la coopération et le petit commerce.
Outre les coopératives de consommation, les commerçants réclament l’application de
la patente aux maisons à succursales et aux gérants (Potin), aux « journaux mercantiles » et
aux déballeurs et colporteurs. Suite aux protestations de la Chambre de commerce d’Avignon,
2457
En 1914, la Ligue commerciale des départements du Centre compterait 45 397 adhérents, alors que la Ligue
commerciale de la banlieue parisienne en compte 4 000. « Dans cet ordre d’idées, on fait dire aux chiffres ce
que l’on veut, attendu qu’à Bordeaux il n’y a pas 15% de commerçants dans ces ligues ou syndicats ». Gilles
NORMAND, La guerre, le commerce français et les consommateurs, Perrin, 1917, p 157.
2458
Philip NORD, « Le mouvement des petits commerçants et la politique en France de 1888 à 1914 », Le
mouvement social, n°114, janvier-mars 1981, p 46.
2459
Joseph BERNARD, op. cit., pp 151-153.
2460
Ibid., pp 154-156.
479
l’article 11 de la loi du 19 avril 1905 met en
place un régime plus rigoureux pour les
déballeurs. Les petits commerçants belges ont obtenu la possibilité d’une réglementation
préfectorale contre les colporteurs et roulottiers. La question des « journaux mercantiles » est
plus complexe à résoudre car, par l’article 7 de la loi du 15 juillet 1880, la presse française est
exemptée de patente. Dès 1895, Destréguil dénonce les opérations commerciales auxquelles
se livrent certains grands quotidiens, qui livrent à la clientèle des vêtements, des produits
alimentaires, des ventes immobilières (par des primes ou des bons à détacher). Lors du
congrès de 1900, la Ligue syndicale pour la défense des intérêts du travail souhaite qu’un
droit proportionnel soit appliqué aux opérations commerciales de la presse2461.
Selon Gilles Normand, défenseur des magasins à succursales multiples, les lois
protégeant le petit commerce de détail se sont multipliées à la Belle Epoque : loi de 1906 sur
les déballages réglementant les ventes en solde et les liquidations, loi de 1909 sur le
nantissement des fonds de commerce (modifiée en 1913), augmentation du délai de
prescriptions en matières commerciales en 1910, loi de 1917 pour organiser le crédit du petit
commerce (sur des propositions de Chaulet et de Siegfried). « Sur les interventions BerryNéron, la législation fiscale des établissements de commerce était remaniée, et les conditions
de la concurrence entre le petit commerce et le grand commerce de détail, vivement
discutées2462 ». La loi du 27 février 1912 augmente les droits de patente des grands magasins,
les incitant « à augmenter le nombre de leurs succursales afin de récupérer les frais résultant
de ces nouvelles charges2463 ».
d) Les bouchers luttent contre le protectionnisme (1880-1914)
Autant la politique menée par les républicains sur les patentes en 1880 satisfait les
patrons bouchers, autant les choix protectionnistes du ministre de l’agriculture, Jules Méline,
vont soulever de nombreuses et véhémentes protestations. C’est Gambetta qui crée, dans son
cabinet de 1881, un ministère de l’Agriculture indépendant. « De 1881 à 1883, les droits de
douane sont relevés sur les céréales pour préserver les intérêts des agriculteurs. La hausse est
toutefois modérée, beaucoup d’industriels craignant que le renchérissement des prix
alimentaires n’ait des incidences sur les budgets ouvriers et, donc, sur les salaires 2464 ». Dans
sa thèse de 1959, Jacques Néré relève une tendance générale à la baisse des prix de la viande
(prix moyens annuels au kilo du bœuf, du veau, du mouton et du porc) en France à partir de
1873-1878 et au moins jusqu’en 1888. Cette baisse entraîne une forte inquiétude des
agriculteurs dès 1884, ce qui explique le projet de Méline d’août 1884 de relever les droits
d’entrée des bestiaux étrangers. Les tarifs douaniers sur les bestiaux sont augmentés en mars
1885 et en 1887, sans présenter d’effet sur les prix de la viande 2465.
Alors que le tarif Méline est adopté en 1892 et que les républicains modérés se rallient
pour la plupart au protectionnisme, les partisans du libre-échange se retrouvent minoritaires à
2461
Ibid., pp 157-162.
2462
Gilles NORMAND, op. cit., pp 8-9.
2463
Ibid., p 167.
2464
Jean LEDUC, op. cit., p 33.
2465
Jacques NERE, La crise industrielle de 1882 et le mouvement boulangiste, Thèse de Doctorat, Sorbonne,
1959, tome I, p 253.
480
la Chambre des députés, privés de l’appui
des régions viticoles depuis la crise du
phylloxera2466. Outre des économistes libéraux comme Léon Say, Gustave de Molinari et
Yves Guyot, on trouve parmi les opposants du protectionnisme les armateurs des grands ports
(contre le Marseillais Jules Charles-Roux), les soyeux lyonnais (défendus par Edouard
Aynard) et certains radicaux, défenseurs des consommateurs urbains. Les bouchers parisiens
sont libre-échangistes non par conviction politique mais par réalisme économique. Si les
importations de bétail étranger cessent, le prix de la viande va augmenter et les ventes se
porteront mal. Certes, on trouve encore un réflexe protectionniste en 1878, au moment où une
épidémie de trichinose éclate à Crépy-en-Valois. La Chambre syndicale de la Boucherie de
Paris obtient facilement du préfet de police l’interdiction de l’importation des viandes
américaines pour des motifs sanitaires. Cet épisode passé, les commandes de « viandes
exotiques » deviennent régulières en 1879-1880 et le Syndicat se range dès 1881 du côté des
défenseurs du libre-échange.
Le 2 février 1881, la Chambre syndicale patronale organise une conférence publique
sur le bétail américain au Grand Orient, avec comme orateurs Henry Matrot, vice-président du
Syndicat, et Léon Chotteau, ardent partisan du libre-échange et défenseur de l’importation des
bœufs américains 2467. Léon Chotteau porte un toast, le 9 mars 1882, au banquet de départ de
Leroy-Daniel, président du Syndicat parisien des bouchers. La Chambre syndicale reste
attachée au libre-échange jusqu’en 1914. Cette position est en inadéquation avec la politique
gouvernementale.
A cause de la défaite face aux Prussiens, la France a accordé à l’Allemagne la clause
de la nation la plus favorisée dans le traité de Francfort du 10 mai 1871. Ce n’est qu’en 1877
que le gouvernement retrouve son autonomie tarifaire. Même si l’esprit libéral domine encore
en 1878, la loi douanière du 7 mai 1881 marque une première étape vers le protectionnisme,
car le tarif général, quoique modéré, est « supérieur de 24% en moyenne aux tarifs
conventionnels venus à expiration. Par ailleurs – le fait est important – les Chambres avaient,
à l’occasion du vote de la loi, demandé au gouvernement d’exclure à l’avenir des traités de
commerce bestiaux, céréales et autres produits agricoles2468 ». Pour Jean Clinquart,
« l’exclusion des produits agricoles des tarifs conventionnels était le résultat des pre ssions
exercées sur les parlementaires par le monde paysan2469 ». Par ailleurs, il note que le
sentiment d’avoir été dupé par les Allemands lors du traité de Francfort dominait en France :
« le Zollverein s‘était ingénié après 1871 à n’accorder conventionnell ement aucun avantage
tarifaire dont nous aurions pu indirectement bénéficier. Les Allemands s’étaient servis à cet
effet de spécialisations tarifaires fallacieuses ; l’exemple le plus couramment cité concerne le
bétail : dans le traité de commerce qu’ils c onclurent avec la Suisse, nos voisins concédèrent
2466
Sur « la réforme tarifaire de 1892 ou le retour en force du protectionnisme », on peut consulter Jean
CLINQUART, L’administration des douanes en France sous la Troisième République, 1 e partie (1871-1914),
Association pour l’Histoire de l’administration des douanes, 1986, pp 147-155.
2467
Léon Chotteau (1838-1895) rapporta d’un voyage en Amérique « une conviction profonde de la supériorité
des théories libre-échangistes. Par le journal et par la parole, il s’en fit le propagateur ardent ». Paul AUGE
(dir.), Larousse du XXe siècle, 1928, tome II, p 242. Auteur de nombreux ouvrages sur les Etats-Unis, ses idées
sur la boucherie sont bien résumées dans un article de L’Economiste français du 6 juin 1885. Léon
CHOTTEAU, Le commerce entre la France et les Etats-Unis, et la question des viandes américaines, Chaix,
1885, 8 p. BNF, 8° V Pièce 5576.
Jean CLINQUART, L’administration des douanes en France sous la Troisième République, 1 e partie (18711914), Association pour l’Histoire de l’administration des douanes, 1986, p 144.
2468
2469
Ibid., p 145.
481
une réduction des droits
000 mètres d’altitude 2470 ! ».
uniquement
applicables aux bovins élevés à plus de 1
Dans sa thèse sur les fraudes et les falsifications alimentaires en France, Alessandro
Stanziani montre bien comment le lobby protectionniste, malgré les avis réservés des
scientifiques du Comité consultatif d’hygiène, a pesé sur la décision d’interdire le 18 février
1881 l’importation des viandes de porc salées américaines, car « la trichine, introduite vivante
dans l’appareil digestif de l’homme, lui communique la trichinose 2471 ». Or, les trichines
disparaissent avec une cuisson prolongée du porc, et, d’ailleurs, « au bout de leur voyage
transatlantique, les éventuelles trichines sont mortes ou presque, et bien incapables de
déclencher la moindre infestation2472 ». Ce mouvement protectionniste contre les salaisons
américaines se retrouve en 1877-1881 en Autriche-Hongrie, en Grèce, en Italie, en Espagne,
au Portugal et en Allemagne2473. Les mêmes mécanismes se retrouvent en 1889, dirigés contre
les moutons allemands et non plus contre les porcs américains.
Jean Clinquart insiste lui aussi sur la dimension européenne du repli protectionniste
face à la crise agricole. Pour lui, le mouvement débute en France le 28 mars 1885 quand deux
lois « aggravèrent considérablement le tarif de 1881 en ce qui concernait les céréales, les
bestiaux et les viandes2474 ». La taxation des bœufs « fut portée de 15 à 25 francs par tête, et
celle des viandes fraîches de 3 à 7 francs les 100 kilos2475 ». Une loi du 5 avril 1887 établit à
la frontière « un service sanitaire ayant pour objet d’examiner les viandes fraîches abattues
avant leur entrée en France ». Comme le souligne fort justement Jean Clinquart, « cette
mesure qui s’accompagnait de la perception d’un « droit de visite (…) payé par
l’importateur », eut pour justification officielle la protection de la santé publique, mais elle
n’était évidemment pas neutre sur le plan de la politique commerciale. D’ailleurs, elle fut
suivie d’autres dispositions de nature comparable qui ouvrirent la voie à diverses formes de
protectionnisme administratif promises à un bel avenir. Sous couvert de préoccupations extracommerciales, la plupart du temps légitimes, ces mesures allaient renforcer la protection
assurée par les armes douanières traditionnelles : ainsi en fut-il des réglementations afférentes
aux conserves alimentaires présentées en boîtes de fer blanc, aux jouets colorés, aux viandes
de certaines origines, au conditionnement des beurres, etc. La plupart de ces dispositions
devaient être précisées et perfectionnées avant la fin du siècle. Ce fut le cas, en particulier,
pour la police sanitaire du bétail et des viandes2476 ».
La difficulté des contrôles sanitaires fournit un argument facile pour les
protectionnistes. « Parmi les viandes, furent spécialement visées celles des porcs salés
2470
Ibid., p 148.
Alessandro STANZIANI, Fraudes et falsifications alimentaires en France au XIXe siècle. Normes et qualité
dans une économie de marché, Thèse pour l’habilitation à diriger des recherches, Lille III, 2003, p 181.
2471
Madeleine FERRIERES, Histoire des peurs alimentaires du Moyen Age à l’aube du XX e siècle, Seuil, 2002,
p 414.
2472
2473
Alessandro STANZIANI, op. cit., p 185.
2474
L’ouvrier relieur Claude Régnier (1842-1900), coopérateur et militant socialiste (candidat du Parti Ouvrier
Socialiste Révolutionnaire à Paris en 1890), lance en 1885 une « Ligue contre le renchérissement du pain et de
la viande », pour répliquer à la loi instituant des droits de douane sur l’impor tation des blés étrangers. Jean
MAITRON (dir.), Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, tome XV, 1977, p 22.
2475
Jean CLINQUART, op. cit., p 146.
2476
Ibid., pp 146-147.
482
provenant des Etats-Unis d’Amérique, que
l’on disait « notoirement infestées de
trichines » et présentant « de grands dangers pour la santé publique », notamment chez les
consommateurs des « classes peu aisées de la population ». La prohibition se justifiait, selon
l’exposé des motifs du décret du 18 février 1881, par l’impossibilité de procéder à un contrôle
sérieux des viandes importées ; « l’examen au microscope… exi ge… un temps relativement
long qui ne permettait pas d’analyser d’une manière sérieuse » les quantités considérables
introduites principalement par Le Havre, « quel que soit le personnel qu’on emploierait à ce
service2477 ».
En 1906, Alfred Picard note les motivations douteuses du décret de 1881 : « Plusieurs
épidémies de trichinose furent signalées en Europe ; les gouvernements s’en émurent et
plusieurs édictèrent une législation prohibitive. En France, spécialement, bien que le nombre
des cas fût minime et que leur origine ne pût être établie avec certitude, un décret du 18
février 1881 interdit l’entrée des viandes salées d’Amérique. Il se produisit immédiatement
une baisse notable dans l’exportation des Etats-Unis ; depuis, la levée des prohibitions a
permis à cette exportation de reprendre son essor et de dépasser 620 millions de francs en
1900. La moyenne des entrées de porc, lard, jambon et saindoux en France, pendant les trois
années 1898, 1899, 1900, a été de 134 800 quintaux et celle des sorties, de 40 200
quintaux2478 ».
Il est remarquable de noter que le Syndicat parisien des patrons bouchers détaillants ne
réclame nullement des mesures protectionnistes, s’opposant en cela aux positions défendues
par les éleveurs (le lobby agricole) ou même par les chevillards de la Villette (suite à la crise
des moutons allemands de 1889)2479. La loi tarifaire du 11 janvier 1892 confirme les
dispositions de 1881, à savoir l’exclusion des produits agricoles essentiels du tarif
minimum2480. Dès les débats parlementaires de 1891, « divers orateurs avaient exprimé la
crainte que le durcissement de notre politique tarifaire n’entraînât des représailles de
l’étranger, à tout le moins qu’il ne fit obstacle à la conclusion d’accords commerciaux. En
fait, ces prévisions pessimistes ne se vérifièrent que dans nos rapports avec l’Italie et la
Suisse2481 ». En janvier 1892, le Journal de la Boucherie de Paris se réjouit de la
« réouverture de la frontière aux moutons allemands et autrichiens », même si une quarantaine
est décrétée (la Ville de Paris doit construire un sanatorium à la Villette) et même si les droits
de douane restent élevés2482. En février 1892, le président du Syndicat de la Boucherie de
Paris, Edmond Lioré, lance un appel pour « favoriser à outrance l’entrée des moutons
vivants2483 ».
2477
Ibid., p 614.
2478
Alfred Maurice PICARD, Le bilan d’un siècle (1801-1900 ), Imprimerie nationale, 1906, tome III, p 387.
2479
Dans un rapport du 30 janvier 1890, le syndicat de la Boucherie en gros de Paris dénonce les importations
massives de bétail (bovins) provenant de Suisse (1866), d’Italie (1872-1874), du Danemark (1878), de
Sardaigne (1883), d’Allemagne, d’Autriche, des Etats-Unis, d’Argentine, etc… Pierre HADDAD, Les
chevillards de la Villette, Thèse de Doctorat, Paris X, 1995, p 135.
2480
Jean CLINQUART, op. cit., p 152.
2481
Ibid., p 153.
2482
Par un arrêté du 21 janvier 1892, le ministre de l’agriculture autorise à nouveau l’importation de moutons
germaniques, sous certaines conditions strictes. Le droit sur le mouton abattu passe de 7 à 32 F. En 1887, le
droit sur le mouton vivant était passé de 3 à 5 F. Journal de la Boucherie de Paris, 24 janvier 1892.
2483
Ibid., 7 février 1892.
483
Pour le cas des Etats-Unis, Jean
Clinquart note que « leur législation
interne interdisait de nous consentir des concessions suffisamment larges » et que « les
relations franco-américaines furent réglées par la loi du 27 janvier 1893 qui limitait à
quelques produits seulement l’application du tarif minimum 2484 ». Dans un article d’août
1894, le Journal de la Boucherie de Paris exprime ses craintes sur une nouvelle campagne
possible contre le bœuf américain 2485. Lors du second Congrès national de la Boucherie
française, en octobre 1894, la révision du tarif douanier est clairement demandée, dans un
sens plus libéral bien évidemment. En mars 1895, les bouchers parisiens dénoncent l’arrêté
pris le 24 février 1895 par le ministre de l’agriculture Gadaud (prohibition du bétail américain
sous prétexte d’une maladie contagieuse). Le journal syndical proteste contre l’égoïsme
révoltant et l’imprévoyance politique des responsables qui ont pris cette mesure
protectionniste abusive2486. Le Syndicat général de la Boucherie Française est fier d’être invité
au 10e Congrès annuel de l’A ssociation nationale pour la protection des bouchers en détail des
Etats-Unis, qui se tient en août 1895 à Buffalo.
S’exprimant au nom des bouchers détaillants, le député libéral et armateur marseillais
Jules Charles-Roux (1841-1918) rédige un long article en 1896 dans la Revue politique et
parlementaire sur la « question des viandes », dans lequel il dénonce les effets pervers du
protectionnisme2487. Selon lui, la hausse des droits de d’entrée fait monter les cours du marché
intérieur. « Le vendeur ne demande pas autre chose, il y trouve son bénéfice, dont le
consommateur supporte les frais. Mais, par un phénomène réflexe, la progression artificielle
des prix diminue proportionnellement l’effet du tarif protecteur. Il arrive un moment où
l’importateur se trouve en mesure de réaliser un gain, même après l’acquit de la taxe
douanière. Alors la digue est rompue et le torrent se précipite2488 ».
Charles-Roux explique pourquoi les bœufs américains sont si compétitifs, malgré les
barrières douanières dressées. Il dénonce le projet de « loi de cadenas » souhaité par Viger2489
ainsi que les mesures d’hygiène, de surveillance et de contrôle du bétail importé, mises en
place par la loi du 21 juillet 1881, qui permettent au gouvernement d’appliquer un
protectionnisme détourné. En effet, le décret du 22 juin 1882 indique que le ministre de
l’agriculture peut, sur simple avis du comité consultatif des épizooties, prendre un arrêté de
« prohibition, abatage immédiat, expulsion après marque, ou quarantaine de durée
indéterminée » du bétail, suivant les cas et les maladies. Or, outre des fonctionnaires, la
composition du comité consultatif des épizooties – présidé par Méline – est entièrement
soumise au ministre de l’agriculture car il en désigne les membres 2490 !
Outre le protectionnisme sur l’importation des bestiaux vivants, Jules Charles-Roux
2484
Jean CLINQUART, op. cit., p 615.
2485
Journal de la Boucherie de Paris, 12 août 1894. BNF, Jo A 328.
2486
Ibid., 3 mars 1895.
2487
Jules Charles-Roux fait partie, avec Léon Say (1826-1896), les soyeux lyonnais, les radicaux et les
défenseurs des consommateurs urbains de ceux qui luttent contre la politique protectionniste de Viger, Méline
et Ferry.
2488
Jules CHARLES-ROUX, « La question des viandes : les métamorphoses du protectionnisme », Revue
politique et parlementaire, mars 1896, tome 7, n°21, p 511.
2489
Député puis sénateur du Loiret, protectionniste convaincu, Albert Viger fut plusieurs fois ministre de
l’Agriculture entre 1893 et 1899.
2490
Jules CHARLES-ROUX, op. cit., pp 513-514.
484
dénonce également les obstacles dressés sur l’importation des viandes abattues. En effet,
l’article 16 du tarif général des douanes prévoit que la fressure (poumons, rate, cœur et foie)
doit rester adhérente à l’un des quartiers de viande importés de l’étranger, pour en permettre
le contrôle sanitaire à son arrivée en France. Or, malgré les progrès des conditions de
transport frigorifique, aucune fressure ne peut arriver en France en bon état. De plus, l’action
du froid peut remettre en cause la bonne adhésion des viscères. Donc, une application stricte
de l’article 16 du tarif général des douanes peut permettre au gouvernement « d’écart er à tout
jamais des côtes de France les moutons australiens et argentins2491 ». Jules Charles-Roux
s’attarde ensuite sur le cas de l’élevage ovin en Algérie pour dénoncer encore une fois les
mesures insidieuses (abattage massif sous prétexte de quelques cas de clavelée) prises par les
ministres de l’agriculture Tirard en 1879 et Gadaud en 1895 pour protéger le marché
métropolitain d’une éventuelle concurrence des moutons algériens 2492.
Pour Charles-Roux, la législation de 1881 sur les mesures sanitaires protectionnistes
doit être largement modifiée : « Nous n’hésitons pas à penser qu’il serait aisé, grâce aux
récents progrès de la science, de préciser ou de renouveler les procédés d'investigation
destinés à révéler les maladies contagieuses des animaux. Il nous semble singulier que l’on en
soit encore réduit à la barbare méthode de l’hécatombe sans phrase. Il doit exister un moyen
terme entre la rigueur absolue et la méconnaissance imprudente des règles de l’hygiène. Tout
récemment, le ministre de l’Agriculture soumettait au Conseil d’Etat un projet de décret
modifiant complètement la section du règlement d’administration publique de 1882, dans
laquelle il est traité de la péripneumonie contagieuse. Ce n’est pas un remaniement partiel
d’un texte isolé, c’est une refonte d’ensemble que nous demandons. Et ce que nous réclamons
surtout, c’est la simplification, l’amélioration et au besoin l’élimination progressive des
mesures qui frappent le bétail étranger à son entrée en France, lui ferment nos frontières et
permettent au pouvoir exécutif de se jouer de notre législation douanière ; d’amener le
relèvement des cours et l’exposent au reproche de se prêter à certaines spéculations 2493 ».
Nous n’entrons pas plus avant dans les prises de position de Charles-Roux qui concernent le
débat parlementaire de l’époque, mais ce qui retient notre attention est le discours libreéchangiste ferme, clair et argumenté du député marseillais, qui semble avoir été partagé par
les bouchers détaillants de Paris et largement rejeté par les chevillards de la Villette. CharlesRoux récuse le credo protectionniste dominant depuis 1881-1892 et réclame une réforme de la
composition du comité des épizooties, pour y réduire l’influence des vétérinaires, hygiénistes
et autres scientifiques un peu trop zélés2494.
2491
Ibid., p 516.
2492
Jules CHARLES-ROUX, op. cit., pp 519-524.
2493
Ibid., pp 524-525.
2494
On notera le vocabulaire clérical utilisé par l’auteur pour comparer les hygiénistes aux inquisiteurs de sinistre
mémoire. « Le commerce avait autant à se plaindre du ministère de l’Intérieur il y a quelq ues années,
qu’aujourd’hui du ministère de l’Agriculture. Dès que sur un point du territoire l’apparition d’une maladie d’un
caractère contagieux était signalée, que le cas fût unique ou qu’il y eût un réel danger d’épidémie, la procédure
était la même. Le Comité d’hygiène publique de France, abandonné aux mains des représentant de la Faculté,
fonctionnaires professionnels de l’hygiène, proclamait immédiatement la chose urbi et orbi. Des missi
dominici, envoyés à grand fracas sur les lieux, mettaient leur amour-propre à ne pas revenir bredouilles et
faisaient de beaux rapports livrés à la grande publicité. Conséquence : nos voisins s’empressaient d’en prendre
prétexte pour nous fermer le passage. Les autres pays interdisaient leurs ports à nos navires. Nous courions
bénévolement au devant de la désinfection, de la quarantaine, de mille formalités obligatoires, et nos armateurs
et négociants faisaient les frais de ces excès de zèle scientifique ». Jules CHARLES-ROUX, op. cit., p 525. Sur
la création et le fonctionnement du Comité consultatif d’hygiène publique (1848), devenu Conseil supérieur
485
Le
choix
protectionniste
du
gouvernement est confirmé avec la
« loi de cadenas », votée le 13 décembre 1897. Pour Jean Clinquart, « elle permet au
gouvernement d’appliquer par anticipation (mais sous la forme de consignations de droits
éventuellement remboursables), en prenant des décrets d’application immédiate, des
relèvements de tarif affectant les principaux produits agricoles. Cette procédure devait
permettre de « cadenasser » la frontière, en attendant le vote de la loi douanière que le
gouvernement était tenu de proposer simultanément aux Chambres : ainsi devaient être
écartées les manœuvres spéculatives qui auraient pu se développer au cours des travaux
parlementaires2495 ». Selon Charles-Roux, cette loi de cadenas est dangereuse car « elle peut
donner lieu à toutes les suspicions. Il existe pour le bétail un marché analogue à la Bourse des
valeurs. Certains négociants, que lèse un arrêté d’interdiction, prétendent que cette mesure est
venue fort à propos pour favoriser telle spéculation qui menaçait de devenir désastreuse2496 ».
Des lois d’avril 1898 et de février 1899 renforcent la logique protectionniste sur les
importations de porcs, d’équidés, de margarine, de beurre, etc… Malgré les déclarations de
Joseph Caillaux ou de Jean Jaurès contre le repli protectionniste, la loi douanière du 29 mars
1910 reprend le système du double tarif et les principes conservateurs de 18922497. Dans un
article de La Revue du Foyer de 1911, l’économiste libéral Paul Beauregard, qui dénonce la
cherté des viandes, exprime toujours une opposition de principe très ferme contre le
protectionnisme, en partie responsable de la cherté des produits alimentaires : « Le but, c’est
de donner à nos agriculteurs le monopole de la production de la viande sur le marché français.
Mais il se trouve que des nations étrangères viennent volontiers nous acheter nos bestiaux ;
ainsi, depuis un certain temps, l’Allemagne prend près de 100 000 bêtes par an 2498 ». Quand
l’Italie prépare son expédition à Tripoli, on ne trouve plus de baudets sur les marchés
d’Auvergne 2499 ! Paul Beauregard dénonce non seulement le protectionnisme tarifaire, mis en
place par Méline en 1892, mais également le protectionnisme déguisé sous des motifs
sanitaires. Il déplore le fait que la France ne profite pas des progrès réalisés pour le transport
des viandes. Il réclame du « bon sens dans le maniement des taxes douanières », c’est-à-dire
la diminution des droits prohibitifs pour permettre la reconstitution du troupeau national2500.
La lutte anti-protectionniste est clairement un des axes majeurs du Syndicat de la
Boucherie de Paris2501. Cette attitude se retrouve d’ailleurs chez les bouchers lyonnais et était
d’hygiène publique de France (1906), nous renvoyons à Lion MURARD et Patrick ZYLBERMAN, L’hygiène
dans la République : la santé publique en France ou l'utopie contrariée (1870-1918)
, Fayard, 1996, pp 203208.
2495
Jean CLINQUART, op. cit., p 155.
2496
Jules CHARLES-ROUX, op. cit., p 515.
2497
Jean CLINQUART, op. cit., pp 376-377.
2498
Paul BEAUREGARD, « La crise de la vie chère », La Revue du Foyer, décembre 1911, p 220.
2499
L’Italie conquiert les régions côtières de la Libye en 1911, cédées par les Ottomans à la paix d’Ouchy
(1912).
2500
2501
Paul BEAUREGARD, op. cit., pp 221-228.
Notons que les bouchers n’ont pas suivi le retournement de position de la Chambre de commerce de Paris,
opposée aux « privilèges » agricoles jusqu’en 1890 puis assaillie par les protectionnistes. Pour plus de détails,
nous renvoyons à Philippe LACOMBRADE, La chambre de commerce, Paris et le capitalisme français (18901914), Thèse de doctorat, Paris X, 2002, pp 351-364 et pp 454-476.
486
sans doute la position dominante dans les
instances syndicales nationales2502. Lors
d’une réunion organisée le 20 juin 1911, « à laquelle assistaient un grand nombre de
sénateurs, députés et conseillers municipaux de Paris et de la banlieue, M. Lefèvre, président
de cette organisation, exposa dans un long rapport, en invoquant des chiffres, en apparence
indiscutables, le fait du renchérissement de la viande2503 ». Maxime Lefèvre « assigne au
renchérissement trois causes principales » : des causes d’ordre social (lois sociales de
protection des travailleurs), des causes d’ordre commercial (augmentation des exportations de
bestiaux à l’étranger, goût des consommateurs pour la viande des jeunes animaux, épidémies,
regrat) et enfin, « une cause économique, à savoir l’influence de notre législation douanière
qui, « par l’élévation de ses tarifs ou par les dispositions spéciales de certain es prescriptions
introduites dans la loi sous le couvert de précautions sanitaires, empêche l’introduction en
France de tout bétail ou de toute viande abattue provenant de l’étranger ou des colonies ». Les
bouchers rendent donc clairement responsable le protectionnisme de la cherté de la viande en
France. Louis Bruneau, qui défend la position des éleveurs, se fait alors un plaisir de contrer
les arguments des libre-échangistes.
« Il est permis de douter que ces diverses causes aient eu, sur le renchérissement de la
viande de boucherie, toute l’influence qu’on leur attribue. Certes, les libre-échangistes ont
beau jeu quand ils accusent notre législation douanière de grever les objets frappés de droits
d’un impôt payé en définitive par les consommateurs, et de déterminer une hausse factice
pour le plus grand profit des producteurs nationaux, ainsi protégés de la concurrence
étrangère. Le calcul a souvent été fait de la part importante des droits de douane dans les
dépenses d’alimentation des familles ouvrières 2504 ! ».
Après une vibrante défense de la paysannerie méritante, Bruneau montre que l’élevage
français se porte bien malgré les épidémies (qui ont « complètement décimé » les ovins) et les
crises agricoles (sécheresse en 1904-1907 qui a entraîné une hausse des fourrages)2505. Il
souligne les progrès quantitatifs mais aussi qualitatifs de l’élevage bovin, car « le rendement
en viande des animaux est beaucoup plus élevé qu’autrefois 2506 ». Par ailleurs, il relativise
l’impact des exportations de bétail français. Les récriminations des bouchers et des
commissionnaires en bestiaux semblent tout à fait exagérées quand on analyse en détail les
transactions passées à la Villette en 1910-1911. L’ironie du sort est curieuse : en 1889, les
chevillards parisiens manifestent bruyamment contre « l’invasion » des moutons allemands ;
en 1911 ils pestent contre les négociants allemands qui se ruent sur les bovins français !
Bruneau est plus indulgent sur d’autres points. « Nous ne prétendons pas, cependant,
que toutes les assertions du Syndicat de la Boucherie parisienne soient également inexactes.
2502
Lors de l’assemblée du Syndicat de la Boucherie française en 1896, le président du syndicat lyonnais
demande « l’allègement des taxes douanières sur les importations d’animaux étrangers ». Michel BOYER, Les
métiers de la viande à Lyon de 1860 à 1914 : une étude sur la petite bourgeoisie, Thèse de Doctorat de 3e
cycle, Lyon II, 1985, p 324.
2503
Louis BRUNEAU, « La cherté de la viande et ses causes », La grande revue, n°506, 10 octobre 1911, p 599.
2504
Ibid., p 602.
2505
Il faut reconnaître que la seconde moitié du XIXe siècle est une période faste pour l’élevage français. Outre la
crise des ovins, « l’élevage se porte bien dans l’ensemble. Il renforce sa position à l’intérieur du produit
agricole final : du début du siècle à 1862 il avait oscillé entre 29 et 32% ; en 1882 il atteint presque 39% ». M.
AGULHON, G. DESERT, R. SPECKLIN, Apogée et crise de la civilisation paysanne (1789-1914), in G.
DUBY et A. WALLON, Histoire de la France rurale, Seuil, 1976, tome 3, p 247.
2506
Louis BRUNEAU, op. cit., p 603.
487
Parmi les causes de renchérissement
signalées par cette organisation, il en est tout
au moins deux qui peuvent avoir exercé quelque influence : d’une part, la diminution
considérable de nos ovins, tenant soit aux épidémies, soit au morcellement de la propriété, soit
à la mise en valeur de terres jusqu’alors incultes 2507 ; d’autre part, le goût prononcé des
consommateurs pour la chair des jeunes animaux, qui met obstacle à la reconstitution de nos
troupeaux2508. Mais il convient immédiatement de remarquer que ces deux causes sont
spéciales à deux catégories bien déterminées de bêtes et qu’elles ne peuvent suffire à
expliquer le renchérissement général de la viande. Au surplus, les pertes de notre agriculture
en ovins sont compensées, pour la consommation, par les envois considérables en France de
provenance algérienne2509 ».
Pour Bruneau, le droit de douane de 35 F par 100 kg de viande est dérisoire si « on le
compare au prélèvement de près de 100 francs qu’opèrent, sur la même quantité de viande
abattue, les intermédiaires » parisiens (commissionnaire en bestiaux, chevillard et boucher).
La suppression de la protection douanière serait une catastrophe pour les éleveurs français
selon Bruneau : « Ne craint-on pas de livrer notre marché, sans défense d’aucune sorte, aux
agissements d’un trust étranger analogue à ceux dont la domination pèse parfois si lourdement
sur les populations américaines ? Est-il bien certain, d’ailleurs, que le commerce de la
boucherie, qui, dans sa réunion tout récente du octobre courant [1911], vient encore de
réclamer, outre l’abrogation de la loi Debussy, des mesures spéciales pour favoriser
l’importation du bétail colonial, se montre disposé à faire appel à la production extraterritoriale ? Qu’il nous suffise, à cet égard, de citer un fait caractéristique : du 1er janvier au
31 août 1911, c’est-à-dire au plus fort de la hausse, alors qu’il était possible d’importer de
Tunisie, sous le bénéfice de la loi du 19 juillet 1890, 25 000 bovins et 100 000 ovins, les
quantités introduites en France se sont élevées seulement à 1 073 têtes de gros bétail et 10 615
moutons. Chiffres vraiment dérisoires, et qui permettent de réduire à leur juste valeur les
revendications de la boucherie française2510 ! ».
e) La lutte contre les coopératives
L’opposition entre le petit commerce et la coopération
Le mouvement coopératif français, remontant aux années 1830, a connu de
nombreuses vicissitudes, liées aux changements politiques. Autant les périodes
révolutionnaires (Seconde République, Commune de Paris) ont constitué des périodes
2507
Ces raisons ont pu jouer un rôle, mais c’est avant tout « la concurrence faite au produit indigène par les
laines d’Amérique et d’Australie dont les importations se développent à un rythme accéléré après 1860 » qui
explique la grande régression du troupeau ovin français, outre « la diminution des chaumes, landes et jachères
qui réduit la nourriture disponible, et la rareté croissante des bergers actifs, soigneux et probes ». M.
AGULHON, G. DESERT, R. SPECKLIN, Apogée et crise de la civilisation paysanne (1789-1914), in G.
DUBY et A. WALLON (dir.), Histoire de la France rurale, Seuil, 1976, tome 3, p 247.
2508
Cet argument est ancien. Il est déjà utilisé sous l’Ancien Régime, où des mesures strictes interdissent
l’abattage des veaux trop jeunes pour permettre la préservation des troupeaux.
2509
2510
Louis BRUNEAU, op. cit., p 605.
Louis BRUNEAU, « La cherté de la viande et ses causes », La grande revue, n°506, 25 octobre 1911,
pp 811-812.
488
florissantes pour les associations ouvrières
(de production ou de consommation), autant
les gouvernements autoritaires ont pris des mesures freinant brutalement les initiatives
enthousiastes des ouvriers. Ainsi, le coup d’Etat du 2 décembre 1851 a entraîné la dissolution
de toutes les coopératives existant, y compris les nombreuses « sociétés alimentaires » qui
s’étaient développées en province, notamment à Lyon 2511. A Paris, l’échec de la boucherie
coopérative du banquier Cernuschi (1859-1862) va avoir un écho retentissant et va servir
d’argument facile pour tous les adversaires de la coopération 2512. A partir de 1864, quand
Napoléon III assouplit la réglementation sur les coalitions ouvrières, le mouvement coopératif
de consommation reçoit certaines faveurs de l’Etat et connaît un regain rapide, qui va
connaître un bref apogée pendant la Commune. Le régime d’Ordre moral est nettement hostile
au mouvement coopératif et ouvrier, qui commence à reprendre des forces dans les années
1880. Le premier Congrès national des coopératives de consommation, animé par Charles
Gide, se tient en 18852513. Alors que les grandes coopératives de consommation parisiennes se
développent rapidement entre 1880 et 1900, le mouvement coopératif est affaibli dès 1890 par
une division entre les coopérateurs « bourgeois », favorables une stricte neutralité politique
(école de Nîmes autour de Charles Gide) et les coopératives socialistes, qui acceptent de
financer les syndicats et les partis politiques socialistes (autour de la Bellevilloise)2514. Par
ailleurs, il faut bien avouer que la boucherie est une activité qui s’adapte mal aux méthodes
commerciales des coopératives de consommation : ce constat revient sous la plume de
nombreux auteurs2515. Pour Charles Gide (en 1904), la boucherie est, « de toutes les formes
d’entreprise la plus réfractaire à la coopération 2516 ».
2511
Le cas de la « boucherie sociétaire » de Grenoble (1851-1853) a été étudié avec brio par Anne LHUISSIER,
Réforme sociale et alimentation populaire (1850-1914) : pour une sociologie des pratiques alimentaires,
Thèse de sociologie, EHESS, 2002, pp 142-186.
2512
En 1859, le banquier républicain Cernuschi, voulant démontrer que la coopération pouvait réduire le prix de
la viande pour les consommateurs, a créé une boucherie coopérative à Paris, qui s’est soldée par un échec
retentissant 3 ans plus tard. Pour plus de détails, je renvoie à Henry MATROT, Vieux Souvenirs, 1910, p 51, ou
au témoignage direct d’ Henri CERNUSCHI, Illusions des sociétés coopératives, Paris, A. Lacroix,
Verboeckhoven et Cie, 1866, 103 p.
2513
Pour une approche des grands principes de la coopération française, je renvoie à Charles GIDE, Les sociétés
coopératives de consommation, Colin, 1904, 192 p.
2514
Avant 1914, les grands coopératives parisiennes de coopération sont la Revendication de Puteaux (1866),
l’Avenir de Plaisance (1873), la Moissonneuse du 11e arrondissement (1874), l’Egalitaire du 10e
arrondissement (1876),), la Bellevilloise (1877). Pour plus de détails, je renvoie à deux ouvrages de Jean
GAUMONT, Monographies coopératives : Les sociétés de consommation à Paris : un demi-siècle d’action
sociale par la coopération, 1921, 73 p et Les mouvements de la coopération ouvrière dans les banlieues
parisiennes, PUF, 1932, 388 p.
2515
Paul HUBERT-VALLEROUX, Les associations coopératives en France et à l’étranger , Guillaumin, 1884,
p 293. Paul LEROY-BEAULIEU, « La coopération », Revue des deux mondes, 1er novembre 1893, p 103. J.
SURCOUF, Les sociétés coopératives de consommation en France, Thèse de Droit, Rennes, 1902, p 85. Victor
DE CLERCQ, « Les coopératives d’achat en gros entre petits commerçants et petits industriels », La Réforme
Sociale, n°60, 1910, p 648. Marcel BAUDIER, Le commerce du bétail et de la viande en France, Thèse de
Droit, Paris, 1914, p 266. Henri ROUY, La viande, PUF, 1949, p 90.
2516
Charles Gide donne divers arguments pour justifier les difficultés des boucheries coopératives. L’égalité des
membres est difficile à réaliser à cause de l’inégalité de qualité des morceaux (le prix des morceaux varie de
l’unité au quintuple). Des capacités techniques très spéciales sont nécessaires, tant pour l’achat de la viande sur
pied que pour la façon de débiter les morceaux : il est difficile de remplacer « l’œil de maître ». La
conservation est difficile, la vente irrégulière, le prix du bétail très variable, ce qui expose à de gros
mécomptes. Une grande latitude existe dans la fixation des prix et la façon d’établir chaque morceau : le
boucher baissera les prix ou fera des portions plus avantageuses pour les morceaux qui ne sont pas écoulés
489
La menace « collectiviste » devient
plus aiguë aux yeux de l’opinion
publique dans les années 1890, car les socialistes obtiennent de beaux succès aux élections
municipales de 1892 et aux législatives de 18932517. A partir de 1893, les petits commerçants
multiplient les attaques violentes contre les coopératives ouvrières de consommation. Jean
Gaumont note qu’une «campagne démagogique de la plus grande violence, qui eut ses échos
dans toutes les luttes électorales parisiennes en particulier, de 1893 à 1900, mit aux prises
petits commerçants, « le commerce mensonger » comme disait Fourier, soutenu par les
politiciens de tous les partis, et coopérateurs, du « commerce véridique », acharnés à la tâche
impossible d’échapper à une loi habilement présentée à l’opinion comme devant supprimer un
privilège fiscal » (la fameuse exonération de la patente)2518.
Dans un article de 1893, l’économiste libéral Paul Leroy-Beaulieu reconnaît les
avantages que les coopératives de consommation peuvent apporter. Nous utilisons ce point de
vue car il provient d’un penseur libéral hostile au socialisme et au collectivisme, ce qui n’est
pas le cas chez la plupart des coopérateurs2519. Par ailleurs, Leroy-Beaulieu soutient la
méthode coopérative avec certaines restrictions, loin de la foi ardente dont fait preuve Charles
Gide2520. Tout d’abord, Paul Leroy-Beaulieu reconnaît que « dans diverses branches,
notamment dans beaucoup de celles qui se rattachent à l’alimentation, dans celles aussi qui
concernent les engrais, la majoration des prix de détail est parfois énorme relativement aux
prix du gros, et la difficulté est assez grande pour l’acheteur de contrôler la sincérité de la
marchandise2521 ». Certains reproches adressés au commerce de détail ne sont donc pas
dénués de tout fondement, malgré des critiques parfois excessives et surtout des généralisation
abusives2522. Le crédit accordé aux consommateurs expliquerait, en partie, la cherté constatée
quand la journée s’avance, « toutes libertés que prend à son gré un patron mais qu’on ne peut laisser sans
inconvénient à un gérant ». Enfin : « Les bouchers s’arrangent avec leurs confrères pour se défaire des
morceaux qu’ils ont en trop, lorsqu’ils n’en trouvent pas le débit dans leur clientèle : celui-ci pour les bas
morceaux, celui-là au contraire pour les morceaux de choix. Mais une boucherie coopérative n’a pas cette
ressource, les autres bouchers étant toujours à l’état de coalition tacite ou expresse contre elle. Et cette coalition
peut même lui rendre très difficile et très onéreuse l’achat du bétail sur pied ». Charles GIDE, op. cit., pp 8687.
2517
Les « socialistes indépendants » (dont Alexandre Millerand est la figure de proue) ont obtenu 21 élus à la
Chambre des députés en 1893, c’est-à-dire « plus que toutes les autres écoles réunies » (5 guesdistes, 4
vaillantistes, 2 broussistes, 5 allemanistes). Jean-Marie MAYEUR, La vie politique sous la Troisième
République (1870-1940), Seuil, 1984, p 144 et pp 158-159.
2518
Jean GAUMONT, Histoire générale de la coopération en France : les idées et les faits, les hommes et les
œuvres, Paris, Fédération nationale des coopératives de consommation, 1924, tome II, p 204.
2519
Leroy-Beaulieu voit dans la coopération, qui « rend plus aisé l’essor de l’élite de la classe ouvrière », un
« utile instrument de progrès social, non pas un germe de palingénésie ». La vision sociale marxiste est donc
clairement rejetée. Paul LEROY-BEAULIEU, « La coopération », Revue des deux mondes, 1er décembre 1893,
p 574.
2520
Quand il présente les projets ambitieux de Charles Gide pour la coopération, notamment à travers le discours
de 1889, De la coopération et des transformations qu’elle est appelée à réaliser dans l’ordre économique , Paul
Leroy-Beaulieu n’hésite pas à railler la « simplicité héroïque » et le « mysticisme » de Gide. Plus loin, il
dénonce les « imaginations où se complaisent les apôtres lyriques et mystiques de la coopération ». Paul
LEROY-BEAULIEU, « La coopération », Revue des deux mondes, 1er novembre 1893, pp 104-105.
2521
2522
Ibid., p 89.
Nous reconnaissons avec Paul Leroy-Beaulieu qu’il « serait très exagéré d’englober tout l’ensemble du
commerce de détail d’un pays dans ces reproches de surenchérissement exagéré et de falsification des
marchandises vendues ». Mais il faut bien avouer que les bouchers sont généralement assez concernés par les
abus dénoncés chez les petits commerçants. Selon Leroy-Beaulieu, l’opinion publique a tendance à exagérer
490
dans le petit commerce. « En certains pays,
notamment en France, une partie du
commerce de détail, surtout dans l’alimentation, a l’habitude de faire crédit à sa clientèle, ce
qui dans certains cas est utile à celle-ci, dans celui de maladie, par exemple, ou de chômage.
Néanmoins, ces crédits entraînent une certaine perte d’intérêts et parfois aussi de capital qui
oblige le commerçant à se récupérer sur les autres acheteurs. Les consommateurs qui seraient
disposés à payer comptant supportent, de ce chef, une majoration de prix qui leur est onéreuse
sans aucune compensation2523 ». Rappelons que la plupart des coopératives de consommation
ne pratiquent pas la vente à crédit, clairement combattue par Charles Gide, notamment parce
que la vente au comptant est un moyen de « moraliser » les ouvriers en leur apprenant à gérer
leur budget et en les incitant à l’épargne 2524.
Paul Leroy-Beaulieu expose différentes raisons qui peuvent expliquer la cherté des
produits chez les petits commerçants. « Le commerce de détail morcelé est souvent, en outre,
besogneux, jouissant lui-même de peu de crédit, d’informations restreintes, de sorte qu’il est
obligé de payer assez cher les marchandises qu’il achète en gros, et qu’il ne peut pas toujours
se procurer exactement les denrées qui conviendraient le mieux à l’acheteur et à un prix assez
bas pour développer la consommation. Enfin, le commerce de détail, très morcelé, a pour le
loyer, l’éclairage, le chauffage, les impôts, les transports, les employés, une proportion de
frais généraux qui est très forte et qu’un appareil de distribution organisé beaucoup plus en
grand pourrait réduire2525 ».
Après avoir rappelé que les coopératives de consommation peuvent facilement dévier
de leur but originel, en se rattachant à des partis politiques ou religieux, comme en
Belgique2526, Leroy-Beaulieu note qu’elles « trouvent un avantage à s’entendre les unes avec
les autres et, sans se confondre, à former des fédérations qui se prêtent un appui mutuel.
Il advient alors qu’elles créent des magasins centraux d’approvisionnement, ce que l’on
appelle des wholesale societies ; elles ne font plus seulement alors le commerce de détail,
mais aussi celui de gros. Parfois également elles se mettent à fabriquer quelques-uns des
produits qu’elles vendent 2527 ». Agiter ainsi en 1893 le spectre de la menace coopérative est
assez tendancieux car, si l’Angleterre possède sa première fédération d’achats en gros depuis
l’écart entre prix de gros et de détail (faible pour le vin et le sucre), mais il reconnaît que la différence est
souvent « colossale » et exagérée dans la boucherie ou la pharmacie.
2523
Paul LEROY-BEAULIEU, op. cit., pp 89-90.
2524
La vente au comptant est une des quatre règles fondamentales du modèle rochdalien. Charles GIDE, Les
sociétés coopératives de consommation, Colin, 1904, p 33.
2525
Cet appel de Leroy-Beaulieu à la grande distribution naissante ne rejoint absolument pas les vues des petits
bouchers. Nous reviendrons sur les luttes du petit commerce contre les grands magasins. Paul LEROYBEAULIEU, op. cit., p 90.
2526
Outre les coopératives ouvrières souvent vouées à l’échec, Leroy-Beaulieu note que « la société de
consommation, d’autre part, peut souvent s’appuyer sur des hommes des classes moyennes : des patrons, des
fonctionnaires, qui la suscitent tantôt dans leur propre intérêt économique, tantôt par philanthropie ; elle peut
aussi émaner parfois de municipalités ; quelquefois elle se rattache à de grands partis politiques ; on a ainsi en
Belgique les Coopératives socialistes et les Coopérations catholiques ». Dans Three phases of cooperation in
the West (1887), Amos Warner ne trouve guère à citer aux USA « qu’une catégorie de sociétés coopératives
ayant eu un véritable succès, ce sont celles qui ont été fondées par les Mormons et qui ont en partie un
caractère religieux ». Pour Leroy-Beaulieu, « le prosélytisme politique ou religieux qui les soutient et les rend
florissantes pendant un certain temps peut soudain les abandonner et les laisser choir ». Paul LEROYBEAULIEU, op. cit., pp 91-92.
2527
Ibid., p 92.
491
1862 (à Manchester), il faut attendre 1906
pour voir apparaître les « Magasins en gros
des coopératives de France ». Selon Leroy-Beaulieu, cette tendance à la concentration des
coopératives les pousse vers le modèle capitaliste classique : « L’expérience prouve que la
conception mystique des apôtres exaltés de la coopération n’a aucune chance de se réaliser.
Les sociétés coopératives qui réussissent finissent presque toutes par se transformer en
sociétés anonymes qui conservent à peine quelques traits distinctifs ». Ainsi, « au fur et à
mesure qu’il se répand, s’étend et s’éloigne de son origine, le type coopératif perd de sa
pureté2528 ». Paul Leroy-Beaulieu exhorte donc les coopérateurs à conserver des structures de
petite taille et à se concentrer sur leur but initial : « diminuer le prix de diverses marchandises,
en assurer mieux la qualité ou la pureté », toute volonté de généraliser le modèle collectiviste
étant condamnable et vouée à l’échec 2529.
Quand on confronte les visions de Paul Leroy-Beaulieu et de Charles Gide, on dispose
de deux conceptions bien différentes de la coopération, du développement qu’elle doit prendre
et du projet de société qu’elle véhicule. Si je simplifie, Gide considère que la coopération doit
concerner progressivement tous les secteurs économiques (le commerce, mais aussi l’industrie
et l’agriculture) et qu’elle est porteuse d’une projet social collectif, alors que pour Paul LeroyBeaulieu, la coopération ne sera jamais qu’un correctif de certains abus du commerce
privé2530. Pour lui, la coexistence entre la coopération et le commerce privé est utile et « la
plus grande part du domaine commercial appartiendra toujours plutôt à cette dernière forme ;
celle du commerce spontané et intéressé, la plus générale, la plus souple, la plus inventive,
celle qui met en jeu toutes les facultés de l’homme ». Par ailleurs, Leroy-Beaulieu tient que
« c’est dans ce domaine de la distribution, cependant, que la coopération peut rencontrer le
plus de triomphes ; on verra qu’elle est exposée à bien plus d’épreuves, sans être, toutefois,
condamnée à une complète impuissance, quand elle aborde le crédit et la production
proprement dite2531 ». Pour faire vite, Gide privilégie la solidarité et Leroy-Beaulieu la liberté
d’entreprendre. Ces deux visions s’opposent également sur la question de la « société de
consommation ». Nous utilisons volontairement un terme moderne, sans doute anachronique,
car il est frappant de voir l’actualité du débat qui opposent Gide et Leroy-Beaulieu, sur la
publicité et le consumérisme par exemple.
Par delà les débats idéologiques entre liberté et solidarité autour de la question
coopérative, il faut évoquer les débats politiques et les luttes sociales qui voient s’affronter les
défenseurs et les opposants de la coopération, notamment à propos des avantages fiscaux qui
lui sont octroyés dans les années 18902532. Jean Gaumont insiste avec raison sur le fait que la
2528
Ibid., p 108.
2529
Leroy-Beaulieu renvoie à son ouvrage, Collectivisme, examen critique du nouveau socialisme. Ibid., p 109.
2530
Les propos de Leroy-Beaulieu sont très clairs : « Ceux qui attendent de la coopération une rénovation sociale
générale sont donc dans l’erreur ; l’expérience est sur ce point très pr obante ». Paul LEROY-BEAULIEU, « La
coopération », Revue des deux mondes, 1er décembre 1893, p 573. Surcouf reste lui aussi assez dubitatif sur la
légitimité de la coopération de consommation à transformer les conditions du salariat, tant au niveau de « la
fusion des classes » que de la capacité des sociétés de consommation à « créer le capital nécessaire à
l’émancipation de l’ouvrier ». Il ne partage pas les « chimères » de Gide, que la « plupart des économistes »
considèrent « comme une utopie dont il est dangereux d’entretenir la classe ouvrière ». J. SURCOUF, op. cit.,
pp 220-229.
2531
2532
Paul LEROY-BEAULIEU, « La coopération », Revue des deux mondes, 1er novembre 1893, p 111.
Suite à l’enquête de 1883, seule la coopération de production bénéficie de faveurs administratives. C’est
surtout avec les lois de 1893 et de 1896 que la coopération de consommation bénéficie à son tour d’exemptions
fiscales. Lors du 3e Congrès coopératif de Tours, en septembre 1887, un vœu est émis pour la non-vérification
492
patente constitue, « pendant de longues
années, le plus grand instrument de division,
la pomme de discorde entre les coopérateurs et les différents commerces de détail de
l’alimentation. Elle l’était au sein de la coopération elle-même, où les uns acceptaient
volontiers la charge de la patente qui eut donné aux coopératives le droit de vendre au public
non sociétaire et d’exercer par là beaucoup plus largement que par le passé leur rôle de
régulateur des prix et de moralisateur du négoce ; et où les autres s’obstinaient à repousser
l’application d’un impôt qui, en les assimilant à des commerçants ordinaires eût fait perdre,
croyaient-ils, aux coopératives le caractère d’œuvres désintéressées et d’amélioration morale
auquel elles tenaient par-dessus tout2533 ».
En juin 1893, les syndicats parisiens de l’épicerie et du Comité de l’Alimentation
parisienne tiennent une grande réunion au Cirque d’Hiver pour protester contre la concurrence
des coopératives de consommation. Dans le Temps du 22 novembre 1893, les commerçants
publient la liste de leurs revendications adressées aux pouvoirs publics : « la limitation à 800
F par sociétaire la faculté d’achat annuel, la déchéance des sociétés vendant au
public, interdiction de l’union syndicale pour l’achat en commun, la dissolution de toute
société formée par les salariés de l’Etat en tant que fonctionnaires groupés, suppression des
économats de chemins de fer et autres2534 ».
Par la loi du 8 février 1896, les coopératives sont aidées fiscalement et financièrement,
en application des théories « solidaristes » de Léon Bourgeois2535. Pour les radicaux au
pouvoir, il s’agit de « permettre aux prolétaires l’apprentissage du métier de chef
d’entreprise 2536 ». Jules Charles-Roux nous dresse un état des débats en 1896 sur les sociétés
coopératives : « La coopération a des amis passionnés et des adversaires déterminés. Le 6
juillet 1895 avait lieu à l’hôtel des Sociétés savantes l’assemblée générale de la Ligue
syndicale pour la défense des intérêts du travail. Une centaine de congressistes étaient
présents. La coopération a été, de toutes les questions dont on s’est occupé, la plus importante
et la plus longuement discutée. Conformément aux propositions de sa commission,
l’assemblée s’est prononcée pour la suppression pure et simple des sociétés coopératives. Elle
a même rejeté un amendement tendant au maintien, sous réserve de certaines restrictions, de
la législation actuelle2537. Le même jour, s’ouvrait à la Maison du P euple français un Congrès
ouvrier chrétien comprenant 75 groupes ouvriers de Paris et de la région2538. 1 800 personnes
des poids et mesures dans les coopératives. Nous ne savons pas si les coopérateurs ont obtenu gain de cause sur
ce point. J. SURCOUF, op. cit., pp 43-44.
2533
Jean GAUMONT, Histoire générale de la coopération en France : les idées et les faits, les hommes et les
œuvres, Paris, Fédération nationale des coopératives de consommation, 1924, tome II, p 204.
2534
Ibid.
2535
Sur le solidarisme de Léon Bourgeois, nous renvoyons à Marc PENIN, « Les solidaristes et la question du
travail », in Jean LUCIANI (dir.), Histoire de l’office du travail (1890-1914 ), Syros, 1992, pp 92-94.
2536
Jeanne GAILLARD, « La petite entreprise entre la droite et la gauche », in G. LAVAU, G. GRUNBERG et
N. MAYER (dir.), L’univers politique des classes moyennes , FNSP, 1983, p 60.
2537
Il faut noter que la Ligue syndicale va, dès 1897, modérer son hostilité envers les coopératives : « elle ne
demandait plus leur abolition, simplement leur soumission au droit commun » (notamment à la patente). Philip
NORD, « Le mouvement des petits commerçants et la politique en France de 1888 à 1914 », Le mouvement
social, n°114, janvier-mars 1981, p 41.
2538
Sur le mouvement de la « démocratie chrétienne » qui s’affirme à partir de 1892-93, nous renvoyons à René
REMOND, Les deux Congrès ecclésiastiques de Reims et de Bourges (1896-1900), Sirey, 1964, à M.
MONTUCLARD, Conscience religieuse et démocratie : la deuxième démocratie chrétienne en France (1891-
493
environ assistaient à la réunion. Après que le président eût affirmé que désormais les
préoccupations sociales ne sauraient être monopolisées par les socialistes et les collectivistes,
M. Rendu, ouvrier à Paris, a inauguré la série des études pratiques en exposant les bienfaits de
la coopération et en préconisant l’extension des sociétés coopératives. Enfin, l’on n’a pas
oublié le récent meeting des anticoopérateurs, ni l’imposante manifestation qu’ils projettent
de faire devant le Sénat2539 ». Il s’agit sans doute de la grande réunion du Comité de
l’alimentation de Paris qui s’est tenue en janvier 1896 au Cirque d’Hiver contre le projet de
loi sur les coopératives (Lourties étant rapporteur), en présence de Nicolas Marguery
(président du Comité), de Christophe (président de la Ligue pour la défense des intérêts du
commerce et de l’industrie) et de la plupart des présidents des Chambres syndicales de
l’alimentation parisienne 2540. Léopold Mabilleau note qu’au début de l’année 1896 « s’est
tenu à Paris un grand meeting où étaient représentés, a-t-on dit, 180 000 patentés, des
commerçants venus pour protester contre les atteintes qui seraient portées aux droits et aux
intérêts de leur négoce par le projet de loi s’il était adopté 2541 ». Lors du meeting de janvier
1896, Vinay, président du Syndicat de l’épicerie en gros, crie « A bas les privilèges ! » et
appelle à manifester devant le Sénat, alors que Marguery et Christophe tentent de calmer
l’ardeur des troupes et de modérer leurs propos 2542.
Jules Charles-Roux précise que « de son côté, le Congrès de la boucherie française
n’avait pas hésité à faire connaître son sentiment. Il avait adopté à l’unanimité le vœu
suivant : 1° que les sociétés coopératives de consommation soient assimilées à des sociétés
commerciales ; 2° qu’elles en supportent toutes les charges, c’est-à-dire les impôts de patente
établis pour chaque branche de commerce exploitées par elles, et l’inspection des denrées
qu’elles mettent en vente. Cette attitude de la boucherie française est d’autant plus
significative que, de tous les commerces qui touchent à l’alimentation, c’est elle qui a le
moins à redouter la concurrence coopérative2543 ». Pour justifier cela, Charles-Roux renvoie
au témoignage de Cernuschi sur l’échec de sa tentative de boucherie coopérative en 1859.
A la lecture de ces lignes, on s’aperçoit que les patrons bouchers dénoncent avec
véhémence la concurrence déloyale des coopératives. Cette hostilité n’existait pas avant 1880.
Son apparition dans les années 1890 doit-elle être attribuée au contexte économique difficile
(grande dépression et concurrence plus vive) ou aux succès rencontrés par les coopératives
ouvrières ? A moins qu’ il s’agisse tout simplement d’un réflexe de défense face au
développement du mouvement syndical ouvrier, de la législation sociale et du succès croissant
des idées socialistes. En tout cas, l’argument de la patente est utilisé par les commerçants pour
dénoncer la concurrence déloyale des coopératives. Selon Charles-Roux, certaines
1902), Seuil, 1962, et à Jean-Marie MAYEUR, Un prêtre démocrate, l’abbé Lemire (1853-1928 ), Casterman,
1968.
2539
Jules CHARLES-ROUX, « La question des viandes », La revue politique et parlementaire, tome 8, n°23,
mai 1896, pp 290-291.
Sur Lourties, je renvoie à Jean BENNET, Biographies de personnalités mutualistes (XIX-XXe siècles),
Mutualité française, 1987, pp 289-291.
2540
2541
Léopold MABILLEAU, « La coopération : ses bienfaits et ses limites », La Réforme Sociale, 1er mai 1896,
p 676.
2542
2543
On trouve un article sur ce meeting dans le Journal de la Boucherie de Paris, 26 janvier 1896.
Jules CHARLES-ROUX, « La question des viandes », La revue politique et parlementaire, tome 8, n°23,
mai 1896, p 291.
494
coopératives pourraient réussir à menacer la boucherie : « Si la plupart des sociétés
n’osent s’exposer à un insuccès probable, si d’autres, après des tentatives malheureuses et de
sérieux déboires, ont dû, comme « la Fraternelle » de Cherbourg, renoncer à cette spécialité,
plusieurs coopératives, « la Laborieuse » de Troyes, « la Ménagère » de Grenoble,
notamment, sont entrées dans cette voie et semblent s’y maintenir. Toujours est-il que la
Chambre syndicale de la boucherie française, en prenant part au mouvement que provoque
l’extension de la coopération, a fait preuve de vigilance et témoigné de sentiments de
solidarité dont on ne saurait que la louer2544 ».
Charles-Roux précise que le principe coopératif est tout à fait louable, mais par contre,
il est inacceptable qu’on applique aux coopératives de consommation une législation
particulière2545. Selon lui, le législateur s’est piqué de faire un « code complet de la
coopération », en étendant aux coopératives de consommation les dispositions prévues pour
celles de production. Devenues puissantes et tirant parti de la « bienveillance du législateur »,
les coopératives de consommation se sont vues accorder « des faveurs nombreuses et
importantes », comme la simplification des formalités, l’exemption des droits pour les actes
constitutifs, l’exonération de l’impôt pour les bonis répartis entre les associés, la réduction des
frais relatifs aux transports de créances, et la suppression de la patente. C’est ce dernier
« privilège » que les libéraux trouvent tout à fait choquant et injuste2546. Ils obtiendront
satisfaction en avril 1905 quand une loi présentée par le gouvernement Combes « assujettit les
coopératives à la fiscalité commune2547 » –nous reviendrons sur ce point.
Dans une intervention du 27 avril 1893 à la Chambre des députés, Yves Guyot trouve
que, « de tous les privilèges qu’elle organise, je n’en connais pas de plus flagrant et de plus
choquant que celui qui consiste à exonérer de l’impôt des patentes et des licences des groupes
commerciaux considérables qui feront une concurrence active aux autres commerçants ». La
peur du monopole est présente chez Guyot, car de « gros négociants », des « capitalistes »,
approvisionnent les coopératives, et c’est eux qui profiteront de l’exemption de la patente et
de la licence accordée aux coopératives2548. Le rapporteur du projet, Paul Doumer, traite
simplement Guyot de « réactionnaire2549 ». Il n’en demeure pas moins que le Sénat, grâce à
l’intervention « habile et énergique » de M. Nioche, a repoussé le projet d’exemption de la
patente, en utilisant un argument fiscal de circonstance2550. A cause des coopératives, le
Trésor perd tout : « le Trésor perd, parce que la société coopérative fait fermer les magasins et
2544
Jules CHARLES-ROUX, op. cit., p 292.
2545
Les coopératives de production et de crédit « procèdent de principes tout différents ». Les attaques de
Charles-Roux ne portent que sur les coopératives de consommation.
2546
Charles Gide, le grand défenseur des coopératives de consommation, rappelle que la patente n’est exonérée
qu’à la condition que la coopérative réserve ses ventes à ses membres : la vente au public leur est interdite
(jusqu’en 1905). Charles GIDE, Les sociétés coopératives de consommation, Colin, 1904, p 88.
2547
Jeanne GAILLARD, op. cit., p 70.
2548
Jules CHARLES-ROUX, op. cit., p 295.
2549
Selon Charles-Roux, le vote-sanction du Sénat entraîna la démission immédiate de Paul Doumer, ministre
des Finances dans le cabinet radical de Léon Bourgeois (novembre 1895-avril 1896).
2550
« L’amendement Nioche voté par 143 voix contre 89 » fait les gros titres de la presse professionnelle. Les
bouchers se félicitent que les coopératives soient « soumises à tous les impôts » et ils savourent la démission de
Lourties, rapporteur du projet de loi sur les coopératives. Journal de la Boucherie de Paris, 15 mars 1896.
Cette victoire au Sénat est de courte durée car l’amendement Nioche du 13 mars 1896 est repoussé par le
gouvernement et par la Chambre des députés.
495
diminue les patentes ; le Trésor perd, parce que tous les gens qui font partie de la
coopérative ne paient pas. C’est le refuge de ceux qui ne veulent pas acquitter la patente, et
pas autre chose2551 ». La démonstration est d’une mauvaise foi remarqu able. Charles-Roux en
arrive à la conclusion qu’à cause des divers privilèges accordés aux coopératives de
consommation, « la boulangerie, l’épicerie, la charcuterie, les commerces du vêtement et de la
chaussure sont dès aujourd’hui sérieusement menacés par la coopération », et que la
boucherie risque bientôt de subir le même sort, car le comte de Rocquigny a déclaré la guerre
aux bouchers « dans un article fort vif que publie l’almanach de la coopération de 1895 2552 » –
nous revenons plus loin sur le problème des « boucheries militaires » car c’est de cette
question que traite l’article du comte de Rocquigny.
Malgré ces débats houleux et ces oppositions multiples, les coopérateurs obtiennent
des exemptions fiscales par la loi du 8 février 1896, sous le gouvernement de Léon Bourgeois.
Paul Leroy-Beaulieu dénonce les « grandes faveurs » dont jouissent les coopératives
françaises. Pour lui, « l’une, du moins, peut être considérée comme excessive et portant
atteinte au principe d’égalité : on a exempté de la patente les sociétés coopératives de
consommation ; c’est là un privilège et un abus, tout au moins pour celles de ces sociétés qui
vendent à d’autres que leurs membres. On ne leur applique pas non plus l’impôt sur le revenu,
sous le prétexte que leurs profits constituent une ristourne et non un dividende2553 ». On
comprend alors pourquoi les commerçants français demandent l’application des mêmes
règles pour les coopératives que pour le commerce privé (patente, juridiction commerciale,
faillite, interdiction aux fonctionnaires et avocats de faire du commerce)2554. Charles Gide
rappelle que la patente est certes exonérée pour les coopératives si la vente au public n’est pas
pratiquée, mais les coopératives par actions sont soumises aux lois du commerce (article 68 de
la loi de 1867, ajouté par la loi de 1893)2555. Selon la loi du 18 novembre 1898, les
coopératives de consommation doivent respecter cinq conditions pour bénéficier de
l’exemption de la patente : une constitution régulière ; une administration gratuite ; la vente
exclusive aux associés ; la répartition des bonis entre les associés et l’admission d’associés
dont la contribution personnelle mobilière est inférieure à 20 F (part de l’Etat) 2556.
La lutte entre les petits commerçants et les coopérateurs est vive à la Belle Epoque, et
pourtant, on pourrait considérer, à la suite de Paul Leroy-Beaulieu, que les deux ennemis
obéissent tous les deux à une logique corporative « égoïste ». Pour illustrer ce défaut, LeroyBeaulieu n’hésite pas à utiliser des propos de Charles Gide et à exploiter sa méfiance pour les
coopératives de production. En effet, dans un discours de 1889, Charles Gide constate que
« toute association de producteurs, c’est-à-dire toute association d’individus exerçant le même
métier et ayant par conséquent les mêmes intérêts professionnels, qu’elle s’appelle
2551
Jules CHARLES-ROUX, op. cit., pp 296-297.
2552
Ibid., p 301.
2553
Paul LEROY-BEAULIEU, « La coopération », Revue des deux mondes, 1er décembre 1893, p 570.
2554
Gide note que l’affiliation des fonctionnaires comme membre coopérateur fait débat à l’étranger en 1900.
Charles GIDE, op. cit., p 130.
2555
Ibid., p 124. Le juriste Surcouf indique que les coopératives de consommation sont à la fois des sociétés de
personnes et de capitaux, que ce sont des sociétés civiles en principe et que la responsabilité est limitée au
montant des souscriptions. J. SURCOUF, Les sociétés coopératives de consommation en France, Thèse de
Droit, Rennes, 1902, pp 128-134.
2556
Georges DURAND, Le petit commerce et les sociétés coopératives de consommation, Thèse de Doctorat de
Sciences politiques, Faculté de Droit de Dijon, 1901, p 74.
496
corporation
professionnelle,
chambre syndicale ou association coopérative de
production, a nécessairement une tendance à l’égoïsme, j’entends par là à faire prédominer ses
intérêts particuliers sur l’intérêt général : l’égoïsme corporatif est encore plus développé et
plus tenace que l’égoïsme individualiste, et vous me permettez bien de vous dire que les
ouvriers, en cela, ne vaudront pas mieux que les patrons. Non seulement ces associations de
production seront en état de guerre entre elles, comme le sont aujourd’hui les fabricants, et
feront revivre ainsi l’état d’anarchie industrielle que nous nous appliquons justement à faire
disparaître2557 ».
Les moyens de lutte du petit commerce contre les coopératives
Nous avons vu les différents reproches adressés par les petits commerçants aux
coopératives de consommation. Il faut maintenant présenter les divers moyens de lutte et de
résistance mis en place par les commerçants pour contrer la concurrence déloyale des
coopératives. Entre 1900 et 1914, plusieurs thèses de droit traitent de ce sujet, preuve de son
actualité brûlante et de l’âpreté des débats 2558. La figure du député Georges Berry (18521917) est centrale dans la controverse entre le petit commerce et les coopératives2559. Selon
Georges Durand, les commerçants disposent de quatre moyens de lutte contre les coopérateurs
:
•
réformer la législation sur la patente (réforme obtenue en 1905).
•
former des syndicats de petits commerçants.
•
utiliser l’association entre commerçant et consommateur.
•
utiliser les banques populaires2560.
L’exonération de la patente pour les coopératives disparaît avec la loi du 19 avril
1905. « Sous l’action du lobby du commerce, la patente sera appliquée aux coopératives en
1905, moyennant quoi elles auront la possibilités de vendre au public, même non sociétaire.
Cette question fit l’objet de nombreux débats au sein du mouvement coopératif ; en droit,
l’exonération était justifiée par l’absence de profit des coopératives, mais certains défendaient
l’idée que les sociétés auraient intérêt à accepter l’assujettissement à l’impôt pour pouvoir
concurrencer à armes égales les commerçants patentés ; rappelons que les coopératives
2557
Charles GIDE, De la coopération et des transformations qu’elle est appelée à réaliser dans l’ordre
économique, discours d'ouverture du congrès international des sociétés coopératives de consommation, tenu à
Paris, au palais du Trocadéro, le 8 septembre 1889 (extrait de la Revue d'économie politiquede septembreoctobre 1889), Larose et Forcel, 1889, pp 18-20. BNF, 8° R Pièce 4264.
2558
Nous avons utilisé trois thèses de Droit : Georges DURAND, Le petit commerce et les sociétés coopératives
de consommation, Dijon, 1901 ; Joseph BERNARD, Du mouvement d’organisation et de défense du petit
commerce français, Paris, 1906 ; Pierre TRONEL, Essai sur l’organisation de la défense patronale , Lyon,
1911.
2559
Georges Berry (1852-1915), conseiller municipal de Paris (1881-1891) puis député de la Seine (1893-1915),
était inscrit dans le groupe des républicains indépendants et progressistes. Il a écrit de nombreuses études
économiques et sociales sur la mendicité, les bureaux de placement, la défense du petit commerce, etc. Pour
plus de détails, nous renvoyons à Jean JOLLY (dir.), Dictionnaire des parlementaires français (1889-1940),
PUF, 1960, tome 1, p 572.
2560
Nous ne développerons pas ce dernier point. Nous renvoyons à Georges DURAND, op. cit., pp 99-115.
497
vendaient les marchandises 15 à 30% audessous des prix du commerce de
détail2561 ». Finalement, pour la plupart des coopératives de consommation, « la vente au
public devenant libre, les bénéfices produits de cette vente couvrent largement cette
imposition2562 ».
C’est le député Georges Berry qui est à l’origine de la soumission des coopératives à
la patente. Lors de la préparation de la loi du 19 avril 1905 sur les coopératives, le Syndicat de
l’alimentation parisienne a eu des « exigence énormes » selon Charles Gide, car il a demandé
que les coopératives de consommation « ne puissent admettre que des ouvriers ou que la
faculté d’achat fût limitée à 800 F par sociétaire, et qu’il leur fût interdit de constituer des
fédérations d’achat 2563 ». Joseph Bernard considère que la loi de 1905 protège le petit
commerce, en aggravant les charges sur les grands magasins, mais que cette protection reste
encore inefficace2564.
En ce qui concerne la formation de syndicats de petits commerçants, tous les auteurs
soulignent que cette solution est très difficile à mettre en place à cause de l’individualisme et
de l’esprit de concurrence des commerçants, ce qui se comprend aisément. Georges Durand
reconnaît que le système de l’achat en commun est facile à organiser pour les agriculteurs ou
les gros producteurs (dans la métallurgie par exemple). « Mais un syndicat entre commerçants
d’une même localité qui se disputent avec acharnement la même clientèle, du reste limitée,
paraît d’un fonctionnement beaucoup plus difficile et beaucoup plus délicat 2565 ». Dans le cas
même où les commerçants réussissent à former un syndicat, Georges Durand estime qu’ils
auraient beaucoup de mal à s’entendre pour agir en commun. « Tel commerçant ne voudra pas
acheter les mêmes articles que celui-là ; chacun tient à être vendeur de telle ou telle spécialité.
De plus, chaque commerçant se soucie fort peu de faire connaître à son voisin le prix qu’il
paie ses approvisionnements. Les uns voudront se servir à telle maison de gros, les autres à
telle autre. Enfin il faudra fixer les prix de vente de chaque marchandise ; s’entendra-t-on
pour la baisse des prix, et ces prix seront-ils longtemps respectés ? Autant de difficultés
auxquelles on se heurte dès qu’il faut passer de la théorie à la pratique 2566 ».
Face à ces propos pessimistes, le juriste Joseph Bernard a, en 1906, une vision plus
optimiste. Il multiplie les exemples de sociétés d’achat en commun, comme la Société
d’achats des charcutiers de Paris ou le Syndicat des bijoutiers Paris-Province. Depuis 1897, il
existe à Bruxelles une Maison centrale des produits chimiques et pharmaceutiques. Depuis
1895, la Société d’approvisionnement général des coiffeurs de Paris achète des fournitures
professionnelles pour quelque 300 coiffeurs. La Chambre syndicale des papetiers de Paris
organise des achats en commun de crayons de papier et de plumes Humboldt pour 50
papetiers (sur les 300 que compte Paris). Il existe un projet de création d’une Association
générale du commerce (inter-professionnelle), qui serait une société anonyme au capital de
1.250.000 F. Nous ne savons pas si elle a vu le jour. La société d’achats la plus prospère de
France serait, en 1906, la Sadla (Société auxiliaire de l’alimentation), société anonyme au
2561
Jean-Jacques MEUSY, op. cit., p 49.
2562
La Bellevilloise, n°69, 18 avril 1909.
2563
Charles GIDE, Les sociétés coopératives de consommation, Colin, 1904, p 167.
2564
Joseph BERNARD, Du mouvement d'organisation et de défense du petit commerce français
, Thèse de Droit,
Paris, A. Michalon, 1906, p 133.
2565
Georges DURAND, op. cit., p 85.
2566
Ibid., p 87.
498
capital de 400 000 F, fondée en 1900 par des
épiciers de province pour lutter contre les
grands magasins d’alimentation parisiens. Distribuant surtout des produits coloniaux, la Sadla
rassemble 360 maisons en 1904 et 435 en 19062567. Charles Gide note qu’en 1904 cette
coopérative en gros a un projet de grandiose magasin de vente à Paris2568. Nous ne savons pas
si ce projet a été réalisé.
Alors qu’il juge le syndicat de petits commerçants pénible à créer et stérile dans ses
résultats, Georges Durand recommande l’association entre commerçants et consommateurs, à
condition de respecter certaines précautions pour ne pas connaître le même échec que la
société des « Coupons commerciaux » (fondée dans les années 1890 par « Savary, député de
la Manche, homme fort intelligent du reste, mais pas toujours d’une honnêteté
scrupuleuse2569 »). Il s’agit d’un système simple où le consommateur s’engage à acheter
régulièrement (et au comptant) chez un commerçant en échange d’une ristourne déterminée.
Les commerçants font des remises de 10% à leurs clients s’ils paient comptant ou remettent
des timbres-rabais ou timbres-primes échangeables contre marchandises, comme à
Genève2570. En France, le système est utilisé par les associations d’étudiants qui
« recommandent tels ou tels fournisseurs à leurs membres en les assurant d’une réduction de
10 ou 15% ». Georges Durand cite divers exemples. « Les Compagnies de chemins de fer ont
également leur pharmacien dans chaque ville importante, et ce dernier, après entente avec la
Compagnie, consent aux employés une réduction qui va jusqu’à 20%. Les sociétés de secours
mutuels ont également des remises importantes faites à leurs membres chez divers
fournisseurs ». A Lyon, en 1901, une union entre producteurs et consommateurs serait « en
voie de réussite » en ce qui concerne la boucherie, mais nous ne savons pas si la tentative a
connu le succès espéré2571. S’il s’agit de « l’Un ion des syndicats agricoles du Sud-Est qui
avait fait une tentative pour la vente directe de la viande par le producteur au consommateur
et avait établi, à Lyon, une boucherie et plusieurs succursales », il est clair que cette tentative
a échoué, car, avant 1914, l’Union « a dû fermer tous ses établissements et liquider avec des
pertes sensibles2572 ».
Si l’association entre commerçants et consommateurs n’est guère développée, c’est à
cause de la torpeur, du scepticisme et de l’esprit routinier du petit commerce, selon Durand :
« Il faut évidemment qu’en présence du mouvement corporatif, et si véritablement il veut
lutter avec avantages, le petit commerce sache faire des sacrifices. Le premier, croyons-nous,
est de laisser de côté cet esprit fraudeur, cette trop grande âpreté au gain, pour entrer
résolument et franchement dans la voie que nous lui traçons2573». Durand lance un appel à
l’innovation et à la souplesse : « Tout se transforme de nos jours, et il faut que le petit
2567
Joseph BERNARD, op. cit., pp 103-117.
2568
Charles GIDE, op. cit., p 162.
2569
Georges DURAND, op. cit., p 90.
2570
Charles GIDE, op. cit., p 124.
2571
Georges DURAND, op. cit., p 94.
2572
Marcel BAUDIER, Le commerce du bétail et de la viande en France, Thèse de Doctorat de Droit, Paris,
1914, p 285.
2573
Georges DURAND, op. cit., p 95.
499
commerce, s’il veut continuer à vivre,
renonce à ses vieilles habitudes, à sa
mollesse, qu’il suive le progrès, se plie aux nécessités du moment 2574 ».
La solution des ristournes commerciales, préconisée par Durand en 1901, n’a pas été
du goût du Syndicat des bouchers lyonnais, qui a fait en 1911-1912 un procès contre
« l’Union commerciale des timbres-remises » pour éviter que tout intermédiaire s’immisce
entre le boucher et ses clients. Cette société voulait « étendre à la boucherie le système
consistant à former un réseau de commerçants distribuant à leurs clients des vignettes dont la
valeur est proportionnelle à celle des achats (vignettes collées sur des carnets qui, remplis,
donnent droit à des primes). Ce procédé, qui par nature perd son intérêt s’il est étendu à tous
les commerçants, divise les bouchers. Mais une majorité (sans doute celle qui n’en profite
pas) pousse le syndicat à forcer ses membres ayant adhéré au système à rompre ses contrats
avec « l’Union commerciale des timbres-remises ». Puisque le syndicat contrôle en partie le
service des abattoirs et organise le transport de la viande tout comme la fourniture de la glace,
les pressions qu’il exerce sont efficaces. Des coups sont même échangés, puis « l’Union
commerciale des timbres-remises » perd en instance et en appel les procès qu’ elle a intentés
au syndicat pour entrave à la liberté du commerce. Entre autres attendus, le tribunal déclare :
« le Syndicat avait le droit de prononcer la mise à l’index de tout contrevenant à l’accord
intervenu pour la suppression des timbres-remises2575 ». Cet exemple local relativise
beaucoup le discours théorique des juristes qui écrivent sur la coopération et sur la défense du
petit commerce.
Les bouchers lyonnais ne sont pas les seuls à lutter contre les timbres-rabais et les
timbres d’escompte. Dans un rapport de 1905, le député Georges Berry estime que le
commerçant est doublement trompé car le monopole promis disparaît et les pertes sont
supérieures aux profits. Les sociétés émettrices de timbres exploitent les commerçants d’une
façon scandaleuse. Dans le Radical, Albert Pelletier organise une campagne contre les timbres
rabais en 1903. Le comité de l’alimentation de Paris entame des démarches auprès du
gouvernement et de la Chambre des députés contre cette pratique abusive. Au Québec, les
conseils municipaux peuvent interdire les timbres rabais depuis 1902. Joseph Bernard se
félicite que de nombreux syndicats de l’alimentation, au Havre, à Amiens, à Royan, rejettent
ce système en 1902-1903. En mai 1903, c’est l’Algérie entière (suite à la résistance des
commerçants de Philippeville) qui refuse les timbres-rabais d’une société de Montpellier. Par
contre, le système de l’Union commerciale d’escompte de Genève est présenté comme un
modèle à suivre : il s’agit de jetons remis par les marchands aux acheteu rs payant
comptant2576. Le Journal de la Boucherie de Paris publie de nombreux articles où s’exprime
l’hostilité contre les timbres-primes : Eugène Genest réclame leur suppression en 1910 car ils
constituent une tromperie2577.
Charles Gide note que le petit commerce n’hésite pas à utiliser une arme cynique, le
boycott, contre les coopératives. « Les commerçants dans certaines villes, comme à
Edimbourg pour la boucherie, à Sainte-Hélène en Angleterre, ont organisé le boycottage des
sociétés coopératives, c’est-à-dire non seulement empêchent les commerçants en gros et les
2574
Ibid., p 97.
2575
Michel BOYER, Les métiers de la viande à Lyon de 1860 à 1914, Thèse pour le Doctorat de 3e cycle, Lyon
II, 1985, p 325.
2576
Joseph BERNARD, op. cit., pp 171-175.
2577
Journal de la Boucherie de Paris, mars 1910.
500
fabricants de leur vendre, sous peine de se voir retirer leur clientèle, mais menacent de
renvoi tous ceux de leurs employés qui feraient partie d’une coopérative 2578 ». Par exemple,
en 1897, les bouchers de Glasgow ont lancé une grande guerre contre les coopératives de
gros. « Ils boycottèrent tous les marchands et éleveurs de bétail qui fournissaient de la viande
aux coopératives, et étendirent leur boycottage jusqu’aux Etats-Unis et jusqu’aux bateaux qui
faisaient le transport. Ils réussirent même, avec la complicité du Conseil municipal de
Glasgow, à fermer les abattoirs à la coopérative pour l’empêcher de faire abattre elle-même.
Néanmoins, les fermiers restèrent réfractaires au boycottage et cette campagne n’eut d’autre
résultat que d’attirer à la coopérative un grand nombre de nouveaux adhérents et de provoquer
la création d’une caisse de résistance ( Cooperative Defense Fund) qui recueillit tout de suite
de toutes les sociétés anglaises 400 000 francs2579 ». En Hollande, les boulangers de certaines
villes se sont mis d’accord pour exiger de leurs fournisseurs qu’ils ne livrent plus rien aux
coopératives. En 1903, l’Union des commerçants de Levallois-Perret a organisé un boycott à
l’embauche des ouvriers clients des coopératives de consommation 2580.
Les rapports sont donc très tendus à la Belle Epoque entre les coopératives de
consommation et les petits commerçants, tant en France qu’à l’étranger. Voyons maintenant
comment le principe coopératif (passablement dénaturé) a été utilisé par certains commerçants
(dont les bouchers) comme moyen de lutte collective, comme instrument de renforcement
corporatif.
La coopération devient un moyen de lutte pour les bouchers
Si les « boucheries municipales » et les coopératives de consommation semblent faire
la quasi-unanimité contre elles chez les auteurs libéraux, le principe coopératif n’est pas
repoussé avec autant de véhémence, car certains y voient un moyen pour les petits
commerçants de résister aux grands magasins, d’autres un bonne façon de se débarrasser de
tous les intermédiaires « parasites » de la filière viande. Ainsi, dans un article de 1911 sur les
causes de la cherté de la viande, Louis Bruneau, après avoir dénoncé les profits abusifs et les
pratiques commerciales frauduleuses des intermédiaires commerciaux (commissionnaires en
bestiaux, mandataires aux Halles, chevillards et bouchers détaillants), propose comme
solution la coopération pour défendre les intérêts des éleveurs et des consommateurs. « La
question de la cherté de la viande ne se posera plus, avec cette acuité qui la rend depuis de si
longs mois particulièrement douloureuse pour la population active et travailleuse du pays,
lorsque les producteurs agricoles et les consommateurs, respectivement regroupés, pourront
s’entendre directement, sans l’entremise d’agents inutiles et coûteux. La création de
coopératives municipales nous semble peu désirable, et de telles institutions, à la gestion
desquelles nos services publics paraissent, pour longtemps encore, complètement inaptes, sont
tout au plus bonnes à servir de régulateur des prix. La véritable solution doit être cherchée, à
notre avis, dans le développement des coopératives agricoles ayant pour mission d’organiser
la vente collective du bétail, dans la création d’abattoirs régionaux permettant le transport de
la viande abattue dans de meilleures conditions d’économie et d’hygiène, et dans le
2578
Charles GIDE, op. cit., p 124.
2579
Ibid., p 163.
2580
Joseph BERNARD, Du mouvement d'organisation et de défense du petit commerce français
, Thèse de Droit,
Paris, A. Michalon, 1906, pp 64-65.
501
groupement
des
consommateurs
en
coopératives2581 ». Notons que ce discours
présente de frappantes ressemblances avec celui de Paul Beauregard, économiste de la « suite
libérale française », proche de Paul Leroy-Beaulieu2582. En 1922, le ministre de l’agriculture
Henry Chéron soutient la création d’abattoirs coopératifs en province, ce qui déclenche la
fureur des chevillards de la Villette – nous y reviendrons2583.
Nous sommes loin de l’idéal coopératif des premiers socialistes utopistes. A la Belle
Epoque, la coopération n’est plus l’apanage des ouvriers et des penseurs socialistes. Outre le
mouvement des coopératives de consommation admirablement animé par Charles Gide (en
« concurrence » avec les organisations qui se revendiquent ouvertement ouvrières et
socialistes), le modèle coopératif attire divers groupes sociaux qui y voient un bon moyen
pour résister à la concurrence des grands « monopolisateurs ». Le cas des coopératives
agricoles a suscité de nombreuses études2584. La première coopérative agricole a été créée en
1865 au Danemark, puis les associations se sont multipliées en Allemagne, en Belgique et
surtout en Hollande. Autorisés en France par la loi du 21 mars 1884, les syndicats agricoles se
sont rapidement multipliés (900 en 1892, 6000 en 1920), mais « le paysan français, fortement
individualiste, jouissant d’un bien-être modeste dont il se contente, ne recourt à la coopération
qu’en période de crise, quand, acculé à de grosses difficultés, il finit par apprécier à leur juste
valeur les avantages de l’association 2585 ». Marcel Baudier note que les efforts coopératifs des
syndicats d’élevage sont encore peu développés en 1910 car on ne compte que 42 syndicats
(comprenant 2468 membres), dont l’action se limite à 15 départements, à la possession d’un
animal reproducteur de race et à la diffusion de manuels zootechniques2586.
Nous ne savons pas trop si des coopératives d’éleveurs ont réellement réussi à
représenter une force économique importante, capable d’intervenir de façon durable et notable
sur les approvisionnements en viande de Paris. Il semble qu’avant 1945, aucune coopérative
d’éleveurs n’a jamais réussi à percer et à pouvoir remettre en cause la position dominante des
mandataires des Halles centrales et des commissionnaires en bestiaux de la Villette. Des
études complémentaires seraient nécessaires pour avoir plus de détails sur cette question2587.
2581
Louis BRUNEAU, « La cherté de la viande et ses causes », La grande revue, n°506, 25 octobre 1911, p 813.
2582
Le discours de Paul Beauregard est exposé plus loin, à propos du prix de la viande entre 1870 et 1914. Paul
BEAUREGARD, « La crise de la vie chère », La Revue du Foyer, décembre 1911, pp 199-230.
2583
c
(1829-1974),
Pierre HADDAD, Les chevillards de la Villette : naissance, vie et mort d'une orporation
Thèse de Doctorat, Paris X, 1995, p 242.
2584
Paul Leroy-Beaulieu insiste sur le fait que les syndicats agricoles ont un « caractère différent des sociétés de
consommation proprement dites ». Pour lui, ils « se rapprochent plutôt jusqu’ici des associations que fonda
Schulze Delitzsch vers 1850 pour l’achat en commun des matières premières dont les petits artisans avaient
besoin ». Paul LEROY-BEAULIEU, « La coopération », Revue des deux mondes, 1er novembre 1893, p 103 et
p 110.
2585
Claude PRUDHOMME, La question des halles et le problème actuel du ravitaillement de Paris, Doctorat de
Droit, Paris, 1927, p 179.
2586
Marcel BAUDIER, Le commerce du bétail et de la viande en France, Thèse de Doctorat de Droit, Paris,
1914, p 288.
2587
Pour Pierre Haddad, c’est « à partir de 1959 que l’organisation des éleveurs prit une extension très
spectaculaire dans la plupart des régions de production, et que la boucherie en gros prit véritablement
conscience du péril que représentait pour elle le circuit de type coopératif ». Constitués sous forme de
syndicats de collecte ou, le plus souvent, sous forme de coopératives ou de SICA (Société d’intérêt collectif
agricole), les groupements de producteurs parviennent à contrôler 6% de la production carnée française dans
502
En 1914, Marcel Baudier indique que les
syndicats agricoles français sont en retard au
niveau de la mise en application des méthodes coopératives dans la filière viande et qu’ils
pourraient prendre modèle sur la Fédération générale des coopératives agricoles d’Autriche,
qui a fondé en 1907 un établissement affecté à la vente du bétail de boucherie sur le marché
central de Vienne, « dans le but d’y procéder à la vente du bétail que les agriculteurs des
différentes contrées de l’Empire lui enverraient ». Le système concerne surtout les porcs (133
650 têtes de bétail vendues en 1911 à Vienne) et a été imité à Prague, Graz, Linz, Olmutz,
Lemberg, Marburg et Czernowitz2588.
Encore peu utilisée par les éleveurs, inefficace quand elle émane des consommateurs,
la coopération peut « rendre des services effectifs et durables lorsqu’elle émane des
bouchers » selon le juriste Marcel Baudier. « Certes, on sera peut être tenté de voir dans une
association de ce genre, une entente visant à la fois le producteur et le consommateur. C’est
une erreur, car l’entente existe aujourd’hui [en 1914] dans la plus large mesure, qu’elle se
manifeste ou non par l’existence d’un Syndicat de bouchers. La coopération des bouchers vise
naturellement à la diminution du prix de revient de la viande nette, dans le but d’obtenir un
supplément de bénéfice ; mais ce résultat, s’il est obtenu, a inévitablement pour résultat de
faire baisser le prix de la viande au détail et hausser le prix de vente à l’étable 2589 ». Les vertus
du capitalisme sont décidément infinies ! Marcel Baudier n’envisage pas un seul instant que
les profits soient simplement retenus par les bouchers… hypothèse qui ne me semble pas
irréaliste. Baudier vante les vertus de l’association chez les patrons (les commerçants) après
avoir souligné les piètres résultats de la coopération chez les ouvriers (les consommateurs),
sans jamais évoquer le fossé économique de départ, c’est-à-dire le pouvoir de l’argent.
Les patrons bouchers ont utilisé la coopération pour résister à la concurrence du
« grand capitalisme ». Si le système coopératif ne semble jamais avoir tenté les chevillards,
sans doute à cause de leur grand individualisme et leur esprit de concurrence développé au
plus haut point, il a clairement été utilisé par les bouchers de détail dans quelques cas
précis2590. Souvenons nous que, dans le cadre corporatif, les bouchers parisiens avaient
l’habitude de vouloir se regrouper sous des formes proches de la coopération pour le
traitement et le négoce des cuirs ou des suifs, avec les échecs que nous savons (avant et après
1858). A la Belle Epoque, les initiatives « collectives » prises par le Syndicat de la boucherie
de détail de Paris vont connaître davantage de succès, dans le domaine des assurances
(Boucherie-Incendie fondée en 1894, mutuelle Richelieu fondée en 1899), de la fonte des
suifs (Fondoir central de la Boucherie de Paris fondé en 1886) ou du négoce en gros des
viandes (« Société coopérative de la Boucherie » fondée en 1914).
les années 1960. Pierre HADDAD, op. cit., p 245. La SOCOPA, société coopérative d’abattage créée par des
éleveurs, a été un concurrent non négligeable pour la cheville française à partir des années 1960.
2588
Marcel BAUDIER, op. cit., pp 285-286.
2589
Ibid., p 273.
2590
En 1893, les chevillards parisiens possèdent une « Mutualité de la boucherie en gros », alimentée par des
cotisations patronales, qui paie les soins des ouvriers blessés pendant le travail. Le Syndicat des chevillards a
fondé en 1898 une « Union de la Boucherie en gros de Paris » pour l’exploitation coopérative des sousproduits de boucherie (cinquième quartier), qui semble avoir disparu vers 1918-1920. En 1906-1914, l’usine de
l’Union se trouve à Aubervilliers et est dirigée par Mulet. Le capital est divisé en actions de 50 F, placées
exclusivement chez les titulaires d’échaudoirs. La Mutualité corporative, bulletin n°51, 30 novembre 1906.
BNF, Jo 15026
503
Bien sûr, il serait erroné de parler de
« coopératives » au sens étroit du
terme, selon les critères définis par Charles Gide par exemple, mais il faut bien reconnaître
que toutes les sociétés anonymes fondées par les responsables syndicaux patronaux parisiens
entre 1880 et 1914 ont un caractère collectif marqué. Le peu d’informations dont nous
disposons font apparaître un fonctionnement assez original de ces institutions, basées sur de
nombreux petits actionnaires qui appartiennent pour la plupart au milieu professionnel des
bouchers, avec des primes ou des avantages divers réservés aux professionnels actionnaires
(par des ristournes ou des contrats spécifiques plus avantageux). Ces deux aspects présentent
bien une parenté étroite avec le fonctionnement des coopératives ouvrières, au niveau de
l’homogénéité sociale des souscripteurs de la société et au niveau des avantages exclusifs dont
bénéficient les actionnaires qui partagent le même métier.
Notre principal problème réside dans l’accès aux sources pour vérifier la véracité du
fonctionnement proclamé d’une société privée. Dans le cas des coopératives ouvrières de
consommation, les comptes et les rapports d’activité sont facilement publiés pour assurer la
transparence vis-à-vis des sociétaires, des instances coopératives nationales et des pouvoirs
publics. Jusqu’en 1905, l’exemption de la patente est réservée aux coopératives qui vendent
exclusivement à leurs adhérents et non au public. Cela suppose que la comptabilité de la
société puisse être facilement contrôlable par les autorités compétentes. Les sociétés
anonymes privées ne bénéficiant d'aucune exemption fiscale, l’Etat ne peut leur imposer de
dévoiler autant d’informations. Ainsi, nous en sommes réduits à faire des hypothèses sur la
structure du capital des sociétés corporatives de la Boucherie, comme elles s’intitulent
souvent elles-mêmes, sans pouvoir en certifier la validité. C’est souvent à partir de publicités
ou de témoignages oraux que nous appréhendons, plus ou moins bien, le fonctionnement
interne des sociétés anonymes fondées et/ou dirigées par le Syndicat de la Boucherie de Paris.
La société sur laquelle nous avons le moins de renseignement est la « Factorerie
syndicale de la Boucherie française », SA au capital de 200 000 F, fondée en 1895, siégeant
au 37 rue Quincampoix (Paris 4e), dont nous ne connaissons pas l’objet 2591. Vient ensuite la
« Société d'exploitation des sous-produits de la boucherie». Cette société anonyme fondée le
5 août 1898, s’occupe de l'exploitation directe et générale des sangs, viandes et os, des suifs
pour la stéarinerie et savonnerie, de la production d’engrais azotés et d’acide phosphorique,
d’huiles fines de graissage, d’os pour la tabletterie, de laines et d’albumine de sang. Ces
informations proviennent d’une publicité parue en 1906 dans l’organe de presse de la société
de secours mutuel de la boucherie de Paris2592. Il s’agit vraisemblablement d’une société
corporative fondée, dirigée et financée par des chevillards parisiens. Apparemment, cette
société aurait été fondée par le Syndicat de la boucherie en gros de Paris, mais nous manquons
d’informations fiables 2593. Par contre, dans le cas du Fondoir central de la Boucherie de Paris,
SA créée en 1886 par le Syndicat de la Boucherie de Paris et dirigée – au moins jusqu’en
1914 – par des bouchers parisiens, il est clair que nous avons à faire à une société corporative,
fondée « pour la fabrication et l'exploitation de ses suifs par la Boucherie elle-même». A
défaut de connaître précisément la composition du capital de la société, le fait que les
responsables syndicaux en soient les directeurs ou les administrateurs montre bien l’esprit
2591
Archives de la Préfecture de Police de Paris, DA 722.
2592
La Mutualité corporative, bulletin n°51, 30 novembre 1906. BNF, Jo 15026
2593
Je pense que la « Société d'exploitation des sous-produits de la boucherie» et « l’Union de la Boucherie en
gros de Paris » ne forment en fait qu’une seule et même société, le nom de la SA variant selon les sources.
504
« corporatif » de l’entreprise. Nous ne
revenons pas sur cette société que nous
avons déjà évoquée à propos du syndicalisme patronal.
Outre le Fondoir central, le Syndicat de la Boucherie de Paris a participé à la création
de deux sociétés d’assurances : la Boucherie-Incendie et la mutuelle Richelieu. Camille
Paquette nous renseigne utilement sur ces deux sociétés. La Boucherie-Incendie est une SA
d’assurances créée le 6 juillet 1894, au capital de 200 000 F (2000 actions de 100 F) 2594. Son
siège social se trouve au 37 rue Quincampoix (Paris 4e). Les premiers directeurs étaient
d’anciens bouchers (Bary entre 1894 et 1904, puis Dumaine entre 1904 et 1924 environ).
Comme l’indique une publicité de 1904, la Boucherie-Incendie est une société d'assurances à
primes fixes contre l'incendie, avec participation pour les assurés de 50% dans les bénéfices.
En 1904, la capital atteint un million de francs. La société assure « contre l’incendie les objets
mobiliers et immobiliers appartenant à des bouchers ou à des personnes exerçant une
profession similaire ». Camille Paquette note que « les risques furent plus tard étendus à
toutes les professions classées dans les risques simples ». Vers 1914, la société change de
nom pour s’appeler désormais l’Assurance moderne et le siège social est transféré 116 rue de
Rambuteau (Paris 4e). Vers 1924, « la participation des assurés aux bénéfices fut annulée,
pour permettre de consolider les réserves qui sont absolument nécessaires à toute compagnie
d’assurances pour lui permettre de faire face à ses engagements dans toutes les
circonstances ». La dimension « coopérative » s’estompe donc à partir de 1924, mais il faut
souligner que, jusqu’à cette date, ce sont d’anciens bouchers qui ont dirigé la compagnie,
preuve du caractère fortement corporatif de la société pendant 30 ans. D’ailleurs, dans les
années 1930, M. Dumaine apporte encore, « malgré qu’il soit à la retraite, une collaboration
dévouée à l’institution à la tête de laquelle il est resté pendant plus de 20 ans 2595 ». Nous ne
connaissons pas le devenir de la société après 1930.
Concernant la mutuelle Richelieu, il s’agit d’une création collective car les différents
syndicats parisiens de l’alimentation y prirent part, sous l’impulsion de Nicolas Marguery,
président du Comité de l’alimentation parisienne. C’est le vote de la loi du 8 avril 1898 sur les
responsabilités des accidents dont les ouvriers sont victimes dans leur travail qui va inciter les
syndicats patronaux à créer en 1899 « l’Alimentation », société d’assurance mutuelle contre
les accidents du travail (siège social au 24 rue Richelieu, Paris 1er). Eugène Genest, secrétaire
général de la CNBF, invite dans divers articles du Journal de la Boucherie de Paris les
patrons bouchers à souscrire une assurance à l’Alimentation 2596. A chaque fois qu’un accident
du travail grave se produit, parfois mortel, le rédacteur du journal des bouchers en profite pour
rappeler aux patrons leurs responsabilités (le patron doit apprendre à son employé à bien tenir
le couteau) et les encourage à rejoindre la société d’assurances de la profession 2597.
C’est un ancien boucher, Charles Tantin, trésorier honoraire du Syndicat de la
boucherie de Paris, qui dirige la société d’assurances dans les années 1920 et 1930 « avec
2594
Dès 1892, le boucher Chéron avait lancé un projet de création d’une société d’assurance contre l’incendie,
qui avait été abandonné faute de souscripteurs suffisants. Journal de la Boucherie de Paris, 6 octobre 1892.
2595
Camille PAQUETTE, Histoire de la boucherie, Paris, Le Réveil économique, 1930, p 125.
2596
Journal de la Boucherie de Paris, 1er avril 1906.
2597
Un accident mortel se produit à Nantes le 1er mai 1910 : le garçon boucher Chedotale, 24 ans, dépèce un
quartier de viande à l’étal. Le couteau glisse et vient s’enfoncer dans la cuisse gauche, sectionnant l’artère
fémorale. Il meurt après avoir été transporté à l’Hôtel Dieu. C’est le quatrième accident de ce type déclaré en
un an à l’ Alimentation. Journal de la Boucherie de Paris, 8 mai 1910.
505
autorité et compétence, grâce à l’esprit
d’assimilation rapide dont il est doué 2598 ».
Une publicité de 1922 indique les diverses activités de l’ Alimentation : assurances
individuelles (avec des contrats spéciaux pour fils de patrons), assurances de responsabilité
civile envers les tiers, assurances collectives « loi 1898 », assurances pour les gens de maison,
chevaux, voitures, cycles, automobiles et chasse. Entre 1904 et 1922, la compagnie a
remboursé 1.500.000 F à ses sociétaires. Au 30 septembre 1921, le total des valeurs et
espèces s’élève à 7.501.057 F (actif de la société) 2599. Après 1922, la compagnie change de
nom et s’appelle désormais la « Mutuelle Richelieu ». Une publicité de 1937 indique que la
compagnie propose des assurances contre les accidents et contre l’incendie et dispose de 43
millions de francs de réserve2600. Nous ne disposons pas d’informations complémentaires sur
cette société.
Si nous considérons les trois SA créées entre 1886 et 1899, le Fondoir central, la
Boucherie-Incendie et la mutuelle Richelieu, elles présentent une évolution assez semblable.
L’identité corporative s’estompe progressivement dans les trois sociétés, à des rythmes
différents. L’emprise des professionnels semble présente au moins jusqu’aux années 1920-30.
Surtout, le Syndicat de la Boucherie de Paris se préoccupe de l’évolution de ces sociétés. Par
exemple, Edmond Lioré, qui préside le syndicat entre 1884 et 1892, a été administrateur
délégué de la Mutuelle Richelieu et commissaire aux comptes du Fondoir central et de
l’Assurance moderne. Le Journal de la Boucherie de Paris rend compte régulièrement des
activités des trois sociétés (fusion, hausse du capital), annonce les nominations, les
démissions et les décès des dirigeants et des administrateurs, publie les convocations aux
assemblées générales, etc... Bref, l’évolution de ces sociétés anonymes fait partie intégrante
de la vie sociale collective des bouchers parisiens. Avec la société de secours mutuels des
Vrais Amis, les organisations sportives ou religieuses professionnelles, ces compagnies
privées participent à l’esprit corporatif des bouchers. Leurs dirigeants font d’ailleurs partie des
hôtes de marque régulièrement cités lors du banquet annuel de la profession ou des grandes
manifestations corporatives (notamment l’assemblée générale annuelle du syndicat de la
Boucherie de Paris). Ces liens privilégiés entre des sociétés privées et les dirigeants syndicaux
patronaux sont critiqués par la Chambre syndicale ouvrière de la Boucherie de Paris. Dans un
article de 1938, un militant CGT dénonce les « sinécures » dont jouissent les anciens
dirigeants de la Chambre patronale. « M. Beltoise, ancien président du Syndicat de la
Boucherie de Paris, ancien président de la Boucherie Française, est nommé directeur de la
Mutuelle Richelieu, grosse société d'assurance de la branche alimentation. Cette sinécure lui
rapportera un nombre respectable de dizaines de mille francs de sa politique de dénégation
aux droits des ouvriers bouchers. Avant lui, M. Martin, également ancien président de la
Boucherie de Paris, ensuite de la Boucherie Française, fut pourvu d'un poste à la caisse de
compensation de l'alimentation. Que donnera-t-on comme compensation à M. Serre lors de
son départ2601??... ».
Il nous reste à présenter une dernière société anonyme, la « Société coopérative de la
Boucherie », créée en 1914 et qui existe toujours sous le nom de « La Corpo », mais dont
l’activité a évolué avec le temps. C’est Maxime Lefèvre, président du Syndicat de la
2598
Camille PAQUETTE, op. cit., p 126.
2599
Journal de la Boucherie de Paris, 19 février 1922. BNF, Jo A 328.
2600
Ibid., 7 mars 1937.
2601
La Boucherie ouvrière, avril 1938. BNF, Gr Fol Jo 2950.
506
Boucherie de Paris et du Syndicat général de la Boucherie française (1911-1918), qui a eu
l’initiative de créer la « Société coopérative de la Boucherie ». Camille Paquette est notre
principale source d’information sur la naissance de cette entreprise originale. « En 1913, à la
suite de la décision des bouchers en gros de ne plus vendre à l’avenir les viandes extra-muros,
c’est-à-dire octroi compris dans le prix de vente, la boucherie de détail tout entière, le
Syndicat en tête, décida, pour protester et résister contre cette innovation inattendue, de créer
une société coopérative d’abatage et de vente en gros continuant à vendre, comme
précédemment, octroi compris. La Société, constituée au cours du premier trimestre 1914,
commença ses opérations quelques mois avant la déclaration de guerre, mais ferma ses portes
lors de la mobilisation en août 19142602. Aussitôt la guerre terminée, elle reprit son activité, en
adaptant son programme aux circonstances du moment. Les services de la guerre, qui avaient
un stock considérable de viandes congelées, furent autorisés à rétrocéder à la consommation
civile les quantités importantes qui n’avaient pas été utilisées pour l’alimentation des troupes.
La Société coopérative fut alors un des principaux répartiteurs entre l’Intendance et les
bouchers, qui vendaient la viande à leur clientèle respective. La Société continuant à faire
l’abatage à façon pour les adhérents qui s’adressèrent à elle, étendit son champ d’action en
vendant en gros et en demi-gros dans le magasin qu’elle possède près les Halles Centrales, les
marchandises à la Commission qui lui sont confiées, et elle fait, en face les abattoirs de la
Villette, dans un autre magasin, le commerce en gros de papier et de ficelle, ainsi que la vente
de tout l’outillage nécessaire à la boucherie 2603 ».
L’activité de la « Société coopérative de la Boucherie » nous est bien connue car nous
avons recueilli le témoignage d’Olivier Cruchon-Dupeyrat, PDG de la société entre 1973 et
19992604. Dans les années 1920, la société siège au 23 avenue du Pont de Flandre (Paris 19e)
et possède un capital de 1 000 000 F (4000 actions de 250 F). De 1919 à 1942, elle est dirigée
par Isidore Legeay, boucher qui possède une boucherie de détail (297 rue de Charenton) et un
échaudoir à la Villette. Isidore Legeay est vice-président du Syndicat de la Boucherie de Paris
en 1921-1922. A partir de 1954, son fils Maurice Legeay lui succède comme directeur général
jusqu’en 1973, Achille Bonneville étant président du conseil d’administration (19551972)2605.
L’entreprise mène deux types d’activités bien différentes : une activité « viande » et
une activité « matériel ». La branche viande recoupe en fait deux secteurs : l’ abatage à façon
(bœuf, veau et mouton) à la Villette et la vente pour le compte de l’expéditeur ; et le débit de
viande congelée (bœuf et mouton) au 15 rue du Jour (Paris 1 er), avec des expéditions en
province et la vente à la commission de viande foraine et de pièces détachées. Cette activité
2602
En préface du catalogue de La Corpo de 1974, Maurice Legeay précise : « La Société corporative de la
boucherie-charcuterie française, coopérative au début, a été fondée, fin 1913, par le Syndicat de la Boucherie, à
la suite d’un différend avec les chevillards. Le but était de vendre de la viande à ses adhérents. Les résultats
financiers furent désastreux. Une nouvelle direction, mise en place début 1914, esquissa le redressement, mais
dut interrompre l’activité de la maison pendant plus de quatre ans en raison de la guerre. En 1919, la Société
obtient de la viande frigorifiée et la distribue aux bouchers anciens combattants. L’abattoir est à nouveau
ouvert et un poste de viande à la commission créé, 15 rue du Jour ».
2603
Camille PAQUETTE, op. cit., pp 126-127.
2604
Entretien oral avec Olivier Cruchon-Dupeyrat le 31 janvier 2005 à Paris.
2605
Soutien actif de l’Union Professionnelle Catholique de la Boucherie, vice-président de l’Ecole
Professionnelle de la Boucherie de Paris dans les années 1940, Achille Bonneville cosigne avec Georges
Chaudieu un manuel pratique de boucherie en 1950. Il est l’un des administrateurs de la Société corporative de
la Boucherie entre 1934 et 1976.
507
« viande » disparaît en 1986 quand la Corpo
vend sa filiale pour ne conserver que
l’activité de grossiste en matériel. Le secteur « matériel » était modeste dans les années 1920 :
un magasin est installé au 19 rue du Jour et un autre au 23 avenue du Pont de Flandre (Paris
19e). En 1922, la Corpo « achète un petit fonds de commerce de matériel pour la boucherie
qui se développe très rapidement. La section Viande restant déficitaire, une partie de ses
locaux sont transformés, en 1932, en magasin d’outillage et papier 2606 ».
La boutique de l’avenue Corentin Cariou (Pont de Flandre) proposait des factures, des
étiquettes, du papier et de la ficelle pour les bouchers. La société imprime du papier-paille
personnalisé sur commande (pour emballer la viande) : les ateliers se situent après 1947 au
14-16 quai de la Charente, puis rue des Prairies après 1954. Dans les années 1930, la Corpo se
met à vendre de l’outillage spécial pour boucherie (fusils, couteaux, hachoirs). L’offre de
matériel se diversifie beaucoup après 1945, avec des attendrisseurs, trancheurs, machines à
dénerver, scies à os, etc. C’est finalement l’activité « matériel » qui prend le dessus dans
l’entreprise. Suite à de nombreux rachats de concurrents, la Corpo se positionne petit à petit
comme l’un des principaux distributeurs de matériel pour les métiers de bouche. Notons que
l’identité « coopérative » de la société demeure jusque dans les années 1970-80, car l’esprit
professionnel reste longtemps présent dans l’entreprise (relations privilégiées avec le Syndicat
de la boucherie de Paris, au niveau des administrateurs ou des relations commerciales) et
surtout, chaque boucher actionnaire touchait, outre le dividende, une ristourne sur le montant
de ses achats. L’actionnariat de la société est resté longtemps très éclaté, formé de petits
porteurs appartenant pour l’essentiel au milieu professionnel de la viande. La Corpo n’est
donc pas une simple SA parmi d’autres, mais elle fait partie de l’identité corporative de la
Boucherie parisienne.
En 1914, Marcel Baudier indique que des « coopératives de bouchers » auraient pu se
constituer pour installer des frigorifiques communs dans les petits abattoirs, pour ne pas
laisser l’industrie du froid aux seules mains des compagnies privées. Dans sa thèse de droit, il
propose un système d’entente entre les municipalités, les bouchers et les charcutiers, avec une
« combinaison de la régie et de la coopération », les coûts d’installation d’un frigorifique étant
trop élevés pour les seuls bouchers2607. Il ne semble pas que cette solution ait jamais été
réalisée.
f) Les débats sur la taxe de la viande entre 1870 et 1914
Le débat sur la taxation de la viande se limite-t-il à un simple duel entre des ultralibéraux et des socialistes ? Les mesures administratives ne répondent pas seulement à des
idéaux doctrinaires mais aussi aux nécessités de la pratique et de la gestion quotidienne des
problèmes. Jeanne Gaillard a très bien montré les termes du débat sur la cherté des viandes
sous le Second Empire, suite au décret de 1858. Les mesures d’exception prises pendant le
siège de 1870 et la Commune déchaînent des critiques virulentes de la part des libéraux. Le
problème de la taxation de la viande ne réapparaît à Paris que dans les années 1890, alors
qu’il est présent à Lyon entre 1874 et 1877.
2606
Maurice LEGEAY, préface du catalogue de La Corpo de 1974.
2607
Marcel BAUDIER, op. cit., p 283-284.
508
Par un arrêté du 4 août 1874, le préfet
a établi une taxe officielle sur la
viande à Lyon, « afin de protéger le public contre les prix pratiqués par les bouchers2608 ».
Charles Cornevin, professeur à l’Ecole nationale vétérinaire de Lyon, considère ce motif
comme « fallacieux » car « beaucoup de bouchers vendent au-dessous de la taxe ». Par
ailleurs, la libre concurrence est pour lui plus efficace pour les consommateurs que « les
aveugles empiétements des autorités ». Cornevin assure qu’« il n’est pas une famille, pas un
ménage venant s’établir à Lyon qui, à son arrivée, ne soit sollicité par plusieurs bouchers.
Tous, pour conquérir la clientèle, s’engagent, à qui mieux mieux, à vendre au-dessous de la
taxe officielle. J’en puis fournir la preuve personnelle 2609 ». Prudent, Michel Boyer note : « il
est possible d’y noter plutôt le signe d’une forte volonté de profit de la part des bouchers qui,
peut-être trop nombreux, compenseraient alors l’impossibilité de continuer la vente avec une
forte marge à une clientèle de plus en plus restreinte, par un accroissement de la vente avec
une marge réduite à une clientèle plus étendue. Cette nouvelle attitude commerciale
expliquerait pourquoi la taxe est supprimée dès 1877 : elle est en effet désormais inutile. De
plus, l’attitude de repli sur des prix élevés, antérieure à la taxation, peut aussi expliquer la
baisse du nombre des bouchers constatés dans l’annuaire de 1870 2610 ». Nous ne connaissons
pas assez la situation lyonnaise pour pouvoir apporter le moindre commentaire, mais, ce qui
est frappant dans la cas parisien, c’est justement le maintien de prix élevés après la
proclamation de la liberté de la boucherie en 1858 et de la boulangerie en 1863.
La consommation carnée se contractant entre 1885 et 1900 et les prix demeurant à des
niveaux élevés, le débat sur une éventuelle taxation de la viande à Paris est relancé dans les
années 1890. Dans un long article en 1896 dans la Revue politique et parlementaire sur la
« question des viandes », le député et armateur marseillais Jules Charles-Roux (1841-1918)
dénonce fermement toute idée d’intervention de l’Etat sur le prix de la viande. Après avoir
rendu un hommage appuyé aux bouchers qui incarnent les vertus de la libre entreprise,
Charles-Roux fait le résumé des travaux du Congrès de la boucherie française, initié par
Octave Perreau, président du Syndicat de la Boucherie de Paris et fondateur en 1894 du
Syndicat général de la Boucherie française. Pendant ce Congrès, les bouchers ont recherché
« les moyens propres à faire fléchir le niveau des prix de la viande, d’étudier notamment
l’abaissement des tarifs douaniers, la suppression des octrois et l’abrogation de certaines lois
qui entravent le commerce de l’alimentation ». La possibilité offerte aux communes de
pouvoir taxer la viande fait partie des « mauvaises lois » selon Charles-Roux :
« Comme la boulangerie, la boucherie est en dehors du droit commun. La liberté dont
jouit le commerce est injustement refusée à ces deux branches de l’alimentation. l’article 30
de la loi des 19-22 juillet 1791 relative à l’organisation d’une police principale dispose que :
« la taxe des subsistances ne pourra provisoirement avoir lieu que sur le pain et la viande de
boucherie ». Cette législation provisoire a vécu plus d’un siècle ; elle existe encore. Les lois,
surtout les mauvaises lois, ne meurent jamais de vieillesse. M. Aulet, trésorier de la boucherie
de Paris, a fait sur l’abrogation de ce texte un remarquable rapport. Si l’on peut admettre que
les pouvoirs publics imposent une tarification aux professions qui jouissent d’un monopole,
une pareille réglementation ne saurait être étendue à un corps d’état libre. La concurrence
suffit à réprimer les écarts et à réduire les prétentions exagérées : les principes de l’économie
2608
Michel BOYER, Les métiers de la viande à Lyon de 1860 à 1914 : Une étude sur la petite bourgeoisie,
Thèse de 3e cycle, Lyon II, 1985, p 91.
2609
Charles CORNEVIN, La boucherie de Lyon en 1876, Paris, Renou, 1878.
2610
Michel BOYER, op. cit., p 92.
509
politique le veulent ainsi et leur action
régulatrice est inéluctable. Or, depuis 1858,
le nombre des étaux a cessé d’être limité. Donc plus de privilège pour les bouchers, plus
d’accord possible entre eux, plus de coalition à redouter 2611. Si un concert frauduleux venait à
se réaliser, des rivaux viendraient bientôt qui, désireux de tirer profit de cette situation,
chercheraient à attirer la clientèle par le bon marché et contribueraient par là même à rétablir
l’équilibre. Et cependant il y a toujours une taxe de la viande 2612 ! ». La possibilité de taxer
existe, mais de nombreuses villes y ont renoncé depuis longtemps (Paris depuis 1858)2613.
Mesure surannée, la taxe est de plus très difficile à appliquer selon les libéraux. « Les
maires de l’Empire ont souvent usé bien maladroitement de cette faculté ». Par exemple, dans
les années 1860, Clamageran a vu « le maire de Libourne partager en trois classes les
boucheries, avec interdiction de passer d’une classe dans une autre, ou de quitter son étal sans
un avis donné un an à l’avance 2614 ». Laissons Charles-Roux continuer sa démonstration :
« Cette taxe, comment les municipalités décidées à en faire usage peuvent-elles
l’asseoir ? En France, la qualité de la viande varie beaucoup, même d’une boucherie à l’autre.
Le tarif ne peut guère être fixé que d’après une moyenne, et la taxe est unique presque
toujours2615. Il s’ensuit que les qualités supérieures sont délaissées par les bouchers, désireux
de ne point vendre à perte et que les agriculteurs se voient refuser leurs meilleurs produits. A
l’inverse, la demande des qualités inférieures augmentant subitement, les bas prix s’élèvent
pour atteindre rapidement le maximum de la taxe, et c’est le pauvre, c’est l’ouvrier, ceux-là
mêmes que l’on prétendait secourir contre les exactions du commerce, qui font les frais de
cette majoration. Supposons maintenant qu’à la taxe unique on substitue la division par
catégories, comme cela s’est pratiqué dans certaines villes. La combinaison ne vaut guère
mieux, ainsi que le démontrait au conseil municipal de Paris son rapporteur, le regretté Léon
Donnat2616. (…) Puis, suivant la saison, la consommation de la basse boucherie augmente ou
diminue ; elle diminue en été par exemple et, quel que soit le cours de l’animal entier, il faut
en abaisser le prix et, à titre de compensation, faire payer davantage aux parties plus
demandées. C’est là une nouvelle cause d’incessante variation qui échappe à la
réglementation2617 ».
2611
Charles-Roux néglige le fait que les bouchers parisiens ont reconstitué leur « corporation » dès 1868, malgré
la législation en vigueur.
2612
Jules CHARLES-ROUX, « La question des viandes », Revue politique et parlementaire, n°23, mai 1896,
pp 284-285.
2613
L’enquête parlementaire de 1851 indique que sur 76 départements, 33 ont renoncé à la taxe et ce sont les
plus peuplés. Victor LANJUINAIS, Rapport fait au nom de la commission d’enquête sur la production et la
consommation de la viande de boucherie, Assemblée Nationale, 1851, p 74.
2614
Jean-Jules CLAMAGERAN, Etudes politiques, économiques et financières, Alcan, 1904, p 71.
2615
Ce propos est excessif. Les villes qui taxent la viande utilisent en général un classement en 3 catégories de
qualité pour chacune des espèces. Il est vrai qu’en 1849, Bayonne pratique un système de taxe unique et
obligatoire, mais les prix de la viande y sont très faibles (pour le bœuf net d’impôt : 0,55 F à Bayonne contre
1,38 F à Paris). ROBINET, « Du prix de la viande à Paris », La Revue municipale, 1849, p 251.
2616
Léon Donnat (1832-1893), conseiller municipal de Paris, partage de nombreuses idées avec Charles-Roux. Il
a soutenu le projet du canal de Suez et s’est penché sur le problème de la cherté du pain et du gaz en 1887.
Auteur de L’élection des fonctionnaires (1878), de La politique expérimentale (1885) et du Socialisme
municipal (1892), Léon Donnat se penche sur l’idée de décentralisation et de l’intervention publique dans la
réglementation du travail.
2617
Jules CHARLES-ROUX, op. cit., pp 285-286.
510
« Il est vrai que l’article 31 de la loi
de 1791 donne aux préfets le droit
d’annuler, sur recours des intéressés, les arrêtés municipaux fixant le prix de la viande ou du
pain, s’ils estiment qu’il y a abus de pouvoir. Et M. Aulet prie le ministre de l’Intérieur
d’inviter ses subordonnés à se servir au besoin de ce texte en attendant que la loi elle-même
soit abrogée2618. Sollicitation bien inutile et pleine de candeur ! Car, à l’heure actuell e, le
Gouvernement et ses agents ont pour devise la célèbre formule « Laisser faire, laisser
passer », dont l’application nous paraît aussi détestable au point de vue administratif que
désirable en matière économique. Ainsi les bouchers réclament la liberté et l’égalité. Ils
voudraient être délivrés de l’épée de Damoclès qu’à chaque crise, dans les moments les plus
difficiles, on tient suspendue sur leurs têtes. Les autres commerçants échappent à pareille
menace : il n’est d’exception que pour eux et pour l es boulangers. Rien ne justifie plus cette
dérogation au droit commun. Qu’elle disparaisse donc 2619 ! ».
La pensée de Jules Charles-Roux s’inscrit clairement dans le courant libéral français
des années 1870-1890, avec des personnalités qui gravitent autour de la Société d’économie
politique de Paris et du Journal des économistes, comme Léon Say ou Gustave de
Molinari2620. Dans son article de mai 1896, Charles-Roux déplore d’ailleurs la disparition de
Léon Say (1826-1896), avec qui il a partagé le même combat anti-protectionniste, suivant
ainsi l’héritage de son père, Horace Say, et de son grand-père, Jean-Baptiste Say 2621. Le
mouvement anti-réglementaire mène une action au Parlement pour obtenir l’abrogation des
articles 30 et 31 de la loi des 19-22 juillet 1791. En 1885, le député de la Seine Yves Guyot
présente à la Chambre des députés une pétition des boulangers, qui a reçu 20 000 signatures,
et il dépose en 1886 une demande d’abrogation de la taxe sur le pain, qui est rejetée 2622.
Auguste Burdeau renouvelle cette proposition avec 150 députés pendant la législature 1889-
2618
Aulet est trésorier du Syndicat de la Boucherie de Paris et du Syndicat général de la Boucherie française.
Quand Méline forme son cabinet en avril 1896, Louis Barthou (1862-1934) devient ministre de l’Intérieur.
2619
Jules CHARLES-ROUX, op. cit., p 286.
2620
Pour plus de détails, nous renvoyons à l’étude menée par l’Institut de recherches et de documentation en
sciences sociales de l’Université de Rouen. Luc MARCO et Evelyne LAURENT, Le Journal des
Economistes : historique et tables résumées (1841-1940), 1990, pp 6-12.
2621
Jean-Baptiste Say (1767-1832) est une figure majeure de la pensée économique libérale française du début
du XIXe siècle : il a introduit en France les œuvres d’Adam Smith. Horace Say (1794-1860), secrétaire de la
Chambre de commerce de Paris (1845-1856), participe à la fondation de la Société d’économie politique et du
Journal des économistes, qui publie des articles de Juglar et de Bastiat. Léon Say (1826-1896), député puis
préfet de la Seine, plusieurs fois ministre des finances (1872-73, 1875-79, 1882), combat en faveur du libreéchange et contre le socialisme.
2622
Yves Guyot (1843-1928), conseiller municipal de Paris, puis député de la Seine (1885-1893), ministre des
Travaux publics (1889-1892), peut être considéré comme un disciple de Gustave de Molinari (1819-1912). « Il
a débuté dans le journalisme vers 1867, à l’âge de 24 ans. Rédacteur du Rappel et fondateur de plusieurs
feuilles de province à la fin du Second Empire, il est devenu rédacteur en chef de la Municipalité dont il avait
participé à la fondation en octobre 1871 avec Lockroy. Guyot était également directeur du Bien public en 1876,
et directeur du Siècle en 1892. Une des grandes figures du radicalisme parisien, il devait une partie de sa
notoriété à sa campagne de presse contre la Préfecture de police dans les années 1870-1880 ». Il fonde en 1876
un journal avec Sigismond Lacroix, le Droit de l’homme . Directeur politique du Siècle de 1892 à 1903, Yves
Guyot soutient les dreyfusards en demandant la révision du procès Dreyfus. Il succède à Molinari (1881-1909)
comme rédacteur en chef du Journal des économistes entre 1909 et 1928. Il a été président de la Société
d’économie politique et directeur de l’Agence économique et financière. Adversaire de l’étatisme et du
socialisme, « il se livra, en faveur du libre-échange, a une inlassable propagande ». Paul AUGE (dir.), Larousse
du XXe siècle, 1928, tome III, p 923. Nobuhito NAGAI, op. cit., p 178 et p 231.
511
1893, en vain2623. Après une première tentative en décembre 1895, Edouard
Aynard, vice-président de la Chambre des députés, dépose une proposition de loi en 1899,
signée par 100 députés, qui réclame à nouveau l’abrogation de la taxe sur le pain et la viande
de boucherie2624. En juin 1899, la Chambre syndicale de la Boucherie de Paris adresse un
rapport à la Chambre de commerce de Paris pour lui demander son soutien dans ce combat.
Nicolas Marguery est nommé rapporteur, au nom de la commission des douanes, et la
Chambre de commerce de Paris formule le 8 novembre 1899 un avis favorable à l’abrogation
des articles 30 et 31 de la loi de juillet 1791, se ralliant ainsi à la proposition d’Aynard 2625.
Pour la Chambre de commerce, il s’agit « de faire disparaître de nos lois ces
dispositions arbitraires contraires aux principes généraux du droit public qui, assurant la
liberté du travail et du commerce, ne peuvent se justifier, aujourd’hui que le développement et
la rapidité des communications assurent notre pays, non seulement contre la famine, mais
même contre la disette ». Le consommateur serait autant intéressé que le commerçant à la
suppression de la taxe2626, car « si la taxe représente la valeur réelle et marchande du produit,
elle devient inutile ; si, au contraire, elle est établie au-dessous du prix réel, elle oblige
l’industrie à chercher son bénéfice dans l’amoindrissement de la qualité. Cette taxe n’est, du
reste, appliquée que dans un petit nombre de communes – mille environ pour toute la France –
la plupart peu importantes ; et cela, au moyen des règlements les plus disparates. L’exemple
de Paris et d’autres grandes villes démontre victorieusement que la taxe n’est point nécessaire
pour obtenir la régularité et la modération des cours2627 ». Par ailleurs, en cas de circonstances
2623
Auguste Burdeau (1851-1894) a été député du Rhône (1885-1894), ministre de la Marine et des colonies en
1892, ministre des Finances en 1893 et président de la Chambre des députés. Accusé d’avoir voulu étouffer le
scandale de Panama, il perd son poste de ministre en 1893. Il partage les idées de Ferry, tant sur la politique
scolaire que sur la politique coloniale en Algérie. Professeur de philosophie au lycée de Nancy, Auguste
Burdeau a eu vers 1879-1880 parmi ses élèves Maurice Barrès, à qui il inspire le Paul Bouteiller des
Déracinés.
2624
Edouard Aynard (1837-1913), grand banquier catholique lyonnais, président de la Chambre de commerce de
Lyon, député du Rhône (1889-1913), défend les intérêts des soyeux lyonnais en luttant contre le
protectionnisme. Inscrit au groupe des progressistes, il soutient le ministère Méline en 1889 puis se retranche
ensuite dans l’opposition contre les ministères radicaux. Convaincu de l’innocence de Dreyfus, Aynard a
soutenu le cabinet Waldeck-Rousseau lors de sa formation, en juin 1899. Aynard se penche sur de nombreuses
questions sociales (travail des enfants et des femmes, réorganisation des caisses d’épargne, caisses de retraite
ouvrières) mais il vote contre la loi de 1901 sur le droit d’association et défend la liberté de l’enseignement.
Pour plus de détails, il faut consulter Sylvie GENESTE, Edouard Aynard banquier, député, mécène et homme
d’œuvres (1837-1913 ), Thèse de Doctorat d’Histoire, Lyon 3, 1998, 552 p.
2625
Célèbre restaurateur parisien, Jean-Nicolas Marguery (1834-1910), président de la Chambre syndicale des
restaurateurs et limonadiers de la Seine, a fondé en 1884-1885 le Comité de l’alimentation de Paris, ancêtre de
la Confédération Générale de l’alimentation en détail. Il a présidé diverses œuvres de bienfaisance (la Bouchée
de pain, la Maison maternelle, la Pupille de l’Epicerie, la maison de retraite de Dugny pour les vieillards de
l’alimentation, etc).
2626
Clamageran soutient que le régime de la taxe, établi à Paris entre 1855 et 1858, faussait « la marche naturelle
des choses » car « elle agissait dans un sens aristocratique, excitant la consommation des viandes de luxe,
contenant la consommation populaire, qui se porte de préférence sur des viandes inférieures, sans doute, mais
saines et à bon marché ». Jean-Jules CLAMAGERAN, Etudes politiques, économiques et financières, Alcan,
1904, p 71.
2627
Nicolas MARGUERY, Rapport de la Chambre de commerce de Paris sur l’abrogation des articles 30 et 31
de la loi des 19-22 juillet 1791 sur la taxe du pain et de la viande de boucherie, 8 novembre 1899, pp 998-999.
Archives de la Chambre de Commerce de Paris, 2 Mi 46.
512
graves, comme une guerre, le gouvernement
peut toujours, « par un simple décret,
rétablir, d’une façon momentanée », la taxe sur le pain et la viande.
Nicolas Marguery utilise des arguments assez spécieux. Par exemple : « La disparition
de cette loi aura pour effet de grandir l’autorité morale du maire dans sa commune, en lui
enlevant une attribution délicate à exercer et pouvant facilement conduire à l’arbitraire 2628 ».
Selon Marguery, l’individualisme des bouchers et des boulangers est tel qu’il garantit tout
risque d’accaparement. De même, le nombre élevé des professionnels dans les villes et la vive
concurrence qu’ils se mènent empêchent tout risque de spéculation. Un mécanisme similaire
existe dans les petits villages, qui ne comptent souvent qu’un seul boulanger et un seul
boucher, « car leurs clients, après avoir fait appel aux boulangers et aux bouchers des pays
voisins et répondu aux sollicitations des trop nombreux colporteurs qui sillonnent nos
campagnes, au grand préjudice de l’hygiène et des commerçants patentés, leur tiendraient
sûrement rigueur et les obligeraient ainsi à faire des concessions plus lourdes après, que la
baisse demandée avant2629 ». L’adage « Laissez-nous faire et protégez-nous beaucoup » est
magnifiquement illustré2630 : les bouchers réclament la suppression de la taxe, c’est-à-dire de
toute intervention éventuelle de l’Etat dans la fixation des prix, mais en même temps, ils
pestent contre les colporteurs de viande, contre lesquels l’Etat devrait sévir. Les commerçants
pensent que le fait de payer une patente leur octroie le droit de réclamer des autorités
publiques une protection contre les concurrents considérés comme déloyaux, les colporteurs,
et, comme nous le verrons plus loin, les coopératives. L’argument est moins utilisé contre les
forains car ils paient un droit de place sur les marchés.
Notons que les libéraux utilisent l’argument sanitaire pour justifier la protection due
aux bouchers patentés. L’inspection vétérinaire des viandes s’effectuant au moment de
l’abattage et non pas au moment du débit à l’étal, l’argument est ténu. Jean-Jules Clamageran
assure que la liberté de la boucherie, proclamée en 1858, n’a pas compromis la salubrité des
viandes : « Les inspections de police se font comme autrefois, et la surveillance exercée par le
public, la meilleure de toutes, est d’autant plus efficace que le marché est libre ». Certaines
formules sont excessives en tout point : « La manie de la réglementation est une des plus
funestes qui puissent affliger un peuple, car elle tend à faire de la société une immense prison
cellulaire, où les citoyens sont des suspects placés sous la surveillance de la police2631 ». Cette
description s’appliquerait mieux au régime soviétique stalinien qu’à la France de la Troisième
République.
En 1914, le juriste Marcel Baudier prend lui aussi position contre le principe de la
taxation. Pour lui, « la taxe de la viande tend de plus en plus à tomber en désuétude et, malgré
un regain de vitalité dans ces dernières années, nous croyons qu’elle est appelée à disparaître.
La seule mesure pratique est une intervention officieuse de la municipalité près des bouchers.
Cependant, la taxe n’est pas disparue de notre législation, et les bouchers qui vendent au-delà
du prix fixé par la taxe, sont punis d’une amende de 11 à 15 francs (article 479, Code pénal).
2628
Ibid., p 1003.
2629
Ibid., p 1002.
2630
Cette formule est utilisée en 1786 par Lesage, manufacturier en coton à Bourges, dans une lettre à l’intendant
du Commerce Montaran. Jean-Pierre HIRSCH et Philippe MINARD, « Laissez-nous faire et protégez-nous
beaucoup : Pour une histoire des pratiques institutionnelles dans l’industrie française (XVIII e-XIXe siècle) », in
Louis BERGERON et Patrice BOURDELAIS (dir.), La France n’est-elle pas douée pour l’industrie ?, Belin,
1998, p 135.
2631
Jean-Jules CLAMAGERAN, Etudes politiques, économiques et financières, Alcan, 1904, p 73.
513
La taxe présente des inconvénients, non
seulement elle blesse le principe de la liberté
du commerce, mais encore elle nuit aux intérêts de l’agriculture, en faisant baisser
arbitrairement les prix et amène les bouchers à ne fournir que des animaux de qualité
inférieure2632 ». Baudier reprend aussi les arguments classiques sur l’incompétence des
communes pour fixer la taxe de la viande, vue la diversité des espèces, des qualités, des
morceaux et des cours.
g) Le problème des « boucheries municipales »
Dans son rapport de novembre 1899, Nicolas Marguery évoque la dimension politique
et idéologique du problème de la taxe : « L’application de la taxe relève exclus ivement du
maire, dans sa commune. N’est-il point permis de craindre, en présence de l’ardeur avec
laquelle les diverses nuances politiques cherchent à faire prévaloir leurs espérances au
moment des élections municipales ou législatives, que l’imposition de la taxe ne soit inspirée
quelquefois par le ressentiment qu’éprouve tout magistrat municipal, lorsque le succès ne
s’est point affirmé en faveur du candidat recommandé par lui 2633 ? ». Ce sont les diverses
démarches entreprises par les municipalités socialistes qui sont clairement visées par la
Chambre de commerce de Paris. Le mouvement coopératif ouvrier ayant donné de très
médiocres résultats dans le domaine de la boucherie, certains maires « progressistes » vont
tenter de mettre en place des « boucheries municipales ». Si certains acceptent et soutiennent
le principe coopératif quand il est mené dans une logique « privée », par des particuliers, les
réticences se font beaucoup plus fortes quand il s’agit de coopératives « publiques », qui
bénéficient du soutien financier des communes. Pour un libéral, le fait que des fonds publics
puissent servir à installer une boucherie municipale, qui va concurrencer les entrepreneurs
privés, est une hérésie qu’il faut combattre avec vigueur, tout comme il est nuisible que les
pouvoirs publics puissent perturber le marché en ayant la possibilité de fixer un maximum sur
le pain et la viande. Bref, les libéraux crient haro sur le « socialisme municipal ». C’est
exactement le type de discours tenu par Jules Charles-Roux.
Dans les année 1890, Clovis Hugues2634 et d’autres députés socialistes demandent
« l’organisation de la gratuité du pain en service public municipal » : le pain fournit
gratuitement au consommateur serait payé par la caisse communale au moyen d’une
contribution spéciale2635. Les libéraux luttent avec ardeur contre ce projet, surtout que les
socialistes obtiennent de beaux succès aux élections municipales de 1892 et aux législatives
de 1893. Selon le mot d’Ernest Labrousse, le socialisme passe du statut de secte et d’idéologie
à celui de grand mouvement politique2636. En novembre 1895, Mesureur, ministre du
Commerce et de l’Industrie du cabinet Léon Bourgeois, annonce « un socialisme sage,
2632
Marcel BAUDIER, Le commerce du bétail et de la viande en France, Thèse de Droit, Paris, 1914, p 147.
2633
Nicolas MARGUERY, op. cit., p 1002.
2634
Le poète Clovis Hugues (1851-1907), député entre 1881-1889 et 1893-1906, a été le premier député
socialiste de la Troisième République, avant d’évoluer vers le boulangisme.
2635
Jules CHARLES-ROUX, « La question des viandes », La revue politique et parlementaire, tome 7, n°21,
mars 1896, p 534.
2636
Jean-Marie MAYEUR, La vie politique sous la Troisième République (1870-1940), Seuil, 1984, pp 137-138.
514
pratique2637 ». Aux élections municipales de 1896, les socialistes remportent de
nombreuses villes, dont Lille, Roubaix, Denain, Dijon, Montluçon, Commentry, Roanne,
Limoges, Marseille, Toulon, Sète. Comme le dit Jean-Marie Mayeur, « l’heure d’un
socialisme municipal a sonné : guesdistes, vaillantistes, broussistes, indépendants pratiquent
un réformisme de fait, s’efforçant de développer les services publics communaux, et de
recourir à une fiscalité démocratique ». En mai 1896, à Saint-Mandé, lors d’un banquet des
maires socialistes qui rassemble tous les leaders du moment (Guesde, Brousse, Vaillant,
Jaurès, Viviani), sauf les allemanistes, Millerand s’efforce de dresser les bases d’un
programme socialiste commun. « Il définit le socialisme par la « substitution nécessaire et
progressive de la propriété sociale à la propriété capitaliste ». Il imagine donc un passage par
étapes au socialisme, les raffineries de sucre lui semblent l’exemple d’une industrie
suffisamment concentrée et « mûre dès à présent pour l’appropriation sociale ». Il rassure en
revanche les petits propriétaires. La « conquête des pouvoirs publics » se fera par le suffrage
universel, les « moyens révolutionnaires » sont écartés2638 ». Le discours de Millerand à SaintMandé a eu un retentissement considérable ; « malgré son ton rassurant, il inquiète au plus
haut degré la bourgeoisie2639 ». Les patrons bouchers et la Chambre de commerce de Paris
repoussent énergiquement le programme socialiste.
Dans sa thèse sur les guesdistes, Claude Willard a montré que c’est surtout la politique
immédiate menée par les municipalités socialistes, et non les perspectives prolétariennes, qui
a éloigné les petits patrons du socialisme. En effet, le petit commerce de détail ne trouve pas
sa place dans les communes socialistes, bardées de coopératives, de bains douches et autres
équipements collectifs2640. Ainsi, « l’Association des commerçants de Roubaix fait annuler un
arrêté de la municipalité socialiste qui supprimait l’octroi et permettait la concurrence des
forains aux boutiques locales2641 ».
Selon Georges Seurin, président du Syndicat de la Boucherie de Paris (1903-1910), les
diverses tentatives de boucherie municipale ont été des échecs. Ainsi, l’expérience menée à
Denain (vers 1911) par le député-maire socialiste s’est soldée par une perte de 125 F par bœuf
débité, et le déficit a été payé par les contribuables. En 1855, la municipalité de Rouen a
ouvert une Halle à la criée pour remédier à la cherté excessive de la viande ; les résultats ont
été décevants ; la Halle a été délaissée puis supprimée. Une tentative de boucherie municipale
à Melun a échoué en 18782642. Vers 1910, Charles Dupuy, sénateur et ancien président du
Conseil, évoque l’échec d’une boucherie coopérative au Puy-en-Velay vers 1866 : « Je me
défie des coopératives municipales. Il y a 45 ans, on avait fondé au Puy une boucherie
2637
« Léon Bourgeois forme le 1er novembre 1895 un ministère homogène radical, faute d’avoir le concours de
modérés ». Quand le principe de l’impôt sur le revenu a été voté par la Chambre, Léon Bourgeois est poussé à
la démission en avril 1896 par le Sénat, car « les projets de réforme fiscale comportant la déclaration du revenu
parurent ouvrir la voie à l’inquisition et au collectivisme ». Ibid., pp 164-165.
2638
Ibid., p 167.
2639
Ibid., p 168.
2640
Claude WILLARD, Le mouvement socialiste en France (1893-1905) : les guesdistes, Editions sociales,
1965.
2641
Jeanne GAILLARD, « La petite entreprise en France au XIXe et au XXe siècle », in Commission
internationale d’Histoire des mouvements sociaux et des structures sociales, Petite entreprise et croissance
industrielle dans le monde aux XIXe et XXe siècles, CNRS, 1981, tome 1, p 161.
2642
Georges SEURIN, Rapport sur un projet de création de boucheries coopératives subventionnées par les
municipalités, Chambre de commerce de Paris, 31 janvier 1912, p 245. Archives de la CCIP, 2 Mi 75.
515
coopérative qui vendit à meilleur marché et
vers laquelle les clients, bientôt, affluèrent.
Tout marchait à merveille, seulement parce que la ville était là qui finançait au besoin.
Personne ne songeait à faire la balance du budget et le krach inévitable est arrivé ; un beau
jour la coopérative a sombré. Je crois qu’il n’y a de coopératives viables que celles qui
réunissent des citoyens se groupant librement et se chargeant volontairement des soins et de la
responsabilité de l’administration. En dehors de là il ne peut y avoir que paresse et
incompétence et peut-être encore quelque chose de plus2643 ».
Un essai de municipalisation de la boucherie a été mené en 1895 à Fribourg, près de
Metz, dans la Lorraine allemande. Pour réagir face aux prix excessifs de la vente au détail, un
système de régie directe provisoire a été mis en place. Les contrôles sont se révélés difficiles.
Les bouchers « privés » utilisent les fausses coupes et les petits morceaux comme chair à
saucisse, pratiques refusées par la boucherie municipale. La tentative de régie de Fribourg a
atteint son but en diminuant la viande de troisième catégorie et en augmentant le choix2644.
Face au danger socialiste et face aux concessions fiscales obtenues par les
coopératives en 1896, les commerçants et les libéraux doivent unir leurs forces. Après que les
économistes (Yves Guyot) et les hommes politiques (Jules Charles-Roux) aient pris des
positions fermes contre le socialisme municipal et les « dérives » des coopérateurs, la
Chambre de commerce de Paris prend clairement position contre le principe des boucheries
municipales en 1899 : « Il y a quelques années, le prix moyen des animaux de boucherie
baissa sensiblement par suite de la grande sécheresse amenant la pénurie des fourrages et
obligeant les producteurs à vendre. La plupart des animaux ainsi vendus étaient dans un tel
état de maigreur que, n’étant d’aucune utilité pour le service de la boucherie, on les cédait à
des prix dérisoires ; ceux qui demeuraient à peu près bons se vendaient au contraire fort cher.
Le Conseil municipal, interprète de l’opinion en cette circonstance, s’émut de cette situation,
accusa la boucherie de détail de ne point faire son devoir, parla de créer des boucheries
municipales, puis ordonna une enquête qui prouva que cette viande, non mauvaise, mais
insuffisante comme chair et qualité, ne pouvait trouver acquéreur dans aucun quartier central
ou populaire, ce qui, comme conséquence naturelle, maintenait la bonne viande à un prix plus
élevé que dans une année normale, puisque les besoins demeuraient les mêmes et que la
qualité vendable était de beaucoup inférieure. Cette situation, en ce qui concerne la recherche
de la qualité du produit et le dédain des morceaux inférieurs, s’est généralisé depuis ; les bas
morceaux (terme de boucherie) et les qualités moyennes qui se vendaient couramment dans
certains quartiers ne trouvent plus acheteurs maintenant. Si cette situation nouvelle prouve
que le goût du consommateur s’est affiné et que le besoin de mieux vivre a fait de réels
progrès, cela indique également que nous ne devons plus espérer le bon marché, quelle que
soit l’importance de la production 2645 ».
Jean-Jules Clamageran résume bien la pensée dominante : « Les autorités municipales
ont mieux à faire que de s’ingérer dans les choses de l’ordre commercial et industriel.
Qu’elles laissent dormir l’article 30 du décret du 19 juillet 1791. Les questions de voirie,
d’assistance, d’hygiène, et bien d’autres réclament leur sollicitude. Les écoles publiques
2643
Ibid., pp 245-246.
2644
Henri MARTEL, « La municipalisation de la boucherie », La Revue scientifique, n°3, 20 juillet 1912, p 79.
2645
Nicolas MARGUERY, Rapport de la Chambre de commerce de Paris sur l’abrogation des articles 30 et 31
de la loi des 19-22 juillet 1791 sur la taxe du pain et de la viande de boucherie, 8 novembre 1899, p 10011002. Archives de la Chambre de Commerce de Paris, 2 Mi 46.
516
surtout mettront leur zèle à l’épreuve 2646… ».
Louis Bruneau, qui déplore pourtant la
cherté des viandes à la Belle Epoque, rejette lui aussi le socialisme municipal : il est favorable
à la création d’abattoirs régionaux et au développement des coopératives agricoles mais
rejette les coopératives municipales2647.
Pour Georges Renard, le terme de « socialisme municipal » est exagéré : il préfère
parler d’un « municipalisme social ». Pour lui, l’exemple vient des villes allemandes et
suisses mais surtout d’Italie, où les villes ont gardé des pouvoirs forts et des domaines de
compétence perdus par les villes françaises. En France, la loi du 19 mars 1903 autorise les
communes, « sous certaines conditions peu gênantes, à créer des établissements régis
directement ou contrôlés par elles ». Les deux systèmes pratiqués concurremment en France
sont « 1° La régie directe proprement dite, c’est-à-dire des établissements dont la gestion est
aux mains des autorités et incorporée au budget de la commune. Ils sont exploités
administrativement ; et, en outre des services publics qu’on trouve partout, voirie, travaux
publics, écoles, police locale, ils comprennent souvent tramways, gaz, force et lumière
électriques, eau, bains, affichage, etc. ; 2° des établissements, ou, comme on dit en Italie, des
Instituts autonomes, subventionnés et contrôlés sans doute par la Commune, mais exploités
commercialement et conservant une grande liberté d’allure, une large indépendance d’action.
Dans ces cas-là, la ville ne s’arroge pas un monopole ; elle se pose seulement en concurrente
des entreprises privées qui existent et qu’elle laisse subsister. Elle s’attache à fournir des
choses de meilleures qualités et à meilleur marché ; et elle peut y arriver sans trop de peine,
parce qu’elle opère sur de grandes quantités, parce qu’elle ne vise guère qu’à couvrir ses frais,
parce qu’elle n’ambitionne pas de gros bénéfices. Or par le seul voisinage des établissements
qui lui appartiennent (boulangeries, boucheries, poissonneries, pharmacies municipales), elle
oblige les entreprises privées à donner des produits meilleurs et à baisser leurs prix, ou, si
elles ne veulent ou ne peuvent pas supporter la concurrence, à cesser de servir leur clientèle
dont la commune hérite. Ces établissements communaux sont naturellement mal vus de ceux
qui exercent le même commerce ou la même industrie2648 ». Georges Renard indique qu’en
Italie en 1913, il existe « 5000 services publics gérés directement par les communes et 136
établissements contrôlés par elles ». Par contre, en France, « la loi défiante des libertés
communales et des exploitations collectives s’opposait à ces tentatives qualifiées de
socialistes. On sait comment fut vertement rappelée à l’ordre la ville de Roubaix, qui avait
voulu fonder une pharmacie municipale2649 ».
Le débat rebondit en novembre 1911 quand le cabinet de Joseph Caillaux (juin 1911janvier 1912) dépose à la Chambre des députés un projet de loi sur les boucheries et les
boulangeries municipales, pour lutter contre la cherté des produits alimentaires. Tout comme
le Sénat s’applique à bloquer consciencieusement le projet Caillaux d’impôt sur le revenu
entre 1909 et 1913, les nombreux opposants aux boucheries municipales se dressent et
obtiennent en février 1912 le retrait de la proposition de loi, Raymond Poincaré étant alors
devenu président du Conseil. Dans une conférence du 27 novembre 1911 sur la « crise de la
vie chère », l’économiste libéral Paul Beauregard lutte contre le projet Caillaux car, si des
subventions sont accordées aux boucheries municipales, cela entraînera la ruine des mairies et
2646
Jean-Jules CLAMAGERAN, Etudes politiques, économiques et financières, Alcan, 1904, p 73.
2647
Louis BRUNEAU, « La cherté de la viande et ses causes », La grande revue, n°506, 25 octobre 1911, p 813.
2648
Georges RENARD, Les répercussions économiques de la guerre actuelle sur la France, Alcan, 1917, p 509.
2649
Ibid., p 510.
517
celle des commerçants. Il souligne notamment l’incompétence des régies
municipales en matière alimentaire et la gêne funeste entraînée pour la libre concurrence2650.
On retrouve les mêmes arguments libéraux chez les responsables syndicaux de la boucherie
en 1912.
Georges Seurin, président du Syndicat de la Boucherie de Paris (1903-1910), est
chargé du rapport, présenté par la Commission des Douanes et des questions économiques, et
adopté par la Chambre de Commerce de Paris le 31 janvier 1912. Les conclusions hostiles au
« projet de création de boucheries coopératives subventionnées par les municipalités » sont les
mêmes que celles prises pour la boulangerie le 20 janvier. Seurin commence par exposer les
« causes générales » de la cherté de la viande : l’augmenta tion du coût de la vie,
l’augmentation des besoins des classes ouvrières, l’élévation des impôts et des charges
sociales, l’augmentation du coût de la main d’œuvre. Des changements d’habitudes
alimentaires sont également mis en avant : « Autrefois, seuls les gens aisés consommaient de
la viande ; aujourd’hui l’ouvrier en consomme tous les jours et délaisse les bas morceaux ». A
tout cela viennent s’ajouter des « causes momentanées », comme les maladies épidémiques
(distomatose, fièvre aphteuse) ou la sécheresse, qui réduit les fourrages2651.
Pour lutter contre la cherté des viandes, les bouchers ont proposé diverses mesures :
« l’abaissement des droits de douane sur le bétail et les viandes frigorifiées, l’abaissement des
tarifs de transport, la réglementation du marché de la Villette, seul moyen pour supprimer les
intermédiaires inutiles (dits regrattiers), dont l’intervention n’a que le caractère d’une
spéculation ». Cependant, le cabinet Caillaux se montre favorable à l’institution de boucheries
coopératives, ce qui constitue « une atteinte au principe de la liberté du commerce inscrit dans
la loi des 6 et 7 mars 1791 ». Georges Seurin dénonce le projet gouvernemental car « c’est la
suppression du petit commerçant, de cet ouvrier d’hier qui, à force d’économie, de travail et
de conduite, est parvenu à se mettre à son compte, à la tête d’un commerce qu’il prend avec
tous ses risques, toutes ses difficultés : il y consacre son avoir, son activité, son intelligence,
sa probité, et il n’est cependant pas toujours sûr de ne pas s’y ruiner ; ce qui ne l’empêche pas
d’être un des facteurs de la richesse nationale, car il remplit largement la Caisse municipale.
C’est au nom de ce principe que de nombreuses protestations se sont élevées de la part des
Syndicats généraux de la boucherie et de la boulangerie, du Comité de l’alimentation
parisienne et de nombreuses Chambres de commerce. Le projet de loi stipule que les
coopératives municipales auront à supporter des charges égales à celles du commerce ; or, si
ces charges sont les mêmes, l’action régulatrice sera nulle, et cette concurrence ruineuse pour
les finances communales. Nous devons donc nous défier de ces gérances, et les exemples ne
manquent pas pour démontrer ce que valent les régies dirigées par les municipalités2652 ».
Ayant évoqué les échecs rencontrés à Rouen en 1855, à Paris en 1859, au Puy en
1866, à Melun en 1878, à Lyon en 19012653, à Denain en 1911, ou encore « la triste aventure
de régie municipale dont Elbeuf fut, il y a peu de temps, le théâtre », Georges Seurin affirme
2650
Paul BEAUREGARD, « La crise de la vie chère », La Revue du Foyer, décembre 1911, pp 226-227.
2651
Georges SEURIN, Rapport sur un projet de création de boucheries coopératives subventionnées par les
municipalités, Chambre de commerce de Paris, 31 janvier 1912, p 243. Archives de la CCIP, 2 Mi 75.
2652
2653
Ibid., p 244.
M. Duport, de « la grande association agricole de l’Union du Sud-Est », a lancé une tentative de boucherie
coopérative à Lyon vers 1901, « dans des conditions soi-disant exceptionnelles de sécurité », car il voulait
réaliser « l’union des producteurs et des consommateurs ». Marchant à sa ruine, l’Union du Sud-Est « se hâta
de liquider l’affaire et la liquidation se solda par une perte de 50 000 à 60 000 F ».
518
avec fierté que « la profession de boucher exige, non seulement des aptitudes
professionnelles, mais encore une activité, une complaisance qu’on ne saurait attendre
d’employés fonctionnaires municipaux ». Pour Seurin, « cela tendrait à prouver que si les
services collectifs peuvent s’organiser, ils périclitent fatalement : c’est que les entreprises
individuelles sont fondées sur des responsabilités personnelles tandis que les entreprises
publiques sont dirigées par des fonctionnaires irresponsables. La création de boucheries
coopératives subventionnées par les municipalités n’aurait d’autre résultat que de faire porter
la peine de l’expérience aux contribuables, qui n’ont pas autorisé un pareil emploi de leurs
deniers2654 ». Si la peur du collectivisme est tout à fait compréhensible, on pourrait néanmoins
rétorquer à Seurin que le projet de loi du gouvernement Caillaux est assez inoffensif puisque
les rares municipalités qui s’engageront dans la voie des boucheries coopératives sont vouées
à l’échec ! Les commerçants demeurent hostiles à la proposition car « l’invitation aux
municipalités de subventionner ou d’exploiter en régie directe ou intéressée des boucheries
municipales constituerait une grave atteinte au principe de la liberté commerciale ». En plus
de cette position de principe, la Chambre de commerce affirme que les boucheries
coopératives seront inefficaces contre la cherté de la viande et ne souhaite pas voir les
contribuables payer les frais des éventuels échecs2655.
Henri Martel, chef du service vétérinaire sanitaire de la préfecture de police de Paris,
signe lui aussi, en juillet 1912, un article hostile à la municipalisation de la boucherie, au nom
de « la défense du Syndicat et du système de l’Assistance publique 2656 » (!). Henri Martel
commence par dresser les « résultats désastreux obtenus à Denain par la municipalité » en
1911, en se basant sur des chiffres publiés par le Syndicat de la Boucherie2657 :
Dépenses :
Achats d’animaux :
Contrôle des opérations et frais d’inspection :
Total des dépenses :
17 453 F
1 011 F
18 464 F
Recettes :
Vente de la viande :
Vente des peaux :
Divers :
Total des recettes :
15 700 F
1 365 F
171 F
17 237 F
Soit un déficit de 1 227 F en une semaine. Lors des débats parlementaires, Méline fait
remarquer que si le maire de Denain, M. Salle, avait renouvelé son expérience de boucherie
municipale, il aurait perdu le double avec le temps. Les agriculteurs de Denain ont été
découragés par les boucheries socialistes. Ils abandonnent les campagnes et émigrent vers les
villes ; les produits se raréfient. Pour Henri Martel, le seul avantage des boucheries
municipales est de faire le « bonheur de la CGT ».
2654
Georges SEURIN, op. cit., pp 245-246.
2655
Ibid., p 246.
2656
S’il s’agit du Syndicat de la Boucherie de Paris, il est très curieux de voir un vétérinaire de l’administration
prendre position aussi clairement en faveur d’un lobby professionnel.
2657
Henri MARTEL, « La municipalisation de la boucherie », Revue scientifique, n°3, 20 juillet 1912, p 77.
519
Si une coopérative de consommation
bien gérée peut être une solution
efficace contre la cherté de la vie, Henri Martel considère que les municipalités sont souvent
incapables de bien gérer une coopérative : sous la pression populaire, elles sont poussées à
vendre à perte. Ainsi, les villes pauvres vont s’endetter encore plus. Par ailleurs, si les petits
commerçants disparaissent de la commune, la source d’impôt diminue dramatiquement pour
la municipalité. Donc, il faut une liberté plus complète pour faciliter les échanges, la
circulation et la vente des denrées2658.
Henri Martel dresse une liste des divers échecs enregistrés par les expériences de
boucherie municipale. En 1905, il a existé 4 boucheries municipales à Vienne (Autriche) :
l’expérience a été de courte durée, avec des résultats décevants. Au Congrès radical de Nîmes
en 1911, Herriot, maire de Lyon, s’est prononcé contre les boucheries municipales. Suite à la
grève de six bouchers en gros (contre les vexations municipales), la boucherie municipale de
Montpellier a connu un déficit de 6 000 F2659. A cause de quelques bénéfices exagérés, une
boucherie municipale a été prévue à Francfort, avec des résultats peu concluants. Suite à des
grèves et à des ententes entre les bouchers, des boucheries municipales ont été mises en places
à Fribourg et, ponctuellement, à Thionville. Selon Martel, Milhaud, dans l’ Annuaire de la
régie directe de 1908, répand des informations erronées, comme quoi les essais de
municipalisation à Eberswald, Thionville et Fribourg ont obtenu des bons résultats. Selon le
directeur de l’abattoir de Fribourg, la municipalisation de 1895 était un essai de régie directe
provisoire pour réagir aux prix excessifs de la vente au détail, mais les contrôles sont
difficiles. Les bouchers utilisent les « fausses coupes » et les petits morceaux comme chair à
saucisse, ce que la municipalité ne fait pas. Finalement, la régie de Fribourg a atteint son but
en diminuant le débit de la viande de 3ème catégorie et en augmentant le choix. Pour Martel, la
municipalisation de la boucherie peut être profitable si elle est provisoire (pour résoudre une
crise ponctuelle).
Henri Martel revient également sur le cas des frigorifiques municipaux, qui sont le
plus souvent déficitaires. A Soissons, le frigorifique de l’abattoir fabrique et vend 8 000 F de
glace, les bouchers paient une taxe forfaitaire de 0,03 F par kg de viande nette et pourtant le
budget de l’abattoir est déficitaire. Les frigorifiques de Dijon fonctionnent bien, mais ils sont
en général sous gestion privée. A Orléans, le frigorifique de l’abattoir est géré par le syndicat
des bouchers et charcutiers. A Bruxelles, la municipalité a avancé 200 000 F aux bouchers
pour créer un frigorifique municipal (pour faire concurrence aux abattoirs de Cureghem)2660.
Finalement, quand on suit le discours de Martel, les pouvoirs publics ne devraient pas se
mêler des activités de la filière viande, qu’il s’agisse des étaux de boucherie ou des
frigorifiques des abattoirs. Pourtant, il donne comme exemple positif le système de
l’Assistance publique de Paris. Il s’agit de la fameuse « boucherie centrale des Hôpitaux de
Paris », créée en 1849, sur laquelle nous n’avons que très peu d’information. Les hôpitaux de
Paris emploient un acheteur professionnel (pour un traitement annuel de 20 000 F), dont les
achats de bestiaux sont contrôlés par une commission formée du chef du service vétérinaire de
Paris, du directeur de la boucherie des hôpitaux et de « bouchers honorables ». Selon Martel,
2658
Ibid., p 78.
2659
Sur l’éphémère essai de boucherie municipale à Montpellier en novembre 1911 (régie municipale pratiquée
pendant cinq jours), nous renvoyons aux éléments fournis par Marcel BAUDIER, op. cit., p 145-147 et p 271272. L’expérience de Montpellier a fait l’objet d’un article de H. HEDIN et E. MARTIN dans la Revue
pratique des abattoirs et de l’inspection des viandes et des comestibles de janvier 1912.
2660
Ibid., p 80.
520
ce système donne des meilleurs résultats que celui
des
Malheureusement, il ne fournit pas d’arguments pour justifier sa position.
adjudications2661.
h) L’approvisionnement en viande de l’armée : un sujet sensible
Les modalités précises de l’approvisionnement en viande des garnisons françaises
nous sont très mal connues, en tant de paix comme en temps de guerre. Qui sont les bouchers
qui détiennent les principaux marchés publics (casernes, hôpitaux, lycées, prisons) ?
Comment ont évolué les systèmes d’adjudication ? Nous n’en savons rien, bien que la
question soit passionnante à étudier2662. Nous avons déjà évoqué la réforme de
l’approvisionnement en viande de l’Assistance publique de Paris en 1849, avec la création de
la Boucherie centrale des hôpitaux. Dans les années 1880, les hôpitaux du Havre, de Tours et
d’Angers créent des boucheries. La question du mode de fourniture de la viande aux troupes
est abordée lors de réunions de la Chambre syndicale patronale de la Boucherie de Paris en
1873 et 1878, mais les rapports de police sont trop allusifs pour que la situation nous soit
clairement compréhensible. Des recherches plus avancées sont nécessaires pour éclaircir ce
point. Nous nous contenterons simplement de signaler quelques éléments du problème et
d’essayer de savoir si les bouchers étaient plutôt favorables ou hostiles aux « boucheries
militaires2663 ».
Dans une thèse de Droit de 1914, Marcel Baudier indique que « le système de
fourniture adopté par l’administration militaire a pour but, sinon pour résultat, de donner au
meilleur compte possible une nourriture saine et abondante. Le système a, du reste, subi des
variations assez importantes. Avant le règlement du 14 décembre 1861, les Compagnies se
fournissaient chez le boucher qui faisait les offres les plus avantageuses et fournissait tous ses
bas morceaux. Le nouveau règlement établit une Commission des ordinaires chargée
d’acheter pour le compte des Compagnies ; le boucher ne fournit que des quartiers de devant
et peut compléter la pesée avec le cœur, le foie et le poumon. Le 1 er janvier 1873, le système
est changé et on adopte la fourniture à la ration ; mais, dès 1879, on revient aux achats
effectués par les Commissions d’ordinaire au moyen de l’indemnité représentative de viande.
Les corps achètent suivant leurs préférences par prix débattus ou par marchés et, avec ce
régime, les bouchers de toutes les grosses places s’entendent pour ne soumissionner qu’à des
prix élevés. Ceci nous amène aux environs de 1890, époque de la création des boucheries
militaires de Toul et de Verdun qui ont pour but de fournir aux corps de troupe une viande de
2661
Ibid., p 81.
2662
L’enjeu financier de la fourniture en viande des établissements publics et militaires est loin d’être
négligeable. En 1914, « le soldat français consomme 116 kg de viande par an, ce qui pour l’armée de terre,
donne de 58 à 60 millions de kg représentant une dépense de plus de 78 millions portant presque uniquement
sur la viande de bœuf, ce qui représente plus de 170 000 têtes de gros bétail ». Marcel BAUDIER, Le
commerce du bétail et de la viande en France, Thèse de Doctorat de Droit, Paris, 1914, p 204.
2663
La boucherie militaire de Toul a été créée en vertu d’une décision ministérielle du 27 novembre 1890, celle
de Verdun en vertu d’une décision du 26 juin 1892. « Les boucheries militaires sont des associations des
ordinaires des corps de troupes d’une même garnison, mettant en commun les fonds nécessaires pour l’achat, la
réception et la distribution de la viande fraîche dont ils ont besoin. Le système d’acquisition des viandes varie
suivant les boucheries ». Marcel BAUDIER, op. cit., p 215.
521
qualité supérieure à celle livrée jusque-là par
mesure le prix d’acquisition 2664 ».
les bouchers et aussi à réduire dans une large
Avec l’arrivée des républicains au pouvoir en 1879-1880 se pose donc le problème de
la réforme du mode d’adjudication des marchés publics de fourniture en viande de l’armée. Le
traumatisme de la pénurie alimentaire pendant le siège de Paris en 1870 a sans doute
également joué un rôle important. Jules Guérin et le marquis de Morès ont basé leur
campagne nationaliste et antisémite de 1890-1891 à la Villette sur le scandale des chevillards
juifs qui fournissaient de la viande insalubre à la garnison de Verdun. Jules Guérin raconte
l’enquête sur les Viandes à soldats que ses « camarades de la Boucherie » encouragèrent et
aidèrent à faire : « Avec leur concours dévoué nous partîmes, Morès et moi, à Verdun,
accompagnant un troupeau de bêtes tuberculeuses que les bouchers juifs de cette ville
comptaient livrer, encore une fois, aux troupes de la garnison. Aussitôt les animaux
débarqués, nous prévînmes le colonel de Farny, faisant alors les fonctions de général en
remplacement du général juif Hinstin en congé, et aussi le procureur de la République. Ce
dernier nous reçut fort mal ; mais il dut tenir compte de notre enquête. Nous eûmes la
satisfaction, avant même de quitter Verdun, d’apprendre, par les journaux, qu’une ordonnance
du ministre de la Guerre, Freycinet, créait des Boucheries militaires pour sauvegarder la santé
des soldats et empêcher le retour des attentats commis depuis trop longtemps contre elle2665 ».
Les chevillards de la Villette ne sont pas les seuls à soutenir la création des boucheries
militaires. Dans l’Almanach de la coopération de 1895, le comte de Rocquigny2666 rédige un
court article où il soutient le développement de la coopération pour les officiers et les
soldats2667. Après avoir rappelé le succès de l’Association des officiers , Rocquigny se félicite
de l’initiative de l’armée car cela permet de déjouer les coalitions des marchés locaux 2668.
« L’administration militaire a eu le mérite d’inaugurer à Toul en 1891 une métho de qui
permet de fournir de la viande fraîche aux corps d’officiers et aux hommes de troupe dans les
meilleures conditions possibles de qualité et de prix ». En 1893, la boucherie militaire de Toul
a acheté 3631 bœufs, 1036 veaux, 2150 moutons, 214 porcs et 2531 kg de viande provenant
de bêtes accidentées. S’il reconnaît les avantages pour procurer de la viande fraîche aux
simples soldats, Rocquigny insiste sur le fait que les familles d’officiers sont nécessaires pour
2664
Ibid., pp 204-205.
2665
Jules GUERIN, Les trafiquants de l’antisémitisme : la maison Drumont and Co, Félix Juven, 1905, pp 9-10.
2666
Le comte de Rocquigny, membre du conseil d’administration de l’Union des syndicats des agriculteurs de
France, anime le service agricole du Musée social de Paris. Janet HORNE, « L’économie sociale et la création
du Musée Social (1894) », in A. GUESLIN et P. GUILLAUME (dir.), De la charité médiévale à la Sécurité
Sociale, Editions ouvrières, 1992, p 112.
2667
C’est en 1890 que la société de consommation des officiers de terre et de mer a été fondée. « Cinq sociétés
du même genre avaient réussi en Angleterre : 1° Army and navy cooperative ; 2° Civil Service supply
Association ; 3° Civil Service cooperative ; 4° Junior Army and Navy store ; 5° New Service Cooperation ».
FOURNIER DE FLAIX, « Coopération », La Grande Encyclopédie, vers 1891, tome XII, p 884. Quand la
première coopérative militaire fut fondée par les officiers de la garnison de Bayonne en 1892, les commerçants
ont protesté au ministre de la guerre Freycinet, qui rejeta leur requête. Les officiers de Belfort ont alors créé
leur coopérative militaire et l’exemple fut suivi par les employés de la préfecture de police de Paris puis par de
nombreux autres fonctionnaires. Léopold MABILLEAU, « La coopération : ses bienfaits et ses limites », La
Réforme Sociale, 1er mai 1896, p 686.
2668
L’Association des officiers , coopérative d’achat, compte 1100 actionnaires en 1890, 7137 adhérents en 1892
pour 1 314 000 F de ventes et 14 199 sociétaires en 1894 (2 040 actionnaires et 12 159 adhérents). Le chiffre
d’affaire de 1893 s’élève à 2 802 000 F. En 1895, l’association projète de vendre du pain et de la viande.
522
l’équilibre financier du système car elles
morceaux de choix2669.
forment un débouché naturel pour les
Outre les coopérateurs, diverses personnalités se déclarent favorables au système des
boucheries militaires. Ainsi, dans un article de la Revue scientifique de 1895, Max de
Nansouty présente divers arguments pour justifier les avantages des boucheries militaires. Il
insiste sur les motifs économiques. « Les ressources du budget sont limitées : ce que l’on
appelle « l’indemnité représentative » de la ration est souvent inférieure aux offres des
fournisseurs les plus consciencieux ; puis, on a vu, dans certaines garnisons, se former de
véritables coalitions pour forcer la main à l’autorité militaire et l’obliger à augmenter le taux
de l’indemnité ». Prudent, Max de Nansouty ajoute : « Il ne s’agit pas évidemment de lutter,
dans un esprit de lucre, contre la corporation fort estimable des bouchers, mais il faut vivre
avec les ressources dont on dispose. Le budget n’est pas inépuisable ; c’est par millions qu’il
a fallu augmenter en 1890 et 1891 le crédit voté pour la fourniture de la viande2670 ». Après
avoir décrit le fonctionnement précis d’une boucherie militaire, l’auteur conclut ainsi son
article : « La corporation des bouchers ne saurait voir, dans l’organisation de boucheries
militaires, une concurrence déloyale ; il ne tient qu’à elle de ne pas mettre l’autorité militaire
dans l’impossibilité de vivre avec les ressources dont elle dispose, ressources limitées,
destinées à faire face aux besoins les plus urgents. Un rapport officiel, concernant le budget de
la guerre, et datant de quatre ans à peine, nous apprend que le prix de la viande, croissant de
11% dans les fournitures civiles, augmentait, en même temps, de 17% dans les fournitures
militaires. Or, il n’y a plus, à proprement parler, aujourd’hui de civils et de militaires, surtout
quand il s’agit de l’alimentation. L’indemnité représentative de viande n’est pas faite pour
assurer un bénéfice à une corporation quelconque : elle doit se transformer intégralement en
viande, et passer dans la gamelle de ceux qui, sans jamais faire fortune, préparent le succès,
comme le dit le règlement, et procurent la gloire2671 ».
Le point de vue des bouchers est bien différent de celui du comte de Rocquigny ou de
Max de Nansouty. En juin 1895, Marcelin, rédacteur en chef du Journal de la Boucherie de
Paris, rédige un article contre la généralisation des boucheries militaires. Il estime que la
boucherie doit rester l’affaire des professionnels 2672. Dans un article de 1896, le député libéral
Jules Charles-Roux, qui représente assez fidèlement les idées du Syndicat de la Boucherie,
considère que les boucheries militaires exposent le métier « à une concurrence encore plus
menaçante » que celle des coopératives. « L’autorité militaire a cru devoir installer à Toul,
puis à Verdun, des boucheries qui lui appartiennent en propre et sont chargées de
l’approvisionnement des troupes de la garnison. L’expérience a réussi, dit-on, et tout le
monde s’en déclare satisfait, sauf bien entendu le commerce local. On accuse même pour la
boucherie de Toul une économie de 70 000 F réalisée dans le cours de l’exercice 1891-1892.
Le malheur est qu’on oublie toujours dans ces calculs, comme les bilans de nos monopoles
fiscaux, de tenir compte des dépenses de premier établissement, de la rémunération et de
l’amortissement des capitaux engagés, ainsi que des salaires du personnel. On considère que
les frais généraux de gestion se confondent dans la masse des frais généraux d’administration
2669
Comte de ROCQUIGNY, « La coopération pour les officiers et les soldats », Almanach de la coopération
française, 1895, p 83-87. BNF, Microfiche M 22875 (1895).
2670
Max de NANSOUTY, « Organisation pratique d’une boucherie militaire », Revue scientifique, 11 mai 1895,
p 591.
2671
Ibid., p 593.
2672
Journal de la Boucherie de Paris, 23 juin 1895.
523
de l’armée. Dans de pareilles conditions, il
n’est certes pas malaisé de faire
d’honorables bénéfices. Avec des immunités pareilles, quel boucher ne ferait pas rapidement
fortune, si maladroit ou malchanceux qu’il pût être ! Rien ne prouve donc que de pareilles
tentatives ne soient pas en réalité beaucoup plus onéreuses qu’elles ne le paraissent et que le
prix de revient de la viande ne soit sensiblement supérieur aux prix que demandaient les
adjudicataires, si le chiffre des soumissions était suffisant pour leur permettre de livrer de la
bonne viande ».
« Ce n’e st là toutefois qu’un des moindres côtés de la question. Ceux qui
applaudissent des deux mains à l’initiative du ministère de la Guerre sont à la fois bien
imprévoyants et fort imprudents. Supposez que chacun des services publics de l’Etat, des
départements ou des communes imite cet exemple. En face de quoi nous trouverions-nous,
sinon en présence du collectivisme triomphant ? Joignez-y l’extension des coopératives, et
l’idéal des utopistes et des révolutionnaires aura pris corps, complètement et
définitivement2673 ». Le péril rouge guette la France selon Jules Charles-Roux !
Malheureusement, nous ne disposons pas pour le moment d’informations plus précises sur la
position du Syndicat de la Boucherie de détail de Paris, qui peut être un peu différente de celle
de l’armateur marseillais.
En 1902, J-P Langlois, professeur à la Faculté de médecine de Paris, note que « les
empoisonnements par des viandes livrées comme fraîches ont été souvent constatés dans les
régiments où des fournisseurs peu scrupuleux n’ont pas hésité à livrer des viandes
suspectes2674 ». Les boucheries militaires présentent-elles des garanties sanitaires supérieures
aux marchés par adjudication ? Et surtout, si le système des boucheries militaires présente
autant d’avantages (salubrité, économie), pourquoi n’a-t-il pas été généralisé ?
Le mode de fourniture de viande a été fixé par un « règlement du 22 avril 1905 sur la
gestion des ordinaires de la troupe et par les circulaires qui ont marqué le passage de M.
Chéron au ministère de la guerre2675 ». Henry Chéron (1867-1936), maire de Lisieux (18941908), député puis sénateur du Calvados (1906-1936), défenseur des intérêts agricoles,
membre de l’Alliance républicaine-démocratique, a été sous-secrétaire d’Etat à la Guerre
(1906-1909) puis à la Marine (1909-1910). Il doit son titre de « bonne fée barbue » car « il
s’employa à améliorer les conditions de vie des troupiers », notamment en ce qui concerne
l’approvisionnement en viande 2676. Une violente campagne ayant été menée par la grande
presse contre la mauvaise qualité de la viande livrée aux troupes, Henry Chéron exigea en
1908 une sévérité plus grande dans l’application des cahiers des charges. « La viande à soldat
était, en effet, une qualité courante sur un certain nombre de nos grands marchés, les animaux
de la catégorie dite « bêtes de fournitures » comprenaient à peu près uniquement des animaux
de rebut, des vaches étiques, malades, épuisées par la lactation, la reproduction ou la
vieillesse, des bêtes n’ayant, au sens vrai du mot, que la peau et les os 2677 ». L’indemnité de
viande a été relevée en 1908, ce qui permit d’exiger des viandes conformes au cahier des
2673
Jules CHARLES-ROUX, « La question des viandes », La revue politique et parlementaire, tome 8, n°23,
mai 1896, p 302.
2674
J-P LANGLOIS, « Viande », La Grande Encyclopédie, Lamirault, 1902, tome XXXI, p 917.
2675
Marcel BAUDIER, op. cit., p 205.
2676
Jean JOLLY (dir.), Dictionnaire des parlementaires français (1889-1940), PUF, 1963, tome III, p 1033.
2677
Marcel BAUDIER, op. cit., p 207.
524
charges, mais ce qui participa aussi à la hausse générale des prix de la viande dans
les années suivantes (notamment en 1911-1912).
Pour tenter de mettre fin à l’incompétence notoire des personnes chargées du contrôle
des fournitures carnées militaires, Chéron a rédigé trois circulaires en 1907-1908 qui
« précisent une réglementation minutieuse et invitent les chefs de corps à prendre des mesures
pour que la circulaire sur « l’instruction technique pour la reconnaissance et l’examen de la
viande sur pied et abattue » soit complétée par des démonstrations pratiques
indispensables2678 ». Avant d’entrer dans la consommation militaire, la viande doit être
examinée trois fois : le vétérinaire (ou le médecin militaire) doit examiner l’animal vivant,
puis la carcasse ; l’officier de distribution doit contrôler la viande à son arrivée au quartier. De
l’avis général, ces contrôles ne sont d’aucune efficacité. Alexandre Seurin, président du
Syndicat général de la Boucherie française, souligne l’incompétence des vétérinaires
militaires en ce qui concerne l’examen sanitaire des viandes, lors d’un discours prononcé le
22 octobre 1908 en présence du ministre Chéron. En septembre 1908, M. Carreau, vétérinaire
municipal de Dijon, souhaite la création d’un corps de vétérinaires militaires spécialistes de
l’inspection des viandes 2679. Comme Marcel Baudier, nous ne comprenons pas pourquoi les
vétérinaires municipaux n’ont pas été chargés de vérifier la conformité des viandes (selon le
cahier des charges de l’armée) : « la circulaire du 28 mars 1908 déclare que la vérification du
vétérinaire municipal ne peut suppléer aux autres vérifications2680 ».
Précisons que le contrôle militaire ne porte pas sur la salubrité des viandes ; il a
uniquement pour but de vérifier si la fourniture est conforme au cahier des charges. La
salubrité est contrôlée par le service civil d’inspection sanitaire, qui a seul le droit d’opérer
des saisies (sauf en cas d’animaux tuberculeux, qui peuvent être saisis par le vétérinaire
militaire, selon l’instruction ministérielle du 27 mai 1906). Or, le contrôle du respect du cahier
des charges militaire est assez difficile à effectuer. Il porte sur le sexe, l’âge, la provenance et
le poids des animaux vivants, sur l’épaisseur de la graisse de couverture et la quantité de
graisse de rognon et de grappé. « Pour remplir toutes les conditions fixées, il faut un animal
de toute première qualité et, en réalité, ce sont des éléments d’appréciation personnelle qui
font accepter ou refuser la viande par le vétérinaire. S’il a affaire à une personne peu habituée,
le boucher peut encore aujourd’hui [en 1914] livrer n’importe quel animal. Il peut cacher
l’âge en faisant disparaître les sillons des cornes ; il peut faire passer les animaux fatigués en
pratiquant l’écoffrage et le ramonage (enlève la plèvre costale), le soufflage et la musique qui
donnent à la viande plus d’apparence ; le ramonage qui permet de masquer certaines lésions,
l’enlèvement des ganglions qui a le même but 2681 ». L’évaluation de la « qualité » est
également très difficile. Le professeur Langlois souligne que « dans la mercuriale des
marchés, dans tous les cahiers des charges des administrations publiques, des hôpitaux, des
lycées, etc., on indique toujours une distinction par qualité. La distinction en trois qualités est
beaucoup plus théorique que réelle, et on peut affirmer que seuls les gens du métier, bouchers
et vétérinaires, peuvent se déclarer compétents pour classer telle ou telle viande dans ces trois
classes2682 ».
2678
Circulaires des 27 février 1907, 16 mai et 28 mars 1908.
2679
Revue pratique des abattoirs, septembre 1908.
2680
Marcel BAUDIER, op. cit., pp 209-211.
2681
Ibid., p 212.
2682
J-P LANGLOIS, « Viande », La Grande Encyclopédie, Lamirault, 1902, tome XXXI, p 916.
525
Une circulaire du 22 avril 1908
prévoit trois modes de fourniture :
par bêtes entières, par quartiers ou en morceaux débités. Les contrôles sont beaucoup plus
difficiles à effecteur sur les morceaux débités. Les bouchers en sont d’ardents partisans.
« Tous leurs congrès émettent le vœu que les fournitures militaires soient faites par morceaux
débités et limités aux morceaux de deuxième et troisième catégorie2683 ». En 1914, c’est
l’adjudication qui demeure le mode ordinaire des fournitures en viande de l’armée.
« Cependant le chef de corps peut, s’il doit en résulter des avantages, autoriser l’achat direct
par chaque unité administrative, par les soins du commandant de cette unité. Cette disposition
n’est utilisée que pour les corps isolés et peu importants ». Dans sa thèse de Droit, Marcel
Baudier expose les divers modes d’adjudication, sur lesquels nous ne nous appesantirons
pas2684. De même, il donne d’utiles précisions sur le fonctionnement des boucheries militaires
de Toul, de Verdun et du camp de Mailly2685. « Les boucheries militaires ont, tout compte fait,
donné d’excellents résultats et il était naturel de demander l’extension de ce régime, tout au
moins aux places ayant une garnison importante. La résistance des bouchers d’une part, celle
de l’administration de la guerre d’autre part, ont eu raison de ces velléités ». Pour constituer
un fonds de roulement, les boucheries militaires ont obtenu l’autorisation d’emprunter de
l’argent à des compagnies de gendarmerie. Ces avances seraient illégales et cette « tare
initiale » expliquerait la résistance de l’administration pour généraliser le système 2686.
Marcel Baudier considère que les boucheries militaires de l’Est (région déficitaire en
bétail) devraient devenir de « simples entrepôts frigorifiques qui seraient fournis en viande par
d’autres boucheries militaires installées dans les grosses régions de production. On éviterait
ainsi les transports de bétail sur pied et on rendrait plus pratique et plus réel le système des
achats directs ». D’ailleurs, le ravitaillement par des viandes refroidies ou congelées lui
semble le procédé le plus simple et le plus économique, notamment face aux deux modes
traditionnels de ravitaillement des armées en campagne : les conserves et les troupeaux de
bétail2687. Plutôt que de construire des fabriques de conserves, l’armée française devrait
disposer d’usines frigorifiques et de wagons spéciaux. La guerre mondiale qui approche
donnera raison à Marcel Baudier. Revenons un peu sur la question des conserves militaires.
Dans un article de 1912, le vétérinaire Henri Martel reprend les critiques classiques
adressées contre la boucherie militaire de Toul : le fonctionnaire resté trop longtemps en place
est soupçonné de bénéfices illicites. Alors que la Marine fabrique elle-même ses conserves de
bœuf assaisonné, l’armée de terre essaie de fabriquer à l’usine maritime de Rochefort des
conserves de viande pour freiner les exigences des fournisseurs. Le prix de revient des
conserves fabriquées en 1909 est inférieur à celui des adjudications publiques. Néanmoins, le
projet de création d’usine d’Etat n’a jamais vu le jour. Henri Martel ne nous précise pas
pourquoi2688.
2683
Marcel BAUDIER, op. cit., p 214.
2684
Ibid., pp 205-206.
2685
Ibid., pp 215-217.
2686
Ibid., p 218.
2687
Les conserves de viande coûtent cher et peuvent faire naître du dégoût et des troubles organiques chez le
consommateur fréquent. Le bétail vivant entraîne des frais de fourrage, de transport, et est soumis aux risques
de mortalité par accidents ou maladies. Ibid., pp 219-220.
2688
Henri MARTEL, « La municipalisation de la boucherie », Revue scientifique, n°3, 20 juillet 1912, p 81.
526
Fidèle à ses convictions libreséchangistes, le député Jules CharlesRoux s’insurge contre la loi du 11 janvier 1896 qui freine durablement l’importation des
conserves étrangères. Il considère que la voie ouverte est dangereuse car elle mène non
seulement au « protectionnisme militaire » mais aussi – fait beaucoup plus grave – au
« socialisme militaire ». En effet, pour appliquer la loi du 11 janvier 1896, « on aura la
tentation d’ajouter un singulier fleuron à la couronne de l’Etat ; on fera de lui un fabricant de
conserves. Dès maintenant il possède des ateliers à Billancourt et à Boulogne. Il en activera la
production et créera d’autres établissements. La raison d’en décider ainsi, c’est que, pour être
sûr de la bonne qualité des viandes mises en boîte, l’administration doit procéder à une
inspection minutieuse des animaux abattus. Ici reparaît le vétérinaire. Or, il paraît plus simple
de confondre contrôle et fabrication. Il n’est point de meilleure garantie pour le
consommateur que d’être son propre fournisseur 2689 ». Selon Charles-Roux, l’application
rigoureuse de ce théorème peut se révéler dangereuse s’il est généralisé : « Il n’y a pas que
des régiments à nourrir en France ; les lycées, collèges, hospices, hôpitaux, les maisons
nationales et les prisons contiennent également une nombreuse population. Pourquoi l’Etat, le
département et les communes ne se feraient-ils pas boulangers, bouchers, etc… pour être plus
sûrs de n’être point trompés par leurs adjudicataires ? Déjà, M. Clovis Hugues, et plusieurs de
nos collègues nous convient à autoriser « l’organisation de la gratuité du pa in en service
public municipal ». Le pain fournit gratuitement au consommateur serait payé par la caisse
communale au moyen d’une contribution spéciale. Les temps approchent où nous discuterons
sérieusement des projets de cette sorte2690 ». La menace socialiste est plus proche que jamais
selon Charles-Roux, dont on retrouve les arguments libéraux déjà utilisés contre le principe
des « boucheries municipales ». Pour lui, le protectionnisme est « l’antichambre » du
socialisme. La libre initiative individuelle est la voie du salut. Hors d’elle, il ne peut y avoir
qu’un développement artificiel et fragile. Par exemple, « le malheur est que les
soumissionnaires devront être en mesure, dès le temps de paix, de quintupler leur production
en cas de déclaration de guerre. Comment leur tenir compte des avances improductives qu’ils
devront faire de ce chef ? La question n’est donc pas aussi simple qu’elle le paraît tout
d’abord, et cela, uniquement, parce qu’elle ne se pose pas dans des conditions économiques
normales2691 ».
Il est difficile de trouver un plus vibrant hommage aux bienfaits du libéralisme
économique : « Le renchérissement de la vie de tous, au profit de quelques uns, est un
aliment imprudent fourni à l’esprit révolutionnaire et, d’autre part, les collectivistes ne
seraient-ils pas fondés à invoquer, comme précédents, certaines combinaisons équivoques
dont nous venons de donner un exemple. Il semble vraiment que le siècle finissant ait à jamais
perdu le souvenir de l’éclatante aurore qui marqua sa naissance. Déjà c’est le crépuscule et
rapidement nous retournons vers les ténèbres2692 ».
2689
Jules CHARLES-ROUX, « La question des viandes », La revue politique et parlementaire, tome 7, n°21,
mars 1896, p 533.
2690
Jules CHARLES-ROUX, « La question des viandes », La revue politique et parlementaire, tome 7, n°21,
mars 1896, pp 533-534.
2691
Ibid., p 534.
2692
Ibid., p 535.
527
i) La concurrence des magasins
d’alimentation
Une nouvelle forme de concurrence apparaît en 1904 à Paris. Une « grosse firme
d’alimentation » crée une nouvelle succursale avec un rayon boucherie ; les locaux sont
luxueux, le succès est énorme. Malheureusement, Camille Paquette n’apporte pas plus de
précisions, mais cette ouverture marque pour lui la « fin de l’exclusivité » des bouchers2693.
Ce nouveau concurrent est sans doute Félix Potin, précurseur en 1860 de l’alimentation en
grande surface, qui ouvre en 1904 un grand magasin rue de Rennes2694. J’ai placé en annexe
une carte postale de 1911 représentant la « Nouvelle Boucherie Félix Potin » du 95-97
boulevard Sébastopol (Paris 2e) pour montrer l’opulence des étalages de viande et le luxe
extraordinaire de la boutique (polychromie du décor, moulures du plafond, décoration des
colonnes et du sol, sculpture des tables d’exposition) 2695.
Parmi les « grands magasins d’alimentation ayant des suc cursales », Gilles Normand
note que « Potin fut l’initiateur, Damoy l’imitateur – et le concurrent, par conséquent ». En
1914, « la maison Potin a fondé six succursales, à Paris et dans sa banlieue ; toutes
fonctionnent sur le modèle du boulevard Sébastopol et sont alimentées par les mêmes
entrepôts. Il est vrai que, pour échapper à la loi des patentes de février 1912, cette maison a
constitué, pour 1913, une Société englobant quatre de ses succursales, et laissant à part les
deux établissements des boulevards Sébastopol et Malesherbes2696 ». La société Julien Damoy
a été fondée en 1905 : « elle a pour objet d’exploiter des établissements de fabrication,
préparation et vente en gros et en détail des produits alimentaires, à Paris, Levallois, Ivry,
Saint-Denis, Saint-Mandé, Clichy et Rueil. Fixé, à l’origine, à 8 millions de francs, le capital
fut porté, en 1907, à 10 millions, et l’Assemblée générale du 16 décembre 1911 a décidé de
porter le capital social à 20 millions de francs2697 ». En 1913, Pierre Moride rappelle que les
bouillons Duval constituent également une société à succursales multiples : « la société
anonyme des Etablissements Duval a été fondée en 1867. La société a pour objet : 1°
l’exploitation des établissements de boucherie, fondés à Paris par M. Duval ; 2° l’exploitation
des établissements de bouillon-restaurant appartenant à M. Duval, et par lui fondés à Paris,
d’après un type uniforme et suivant une organisation spéciale ». En 1883, les bouillons Duval
ont absorbé la Compagnie des Bouillons de Paris, formée en 18782698.
En 1917, Gilles Normand souligne que la France, l’Allemagne et la Belgique sont en
retard par rapport à l’Angleterre pour les boucheries à succursales multiples 2699 : « Le procédé
de vente de la viande, dans les succursales multiples, est largement pratiqué chez nos amis
2693
Camille PAQUETTE, Histoire de la boucherie, Paris, Imprimerie du Réveil économique, 1930, p 140.
2694
Alain Faure évoque Félix Potin et la naissance de l’épicerie moderne dans un dossier du Mouvement Social
consacré à « l’atelier et la boutique ». Alain FAURE, « L’épicerie parisienne au XIX e ou la corporation
éclatée », Le Mouvement Social, n°108, juillet-septembre 1979, p 118.
2695
Annexe 36 : Carte postale de 1911 représentant l’intérieur de la « Nouvelle Boucherie Félix Potin », 95-97
boulevard Sébastopol à Paris 2e.
2696
Gilles NORMAND, La guerre, le commerce français et les consommateurs, Perrin, 1917, p 182.
2697
Ibid., p 209.
2698
Pierre MORIDE, Les maisons à succursales multiples en France, Alcan, 1913, pp 108-109.
2699
Sur le développement des boucheries à succursales multiples en Angleterre (lié à l’importation de la viande
frigorifiée d’Amérique), des détails sont fournis par Pierre MORIDE, op. cit., pp 96-97.
528
d’Outre-Manche. Il est des firmes, en effet,
qui disposent de cent ou deux cents maisons
de vente ; c’est ainsi que Fletcher Limited, à Londres, possède 258 boutiques ; Eastmans Ltd,
à Londres, 1146 boutiques ; Higgin Daniel, à Liverpool, 88 boutiques ; la London Central
Meat C°, 231 boutiques ; le Nelson and Sons Ltd, 778 boutiques ; la River Plate Fresh Meat
C° Ltd, 332 boutiques, etc… Trente firmes ont un total de 3 465 boucheries 2700 ».
En 1914, Marcel Baudier résume bien les conséquences du développement du
« commerce nouveau » (les magasins à succursales multiples) en France2701. Exercé par des
grosses maisons d’alimentation (Potin, Damoy, Couté, Luce), le « commerce moderne » a
apporté des « changements notables à certaines pratiques de la boucherie parisienne, surtout
en ce qui concerne les qualités supérieures ». Les magasins à succursales multiples « ne
pratiquent pas la vente au livret et suppriment ainsi tout crédit à la clientèle ; ils ont aussi
supprimé le « sou du franc » à la cuisinière, jusqu’alors d’un usage général. La viande est
livrée désossée, énervée et dégraissée, sans « réjouissance » c’est-à-dire sans le quart d’os que
les bouchers ajoutent au morceau vendu. Le prix se trouve notablement relevé, mais la
clientèle aujourd’hui, fixée sur le peu de valeur de la réjouissance, préfère ce mode de vente et
dans les quartiers riches tout au moins, les bouchers tendent à opérer de la même façon. Ce
mouvement, qui a amené les maisons d’alimentation parisienne à entreprendre la vente de la
viande, existe aussi en province ; mais il est généralement limité au porc et jusqu’ici les
sociétés à succursales multiples de la région du Nord-Est ne livrent guère de porc frais dans
leurs magasins. Cette situation a ému le commerce de la boucherie et le 6e Congrès de la
Fédération des syndicats de la boucherie du midi, réuni à Toulouse, le 30 mars 1910, après
avoir exposé que la viande, produit essentiellement fragile, doit être exposée dans un local
spécialement aménagé, maniée par des gens spécialisés et que le vendeur devrait dans tous les
cas être assujetti à une déclaration d’étal et subir l’inspection sanitaire, demande que tous
ceux qui vendent de la viande soient soumis à une même réglementation. Ce n’est que
juste2702 ». Les bouchers détaillants assistent donc à l’apparition d’une nouvelle forme de
commerce, qui marquera leur ruine dans les années 1970. La proximité et la qualité sont les
deux seuls atouts qui vont permettre la difficile survie de la boucherie de détail à la fin du
XXe siècle.
Gisèle Escourrou insiste sur le fait que la concurrence se développe dans le secteur
boucher à la Belle Epoque. Outre la concurrence ancienne des marchés en plein air qui se
multiplient et qui pratiquent des prix bien inférieurs à ceux des boutiques, outre la
concurrence nouvelle des maisons d’alimentation générale (à partir de 1904), les rivalités
commerciales deviennent plus aiguës entre les bouchers car les prix de revient augmentent et
la consommation parisienne diminue. Pratiquer le crédit est un moyen de fidéliser la
2700
Gilles NORMAND, op. cit., p 122.
2701
En 1920, Gilles Normand publie un ouvrage entier consacré aux « entreprises modernes », plébiscite pour la
défense des magasins à succursales multiples. Les grands magasins d’alimentation ont commencé « par ne
vendre que de l’épicerie, livrée aux quatre coins de Paris », puis ils se sont adjoints la charcuterie, la boucherie,
la pâtisserie, « en même temps qu’ils installaient des dépositaires de leurs marques dans la capitale, dans sa
banlieue, puis en province ». Les grands magasins sont « nés de l’app lication d’une idée : la vente à prix fixe et
connu, ainsi que les ventes-réclames. Ces deux procédés révolutionnèrent le commerce de détail ». Gilles
NORMAND, Les entreprises modernes : le grand commerce de détail, Perrin, 1920, pp 44-45.
2702
Marcel BAUDIER, Le commerce du bétail et de la viande en France, Thèse de Droit, Paris, 1914, pp 151152.
529
clientèle2703. « C’est vers le début du siècle
que l’on accorda des primes à tout acheteur à
partir de 0,50 à 1 franc de marchandises. Ces bons donnaient droit à des objets variés,
vaisselle… Dans les quartiers riches, la coutume d’accorder le sou du franc à la cuisinière ou
à l’employé qui faisait les achats se maintint. Tout changement de propriétaire donnait lieu
soit à des distributions de primes, kilos de sucre, verres… soit à des manifestations diverses.
Un boucher installa même un orchestre au-dessus de sa marquise le jour de l’ouverture de son
établissement2704 ».
j) Le rétablissement de la fête du Bœuf Gras en 1896
Le corporatisme peut s’exprimer par la lutte contre des ennemis communs (les
magasins d’alimentation, les coopératives de consommation, les colporteurs, la fiscalité
abusive, le contrôle de l’Etat) mais aussi par un regain d’anciennes coutumes festives. Le
cortège du Bœuf gras était sous l’Ancien Régime le symbole même de l’arrogante puissance
des bouchers parisiens. Etudiant les boulangers lyonnais, Bernadette Angleraud exprime bien
la tendance au regroupement , au repli, des artisans de l’alimentation vers entre 1890 et
19102705. « Menacés de toutes parts, les petits commerçants cherchent d’abord refuge parmi
les leurs, au sein même de la corporation. Ainsi, les boulangers de Lyon redoublent d’efforts
pour dynamiser un esprit corporatiste, n’hésitant pas à remettre au goût du jour d’ancestrales
pratiques corporatistes. Ainsi, voit-on se multiplier des groupements boulangers d’aspiration
mutualiste pour s’assurer contre la maladie, contre la vieillesse, contre les accidents du
travail2706. La presse professionnelle connaît également un regain d’activité, les titres se
multipliant et se faisant de plus en plus combatifs : Le Réveil de la Boulangerie, Le Phare de
la Boulangerie2707… Dans le but « d’entretenir dans la grande famille des boulangers, la
bonne confraternité et la solidarité », on remet à l’honneur d’anciens rituels de sociabilité.
Ainsi, la fête de la Saint Honoré est célébrée avec fastes. La mort donne lieu à des rituels
repris au compagnonnage, puisqu’on exige la présence de tous les membres de la corporation
à l’enterrement d’un des leurs afin de témoigner de la solidité du lien corporatif 2708 ». Ce
dernier rite confraternel n’existe pas chez les bouchers parisiens, sans doute à cause de leur
nombre trop élevé dans la capitale. Par contre, le Journal de la Boucherie de Paris annonce
souvent le décès des confrères, surtout quand ils ont eu un rôle, même minime, au sein du
Syndicat.
2703
Le rôle du petit commerçant fournisseur de crédit à la consommation a été bien étudié par Brigitte Maillard
dans le cas des boulangers de Tours au XVIIIe et par Bernadette Angleraud pour les boulangers lyonnais au
XIXe siècle. Natacha COQUERY (dir.), La boutique et la ville, Tours, CEHVI, 2000, pp 357-380.
2704
Gisèle ESCOURROU, La localisation des boucheries de détail à Paris, Thèse de 3e cycle de Géographie,
Paris-Sorbonne, 1967, pp 77-78.
2705
Bernadette ANGLERAUD, Les boulangers lyonnais XIX-XXe (1836-1914): une étude sur la petite
bourgeoisie boutiquière, Thèse d'Histoire dirigée par Yves Lequin, Lyon II, 1993.
2706
Cette remarque n’est pas valable pour les bouchers parisiens qui disposent de la société de secours mutuels
des Vrais Amis depuis 1820.
2707
2708
Il ne semble pas y avoir eu de multiplication des journaux concernant la boucherie parisienne.
Bernadette ANGLERAUD, « Les petits commerçants au tournant des XIX-XXe siècles », in Pierre
GUILLAUME (dir.), La professionnalisation des classes moyennes, 1996, p 322.
530
En décembre 1895, Octave Perreau,
président du Syndicat de la Boucherie
de Paris préside le comité d’organisation de la fête du Bœuf gras 2709. Le cortège du Bœuf Gras
est une vieille tradition médiévale parisienne, supprimée pendant la Révolution mais rétablie
en 1805. Interrompue par la guerre de 1870, cette cérémonie fut reprise en 1896, à l’initiative
du Syndicat de la boucherie de gros de Paris et du comité des fêtes du XIXe
arrondissement2710. Avant 1870, cette fête était celle de tous les bouchers de Paris et le cortège
parcourait le centre de la capitale. A partir de 1896, la cavalcade du Bœuf Gras est devenue en
quelque sorte la fête corporative des travailleurs des abattoirs de la Villette2711. Une
souscription est lancée et le Conseil municipal de Paris vote le 29 décembre 1895 une
subvention de 25 000 F. La répartition des recettes est prévue ainsi :
•
50% aux pauvres de Paris
•
25% aux sociétés de secours mutuels des syndicats de l’alimentation.
•
25% à destination patriotique, pour la Croix rouge (Blessés de France), les
Femmes de France et les Dames françaises2712.
On trouve une description de la fête du Bœuf gras dans les souvenirs d’un ouvrier
boucher, syndicaliste communiste, Georges Beaugrand (1893-1981), qui évoque le folklore de
la Villette sous la Troisième République2713. « Au concours agricole, les animaux primés
étaient achetés par de gros bouchers-détaillants, dans un but publicitaire et surtout pour attirer
l’attention de la clientèle sur la qualité de la viande présentée. Parfois l’animal était exposé
vivant devant ou à proximité de la boutique. Quand cette présentation était impossible, le
boucher mettait en bonne place à la vue des clients, les plaques et diplômes relatifs au bovin
surclassé. Quand la viande revenait de l’abattoir, les acheteurs affluaient et le prestige du
boucher-détaillant était grandi. D’autres fois, le bœuf primé au concours agricole, après une
courte exposition chez son nouveau propriétaire, revenait au marché aux bestiaux où se
préparait la cavalcade du Bœuf-Gras. Il y avait d’abord pour le transport-exhibition de la bête,
une bétaillère spécialement aménagée, toute décorée, avec des ridelles portant des guirlandes
de papier gaufré, des drapeaux tricolores, des rubans flottants. Le bœuf-gras trônait au milieu
du plateau entouré de bouchers en tenue de travail, se dressant fièrement avec la casquette de
bataille. De nombreux chars précédaient et suivaient le bœuf, roi du jour, exposé aux regards
captivés de la foule amusée et joyeuse. Il y avait la reine de la fête, assise majestueusement
sur son char tout fleuri rose et blanc, escortée de ses demoiselles d’honneur. Les laveuses du
« lavoir des fleurs » de la rue de Flandre, pittoresquement costumées en marins, pierrots,
arlequins, en jockeys, se pavanaient sur un grand char à banc à l’entour de musiciens
2709
Les vice-présidents du comité d’organisation sont Jules Lemoine et Nicolas Marguery (président du Comité
de l’alimentation parisienne). Les secrétaires sont Lebel (du Syndicat des boulangers) et Eugène Tainturier (du
Syndicat de la boucherie en gros). Le trésorier est le boucher Spicq.
2710
Selon Henry Matrot, la cérémonie du bœuf gras aurait été rétablie en 1882-1883, sur proposition de Petit, par
Douillet, président de la Chambre syndicale de la Boucherie de Paris. Henry MATROT, Vieux Souvenirs,
1910, p 24.
2711
Le premier cortège « restauré » du Bœuf gras se déroule le dimanche 16 et le lundi 17 février 1896, après un
exil de 26 ans. Un article lui est consacré dans le Journal de la Boucherie de Paris.
2712
2713
Le Petit Parisien, 2 février 1896.
Georges BEAUGRAND, Un siècle d'Histoire: l'abattoir de la Villette de 1871 à 1959
, dactylogramme,
1970, 81 p. Ce document inédit est consultable au Centre de recherches d'Histoire des Mouvements Sociaux et
du Syndicalisme (Université de Paris I).
531
bruyants. Les musiques accompagnant les
chars étaient les trompettes de chez
Duchêne, costumés en hussards, veste à brandebourgs, shakos à plume, ils n’étaient pas les
moins regardés. D’autres trompettes de chez Niclausse, des clairons et tambours. « Les
enfants d’Aubervilliers » se faisaient entendre, alors qu’un grand nombre de cavaliers allaient
et venaient. Sur les chars, ou caracolant, la majorité des figurants était constituée par les
travailleurs de la Villette. On entendait le roulement des chars sur les pavés, le piétinement
des chevaux, les rires ou l’admiration des spectateurs arrêtés sur les trottoirs, les
applaudissements intermittents. Des ribambelles de garçonnets couraient le long de la
cavalcade, gesticulant, criant, lançant force serpentins et confettis. Et tout cela sur un fond
étourdissant de musique tonitruante. Quel charivari mes amis. Ce spectacle haut en couleur et
bruits divers symbolisait la saine détente, la bonne camaraderie, et la joie de vivre des
ouvriers de la Villette. Le pauvre bœuf, cause de tout ce tintamarre, ruminait-il, revoyant les
calmes herbages de son lieu natal. L’itinéraire de la cavalcade comprenait : la rue
d’Allemagne (avenue Jean Jaurès), le boulevard de la Villette et la rue de Flandre. La
dislocation avait lieu place des Abattoirs. Le défilé avait duré cinq à six heures. Cette
manifestation tapageuse du Bœuf-Gras a cessé avec la suppression du tramway à traction
animale Pantin-Opéra et celle de l’omnibus La Villette-Saint-Sulpice. L’électrification des
moyens de transport, et la circulation de plus en plus intense, rendirent impossible la
continuation de cette cavalcade ouvrière, qui rappelait, par certains côtés, les fêtes populaires
de nos ancêtres, la franche gaieté du bon peuple de France, du Moyen Age2714 ».
L’abbé Baurit évoque une ordonnance de 1905 qui montre le souci de la municipalité
pour relancer ce cortège. « Pour tenter de ranimer la flamme vacillante, une ordonnance du 23
février 1905 essaya de rétablir, à la Belle Epoque, les cérémonies peu à peu abandonnées.
« Les marchands bouchers, coiffés et poudrés en tresse, disait cette ordonnance, porteront le
chapeau Henri IV avec panache tricolore, bottes à la hussarde, manteau écarlate brodé d’or,
veste et pantalon de bazin rayé. Le cortège sera composé de 6 chevaux blancs, 10 mamelouks,
6 sauvages, 6 romains, 4 grecs cuirassés, 10 chevaliers français, 4 espagnols, 4 polonais, 2
coureurs, 8 turcs, un tambour-major de la garde, 6 tambours en gladiateurs, 2 fifres en chinois,
18 musiciens et 12 garçons bouchers portant les attributs de la boucherie. Le bœuf pèsera de
1300 à 1400 kg, sera panaché et décoré et portera sur le dos, un enfant en amour, soutenu par
deux sacrificateurs à haches et massues ». Cependant, ces pompes carnavalesques n’ont pas
résisté aux deux guerres qui ont emporté, hélas, bien d’autres choses plus
importantes2715 !… ».
La cavalcade de 1907 voit défiler Givrillot, bœuf gras de 1 675 kg 2716 ! La cérémonie
existe encore dans les années 1930, mais elle a sans doute perdu de sa superbe2717. « A
nouveau suspendue par la guerre de 1914, elle eut beaucoup plus de peine à recommencer. Au
lendemain de la Seconde Guerre Mondiale, le cortège se limitait au trajet des abattoirs à la
mairie du XIXe arrondissement. Depuis 1952, la fête est interdite sous prétexte qu’elle gêne la
2714
Souvenirs de Georges Beaugrand, cités par André GRAVEREAU, Chère Villette, Oberthur, 1977, pp 123124.
2715
Abbé Maurice BAURIT, Les Halles de Paris des Romains à nos jours, IGC, 1956, p 48.
Article du Petit Journal du 14 avril 1907, cité par Alfred FIERRO, Vie et histoire du XIXe arrondissement,
Hervas, 1987, p 66.
2716
2717
On trouve plusieurs clichés du cortège du Bœuf gras dans les années 1930 dans l’ouvrage de Gérard
PONTHIEU et Elisabeth PHILIPP, La Villette, les années 30 : un certain âge d’or , Editions Atlas, 1987,
pp 138-139.
532
circulation automobile2718 ». Cette tradition
encore2719 ».
« se retrouve en Espagne de nos jours
Si j’établis un premier bilan des luttes des patrons bouchers entre 1870 et 1914, je
constate que l’argumentation utilisée est à la fois classique et singulière. Certains thèmes de
lutte ne sont guère surprenants de la part de petits commerçants et constituent un socle de
revendication commun à l’ensemble des professions alimentaires, rassemblées à partir de
1885 au sein du Comité de l’alimentation parisienne. La demande de suppression des droits
d’octroi ou de plus grande fermeté vis-à-vis des concurrents jugés déloyaux et
monopolisateurs (coopératives et grands magasins), la lutte acharnée contre la taxation des
denrées ou les aides accordées aux boucheries municipales forment autant de sujets sur
lesquels les bouchers détaillants rejoignent la vision du petit commerce. Mais sur la question
des droits de douane par exemple (ou des boucheries coopératives militaires), les positions
des détaillants sont opposées à celles des chevillards. Sur certains points, c’est la dialectique
détail-gros qui fonctionne, alors que sur d’autres questions, c’est l’opposition producteurdistributeur qui est la plus forte, ce qui amène parfois à des alliances curieuses. Comme
souvent chez les professionnels – agriculteurs, industriels ou commerçants – le discours des
bouchers présente de sérieuses contradictions quant à la nécessité de l’intervention de l’Etat.
On assure avec beaucoup d’aplomb que les autorités doivent intervenir pour lutter contre les
colporteurs et doivent taxer plus lourdement les grands magasins mais on nie la légitimité de
l’Etat quand il s’agit de prendre des mesures favorables à la consommation des classes
populaires (avec la taxation de la viande et les encouragements donnés à la coopération).
La synthèse des diverses luttes patronales montre bien que l’identité des bouchers
détaillants est en pleine évolution entre 1870 et 1914. La rupture entre boucherie de détail et
de gros entraîne des comportements et des réflexes nouveaux. Sur de nombreux points, les
professionnels de la filière viande se divisent, là où une certaine unité régnait avant 1858.
Cette partition entre le monde des bouchers détaillants et des chevillards se retrouve-t-elle au
niveau de leurs comportements politiques ?
2) QUEL EST LE PROFIL POLITIQUE DES BOUCHERS PARISIENS ?
Même si Nonna Mayer affirme bien haut que « la boutique n’est pas intrinsèquement
réactionnaire2720 », une question nous brûle les lèvres : les bouchers sont-ils poujadistes ?
Outre le caractère provocateur et anachronique de la formule, la question mérite d’être posée
si l’on tient compte des divers ouvrages et articles de presse écrits sur les bouchers, au XIX e
comme au XXe siècle. Les généralisations sont toujours réductrices, mais nous voudrions
2718
Alfred FIERRO, Histoire et dictionnaire de Paris, Robert Laffont, 1996, p 717.
2719
Françoise SALVETTI, Le Boucher, Berger-Levrault, 1980, p 81.
2720
Pour Nonna Mayer, « c’est la transformation du mouvement ouvrier, le développement d’un socialisme
marxiste qui vont la rejeter en majorité dans le camp des « classes moyennes » et de la droite ». Dans les
années 1980, la boutique dirige ses faveurs vers la droite libérale plutôt que vers la droite poujadiste. « L’on ne
soulignera jamais assez que les petits commerçants ne sont pas « l’électeur type » de Jean-Marie Le Pen, qu’ils
ne sont ni les seuls, ni les plus nombreux à avoir voté pour lui lors des élections européennes de 1984 ». Nonna
MAYER, La boutique contre la gauche, FNSP, 1986, p 11.
533
savoir si les bouchers ont réellement une tendance à être attirés vers les éléments
constitutifs du poujadisme, à savoir le rejet du parlementarisme, de la fiscalité étatique et de la
bureaucratie tatillonne qui étouffe les forces vives de la nation, la petite entreprise privée. La
défense du petit artisan face au gros industriel, la défense de la liberté commerciale face à
l’intervention inefficace de l’Etat sont autant de thèmes qui trouvent souvent un large écho
chez les bouchers. Pourquoi ? Ce phénomène est-il ancien ? Existe-t-il des comportements
que l’on retrouve à toutes les époques chez les bouchers ? Peut-on comparer les mouvements
corporatistes des années 1930, le ralliement enthousiaste de la CNBF à Vichy2721, les
mouvements xénophobes des années 1890 avec l’agitation cabochienne de 1413 et ligueuse
du XVIe siècle ? La lutte contre le jacobinisme, contre la toute-puissance de l’Etat central,
semble bien être un trait de caractère commun aux bouchers parisiens à travers les siècles.
Si l’on se penche sur la période 1848-1940, que savons-nous sur le comportement
politique des bouchers ? Certes, les choix politiques défendus par les dirigeants de la
corporation ne peuvent pas résumer la diversité des opinions individuelles. Des différences
majeures existent sans aucun doute, entre patrons et ouvriers, entre boucher de gros (monde
« industriel » de la Villette) et boucher de détail (monde artisanal de la boutique), mais
essayons néanmoins de voir si une tendance générale se dégage. Nous ne revenons pas sur la
multiplication des signes d’allégeance à la monarchie restaurée, sous Louis XVIII, et les
manifestations d’attachement au catholicisme dans les années 1820. Voyons quel accueil les
bouchers ont réservé à la Seconde République, à Napoléon III puis à la Commune de Paris.
a) Les bouchers face à la révolution de 1848 et face à la Commune
La Révolution de 1848 a le mérite de donner la parole aux petits et aux oubliés, de
faire surgir du silence les simples bouchers qui ne partagent sans doute pas toujours les
positions tenues par les dirigeants du Syndicat de la Boucherie. Cela paraît normal : les
« sanguins », les bouchers abattants qui travaillent dans les abattoirs, accueillent les
événements de février 1848 avec beaucoup de joie. Nous le savons, ces garçons d’échaudoir
peuvent s’apparenter à des ouvriers d’usine, car ils travaillent « ensemble » dans un même
bâtiment. Bien sûr, ils possèdent leur propres instruments de travail2722 et les équipes
comptent deux ou trois personnes2723. Le travail à l’échaudoir s’apparente donc plus au monde
de l’atelier que de l’usine. Même si le patron donne ses ordres aux tueurs, il officie surtout à
la boutique. Les garçons d’échaudoir ont donc pu se créer une culture « ouvrière » depuis
1818, car ils ne fréquentent plus le monde artisanal et commerçant de l’étal. Les valeurs
paternalistes et corporatives sont moins présentes à l’abattoir qu’à la boutique. Le repas n’est
plus pris en commun chaque midi avec le patron et sa famille. Le garçon d’échaudoir a moins
d’intérêt que le garçon d’étal à être hébergé au dessus de la boutique. La boucherie en gros
progressant, on peut imaginer que des contre-maîtres ont fait leur apparition dans les abattoirs,
pour vérifier le bon déroulement des tâches. Bref, s’il n’est pas vraiment un prolétaire, le
garçon d’échaudoir n’a plus grand chose à voir avec le compagnon.
2721
La CNBF est la Confédération Nationale de la Boucherie Française.
2722
La tradition veut que chaque boucher possède sa « boutique », une boîte en bois qui rassemble le jeu de
couteaux, hachoirs et autres instruments nécessaires à la dépouille de l’animal. La « boutique » marque
d’ailleurs la fin de l’apprentissage et l’entrée dans le monde adulte.
2723
Les contraintes techniques pour la dépouille du bœuf nécessitent au moins un travail par équipe de deux.
534
Si l’on considère que l’abattoir de
Ménilmontant (Popincourt) compte
64 échaudoirs et que 3 personnes sont nécessaires par échaudoir (le tueur, le garçon
d’échaudoir et le « gratte-ratis »), cela signifie qu’au moins 192 personnes fréquentent
l’établissement chaque jour de tuerie. Le mode de fonctionnement est donc proche de celui
d’une usine, d’une grande unité de production, avec tout ce que cela suppose comme
conséquences sociales et politiques. Faut-il alors s’étonner qu’un arbre de la liberté soit planté
en mars 1848 à l’abattoir Popincourt 2724 ?
« Par une belle matinée d’un jeudi (petit jo ur d’ouvrage du mois de mars 1848), les
garçons bouchers de l’abattoir Popincourt réunis à la grille discutaient entr’eux avec
animation. La deuxième République venait d’être proclamée le 24 février, des arbres de
Liberté s’élevaient de toutes parts ; il s’agissait de planter un arbre de Liberté dans l’abattoir.
L’accord se fit vite et les garçons bouchers se divisèrent en deux groupes, les uns partirent
avec une voiture mise à leur disposition par Jacques Legrand meneur de viande, pour aller sur
les hauteurs de Belleville chercher le peuplier nécessaire. Les autres, armés de pelles et de
pioches s’improvisèrent paveurs et terrassiers, creusèrent un grand trou très profond près de la
grille, en face le bâtiment appelé : Bureau de la Boucherie. Le premier groupe revint de
Belleville avec un superbe peuplier de dix mètres au moins de hauteur ; l’enthousiasme
aidant, en quelques heures l’arbre fut amené, dressé, pavoisé. Une délégation fut envoyée
prévenir le clergé de Saint-Ambroise2725. Tout le personnel de l’abattoir, garçons bouchers,
fondeurs, tripiers, étaient réunis autour de l’arbre, nouvellement planté qui personnifiait la
Liberté. Le clergé de Saint-Ambroise au grand complet vint processionnellement bénir l’arbre
qui symbolisait la nouvelle devise républicaine : « Liberté ! Egalité ! Fraternité2726 ! ». La
bénédiction terminée, les garçons bouchers encore réunis, une voix sortit de leurs rangs :
« Camarades, élevons nos cœurs à Dieu, au travail, à la liberté ! ». Eclairée par un beau soleil
de printemps, cette scène ne manquait pas de grandeur2727 ». Nous n’avons pas de toile de
David pour illustrer ce nouveau serment du Jeu de Paume, mais nous avons un dessin
d’Albert Feuillastre qui illustre cet épisode. La foule y est nombreuse. Les garçons bouchers
portent leur costume inimitable (le tablier et le bourgeron) et l’on distingue très bien en bas à
droite la « boutique » accrochée à la ceinture d’un boucher. La convivialité du vin rouge n’a
2724
Maurice Agulhon a écrit de belles lignes sur les arbres de la liberté : « Leur plantation en cérémonie devint
l’un des spectacles les plus fréquents et les plus typiques des rues de Paris en mars et avril, relevant à la fois du
domaine de la cérémonie publique officielle et de celui de la spontanéité populaire. Dans la période du 22 au
30 mars, une demi-douzaine de grandes plantations eurent incontestablement le caractère solennel et
gouvernemental des fêtes officielles. Mais la spontanéité populaire s’est emparée de ce rite (qui ne lui était
d’ailleurs pas absolument étranger : il y a toujours eu dans l’arbre de la liberté quelque réminiscence du
« Mai » traditionnel) et en a fait, au début du printemps, une véritable mode ». Maurice AGULHON, Les
quarante-huitards, Gallimard, 1975, p 52.
2725
L’anticléricalisme, virulent pendant la Commune, est totalement absent à Paris en 1848. En juin 1848, la
mort tragique de Mgr Affre, archevêque de Paris, devant une barricade de la place de la Bastille, est un
accident et non pas une exécution volontaire comme celle de Mgr Darboy en 1871. Par contre, à Lyon, les
canuts attaquent les couvents et Emmanuel Arago expulse jésuites et capucins au printemps 1848. Maurice
AGULHON, 1848 ou l’apprentissage de la république (1848-1852) , Seuil, 1973, p 35, p 54 et p 73.
2726
Quand Frédéric et la Maréchale flânent dans les rues de Paris au printemps 1848, Flaubert note à propos de
la plantation d’un arbre de la Liberté : « MM. les ecclésiastiques concouraient à la cérémonie bénissant la
République, escortés par des serviteurs à galons d’or ; et la multitude trouvait cela très bien ». Gustave
FLAUBERT, L’éducation sentimentale , 1869.
2727
Henry MATROT, Vieux Souvenirs, 1910, pp 52-53.
535
pas été oubliée non plus2728…
Le moins que l’on puisse dire, c’est que les garçons bouchers des abattoirs de Paris
réservent un accueil chaleureux à la République. Un tel engouement existe-t-il chez les
étaliers ? Peuvent-ils rester insensibles à la « fièvre sociale » qui envahit la France en février
1848 ? Jacques Ellul résume très bien ce contexte fébrile : « En 1848, se produit, avec la
Révolution, un grand mouvement d’organisation syndicale : les ouvriers créent de nouvelles
associations, des liens s’établissent entre les sociétés ouvrières, on crée des « associations
fraternelles » pour s’instruire sur les droits politiques et sociaux, discuter de l’organisation du
travail, soutenir le gouvernement républicain, abolir le marchandage, stabiliser le sort des
ouvriers. Puis on établit des caisses de solidarité ouvrière pour les secours aux malades et
vieillards2729. Les associations de toute sorte se multiplient : « l’association » prend une vertu
magique, les ouvriers attendent d’elle la fin de l’exploitation, les coopératives surtout sont
actives. Le gouvernement ouvre des crédits en leur faveur. Vingt sociétés coopératives entre
patrons et ouvriers sont constituées. Mais on confond trop l’assistance et la production
coopérative2730 ». Impliqués dans le mouvement coopératif et mutuelliste, les employés de la
boucherie ne sont pas restés insensibles aux sirènes sociales de la République2731.
Nous ne connaissons pas les réactions des bouchers face au coup d’Etat de LouisNapoléon Bonaparte, ni leur comportement sous le Second Empire. Apparemment, les
relations entre la mutuelle des Vrais Amis et le pouvoir impérial ont été excellentes. Le
« césarisme social » de Napoléon III devait très bien convenir aux bouchers. En 1858, le
préfet Haussmann met la salle Saint-Jean de l’Hôtel de ville à la disposition de la mutuelle des
bouchers pour leurs séances plénières2732. En 1862, Gaillardin, membre de la commission
supérieure des sociétés de secours mutuel au ministère de l'Intérieur, est reçu comme membre
honoraire des Vrais Amis. Le ministère de l’Intérieur décerne plusieurs médailles de la
mutualité aux Vrais Amis : l’ancien président, Grosset, reçoit une médaille d’argent en
18632733 et l’ancien trésorier, Goyard, reçoit une médaille d’or en 1869 2734. Les Vrais Amis
sont reconnus d’utilité publique par un décret du 22 décembre 1866. La politique sociale de
l’Empire, le soutien qu’il apporte aux Vrais Amis, ne peuvent qu’enchanter les bouchers.
2728
Le problème de l’alcoolisme chez les bouchers de La Villette à la Belle Epoque est souvent évoqué par les
auteurs.
2729
Un arrêté du préfet de police du 1er avril 1848 décide de former un fonds destiné aux pensions de retraite
pour les garçons bouchers. Nous ne connaissons pas le devenir de cette mesure. Il existe un dossier sur la
« liquidation de la caisse des retraites des bouchers et employés du Syndicat » en 1858-1860. Cela peut nous
laisser penser que la caisse de retraite a fonctionné entre 1848 et 1858. Archives de la Préfecture de police de
Paris, DA 365, dossier 4.
2730
Jacques ELLUL, Histoire des institutions, tome 5 : le XIXe siècle, PUF, 1993, pp 285-286.
2731
Outre les mesures prises sur les coopératives, les bureaux de placement, les sociétés de secours mutuels et les
livrets ouvriers, la Seconde République réorganise les élections aux Conseils de prud’hommes par le décret du
27 mai 1848 et atténue les sanctions appliquées aux ouvriers dans la loi du 25 novembre 1849 sur les
coalitions. On peut consulter à ce sujet Etienne MARTIN SAINT-LEON, op. cit., pp 645-646.
2732
Louis GOYARD, « Origine et développement des sociétés de secours mutuels », Bulletin mensuel de la
Société de prévoyance et de secours mutuel de la boucherie de Paris (les Vrais Amis), septembre 1888.
BNF, 4° R 916.
2733
Décret du 7 avril 1863.
2734
Décret du 7 août 1869.
536
Autant
les
« boucheries
municipales », mises en place
pendant le siège de 1870, ont suscité des réactions nombreuses et hostiles, autant nous ne
connaissons pas l’accueil réservé à l’insurrection de la Commune 2735. Certaines mesures
prises par les communards ont sans doute reçu un accueil favorable de la part des petits
bouchers, comme le moratoire des échéances pour les petits commerçants ou l’annulation des
quittances encore dues par les locataires2736. La commission du travail interdit les amendes et
les retenues sur les salaires, abolit le travail de nuit des ouvriers boulangers, encourage les
coopératives ouvrières, remplace les bureaux de placement par une Bourse du travail dans
chaque arrondissement, autant de mesures qui reviennent dans les revendications syndicales
entre 1880 et 1914. Il serait intéressant de savoir si les bouchers ont participé « au vieux
courant à la fois démocratique et municipaliste du XIXe siècle, qui avait trouvé son expression
la plus significative à l’époque de la Commune, sous les espèces d’un tiers parti animé par les
syndicats patronaux du centre de la capitale2737 ».
Comme nous manquons de données sur l’attitude spécifique des bouchers, nous nous
contenterons de supposer qu’ils partageaient les mêmes valeurs que le monde de la boutique.
Les comportements politiques de la petite bourgeoisie ont été largement étudiés2738. Pour
Jeanne Gaillard, « la tactique fiscale qui prévaut de la monarchie de Juillet à 1880 est, avec
des modalités différentes, la contrepartie d’une méfiance politique qui écarte boutiquiers et
artisans des centres de décision. Sous la monarchie de Juillet, les tout petits patentés sont
imposés au-dessous du cens électoral, ils font partie des « classes qui ne pourront jamais
contribuer au mouvement électoral », déclare le ministre au cours du débat parlementaire de
18442739. Sous le Second Empire, ces « classes » votent mais elles sont écartées des centres de
consultation, car le système censitaire demeure en vigueur pour le recrutement des Chambres
de Commerce jusqu’en 1873 2740. Elles ont même perdu, de la monarchie de Juillet à l’Empire,
2735
J’ai placé en annexe deux illustrations évoquant les boucheries municipales pendant le siège de 1870.
L’annexe 37 est une caricature féroce de la figure du boucher peu avenant alors que l’annexe 38 est une image
populaire beaucoup plus lisse, où le gendarme veille au respect de la file d’attente. Dans les deux dessins,
l’accent est mis sur les viandes « étranges » qui sont vendues pendant le Siège : chevaux, chats, chiens, rats…
Annexe 37 : Boucherie municipale vue par Alfred le Petit, détail du Siège de Paris, supplément de La Charge,
1870. Annexe 38 : Le rationnement de la viande pendant le Siège de Paris, image populaire de 1903 (Louis
Vagné, imprimeur à Pont-à-Mousson).
2736
Alain PLESSIS, De la fête impériale au mur des fédérés (1852-1871), Seuil, 1979, pp 227-228.
2737
Jeanne GAILLARD, « La petite entreprise en France au XIXe et au XXe siècle », in Commission
internationale d’Histoire des mouvements sociaux et des structures sociales, Petite entreprise et croissance
industrielle dans le monde aux XIXe et XXe siècles, CNRS, 1981, tome 1, p 156. Pour plus de détails sur le
« tiers parti » patronal en 1871-1873, il faut consulter Jeanne GAILLARD, « Les papiers de la Ligue
républicaine des Droits de Paris », Le Mouvement Social, n°56, juillet-septembre 1966, p 68.
2738
Pour la période 1789-1848, nous renvoyons à la synthèse générale de Nonna MAYER, La boutique contre la
gauche, FNSP, 1986, p 96-101. La table ronde « Les classes moyennes et la politique » organisée en novembre
1980 par l’Association française de science politique a donné naissance à l’ouvrage collectif dirigé par Georges
LAVAU, L’univers politique des classes moyennes , FNSP, 1983, 389 p. Par ailleurs, le Mouvement Social a
consacré un numéro spécial, dirigé par H.-G. HAUPT et P. VIGIER, « Petite entreprise et politique », n°114,
janvier-mars 1981.
2739
2740
Il s’agit du débat sur la loi du 25 avril 1844 sur les patentes, que nous avons déjà évoqué.
Même si les élections des membres de la Chambre de commerce se font au suffrage universel des patentés
depuis 1848, il y a environ 2% de votants. En ce qui concerne le Tribunal de commerce, les premières élections
consulaires libres à Paris sont celles de 1867. Joël DUBOS, Aux origines du syndicalisme d’union patronale.
André Lebon et la Fédération des industriels et des commerçants français, de la création en 1903 à la
première Guerre Mondiale, Thèse de Doctorat, Paris X, 1997, p 573.
537
les libertés municipales qui leur permettaient
de se faire entendre dans le cadre des
communes rurales. L’ostracisme ouvert ou déguisé dont la petite bourgeoisie de boutique et
d’atelier est ainsi l’objet, entretient ses aspirations à une démocratie qui rapprocherait le
pouvoir du peuple par le truchement des municipalités. Pendant tout le XIXe siècle, le petit
patronat est donc à gauche2741 ». Cette conclusion semble pouvoir s’appliquer aux bouchers
parisiens quand on sait leurs réactions assez favorables face à la révolution de 1848 et face à
la Commune.
b) Les patrons bouchers face à la mise en place de la Troisième
République
Le comportement religieux des bouchers peut nous renseigner, d’une façon indirecte,
sur leur univers mental, à défaut de connaître leurs idéaux politiques. Pendant tout le Second
Empire, les bouchers disposent d’une messe corporative annuelle en l’église Saint-Eustache,
le mardi Saint2742. Entre 1849 et 1858, l’abbé Louis Gaudreau (1792-1872) est curé de SaintEustache à une époque où les cérémonies de la Boucherie devaient être fastueuses, la
corporation bénéficiant des ressources financières de la Caisse de Poissy. Quand la caisse de
Poissy et le Syndicat de la Boucherie de Paris sont supprimés en 1858, le financement de la
messe revient à la mutuelle des Vrais Amis et dépend de la générosité des bouchers. La
cérémonie subsiste jusqu’en 1870. De 1858 jusqu’à sa mort, l’abbé Léonard Simon (18031873) est curé de Saint-Eustache2743. En 1862, il est admis comme membre honoraire des
Vrais Amis, signe de sa bonne entente avec les bouchers2744. Malade depuis 1870, l’abbé
Simon est arrêté pendant la Commune2745 avant de mourir en 1873, « après une longue et
douloureuse maladie2746 ». Les obsèques du « bon curé des Halles » le 30 avril 1873 sont
grandioses, en présence de Mgr Foulon, évêque de Nancy. Le cortège funèbre, comptant le
président de l’Assemblée Nationale et les maires des premier et second arrondissements, a fait
un tour complet des Halles2747. Nul doute que les bouchers tenaient une bonne place dans la
procession.
L’attachement des bouchers parisiens au catholicisme n’est guère surprenant : il
participe à la vie confraternelle de la corporation2748. De même, les somptueuses funérailles
2741
Jeanne GAILLARD, « La petite entreprise en France au XIXe et au XXe siècle », in Commission
internationale d’Histoire des mouvements sociaux et des structures sociales, Petite entreprise et croissance
industrielle dans le monde aux XIXe et XXe siècles, CNRS, 1981, tome 1, pp 150-151.
2742
Il s’agit d’une « messe solennelle pour implorer la bénédiction divine avec exhortation du curé ». Louis
GAUDREAU, Notice historique et descriptive sur l'église et la paroisse Saint-Eustache de Paris
, Dentu, 1855,
p 126.
2743
Archives Historiques de l’Archevêché de Paris, carton sur la paroisse Saint-Eustache.
2744
Louis GOYARD, « Origine et développement des sociétés de secours mutuels », Bulletin mensuel de la
Société de prévoyance et de secours mutuel de la boucherie de Paris, septembre 1888. BNF, 4° R 916.
2745
Abbé COULLIE, St-Eustache pendant la Commune, mars-avril-mai 1871, 1872, 77 p.
2746
« Nécrologie de l’abbé Simon », La semaine religieuse de Paris, 3 mai 1873, n°1008, p 591.
2747
Ibid., p 587.
2748
Pour plus de détails, nous renvoyons à Sylvain LETEUX, « L’Eglise et les artisans : l’attachement des
bouchers parisiens au catholicisme du XVe au XXe siècle », Revue d’Histoire Ecclésiastique , juin 2004, n°3-4,
pp 371-390.
538
du « bon curé des Halles » en 1873 ne sont
guère originales dans le contexte très
réactionnaire de l’Ordre moral 2749. Alors que les catholiques parisiens souhaitent expier les
crimes de la Commune (notamment l’assassinat de Mgr Darboy, archevêque de Paris) en
édifiant une grande basilique dédiée au Sacré-Cœur à Montmartre, les bouchers « expient » en
1873 l’outrage subi par l’abbé Simon en 1871 (son arrestation par les Communards). Les
bouchers suivent l’air du temps.
Par contre, il est étonnant que le regain catholique des années 1871-1875 n’ait pas
permis aux bouchers de reprendre leur messe corporative annuelle. En 1883, un garçon
boucher, Victor Gervais, propose à la Chambre syndicale ouvrière de la Boucherie de fêter le
Vendredi Saint, mais cette demande est repoussée2750. En 1888, Louis Goyard, trésorier des
Vrais Amis, regrette que la « pieuse cérémonie » ait disparu en 1870, car elle « avait les plus
heureux résultats et contribuait puissamment au développement de la société de secours
mutuels ». Cette « solennité religieuse » ne coûtant que 300 francs, Louis Goyard souhaite, en
vain, son rétablissement2751. Nous pouvons donc en conclure, qu’en matière religieuse, les
bouchers suivent globalement l’évolution dominante, au gré des régimes politiques en place.
Ils basculent rapidement du « catholicisme de tradition » (entre 1815 et 1875) à
l’anticléricalisme républicain après 1875 2752. Un tel conformisme se retrouve-t-il en matière
politique ?
Pour Michel Boyer, les bouchers lyonnais « partagent les idéaux de la société de leur
temps, ils refusent la violence en politique, ils sont républicains, conformistes à tous les points
de vue, et ils adhèrent aux valeurs de la bourgeoisie, dont ils portent le costume. Mais ils le
font avec l’ostentation et l’obstination de ceux qui cherchent à effacer une mauvaise
réputation. La volonté de respectabilité des bouchers correspond en effet à ce sentiment d’être
en quelque sorte les « boucs émissaires » de la société, chargés de toute la frayeur et de tout le
dégoût qui se trouvent, au moins inconsciemment, attachés au meurtre et au dépeçage d’un
être vivant. Plus encore, il leur faut faire oublier leur tablier taché de sang et le couteau qu’ils
portent en permanence2753 ». J’ai placé en annexe un portrait de 1877 qui illustre bien la
« volonté de respectabilité » évoquée par Michel Boyer2754.
Est-ce dans cette optique qu’il faut interpréter les opérations charitables et
philanthropiques menées par la Chambre syndicale patronale de la Boucherie de Paris ? En
décembre 1878, le Syndicat s’associe à la fondation Montyon pour une opération de bons de
2749
Quand Thiers démissionne le 24 mai 1873, le général légitimiste Mac Mahon devient président de la
République et Broglie, catholique conservateur, est vice-président du Conseil.
2750
Demande manuscrite du 3 septembre 1883. Dossier sur la Chambre syndicale ouvrière de la Boucherie de
Paris. Archives de la Préfecture de police de Paris, BA 1409.
2751
Louis GOYARD, op. cit., bulletin de novembre 1888.
2752
Les bouchers ne sont peut-être pas devenus complètement anticléricaux, encore que leurs excellentes
relations avec la franc-maçonnerie pourraient laisser penser qu’ils deviennent libres-penseurs. Il serait
intéressant de savoir si les bouchers ont été nombreux à participer aux banquets de Pâques des anticléricaux de
la IIIe République. Pour de plus amples détails, nous renvoyons à Jacqueline LALOUETTE, « Les banquets du
vendredi dit Saint », in A. CORBIN, N. GEROME et D. TARTAKOWSKY (dir.), Les usages politiques des
fêtes aux XIXe-XXe siècles, Publications de la Sorbonne, 1994, pp 223-235.
2753
Michel BOYER, Les métiers de la viande à Lyon de 1860 à 1914 : Une étude sur la petite bourgeoisie,
Thèse de 3e cycle, Lyon II, 1985, p 347.
2754
Annexe 39 : Portrait d’un boucher par Arsène Symphorien Sauvage (1877). Huile sur toile. Musée des Arts
et Traditions Populaires, 59.26.1.
539
viande
distribués
par
l’Assistance
Publique2755. En décembre 1881, la Chambre
apporte son soutien à une œuvre de « bons de consommation », dont la commission exécutive
se réunit au Grand Orient de France (16 rue Cadet)2756. La question est à nouveau évoquée en
mars 1882 : « Diverses loges maçonniques demandent à la Chambre syndicale de vouloir bien
leur venir en aide et de s'entendre avec elles pour la distribution et le remboursement des bons
de viande distribués par les délégués des loges maçonniques qui ont adhéré à cette œuvre
philanthropique2757 ». On peut imaginer sans peine que les bouchers ont répondu
favorablement à cette demande. Outre la quête de respectabilité évoquée par Michel Boyer,
les bouchers parisiens font également allégeance au nouveau régime républicain en se
rapprochant de la philanthropie franc-maçonnique, tournant ainsi le dos aux organes
charitables catholiques. Par ailleurs, entre 1894 et 1914, la grande assemblée générale
annuelle de la Chambre syndicale patronale de la Boucherie se tient le plus souvent au GrandOrient de France (16 rue Cadet). Il serait intéressant de creuser les relations qui ont existé
entre la franc-maçonnerie et le Syndicat des bouchers, pour en préciser l’étendue et la
durée2758.
A Lyon, plusieurs articles de La Tribune lyonnaise, organe de presse des bouchers,
« expriment clairement des idées républicaines, accompagnées de jugements condamnant les
royalistes, les nihilistes et… l’inefficacité de la Chambre. A travers sa presse, le syndicat de la
boucherie soutient résolument « l’opportunisme » de Gambetta, auquel il consacre plusieurs
articles, notamment en mai 1882 et en janvier 1883 à l’occasion de sa mort ». Les bouchers
lyonnais étalent leurs opinions antimonarchistes et anticléricales lors du krach de l’Union
Générale et lors de la maladie du comte de Chambord2759. « En 1882, La Tribune appelle
d’ailleurs à voter pour un candidat républicain 2760 ». Nous n’avons pas mené de dépouillement
systématique dans la presse parisienne, mais il est probable que les résultats auraient été assez
proches de ceux trouvés par Michel Boyer à Lyon.
Si l’on analyse ses débats et ses actions entre 1868 et 1886, l a Chambre syndicale
patronale de la Boucherie de Paris apparaît comme un syndicat paternaliste et conservateur,
mais républicain. Peut-on considérer que la Chambre des bouchers fonctionne sur le principe
des idées d’Albert de Mun ? Albert de Mun (1841-1914), sorti de Saint-Cyr, officier entre
2755
Rapport des brigades de recherche sur la Chambre syndicale de la Boucherie de Paris, 4 décembre 1878.
Archives de la Préfecture de Police de Paris, BA 1409.
2756
Ibid., rapport du 5 décembre 1881. Le Grand Orient de France est une obédience française créée en 1773
pour remédier au désordre qui régnait à l’époque au sein de la Grande Loge de France. Jean-André
FAUCHER, Dictionnaire historique des francs-maçons du XVIIIe à nos jours, Perrin, 1988, p 406.
2757
Rapport des brigades de police de Paris, 2 mars 1882. APP, BA 1409.
2758
Nous avons cherché dans le fichier maçonnique du Grand Orient de France (16 rue Cadet) l’appartenance
éventuelle des différents dirigeants du Syndicat de la Boucherie de Paris. Apparemment, seul Octave Perreau,
président du Syndicat général de la Boucherie française entre 1894 et 1898, a été franc-maçon, membre de la
loge parisienne des « Vrais Frères Unis Inséparables » (3e grade) de 1880 à 1907. Je remercie Pierre Mollier
pour son aide lors de cette recherche.
2759
L’Union générale, « fondée en 1878 par Eugène Bontoux, hommes d’affaires et politicien légitimiste, avait
pour objectif de battre en brèche les positions acquises par la banque israélite et protestante. Actionnaires et
clients étaient issus, pour la plupart, des milieux monarchistes et catholiques ». L’Union générale est mise en
liquidation judiciaire en janvier 1882. Jean LEDUC, L’enracinement de la République (1879-1918 ), Hachette,
1991, p 34.
2760
Michel BOYER, Les métiers de la viande à Lyon de 1860 à 1914 ; une étude sur la petite bourgeoisie, Thèse
de 3e cycle, Lyon II, 1985, p 330.
540
1862 et 1875, a participé à la répression de la Commune, tout en prenant conscience de
l’abîme qui sépare l’Eglise des classes ouvrières. Initié au catholicisme social, il fonde en
1871 avec La Tour du Pin les cercles catholiques d’ouvriers, d’esprit paternaliste, et jette les
bases en 1886 de l’ACJF (Association Catholique de la Jeunesse Française) 2761. Plusieurs fois
député entre 1876 et 1914, Albert de Mun, malgré ses opinions monarchistes, suit Léon XIII
dans le ralliement à la République. Sa nostalgie pour les corporations d’Ancien Régime est
sincère, car il y voit la réalisation d’un « véritable esprit de famille ». Pour lui, les syndicats
professionnels doivent suivre les principes suivants : maintien du lien religieux, organisation
de l’apprentissage et des épreuves techniques, possession d’un patrimoine, présence conjointe
des patrons et des ouvriers-apprentis ou compagnons dans l’association ; le conseil syndical
doit être élu par les ouvriers et les patrons2762. Dans les années 1930, cet idéal chrétien et
paternaliste sera repris par plusieurs dirigeants patronaux syndicaux de la Boucherie
parisienne, notamment Georges Chaudieu et René Serre. Mais dans les années 1870 et 1880,
malgré des points communs indiscutables (paternalisme et conservatisme social), la Chambre
syndicale de la Boucherie s’éloigne des idées d’Albert du Mun sur plusieurs points essentiels :
•
Le lien religieux est inexistant chez les bouchers entre 1871 et 1914, les
cérémonies religieuses corporatives organisées à Saint-Eustache ayant disparu en
1870 et la Chambre entretenant d’excellents rapports avec la franc-maçonnerie.
Les poussées antisémites à la Villette dans les années 1890 ne sont pas
accompagnées d’une volonté de reconstituer un quelconque lien religieux
professionnel2763.
•
La dimension monarchiste du catholicisme social semble complètement absente
chez les bouchers parisiens, sagement ralliés à la République.
•
Pour les « catholiques sociaux », l’ouvrier est au centre des préoccupa tions pour
éviter tout affrontement social et devancer les éventuelles revendications. La
Chambre patronale de la Boucherie refuse clairement tout effort visant à améliorer
les conditions de travail des employés : les « questions sociales » sont
soigneusement repoussées et enterrées, sauf si la loi ou les circonstances imposent
des réformes (apprentissage, placement, mutualité, repos hebdomadaire, accidents
du travail, retraites).
Si les choix « politiques » du Syndicat de la Boucherie de Paris sont les mêmes entre
1886 et 1914 qu’entre 1870 et 1885, ce que nous ignorons, il est fort possible que les
bouchers parisiens n’aient jamais pris part à l’Union fraternelle du commerce et de l’industrie,
groupement corporatiste proche du catholicisme social, fondé en vers 1889-1891 par un
patron du textile champenois, Léon Harmel2764. Inspiré par les catholiques belges, Léon
2761
La Tour du Pin (1834-1924), officier en 1870, est fait prisonnier à Metz en même temps qu’Albert du Mun,
avec qui il se consacre, après la Commune, à la « contre-révolution chrétienne » en faveur de la classe
ouvrière. Sociologie, il fut le penseur de l’école sociale catholique de la fin du XIXe siècle. Il élabora une
doctrine sociale chrétienne corporatiste qui influença la rédaction et l’esprit de l’encyclique Rerum Novarum
de Léon XIII (1891). Grand Larousse en 5 volumes, 1989, tome 3, p 1809.
2762
Francine SOUBIRAN-PAILLET, L’invention du syndicat (1791-1884): itinéraire d’une catégorie juridique ,
LGDJ, 1999, p 132.
2763
Sur la vague antisémite à la Villette à la Belle Epoque, nous renvoyons à Pierre HADDAD, Les chevillards
de la Villette : naissance, vie et mort d’une corporation , Thèse de Doctorat, Paris X, 1995, pp 125-133.
2764
Selon J. Bernard, l’Union fraternelle fut fondée en 1889, regroupe 6000 membres vers 1905 et réunit surtout
des « notables commerçants ». Joseph BERNARD, Du mouvement d'organisation et de défense du petit
541
Harmel critique l’individualisme – valeur
très importante pour les bouchers, et les
commerçants en général – et prône l’organisation et le rassemblement des « classes
moyennes » pour faire barrage au « collectivisme2765 ». Les idées corporatives, imprégnées
des idées de l’action catholique belge (J. Stevens, Hector Lambrechts, Oscar Pyfferoen), se
retrouvent en France chez de nombreux auteurs du début du XXe siècle, comme Paul HubertValleroux2766, Pierre du Maroussem, Etienne Martin Saint-Léon (conservateur du Musée
Social de Paris) ou Victor de Clercq (militant de l’Action libérale et membre de l’Union
fraternelle).
Si l’on considère les nombreuses récompenses officielles décernées à la mutuelle des
Vrais Amis, on peut affirmer que les bouchers parisiens avaient d’excellentes relations avec le
gouvernement républicain2767. L’approbation administrative de la mutuelle est renouvelée en
décembre 1884. L’ancien a dministrateur des Vrais Amis, Henry-Rémy Desboeufs reçoit une
médaille d’argent en 1875, l’ancien président Hersant reçoit une médaille d’or en 1878,
l’ancien trésorier Truc une médaille d’argent en 1881, le président Desboeufs une médaille
d’argent en 1887. L’ancien vice-président, Paul Matrat, reçoit la médaille d’argent de la
mutualité en 1878. En avril 1882, il obtient un prix de 2 500 F au concours Pereire pour son
ouvrage sur l’extinction du paupérisme, L’avenir de l’ouvrier . Le 14 juillet 1882, il est
nommé chevalier de la Légion d’honneur 2768. Henry Matrot, nommé trésorier des Vrais Amis
en mai 1882, reçoit la médaille d’argent de la mutualité en 1885. En 1887, il reçoit les palmes
académiques et fait un don de 1000 F à la caisse de réserve de la mutuelle. En 1910, Henry
Matrot est chevalier du mérite agricole et officier de l’instruction publique. Cette « course aux
honneurs » fait grincer certaines dents. En mars 1903, dans L’alimentation ouvrière , l’étalier
Bertrand Tornaud dénonce les « patrons mutualistes et collaborateurs », qui visent la fortune,
le ruban et la brillante « médaille » (il s’agit sans doute de la médaille de la mutualité) 2769.
commerce français, Thèse de Droit, Paris, 1906, p 98. Pour plus de détails sur l’Union fraternelle, nous
renvoyons à Jean-Marie MAYEUR, « L’Eglise catholique : les limites d’une prise de conscience », in Georges
LAVAU (dir.), L’univers politique des classes moyennes , FNSP, 1983, pp 126-128.
2765
Nonna MAYER, op. cit., p 102.
2766
Joël Dubos rend hommage aux recherches menées par Hubert-Valleroux sur le syndicalisme patronal, même
si l’approche conceptuelle est passéiste et désuète (la notion de corporation étant centrale dans son œuvre).
« Le gros travail de l’avocat P aul Hubert-Valleroux, un des principaux animateurs du courant intellectuel
catholique, constitue en fait la première véritable synthèse sur le sujet et l’ensemble de son œuvre en fait le
premier véritable spécialiste de la question ». Joël DUBOS, op. cit., p 535.
2767
Sur les médailles de la mutualité, nous renvoyons à Michel DREYFUS, « La fête en mutualité », in A.
CORBIN, N. GEROME et D. TARTAKOWSKY (dir.), Les usages politiques des fêtes aux XIXe-XXe siècles,
Publications de la Sorbonne, 1994, p 254.
2768
Société de prévoyance et de secours mutuels de la Boucherie de Paris (les Vrais Amis), Wattier, 1889, 16 p.
Archives de la Chambre de Commerce de Paris, 352 126.
2769
L’Alimentation ouvrière est l’organe de presse officiel de la Fédération Nationale des Travailleurs de
l’Alimentation (CGT). L’Alimentation ouvrière , n°8, mars 1903. Archives Départementales de la Seine-SaintDenis, 46 J 26.
542
c)
Les bouchers détaillants
droitière à partir de 1885 ?
sont-ils concernés par la dérive
Dans leur grande majorité, les chevillards de la Villette semblent avoir été attirés par
les idées nationalistes, xénophobes et antisémites dans les années 1890. Le marquis de Morès
en 1892 puis Jules Guérin en 1897-1899 ont reçu un accueil chaleureux de la part de
nombreux chevillards de la Villette (Gaston Dumay, Bernard Roux), qui occupent des postes
importants au sein du Syndicat de la Boucherie en gros de Paris. Les comportements
politiques des chevillards sont assez bien connus car de nombreuses études permettent de les
appréhender2770. Par contre, nous ne connaissons pas les orientations politiques majoritaires
au sein du Syndicat patronal de la Boucherie de Paris après 1882 car la surveillance de la
préfecture de police se relâche à partir de cette date. Un dépouillement de la presse syndicale
serait nécessaire pour connaître les opinions politiques des bouchers entre 1882 et 1914, mais
la difficulté de la tâche nous a rebuté. A défaut de connaître les sympathies des bouchers,
voyons de quel autre groupe professionnel nous pourrions les rapprocher2771. Avec la loi de
1884, les associations professionnelles et les groupes de pression économiques se multiplient,
comme le Comité de l’alimentation de Paris, la Ligue syndicale pour la défense des intérêts
du travail, de l’industrie et du commerce, etc 2772… Vers quelle association se tournent les
sympathies des bouchers parisiens ? Restent-ils fidèles à la République ou sont-ils tentés par
le boulangisme et le nationalisme ? Bref, les bouchers parisiens ont-il suivi l’évolution
générale, entre 1880 et 1914, des petits commerçants français de la gauche vers la droite2773 ?
Nous savons que le Syndicat de la Boucherie de Paris fait partie du Comité de
l’alimentation de Paris, fondé en 1885 par le restaurateur Nicolas Marguery. Philip Nord
indique que les principales organisations syndicales parisiennes (le Comité de l’alimentation
de Marguery, le Comité central des Chambres syndicales de Charles Expert-Bezançon2774,
l’Alliance syndicale des Chambres syndicales d’Alfred Pinard, le Syndicat général des
Chambres syndicales d’Alexis Muzet et la Chambre syndicale du bâtiment de Bertrand) ont
convenu, en 1897, « d’unir tous leurs efforts politiques aux prochaines élections législatives
grâce à la création d’un Comité républicain national du commerce et de l’industrie 2775 ».
2770
Je renvoie notamment à Pierre HADDAD, op. cit., p 124-134 et à Bard BRIELS, De Slachters van La
Villette, een antisemitische knokploeg in het Parijs, Doctoraalscriptie nieuwe en theoretische geschiedenis
(Mémoire de maîtrise en histoire contemporaine), Université d’Amsterdam, 1988.
2771
Pour se repérer dans la nébuleuse des associations qui fleurissent après 1884 pour défendre les intérêts
patronaux, nous renvoyons à Joël DUBOS, Aux origines du syndicalisme d’union patronale. André Lebon et la
Fédération des industriels et des commerçants français, de la création en 1903 à la première Guerre
Mondiale, Thèse de Doctorat, Paris X, 1997, pp 663-665.
2772
Sur la Ligue syndicale pour la défense des intérêts du travail, du commerce et de l’industrie, nous renvoyons
à Philip G. NORD, « Le mouvement des petits commerçants et la politique en France de 1888 à 1914 », Le
mouvement social, n°114, janvier-mars 1981, p 36.
2773
« Dans la période 1888-1914, le mouvement des petits commerçants passa du radicalisme au poincarisme à
travers le nationalisme ». Philip G. NORD, op. cit., p 55.
2774
Le comité Expert-Bezançon (producteur de produits chimiques) est un groupe anti-socialiste, clairement
soutenu par le gouvernement Méline lors du banquet inaugural d’octobre 1897 : « Waldeck-Rousseau,
Raymond Poincaré et Paul Deschanel employèrent leur art oratoire pour promouvoir les intérêts des grandes
entreprises ».
2775
Philip G. NORD, op. cit., p 43.
543
Même si Nicolas Marguery est proche du
radicalisme2776 et souhaite ancrer le comité
de l’alimentation au respect de la légalité républicaine et des gouvernements modérés, il n’en
reste pas moins que la base semble avoir été tentée par les idées boulangistes puis
nationalistes, adoptant un comportement politique proche de celui de la Ligue syndicale du
commerce et de l’industrie. Nous restons très prudents sur ce point car nous connaissons très
mal l’histoire du comité de l’alimentation 2777. Une étude approfondie du mouvement initié par
Marguery serait utile2778.
De même, les renseignements récoltés sur le Comité national républicain du
commerce et de l’industrie ne permettent pas d’avoir une idée précise des objectifs et du
fonctionnement de ce groupement. Pour Jean-Marie Mayeur, ce comité, fondé en avril 1897,
« patronné par Deschanel, Jules Siegfried, Poincaré, Waldeck, renforce l’évolution des
modérés vers le protectionnisme, suscite brochures et réunions pour défendre le ministère
Méline2779 ». Jean-Noël Jeanneney indique que le comité « fut longtemps sous la IIIe
République la plus notable organisation de recueil et de distribution des fonds électoraux »
(pour les radicaux)2780. Pour Jeanne Gaillard, le « comité républicain du commerce et de
l’industrie, dit comité Mascuraud, du nom de son premier président, apporte aux républicains
et à la République, en proie au nationalisme, une caution qui va des « petits » aux notabilités
du commerce et de l’industrie ». Le comité Mascuraud « s’inscrit dans une longu e tradition
qui associe, déjà dans les régimes antérieurs, syndicalisme et politique. Cet amalgame
n’étonnait personne sous le Second Empire ; sous la Troisième République, on ne compte pas
les tentatives faites par les formations politiques pour annexer à la droite ou à la gauche des
comités, cercles professionnels et autres qui, en marge de la représentation économique
officielle, représentent le commerce et l’industrie 2781 ».
Si l’on se réfère au compte-rendu du banquet inaugural, qui s’est tenu le 29 novembre
1899 sous la présidence du ministre du commerce Millerand, le comité républicain du
commerce et de l’industrie (autorisé par un arrêt ministériel du 30 août 1899) est présidé par
Alfred Mascuraud, président de la Chambre syndicale de la bijouterie fantaisie, vice-président
du Syndical général du commerce et de l’industrie, ancien président du Conseil des
prud’hommes de la Seine. Parmi les membres dirigeants du comité Mascuraud, on trouve de
2776
Marguery « fait partie du comité électoral du candidat radical Brisson dans le 10e arrondissement lors des
élections législatives de 1889 » et il combat les candidatures boulangistes. Philippe LACOMBRADE, op. cit.,
p 829.
2777
« Pendant la campagne électorale de 1902, les efforts de Marguery (lui-même proche du radicalisme) pour
convaincre le Comité de l’alimentation de soutenir les candidatures de dreyfusards comme Brisson, Millerand,
etc., provoquèrent une révolte de la base. Marguery démissionna, et Le Radical accusa le Comité d’être « une
agence de propagande électorale » de teinte nationaliste. (…) Marguery assuma de nouveau la présidence du
Comité, après que les passions électorales se furent apaisées ». Philip G. NORD, op. cit., p 45.
2778
Nous retrouverons plus loin Marguery, membre de la Chambre de commerce de Paris, en 1899, car il
présente un rapport favorable à l’abrogation des articles 30 et 31 de la loi des 19-22 juillet 1791, qui autorise
les communes à taxer la viande et le pain.
2779
Jean-Marie Mayeur semble confondre le comité Expert-Bezançon (fondé en 1897) et le comité Mascuraud
(fondé en 1899). Jean-Marie MAYEUR, La vie politique sous la Troisième République (1870-1940), Seuil,
1984, p 170.
Jean-Noël JEANNENEY, L’argent caché : milieux d’affaires et pouvoirs politiques dans la France du XX e
siècle, Fayard, 1981, pp 15-16.
2780
2781
Jeanne GAILLARD, « La petite entreprise entre la droite et la gauche », in G. LAVAU, G. GRUNBERG et
N. MAYER (dir.), L’univers politique des classes moyennes , FNSP, 1983, p 61.
544
grands industriels, mais aucun professionnel
de l’alimentation (à part quelques gros
négociants, tel Albert Colas, secrétaire général de l’Union du commerce des vins et
spiritueux, secrétaire du Syndicat général du commerce et de l’industrie) ni aucun des
personnages cités par Philip Nord (Expert-Bezançon, Pinard, Muzet, Marguery, Bertrand)2782.
De même, aucun discours de Waldeck-Rousseau, de Poincaré ou de Paul Deschanel n’est tenu
lors du banquet de 1899 mais des allocutions des anciens présidents du Conseil Henri Brisson
et Freycinet, du président de la Commission du Budget (Mesureur) et du président du Conseil
municipal de Paris2783.
Faut-il comprendre qu’il a existé deux groupes proches mais distincts : un comité
républicain national du commerce et de l’industrie, fondé en 1897 et dirigé par ExpertBezançon, et un comité républicain du commerce et de l’industrie, fondé en 1899 et dirigé par
Mascuraud ? Autre possibilité, suggérée par Gilles Le Béguec : le comité a été reconstitué en
1899 par Mascuraud2784. Bref, nous ne savons pas s’il s’agit de deux organisations différentes
ou d’un seul groupement qui a changé de direction – voire d’opinion – en 1899 2785. Ce qui
semble clair, c’est que Nicolas Marguery est absent du comité Mascuraud. Les idées
défendues par le comité Mascuraud ne répondent pas aux attentes des petits commerçants. Par
exemple, la Ligue syndicale pour la défense des intérêts du travail, de l’industrie et du
commerce ne partage pas les choix libre-échangistes du comité, constitué « surtout de grands
industriels et de gros commerçants », des « juifs et ceux que nous appelons volontiers les
accapareurs, tous si nuisibles au petit commerce2786 ». La question de l’impôt sur le revenu est
un autre facteur d’opposition entre le comité Mascuraud (Mesureur en est un ardent partisan)
et le comité Marguery (les petits possédants y sont hostiles).
Pour Jeanne Gaillard, deux traits essentiels caractérisent le comité Mascuraud :
•
« La petite entreprise y est représentée seulement par le truchement des
« notabilités » du commerce et de l’industrie parisiennes et provinciales. Le co mité
Mascuraud ne fait pas appel, d’ailleurs, à la petite entreprise, mais à la
collaboration « entre le gouvernement et les forces vives du commerce et de
l’industrie » (discours de Millerand au banquet inaugural) ».
2782
En 1899, les vices présidents du comité Mascuraud sont : Léopold Bellan (négociant, syndic du Conseil
municipal de Paris), Rosset-Bressand (entrepreneur de travaux publics, président de la Chambre de commerce
de la Haute-Marne), Charles jeune (président de la Chambre syndicale de fantaisies pour modes) et François
Debouchaud (industriel, président de la Chambre de commerce d’Angoulême). Le secrétaire général est un
ancien industriel, Gabriel Gaudeau.
2783
Comité républicain du commerce et de l’industrie, Compte-rendu du banquet d’inauguration du 29
novembre 1899 sous la présidence du ministre du commerce, de l’industrie, des postes et télégraphes , Tours,
Debenay-Lafond, 1900, 32 p. BHVP, 927 938.
2784
Gilles LE BEGUEC, « Le moment de l’alerte fiscale : la Ligue des contribuables », in Pierre GUILLAUME
(dir.), Regards sur les classes moyennes (XIXe et XXe siècles), MSH Aquitaine, 1995, p 157.
2785
Certains points sont très nébuleux. Jean-Marie Mayeur présente le comité comme protectionniste alors que
Philip Nord indique que « de nombreux groupes qui participaient au Comité favorisaient le libre-échange ».
Philip G. NORD, op. cit., pp 43-44.
2786
La Croix, 9 octobre 1897.
545
•
l’adhésion au parti radical – beaucoup de
« L’objectif du comité n’est pas
présidents, donc Mascuraud lui-même, ne sont pas inscrits au parti – mais
« l’adhésion expresse et formelle de la bourgeoisie laborieuse et productive » à une
« république de progrès » (Lucipia, ex-communard : discours au banquet
inaugural)2787 ».
Nobuhito Nagaï résume bien l’action du comité Mascuraud, oeuvrant à la charnière
des mondes politique et économique, né « à l’initiative d’un groupe d’industriels et de
négociants favorables à la politique de défense républicaine. Mascuraud, un ancien dirigeant
de la Chambre syndicale de la bijouterie, sénateur radical de la Seine, a fait de ce comité un
des principaux lieux de rencontre entre radicaux valoisiens, radicaux indépendants et fidèles
de l’Alliance républicaine démocratique 2788 ».
Outre le syndicalisme patronal, très actif, Jeanne Gaillard et Philip Nord ont repéré le
développement de groupes de pression propres au petit commerce dans les années 1880.
L’action de deux associations « parentes et rivales », nées en 1887-1888, s’est répercutée au
plan politique : la Ligue syndicale du commerce et de l’industrie et la Crise commerciale.
« C’est la crise du petit commerce qui provoque leur naissance ; d’une part, d’après les
statistiques dressées par A. Lincoln au début de la grande dépression des années 80, la petite
entreprise rencontre la concurrence des grands magasins (77% de faillites supplémentaires par
an dans le vêtement parisien entre 1882 et 1886). D’autre part, en province et dans la banlieue
parisienne surtout, le petit commerce se heurte aux coopératives de consommation alors en
plein essor) ». Selon Philip Nord et Jeanne Gaillard2789, l’action de la Ligue syndicale du
commerce et de l’industrie et celle de la Crise commerciale « dépassent très rapidement le
cadre parisien ; mais à mesure qu’elles s’étendent les associations de boutiquiers sont obligées
d’assumer la diversité d’un pays pénétré par le capitalisme sous des formes variées et de
manière très inégale2790 ».
La Ligue syndicale pour la défense des intérêts du travail, de l’industrie et du
commerce est fondée vers 1886-1888 par Léopold Christophe, commissionnaire en
marchandises parisien, de tendance radical-socialiste. Son organe de presse est la
Revendication. « Les boutiquiers du centre de Paris, inquiets de la croissance des grands
magasins, sont nostalgiques d’un passé qui fondait la prospérité du commerce sur la
démultiplication des entreprises et la démocratie sur un partage du pouvoir entre l’Etat et les
municipalités2791 ». Jeanne Gaillard relève des « convergences » entre le boulangisme et le
petit commerce parisien : « L’un et l’autre pratiquent à l’égard du parlementarisme, encore
mal acclimaté dans la République parce que hérité de la monarchie censitaire, une méfiance
qui atteint les députés républicains ». La Ligue syndicale du commerce et de l’industrie
2787
Jeanne GAILLARD, « La petite entreprise en France au XIXe et au XXe siècle », in Commission
internationale d’Histoire des mouvements sociaux et des structures sociales, Petite entreprise et croissance
industrielle dans le monde aux XIXe et XXe siècles, CNRS, 1981, tome 1, pp 162-163.
2788
Nobuhito NAGAI, Les conseillers municipaux de Paris sous la IIIe République (1871-1914), Publications de
la Sorbonne, 2002, p 251.
2789
Philip G. NORD, Paris shopkeepers and the politics of resentment, Princeton University Press, 1986, 539 p.
2790
Jeanne GAILLARD, « La petite entreprise en France au XIXe et au XXe siècle », in Commission
internationale d’Histoire des mouvements sociaux et des structures sociales, Petite entreprise et croissance
industrielle dans le monde aux XIXe et XXe siècles, CNRS, 1981, tome 1, p 153.
2791
Jeanne GAILLARD, « La petite entreprise entre la droite et la gauche », in G. LAVAU, G. GRUNBERG et
N. MAYER (dir.), L’univers politique des classes moyennes , FNSP, 1983, p 52.
546
« reproche, entre autres, aux représentants
des pouvoirs publics, de ne pas pénétrer
assez « dans les intérieurs modestes » du commerce. « Dans le boulangisme, tout autoritaire
qu’il soit, le petit commerce parisien retrouve également ses propres aspirations
décentralisatrices bruyamment affirmées ; en outre, il y a chez Boulanger une volonté d’être
populaire tout en transcendant les frontières de classe qui ne peut que toucher la petite
bourgeoisie consciente de son humilité ; le milieu boutiquier, enfin, est rapproché des
boulangistes par un nationalisme qui ne lui est pas propre mais auquel il donne une coloration
particulière2792 ».
« En effet, la petite entreprise substitue avec beaucoup d’embarras une expl ication
nationaliste à des raisons socio-économiques pour rendre compte de ses malheurs.
L’argument que l’on trouve alors le plus souvent dans le journal de la Ligue pour accabler le
capitalisme est le suivant : « La juiverie moderne [les spéculateurs] compte dans ses rangs des
catholiques, des protestants, des israélites, des gens sans culte2793 ». Je ne conclurai pas que la
petite entreprise est à droite mais qu’il y a dans la mentalité instinctive qui est la sienne à cette
époque – et peut-être à d’autres – des éléments qu’elle apportera en dot à la droite nationaliste
à chaque fois qu’elle virera à droite et dont la droite usera avec circonspection pour miner les
forces de la gauche2794 ». Pour moi, la « mentalité instinctive » évoquée par Jeanne Gaillard se
traduit par un « tropisme poujadiste » chez les bouchers. Les termes sont différents mais
l’idée reste la même.
Nous ne savons pas si les bouchers ont joué un rôle au sein de la Ligue pour la défense
des intérêts du travail. Ce sont surtout les marchands de nouveautés en 1888, puis les épiciers
vers 1900, qui animent la Ligue. En tout cas, il est quasiment certain que la boucherie n’a pu
être qu’un maigre soutien pour cette ligue car les coopératives ouvrières n’ont jamais réussi à
concurrencer sérieusement les bouchers et qu’il faut attendre 1904 pour que Félix Potin ouvre
un rayon boucherie, dans son grand magasin de la rue de Rennes à Paris2795. A notre
connaissance, aucune « firme alimentaire capitaliste », aucun magasin à grande surface ou à
succursales multiples, n’a songé ou réussi avant 1904 à commercialiser de la viande au détail
dans des proportions suffisamment importantes pour véritablement menacer la boucherie
artisanale. D’ailleurs, la concurrence des grands magasins n’est pas un thème qui mobilise
beaucoup le Syndicat national de la Boucherie avant 1960. La situation changera radicalement
dans les années 1960 avec le développement de la grande distribution moderne, de type
supermarché. Mais, avant 1914, si certains bouchers avaient pu avoir peur d’une éventuelles
concurrence des « gros capitalistes», il n’en demeure pas moins que l’expérience (l’échec
retentissant de Cernuschi en 1859 par exemple) montre que la boucherie a peu à craindre des
coopérateurs, des grands magasins et des sociétés à succursales multiples. A Paris, dans les
années 1920 et 1930, les maisons Damoy et Potin possèdent des rayons boucherie, mais cette
concurrence, qui s’adresse surtout semble-t-il à une clientèle haut de gamme, n’est pas très
menaçante pour la boucherie de détail2796.
2792
Ibid., p 54.
2793
La Revendication du 21 février 1889. Ce journal est l’organe de presse de la Ligue syndicale du commerce et
de l’industrie.
2794
Jeanne GAILLARD, op. cit., pp 54-55.
2795
Camille PAQUETTE, Histoire de la boucherie, Paris, Imprimerie du Réveil économique, 1930, p 140.
2796
Nous avons peu d’informations sur le fonctionnement et le poids des grands magasins en matière de
boucherie. Ce point pourrait faire l’objet d’études complémentaires.
547
De même, les propos généralement
tenus sur les petits commerçants sous
la Troisième République ne semblent pas toujours pouvoir s’appliquer aux bouchers. Quand
Jean-Clément Martin étudie les listes d’électeurs au tribunal de commerce de Niort, il montre
« la persistance d’une oligarchie composée des commerçants à la plus grande surface sociale,
les plus anciennement établis et dans les secteurs les plus prestigieux. En dépit de l’ouverture
du corps électoral par les lois républicaines de 1874 puis de 1883, on prend bien soin d’écarter
tous les petits boutiquiers trop nouveaux dans la profession ou victimes privilégiées des
faillites que le tribunal doit traiter. Même quand les listes d’électeurs se rapprochent d’un
véritable suffrage universel commerçant, les petits n’y participent guère (15% de votants
seulement en 1883 à Niort). Ainsi les mécanismes économiques comme les mécanismes de
pouvoir internes à la société commerçante en font, sous ses dehors ouverts à la libre
entreprise, un milieu fondé sur une hiérarchie de notabilité et sans pitié pour les faibles
puisque ce sont les créanciers (les commerçants aisés) qui jugeront leurs débiteurs2797 ». Les
études en cours de Claire Lemercier sur le Tribunal de commerce de Paris pourront peut-être
nous apporter un complément d’informations sur ce point précis.
En l’état actuel de nos connaissances, les bouchers parisiens pourraient faire partie de
« l’oligarchie » commerçante évoquée par Christophe Charle. Plus précisément, les dirigeants
du syndicat patronal de la Boucherie de Paris, font partie des notables du commerce de détail
parisien : le président Emile Douillet (1882-1883) est devenu juge au Tribunal de commerce
de Paris ; le président Georges Seurin (1903-1910) est membre de la Chambre de commerce
de Paris. La fierté des bouchers de voir leurs dirigeants appartenir à de prestigieuses
institutions a pu contribuer à freiner – voire empêcher – la tentation boulangiste et nationaliste
présente dans d’autres professions alimentaires, tels les épiciers, directement touchés par la
concurrence des grands magasins.
Dans les années 1890, les petits commerçants parisiens, « déçus par la réforme de la
patente de 1893, jugée insuffisante, et inquiets des projets radicaux d’impôt sur le revenu »,
sont de plus en plus sensibles « à la propagande nationaliste2798, en particulier à la
dénonciation de la collusion de l’Etat avec les puissances d’argent réputées étrangères 2799 ».
Le ressentiment contre les « grandes banques capitalistes » ou contre les « financiers juifs » a
sans doute été moins fort chez les bouchers détaillants que dans le reste du monde de la
boutique parisienne, car nous avons vu qu’ils possèdent des réseaux financiers spécifiques,
issus de la disparition de la caisse de Poissy. Le crédit commercial à brève échéance (proche
du délai de paiement sur une semaine), rendu possible par les liens individuels de confiance,
se pratique souvent entre les chevillards de la Villette et les bouchers détaillants qui viennent
s’approvisionner en carcasses aux abattoirs. Outre cette forme de crédit à court terme, très
fréquente mais dont l’importance est difficile à mesurer, n’oublions pas que les bouchers
parisiens possèdent « leur » banque, la caisse de la Boucherie, la fameuse banque BlacheGravereau, qui demeure installée à la Villette jusqu’à la fermeture de 1974.
Si les bouchers sont moins menacés que les épiciers, les boulangers ou d’autres
professions commerciales, il n’en reste pas moins que certaines des revendications de la Ligue
syndicale du commerce et de l’industrie ont été partagées par les bouchers. Jeanne Gaillard
présente l’évolution des buts de la Ligue : « Alors que, dans un premier temps autour de 1890,
2797
Christophe CHARLE, Histoire sociale de la France au XIXe siècle, Seuil, 1991, p 184.
2798
Les candidatures de Maurice Barrès ont été soutenues par le commerce alimentaire parisien.
2799
Jean LEDUC, op. cit., p 147.
548
la Ligue syndicale proposait une législation
dissuasive interdisant « l’accaparement de
commerces ou d’industries dissemblables… dans un seul établissement », dans un second
temps autour de 1900, le syndicalisme boutiquier réclame avant tout le dégrèvement des petits
patentés et l’application du droit commun en matière fiscale à des catégories de commerces
collectifs tels les économats et les coopératives ou encore au commerce forain ». Jeanne
Gaillard renvoie aux lois du 28 avril 1893 et du 19 avril 1905 qui frappent « ces catégories de
commerçants », en précisant que « le petit commerce a été dégrevé à plusieurs reprises, en
1905 notamment ». En 1903, les épiciers parisiens lancent une campagne de pétitions contre
les grands magasins, les coopératives et les économats2800. Il se peut que, par solidarité, les
bouchers aient soutenu ce mouvement. Ainsi, Georges Seurin, président du Syndicat de la
Boucherie de Paris (1903-1910), membre de la Commission des Douanes et des questions
économiques de la Chambre de Commerce de Paris, présente en janvier 1912 un rapport
farouchement opposé au projet gouvernemental de création de boucheries coopératives
subventionnées par les municipalités2801. Mais, vu que la menace coopérative est faible dans
la boucherie, ce sont d’autres questions qui intéressent les patrons bouchers parisiens :
abrogation de la possibilité pour les communes de taxer la viande, réduction des droits
d’octroi sur la viande, renforcement du contrôle administratif et sanitaire sur les colporteurs
de viande…
L’attitude des bouchers pendant le meeting du Comité de l’alimentation parisienne au
Cirque d’Hiver en janvier 1896 me semble représentative de leur modération face à d’autre
professions plus agitées, tels les épiciers. Cette réunion, qui représente les intérêts de quelque
180 000 patentés, a été organisée par lutter contre un projet de loi sur les coopératives
(Lourties étant rapporteur). Vinay, président du Syndicat de l’épicerie en gros, crie « A bas les
privilèges ! » et appelle à manifester devant le Sénat. L’assistance semble visiblement très
excitée et prête à des actions violentes (ou du moins spectaculaires) contre les coopératives.
Ancien directeur d’une coopérative, Alfred Brard, conseiller municipal socialiste du 19 e
arrondissement (de teinte nationaliste ?), intervient pour soutenir la lutte des petits
commerçants contre les coopératives2802. Orange, rédacteur en chef de La Vigne, attaque très
violemment Brard, le traitant d’homme de paille, de « vendu ». Finalement, Nicolas Marguery
(président du Comité de l’alimentation) et Léopold Christophe (président de la Ligue
syndicale pour la défense des intérêts du travail) doivent calmer la base en appelant à la
modération. A la fin de la réunion, Vinay retire son projet de manifestation devant le Sénat.
Octave Perreau, président du Syndicat de la Boucherie, est bien sûr présent à ce meeting, mais
il ne semble pas avoir partagé les vues des commerçants les plus fraudeurs. Au contraire, les
bouchers partagent la position modérée de Marguery2803.
Les bouchers parisiens possèdent un syndicat fort et puissant, bien implanté dans la
profession (même si nous ignorons le taux de syndicalisation des patrons bouchers), qui
dispose de locaux anciens, d’une tradition d’organisation établie (avec le Syndicat officiel de
la Boucherie entre 1802 et 1858), avec des dirigeants qui cultivent d’excellentes relations
2800
Jeanne GAILLARD, « La petite entreprise en France au XIXe et au XXe siècle », in Commission
internationale d’Histoire des mouvements sociaux et des structures sociales, Petite entreprise et croissance
industrielle dans le monde aux XIXe et XXe siècles, CNRS, 1981, tome 1, p 154.
2801
Georges SEURIN, Rapport sur un projet de création de boucheries coopératives subventionnées par les
municipalités, Chambre de commerce de Paris, 31 janvier 1912, p 243. Archives de la CCIP, 2 Mi 75.
2802
Brard est intervenu en 1897 au moment des grèves ouvrières à la Villette.
2803
Journal de la Boucherie de Paris, 26 janvier 1896. BNF, Jo A 328.
549
avec les autorités administratives à tous les
niveaux (préfecture de police, services
vétérinaires, tribunal de commerce, chambre de commerce). Je ne reviens pas sur les bonnes
relations entretenues avec la franc-maçonnerie et la presse nationale, ni sur les multiples
récompenses officielles (médailles de la mutualité, diplômes d’honneur, palmes académiques,
légion d’honneur) qui se sont accumulées sur les dirigeants de la Chambre syndicale de la
Boucherie et de la mutuelle des Vrais Amis. Quand un métier est aussi bien organisé, il
semble qu’il lui est inutile de mener une lutte active au sein d’une quelconque ligue
interprofessionnelle ou, par dépit, de chercher une hypothétique reconnaissance au sein du
mouvement boulangiste ou nationaliste.
A défaut de se rapprocher du mouvement des boutiquiers parisiens, les bouchers
auraient pu être sensibles à des organisations se constituant autour des valeurs artisanales,
comme cela va se faire dans les années 1920 et 1930. Pour Bernard Zarca, l’identité du
métier, « forte de traditions multiséculaires », est trop importante pour permettre à l’identité
artisanale d’être fédératrice avant 1914. « Nombreux étaient déjà les métiers qui avaient leurs
organisations professionnelles patronales ou ouvrières; mais rares étaient encore les
organisations proprement artisanales – qui ne réunissaient que des artisans ou que des
compagnons. On peut citer les exemples de la forge-maréchalerie, de la boulangerie, de la
boucherie, de la coiffure, tous métiers dont les patrons s’étaient organisés dès avant 1884 et
dont les organisations syndicales nationales avaient été légalisées à cette date pour certaines,
ou constituées dans les années qui suivirent (le Syndicat général de la boucherie française fut
créé en octobre 1894)2804 ». Bernadette Angleraud partage ce point de vue. Pour elle, les
métiers de l’alimentation « ne parviennent pas seuls à dépasser les cadres corporatistes. Au
XIXe siècle, chacun s’enferme encore dans sa spécificité commerçante. L’impulsion viendra
de l’extérieur. Ce sont les menaces que font peser sur le petit commerce indépendant l’Etat
interventionniste, les syndicats ouvriers ou les coopératives qui vont faire naître un front
commun du petit commerce. Par ailleurs, l’Etat en légiférant sur la petite entreprise, tout
comme les ouvriers en grève contre leurs patrons, contribuent à définir la place sociale du
petit commerçant. C’est finalement en réponse à cette identification imposée de l’extérieur
que les petits commerçants concrétiseront ce groupe socio-professionnel, en lui donnant des
structures allant de la presse aux organisations fédérales. Dans les premières années du XXe
siècle, ce ne sont encore que les balbutiements d’une identité socio-professionnelle, née d’un
réflexe de peur face aux deux classes montantes du XIXe siècle, et il faudra attendre les
lendemains de la Première Guerre mondiale pour que cette identité se structure réellement en
mouvement2805 ». Nous y reviendrons, notamment avec l’action de Georges Chaudieu.
Peu concernés par les luttes de la Ligue syndicale pour la défense des intérêts du
travail, les bouchers sont-ils plus proches des idées du Parti industriel et commercial de
France, créé en juillet 1901 par Trépreau (vice-président de la Ligue syndicale) et « qui
revient rapidement à des formes corporatives » sous le vocable de Fédération des
groupements commerciaux et industriels de France en 1903, puis de Confédération des
groupes commerciaux et industriels2806 ? Pour Jeanne Gaillard, il se peut que l’affaire Dreyfus
ait « désintégré » le mouvement commerçant, car « les radicaux et socialistes dreyfusards sont
aussi responsables du projet d’impôt sur le revenu proposé par le gouvernement Bourgeois en
2804
Bernard ZARCA, L'artisanat français: du métier traditionnel au groupe social
, Economica, 1986, p 28.
2805
Bernadette ANGLERAUD, « Les petits commerçants au tournant des XIX-XXe siècles », in Pierre
GUILLAUME (dir.), La professionnalisation des classes moyennes, 1996, p 324.
2806
La Confédération absorbe en 1911 les restes de la Ligue syndicale du commerce et de l’industrie.
550
1896 et dont la Chambre n’a pas voulu ».
Pour elle, « la nécessité d’opposer un
contrefeu à ces projets fiscaux réactive de manière vigoureuse les projets corporatifs défendus
au tournant du siècle par les disciples de Le Play, Léon Harmel, Martin Saint-Léon, etc… Il se
fonde un Parti commercial et industriel qui s’efforce de fédérer la petite entreprise et de
l’amener à une alliance avec la grande. Il y a donc bien virage vers la politique et vers la
droite, confirmé en 1907 par l’adhésion de la Confédération à l’Association des classes
moyennes2807. Celle-ci se propose de lutter contre le « collectivisme » d’Etat, à savoi r le projet
d’impôt sur le revenu, et le collectivisme ouvrier. Le virage témoigne d’une orientation
politique nouvelle et consacre la victoire d’une stratégie d’enveloppement du petit commerce
par le grand2808. Toutefois, la petite entreprise ne quitte pas l’orbite démocratique puisque le
centre de gravité de la Confédération se situe à peu près entre l’Alliance démocratique
(républicaine et laïque) et l’Action libérale où se retrouvent des ralliés 2809 ».
Les idées corporatistes rencontreront un grand écho chez les bouchers dans les années
1930, à travers la lutte menée par Georges Chaudieu notamment. Mais avant 1914, il ne
semble pas que le Syndicat de la Boucherie de Paris ait joué un rôle quelconque au sein du
Parti industriel et commercial ou même de l’Association de défense des classes moyennes 2810.
Par exemple, les bouchers ne sont pas concernés par la loi de 1906 sur le repos hebdomadaire,
car ils bénéficient d’un régime dérogatoire. Ils n’ont donc aucun intérêt à adhérer à la
Fédération des commerçants détaillants, créée en 1906 par Georges Maus, directeur d’un
grand magasin. La conclusion formulée par Jeanne Gaillard s’applique très certainement aux
positions défendues par les bouchers parisiens : « Il n’est pas dit, d’autre part, que les petits
patrons aient suivi jusqu’au bout des consignes corporatistes venues de milieux étrangers à la
boutique. Il se pourrait même que ces consignes aient éloigné la petite entreprise qui, dans
l’ensemble, restera fidèle aux radicaux, en province tout au moins 2811 ».
Même si les idées boulangistes ont exercé un véritable attrait sur la Ligue syndicale du
commerce et de l’industrie, Jeanne Gaillard précise bien que, « des considérations mêlées ont
finalement maintenu les boutiquiers parisiens dans l’orbite radicale : les relents bonapartistes
de la candidature du général d’abord, et plus encore une peur de l’aventure, qui, dans la
2807
Au début du XXe siècle, le mouvement revendicatif de la boutique s’assagit et, « comme une partie du
nationalisme, est récupéré par la droite classique qui lui donne une orientation essentiellement anti-socialiste.
Sous l’égide, tout à la fois, de l’Action libérale et de Poincaré naît, en 1907, une Association de défense des
classes moyennes où les « gros » syndicats patronaux se joignent aux « petits » des divers syndicats de
détaillants. Dans une belle unanimité corporative, on se fixe comme objectifs la lutte contre le collectivisme et
l’étatisme et, d’abord, contre la législation sociale ». Jean LEDUC, op. cit., p 147.
2808
C’est l’homme d’affaires Edmond Bellamy qui prend la tête de la Confédération du commerce et de
l’industrie. « De défense des petits contre les gros », le mouvement commerçant passe à l’alliance patronale,
« petits et gros confondus, contre la menace collectiviste ». Nonna MAYER, op. cit., p 103.
2809
Jeanne GAILLARD, « La petite entreprise en France au XIXe et au XXe siècle », in Commission
internationale d’Histoire des mouvements sociaux et des structures sociales, Petite entreprise et croissance
industrielle dans le monde aux XIXe et XXe siècles, CNRS, 1981, tome 1, pp 155-156.
2810
Cette association est créée en 1908 par Maurice Colrat, ancien secrétaire de Poincaré. Pour plus de détails,
nous renvoyons à Gilles LE BEGUEC, « Prélude à un syndicalisme bourgeois : l’Association de défense des
classes moyennes (1907-1939) », Vingtième Siècle, janvier-mars 1993, pp 93-104.
2811
Jeanne GAILLARD, « La petite entreprise en France au XIXe et au XXe siècle », in Commission
internationale d’Histoire des mouvements sociaux et des structures sociales, Petite entreprise et croissance
industrielle dans le monde aux XIXe et XXe siècles, CNRS, 1981, tome 1, p 156.
551
bourgeoisie
commerçante,
est
proportionnelle
à
la
taille
de
l’entreprise 2812 ». Le divorce entre le radicalisme et la petite boutique est consommé en 1896
car le Conseil municipal de Paris soutient le projet gouvernemental de Léon Bourgeois,
favorable à la mise en place d’un impôt sur le revenu, mesure vigoureusement rejetée par les
boutiquiers. Le petit commerce parisien vote alors massivement pour les candidats
nationalistes aux élections municipales de 1900, en soutenant la Ligue des patriotes, « pour
changer les instances en place ». Même si les nationalistes dominent le Conseil municipal de
la capitale à partir de 1900, Jeanne Gaillard souligne que les boutiquiers ne se dirigent pas
vers la droite révolutionnaire car « les agitateurs sont récupérés par un nationalisme
conservateur et deviennent les éléments d’une droite parlementaire classique ». Outre la
reprise économique qui s’amorce, « il faut aussi tenir compte de la crainte que leur inspire la
branche ouvrière du nationalisme, turbulente, forte en gueule et capable de casser les vitres.
En outre, plus simplement, le petit commerce du centre de la capitale a retrouvé avec un
conseil municipal à majorité nationaliste l’instance politique à laquelle est confiée
traditionnellement la défense de ses intérêts. La présidence du conseil échoit, non pas à un
nouveau venu, mais à un nationaliste rôdé aux institutions puisqu’il est en place depuis 1890,
Grébauval, lequel inaugure le nouveau conseil par un discours clairement républicain2813 ».
Pour Jeanne Gaillard, le nationalisme a su tirer les leçons des imprudences boulangistes :
« Lors des élections municipales de 1900 à Paris, puis aux législatives de 1902, les candidats
nationalistes tiendront un double langage de sagesse républicaine et de modération fiscale. Le
comportement de Georges Berry, directeur de La Crise commerciale, défenseur attitré des
commerces alimentaires et député de Paris est exemplaire. Il se déclare « nationaliste » mais il
se tient à l’écart des ligues et se proclame un homme d’ordre 2814 ».
Bref, la petite boutique parisienne serait poujadiste, mais non pré-fasciste. La
différence est ténue, mais, pour Jeanne Gaillard, elle existe : « Les violences et les perversions
du langage démocratique ne signifient donc pas une affinité fondamentale avec un fascisme
latent. Le petit patron casse les vitres et vote à Paris pour une droite qui, elle, ne veut pas
casser le régime ; c’est le comportement q ue l’on retrouvera à maintes reprises au cours du
XXe siècle ». Pour Jeanne Gaillard, c’est la « récupération parlementaire » du petit patronat
« assailli par le scepticisme au tournant du siècle » qui est « le fait historique majeur2815 ».
Nous manquons d’informations précises et des recherches supplémentaires seraient
nécessaires, mais il semble bien qu’en l’état actuel de nos connaissances, le Syndicat des
patrons bouchers détaillants de Paris n’ait pas partagé les dérives boulangistes et nationalistes
des autres petits boutiquiers parisiens2816. C’est l’attachement à la République et au
2812
Jeanne GAILLARD, « La petite entreprise entre la droite et la gauche », in G. LAVAU, G. GRUNBERG et
N. MAYER (dir.), L’univers politique des classes moyennes , FNSP, 1983, p 55.
2813
Ibid., p 65.
2814
Jeanne GAILLARD, « La petite entreprise en France au XIXe et au XXe siècle », in Commission
internationale d’Histoire des mouvements sociaux et des structures sociales, Petite entreprise et croissance
industrielle dans le monde aux XIXe et XXe siècles, CNRS, 1981, tome 1, p 158.
2815
2816
Ibid., p 159.
A la Belle Epoque, le Journal de la Boucherie de Paris publie, pour chaque élection municipale ou
législative, la liste des candidats soutenus par le Comité de l’alimentation de Paris. Ainsi, pour les élections
législatives de mai 1898, les bouchers parisiens sont invités à voter pour Muzet, G. Mesureur, Puech, Viviani,
Ch. Gros, Berthelot, Léveillé, Frébault, Denys Cochin, Birder, G. Berry, G. Berger, Lefèvre, Henri Brisson, P.
Baudin, E. Lockroy, L. Nepveu, Millerand, Paschal-Grousset, Paulin Méry, G. Girou, Dr Dubois, A. Humbert,
A. Chérioux, Paul Beauregard, Gay, Raoul Bompard, G. Rouanet, Louis Orange, L. Girardin, Ch. Bos et
552
radicalisme
qui
domine
dans
la
retrouve-t-elle chez les ouvriers bouchers ?
profession2817. La même modération se
d) Le comportement politique des garçons bouchers (1880-1914)
Parmi les rapports de la préfecture de police sur la Chambre syndicale ouvrière de la
Boucherie de Paris, entre 1886 et 1904, on trouve quelques indices sur les choix politiques
des garçons bouchers, ou plutôt, d’ailleurs, sur leur refus de voir leur syndicat être infiltré par
des organisations politiques, notamment socialistes.
Selon Michelle Perrot, « on sait quelle fascination le boulangisme, par son contenu
populaire et son caractère revendicatif, a exercé sur les groupes socialistes les plus
révolutionnaires ». La « dépression » du mouvement ouvrier vers 1884-1888 « le rend
extrêmement vulnérable à toutes les séductions : il succombe à la tentation xénophobe et à
celle, partiellement identique, du boulangisme. J. Néré a montré, dans l’analyse des élections
de 1889, qu’à Paris, les ouvriers organisés – la petite plus que la grande industrie – ont mieux
résisté à la vague2818 ». Effectivement, dans sa thèse, Jacques Néré note qu’en 1888, les
possibilistes suspectent Boulé, président de la fédération des Chambres syndicales et groupes
indépendants de la Seine, d’avoir des sympathies boulangistes, même si ce dernier s’en
défend et se déclare non boulangiste et antipossibiliste2819. Certes, la presse socialiste proche
du boulangisme, notamment L’Intransigeant et La Cocarde, soutient clairement la grève des
terrassiers d’août 1888, mais l’organe « officiel » du boulangisme, La Presse, demeure plus
réservée2820. Selon Jacques Néré, « si l’exploitation des troubles sociaux se fait ainsi de plus
en plus systématique, on ne rencontre, et encore assez tardivement, qu’une seule trace certaine
d’une tentative d’intervention directe des boulangistes 2821 ». Il s’agit d’une circulaire du 21
septembre 1888, adressée aux Chambres syndicales ouvrières par Thiébaud, trésorier du
comité national révisionniste de Paris.
Dans son analyse de l’agitation sociale de l’été 1888, Jacques Néré souligne un trait
important : le syndicalisme ouvrier prend conscience de la primauté de l’économique sur le
politique. Les guesdistes sont absents du débat car Jules Guesde est malade. A cause de leurs
Patenne. En épluchant ainsi les divers appels électoraux, on peut déterminer la couleur politique dominante des
responsables syndicaux.
2817
La plupart des bouchers doivent sans doute appartenir à la « fraction notable du petit patronat » qui « reste
fidèle au radicalisme ». Jeanne GAILLARD, op. cit., p 163.
2818
Michelle PERROT, Jeunesse de la grève : France, 1871-1890, Seuil, 1984, p 55.
2819
L’Evénement du 23 août 1888. Une courte notice biographique sur Boulé est disponible dans Jean
MAITRON (dir.), Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, 3e partie (1871-1914), Editions
ouvrières, 1973, tome XI, p 16.
2820
L’Intransigeant est le journal de Rochefort, « rallié de toute son ardeur au boulangisme, puis au nationalisme
». La Cocarde, lancée en mars 1888 par Georges de Labruyère, « fut un des organes les plus dévoués du
boulangisme, ce qui lui valut bien des rancunes de la Presse et de l’Intransigeant ». Disparue en mai 1885, la
Presse « fut relancée en juin 1888 par un groupe de députés socialistes boulangistes, Francis Laur, Alfred
Naquet, Charles Laisant, sous la direction de Georges Laguerre. Ce fut le plus important organe du
boulangisme démocratique ». Pierre ALBERT, « La presse française de 1871 à 1940 », in Jacques
GODECHOT (dir.), Histoire générale de la presse française, PUF, 1972, tome III, pp 340-342.
2821
Jacques NERE, La crise industrielle de 1882 et le mouvement boulangiste, Thèse de Doctorat, Sorbonne,
1959, tome II, p 402.
553
accointances boulangistes, Boulé et Mayer perdent leur mandat prud’homal 2822. De
nouvelles élections de conseillers prud’homaux sont organisées, marquées par un large succès
du Parti Ouvrier (Edouard Vaillant), qui fonde ses espoirs sur la grève générale2823. Après la
grève des terrassiers d’août 1888, « l’objectif reste largement politique, mais l’action
économique est devenue, par le fait des circonstances, un moyen privilégié » (pour les
blanquistes)2824. A l’automne 1888, aux congrès syndicaux de Bordeaux et de Troyes, deux
principes phares sont adoptés : la grève générale et l’indépendance syndicale (système de la
mise en demeure du gouvernement et non plus de la participation gouvernementale)2825. Les
possibilistes sont clairement visés, à cause de leur alliance avec les radicaux. C’est ainsi que
la déception du radicalisme permet aux masses ouvrières de considérer le général Boulanger
comme la seule issue possible2826.
Qu’en est-il des tentations boulangistes chez les garçons bouchers ? Entre 1886 et
1888, de nombreux élus radicaux ou socialistes soutiennent l’action des syndicats ouvriers
parisiens contre les bureaux de placement, comme le député Gustave Mesureur2827 ou les
conseillers municipaux Arsène Lopin, Emile Richard et Aimé Lavy. Le 2 décembre 1888, la
Chambre syndicale ouvrière de la Boucherie de Paris assiste à la manifestation républicaine
sur la tombe de Baudin2828. Les bouchers parisiens semblent donc plus proches du radicalisme
que du boulangisme en 1886-1888, malgré le jugement sévère que porte (en 1971) Michelle
Perrot sur l’agitation qui touche les professions artisanales : « En 1887-1888, des groupes de
jeunes employés : commis bouchers, garçons coiffeurs, limonadiers, manifestent dans les rues
de la capitale contre le caractère abusif et onéreux des bureaux de placement. La présence de
jeunes militants anarchistes, tel Alain Gouzien, s’efforçant de donner une portée
révolutionnaire à ces protestations corporatives, la conjonction avec la grande grève des
terrassiers de l’été 1888, ne doivent pas faire illusion. S’il fallait trouver à ces tumultes une
coloration idéologique, c’est bien plutôt de séduction boulangiste qu’on pourrait, semble-t-il,
parler2829 ». La sympathie pour le mouvement boulangiste est sans doute très présente lors de
2822
Ibid., p 411.
2823
Boulé est réélu dans sa branche professionnelle.
2824
Jacques NERE, op. cit., tome II, p 416.
2825
Pour Rolande Trempé, même si la fondation en 1886 de la Fédération nationale des syndicats et de groupes
corporatifs de France est un pas décisif dans la recherche d’une organisation syndicale indépendante, « ce n’en
est qu’une étape, car la Fédération est victimes des « politiques » dont elle voulait se séparer. Les syndicalistes
modérés éliminés, les « révolutionnaires » se disputent la direction. Conquise par les guesdistes en butte aux
attaques des militants hostiles à cette tendance, ses congrès de Montluçon (1887), Bordeaux (1888), Calais
(1890) et Marseille (1892) apparaissent rapidement comme de simples annexes du parti guesdiste ». Claude
WILLARD (dir.), La France ouvrière, tome 1 : des origines à 1920, Editions sociales, 1993, p 279. Sur la
question de la grève générale, on peut consulter le même ouvrage, pp 293-294.
2826
Jacques NERE, op. cit., tome II, pp 420-422.
2827
Conseiller municipal de Paris à partir de 1881, Gustave Mesureur (1847-1925) a été député de la Seine
(1887-1902), ministre du commerce dans le cabinet Bourgeois (1895-1896), vice-président de la Chambre des
députés (1898-1902), et directeur de l’Assistance publique (1902). Paul AUGE (dir.), Larousse du XXe siècle,
1928, tome IV, p 832.
2828
Sur le discours de Lissagaray sur la tombe de Baudin le 2 décembre 1888 et son espérance en une
République sociale, on peut consulter Edith ROZIER-ROBIN, « Le souvenir du 2 décembre dans la mémoire
e
siècle, 1985, n°1.
républicaine (1868-1901) », Revue d'histoire du XIX
2829
Michelle PERROT, Les ouvriers en grève : France (1871-1890), Thèse de Doctorat, Paris I, 1971, EHESS,
2001, tome II, p 332.
554
la grève des ouvriers de la Villette en
décembre 1889 (contre l’importation des
carcasses de moutons allemands), mais on ne trouve pas de signes d’une dérive droitière au
sein du syndicat des garçons bouchers détaillants entre 1880 et 1890. La situation change-telle après 1890 ?
Le 24 juin 1891, dans une salle comble, 2 000 garçons bouchers se réunissent à la
Bourse du Travail pour réclamer la suppression des bureaux de placement. Selon le policier
présent, « les révolutionnaires des diverses écoles suivent ce mouvement ouvrier d'assez près.
On a reconnu hier parmi les bouchers le blanquiste Landrin et les anarchistes Millet, Faure,
Baudelot et Laurens2830 ». Un vif sentiment anti-allemand ressort d’une lettre du 27 août
1891, où les garçons bouchers dénoncent les pratiques peu recommandables du placeur
Coquelet, coupable d’une supercherie dans la revente de son bureau de placement à Michéa,
« allemand d’origine ». Coquelet, « allemand lui aussi, est allé vivre de ses rentes dans son
pays. On prétend que Coquelet serait mort en Prusse il y a quelques jours ». Si le nationalisme
est indubitablement présent dans ce courrier, il n’en demeure pas moins que c’est la fonction
de placeur qui concentre la haine des garçons bouchers, son caractère étranger – « prussien »
de surcroît – n’étant qu’une circonstance aggravante 2831.
Les socialistes tentent, en vain, d’infiltrer la Chambre syndicale ouvrière à partir de
1894. Le 20 avril 1894, Croizé, garçon boucher du 11e arrondissement (58 rue Saint-Maur),
« membre d’un groupe révolutionnaire » et favorable à l'engagement politique socialiste,
2832
expose à ses camarades les théories socialistes et l'histoire du syndicalisme
. « Les
assistants ne paraissent pas comprendre ou restent indifférents à ce cliché des réunions du
parti ouvrier ». La greffe socialiste ne prend pas chez les bouchers2833. Lors d’une réunion
houleuse le 17 mai, la discorde éclate au grand jour entre Jules Audes, partisan du dialogue
avec les patrons, et les « intransigeants » comme Croizé. Le 26 mai 1894, la Chambre
syndicale se réunit au Café Horel (13 rue Au-Maire) pour préparer l’assemblée générale du 7
juin et vote plusieurs mesures :
1) 25 F pour frais de publicité.
2) les députés socialistes Avez, Baudin, Chauvière, Coutant, Toussaint, Mesureur,
Alphonse Humbert et Goblet sont « convoqués » à l'assemblée générale.
3) les patrons sont également invités, même si Croizé y est hostile (car les patrons
s'opposent à l'émancipation des travailleurs).
4) les conseillers municipaux sont invités.
L’assemblée générale de la Chambre syndicale ouvrière de la Boucherie se tient le 7
juin 1894 entre 21h et 23h. Elle ne rassemble que 100 personnes. Gilles, ancien marchand
boucher, est président d’honneur. Jules Audes est président, Albert Aubin vice-président,
2830
Brigade des recherches, rapport du 25 juin 1891. Archives de la Préfecture de police de Paris, BA 1409.
2831
Dossier sur la Chambre syndicale ouvrière de la Boucherie. Archives de la Préfecture de police de Paris,
BA 1409.
2832
Croizé est un militant parisien du POSR (Parti Ouvrier Socialiste Révolutionnaire), parti allemaniste né en
1890 d’une scission avec les broussistes. « Il représenta avec E. Toussaint le quartier Saint-Ambroise (Paris
11e) au Congrès parisien de la salle Japy (1895) ». Jean MAITRON (dir.), Dictionnaire biographique du
mouvement ouvrier français, 3e partie (1871-1914), Editions ouvrières, 1973, tome XI, p 288.
2833
Sur les résistances ouvrières face au discours socialiste et anarchiste, on peut consulter Michelle PERROT,
op. cit., tome III, pp 642-643.
555
Adolphe Denier secrétaire général, Emile Bouton secrétaire adjoint. La question du
placement est au centre des débats : Bouton propose de créer un office mixte de placement
avec les patrons. Croizé s’y oppose et les patrons y sont hostiles. Les oppositions entre
socialistes et modérés rendent la séance agitée. Le député Prudent Dervillers se retire car il
estime que le Syndicat est « mal préparé pour entendre un discours sur le socialisme2834 ».
Quand l’absence du député Toussaint 2835 est remarquée, un garçon boucher note que « c'est
2836
une chance qu'il ne soit pas venu car il porte malheur partout où il passe
». Croizé proteste
en disant que Toussaint est un dévoué socialiste2837. Bref, la majorité de la Chambre syndicale
est franchement hostile aux discours socialistes.
Les garçons bouchers n’échappent pas à la traque des anarchistes organisée après
l’assassinat du président Carnot 2838. Dans un courrier du 6 septembre 1894, le préfet de police
informe le procureur de la République, en réponse à une dépêche du 18 juillet, que « les
membres actuels de la Chambre syndicale ouvrière de la Boucherie de Paris chargés de
l’administration ou de la direction de cette société dont le siège est situé 23 rue de Viarmes,
remplissent les conditions de nationalité et de capacité imposées par l’article 4 de la loi du 21
mars 1884 sur les syndicats professionnels, à l’exception toutefois de Jules Joseph Fontaine
(condamné le 29 janvier 1886 par le Tribunal de la Seine pour coups à 6 jours
d’emprisonnement), Victor Jacobé (condamné à 25 F d’amende par la Cour de Paris le 17
mars 1888 pour violences et outrages) et François Marie Renouard (condamné à 6 jours de
prison par le Tribunal de Mayenne le 8 mai 1885 pour coups)2839 ».
En 1899, la Chambre syndicale ouvrière de la Boucherie reste toujours aussi prudente
et imperméable aux thèses anarchistes, socialistes, et au « syndicalisme révolutionnaire » cher
à Fernand Pelloutier. Les idées de la droite révolutionnaire ne semblent pas avoir rencontré
plus d’écho. En février 1899, devant 150 garçons bouchers, le député Marcel Habert,
« ligueur modèle, peut-être plus authentiquement nationaliste que Déroulède2840 », critique la
bourgeoisie, « plus barbare que la noblesse qu'elle a renversée» : beaucoup de petits patrons
disparaîtront engloutis par les capitalistes, qui feront de la boucherie ce qu'ils ont fait des
autres commerces2841. On voit déjà comme en Angleterre des 25 à 30 boucheries appartenir au
2834
Prudent Dervillers (1849-1896), tailleur d’habits, élu conseiller municipal de Paris en 1890, député de la
Seine de 1893 à 1896, est un socialiste possibiliste (tendance broussiste). Jean MAITRON (dir.), op. cit., tome
XII, p 27.
2835
Nous renvoyons à la notice biographique sur Toussaint dans Jean MAITRON (dir.), op. cit., tome XV, p 244.
2836
Lors de la grève de Trignac (près de Saint-Nazaire) au printemps 1894, des arrestations eurent lieu pour
outrage à gendarmes et atteinte à la liberté du travail. Edmond Toussaint (1849-1931), député socialiste de la
Seine (1893-1898), arrive à Trignac en avril 1894 pour soutenir les grévistes. Le procureur général de Rennes
demanda la levée de l’immunité parlementaire du député Toussaint. A la Chambre, une commission fut
constituée pour examiner cette demande. Millerand, le rapporteur, conclut au rejet des poursuites. Le
gouvernement posa la question de confiance et les poursuites furent votées par 279 voix contre 214.
Informations tirées de la page www.ac-nantes.fr/peda/disc/histgeo/territoi/44/trignac/greve.
2837
Brigade des recherches, rapport du 8 juin 1894. Archives de la Préfecture de police de Paris, BA 1409.
2838
Sur le thème de la violence des meneurs de grève, nous renvoyons à Michelle PERROT, Les ouvriers en
grève : France 1871-1890, EHESS, 2001, tome II, p 469.
2839
Archives de la Préfecture de police de Paris, BA 1409.
2840
Bertrand JOLY, Dictionnaire biographique et géographique du nationalisme français (1890-1900), Honoré
Champion, 1998, p 196.
2841
Marcel Habert (1862-1937), juge d’instruction, boulangiste puis anti-dreyfusard, a été député de Seine-etOise (1893-1901) puis député de la Seine (1919-1924). Lieutenant fidèle de Déroulède au sein de la Ligue des
556
même exploiteur. Croizé soutient que « l'armée est la ruine du pays : elle ne sert
qu'à défendre les intérêts des capitalistes». Barrier, boucher rue des Martyrs, lui répond que
« l'armée est nécessaire pour défendre la patrie française et qu'on doit la respecter
». Les
2842
jeunes de 15-20 ans applaudissent et crient « Vive l'armée
! ».
Le refus de la politisation et des idées socialistes est patent au sein de la Chambre
syndicale2843. Le 20 septembre 1899, 80 bouchers des 5e et 6e arrondissements se réunissent à
la salle Octobre (46 rue de la Montagne). Griffuelhes, du Syndicat des cordonniers, vient
parler du syndicalisme2844. Le boucher Bernard prend la parole et s'étonne que des étrangers à
la corporation se mêlent de ses affaires. Il voudrait voir un syndicat sérieux, s'occupant des
intérêts de la corporation et non de politique : « jusqu'à ce jour nous avons to
ujours été
trompés et je ne sais pas si le syndicat actuel est représenté par des hommes qui offrent toutes
les garanties désirables pour me décider à y adhérer ». Bouton prie Bernard d'adhérer au
syndicat afin de se rendre compte de son fonctionnement, pour pouvoir critiquer tout ce qui ne
devrait pas être fait et indiquer ce qu'on devrait faire. «Beaucoup d'ouvriers de la corporation
ont comme Bernard une arrière-pensée et ils nous portent préjudice, mais nous ferons notre
possible pour nous passer de leur concours et arriver quand même au but que nous voulons
atteindre sans eux2845 ». Cette anecdote montre la méfiance tenace des bouchers pour le
syndicalisme et encore plus pour les idées socialistes. Croizé n’en a cure et il invite les
ouvriers bouchers à se faire inscrire sur les listes électorales et à voter pour des « travailleurs
conscients ». Selon lui, sur les 15 000 ouvriers bouchers français, 700 à peine sont électeurs.
Quelles sont les élections évoquées par Croizé ? Il s’agit sans doute d’élections politiques et
non professionnelles, car, jusqu’à la loi du 27 mars 1907, les bouchers et les autres
travailleurs de l’alimentation ne sont pas concernés par les élections prud'homales, étant
considérés comme des « ouvriers à la journée ».
Quand Croizé estime en juillet 1899 que le groupement politique est nécessaire, les
jeunes de 15-18 ans sont peu réceptifs à son discours2846. En août 1901, on reproche à Croizé
de faire intervenir la politique dans le syndicat (et de menacer à chaque instant de donner sa
démission). Sa réponse est très claire : « Je lutte pour la cause sociale. Mon but est d'entraîner
les syndicats vers le régime communiste2847 ». En octobre 1901, Torno invite ses camarades à
patriotes, il est devenu l’un des chefs de la Ligue lors de sa reconstitution. « Il se trouvait avec Déroulède , lors
de la tentative effectuée à la suite des obsèques du président Félix Faure, auprès du général Roget. Arrêté,
traduit devant la cour d’assises de la Seine, il fut acquitté le 31 mai 1899. Mais, inculpé ensuite de complot
contre la sûreté de l’Etat, il s’enfuit ». Il est condamné à 5 ans de bannissement en 1900, revient en France en
1904 et reprend ses activités nationalistes. Jean JOLLY (dir.), Dictionnaire des parlementaires français (18891940), PUF, 1970, tome VI, p 1931. On trouvera une autre notice intéressante sur Marcel Habert dans le
dictionnaire de Bertrand JOLY, op. cit., pp 193-197.
2842
Brigade des recherches, rapport du 3 février 1899. Archives de la Préfecture de police de Paris, BA 1409.
2843
Sur la grande méfiance du mouvement ouvrier face à la politique, nous renvoyons aux propos très justes de
Michelle PERROT, op. cit., tome III, p 635.
2844
Victor Griffuelhes (1871-1923) fait partie, avec Alphonse Merrheim, de la seconde génération du
« syndicalisme révolutionnaire », prenant la relève de Fernand Pelloutier, mort en 1901. Cordonnier du Lot-etGaronne, ancien militant vaillantiste, Griffuelhes devient secrétaire de la Fédération des cuirs et peaux, puis
secrétaire de la CGT (1901-1909). Georges LEFRANC, op. cit., p 89.
2845
Brigade des recherches, rapport du 20 septembre 1899.
2846
Ibid., rapport du 7 juillet 1899.
2847
Ibid., rapport du 14 août 1901.
557
voter pour les socialistes aux élections, car le « conseil municipal
refusé la subvention accordée au syndicat les années précédentes2849.
nationaliste2848 »
a
L’ensemble de ces éléments montre que des tentatives d’infiltration des socialistes
sont récurrentes dans le Syndicat parisien des bouchers entre 1891 (ou 1894) et 1901, mais
qu’elles ne rencontrent aucun succès. A partir de 1901, au moment où la Chambre syndicale
s’affilie à la CGT, les prises de position politiques sont beaucoup plus explicites et l’ennemi
est clairement désigné : il faut lutter contre la droite nationaliste, notamment la Ligue des
patriotes, qui finance les syndicats jaunes.
En juin 1904, le garçon boucher Larive prévient que la Chambre syndicale de la
Boucherie ne doit pas « se laisser soudoyer », car la Ligue des patriotes veut fonder un
2850
syndicat d'étaliers concurrent de la CGT
. La menace « jaune » est donc bien réelle, surtout
quand on connaît les penchants corporatistes et réactionnaires de nombreux bouchers. Un
« syndicat ouvrier de la Boucherie de détail du département de la Seine » est fondé en 1908.
Disposant d’un bureau de placement, d’une bibliothèque et d’un bulletin, ce syndicat siège au
1 bis boulevard de Magenta et compte 200 membres en 19102851. Nous ne savons pas s’il
s’agit d’un syndicat chrétien, jaune, ou d’une association rivale de la CGT. Une recherche
serait nécessaire pour éclaircir ce point.
En juillet 1904, Larive rédige dans L'alimentation ouvrièreun article contre les
syndicats jaunes, financés par la Ligue des patriotes2852. Les « jaunes » sont des adversaires
non négligeables pour la CGT entre 1900 et 1910. Le syndicalisme jaune rassemble environ
100 000 adhérents en 1906-1907, alors que la CGT en annonce 203.000. Les jaunes jouent
« un rôle plus important à cette époque que les syndicats chrétiens, mais de façon éphémère ».
Le mouvement jaune se constitue vers 1900 autour de Paul Lanoir (qui avait fondé en 1892
l’Union syndicale des ouvriers et employés des chemins de fer français) et de Pierre Biétry,
« ouvrier horloger, ancien militant guesdiste, et syndicaliste actif aux usines Japy, d’où il fut
renvoyé après une grève importante en septembre 1899 ». Meneur d’hommes ambitieux, bon
organisateur, Biétry rompt avec Lanoir en 1902 et crée la Fédération des jaunes de France en
novembre 1904. Biétry est élu député de Brest en 1906 (il a créé le « parti propriétiste »). Son
mouvement est discrédité par « l’appui que lui donne la droite nationaliste et royaliste 2853 ».
2848
Après avoir été dominé par les radicaux entre 1881 et 1900, le conseil municipal de Paris bascule à droite
entre 1900 et 1914. « De la ville révolutionnaire et d’avant-garde qu’il était tout au long du XIX e siècle, Paris
est devenu conservateur au tournant du siècle, et le reste jusqu’en 2001 ». Les élections municipales de 1900
« se sont soldées par une victoire aussi éclatante qu’inattendue des anti-ministériels. Le mouvement
nationaliste, en recul en province, est parvenu à conquérir la capitale ». Nobuhito NAGAI, Les conseillers
municipaux de Paris sous la IIIe République (1871-1914), Publications de la Sorbonne, 2002, p 53.
2849
Brigade des recherches, rapport du 4 octobre 1901.
2850
L'alimentation ouvrière
, n°23, juin 1904.
2851
Annuaire des syndicats professionnels industriels, commerciaux et agricoles en France et aux colonies,
1910.
2852
La Ligue des patriotes, fondée en 1882 par Paul Déroulède, soutient le général Boulanger à partir de 1887.
Dissoute en 1889 et reconstituée en 1895, la Ligue des patriotes est anti-révisionniste pendant l’affaire
Dreyfus. Suite au coup d’Etat manqué de Déroulède le 23 février 1899, la Ligue souffre de l’absence de
Déroulède, condamné à 10 ans de bannissement en 1900 (mais amnistié en 1905). La Ligue incarne une
« droite révolutionnaire », nationaliste, antisémite et antiparlementaire, dont Maurice Barrès est le chantre.
2853
Claude WILLARD (dir.), La France ouvrière, tome 1 : des origines à 1920, Editions sociales, 1993, p 348.
558
Les jaunes rejettent le marxisme et la
lutte des classes2854. Ils luttent contre
le socialisme, veulent limiter l'emploi de la grève et refusent l'extension des monopoles d'Etat
(car il faut favoriser l’accès des ouvriers à la propriété privée). Les jaunes souhaitent la
création de « chambres de capacité » (assemblées corporatives)2855. Ils prônent « la
collaboration de classes par la pratique de la participation aux bénéfices (achat d’actions par
les ouvriers de l’entreprise) ». Antiparlementaires, antisémites et nationalistes, ils réclament la
« protection du travail national » contre la main d’œuvre étrangère 2856. « Paris, avec la
première « Bourse du travail libre », ouverte en 1901, est le centre du mouvement jaune2857 ».
La lutte contre les jaunes est parallèle au rejet du nationalisme de Déroulède et de
Maurice Barrès. Les positions politiques de la boucherie de détail sont donc très éloignées de
l’agitation xénophobe et antisémite de la Villette. Quand il évoque la genèse de la loi de 1906
sur le repos hebdomadaire, Robert Beck souligne que le mouvement ouvrier n’applique le
boycott contre les magasins ouverts le dimanche qu’à partir de 1900, « pour éviter toute
confusion avec la droite antisémite qui l’utilise contre les magasins juifs lors de l’affaire
Dreyfus2858 ». L’extrême-droite a essayé de récupérer le mouvement en faveur du repos
hebdomadaire, « en crachant son venin antisémite contre les propriétaires juifs des magasins
qui priveraient les employés chrétiens de leur jour de repos », mais son influence semble avoir
été très militée. Dans un article de La Libre parole du 23 avril 1900, Edouard Drumont se
moque des socialistes qui copient « servilement les prescriptions et les usages du
catholicisme ». Le bulletin de la Ligue populaire pour le repos du dimanche s’empresse de
réfuter les thèses de la droite révolutionnaire2859.
Loin du boulangisme supposé – voire hypothétique – des patrons bouchers détaillants
et du nationalisme attesté aux abattoirs de la Villette, les garçons bouchers de la Chambre
syndicale ouvrière de la Boucherie de Paris présentent des comportements politiques
originaux entre 1880 et 1914, marqués par le refus des intrusions socialistes et nationalistes.
Ce septième chapitre, axé sur les luttes patronales entre 1870 et 1914 et les
comportements politiques des bouchers, montre très clairement qu’une identité propre aux
petits commerçants, qui forment la base électorale du radicalisme, se constitue sous la
Troisième République. La prospérité ambiante assure aux bouchers une place honorable dans
la société, malgré la libre-concurrence qui leur a été imposée. Même s’il est indubitable que
certains réflexes (le rétablissement de la fête du Bœuf gras en 1896 est un bel exemple)
peuvent laisser penser que les bouchers sont parfois nostalgiques du statut protégé qui était le
leur avant 1858 et de la position sociale dominante qu’ils occupaient à une époque où la
2854
On peut lire les pages de Zeev Sternhell consacrées aux jaunes, qui forment une « droite prolétarienne ».
Zeev STERNHELL, La droite révolutionnaire (1885-1914) : les origines françaises du fascisme, Gallimard,
1997, pp 319-422.
2855
Georges LEFRANC, Le mouvement syndical sous la IIIe République, Payot, 1967, p 110.
2856
Sur les liens qui ont existé entre syndicalisme et nationalisme, nous renvoyons à Zeev Sternhell : « L’Action
française sera la première à saisir aussi bien la signification du courant antidémocratique développé par le
syndicalisme révolutionnaire que les implications de cette nouvelle forme de neutralité que préconise alors la
CGT. Toujours attentive au mouvement des idées dans le monde ouvrier, l’Action française ne manque pas de
relever les affinités qui la rapprochent du syndicalisme révolutionnaire ». Zeev STERNHELL, Ni droite ni
gauche : l’idéologie fasciste en France, Fayard, 2000, p 171.
2857
Claude WILLARD (dir.), op. cit., p 348.
2858
Robert BECK, Histoire du dimanche de 1700 à nos jours, Editions ouvrières, 1997, p 303.
2859
Ibid., p 308.
559
viande n’était pas autant accessible à chacun,
il faut avouer qu’en majorité, la profession
jouit d’une situation matérielle et morale assez confortable. Les dirigeants syndicaux siègent à
la Chambre de Commerce de Paris, appartiennent à des loges maçonniques. Les banquets
annuels sont souvent présidés par des ministres ou des édiles. Les relations entre les
Chambres syndicales ouvrière et patronale demeurent excellentes jusqu’en 1900. Bref, les
bouchers détaillants parisiens peuvent profiter d’une place confortable dans la société entre
1870 et 1914, loin de l’ostracisme qui a pu exister autrefois.
560
CHAPITRE 8 : LA
BOUCHERIE PARISIENNE
DE 1918 A 1944
Malgré la mise en place d’une économie de marché et d’un régime républicain, les
patrons bouchers détaillants réussissent jusqu’en 1914 à négocier avec l’Etat une situation
supportable et les conditions de survie d’un métier artisanal individualiste. Le choc de la
première Guerre Mondiale, la menace du communisme et l’existence de modèles politiques
alternatifs (fascisme puis nazisme) changent profondément les modes d’intervention des
autorités publiques et peuvent expliquer la fermeté de la réaction des bouchers. Alors que les
ouvriers se déchirent sur la question de l’adhésion à l’Internationale (avec la scission CGTCGTU) avant de retrouver l’unité syndicale en 1935, les patrons bouchers luttent avec
résolution pendant les années 1920 pour restaurer la situation de la Belle Epoque, où
l’intervention de l’Etat était beaucoup moins forte que depuis la guerre 1914-18. Les choix
idéologiques des patrons se radicalisent rapidement après 1929, notamment autour des
mouvements d’anciens combattants. Le regain des valeurs catholiques et l’intérêt pour la
doctrine corporatiste dans les années 1930 préparent la grande fronde patronale qui éclate
avec l’arrivée au pouvoir du Front Populaire en 1936. Dans un tel contexte, il n’est guère
étonnant que les patrons bouchers – dans leur grande majorité – accueillent à bras ouverts la
« Révolution nationale » de Pétain.
1) LES OUVRIERS BOUCHERS ENTRE 1918 ET 1939 : ACCEPTER OU REFUSER
LE COMMUNISME ?
Alors que le mouvement patronal de la Boucherie suit à partir des années 1930 une
évolution très marquée vers le corporatisme, le retour aux valeurs traditionnelles catholiques
et un attachement de plus en plus net pour les idées de Vichy, quelles sont les principales
luttes des ouvriers de la boucherie parisienne entre 1918 et 1939 ? Nous présenterons surtout
la cristallisation des revendications ouvrières au moment du Front Populaire.
a) La situation syndicale des ouvriers de la boucherie après 1918
La Chambre syndicale ouvrière de la Boucherie de Paris a intégré en 1902 la FNTA
(Fédération Nationale des Travailleurs de l’Alimentation) de la CGT, qui siège après 1918 au
33 rue de la Grange aux Belles (Paris 10e). La FNTA revendique 150 000 adhérents en 1921
(la CGT compte 700 000 membres en 1921)2860. Ce chiffre semble énorme par rapport aux
2860
Suite à l’échec de la grève des cheminots en mai 1920, les effectifs de la CGT diminuent rapidement. « En
quelques semaines, on passe de 1 600 000 cotisants à 900 000 dans le deuxième semestre de 1920, puis à
561
adhésions enregistrées avant 1914 (35 000
en 1905, 23 000 en 1907, 50 000 en
1912)2861. Selon l’Annuaire du prolétariat de 1914, la FNTA a délivré 23.434 cartes en 1913
(la CGT compte alors 350.000 adhérents). Les chiffres indiqués par l’Alimentation ouvrière ,
organe de presse officiel de la FNTA, ne sont donc absolument pas fiables car largement
surévalués (il faut les diviser par deux). Nous les citons néanmoins car ce sont les rares
données quantitatives dont nous disposons. Selon un état des cotisations versées par les
sections fédérées au premier semestre de 1919, la FNTA comptabiliserait 50 000 timbres dans
la Seine, dont 5250 pour les industries de la viande (3300 pour les abattoirs et 1950 pour les
bouchers) et 850 pour les charcutiers2862. Selon un état des cotisations versées au second
semestre de 1920, la FNTA compterait 33 750 membres dans la Seine, dont 2600 pour les
industries de la viande et 450 pour les charcutiers2863. Pour avoir une idée des effectifs de la
FNTA de la Seine par professions, nous avons dressé le tableau suivant, à partir des chiffres
fournis par l’Alimentation ouvrière :
Tableau 20 : Evolution des cotisations versées par les syndicats de la FNTA entre 1919 et
1920
COTISATIONS VERSÉES
Industries de la viande
er
1 semestre 1919
nd
2 semestre 1920
5 250
2 600
Charcutiers
850
450
Boulangers
3 050
4 150
Chocolatiers
5 050
1 660
Biscuitiers
2 800
1 330
10 700
3 500
Employés et gérants d’alimentation
4 600
2 500
Cuisiniers
1 980
3 505
50 000
33 750
Hôtel Café Restaurant
Total FNTA de la Seine
Ce tableau permet de constater la relative faiblesse du secteur carné, dont la part dans
les effectifs de la FNTA passe de 10,5% en 1919 à 7,7% en 1920. La situation du
syndicalisme chez les bouchers de province n’est pas plus brillante. Quand on consulte la liste
des syndicats adhérents à la FNTA en 1919, on s’aperçoit de la faiblesse du secteur viande au
sein de la CGT. Outre la Chambre syndicale parisienne, 11 syndicats ouvriers de province
adhèrent à la FNTA en 1919 :
•
5 syndicats de bouchers : Lille (abattoirs : Bachelet), Limoges (Delotte), SaintEtienne (boyaudiers), Dordogne (Rengières) et Tours (Lebezot).
700.000 en 1921 ». Claude WILLARD (dir.), La France ouvrière, tome 1 : des origines à 1920, Editions
sociales, 1993, p 448.
2861
L’Alimentation ouvrière , n°202, avril 1921. Archives Départementales de la Seine St-Denis, 46 J 27.
2862
L’Alimentation ouvrière , n°194, 1er août 1919.
2863
Ibid., n°202, juin 1921.
562
•
charcutiers : Belfort (Wenck), Bordeaux
6
syndicats
de
bouchers(Murzeaux), Cannes (Ipert), Le Havre (Seyer), Lyon et Vichy (Desormière)2864.
L’état des cotisations du premier semestre de 1919 signale en province 55 sections de
boulangers, 18 sections de limonadiers-restaurateurs, 7 sections de brasseurs et seulement 5
sections de bouchers-charcutiers : Bourges (200 timbres), Lyon (150), Marseille (150), Dijon
(100) et Tours (100)2865. Dans l’état du second semestre de 1920, seuls trois syndicats de
province ont versé leur cotisation pour le secteur viande : les abattoirs de Lille (100 timbres),
les bouchers-charcutiers de Bordeaux (180 timbres) et ceux de Vichy (30 timbres)2866.
Dans sa thèse, Jean-Louis Robert indique les effectifs des syndicats CGT de l’Union
de la Seine. Le bond de la syndicalisation pendant la guerre est remarquable, même s’il est
difficile de comparer un nombre de cotisants (en 1912) avec un nombre d’adhérents (en 1917
ou 1919)2867. Ces chiffres montrent également que la syndicalisation s’élève à un taux
honorable chez les professionnels de la viande.
Tableau 21 : Evolution des effectifs des syndicats CGT de l'Union de la Seine entre 1912
et 1917
Cotisants en 1912
Adhérents en 1917
Boulangers
437
600 (1 000 en 1919)
Charcutiers
117
400
Bouchers
146
400
Produits alimentaires
167
800
Vu la relative faiblesse du syndicalisme ouvrier dans la boucherie, il est créé en juillet
1920 (statuts déposés en août) un Syndicat général des travailleurs de l'industrie de la viande
de la Seine (CGT), dont le siège social se trouve au 20 rue du Bouloi (Paris 1er). Léon Fiquet
en est secrétaire général2868, Louis Henriot et Antoine Lenoir secrétaires adjoints2869 et Kléber
2864
Registre des syndicats adhérents à la CGT (FNTA). AD Seine St-Denis, 46 J 121.
2865
L’Alimentation ouvrière , n°194, 1er août 1919.
2866
Ibid., n°202, juin 1921.
2867
Les chiffres de 1912 proviennent du Bulletin officiel de l’Union de la Seine ; ceux de 1919 du compte-rendu
du Congrès d’Orléans. Jean-Louis ROBERT, Ouvriers et mouvement ouvrier parisiens pendant la Grande
guerre et l'immédiat après-guerre: Histoire et Anthropologie, Thèse de doctorat, Paris 1, 1989, p 2497.
2868
« Ouvrier boucher à la coopérative la Bellevilloise dans le XXe arrondissement de Paris, Fiquet représenta les
« Travailleurs de la viande » au congrès extraordinaire de l’Union des syndicats de la Seine en novembre 1920.
Il intervint au IIe Congrès (novembre 1921) pour soutenir les Comités syndicalistes révolutionnaires (CSR) et
présida une séance du IIIe Congrès, le 24 décembre 1922. Il avait adhéré à la CGTU où, à la fin des années
1920, ses sympathies allèrent à la minorité en conflit avec le Parti communiste ». Jean MAITRON (dir.),
Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français (1914-1939), Editions ouvrières, 1986, tome
XXVIII, p 40.
2869
Henriot a fait partie du Conseil d’administration de la Bourse du Travail de Paris entre 1914 et 1920. Jean
MAITRON (dir.), Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français (1914-1939), Editions ouvrières,
1988, tome XXXI, p 291.
563
Beaugrand en est le trésorier général2870. Le syndicat comporte trois sections : celle des
abattoirs est dirigée par Francis Bonnin, celle des étaliers par Pierre Brun et celle de
l’hippophagie par Camille Marinolli 2871. Les ouvriers détaillants se trouvent donc très
minoritaires au sein de ce syndicat général. Nous ne disposons pas des effectifs des différentes
sections mais il ne fait guère de doute que le taux de syndicalisation des ouvriers des abattoirs
devait être plus élevé que celui des étaliers. Si l’on se base sur l’état des cotisations de 1919,
la proportion devait être de 63% de garçons d’abattoirs pour 37% d’étaliers au sein du
syndicat (eux mêmes divisés entre hippophagiques et classiques). Par conséquent, ce sont les
ouvriers de la Villette qui dirigent de fait le syndicat parisien CGT de la viande.
Les ouvriers de la boucherie hippophagique de Paris sont en grève entre le 27
décembre 1919 et le 5 janvier 1920 car les patrons veulent rétablir le travail aux pièces et il
existe une « entente patronale » sur l’embau che. Une convention est signée le 6 janvier 1920
au ministère du Travail2872. En janvier 1921, au moment d’une grève à la Villette, l’ouvrier
boyaudier Georges Beaugrand (1893-1981), militant communiste, devient secrétaire du
syndicat général. « Partisan de la minorité syndicale, il milita dans les Comités syndicalistes
révolutionnaires ». En 1922, le syndicat (180 membres environ) passe entièrement à la CGTU
et Georges Beaugrand est délégué « au premier congrès de constitution de l’Union
départementale de la Seine, rue Mathurin-Moreau ». Jacques Girault note que « dans la
corporation des ouvriers bouchers, l’idéologie anarcho-syndicaliste était très forte 2873 ».
Suite au Congrès de Tours de décembre 1920 et à la scission entre les socialistes
(SFIO) et les communistes (PCF), la CGT se scinde elle aussi en deux branches en décembre
1921. « Les 22, 23 et 24 décembre 1921, 1537 syndicats réunis à Paris à l’appel des CSR
(Comités syndicalistes révolutionnaires) décident de quitter la CGT et de constituer une
nouvelle confédération, la Confédération générale du travail unitaire (CGTU)2874 ». Le
syndicat des travailleurs de la viande de la Seine fait donc partie de la CGTU à partir de 192122. Une violente diatribe contre la CGT paraît en février 1922 dans l’Alimentation
ouvrière. Th. Leclair, secrétaire de la FNTA, appelle les ouvriers de l’alimentation à lutter
contre la CGT et contre la fédération de l’alimentation dissidente. Les propos contre Léon
Jouhaux, inamovible secrétaire général de la CGT (entre 1909 et 1947), sont particulièrement
durs : « Que ton saint nom, Léon Ier, pape syndical, passe à la postérité apostolique et
bourgeoise, et que le diable te bénisse2875! ». La tension est forte entre les militants CGT et
CGTU si l’on en juge par le jugement dur de Beaugrand dans ses mémoires : « un groupe,
sous l’influence d’Henriot s’employait à tenter de ramener notre syndicat à la CGT
réformiste : avec l’aventurier Fiquet ce n’étaient que discussions et perte de temps, ayant pour
but d’empêcher l’action 2876 ». Il est vrai que Louis Henriot, secrétaire général du syndicat des
2870
Kléber Beaugrand (1887-1969) est un boucher, militant syndicaliste, devenu fabricant de saucissons à Paris
en 1925. Maire d’Ouchamps (Loir-et-Cher), il a été député SFIO de Romorantin (1936-1942). Jean MAITRON
(dir.), op. cit., tome XVIII, p 298.
2871
Informations transmises par le Bureau des affaires générales de la Mairie de Paris.
2872
L’Alimentation ouvrière , n°197, 1er février 1920.
2873
Jacques GIRAULT, notice biographique sur Georges Beaugrand, in Jean MAITRON (dir.), op. cit.,
tome XVIII, p 291.
2874
Claude WILLARD, op. cit., p 453.
2875
L’Alimentation ouvrière , 1er février 1922.
2876
Jean MAITRON (dir.), op. cit., tome XXVIII, p 40.
564
ouvriers bouchers détaillants entre 1914 et
1919, est très modéré dans ses positions2877.
Alors qu’une grève est envisagée pour le 15 juin 1919, il prône la prudence et se prononce
contre les solutions extrêmes car « la grève est une arme redoutable2878 ». Jean-Louis Robert
indique même que ce sont dans les petits métiers comme la boucherie que l’on trouve encore
des cas de « collaboration de classes » – fait devenu rarissime2879. En 1917 par exemple, « le
syndicat ouvrier collabore avec une grande partie des patrons bouchers pour imposer la
fermeture du lundi. Ainsi, en octobre 1917, la Chambre syndicale ouvrière « adresse
publiquement l’expression de sa gratitude aux coopératives et aux nombreux patrons qui, dans
Paris, appliqueront cette mesure dès lundi2880 » et, un mois plus tard, Henriot, le secrétaire du
syndicat peut déclarer : « tous, ouvriers et patrons, dimanche vous manifesterez une fois de
plus votre volonté de repos et de bien-être ». Des réunions communes de patrons et ouvriers
sont organisées et Henriot assiste, « très applaudi », à une réunion patronale2881 ».
De même, en avril 1919, le syndicat ouvrier des bouchers de détail collabore avec
certains patrons bouchers à propos du repos du lundi2882. Pour consolider sa position à la tête
du syndicat, Henriot n’hésite pas à utiliser, en août 1919, la tactique de la « fausse
démission », ainsi évoquée par Jean-Louis Robert : « Le dirigeant annonce sa démission ou
déclare qu’il va démissionner à la suite de critiques diverses, souvent anonymes. Mais il en
reste au niveau du discours et l’acte démissionnaire ne suit pas. Par exemple Henriot, le
secrétaire du syndicat des bouchers, déclare « je suis prêt à me retirer, mais croyez bien que
j’ai ma conscience pour moi. Ce qui chagrine quelques individus, c’est que je ne travaille plus
dans la boucherie et vends à mon compte des légumes sur la voie publique2883 ».
En 1923, Georges Beaugrand anime une grève des ouvriers boyaudiers, portant sur le
maintien d’une tradition (les ouvriers veulent conserver le droit de vendre les ovaires et
prostates aux laboratoires pharmaceutiques, comme complément de revenus)2884. Fin 1923, il
crée une cellule communiste aux abattoirs de la Villette : « elle comprenait dès sa formation
quatre ouvriers bouchers (boeuftier moutonnier), trois similaires (boyaudiers et fondeurs),
quatre employés du service de nettoiement du marché aux bestiaux et des abattoirs, et
plusieurs rattachés ». Dans ses mémoires, Beaugrand rend hommage à Victor Messer,
« Toto », ouvrier boeuftier chez Lambeye, « ouvrier hautement qualifié et compétent pour
2877
Traitant de l’âge des militants syndicaux, Jean-Louis Robert note que les secrétaires sont plus âgés dans le
bâtiment et l’habillement que dans l’alimentation (Henriot a 28 ans en 1914 et 33 ans en 1919). Pendant la
guerre 1914-18, le renouvellement des dirigeants syndicaux a été important chez les boulangers, moyen chez
les garçons de café, très faible chez les épiciers et les ouvriers d’abattoir. Concernant les bouchers de détail, on
observe une stabilité du secrétaire. Jean-Louis ROBERT, Ouvriers et mouvement ouvrier parisiens pendant la
Grande guerre et l'immédiat après-guerre: Histoire et Anthropologie, Thèse de doctorat, Université Paris 1,
1989, p 1033.
2878
Jean-Louis ROBERT, op. cit., p 2093.
2879
Outre les cas de collaboration de classes (assez fréquents jusqu’en 1919) dans la boucherie de détail, JeanLouis Robert note en janvier-février 1919 un exemple de collaboration entre ouvriers et patrons aux abattoirs
de la Villette, sur la question des viandes foraines. Jean-Louis ROBERT, op. cit., p 1864.
2880
L’Humanité , 14 octobre 1917.
2881
Jean-Louis ROBERT, op. cit., p 1604.
2882
Ibid., p 1723.
2883
Ibid., p 1068.
2884
Jacques GIRAULT, op. cit., p 291.
565
toutes les revendications concernant les
ouvriers de la Villette2885 ». Ce militant
communiste et syndicaliste, journaliste à l’ Humanité à partir de 1937 (rubrique « Front du
travail »), est mort en déportation en Allemagne en 19452886. Beaugrand estime que la
propagande communiste a porté ses fruits aux abattoirs (dans les années 1930) car « les
méthodes paternalistes en vigueur dans le passé, entre ouvriers et patrons, s’atténuèrent.
Même, au fur et à mesure des multiples luttes qui furent engagées, cette collaboration
disparut. Les travailleurs de la Villette prenant conscience de leur valeur professionnelle et de
leur force, avec leurs organisations savaient mieux se défendre. Ils imposèrent leur droit pour
chaque problème économique, et manifestèrent leur compréhension politique contre les
gouvernements qui se succédèrent, et contre leurs soutiens durant toutes ces années de
lutte2887 ». Même s’il faut sans doute relativiser l’optimism e du leader syndical, ces propos
sont néanmoins intéressants car ils illustrent la rupture devenue franche entre patrons et
ouvriers dans le monde des abattoirs. Reste à savoir si ce constat peut s’appliquer également à
la boucherie de détail.
Georges Beaugrand, qui devient député communiste de Paris (1928-1932), demeure
secrétaire du Syndicat des travailleurs de la viande de la Seine. Membre de l’Union des
coopérateurs, il est « membre de la commission exécutive de la Fédération CGTU de
l’Alimentation à partir du congrès de Paris (1-4 septembre 1925), responsabilité renouvelée
par le congrès des 25-27 septembre 1927 ». Pendant un voyage à Moscou en novembre 1927,
il enquête sur l’organisation des abattoirs soviétiques. A son retour en France, « il avait acquis
la réputation d’être un expert en matière d’organisation du travail dans les abattoirs et pour
l’hygiène de la viande 2888 ». En 1929, il participe au congrès de la CGTU.
Quelles sont les revendications des travailleurs CGTU de l’alimentation dans les
années 1920 ? Le mot d’ordre pour la manifestation du 1 er mai 1927 est le suivant :
« Travailleurs de l'alimentation de tous les pays, pour la journée de 8 heures, pour le travail de
jour, contre la diminution des salaires, contre les dangers de la guerre, pour le soutien de la
Révolution chinoise, pour la défense de l'URSS, formez le front unique de classe contre la
bourgeoisie2889 ! ». On sent bien les conséquences de l’adhésion de la CGTU à
l’Internationale syndicale rouge en 1923. Les effectifs de la CGTU seraient de 348 578
adhérents en 1931 (dont 8712 cartes pour la fédération de l’alimentation). En 1930, la CGT
regroupe 884 450 membres (11 000 pour la FNTA)2890. Nous savons qu’il a existé entre 1922
et 1935 un syndicat parisien d’étaliers affilié à la CGT, mais nous ne disposons d’aucun
renseignement sur son activité. Nos informations sont tout aussi pauvres sur l’existence d’un
éventuel syndicat chrétien d’ouvriers bouchers, affilié à la CFTC (fondée en 1919 par Gaston
Tessier). En 1931, le père jésuite Décout, aumônier de l’Union Professionnelle Catholique de
2885
Georges BEAUGRAND, Un siècle d’histoire : l’abattoir de la Villette de 1871 à 1959 , 1970, pp 23-24.
2886
Victor Messer (1901-1945) a d’abord été « saute-ruisseau » (garçon de course ?) à la banque Gravereau, puis
ouvrier d’abattoir à la Villette. « Il adhéra au Parti communiste au début de l’année 1924. Syndiqué à la
CGTU, il devint secrétaire général du syndicat des Abattoirs de la Seine au moment du Front populaire et
siégea au sein de la commission exécutive de la Fédération de l’Alimentation ». Jean MAITRON (dir.), op. cit.,
tome XXXVI, p 287.
2887
Georges BEAUGRAND, op. cit., p 24.
2888
Jacques GIRAULT, op. cit., p 293.
2889
Comité international de propagande des travailleurs révolutionnaires de l'alimentation,Bulletin mensuel pour
les pays latins, mai 1927, 2e année, n°5. Archives Départementales de la Seine St-Denis, 46 J 26.
2890
Hyacinthe DUBREUIL, Employeurs et salariés en France, Alcan, 1934, p 138-140.
566
la Boucherie, indique que « très peu de garçons étaient syndiqués » dans la
boucherie de détail (environ 60 à la CGTU, 140 à la CGT et 120 aux syndicats chrétiens)2891.
Pour lui, cette faible syndicalisation est liée au « caractère essentiellement corporatif et
familial de la Boucherie. A part deux ou trois boucheries d'allure industrielle, comportant un
personnel de 30 ou 40 ouvriers, la presque totalité des garçons mangent à la table du patron ;
2892
la moitié d'entre eux sont logés par lui, comme dans l'artisanat antique
». Si les différents
chiffres indiqués par Jean Maitron et par le père Décout sont fiables, le syndicat CGTU de la
boucherie aurait connu une lente érosion entre 1922 et 1935, le nombre des adhérents passant
de 180 en 1922, 130 en 1926-1929 et 60 en 1931.
Après sa défaite aux élections législatives en février 1932, Georges Beaugrand reprend
le travail à la Villette. « Le 1er juin 1932, il recommençait à travailler chez son cousin, patron
moutonnier et y demeura jusqu’en décembre 1934. Il devint aussi un des trois secrétaires de la
Région communiste de Paris-Ville (avec Lampe et Ferrat) et partagea ainsi son temps entre
l’abattoir et ses responsabilités ». En avril 1933, G. Beaugrand est élu membre du Comité
central de l’ARAC (Association Républicaine des Anciens Combattants). En février 1934, il
est élu maire communiste de Gentilly. Il quitte son emploi aux abattoirs mais il demeure
jusqu’en 1935 secrétaire du syndicat CGTU des travailleurs de l’industrie de la viande de la
Seine. Après la réunification syndicale, il reste un membre actif de la CGT2893. Les deux
fédérations de l’alimentation CGT et CGTU ont fusionné en 1935. En septembre 1935,
Simonin est secrétaire général de la FNTA de la CGTU2894. En 1936, c’est Auguste Savoie
qui est secrétaire de la FNTA réunifiée2895.
En décembre 1935, le Syndicat général des travailleurs de l’industrie de la viande de la
Seine change de dénomination. L’organisation se nomme désormais « Syndicat général des
travailleurs des abattoirs du département de la Seine ». Le siège social se trouve à l’annexe de
la Bourse du Travail (67 rue de Turbigo, Paris 3e). En 1935, Marcel Tourasse est secrétaire
général, Marcel Codor secrétaire adjoint et Cartilliers trésorier2896. Si l’on se fie au nouvel
intitulé, il faut croire que les étaliers ne jouent plus aucun rôle dans ce groupe, réservé aux
seuls ouvriers des abattoirs. D’ailleurs, les ouvriers de la boucherie de détail disposent de leur
propre syndicat, la Chambre syndicale de la Boucherie de Paris. En 1935-1936, A. Charlot en
est le secrétaire2897, R. Vilain le secrétaire adjoint et J. Weiss le trésorier2898. Le syndicat
2891
Le syndicat CGTU de la boucherie compterait 130 adhérents entre 1926 et 1929. Jean MAITRON (dir.), op.
cit., tome XLIII, p 362.
2892
Père DECOUT, Note sur le premier pèlerinage des bouchers catholiques à Montmartre, 11 mai 1931, 10 p.
Archives jésuites de Vanves, dossier personnel du père Décout.
2893
Jacques GIRAULT, op. cit., p 295.
2894
L’Alimentation ouvrière , nouvelle série, n°7, septembre 1935.
2895
Auguste Savoie (1877-1949), secrétaire de la Chambre syndicale des ouvriers boulangers de la Seine,
secrétaire de l’Union des syndicats de la Seine (1908-1913) puis secrétaire de la FNTA (1914-1940), resta
toujours fidèle à la CGT, « propagandiste très actif du syndicalisme réformiste » et défenseur de
l’indépendance politique de la CGT. Sous l’Occupation, il est « vice-président de la commission qui élabora la
Charte du Travail ». Jean MAITRON (dir.), op. cit., tome XV, p 143 et tome XLI, p 163.
2896
2897
Informations transmises par le Bureau des affaires générales de la Mairie de Paris.
« Ouvrier boucher dans la Seine, André Charlot succéda à Clay au secrétariat adjoint de la Fédération de
l’Alimentation lors du XVI e congrès (Paris, 22-23 septembre 1935). Il restait un des sept secrétaires en 1937
comme responsable des Bouchers et du Commerce de détail. Au XVIIIe congrès (13-15 septembre 1937) il
affronta la communiste Ambrogelli sur le problème de la compatibilité entre les responsabilités syndicales et
politiques : « Il faut choisir : ou l’on milite dans les partis politiques, ou l’on milite dans le mouvement
567
modifie ses statuts lors d’une assemblée
générale le 10 août 1936. Le siège social est
fixé à la Bourse du Travail, 3 rue du Château-d’Eau (Paris 10 e).
Quelles sont les revendications de la boucherie ouvrière parisienne en 1935 ? Une
délégation syndicale, conduite par Auguste Savoie (secrétaire de la FNTA), est reçue au
ministère du Travail à l’automne 1935. Outre le problème des bureaux de placement, sur
lequel nous reviendrons, les réclamations des ouvriers bouchers portent sur le temps de
travail : application plus sévère du décret de février 1933 sur la journée de travail, suppression
totale des heures de dérogation (104 dans le décret) à cause du chômage, suppression totale du
service de garde de l'après-midi, décret pour généraliser la fermeture des étaux de boucherie
de 13h à 16h, extension du décret sur la journée de travail aux départements de la Seine-etOise et de la Seine-et-Marne, prendre des décrets nationaux sur le sujet. Les étaliers se
plaignent de certains bouchers qui ouvrent le lundi un rayon de charcuterie, de volailles ou de
triperie (rayons accessoires), pour contourner la loi sur le repos hebdomadaire obligatoire2899.
Les ouvriers bouchers parisiens participent aux grandes grèves de 1936. Les ouvriers
de la Villette se mettent en grève le 5 juin 1936, Georges Beaugrand étant chargé de présenter
les revendications à Robert Lévy, président du Syndicat patronal de la Boucherie en gros de
Paris2900. La boyauderie centrale d’Aubervilliers compte 150 grévistes le 16 juillet 1936. Les
usines de jambon Olida sont en grève les 21 et 22 juillet 1936 (400 grévistes à LevalloisPerret, 250 à Epinay et 300 à Vaugirard)2901. Une grève est déclenchée en janvier 1937 chez
Artus (préparation d’abats) car les dirigeants de la société refusent de signer la convention
collective de 19362902. En juillet 1937, un mouvement de grève touche à nouveau les abattoirs
de la Villette : 98% des porcins sont grévistes2903.
Les grèves ne concernent pas seulement les ouvriers des abattoirs et des grandes
usines de charcuterie ou de triperie de la région parisienne. Dans ses mémoires, René Belin,
syndical » déclara-t-il, et, s’adressant aux communistes « vous avez fait beaucoup de sacrifices, appris à
chanter la Marseillaise, arboré le drapeau tricolore » acceptez de « reconnaître l’indépendance du syndicalisme
et, avec nous défendez cette indépendance ». Les congressistes le réélurent au bureau fédéral ». Jean
MAITRON, op. cit., tome XXII, p 129.
2898
Jean Pierre Weiss, garçon boucher né le 4 décembre 1879 à Paris, a été secrétaire et trésorier adjoint du
syndicat CGTU de l’industrie de la viande de la Seine de juillet 1926 à mars 1929, et membre du 1 er rayon de
la région parisienne du PCF. Jean MAITRON (dir.), op. cit., tome XLIII, p 362.
2899
Le travailleur de l'alimentation
, nouvelle série, n°11, octobre-décembre 1935.
2900
Les ouvriers des abattoirs réclament la fixation d’un salaire minimum, la suppression de la garde du
dimanche, un jour de vacance par mois (avec un maximum de 15 jours par an). Trois autres revendications
rejoignent celles des patrons chevillards : la suppression de la taxe d’abattage, la diminution des droits d’octroi
et l’interdiction de l’importation des viandes étrangères. « Les ouvriers revendiquaient également l’application
de la semaine anglaise, la fermeture des abattoirs les jours fériés, la construction de vestiaires et de douches,
l’aménagement d’un poste médical placé sous la responsabilité de l’administration préfectorale, la
reconnaissance du droit syndical et enfin, qu’aucune sanction ne soit prise pour fait de grève ». Pierre
HADDAD, Les chevillards de la Villette : naissance, vie et mort d’une corporation , Thèse de doctorat, Paris X
Nanterre, 1995, p 287.
2901
Rapports journaliers de police (1936). Archives de la préfecture de police de Paris, BA 1874.
2902
Pierre HADDAD, op. cit., p 292.
2903
Ibid., p 296.
568
évoque la fièvre sociale qui gagne l’ensemble des ouvriers de l’alimentation en
juin 19362904. « Au moment de sortir de la Bourse [du Travail], Belin est happé par un
secrétaire de l'Alimentation. Dans la salle Ferrer, les garçons bouchers sont réunis. Quelques
milliers. Sur ce nombre, combien étaient syndiqués? Dix? Vingt? Le Bureau est débordé. Il
réclame un coup de main. La moitié des industries et des commerces de l'Alimentation, les
Halles en particulier, sont déjà en grève. Le ravitaillement est devenu difficile. Ce n'est pas le
moment d'en rajouter. Belin monte à la tribune. Il déconseille, pour des raisons d'efficacité, la
grève générale. La CGT a des responsabilités: elle ne peut pas organiser la famine. Donc,
devront rester ouvertes toutes les boucheries coopératives et toutes celles qui travaillent sans
le concours d'un commis, plus toutes celles dont le patron souscrira l'engagement d'appliquer
rétroactivement les conventions collectives. Faites fermer les autres. En 48 heures, vos
patrons vous auront donné satisfaction. Ce n'est pas votre grève qui les fera céder. C'est la
crainte de voir leur clientèle s'en aller chez le voisin... Les gars paraissent contents comme
tout. Ils n'avaient pas pensé à ça. Ils applaudissent frénétiquement. Un instant plus tard, ils
partent, à cinq par taxi, se répandent dans la ville et dans sa banlieue et... font fermer toutes
les boutiques sans en excepter une seule2905 ».
Alors que René Belin se félicite de la modération de la CGT, les patrons bouchers
fulminent contre les réclamations ouvrières abusives (hausse des salaires, suppression des
bureaux de placement syndicaux, semaine de 40h)2906. Dans la boucherie de détail, les
négociations ont duré trois jours. Un accord sur un contrat collectif a été signé le 12 juin 1936
entre le Syndicat patronal de la Boucherie de Paris (présidé par Georges Beltoise), l’Union
des anciens combattants bouchers détaillants (présidée par Morice Deshais), le Syndicat des
maisons d’alimentation générale (Garanger), le Syndicat des marchés découverts de Paris
(Buisson), le Syndicat des marchés découverts de la banlieue (Durand) et la CGT (représentée
par A. Charlot, R. Vilain, P. Weiss, E. Paul, Nelle et Mérigeon). Mais, le 15 juillet 1936, une
assemblée générale corporative de la Boucherie, réunie salle Wagram, remet en cause
l’accord du 12 juin car la signature des patrons a été « extorquée par la violence ». De plus, la
semaine de 40h est incompatible avec l’exercice du métier. Les patrons estiment qu’il faut
reprendre la négociation sur des bases saines, c’est-à-dire une semaine de travail de 54h 2907.
Sans surprise, les patrons tournent en dérision la vanité des grèves et la faiblesse de la
mobilisation ouvrière dans les abattoirs. Pour illustrer son article sur la grève aux abattoirs de
la Villette du 5 juin 1936, la Revue commerciale de la boucherie publie une photo d’ouvriers
jouant à la belote dans les échaudoirs. L’auteur fait preuve d’une mauvaise foi évidente car il
indique que les ouvriers ont cessé le travail à 7h du matin, sans entraîner aucune conséquence
sur l’activité des abattoirs, mais il reconnaît que le marché de la criée à été « embouteillé »,
signe indéniable que la grève a perturbé le négoce des carcasses. Toujours prompt à rappeler
la solidarité puissante qui lie patrons et employés dans la boucherie – fût-elle en gros – le
journaliste note que les grévistes ont rapidement obtenu satisfaction à leurs revendications. Il
2904
Sur l’itinéraire politique complexe de René Belin (1898-1977), nous renvoyons à Jean MAITRON (dir.), op.
cit., tome XVIII, pp 346-348.
2905
René BELIN, Du secrétariat de la CGT au gouvernement de Vichy: mémoires (1933-1942), Albatros, 1978,
pp 94-95.
2906
Suite aux accords Matignon (7 juin 1936), une grille des salaires de base des ouvriers de la boucherie de la
région parisienne est publiée dans Le travailleur de l’alimentation , n°4, septembre-octobre 1936. Archives
Départementales de la Seine St-Denis, 46 J 26.
2907
Réveil de la Boucherie française, juillet 1936. BNF, Jo 30696.
569
ajoute : « Après quelques négociations, ils
évacuèrent les différentes enceintes où il
sont normalement occupés. Seuls, des ouvriers, d’ailleurs étrangers au personnel des abattoirs,
ont refusé de quitter un bâtiment dans lequel ils étaient occupés à des travaux de réfection. Ils
hissèrent un minuscule drapeau rouge et, selon l’expression consacrée, firent la grève « sur le
tas ». Visiblement, il est inimaginable pour l’auteur que des ouvriers bouchers puissent mener
une grève dure et longue. La faute des troubles est rejetée sur des ouvriers étrangers au
métier2908.
Pour la boucherie en gros2909, Georges Beaugrand étant conseiller technique du
Syndicat général des travailleurs des abattoirs de la Seine, « il participa aux négociations de la
convention collective à partir de l’été 1936 qui fut finalement signée le 23 janvier 1939, sous
le titre « Convention collective des abattoirs de la Seine2910 ». Nous ne savons pas si la
boucherie de détail a possédé une convention collective avant 1940.
Après la poussée sociale de 1936, la mobilisation ouvrière a-t-elle perduré longtemps ?
La FNTA, dirigée par Auguste Savoie et siégeant au 211 rue Lafayette (Paris 10e), aurait
compté 20 000 cotisants avant 1936 et 277 000 en 1938 ! Son organe de presse est Le
travailleur de l'alimentation et des Hôtels Cafés Restaurants
. En 1937, le Syndicat général de
l'alimentation de la région parisienne, qui siège au 41 rue Notre-Dame de Nazareth (Paris 3e),
groupe 17 sections syndicales (dont le Syndicat général des travailleurs des abattoirs de la
Seine). Entre 1937 et 1939, le syndicat CGT des garçons bouchers de la Seine compte environ
130 adhérents2911.
En 1936-1937, les conférences nationales de l'industrie de l'alimentation servent à
préparer l'élaboration des décrets pour l'application de la loi des 40 heures. La conférence
nationale de l'industrie de la viande (CGT) se tient à Paris les 23 et 24 janvier 1937. «Elle
demande la création dans chaque ville de délégués syndicaux appelés à remplacer les délégués
d'atelier, le vote de la loi sur le placement, la suppression de la nourriture et du couchage, ou
au moins leur réglementation sévère, l'organisation de l'apprentissage et la limitation du
nombre des apprentis, la reconnaissance de certaines maladies (dartre de veau, gale de porc,
etc) comme accident du travail, l'interdiction de l'importation en France d'animaux abattus à
2912
l'étranger
». En juin 1937, Le travailleur de l'alimentationréclame le respect strict des
décrets sur la semaine de 40 heures. Outre la question de la limitation de la durée du travail, le
placement demeure – comme avant 1914 – l’une des préoccupations majeures de la Chambre
syndicale ouvrière de la Boucherie de Paris.
Du côté patronal, la riposte à l’agitation ouvrière a été assez simple. Tout comme la
boucherie de détail resserre les rangs derrière René Serre à partir d’octobre 1936, les patrons
chevillards, tripiers et charcutiers en gros s’unissent derrière le président de la Boucherie en
gros de la Villette, Maurice Bonhomme, qui prend la tête de l’UVED, Union de la viande et
de ses dérivés, créée en août 1937. Ce réflexe d’union patronale a été motivé par les grèves de
2908
Revue commerciale de la boucherie et de la charcuterie française, juin 1936, p 19.
2909
Pour plus de détails sur les luttes syndicales entre ouvriers et patrons de la boucherie en gros de Paris en
1936-38, nous renvoyons à Pierre HADDAD, Les chevillards de la Villette : naissance, vie et mort d’une
corporation, Thèse de doctorat, Paris X – Nanterre, 1995, p 281-310.
2910
Jacques GIRAULT, op. cit., p 296.
2911
Archives Départementales de la Seine St-Denis, 46 J 87.
2912
Conférence nationale des commerces et industries de l'alimentation,Les organisations syndicales: ouvriers,
employés, techniciens, 2e édition, mai 1938, p 26-27. AD Seine St-Denis, 46 J 35.
570
janvier 1937, qui portaient
majorations de salaires2913.
sur
les
conventions collectives, les arbitrages et les
b) Le problème du placement des ouvriers entre 1914 et 1939
Nous avons vu que la situation du placement des ouvriers de l’alimentation en 1910
n’est guère meilleure qu’avant le vote de la loi du 14 mars 1904. « Dans les années précédant
la guerre, l’Etat tentera de développer le placement public en instituant un système de
subventions aux municipalités (décret du 15 octobre 1911). Le faible budget engagé
n’entraînera que des résultats médiocres. Il faudra attendre la première guerre mondiale et les
pénuries de main d’œuvre occasionnées par la mobilisation générale, pour voir la création, par
une circulaire du gouvernement le 20 août 1914, d’un Fonds National de Chômage dont la
responsabilité essentielle était confiée aux communes. Cependant, entre le cadre national trop
large et celui trop étroit de la localité, s’imposa la nécessité de créer à partir de 1915, des
Offices Départementaux de Placement, au sommet desquels fût institué un Office National de
placement relayé par des Offices régionaux2914 ».
En 1914, Paris compterait 300 000 ouvriers au chômage. Un décret du 26 octobre
1914 crée un Office central des chômeurs et des réfugiés, puis des Offices départementaux et
régionaux de placement. Mais des sections par branches sont nécessaires : la spécialisation
professionnelle du placement est enfin reconnue. En 1916, le placement public paritaire existe
dans 45 départements. Pour la Seine, c’est une délibération du Conseil général du 17 juin
1915 qui met en place un office départemental de placement (sur l’initiative d’Henri Sellier).
Pour comparer les pratiques locales et illustrer les efforts, des Congrès nationaux sont
organisés à partir de 1918 (animés par Abel Craissac jusqu’en 1921). Après 1918, le chômage
augmente et il se pose le problème du reclassement des soldats dans le civil. Dans les années
1920, trois textes essentiels forment en quelque sorte la Charte du placement public :
2913
2914
•
La loi du 2 février 1925 fixe les statuts des offices publics de placement. Le
système des commissions paritaires est consacré (il est mis en place depuis 1915 à
Paris). Des sanctions sont prévues pour les villes de plus de 10 000 habitants qui
ne gèrent pas convenablement leur bureau municipal de placement.
•
Le décret d’administration publique du 9 mars 1926 et l’instruction ministérielle
du 8 juillet 1926 mettent en place des liaisons constantes entre l’Office national du
placement et le ministère. Le personnel venant du privé est souhaité (savoir
technique) pour connaître les règles de gestion privée.
Revue commerciale de la boucherie et de la charcuterie française, février 1939, p 13. BNF, 4° Jo 1599.
Jean LUCIANI, « Logiques du placement ouvrier au XIXe siècle et construction du marché du travail », in
Alain PLESSIS (dir.), Naissance des libertés économiques, 1993, p 301.
571
•
La loi du 19 juillet 1928 comble les lacunes de la loi de 1904 : l’autorité
municipale surveille les bureaux autorisés (autorisation donnée par le ministre du
Travail, le préfet ou le maire selon le champ d’activité du bureau) ; réglementation
spéciale pour le recrutement des étrangers ; autorisation nécessaire pour les
associations de placement gratuit (notamment les mutuelles dont le « but
principal » est de placer) ; statistique obligatoire hebdomadaire obligatoire (dressée
par les bureaux privés pour l’office public départemental) ; le nombre des métiers
incompatibles avec celui de placeur augmente (débitant de boissons, etc)2915.
Pour les ouvriers bouchers parisiens, le bureau de placement paritaire se trouvait au 15
rue Jean Lantier (Paris 1er). Ce bureau de placement municipal gratuit a dû être mis en place
vers 1918-1920. Dans les années 1920, on trouve des publicités pour ce bureau paritaire aussi
bien dans la presse ouvrière (L’alimentation ouvrière ) que dans la presse patronale (Journal
de la Boucherie de Paris). Nous n’avons pas beaucoup de détails sur son fonctionnement
précis ni sur le nombre des placements effectués. Selon le témoignage de Louis Plasman
(1915-1999), qui a trouvé une place de « petit chef » à la boucherie Duperrier (rue Godot de
Mauroy, Paris 9e) par l’intermédiaire du bureau municipal en 1934, il existait encore dans les
années 1930 des placeurs privés clandestins. Souvent anciens patrons bouchers, ces placeurs
privés étaient connus de chacun. On pouvait les trouver aux Halles le matin ou à la Villette
l’après-midi. En versant une « glissette » (un « bouquet », un dessous de table), le placeur
vous trouvait rapidement une place. Selon Louis Plasman, le système de la « glissette »
existait aussi avec les agents du bureau de placement municipal, pour avoir une bonne place
2916
ou pour accélérer la recherche d'emploi
. L'office de placement du syndicat de la Boucherie
de Paris, rue du Roule, s'occupait surtout des fils de patrons bouchers. Quant à l’office de
placement du syndicat ouvrier, il ne devait pas être très actif. La mutuelle des Vrais Amis
pratiquait peut-être elle aussi du placement.
Enfin, à partir de 1932, l’Union Professionnelle Catholique de la Boucherie (UPCB)
organise également quelques placements de jeunes apprentis. A l’origine, en 1931, l’aumônier
de l’UPCB pensait créer « accessoirement, un service amical de placement d'été pour les
garçons qui ont envie de prendre l'air, leur patron n'ayant pas besoin d'eux alors
».
Finalement, entre 1934 et 1936, ce sont 300 jeunes gens qui sont placés par l'intermédiaire du
Syndicat patronal, « soucieux de placer les sujets recommandés dans de bonnes maisons
catholiques et aimant voir en eux des catholiques recommandés par l'aumônier». Parmi les
apprentis qui s’adressent à l’UPCB, « beaucoup de jeunes gens sont venus à nous
recommandés par des prêtres, religieux ou religieuses ou des bouchers ». Le père Petiteville,
aumônier de l’UPCB, précise que c’est grâce à MM Viaud, Leclerq et Chaudieu du syndicat
de la Boucherie de Paris (rue du Roule) que les apprentis trouvent rapidement des places. Les
évènements de juin 1936 vont remettre en cause cette belle entraide entre patrons et
catholiques.
Dans un rapport de 1937, le père Petiteville se plaint des conséquences néfastes du
Front Populaire : « Depuis 1936 et les événements de juin de cette année là, le placement de
notre Union catholique subit une phase très caractéristique. Jusqu'alors le syndicat de la rue
du Roule s'occupait de placer (les premiers de préférence aux autres) les jeunes gens envoyés
par notre union. Mais ces Messieurs, depuis que le placement appartient à un bureau paritaire
2915
TOUZAA, BAC et RINGENBACH, Historique du placement des travailleurs, 6e Congrès national des
offices publics de placement, 1937. BA, 48115 (1937).
2916
Témoignage oral de Louis Plasman le 26 octobre 1996.
572
(rue Jean Lantier) ne peuvent plus
qu'incidemment me rendre ce service, quand
ils savent (placés comme ils le sont au milieu des affaires) qu'un patron a besoin d'un garçon,
d'un chef. Une certaine recrudescence de leur part à nous demander des jeunes, depuis qu'il
existe ce bureau paritaire de la CGT qui les dégoûte (quantité de jeunes – beaucoup
communistes – qui chahutent en attendant leur tour, et récriminent). Quant aux jeunes gens ils
sont toujours assez nombreux à passer par notre Union. Leur offre dépasse la demande, hélas!
Des jeunes gens de province viennent apprendre durant un an la coupe de Paris. Mais il est
nécessaire pour cela que les candidats soient vus sur place. La meilleure occasion c'est lorsque
2917
démobilisés ou sur le point de l'être, ils passent par Paris
». Néanmoins, même si les
placements de l’UPCB sont devenus « infiniment plus difficiles depuis les journées de juin
1936 », l’aumônier réussit encore à placer des jeunes en 1938-1939, mais dans des
proportions sans doute très modestes. En février 1937, il reconnaît que « maintenant tout se
2918
réduit à des placements clandestins, à l'amiable
».
A la lecture de ce témoignage, on comprend bien pourquoi le bureau de placement du
syndicat ouvrier ne devait pas avoir une activité débordante. La plupart des patrons bouchers
parisiens veulent avoir un minimum de garanties « morales » sur l’apprenti ou l’employé
qu’ils recrutent. En s’adressant au syndicat patronal, à l’UPCB ou à l’un des placeurs
clandestins des Halles (ancien patron comme lui), l’employeur a plus de chance de tomber sur
un jeune « docile » et non politisé que s’il s’adresse au syndicat ouvrier ou au bu reau
municipal paritaire.
Malgré les diverses mesures prises entre 1914 et 1928, la situation du placement
demeure insatisfaisante pour les ouvriers bouchers. Après 1928, les syndicats ouvriers
réclament toujours la suppression des bureaux payants, notamment pour les métiers de
l’alimentation et des hôtels-cafés-restaurants. La législation reste incomplète pour sanctionner
les abus. A Paris, dans les années 1930, il existe encore beaucoup de bureaux payants avec un
droit d’inscription et une cotisation annuelle (sociétés de secours mutuels, syndicats,
associations)2919. On comprend donc pourquoi la suppression des bureaux de placement privés
payants constitue encore une revendication des ouvriers de l’alimentation dans les années
1930. Le 19 décembre 1934, le Conseil général de la Seine émet le vœu de la suppression
totale des bureaux de placement privés et interlopes, à remplacer par des bureaux de
placement paritaires avec représentation ouvrière, patronale et préfectorale. En 1935, la
Fédération nationale des travailleurs de l’alimentation (CGT) dénonce le monopole du
patronat sur les bureaux de placement privés et la radiation des ouvriers qui ont recours aux
2920
prud'hommes ou qui exigent le respect des lois ou décrets
. En 1936, le Comité
intersyndical de l'alimentation parisienne (organisme de propagande de la CGT) réclame la
suppression des bureaux de placement, le contrôle de l'embauchage et du licenciement.
Le 12 juin 1936, le syndicat patronal de la Boucherie de Paris et la CGT s’entendent
pour supprimer les bureaux de placement syndicaux. Mais dès juillet 1936, les patrons
dénoncent l’accord signé un mois auparavant car les réclamations ouvrières sont abusives à
leurs yeux et parce que la signature des représentants syndicaux a été « extorquée par la
2917
Rapport de 1937 sur les activités de l'UPCB. Archives Historiques de l’Archevêché de Paris, 3K1 1C1..
2918
Lettre du père Petiteville, adressée le 25 février 1937 à l'Archevêché de Paris. AHAP, 3K1 1C1.
2919
TOUZAA, BAC et RINGENBACH, op. cit.
2920
Le travailleur de l’alimentation , octobre-décembre 1935. AD Seine St-Denis, 46 J 26.
573
violence2921 ». En janvier 1937, la Conférence nationale de l'industrie de la
viande (CGT) demande le vote de la loi sur le placement2922. En février 1937, un projet de loi
est déposé à l’Assemblée Nationale pour supprimer les bureaux de placement privés pour le
commerce de détail de l’alimentation. Lors d’un grand meeting au Palais des sports (Vel’
d’Hiv’) en mars 1937, le Comité de l’alimentation de Paris proteste contre la suppression des
bureaux de placement des syndicats professionnels (et contre la loi de 40h)2923.
2) LES LUTTES DES PATRONS BOUCHERS ENTRE 1918 ET 1939 : RESISTER A
L’ INTERVENTIONNISME GRANDISSANT DE L’E TAT
Entre 1911 et 1918, le Syndicat de la Boucherie de Paris et la CNBF (Confédération
Nationale de la Boucherie Française) sont dirigés par Maxime Lefèvre2924. « En 1918, M.
Soulier prend la présidence des deux syndicats parisien et national ; après s’être débattu avec
les difficultés du ravitaillement nées de la guerre, il cède ses fonctions, en 1919, à François
Lecomte, qui reste à la tête de la boucherie jusqu’en 1921, harcelé par les réglementations
nouvelles et difficiles. M. Louis Martin lui succède2925. Il reste au poste de combat jusqu’en
1929, fournissant un labeur opiniâtre pour défendre l’honneur et le renom de la boucherie
menacée par des campagnes de presse abusives et tendancieuses alimentant des tracasseries
administratives de tous ordres2926 ». Entre 1929 et 1936, Georges Beltoise dirige le syndicat
parisien. La CNBF semble avoir été présidée par Périer entre 1930 et 1933, puis par Beltoise
entre 1933 et 19372927. Selon André Debessac, « en 1929, M. Beltoise est élu président du
Syndicat de Paris et du Syndicat Général. Il demeure dans ces fonctions jusqu’en 1936, et
continue l’œuvre de ses prédécesseurs en luttant énergiquement pour maintenir le prestige de
son métier. Il est secondé par des collaborateurs de premier plan, les Lecuyer, les Gentils, les
Duperche, les Gazon, les Julien, les Robert, les Decormeille, etc2928… ». Entre 1937 et 1942,
c’est René Serre, leader charismatique de la résistance au Front Populaire et pétainiste
convaincu, qui préside le Syndicat de la Boucherie de Paris et la CNBF. Nous reviendrons
plus longuement sur la présidence active de René Serre.
Outre les présidents syndicaux successifs, l’une des personnalités les plus marquantes
2921
Le Réveil de la Boucherie, juillet 1936. BNF, Jo 30696.
2922
Conférence nationale des commerces et industries de l'alimentation (CGT),Les organisations syndicales:
ouvriers, employés, techniciens, 2ème édition, mai 1938, p 26-27. AD Seine St-Denis, 46 J 35.
2923
Journal de la Boucherie de Paris, 7 mars 1937. BNF, Jo A 328.
2924
Nous utilisons l’appellation CNBF par commodité : le terme « Confédération » n’est adopté qu’en 1938 par
le Syndicat général de la Boucherie Française.
2925
En 1943, Louis Martin, « toujours sur la brèche », siège au Conseil des Prud’hommes de la Seine, « où il
jouit d’une autorité incontestée ». André DEBESSAC, Histoire de la corporation des métiers des viandes,
Société d’édition de publications corporatives, 1943, p 93.
2926
Ibid.
2927
Nos renseignements sur la CNBF sont assez lacunaires car nous n’avons jamais réussi à avoir accès aux
archives confédérales. Les données administratives dont nous disposons proviennent de la cellule des
Syndicats professionnels du Bureau des affaires générales de la Mairie de Paris.
2928
André DEBESSAC, op. cit., p 94.
574
de la Boucherie parisienne de l’entre-deux
guerres semble avoir été Louis Sonnet,
rédacteur en chef du Journal de la Boucherie de Paris, président du Syndicat de la presse de
l’alimentation, secrétaire général du Syndicat de la Boucherie de Paris et de la CNBF entre
1912 et 1939. Selon André Debessac, Louis Sonnet a été, pendant 27 ans, « le véritable et
dévoué administrateur de ces deux importantes organisations auxquelles il apporte un
concours fidèle à toutes leurs réalisations. Toujours sur la brèche, connaissant parfaitement
tous les problèmes de la Boucherie, journaliste de haute culture, animateur de premier ordre,
M. Sonnet est parti en retraite en 1939, emportant les regrets non seulement de la Boucherie,
mais aussi de tous ceux qui ont eu l’occasion de l’approcher et de l’apprécier 2929 ».
Le syndicat parisien modifie ses statuts en octobre 1930 et en décembre 1936. Le siège
social demeure le même entre 1890 et 1942, au 11 rue du Roule (Paris 1er). Le siège social de
la CNBF a souvent changé. Entre 1894 et 1914, il est situé au 11 rue du Roule. En 1920, il est
situé au 15 rue du Louvre (Paris 1er). En 1931, il est transféré au 105 rue de Ménilmontant
(Paris 20e). En 1938, il est revenu au 11 rue du Roule (Paris 1er). En 1942, il est installé au 23
rue Clapeyron (Paris 8e). En 1963, il est transféré au 57 rue Ampère (Paris 17e). En 1976, il
est transféré au 98 boulevard Péreire (Paris 17e). Les statuts de la CNBF sont modifiés en
février 1938. En 1920, la CNBF rassemble 529 chambres syndicales2930. Nous n’avons
aucune idée du nombre de bouchers adhérents à la CNBF et au syndicat parisien. Si l’on se fie
au budget publié en octobre 1922, la CNBF compterait alors 6 000 adhérents. Pour avoir une
idée de la gestion du syndicat national, nous présentons le budget de 1922, qui est déficitaire
avec 8058 F de recettes et 8500 F de dépenses. Les recettes proviennent des cotisations des
adhérents (6000 F), du journal (1500 F), des intérêts des valeurs du portefeuille (398 F) et
divers (160 F). Les dépenses sont constituées par les frais de réunion (3000 F), les
appointements du personnel (5000 F) et les frais de correspondance (500 F). La CNBF
souhaitant créer un fonds de contentieux (dépense nouvelle de 3500 F), il est prévu de porter
la cotisation des membres à 2 F l’année suivante 2931. Un dépouillement systématique de la
presse syndicale pourrait nous permettre de suivre l'évolution des finances de la CNBF.
a) La lutte contre la taxe, le barème et la hausse illicite
La première Guerre Mondiale a été lourde de conséquences pour l’ensemble de la
société française. De nombreuses mesures d’exception ont été prises concernant la boucherie :
barème des prix de la viande, interdiction des hausses illicites, rationnement, importation
massive de viandes frigorifiées, baraques Vilgrain, encouragement aux coopératives et aux
boucheries municipales, etc2932... Certaines de ces mesures disparaissent rapidement une fois
la situation rétablie, mais d’autres vont rester en application assez longtemps et vont alimenter
2929
Ibid., pp 92-93.
2930
Etienne MARTIN SAINT-LEON, Histoire des corporations de métiers depuis leurs origines jusqu'à leur
suppression en 1791. Suivie d'une étude sur l'évolution de l'idée corporative jusqu'à nos jours et le mouvement
syndical contemporain, Paris, Félix Alcan, 1922, p 830
2931
2932
Journal de la Boucherie de Paris, 29 octobre 1922. BNF, Jo A 328.
En 1917, Georges Renard énumère les mesures « classiques » de sauvegarde du bétail prises depuis 1914 :
réquisitions, stockage du bétail pour le camp retranché de Paris (1914), interdiction des exportations,
exonération des droits d’importation sur bétail et viande en conserves, etc... Georges RENARD, Les
répercussions économiques de la guerre actuelle sur la France (1er août 1914-15 mai 1917), Alcan, 1917,
pp 354-362.
575
de nombreux débats jusqu’en 1940 2933. En
1917, Georges Renard indique qu’en France,
« on ne songea pas à créer, comme en Allemagne, un dictateur de l’alimentation ; la situation
ne paraissait pas réclamer un pareil déploiement d’énergie. On hésita, on tâtonna. Des voix
isolées demandaient bien qu’une grande Commission parlementaire fût chargée d’étudier et
de résoudre tous les problèmes se rattachant à l’alimentation nationale : elles ne furent
écoutées qu’assez tard. On se décidait (6 juillet 1916) à créer un Comité central destiné à
harmoniser les méthodes du ravitaillement civil avec celles du ravitaillement militaire et à
préparer les mesures à prendre par le gouvernement. L’harmonie ne fut point parfaite. Il y eut
trop souvent des cloisons étanches entre deux administrations qu’il s’agissait de faire marcher
d’accord 2934 ». Un ministère du Ravitaillement est créé en décembre 1916, confié à Edouard
Herriot puis, en mars 1917 à Maurice Viollette, en septembre 1917 à Maurice Long, en
novembre 1917 à Victor Boret et en juillet 1919 à Joseph Noulens2935.
Nous n’insistons pas sur les mesures de rationnement car ce système a existé pendant
toutes les périodes de crise (Révolution, siège de 1870) et n’est pas spécifique à la première
guerre mondiale. En 1917, la viande est « rationnée » en réglementant les horaires d’ouverture
des boucheries (deux jours de fermeture sont fixés), sans qu’un système de carte de
rationnement ne soit mis en place2936. Selon Georges Renard, la population se plia docilement
au carême patriotique « quand le gouvernement prescrivit deux jours sans viande. Elle
s’accoutuma à trouver fermées plusieurs fois par semaine boucheries et charcuteries. Elle se
résigna au menu frugal qui lui était ordonné dans les restaurants, menu où l’on
discuta longuement s’il fallait lire fromage ou dessert, ou bien fromage et dessert. Soucieux
de ménager le cheptel rapidement détruit, le gouvernement défendit l’abatage des veaux,
mesure inconsidérée qui faillit priver de lait les grandes villes et qui fut rapportée. Mais
bœufs, moutons, porcs avaient été sacrifiés avec une telle prodigalité que la viande, en dépit
de toutes les mesures prises, ne cessait de monter au point de devenir presque inabordable
pour les pauvres2937. La viande de cheval se vendait sans doute, mais se heurtait à de vieilles
2933
Sur les erreurs commises par l’administration militaire lors des réquisitions pendant la guerre 1914-18, je
renvoie aux éléments fournis par G. DUBY et A. WALLON (dir.), Histoire de la France rurale, tome 4 : La
fin de la France paysanne (de 1914 à nos jours), Seuil, 1976, pp 45-46.
2934
Georges RENARD, op. cit., pp 464-465.
2935
Herriot est ministre des travaux publics, des transports et du ravitaillement dans le 6e ministère Briand
(décembre 1916). Viollette est ministre du ravitaillement général et des transports maritimes dans le 5e
ministère Ribot (de mars à juillet 1917). Maurice Long est ministre du ravitaillement général dans le 1er cabinet
Painlevé (septembre 1917). Boret (novembre 1917) puis Noulens (juillet 1919) sont ministres de l’agriculture
et du ravitaillement dans le cabinet Clemenceau (avec Vilgrain comme sous-secrétaire d’Etat au
ravitaillement). Benoît YVERT, Dictionnaire des ministres (1789-1989), Perrin, 1990, pp 337-338.
2936
Jean-Baptiste Duroselle note qu’« à partir de mai 1917, le lundi et le mardi furent des jours « sans viande »,
sans lapins, sans volaille ». La ration de viande était de 100 grammes par jour pour les cinq jours « avec
viande ». Alfred Fierro indique que « le 25 avril 1917, le ministre du Ravitaillement, Viollette, prend de
nouvelles dispositions: il n'y aura pas un jour sans viande, mais six soirs. Les boucheries devront fermer à 13
heures et les restaurants cesseront de servir de la viande le soir ». Georges Renard note que cette dernière
solution a été rapportée : « on est revenu aux deux jours sans viande », car « dans les ménages, il est aisé de
faire le matin des provisions de viande pour toute la journée. Il n’y a guère que les établissements publics où il
soit possible de surveiller l’application du décret ». Alfred FIERRO, Histoire et dictionnaire de Paris, Robert
Laffont, 1996, p 219. Georges RENARD, op. cit., p 468.
2937
Georges Renard indique que des décrets ont « entrouvert » la chasse pendant la guerre. « Le gibier qui fut tué
de la sorte alla surtout aux hôpitaux : il eut quand même sa petite part dans l’approvisionnement ».
576
répugnances2938 ». Si le « carême patriotique » semble avoir été assez bien
accepté par la population, nous ne savons pas comment les jours de fermeture obligatoires ont
été vécus par les patons bouchers. En avril 1918, le secrétaire général du syndicat CGT des
ouvriers bouchers, Henriot, s'inquiète «des risques que ferait encourir aux jeunes bouchers la
fermeture longue des boucheries suite aux trois jours sans viande2939 ». Il estime que les «
jeunes gens livrés à eux-mêmes pendant toute une semaine iraient fatalement au ruisseau,
perdraient le goût du travail et deviendraient des apâches2940 ». Cette crainte était sans doute
partagée par les patrons bouchers.
Si le rationnement est une mesure peu originale, il faut par contre dire un mot de
l’action menée par Ernest Vilgrain, industriel de la meunerie lorraine, « un des techniciens les
plus avertis de la meunerie française », car il est allé assez loin dans le dirigisme d’Etat et son
passage au gouvernement a laissé un très mauvais souvenir chez les bouchers2941.
Mobilisé en 1914 au 269e régiment d’infanterie, Vilgrain est attaché en juin 1915 à la
direction du contrôle du ministère de la Guerre, puis il est détaché en novembre 1915 au
ministère du Commerce et du Ravitaillement, lors de l’institution du ravitaillement civil. « A
la fin de 1916, il prépare à Londres la constitution du Wheat Executive, organisme interallié
d’achat de blé 2942. Rappelé à Paris en 1917, il fut nommé directeur du ravitaillement, puis
directeur des services commerciaux du ravitaillement ». Quand Clemenceau devient président
du Conseil le 16 novembre 1917, Vilgrain est nommé sous-secrétaire d’Etat au ravitaillement,
poste qu’il conserve jusqu’en 1920. « Il mena une action rigoureuse pour contenir la hausse
des prix des produits alimentaires. Il pratiqua une politique de taxation qui se heurta à de
nombreuses difficultés par suite de l’impossibilité, faute de personnel, d’établir un contrôle
effectif2943 ». Le 10 février 1918, il a fait voter une loi importante qui autorise le
gouvernement à prendre des décrets qui « pourront réglementer ou suspendre, en vue
d’assurer le ravitaillement national, la production, la fabrication, la circulation, la vente, la
détention ou la consommation des denrées servant à l’alimentation de l’homme et des
animaux », ainsi que des combustibles. Immédiatement, la « carte d’alimentation » est
instituée à Paris. Elle est étendue obligatoirement à toute la France le 1er juin 19182944.
En 1919, le gouvernement Clemenceau inaugure une nouvelle formule qui « consistait
à concurrencer directement les commerçants en créant les fameuses « baraques Vilgrain ».
Ces magasins, installés de manière assez sommaire dans des baraques conçues par l’intendant
militaire Adrian, offraient aux habitants de Paris et de sa banlieue les produits alimentaires de
première nécessité à des prix inférieurs de 20 à 30% à ceux du commerce, à qualité égale.
L’initiative de Vilgrain reçut de la population parisienne l’accueil le plus empressé. Mais il
2938
Georges RENARD, La vie chère, Gaston Doin, 1921, p 72-73.
2939
Jean-Louis ROBERT, Ouvriers et mouvement ouvrier parisiens pendant la Grande guerre et l'immédiat
après-guerre : Histoire et Anthropologie, Thèse de doctorat, Paris 1, 1989, p 243.
2940
Réunion du syndicat CGT des ouvriers bouchers détaillants, 22 avril 1918. AN, F7/13632.
2941
En 1919-1920, Vilgrain participe à la création des Grands Moulins de Paris. En 1929, il crée l’Ecole
nationale de boulangerie.
2942
Sur les négociations difficiles à Londres du ministre du commerce Etienne Clémentel (1915-1919) pour
obtenir en août 1917 la création du Meats and Fats Executive, sur le modèle du Wheat Executive, nous
renvoyons à Jean-Baptiste DUROSELLE, La France et les Français (1914-1920), Richelieu, 1972, p 246.
2943
Jean JOLLY (dir.), Dictionnaire des parlementaires français (1889-1940), PUF, 1977, tome VIII, p 3185.
2944
Jean-Baptiste DUROSELLE, op. cit., p 226.
577
intervint de manière plus globale sur le marché et organisa notamment un système
de transports permettant de diriger les produits sur les centres de consommation rapidement et
par trains complets, c’est-à-dire à des tarifs aussi réduits que possible. Ces initiatives hardies
contribuèrent à freiner la hausse du coût de la vie au cours de la période critique du retour à
l’économie de paix 2945 ».
Les bouchers ne cessent de se battre dans les années 1920 pour exiger un retour à une
situation « normale » de leur commerce, c’est-à-dire semblable à celle antérieure à 1914. Que
l’Etat soit intervenu pendant la guerre, en mettant en place le dirigisme économique, est une
réalité que les bouchers ont accepté car la situation était exceptionnelle2946. Mais il est hors de
question que l’état d’exception devienne la norme. L’enjeu pour le Syndicat de la Boucherie
est d’accélérer le plus possible le retour à l’état normal, pour que le secteur privé et la libre
concurrence reprennent leurs droits sur les interventions étatiques2947. La lutte est parfois
farouche car, notamment sur la question du barème de la viande ou des boucheries
municipales, les autorités semblent peu disposées à revenir sur les mesures prises pendant la
guerre.
Les bouchers luttent, par exemple, contre la loi sur les hausses illicites, mise en place
le 20 avril 1916, et dont les peines sont renforcées par la loi du 23 octobre 19192948. Loi
d’exception par excellence, elle prévoit des peines très sévères contre les commerçants
indélicats (pour ne pas dire profiteurs de guerre), avec la procédure expéditive du flagrant
délit. Avant de retracer la lutte des bouchers contre cette législation, je veux citer quelques
lignes de Gilles Normand, en 1917, pour bien montrer que l’image du boucher profiteur de
guerre est partagée par de nombreux français. « La police et les pouvoirs publics, en mille
endroits, ont tenté de réagir contre les pratiques de ceux qu’on peut appeler des mercantis.
Mais, au fond des campagnes, la surveillance est pour ainsi dire nulle, et l’effort a été perdu.
Les épiciers ne sont pas les seuls que l’on puisse inculper ; comme nous le disait M. Neyret, le
distingué maire de Saint-Etienne : « On voit encore un peu clair dans leur trafic ; mais il en est
un où tout est trouble, un qui représente la bouteille à l’encre : c’est la boucherie, qui se
moque de toutes les taxations, en raison de la cuisine du découpage et du pesage, et surtout en
raison de l’indication des qualités ». Aussi, souvent, s’est-on plaint justement du commerce de
2945
Jean JOLLY (dir.), op. cit., p 3185.
2946
Alexandre Georges Seurin, ancien président du Syndicat de la Boucherie de Paris et de la CNBF (19031910), membre de la CCIP (1909-1919), a été membre de divers comités consultatifs pendant la guerre 191418 : comité du ravitaillement et de l’intendance militaire (1915), comité en vue de la taxation des denrées
alimentaires (1916), comité d’évaluation en vue de la réquisition des peaux de chevaux, mulets et ânes (1918),
comité d’étude du ravitaillement de la population civile en viande frigorifiée (1918).
2947
Georges Chaudieu présente un peu benoîtement la situation : « Le lecteur comprendra que ces lois
d’exception ne furent pas accueillies avec joie par les gens de la viande, il faut se situer dans l’époque pour le
comprendre. La plupart avaient fait la guerre et sortant de l’enfer, ils n’avaient qu’un souci, vivre en paix, à
tout prix. Et voilà que, rentrant dans leurs foyers, et reprenant leur activité commerciale, ils étaient assaillis par
des tracasseries administratives insupportables ». Georges CHAUDIEU, De la gigue d’ours au hamburger , La
Corpo, 1980, p 48.
2948
« La taxation des denrées et les lois sur la spéculation illicite furent appliquées à nouveau par la loi du 20
avril 1916. La loi du 10 mars 1918 augmenta les peines prévues par le Code pénal. Une loi du 30 juin 1918
exigea l’affichage des prix des denrées de première nécessité. La loi du 23 octobre 1919 aggrava encore les
peines prévues par la loi de 1916, qu’elle prolongeait pendant trois nouvelles années. A l’expiration, en octobre
1922, le Parlement abolit les lois sur la spéculation illicite, mais non rétroactivement ». Bernard-Etienne
CAMBAZARD, La vie chère et le commerce de la viande de boucherie, Thèse de sciences économiques,
Faculté de Droit de Dijon, 1933, p 242.
578
la viande ; lui, s’est livré constamment à la
spéculation éhontée2949 ». En avril 1918,
Henriot, secrétaire général du syndicat CGT des ouvriers bouchers détaillants, critique la
mauvaise foi des patrons et « dénonce la vente « en douce » de la viande les lundis par la
bonne2950 ».
Les bouchers bataillent jusqu’en 1922 pour que la législation sur la hausse illicite soit
abrogée. Les bouchers ne sont pas isolés dans cette lutte, commune à tous les professionnels
de l’alimentation. Le lundi 8 mai 1922, une grande réunion se tient salle Wagram, présidée
par A. Millon, président du Comité de l’alimentation parisienne, avec l’Union des intérêts
économiques (présidée par Bonis2951) et la Confédération des groupements commerciaux et
industriels de France, pour demander l’abrogation de la « loi scélérate » du 20 avril 1916 et
l’amnistie pour les victimes de cette mesure d’exception. Les orateurs ont un discours simple :
il faut rétablir la liberté du commerce pour lutter contre la vie chère, et non suivre la voie
proposée par le ministre de l’agriculture de Poincaré, Henry Chéron, qui défend trop bien ses
électeurs agricoles du Calvados2952.
Toutes les branches alimentaires sont présentes à cette réunion, avec Maus, président
de la Fédération des commerçants détaillants de France ; J-M Guézard, président du Syndicat
de la presse de l’alimentation, et les présidents des syndicats de la boulangerie, de la
pâtisserie, de l’épicerie, des débitants de vin. Le secteur des viandes est massivement
représenté avec le président de la CNBF (Martin), le président de la Charcuterie française
(Roussy), celui du syndicat de la Boucherie en gros de la Villette (Joubin), celui de la
Chambre syndicale des bouchers en gros de Vaugirard (Courzillat), celui de la triperie, et
divers présidents de syndicats de bouchers de banlieue et de province. Les appuis politiques
ne manquent pas, avec les sénateurs Ernest Billiet et Raphaël-Georges Lévy, les députés
Louis Rollin et Edouard Soulier, des députés de la Seine (Barbé, Bonnet, Ch. Bernard,
Escudier, Evain, Levasseur, Ignace et Puech, vice-président de la Chambre des députés) et de
nombreux conseillers municipaux (Béguet, Albert Bérard, J. de Castellane, Delsol, René
Fiquet, Gay, Fernand Laurent, Levée, Léon Riotor, De Tastes)2953. C’est le député de la Seine
Edouard Ignace, président de la commission de législation civile et criminelle à la Chambre,
ancien sous-secrétaire d’Etat à la justice militaire, qui présente une proposition de loi,
appuyée par divers parlementaires (Raynaldi, Paul de Cassagnac, Ambroise Rendu, Vincent
Auriol, Guital), pour demander l’abrogation des lois des 20 avril 1916 et 23 octobre 1919.
« Après de nombreux débats, diverses propositions furent fondues en un texte unique.
M. Victor Bataille en fut leur rapporteur et le 8 juillet 1922 la Chambre votait des dispositions
2949
Gilles NORMAND, La guerre, le commerce français et les consommateurs, Perrin, 1917, p 116.
2950
Jean-Louis ROBERT, Ouvriers et mouvement ouvrier parisiens pendant la Grande guerre et l'immédiat
après-guerre : Histoire et Anthropologie, Thèse de doctorat, Paris 1, 1989, p 698.
2951
Fondée en 1910, l’Union des intérêts économiques est surtout active après 1919. Elle défend les intérêts du
petit commerce. Les syndicats de bistrotiers et de limonadiers y sont très actifs. Le sénateur Ernest Billiet,
directeur du quotidien L’Avenir , directement subventionné par l’Union, semble en être la personnalité majeure.
Jean-Noël JEANNENEY, L’argent caché , Fayard, 1981, p 41.
2952
L’intervention du député Louis Rollin à la Chambre le 16 juin 1922 contre le décret Chéron sur la vie chère,
est largement évoquée dans le Journal de la Boucherie de Paris du 25 juin.
2953
Les bouchers ne manquent pas d’appuis politiques. Lors du banquet annuel du Syndicat de la Boucherie de
Paris, le 26 octobre 1922, le sénateur Billiet prononce un discours. Des toasts sont portés par les députés Louis
Rollin, Arthur Levasseur, Edouard Ignace, Henry Paté, par le vice-président du Conseil municipal, Godin, et
par Milhiac, chef adjoint du cabinet du ministre du commerce.
579
accordant aux victimes de la loi du 20 avril
1916
le
bénéfice
de
la
grâce
amnistiante2954 ». Le Temps salue le « retour à la liberté du commerce », car la loi sur la
hausse illicite doit prendre fin le 23 octobre 19222955. Les commerçants ont obtenu la grâce
pour les petits producteurs condamnés avant le 11 novembre 1920 pour spéculation illicite.
Néanmoins, lors de sa réunion annuelle, le 25 octobre 1922, la CNBF réclame la fin des
poursuites pour hausse illicite après le 23 octobre. Une loi votée le 21 octobre 1922 entérine la
victoire définitive des commerçants en généralisant l’amnistie de la loi du 17 juillet. Le
Journal de la Boucherie de Paris peut titrer fièrement « la fin du cauchemar2956 ».
Si le problème des hausses illicites est – provisoirement – résolu en 1922 (des projets
de loi réapparaissent en 1932, en 1937, etc.), celui du barème des prix resurgit périodiquement
dans les années 1920 et 1930. Selon Camille Paquette, les bouchers ignoraient les recueils de
comptes avant 1914 car le prix de vente au détail était « immuable » malgré la variation
constante des prix d’achat en gros. Le prix au détail variait selon le prix de revient de chaque
boucherie2957. Dans le contexte difficile de la guerre, une commission spéciale des cours des
viandes a été mise en place en 1915. Un barème indicatif des prix de la viande au détail a
existé entre 1915 et 1921. Louis Sonnet, secrétaire général du Syndicat de la Boucherie de
Paris et de la CNBF entre 1912 et 1939, rédacteur en chef du Journal de la Boucherie de
Paris, publie en 1928 un ouvrage, Utopies économiques, où il dénonce la taxation de la
viande. Pour lui, le gouvernement a commis une erreur en 1914-18 en taxant la viande. « En
présence d’un déséquilibre aussi grave, des mesures étaient sans doute nécessaires, mais les
pouvoirs publics, au lieu de remédier à la pénurie, retombèrent dans les erreurs du passé et
crurent qu’ils parviendraient, par des réglementations et une législation d’exception, faisant
appel à la contrainte et à la force, à normaliser les approvisionnements et les prix. Et l’on vit
un sous-secrétaire d’Etat au ravitaillement jouer pendant des mois les Fouquier-Tinville, soit
par conviction ou pour se faire une facile réclame, semer la panique et le désespoir dans les
milieux commerciaux2958. Et l’on vit des préfets, inspirés par cet exemple, se poser en
dictateurs aux vivres et, sans autre guide que leur fantaisie signer des arrêtés draconiens en
opposition formelle avec la logique et la légalité. Et l’on vit des maires gagnés par la
contagion taxer à tort et à travers des denrées qui ne pouvaient l’être, et s’appliquer à
l’écrasement du commerce de leur ville en créant des boucheries municipales qui, tout
naturellement, firent faillite en engloutissant une partie du budget communal2959 ».
En 1917, Georges Renard considère, lui aussi, que « la taxe, si prudemment établie
qu’elle pût être, était toujours arbitraire. A vouloir rendre immuable ce qui de sa nature est
essentiellement variable en raison de l’offre et de la demande, on risquait un double danger. Si
le prix fixé était trop bas, les producteurs, à moins d’y être forcés, n’alimentaient plus le
marché ; s’il était trop haut, la vie était renchérie, ce qui était le contraire de ce qu’on voulait :
ouvriers, petits employés, petits boutiquiers, étaient affamés ; les riches seuls y trouvaient leur
2954
Georges CHAUDIEU, De la gigue d’ours au hamburger , La Corpo, 1980, p 48.
2955
Le Temps du 27 août 1922.
2956
Journal de la Boucherie de Paris, 29 octobre 1922.
2957
Camille PAQUETTE, Histoire de la boucherie, Paris, Imprimerie du Réveil économique, 1930, p 148.
2958
Fouquier-Tinville était accusateur public du Tribunal révolutionnaire (1793-1794).
2959
Louis SONNET, Utopies économiques : la taxe, les maxima, les réglementations de l’antiquité romaine à
nos jours : étude documentaire, Paris, Editions du Réveil économique, 1928, 180 p. BNF, 8° R 36455
580
compte2960 ».
Malgré
les
difficultés
techniques de la mesure, la viande est taxée à
partir de 1916, mais avec un système très souple (barème indicatif). L’idée de taxation a donc
gagné du terrain dans les esprits, « non seulement parmi la foule désireuse d’un soulagement
immédiat, mais aussi parmi les hommes politiques inquiets des troubles que pouvaient
susciter des hausses factices dues à la spéculation2961 ». Georges Renard précise bien que,
dans le cas de la viande, l’administration tâtonna longtemps : « fallait-il taxer les têtes de
bétail à leur arrivée au marché de la Villette ou à leur départ de l’étable ou du pâturage ? La
Société des agriculteurs combattait de toutes ses forces la taxe à l’origine et soutenait que les
intermédiaires étaient seuls coupables de la hausse, avec les coupes sombres pratiquées par
l’Intendance dans notre cheptel. On fit des expériences à blanc ; on fit dresser par M. Paul
Vincey, directeur des services agricoles de la Seine, un barème indiquant à la fois l’écart de
40 à 50 centimes au kilo qu’il était juste de laisser entre le prix de gros et le prix au détail et la
diversité des taux que comportait la diversité des morceaux dans la viande d’un bœuf, d’un
veau, d’un mouton. On parla de réorganiser à fond le marché de la Villette où d’antiques
usages ne répondent plus aux circonstances présentes. Mais, en somme, on recula devant la
tâche ardue que présentait la taxation de la viande2962 ».
Malgré le passage d’Henry Chéron au ministère de l’agriculture entre 1922 et 1924, il
semble que le barème sur la viande soit abandonné entre 1922 et 19262963. Dans un rapport
d’avril 1925 sur la répression des fraudes et l’inspection des poids et mesures, le préfet de
police de Paris s’interroge sur l’opportunité de remettre en vigueur les barèmes indicatifs de
1921-1922, qui permettraient de fixer les prix de la viande en fonction des cours du marché de
gros. Pour le préfet, « il est évident qu’actuellement des abus se produisent dans la vente de la
viande de boucherie et qu’aucun texte ne permet de les réprimer 2964 ». La loi du 3 décembre
1926 refond l’article 419 du Code pénal : elle punit les fausses nouvelles et toutes les
manœuvres susceptibles de jeter le trouble dans les marchés, « dans le but de se procurer un
gain qui ne serait pas le résultat du jeu naturel de l’offre et de la demande 2965 ».
Face à l’inflation galopante et la volonté de Poincaré de maîtriser la crise financière,
une ordonnance du 28 octobre 1927 met en place un barème officiel des prix de vente de la
viande au détail. Une ordonnance de police du 19 novembre 1927 précise les détails du
barème, dont l’affichage est obligatoire dans les boucheries. Pour Camille Paquette, c’est à
cause de la dépréciation de la monnaie en 1926 que le barème a été mis par écrit : les écarts de
prix sont jugés scandaleux car ils sont plus sensibles2966. Selon Gisèle Escourrou, le barème
de 1927, « qui classait les morceaux sans tenir compte des habitudes de la clientèle parisienne,
2960
Georges RENARD, Les répercussions économiques de la guerre actuelle sur la France (1er août 1914-15
mai 1917), Alcan, 1917, p 483.
2961
Ibid., p 484.
2962
Ibid., p 494.
2963
Louis Martin, président de la CNBF, publie en 1922 une lettre ouverte contre le maire socialiste de
Maubeuge qui a mis en place une taxe de la viande avec un prix inférieur au prix de revient. Sous le titre « Une
sottise de plus », Louis Sonnet dénonce le projet du sénateur Henry Chéron, ministre de l’agriculture, qui
défend trop bien les herbagers de Normandie en voulant rétablir la loi du maximum de 1793 ! Journal de la
Boucherie de Paris, 19 février 1922.
2964
Rapport n°1170 du 20 avril 1925. Archives de la Préfecture de Police de Paris, DA 675.
2965
Bernard-Etienne CAMBAZARD, La vie chère et le commerce de la viande de boucherie, Thèse de sciences
économiques, Faculté de Droit de Dijon, 1933, p 242.
2966
Camille PAQUETTE, op. cit., p 148.
581
fut très dur et un certain nombre de bouchers
ne purent faire face à leurs affaires2967. Il fut
appliqué 18 mois, ce qui explique la densité particulièrement basse des boucheries en
19312968 ». Pour Louis Sonnet, les barèmes, établis d’après les prix d’achat, ne tiennent aucun
compte de l’adresse commerciale du chef boucher 2969. Le barème ne semble pas avoir été une
mesure très efficace, sauf pour dresser les bouchers contre le gouvernement, car le 12 mai
1928, Léon Groc dénonce dans L’Intransigeant la hausse du prix de la viande malgré la mise
en place du barème2970. Camille Paquette estime que le barème mis en place en 1927 s’est
soldé par un échec lamentable2971.
Le Syndicat de la Boucherie de Paris mène à partir de 1927 une campagne contre le
principe de la taxation. Selon Louis Sonnet, les barèmes sont devenus obligatoires alors
qu’aucune loi ne permet de taxer le bénéfice commercial, car le décret des 19 et 22 juillet
1791, qui concerne la taxe de la viande, ne fait nullement état du prix d’achat. Dans le cadre
de l’application de l’article 99 de la loi du 5 avril 1884, le Syndicat de la boucherie de Caen a
porté plainte contre le préfet du Calvados. Dans un arrêt du 29 juin 1928, le Conseil d’Etat
estime que les préfets n’ont pas le pouvoir de taxer la viande de boucherie en période
normale. Face à l’issue favorable obtenue, les bouchers rendent hommage à l’action efficace
de Me Germette, avocat au Conseil d’Etat et conseiller juridique de la CNBF 2972. A Paris, le
barème mis en place en novembre 1927 est modifié le 30 avril 1929 par une ordonnance de
police, contre laquelle le syndicat de la Boucherie de Paris dépose un recours en Conseil
d’Etat et obtient satisfaction. Une ordonnance du préfet de police du 16 février 1931 abroge
celle du 30 avril 19292973.
Au début des années 1930, divers projets visent à encadrer plus fermement les prix des
denrées alimentaires. En 1931, les sénateurs Chéron, Merlin, Lavoinne et Gallet proposent de
donner aux préfets le pouvoir de taxer la viande et le pain. Depuis la loi du 31 août 1924, le
préfet peut taxer le pain, mais le Conseil d’Etat a refusé d’étendre ce droit à la viande et cette
taxation n’est autorisée qu’en cas de trouble à l’ordre public. En 1932, le député Morinaud
propose une loi « ayant pour objet de conférer, dans certains cas, aux préfets le droit de taxer
le pain et la viande », en plus d’une proposition tendant à réprimer, dans certains commerces,
le bénéfice exagéré. « La réalisation de bénéfices excessifs, dans le commerce de denrées de
première nécessité, comme la viande, constituerait, d’après cette proposition, une infraction
pénale susceptible, en cas de seconde récidive, de sanctions correctionnelles2974 ». En 1932, le
gouvernement dépose un projet de loi « réglant les pouvoirs des préfets en matière de taxation
de la viande de boucherie ». Le projet « a pour but de donner au préfet le pouvoir de taxer,
dans les communes qui n’ont pas usé de ce droit ». De plus, le gouvernement cherche à
« établir une base de fixation des prix de détail en fonction du prix de gros, au moyen d’un
2967
Louis Sonnet estime que l’ordonnance de police de novembre 1927 classe les morceaux en trop peu de
catégories et que le barème est inapplicable à Paris à cause des habitudes de la clientèle.
2968
Gisèle ESCOURROU, La localisation des boucheries de détail à Paris, Thèse de 3e cycle, Géographie,
Paris, 1967, p 76.
2969
Louis SONNET, op. cit., p 108.
2970
Le boucher Lecuyer proteste contre cet article dans le Journal de la Boucherie de Paris du 20 mai 1928.
2971
Camille PAQUETTE, op. cit., p 150.
2972
Journal de la Boucherie de Paris, 15 juillet 1928.
2973
APP, DA 675.
2974
Bernard-Etienne CAMBAZARD, op. cit., p 245.
582
barème ». Tous ces débats parlementaires
sont suivis avec attention par les
bouchers2975. Un arrêté du 5 octobre 1932 crée « au ministère de l’Intérieur une commission
permanente chargée d’assurer la surveillance des prix et de coordonner les efforts de
l’administration contre la cherté de la vie 2976 ». Néanmoins, les mesures de taxation et de
barème s’assouplissent à partir de 1933 2977.
En 1934, le Réveil de la Boucherie appelle les autorités à suivre l’exemple d’Edouard
Herriot, maire de Lyon, qui a supprimé la taxe du pain dans sa ville, reconnaissant ainsi que
« la concurrence est l’âme du commerce 2978 ». Après 1933, « le barème est beaucoup plus
favorable et en dehors de quelques mois difficiles correspondant à l’expérience Laval, la
boucherie parisienne a bénéficié d’une phase de relative prospérité qui explique
l’augmentation de la densité en 1936. De nouvelles boucheries se créeront jusqu’en
19382979 ». Président du Conseil de juin 1935 à janvier 1936, Pierre Laval, qui était l’avocat
du Syndicat ouvrier de la Boucherie avant 1910, mène une politique rigoureuse de déflation.
Un arrêté du 19 août 1935 fixe le mode d’établissement des prix maxima de la vente au détail
de la viande, puis une ordonnance de police du 10 octobre 1935 taxe à nouveau le prix de la
viande2980. En novembre 1935, dans un article assez virulent, la Revue commerciale de la
boucherie dénonce la taxation de la viande comme étant une « politique absurde et
dangereuse ». L’auteur raille la course des préfets vers une « taxation de plus en plus
draconienne2981 ».
b) La lutte contre les coopératives et contre les boucheries
municipales
En évoquant les luttes des bouchers contre le barème et contre la hausse illicite, nous
avons croisé Henry Chéron (1867-1936), ministre de l’agriculture dans le cabinet Poincaré
(1922-1924), ministre du commerce en 1928 (cabinet Poincaré), ministre des finances de
1928 à 1930 et en 1932 (cabinet Tardieu), garde des Sceaux en 1930-1931 et en 1934. Il faut
présenter cet homme qui devient la « bête noire » des bouchers en 1922. Avocat à la cour de
Caen, maire de Lisieux (1894-1908 et 1932-1936), député (1906-1913) puis sénateur du
Calvados (1913-1936), membre de l’Alliance républicaine-démocratique, Henry Chéron a été
la « bonne fée barbue » des soldats en 1906-1909, quand, en tant que sous-secrétaire d’Etat à
la Guerre, il améliora les conditions de vie des hommes de troupe (pour l’approvisionnement
en viande notamment). Ministre du Travail dans le cabinet Barthou en 1913, « il s’efforce
d’appliquer la loi sur les retraites ouvrières et élabore un projet sur les conventions collectives
2975
En ce qui concerne la vigilance des chevillards sur les projets gouvernementaux en 1932, nous renvoyons à
Pierre HADDAD, Les chevillards de la Villette, Thèse de doctorat, Paris X, 1995, pp 257-258.
2976
Bernard-Etienne CAMBAZARD, op. cit., pp 246-247.
2977
Sur les modalités pratiques de fixation de la taxe de la viande et sur les critiques usuelles contre ce procédé
« arbitraire, incommode et inutile », nous renvoyons à Bernard-Etienne CAMBAZARD, op. cit., pp 248-260.
2978
Réveil de la Boucherie française, mai 1934. BNF, Jo 30696.
2979
Gisèle ESCOURROU, op. cit., p 76.
2980
APP, DA 675.
2981
Revue commerciale de la boucherie et de la charcuterie française, n°5, novembre 1935, p 4. BNF,
4° Jo 1599.
583
qui n’aboutira qu’après la grande
guerre2982 ». En 1914-18, il apporte un
concours très actif à l’effort de guerre du Parlement et intervient dans la discussion sur la
taxation des denrées alimentaires2983. « Il s’éleva vigoureusement contre les p asse-droit qui
maintenaient à l’arrière des hommes en âge d’aller au front, proposa de rendre obligatoire la
préparation militaire, demanda la confiscation des biens des déserteurs et des insoumis2984 ».
Le « fond de sa doctrine économique et de sa pensée politique » se révèle entre 1919
et 1922 lors de ses interventions au Sénat. « Le 18 février 1919, interpellant le gouvernement
sur la cherté de la vie, il montra qu’il pressentait l’utilité d’une documentation économique
complète et précise, préconisa la réduction des dépenses publiques et privées et prêcha le
retour à la rigueur budgétaire ; adepte du libéralisme économique, il voyait dans l’agriculture
le moteur de l’activité économique de la France ». Avec le programme « L’épi sauvera le
franc ! », il n’e st guère étonnant que Poincaré le prenne comme ministre de l’agriculture en
janvier 1922. « Il ne pouvait trouver collaborateur plus convaincu que la production agricole
était la source de la richesse générale, le fondement de l’équilibre budgétaire. Chéron rétablit
la liberté des exportations agricoles, protège nos produits laitiers contre la concurrence
étrangère. Il veut permettre aux agriculteurs français de gagner leur vie, et désire que la
France cesse de dépendre de l’étranger pour son alimentation. Les prix montent, et on le rend
responsable de cette évolution qu’il impute pour sa part à l’esprit de lucre des « mercantis »,
sans trop se soucier qu’on le surnomme « Chéron-vie-chère2985 ».
Jean Jolly présente Henry Chéron comme un patriote intègre, tenace et d’esprit
indépendant : « doué d’un grand sens pratique et d’un solide esprit d’économie, il semblait
incarner les vertus de la petite bourgeoisie provinciale. Profondément convaincu des vertus du
régime parlementaire et de l’orthodoxie financière, il témoigna moins d’une fidélité aux partis
qu’à la République 2986 ». Les bouchers parisiens ne partagent absolument pas cette vision, tant
à l’époque que rétrospectivement 2987. Entre 1922 et 1936, Chéron incarne sans hésitation la
figure de l’ennemi pour les bouchers car il défend l’agriculteur et le consommateur contre le
commerçant, il défend la taxation de la viande, les abattoirs coopératifs et les boucheries
municipales, autant de projets contre lesquels les bouchers n’ont cessé de se battre. En 1912 il
défend la loi sur les retraites ouvrières et en 1930 il défend la loi sur les assurances sociales,
deux projets que les petits patrons rejettent car ils accroissent leurs charges. Enfin, quand les
ligues d’extrême droite menacent de renverser la République le 6 février 1934, Chéron
2982
La loi du 5 avril 1910 instaurant des assurances obligatoires de retraite pour les ouvriers et les paysans n’a
pas atteint les objectifs visés. « La législation espérait 18 millions d’assurés, presque la moitié de la population.
En 1913, 7 800 000 personnes seulement étaient inscrites ». Jean-Pierre GUTTON, Naissance du vieillard,
Aubier, 1988, p 229.
2983
Quand Briand forme son gouvernement en 1915, il écarte Chéron car c’est un homme-lige de Clemenceau.
François ROTH, Raymond Poincaré, Fayard, 2000, p 320.
2984
Jean JOLLY (dir.), Dictionnaire des parlementaires français (1889-1940), PUF, 1963, tome III, pp 10331034.
2985
Ibid., p 1034.
2986
Ibid., p 1036.
2987
Le Journal de la Boucherie de Paris prend régulièrement Chéron pour cible dans les années 1920. Quand
Georges Chaudieu retrace l’histoire des bouchers en 1980, il n’est pas plus tendre avec le ministre. De même,
le chevillard Pierre Haddad est très circonspect sur l’œuvre de Chéron : « S’il est une personnalité politique qui
laissa un mauvais souvenir dans la mémoire des bouchers en gros, ce fut bien Henry Chéron ». Pierre
HADDAD, Les chevillards de la Villette, Thèse de doctorat, Paris X, 1995, p 241.
584
réclame du gouvernement de la fermeté pour défendre les institutions parlementaires, alors
que le Réveil de la Boucherie française soutient clairement les émeutiers2988.
Les bouchers reprochent tout d’abord à Chéron son protectionnisme. Voulant
encourager l’agriculture française, le ministre a libéré les exportations et contrôlé les
importations en 1922. « Ce furent les fameux décrets autorisant l’exportation du bétail
français et l’interdiction de l’entrée en France du bétail danois, anglais et hollandais qui, selon
les dirigeants du syndicat de la boucherie en gros, suscitèrent tant de polémiques. Peu après,
toujours selon les professionnels, d’autres décrets, plus contradictoires les uns que les autres,
avaient été promulgués, dont celui autorisant l’exportation du fourrage 2989 ». Ces mesures
entraînent une hausse du prix du bétail à la production, qui se répercute bien évidemment sur
le prix de la viande au détail.
Le projet de Chéron d’encourager les abattoirs coopératifs va provoquer une levée de
bouclier générale chez les professionnels de la viande, tant de la part des chevillards
(principalement concernés) que des détaillants. La filière viande est menacée dans son
ensemble car le ministre souhaite réduire le nombre des intermédiaires pour obtenir une baisse
du prix de la viande. Dans une circulaire du 23 juin 1922, Henry Chéron recommande aux
préfets la création d’abattoirs coopératifs, pour lesquels des crédits à long terme sont
consentis par l’Etat, au taux dérisoire de 2%, « afin de sauver d’un désastre inévitable les
abattoirs industriels de province qui périclitaient un peu plus chaque jour et dont il avait été
l’ardent protagoniste 2990 ». Le 8 juillet 1922, le ministre de l’agriculture dépose un projet de
loi sur les abattoirs, les magasins frigorifiques et les fabriques de conserves de viande. Le
Journal de la Boucherie de Paris ne manque pas d’évoquer les dangereuses élucubrations de
« Chéron-vie-chère » et rappelle qu’un arrêt du Conseil d’Etat du 18 juin 1918 précise le
régime applicable aux abattoirs industriels ou coopératifs2991.
Les abattoirs coopératifs ne connaissant aucun succès, le ministre récidive en janvier
1923 avec une circulaire qui encourage la création de boucheries coopératives, pour
encourager la vente directe du producteur au consommateur, « seul moyen rationnel d’assurer
aux agriculteurs une rémunération normale de leurs efforts et de leur travail, tout en faisant
bénéficier les acheteurs de prix aussi réduits que possible ». Pour Chéron, « l’organisation de
la vente directe aux consommateurs par des boucheries coopératives, créées par des
agriculteurs associés, quoique délicate, ne semble pas devoir présenter des difficultés
insurmontables, puisqu’elle peut être facilitée par des avances à long terme accordées au titre
de la loi du 5 août 1920, par l’office national du crédit agricole. Par ce procédé de vente
directe, le consommateur pourrait se procurer une viande saine et de bonne qualité, dont la
provenance lui serait connue et dont le prix serait diminué du montant des frais et bénéfices
de trop nombreux intermédiaires. Les abattoirs coopératifs peuvent également approvisionner
directement des coopératives de consommation. Ils peuvent éventuellement aider à leur
création et des ententes utiles peuvent avoir lieu à cet effet entre les groupements de
2988
« Les manifestations auxquelles donne lieu l’affaire Stavisky avivent ses inquiétudes sur l’avenir du régime,
et, le 19 janvier 1934, il interpelle le gouvernement sur les mesures qu’il compte prendre pour assurer l’ordre
dans la rue et le respect des institutions républicaines. (…) C’est pour défendre les institutions parlementaires
qu’au lendemain du 6 février 1934, il accepte la Garde des Sceaux dans le cabinet constitué par Gaston
Doumergue ». Jean JOLLY, op. cit., p 1036.
2989
Pierre HADDAD, op. cit., p 242.
2990
Ibid.
2991
Journal de la Boucherie de Paris, 9 juillet 1922.
585
producteurs
et
de
consommateurs.
L’organisation de la vente directe par des
boucheries coopératives peut donc compléter de la façon la plus heureuse l’action des
abattoirs agricoles2992 ».
Si ce projet avait été massivement mis en application, c’est bien la disparition de tous
les intermédiaires commerciaux qui aurait été obtenue. En luttant contre Chéron, les bouchers
luttent pour leur survie. Malgré les apparences, Chéron n’est pas un collectiviste communiste.
Le 29 mars 1920, il avait demandé au gouvernement « quelles mesures il comptait prendre
contre la propagande bolchevique2993 ». Mais les bouchers ne se privent pas de lui faire
remarquer que les commerçants paient des impôts, utiles à l’Etat, qui serait bien en peine de
fonctionner avec les seules coopératives, fiscalement exemptées. Le président de la Boucherie
en gros, Joubin, se déclare « stupéfait devant un tel mépris de l’intérêt national sacrifié au
profit de l’intérêt de quelques uns 2994 ». Pour Chéron, qu’importe la faillite de la France,
pourvu que les commerçants disparaissent !
Nous ne revenons pas sur la question coopérative dans la boucherie, déjà évoquée
pour la période 1870-1914, mais il faut souligner que la guerre 1914-18 a pénalisé les
bouchers en redynamisant les solutions coopératives et en « banalisant » les boucheries
municipales, ce qui explique qu’un ministre libéral comme Chéron soit amené à promouvoir
un système qu’il aurait sans doute combattu avant 1914. En 1917, Georges Renard note que,
depuis 1914, le gouvernement « s’efforça de lutter contre les intermédiaires parasites qui font
hausser démesurément les prix de détail », en ordonnant l’affichage des cours des Halles dans
les mairies et chez les détaillants (mesure peu efficace), en menaçant de procès les
accapareurs, en encourageant les coopératives de consommation, en défendant aux bouchers
« de pratiquer certaines manœuvres compliquées qui, de l’étable à la table, doublaient le prix
d’un bœuf ». De plus, « des invitations pressantes furent adressées par la Chambre au
gouvernement pour qu’il réprimât les pratiques abusives des mercantis, qui tondent de trop
près les soldats dans la zone des armées ; pour qu’il leur enlevât en punition de leur rapacité
leur permis de vendre et qu’il généralisât l’emploi des auto-bazars approvisionnés par des
Coopératives ou de gros négociants qui auraient traité avec l’autorité militaire 2995 ». La
coopération apparaît clairement pour les autorités comme un moyen de lutte efficace contre la
vie chère pendant la guerre.
Camille Paquette indique que beaucoup de boucheries ont fermé en août 1914 à cause
de la mobilisation des patrons et des employés. Durant l’hiver 1914-1915, de nombreuses
boucheries réouvrent grâce à des retraités, des anciens bouchers, des réformés ou des
« vieilles classes » (1887-1888), et des femmes qui apprennent à découper la viande et à faire
des achats. En 1918, la municipalité parisienne installe des boucheries municipales dans les
étaux fermés, et l’armée installe un centre d’abattage mixte à Vaugirard, pour le camp
retranché de Paris et les civils2996. La capitale compte ainsi 12 boucheries municipales en
2992
Journal Officiel du 11 janvier 1923, p 376.
2993
Jean JOLLY, op. cit., p 1034.
2994
Pierre HADDAD, op. cit., p 245.
Georges RENARD, Les répercussions économiques de la guerre actuelle sur la France (1er août 1914-15
mai 1917), Alcan, 1917, pp 479-480.
2995
2996
Camille PAQUETTE, op. cit., p 145.
586
1918 et 47 en 1922, établies soit dans les
marchés, soit dans les boutiques2997. Leur
nombre est variable selon les arrondissements (les 2e, 9e et 11e n’en comptent pas). En 1922,
les 13e et 14e arrondissements en comptent six ; le 16e cinq ; les 5e, 18e et 20e quatre, le 15e
trois, les 6e, 8e, 10e, 12e et 17e deux, les 1er, 3e, 4e, 7e et 19e une seule. « La viande était
préparée à l’abattoir de Vaugirard ; une étiquette indiquait le poids et le prix ; les gérants de
ces boucheries n’avaient plus qu’à vendre ces morceaux 2998 ». Lors de sa réunion annuelle, en
octobre 1922, la CNBF émet un vœu pour « interdire toute entreprise commerciale des
municipalités » : les boucheries municipales ont toujours été dénoncées par les bouchers
comme étant des hérésies économiques.
Dans son ouvrage de 1917, La guerre, le commerce français et les consommateurs,
Gilles Normand explique le recours aux boucheries municipales par la « spéculation éhontée »
des bouchers dès le début du conflit mondial. « Les boutiques municipales sont fondées dans
l’intention de faire passer l’intérêt collectif au-dessus des intérêts particuliers. Comme l’a dit
Renaudel, « elles font que les expériences qui s’inspirent des méthodes socialistes, se répètent
et se multiplient2999 ». L’ouverture d’une boutique municipale constitue donc, à proprement
parler, une expérience. Mais cela ne va pas sans risques pour les municipalités. On l’a vu en
maintes occasions. Cependant, celle d’Evreux, paraît-il, en quelques jours, arrivait à réaliser
des bénéfices, en raison de l’absence de loyer, de la réduction du personnel au strict
nécessaire, des achats excellents effectués par des conseillers municipaux ». Gilles Normand
rappelle tout de même que le « loyer » d’une boucherie municipale existe, mais sous une
forme déguisée, car la dépense engagée pèse sur le budget communal, donc sur les
contribuables3000. Il note également que « ce qui a poussé de nombreuses municipalités à
l’installation de boucheries municipales, c’est la difficulté de créer une taxe uniforme pour
toutes les boucheries. Cette difficulté est insurmontable à cause de la diversité des éléments
qui constituent la qualité d’un animal : race, âge, sexe, conformation, état de graisses, nature
de l’alimentation, état de santé, etc 3001 ». Face au scepticisme de Gilles Normand sur
l’efficacité des boucheries municipales, Georges Renard regrette, en 1917, que le Sénat
repousse systématiquement les propositions de loi visant à favoriser les régies municipales. Il
ajoute que la guerre, « la force des choses, plus puissante que la routine et les théories
arriérées, a conduit, je dirais presque a contraint les villes à expérimenter ce qui est passé dans
les mœurs au delà des Alpes », c’est-à-dire le « municipalisme social ». Pour Georges Renard,
« les difficultés très réelles que présente la taxation de la viande ont poussé à créer des
boucheries municipales dont la concurrence peut mettre à la raison les détaillants trop avides
de gain. La ville de Troyes, le département du Rhône ont eu le courage de tenter cette
innovation. Paris et Bordeaux se sont bornés à subventionner des boucheries
2997
« Le 18 mai 1918, sont ouvertes 12 boucheries municipales débitant de la viande à prix réduit. (...) Le 20
mars 1919, les boucheries municipales mettent en vente des plats cuisinés fournis par le ministère ». Alfred
FIERRO, Histoire et dictionnaire de Paris, Robert Laffont, 1996, p 220.
2998
Gisèle ESCOURROU, op. cit., pp 74-75.
2999
Pierre Renaudel (1871-1935), député socialiste du Var, directeur de l’Humanité entre 1914 et 1918, fait
partie de l’aile droite, sociale-patriote des socialistes. Il est exclu de la SFIO en 1933 avec d’autres « néosocialistes » proches de Marcel Déat.
3000
Normand donne des détails sur la boucherie municipale de Toulouse, créée en octobre 1916 et donnée en
gérance à M. Buisson, directeur des Etablissements Michon. Gilles NORMAND, La guerre, le commerce
français et les consommateurs, Perrin, 1917, pp 119-121.
3001
Ibid., p 118.
587
coopératives3002 ».
Dans
la
banlieue parisienne, à Maisons-Alfort, une boucherie
municipale a donné au bout de trois mois des résultats positifs. Georges Renard souhaite que
les bienfaits de l’association et de l’organisation, mis en œuvre pendant la guerre 1914-18, se
retombent pas dans l’oubli après la guerre, pour d’obscurs motifs idéologiques.
Parallèlement à la mise en place de boucheries municipales, les autorités soutiennent
activement les coopératives de consommation, en leur confiant la mission de distribuer – de
vendre – à la population les stocks de viande frigorifiée de l’armée 3003. Cette situation
scandalise les bouchers mais aussi les gérants des maisons d’alimentation générale. En 1920,
Gilles Normand dénonce le fait que les maisons à succursales multiples soient écartées des
répartitions par les pouvoirs publics : « On n’aidait à l’approvisionnement qu’en édifiant des
baraque Vilgrain – on sait ce qu’en vaut l’aune de planches – et en ouvrant des boucheries
municipales, trompe-l’œil qui creusait le déficit formidable de la Ville, sans apporter à la
population, non pas le bien-être qu’elle était en droit d’espérer, mais le soulagement qu’elle
aurait trouvé en présence des efforts du commerce organisé, si ces efforts avaient pu se
donner libre cours3004. Le public, hélas ! accueille favorablement les mesures qui lui nuisent,
quand ceux qui les prennent savent les entourer d’une adroite et abondante publicité, laquelle
constitue un bourrage de crânes en règle, mais qui se traduira en réussite électorale. Les
maisons à succursales, systématiquement, ont donc été bannies de toutes les répartitions3005 ».
Gilles Normand souligne que les magasins d’alimentation générale n’ont pas plus
augmenté leurs prix pendant la guerre que les coopératives. « Les frais généraux des
coopératives, qui auraient dû être les mêmes que ceux des entreprises modernes, étaient
exonérés d’impôts et de taxes diverses, qui frappent cruellement leurs concurrentes. Cela
abaissait d’autant la valeur des marchandises. Les coopératives, en outre, jouissaient d’un
régime particulier pour les approvisionnements et les transports. De préférence au commerce,
le Ministère du Ravitaillement leur livrait toutes les denrées à des prix inférieurs aux cours ;
elles avaient la priorité « sur tout et sur tous » ; le mot d’ordre, en haut lieu, était : « Tout pour
la Coopé » ; rien au commerce. Les coopératives, cependant, ne pouvaient répondre aux
moyens de lutter contre la vie chère. Que les transports et la liberté du commerce reviennent
dans la situation d’avant-guerre, et les sociétés d’alimentation reprendront vite
l’avantage 3006 ».
Ce cri de révolte est totalement partagé par les bouchers. On retrouve là un discours
déjà ancien, qui dénonce les avantages divers (notamment fiscaux) dont jouissent les
coopératives et dont sont privés les petits commerçants. Je rappelle au passage que c’est en
3002
Georges RENARD, Les répercussions économiques de la guerre actuelle sur la France, Alcan, 1917, p 511.
3003
Nous ne revenons pas sur le rôle du « ministre coopérateur » Albert Thomas (1878-1932), qui a du jouer de
son influence au gouvernement pour que les répartitions alimentaires soient confiées en priorité aux
coopératives de consommation. Nous renvoyons au succès de la boucherie à la Bellevilloise pendant la guerre
1914-18. Jean-Jacques MEUSY (dir.), La Bellevilloise (1877-1939): une page de l’histoire de la coopération
et du mouvement ouvrier français, Créaphis, 2001, p 67.
3004
Il est curieux que Gilles Normand s’en prenne aussi violemment aux baraques Vilgrain, alors que son
ouvrage est préfacé par Joseph Noulens, qui était ministre de l’agriculture et du ravitaillement en 1919-1920
(dans le cabinet Clemenceau). Dans sa préface, Normand rend un vibrant hommage à Noulens pour son action
contre la vie chère, alors qu’il se ne prive pas de vilipender Ernest Vilgrain, qui était sous-secrétaire d’Etat au
Ravitaillement dans le même gouvernement !
3005
Gilles NORMAND, Les entreprises modernes : le grand commerce de détail, Perrin, 1920, p 90.
3006
Ibid., p 212.
588
1914 que le Syndicat de la Boucherie de Paris décide de fonder une coopérative, la
« Coopé » (future « Corpo »), qui commercialise du papier et de la ficelle pour les patrons
bouchers, avant de se lancer en 1919 dans la « répartition » (c’est-à-dire la vente) des stocks
de viande congelée rétrocédés par l’administration militaire. Quoique plus tardivement, les
patrons bouchers ont tout de même eu leur part dans le fructueux marché des répartitions
d’après-guerre. De plus, le Syndicat de la Boucherie de Paris ne rechigne pas à utiliser les
avantages de la coopération, puisqu’il organise dans les années 1920 des achats en commun
de charbon, de coke, de vin, de lampes, de savon, de paillasses (en lin), de papier et de ficelle
pour ses adhérents3007. Par contre, dès qu’une coopérative de consommation est condamnée
par la justice pour concurrence déloyale, les bouchers s’empressent de publier l’information
dans leur organe de presse3008.
La lutte contre la vie chère étant une préoccupation constante des gouvernements
successifs dans les années 1920, la question des boucheries municipales resurgit en 1926,
sous le cabinet d’Union nationale de Poincaré, après l’échec du Cartel des gauches. Il est
ironique de constater que, dans les années 1920, les bouchers ont autant – sinon plus – à
craindre des gouvernements de droite que de ceux de gauche3009. Cette remarque ne concerne
pas les années 1930, car nous verrons que le Front Populaire va cristalliser toutes les rancœurs
des bouchers.
Le 3 août 1926, une loi est votée sur les boucheries municipales, pour diminuer le prix
des denrées. Un décret-loi du ministère Poincaré du 5 novembre 1926 admet « l’intervention
des communes, notamment par voie d’exploitation directe, ou par simple participation
financière dans les entreprises même de forme coopérative ou commerciale, ayant pour objet
le fonctionnement des services publics, le ravitaillement et le logement de la population ». Le
décret d’application, pris le 28 décembre 1926, prévoit que « les régies municipales s’exerçant
sur des services non susceptibles d’être concédés, devraient faire approuver leur règlement
d’organisation par les ministres des Finances et de l’Intérieur. Par ailleurs, ce décret, plus
affirmatif que le précédent, déclare que « les communes et les syndicats des communes
peuvent être autorisés, dans les conditions indiquées par l’article 3 du présent décret, à
exploiter directement des services d’intérêt public à caractère industriel ou commercial 3010 ».
Cette législation entérine une situation ancienne car nous avons vu que, dès les années
1890, diverses municipalités – socialistes le plus souvent – avaient déjà organisées des
boucheries municipales (Roubaix, Denain, Elbeuf, Thionville, Fribourg-en-Brisgau), sans
oublier que Paris fournit déjà de la viande et du pain à ses hôpitaux. Grâce à l’article 68 de la
loi du 5 avril 1884, les municipalités ont la faculté de créer des régies. Cambazard souligne
que les multiples tentatives de mise en place de boucheries municipales avant et après la
guerre se sont toutes soldées par des échecs (Dijon, Roubaix, Evreux, Nîmes, Troyes,
3007
Journal de la Boucherie de Paris, 5 mars 1922.
3008
Suite à une plainte déposée par les syndicats de l’alimentation de Dijon, le tribunal de commerce a
condamné, par un jugement du 8 novembre 1927, une coopérative militaire qui vendait à tout venant à des
dommages et intérêts. Journal de la Boucherie de Paris, 22 avril 1928.
3009
Cambazard, qui considère que les boucheries municipales sont inutiles et dangereuses, note que « ces
entreprises, exemptes d’une quantité de taxes, jouissant de passe-droits abusifs, constituent une criante
injustice dont les partis de gauche, eux-mêmes, se sont émus ». Bernard-Etienne CAMBAZARD, La vie chère
et le commerce de la viande de boucherie, Thèse de sciences économiques, Faculté de Droit de Dijon, 1933,
p 237.
3010
Bernard-Etienne CAMBAZARD, op. cit., p 232.
589
Marseille, Aix-en-Provence). « La ville de Saint-Mandé, en 1915, créa un comité
d’alimentation et ouvrit une boucherie municipale ; celle-ci ne put se maintenir. La ville de
Nantes, n’obtint pas un meilleur succès, en juillet 1918, avec ses 13 magasins d’épicerie et ses
8 boucheries. La ville de Paris mit sur pied ses fameuses baraques3011. Il fallut les liquider en
1919, avec quelques 500 millions de déficit3012 ». Dans les années 1920, la direction de
l’Assistance Publique de Paris a inauguré une « grande boulangerie perfectionnée », rue
Scipion. Cela n’empêche pas l’Union des intérêts économiques de protester vivement contre
le décret du 28 décembre 1926. Le discours est exactement le même que celui qui était tenu
par les libéraux avant 1914 (Georges Seurin, Nicolas Marguery, Jules Charles-Roux, Edouard
Aynard, Paul Leroy-Beaulieu, Paul Beauregard, etc). Les bouchers protestent contre
« l’invasion de l’Etat et des communes dans le domaine économique ». Si le décret-loi devient
définitif, il instituera le socialisme municipal, summum de l’horreur pour les commerçants.
Dans un article de La grande revue d’avril 1927, Joseph Cernesson montre que les
boucheries municipales ne présentent pas que des inconvénients. Bien sûr, ce point de vue est
difficilement partagé par les bouchers, car il émane d’un militant coopérateur 3013. Présentonsle néanmoins. Cernesson rappelle qu’avant 1926, plusieurs communes ont fait des tentatives
de « coopération municipale ». Pendant l’hiver 1925, Rochefort a fait des achats en gros de
légumes, d’huile et de savons. A Lons-le-Saulnier, il existe une boucherie privée, contrôlée
par la mairie, dans l’Hôtel de ville. Gérée par un boucher, la boucherie vend selon des prix
convenus avec la ville. Elle connaît un succès complet et une grande affluence. Mais si cette
pratique perdure, les bouchers vont s’aligner sur la concurrence et baisser leurs prix, pour
faire échouer la boucherie municipale comme ils ont fait échouer les boucheries coopératives.
Les boucheries municipales sont fragiles, ponctuelles, temporaires ; elles intimident peu les
bouchers, car les prix baissent pour peu de temps. Pour Cernesson, la solution consiste à
établir une Commission de surveillance des prix, pour suivre les profits des intermédiaires et
remonter toute la filière. Les réformes doivent être acceptées par les intermédiaires. Une
bonne étude ne se fait pas pendant une crise, quand l’opinion publique est exaspérée.
Pourtant, il faut une crise pour que le gouvernement bouge et lance des études3014.
La loi de 1926 sur les boucheries municipales a pu peut-être favoriser certaines
initiatives locales, mais elle ne semble pas avoir initié un mouvement général de créations, qui
aurait pu remettre en cause sérieusement la position commerciale des bouchers. Un certain
nombre de municipalités ont profité des décrets de 1926 « pour établir des boucheries en
régie, qui furent appelées, suivant les lieux, boucheries-témoins ou municipales. Telles sont
celles de Villefranche-sur-Saône, de Reims, d’Auxerre, de Nevers. Cette dernière fut à
l’origine d’un arrêt du Conseil d’Etat du 30 mars 1930, statuant sur un pouvoir formé contre
les délibérations de la municipalité ; il y est dit que « les conseils municipaux ne peuvent
ériger des entreprises ayant un caractère commercial en services publics communaux, que si,
en raison des circonstances particulières de temps et de lieu un intérêt public justifie leur
3011
La mise en place des « baraques Vilgrain » a été évoquée un peu plus haut.
3012
Bernard-Etienne CAMBAZARD, op. cit., p 236.
3013
Joseph Cernesson (1852-1942) est notamment l’auteur d’une étude fameuse sur Les sociétés coopératives
anglaises, A. Rousseau, 1905, 558 p. Nous renvoyons à la biographie de Cernesson disponible dans Jean
MAITRON (dir.), Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français (1871-1914), Editions ouvrières,
1973, tome XI, pp 150-151.
3014
Joseph CERNESSON, « Boucheries municipales », La grande revue, avril 1927, pp 303-306.
590
intervention en cette matière3015 ». Entre 1927 et 1932, Paris possède des
« boucheries-témoins », tenues par des commerçants privés et bénéficiant d’un emplacement
spécial et gratuit sur divers marchés, avec un crédit de 500 000 F accordé par la ville.
Le cabinet Poincaré renouvelle plusieurs fois son intérêt pour la solution coopérative,
envisagée par Henry Chéron dès 19223016. Les bouchers s’en émeuvent clairement en 1929 :
« Si l’on en croit les déclarations ministérielles du 10 mars 1928 et du 14 février 1929 au
Sénat, le Président du Conseil entendrait développer la vente directe du producteur au
consommateur par une vaste extension du régime coopératif. Ce n’est pas l’heure de discuter
la valeur des coopératives qui jusqu’alors ont toujours vendu plus cher que le commerçant
détaillant. Il n’est peut-être pas temps non plus de rechercher qui payerait les impôts
qu’acquitte le commerce, puisque les coopératives sont exonérées de charges fiscales. Mais il
est toutefois permis d’affirmer que le principe, juste a priori, de la vente directe du producteur
au consommateur, masque, en matière de boucherie, une vaste combinaison financière. Celleci n’est autre que le trust de la viande, présenté sous la forme de l’abattoir industriel
monopole. L’idée de vente directe n’a pour but que de préparer les souscripteurs futurs aux
centaines de millions nécessités par cette opération3017 ».
Si l’on suit les bouchers, la mise en place des abattoirs coopératifs régionaux mènerait
droit au « trust de la viande » sur le modèle américain. Cette peur n’est pas nouvelle ; la lutte
contre les « gros », contre les monopoles en tout genre, est une constante du discours des
petits commerçants depuis le XIXe siècle. En 1914, le juriste Marcel Baudier exprimait déjà
très bien la peur du trust de la viande. En 1906-1907, « un groupe d’h ommes d’affaires a
voulu instaurer en France, sans succès du reste », le système des packing houses
américaines3018. « Aux Etats-Unis, le boucher est un négociant en viandes qui passe des
contrats avec les établissements d’abatage des animaux et de conservation des viandes de
Chicago, Kansas City, Omaha, St Louis, etc., lesquels lui livrent, à l’heure et au jour dits, à
des prix déterminés, tous les produits nécessaires à son commerce. Ceci facilite et simplifie le
travail du boucher qui n’a plus le souci de la vente des sous-produits des animaux qu’il
immolait jadis et établit sans difficulté ses prix de revient3019 ».
Ainsi décrite, l’introduction du système américain ne devrait pas avoir de
conséquences sur les bouchers détaillants parisiens, mais bien plus sur les bouchers ruraux
abattants de province (qui possèdent des tueries particulières) et sur les chevillards de la
3015
Bernard-Etienne CAMBAZARD, op. cit., p 233.
3016
Quand le ministre des Finances Bokanowski meurt dans un accident d’avion en septembre 1928, Henry
Chéron entre à nouveau dans le cabinet Poincaré. « C’était un brave homme au ventre rebondi et qui portait
une magnifique barbe blanche ; il était économe, satisfait et un peu sentencieux ; il ne risquait ni de porter
ombrage à son chef ni de prendre des initiatives osées. Il assurerait une gestion prudente ; sa personnalité et ses
propos étaient à l’unisson de la petite bourgeoisie de province, qui était la base sociale du poincarisme ».
François ROTH, Raymond Poincaré, Fayard, 2000, p 524.
3017
Pierre CHEZY, « Le scandale de la boucherie », Le Pavé, n°1, 8 mars 1929. APP, DA 675.
3018
La construction de trois abattoirs industriels était prévue en 1906-1907 : à Graville-Sainte-Honorine (près du
Havre), à Bonneuil (près de Paris) et à Villenave-d’Ornon (près de Bordeaux). Pour obtenir le soutien des
éleveurs et des commissionnaires en bestiaux dans leur lutte, les bouchers ont montré que le projet avait pour
but de faire réduire les droits de douane et que les américains cherchent à exporter toujours plus de bestiaux
vers l’Europe.
3019
Marcel BAUDIER, Le commerce du bétail et de la viande en France, Thèse de Droit, Paris, 1914, pp 292293.
591
Villette, à cause de la concurrence inévitable des grands abattoirs industriels de province.
Les abattoirs américains sont réputés pour leur modernisme. Il s’agit de « grandes usines
centrales, où l’abatage se fait d’une façon aussi économique que possible, où la division du
travail est poussée à l’extrême et, dans leur rayonnement des usines adjacentes, soudées pour
ainsi dire à l’usine centrale et où se fait le traitement des sous-produits : sang, os, poils, crins,
peaux, graisses de toute nature, cornes, engrais de toutes sortes, etc. Et, à côté de tout cela, des
laboratoires pour la fabrication des produits physiologiques et pharmaceutiques, tels que
pepsine et pancréatine. Ce n’est pas tout, ces sous-produits de natures diverses, fournissent la
matière première de multiples industries annexes : fabriques d’oléo-margarine, de savons, de
boutons, de brosses, de peignes, de cuirs tannés, etc3020. ». C’est cette concentration
tentaculaire, nommée trust de la viande, que les bouchers français redoutent et combattent.
Marcel Baudier présente même le scénario catastrophe suivant si les grands abattoirs
industriels se développent en France :
« Acte I – La société achète le bétail à prix fort. Les
éleveurs sont enchantés. Les bouchers sont inquiets.
Acte II – La société ouvre des boucheries et vend la viande
à prix doux. Les consommateurs sont enchantés. Les
bouchers sont ruinés.
Acte III. 1er tableau – La société, par la ruine des bouchers,
étant devenue seule acheteur de bestiaux, les achète à bas
prix. Les éleveurs sont inquiets.
2e tableau – La société, par la ruine des bouchers, étant
devenue seule vendeur de viande, la vend à des prix élevés.
Les consommateurs sont inquiets.
Acte IV – Les éleveurs, sentant venir la ruine, renoncent à
l’élevage. L’élevage diminuant, la viande est de plus en plus
chère. Les consommateurs s’agitent et réclament des
mesures énergiques.
Acte V – Le gouvernement abaisse les droits de douane sur
les bestiaux et les viandes. Le marché français est aussitôt
inondé de bétail étranger. L’élevage français est ruiné 3021 ».
Ce raisonnement est sans doute simpliste et catastrophiste, mais les bouchers
n’hésitent pas à brandir la menace du « trust de la viande » pour justifier leur existence et
défendre le système actuel, basé sur une saine concurrence entre les multiples intermédiaires
qui peuplent la filière viande en France. En refusant tout monopole, toute concentration
industrielle, le petit commerce montre son attachement au libéralisme, avec la libre
concurrence des détaillants entre eux (bouchers privés, magasins d’alimentation générale,
coopératives de consommation, boucheries municipales), celle des éleveurs entre eux, et celle
des intermédiaires entre eux (chevillards, mandataires, commissionnaires).
L’idée d’encourager les abattoirs coopératifs régionaux réapparaît en 1934. En mai
1934, les bouchers protestent contre le projet de vente directe du producteur au
3020
Ibid., p 293.
3021
Ibid., p 295.
592
consommateur, déposé par le sénateur Beaumont, jugé non réalisable3022. Le 12
octobre 1934, le Journal Officiel publie le rapport Herriot-Tardieu sur la lutte contre la vie
chère, qui soutient que « la formule de l’abattage en province et de l’envoi à Paris de la
viande, substituée à l’expédition du bétail sur pied, permettrait un sérieux abaissement du prix
de revient et, par suite, du prix de vente à la consommation ». Les professionnels de la viande
réagissent avec effroi contre ce projet. « La Confédération de l’Al imentation et le Comité
national de la viande élaborèrent un contreprojet au rapport Herriot-Tardieu qui fut présenté,
le 7 décembre 1934, à M. Flandin, Président du Conseil qui promit de l’étudier. A la fin du
mois de février 1935, le gouvernement déposait un projet de loi qui reprenait en partie les
suggestions du rapport Herriot-Tardieu, préconisant la construction d’abattoirs régionaux et
leur exploitation par des sociétés coopératives3023 ». Les chevillards parisiens mènent une lutte
efficace et obtiennent de la Chambre le rejet du projet gouvernemental3024. A défaut de voir se
réaliser les projets successifs d’abattoirs régionaux coopératifs, les autorités connaissent-elles
davantage de succès avec l’encouragement donné aux coopératives agricoles ?
En janvier 1932, le ministre de l’agriculture Tardieu adresse une circulaire aux
présidents des offices agricoles départementaux, dans laquelle il encourage la formation
d’« unions ovines » en développant les syndicats d’élevage. Régis par le décret du 8 mars
1912, les syndicats d’élevage ont vu leur champ d’activité élargi avec la loi du 12 mars 1920.
Les unions ovines organisent l’amélioration de l’espèce, le gardiennage en commun, la
défense contre les maladies, des opérations d’achat commun et des opérations de vente. Ce
dernier service est difficile à mettre en place à cause de la « mentalité paysanne encore peu
formée à la coopération intégrale3025 ». Alors que le système fonctionne bien aux Etats-Unis,
les syndicats agricoles de vente ne connaissent pas un grand développement en France, sauf
dans la Sarthe. Mais surtout, selon Cambazard, « il ne semble pas que ces organisations aient
obtenu pratiquement une diminution quelconque du prix de revient du bétail vendu : elles ont
dû instituer des équipes de convoyeurs d’animaux, avoir des commissionnaires, des
représentants. Finalement, l’humble commission donnée autrefois aux marchands de bestiaux
pour le rémunérer de ses services, existe toujours sous une autre forme3026 ».
En 1933, Cambazard note que les boucheries agricoles « ont actuellement la faveur de
l’opinion publique. La grande presse profane y voit facilement la panacée des maux du
consommateur ». De quoi s’agit-t-il ? Les « boucheries agricoles » sont des boucheries de
campagne, qui apparaissent quand un éleveur s’improvise boucher, en débitant la viande de
son bétail au public, ayant pris subitement le goût des affaires. « Le résultat est chaque fois
probant. Peu de jours après, les bouchers locaux, abandonnés de leur clientèle, donnent dans
le genre suivant, un communiqué de capitulation : « Le président du syndicat de la boucherie,
cherchant l’intérêt des consommateurs, estime qu’une baisse sensible peut être effectuée 3027 ».
3022
Réveil de la Boucherie française, mai 1934.
3023
Pierre HADDAD, op. cit., pp 267-271.
3024
« La loi du 16 avril 1935 sur l’amélioration du marché de la viande, prise à la suite du rapport HerriotTardieu, se borne à prévoir dans son article 14 qu’un décret devra intervenir pour réglementer le marché de la
Villette et régler les conditions de fixation des cours. Toutefois rien n’est intervenu depuis cette date ». Yann
FOUERE, Les marchés d’approvisionnement de la viande à Paris , Thèse de Droit, Paris, 1939, p 79.
3025
Bernard-Etienne CAMBAZARD, op. cit., pp 219-221.
3026
Ibid., p 223.
3027
Ibid., p 225.
593
Ce type d’expérience est attesté à travers les
diverses régions françaises en 1932-1933,
mais la plupart sont très éphémères. « Elles ne peuvent être prises sérieusement en
considération, justement parce qu’elles ne présentent pas un caractère de fixité ». Si l’éleveurdébitant peut tirer un bon profit tout en vendant moins cher, c’est que ses frais généraux sont
très réduits : pas de transport du bétail, impôts souvent mal payés, main d’œuvre engagée
pour un temps de travail court. Enfin, Cambazard considère que l’effet psychologique joue un
rôle primordial : « l’expérience a été annoncée da ns le voisinage comme une croisade contre
l’ennemi commun, le boucher ; et la foule, d’ordinaire si difficile, n’a pas manqué, en suivant
sous le couvert de la solidarité les mobiles obscurs d’une curiosité déconcertante, de se ruer
dans l’étable-boucherie et de s’arracher les morceaux sanguinolents et informes jetés sur des
tréteaux d’occasion 3028 ! ».
Si j’en juge par des tracts publicitaires déposés aux archives du Nord, le système de la
boucherie agricole ne peut qu’être rentable et ne connaît pas le risque de mévente car
l’éleveur s’adapte à la demande des consommateurs. Une réclame est ainsi formulée : « A des
prix intéressants, il sera débité deux porcs et un veau gras, vendredi à partir de 13h et samedi
jusqu'à épuisement, chez Thieffry-Fermaux, 1 rue des Ravennes, Bondues. On prend les
commandes la veille ». Bien sûr, les bouchers adressent moult plaintes au préfet et à
l’inspecteur vétérinaire départemental contre ces « abattages clandestins3029 ». S’il est soumis
à la taxe d’abattage, l’éleveur est exonéré de la patente et de l’impôt sur le chiffre d’affaires,
ce qui constitue une injustice flagrante pour les bouchers.
Cambazard considère que les boucheries agricoles, comme les boucheries
municipales, « ont toujours une naissance glorieuse », mais leur fin, souvent prématurée, « est
voilée par le silence de leurs créateurs et plus encore par l’indifférence du public, qui a tôt fait
de les abandonner ». Il présente les résultats obtenus par deux herbagers, qui ont installé des
boucheries en ville pour débiter directement leur bétail (Aveline à Nogent-le-Rotrou et Malin
à Laval). L’expérience a été concluante et les prix ont baissé, mais quand les herbagers ont du
faire appel à l’extérieur pour s’approvisionner en bétail, les résultats positifs du début se sont
peu à peu estompés3030. Ainsi, la saine concurrence entre les bouchers demeure le meilleur
moyen pour obtenir une baisse des prix, les boucheries agricoles ne permettant simplement
que d’accélérer une évolution inévitable.
Le débat sur la mesure de l’échec des initiatives nouvelles (abattoirs régionaux
coopératifs, syndicats d’éleveurs, boucheries agricoles) devient très animé quand il s’agit des
boucheries municipales. A chaque fois qu’un article annonce fièrement les résultats positifs
enregistrés par une boucherie municipale, les bouchers s’empressent de démontrer, par de
nouveaux calculs, que les comptes sont totalement déficitaires. Ainsi, dans un article du Soir
du 10 mai 1929, le député Joseph Denais présente le bilan financier des « boucheriestémoins » de Paris pour montrer que le métier est lucratif (30.000 F de bénéfices nets par an).
Avec un crédit de 500 000 F et des frais d’installation de 120 000 F, il reste 442 000 F en
caisse après deux ans de fonctionnement, le matériel valant 57.000 F. Pour répondre à cette
attaque de la « grande presse profane », Le Réveil de la Boucherie publie aussitôt une réponse
et présente ainsi le bilan financier des boucheries municipales parisiennes :
3028
Ibid., p 226.
3029
Plaintes contre la vente directe de viande aux consommateurs (1931-1936). Archives Départementales du
Nord, M 408/8.
3030
Bernard-Etienne CAMBAZARD, op. cit., p 227.
594
Tableau
22
:
Bilan
financier
des
boucheries municipales de Paris en 1929
Actif
Passif
Somme engagée
500 000
Installation
120 887
Liquide
379 112
ère
Intérêts à 8% (1
année)
ème
Intérêts à 8% (2
40 000
année)
Excédent de capital
43 200
63 342
Amortissement du matériel (sur 6 ans)
Total
40 295
563 342
623 495
60 153
Pour les bouchers, si on compte les intérêts, le déficit s’élève donc à 60 153 F sur deux
ans, sans compter les avantages du loyer et des impôts3031. L’hostilité des bouchers contre les
boucheries municipales n’est pas nouvelle. La lutte devient très vive au début des années 1930
car le gouvernement et le Sénat déposent divers projets visant à favoriser l’installation de
régies municipales. En 1931, la Banque coopérative de Paris souhaite créer une Coopérative
de boucherie de la région parisienne, avec le concours d’éleveurs et de bouchers détaillants,
pour le transport, l’abatage et la conservation des viandes. Le ministère du Commerce
demande l’avis de la Chambre de commerce de Paris le 12 décembre 1931. Sans surprise, les
consuls émettent un avis défavorable, « estimant que cette initiative n’apporterait pas une
solution réelle au problème de la vie chère3032 ». Ernest Jumin, qui signe le rapport de la
Chambre de commerce en avril 1932, reprend clairement la position du Syndicat des
bouchers3033. Il rappelle l’échec d’un certain nombre de tentatives d’installations d’abattoirs
généraux et s’élève contre les faveurs fiscales accordées aux coopératives, qui portent un
préjudice considérable au commerce libre3034. Le 15 mars 1932, le Conseil municipal de Paris
invite le préfet de la Seine à supprimer les « boucheries-témoins » existantes et à « fournir un
compte-rendu complet des opérations de caisses auxquelles a donné lieu le fonctionnement de
cette institution3035 ».
Henry Chéron, le ministre honni des bouchers, est encore une fois au centre des débats
car il décide d’organiser en octobre 1932 une boucherie municipale à Lisieux, ville dont il est
maire, tout en déposant en novembre 1932 une proposition de loi au Sénat pour « faciliter aux
municipalités, en matière d’alimentation, la création d’organes destinés à lutter contre la
cherté de la vie ». Chéron souhaite autoriser les communes à organiser « des régies à caractère
3031
Réveil de la Boucherie française, mai 1929.
3032
Bernard-Etienne CAMBAZARD, op. cit., p 223.
3033
Ernest Jumin (1879-1938), président du Syndicat de la charcuterie de Paris et de la Confédération nationale
de la Charcuterie française, est membre de la Chambre de commerce de Paris de 1929 à 1938. En 1928, il est
un des vices-présidents du Comité de l’alimentation de Paris, tout comme Martin, président du Syndicat de la
boucherie.
3034
Ernest JUMIN, Rapport sur une coopérative de boucherie dans la région parisienne, Procès-verbal des
séances de l’assemblée générale, 6 avril 1932. Archives de la CCIP, 2 Mi 122.
3035
Bernard-Etienne CAMBAZARD, op. cit., p 237.
595
commercial pour combattre les prix excessifs
de denrées de première nécessité3036 ». Pour
Chéron, la boucherie municipale est un organe régulateur des prix et l’office de ravitaillement
est une institution d’assistance. En décembre 1932, le sénateur Raynaldi est nommé
rapporteur de la proposition Chéron. Le rapport se montre assez hésitant : « si, pendant deux
années consécutives le bilan fait apparaître une perte supérieure au quart du capital de premier
établissement, le préfet pourra retirer l’autorisation d’exploiter 3037 ». Dans ces conditions, la
publication des résultats de la boucherie municipale de Lisieux est au centre de toutes les
attentions car il peut en dépendre l’avenir de la proposition Chéron.
Selon les sources, le bilan de la boucherie municipale de Lisieux, ouverte le 1er
décembre 1932, est très variable. Les bouchers accusent le ministre d’avoir utilisé des chiffres
faux devant le Sénat en avril 1933. Cambazard est assez critique sur la boucherie municipale
mise en place par Chéron. Ouverte « avec l’appui d’une forte publicité destinée à éveiller la
curiosité du public », accompagnée « d’une campagne de presse très dure contre la boucherie
locale », la régie municipale « eut sans mal dès ses débuts la faveur du public. La population
du canton s’y précipita. Les prix de vente, de 25% inférieurs au prix courant furent
communiqués partout. Toute la presse française les publia à son tour. Huit jours plus tard la
boucherie municipale de Lisieux avait dû remonter ses prix. Sur certains articles la hausse
atteignait 3 francs. A l’heure actuelle [printemps 1933], les tarifs pratiqués restent mystérieux.
La presse n’en parle plus, mais ces prix sont ceux du barème, car la viande était taxée à
Lisieux3038. La boucherie municipale ne vend donc pas moins cher que le commerce local.
Aussi, la clientèle est-elle retournée rapidement chez ses anciens fournisseurs. Les herbagers,
manquant d’enthousiasme, ne prétendent plus sacrifier leur bétail au profit de la cause.
L’établissement continue pourtant à fonctionner. Il approvisionne les services contrôlés par la
ville, l’hôpital, le bureau de bienfaisance, les cantines scolaires qui lui sont adjugés d’autorité,
sans adjudication, ce qui est une atteinte à la liberté du commerce inscrite dans la loi de mars
1791. Il fournit également les porteurs de bons de chômage. L’établissement est dirigé par un
gérant appointé. Les employés sont au nombre de quatre : les achats sont faits par un
herbager, délégué. Un conseil d’administration surveille l’affaire. Le fonds de roulement a été
fourni par le budget municipal. Il est théoriquement productif d’intérêts 3039 ».
En décembre 1934, le préfet du Tarn envoie une demande de renseignements au préfet
du Calvados sur la boucherie municipale de Lisieux car, lors de négociations sur le barème de
la viande, il veut pouvoir opposer des chiffres fiables au président du Syndicat de la
Boucherie du Tarn qui affirme que la régie d’Henry Chéron connaît des résultats
d’exploitation désastreux. Ainsi, en janvier 1935, le maire de Lisieux envoie au préfet du
Calvados une note sur la situation financière de la boucherie municipale. On y apprend que le
fonds de commerce a été acheté le 28 novembre 1932 et que la commune a voté un crédit de
45 000 F pour constituer le fonds de roulement du magasin. « Le Conseil d’exploitation de la
boucherie a pris à sa charge ce crédit et s’est engagé à le rembourser dans un délai de quatre
années, moyennant un intérêt au profit de la Ville, au taux de l’escompte pratiqué par la
Banque de France. Prévoyant un débit hebdomadaire de 4 à 5 bœufs d’un poids vif moyen de
650 à 700 kg ; de 5 à 6 veaux de 110 kg et de 8 à 10 moutons de 40 kg, le directeur de la
3036
Ibid., p 231.
3037
Ibid., p 232.
3038
A partir du 1er décembre 1932, date d’ouverture de la boucherie municipale, la taxe sur la viande est
suspendue à Lisieux.
3039
Bernard-Etienne CAMBAZARD, op. cit., pp 234-235.
596
boucherie a, pour débiter ces animaux,
engagé quatre personnes3040 ». Les animaux
sont achetés chez les éleveurs de la région pendant 6 à 7 mois, et sur les marchés de Lisieux
pendant le reste de l’année. Après avoir indiqué le détail des frais d’exploitation par un bœuf,
un veau et un mouton, Chéron note que le bénéfice net a été de 56 781 F en 1933 et qu’il sera
de 45 000 à 50.000 F en 1934, « malgré la diminution des prix de vente ». Grâce à ces
bénéfices, la régie a pu acheter un frigidaire (21 000 F), verser la valeur du fonds de
commerce (18.500 F) et rembourser à la ville la totalité des 45 000 F dus3041.
Dans un document de 1935, Henry Chéron présente les comptes d’exploitation de la
boucherie municipale de Lisieux pour 1933 et 1934 et note que les bouchers se sont
finalement habitués à la régie, qui supporte les mêmes frais que leurs commerces. Selon lui,
les bouchers lexoviens « préfèrent de beaucoup le système régulateur de notre boucherie à la
taxe ». Le budget de 1934 se décompose ainsi3042 :
Recettes brutes :
Dépenses :
Bénéfice brut :
Profits divers, sous-locations :
Sous-total :
Charges ordinaires et extraordinaires :
Bénéfice net avant amortissement :
Amortissements commerciaux :
Bénéfice net :
935 849 F
704 218 F
231 631 F
2 250 F
233 881 F
187 352 F
46 528 F
4 068 F
42 459 F
Pourtant, le journal maurrassien Candide publie le 28 mars 1935 un article, « Le
Mystère des côtelettes », dans lequel est évoqué « l’échec retentissant de la boucherie
municipale de Lisieux, créée et patronnée par Henry Chéron et dont la déconfiture fut due aux
campagnes de diffamation et à l’inimitié des bouchers et marchands de bestiaux ». Le 8 avril,
le maire écrit au gérant de l’hebdomadaire pour demander l’insertion d’un rectificatif. Chéron
note que la régie « fonctionne dans les conditions les plus satisfaisantes ». La boucherie « a
amorti le fonds de commerce qu’elle avait acheté et les dépenses de premier établissement.
Elle a remboursé à la ville les avances de trésorerie qui lui avaient été consenties. Elle
fonctionne à la satisfaction de tous3043 ».
La boucherie municipale de Lisieux a survécu à son fondateur, Henry Chéron, mort en
1936, car elle fonctionne toujours en 1939. Le Journal lui consacre un article en mars 1939,
rendant hommage au sérieux et à la modestie de l’entreprise : « le but envisagé n’était
nullement de monopoliser le commerce, ni de créer des ressources à la ville. Conçue sous la
forme coopérative, constituée principalement par des fonctionnaires, s’interdisant ainsi tout
bénéfice, la boucherie municipale devait être avant tout un « témoin », et, à l’occasion
seulement, en concurrence. On voulait la conversion du pécheur, si pécheur il y avait ; non sa
mort ». Le procédé, simple et applicable partout, a « stabilisé les prix, supprimant toute
3040
Les 4 employés sont un boucher gérant (et sa femme caissière), un premier commis d’étal, un deuxième
commis d’abattoir et un troisième petit commis pour porter les commandes et aider à l’étal.
3041
Lettre d’Henry Chéron au préfet du Calvados, 3 janvier 1935.
3042
Je remercie Jean Bergeret, conservateur en chef du Musée d’art et d’histoire de Lisieux, pour m’avoir
communiqué le dossier sur la boucherie municipale réalisé lors de l’exposition La crise de 1929 à Lisieux,
présentée en 1982.
3043
Lettre d’Henry Chéron au rédacteur du journal Candide, 8 avril 1935.
597
concurrence à la hausse ou à la baisse, ce qui
était plus facile ici qu’ailleurs, avouons-le,
car, à Lisieux, on ne vend pour ainsi dire que de la première qualité, et les ménagères ne s’en
laissent pas conter3044 ».
A travers cet exemple local, il apparaît qu’une boucherie municipale peut tout à fait
être viable économiquement et durer, à condition que l’objectif de départ soit modeste et
raisonnable. Dans le cas lexovien, Chéron annonce clairement qu’il ne s’agit pas de mener les
bouchers de la ville à la ruine mais simplement d’obtenir une modération des cours de la
viande par le système du magasin-témoin, dont les prix servent « naturellement » d’étalon
pour le secteur privé. Le système joue avec la concurrence pour obtenir une baisse des prix.
Les libéraux tiennent que l’intervention des autorités publiques est inutile car le
fonctionnement libre du capitalisme permet d’atteindre exactement le même résultat, tout en
faisant une économie de dépenses. Cambazard est très clair sur ce point : « La boucherie
municipale a fait baisser le prix de la viande, c’est un fait certain. Mais cette baisse a été
identique là où ces sortes de boucheries n’existent pas 3045 ». Une telle affirmation demanderait
à être vérifiée. Dans tous les cas, les consommateurs ne se sont jamais plaints de l’ouverture
d’une boucherie municipale, alors que les plaintes contre la cherté de la viande sont
récurrentes depuis le XIXe siècle.
c) La résistance face à la viande frigorifiée
Le problème de la bonne conservation des viandes a toujours été crucial pour les
bouchers, pour limiter le gaspillage de la marchandise, en été notamment. J’ai très peu
d’informations sur les différents systèmes de glacières qui se sont succédés au XIX e siècle3046.
En octobre 1898, le Syndicat général de la Boucherie Française émet un vœu en faveur de la
recherche de meilleurs procédés de conservation des viandes face à la chaleur3047. Il faut dire
que la chaleur est la principale cause de viandes avariées avant la généralisation des glacières
3044
Jean ENGELHARD, « Loyauté de l’aloyau, ou l’exemple de Lisieux », Le Journal, 11 mars 1939.
3045
Bernard-Etienne CAMBAZARD, op. cit., p 235.
3046
En 1888, la Grande Encyclopédie résume les conditions de conservation de l’époque, variables selon les
saisons et les espèces. « La conservation de la viande à l’état frais est une des plus grandes difficultés du
commerce de la boucherie, car, malgré les plus grands soins, elle ne peut pas dépasser certaines limites. En été,
le bœuf, la vache et le taureau peuvent se conserver très sains pendant 48 heures ; le veau et le mouton ne
doivent l’être que pendant 36 heures, surtout quand la chaleur est forte. En hiver, au contraire, toutes ces
viandes se gardent, sans aucun inconvénient, pendant quatre jours et même plus, si le temps est bien sec. Au
printemps et en automne, trois jours sont le terme moyen de conservation pour le bœuf, la vache et le taureau,
et 54 heures pour le veau et le mouton. Dans les temps orageux, toutes ces viandes sont susceptibles de tourner
en 12 heures, quelque fois même plus tôt. La fermentation putride des viandes fraîches est facile à reconnaître ;
elle s’annonce par une odeur caractéristique accompagnée d’une coloration violacée ou noirâtre ; en outre,
diverses mouches, les unes ovipares, les autres vivipares, y viennent déposer des œufs ou des larves. Le
procédé d’abatage employé par les Juifs permet de conserver plus longtemps la viande fraîche, parce qu’il a
pour effet de dégager plus complètement les vaisseaux. La viande provenant d’animaux mal saignés est moins
aisée à conserver que celle qui se trouve dans le cas contraire ». L. KNAB, « Boucherie », La Grande
Encyclopédie, Lamirault, 1888, tome VII, p 550. On peut mesurer l’évolution des connaissances sur la
conservation des viandes par le froid en comparant l’article de 1888 avec le discours tenu par Alfred Picard en
1906 et par Claude Prudhomme en 1927. Alfred Maurice PICARD, Bilan d’un siècle (1901-1900 ), Imprimerie
nationale, 1906, tome III, p 382. Claude PRUDHOMME, La question des halles et le problème actuel du
ravitaillement de Paris, Thèse de doctorat de Droit, Paris, 1927, p 147.
3047
Journal de la Boucherie de Paris, 23 octobre 1898.
598
puis des frigorifiques. Il est donc normal que les bouchers promeuvent les nouvelles
techniques de conservation de la viande. Pourquoi évoquer alors une « résistance » des
bouchers face à la viande frigorifiée ?
Si la première « machine à fabriquer de la glace » a été mise au point en 1851 par un
américain, John Gorrie, le Français Ferdinand Carré (1824-1900) est souvent présenté comme
le pionnier de l’emploi du froid industriel. Il créa de 1857 à 1863 les principaux types de
machines frigorifiques et imagina notamment « la première machine à produire le froid par la
vaporisation de l’éther ». En 1864, il fait breveter « son premier appareil à compression, fondé
sur l’emploi du gaz ammoniac anhydre 3048 ». Si la production de glace a été la première
application du froid artificiel, le refroidissement des locaux est sans doute celle qui intéresse
le plus les industries alimentaires (brasserie, chocolaterie, conservation des denrées). La
maison Mignon et Rouart a mis au point dès 1875 un procédé de « refroidissement direct »
pratique et efficace (sans givre), qui est utilisé pour les chambres froides des boucheries. « Le
refroidissement des locaux s’applique en particulier à la conservation des denrées alimentaires
et principalement des viandes par le froid, qui a pris tant d’extension en Amérique, en
Australie, en Angleterre, en Allemagne. Ce mode de conservation, généralement très
supérieur à la salaison, au boucanage, à la dessiccation, à l’enrobage, à l’injection de liquides
préservatifs, à l’emploi du vide ou d’atmosphères artificielles, à l’immersion dans des
mixtures, laisse autant que possible aux viandes l’aspect, la qualité et la valeur commerciale
qu’elles possèdent aussitôt après l’abatage 3049 ». Dans le Journal de la Boucherie de Paris, on
trouve plusieurs publicités pour divers produits de conservation de la viande, tel l’Oden,
liquide de conservation produit par I. Lynell à Vincennes, ou le Mu-Tzi, mixture indienne,
« conservateur par excellence des viandes3050 ».
Les premières expériences de transport maritime frigorifique ont été menées par
Eastmann en 1873 (entre New York et Londres) et par Charles Tellier en 1876 (entre la
France et l’Argentine). Le Frigorifique avait été aménagé en 1876 « pour le transport dans les
ports côtiers de France et même à Paris des moutons de provenance américaine. Chaque
carcasse d’animal était suspendue dans des chambres parcourues par un courant d’air froid, ce
qui nécessitait un espace considérable, et, par suite, un tonnage exagéré par rapport au poids
de viande transportée ; l’entreprise échoua. En 1878, l’essai fut repris par un industriel de
Marseille, Julien Carré, qui installa à bord du Paraguay des appareils frigorifiques et
aménagea le bâtiment pour le transport des viandes de bœuf et de mouton provenant du
Paraguay et de la Plata3051 ». Dès mars 1878, des bouchers parisiens se plaignent des viandes
américaines, qui seraient « nuisibles à la santé3052 ». Cet argument ne tient pas longtemps3053.
Les diverses communications scientifiques publiées dans les années 1880 et 1890 soulignent
3048
Alfred Maurice PICARD, op. cit., pp 373-379.
3049
Ibid., p 382. On trouve l’historique et la description précise des divers procédés de conservation de la viande
sous la plume du même Alfred PICARD, op. cit., pp 386-389. On peut comparer la description de Picard en
1906 avec l’état des techniques connues en 1891, répertoriées par Charles GIRARD, « Conserves
alimentaires », La Grande Encyclopédie, Lamirault, vers 1891, tome XII, pp 542-544.
3050
Journal de la Boucherie de Paris, 24 juillet 1892.
3051
Charles GIRARD, « Frigorifique », La Grande Encyclopédie, Lamirault, vers 1895, tome XVIII, p 175.
3052
Archives de la Préfecture de police de Paris, BA 1409.
3053
Quand le frigorifique Fixary est présenté à l’Exposition Universelle de Paris en 1900, l’ancien président de la
Boucherie, Lioré, émet des observationq positives. A. CARREAU, « De l’industrie frigorifique dans les
abattoirs : nécessité de leur création », Journal de la Boucherie de Paris, 11 février 1906.
599
au contraire les avantages sanitaires de la congélation, technique de conservation bien
supérieure aux traditionnelles glacières3054. « Suivant le Dr Lacadie, la viande conservée dans
une glacière, c’est-à-dire dans une chambre sans renouvellement d’air, entourée de murs à
doubles parois, garnis de substances isolatrices, et renfermant un bac à glace, s’altère assez
promptement et prend un goût fade et peu agréable. Au contraire, la viande gelée, conservée
dans un courant d’air froid, gardait ses qualités même après un séjour de plus de trois mois
dans l’appareil frigorifique 3055 ». Certes, il y a des précautions à prendre au moment de la
congélation et de la décongélation3056.
En 1914, Marcel Baudier présente la réfrigération (chilled meat) comme le procédé le
plus adapté aux bouchers détaillants, la congélation (frozen meat) étant surtout commode pour
les longs transports et les glacières présentant de sérieuses limites. La glacière retarde la
décomposition des substances animales mais « ce processus, outre qu’il n’est pratique que
pour de petites quantités de viande et pour un temps très court, a le gros inconvénient de
placer la viande dans une atmosphère humide, ce qui amène une décomposition rapide à la
sortie de la glacière. D’autre part, l’air se renouvelant peu dans les glacières, la viande devient
molle, poisseuse et prend vite un goût très accentué de relent. Si l’on se sert de glacières
primitives dans lesquelles la viande n’est pas suffisamment séparée de la glace, dans le cas où
celle ci a été fabriquée avec des eaux contaminées, ou si elle provient d’étangs dont les eaux
sont polluées, la viande peut provoquer des intoxications très graves3057 ».
La France est beaucoup plus lente que ses voisins européens pour la construction
d’entrepôts et de transports frigorifiques. Pour les fruits et légumes, le premier frigorifique fut
installé en 1880 par la maison Omer-Decugis, rue Pierre Lescot. « Accusée de ne plus vendre
de produits frais mais de la resserre, la célèbre famille fut obligée, pour retrouver son crédit
auprès de sa clientèle, de détruire le frigo sur la place publique3058 ». En 1888, L. Knab
indique que « quelques villes, Genève entre autres, ont installé des appareils frigorifiques pour
la conservation des viandes. La ville de Paris semble vouloir suivre cette voie3059 ». En 1896,
le ministère de la Guerre installe un frigorifique aux abattoirs de la Villette « pour servir au
camp retranché en cas de guerre » : cette installation est destinée aux garnisons militaires et
non aux chevillards3060. Vers 1895, Charles Girard note que « depuis quelques années, on a
3054
Charles Girard cite notamment les travaux de Pouchet (publiés dans la Revue scientifique) et de MM. Bouley
et Vilain (en 1878).
3055
Charles GIRARD, op. cit., p 176.
3056
Pour plus de détails sur les connaissances de l’époque, nous renvoyons à V. ROQUES, « L'industrie et le
commerce de la viande à Paris », Moniteur de l'alimentation
, n°35, février 1890. BNF, Jo 30134.
3057
Marcel BAUDIER, Le commerce du bétail et de la viande en France, Thèse de Droit, Paris, 1914, p 278.
3058
Guy CHELMA, Les ventres de Paris, Glénat, 1994 , p 213.
3059
L. KNAB, « Boucherie », La Grande Encyclopédie, Lamirault, 1888, tome VII, p 550.
3060
Sur la question des frigorifiques, Elisabeth Philipp note : « Ce fut en 1890 que la question d’un frigorifique
pour Paris était posée. Il fut créé en 1896 aux abattoirs de la Villette, financé par la Ville et le Ministère de la
Guerre et pour servir au camp retranché en cas de guerre. Ce ministère y entreposa des viandes de boucherie et
organisa un service pour les troupes de garnison de façon à renouveler la provision de viande frigorifiée. Mais
ce système fut abandonné. Le ministère de la Guerre pas plus que les bouchers n’en étaient convaincus. Le
frigorifique fut loué à une société industrielle qui s’en servait pour fabriquer de la glace et conserver fruits et
fromages. Les bouchers en gros craignirent la concurrence et firent interdire la conservation de la viande. Mais
avec l’épreuve de 1939-1945, les résistances ne tinrent pas et la Ville leva l’interdiction d’entreposer des
viandes, d’autres frigorifiques avaient heureusement été installés dans Paris ». Elisabeth PHILIPP,
600
construit en France, non seulement dans les
ports, mais encore dans les grandes places de
guerre, des entrepôts frigorifiques où l’on peut emmagasiner la viande de boucherie
nécessaire à l’alimentation de la population civile et militaire pendant la durée d’une
campagne. En Angleterre, il existe à Liverpool un entrepôt pouvant contenir 30.000 moutons ;
celui de Londres peut en contenir 35 000. En France, nous possédons au Havre des chambres
frigorifiques pour 25 000 moutons ; celles de Dunkerque peuvent en recevoir 5 000. Paris en
possédait un entrepôt pour 1000 moutons, mais on vient d’en aménager un autre à Pantin qui
en renferme 15 000. L’administration de la guerre possède également plusieurs établissements
similaires dont la capacité n’a pas été publiée 3061 ».
Dans les années 1890, seule la Compagnie Sansinea importe en France des viandes
congelées d’origine américaine 3062. Cette société « possède des abattoirs dans la République
Argentine, à Caracas, et débite à Paris une moyenne annuelle de 37 000 moutons au prix
moyen de 1,20 F le kg. L’importation des viandes américaines ne suffit naturellement pas à
combler le déficit de la production nationale. Sur une importation de 17 659 719 kg de
viandes abattues, la République Argentine ne figure que pour 747 650 kg (1889) ; le reste
provient de Belgique, 2 713 750 kg ; d’Allemagne, 8 025 349 kg ; de Suisse, 1 516 001 kg et
d’autres pays (Algérie, Autriche,etc.), 4 652 969 kg. Toutes ces viandes sont transportées en
wagons-glacières, mais ne subissent pas une véritable congélation comme celles qui
supportent un voyage de plusieurs semaines3063 ».
Alors que la plupart des pays industrialisés développent rapidement les installations
frigorifiques (entrepôts et transports), la France accuse un retard certain, souligné en 1906 par
Alfred Picard3064. Ainsi, il faut attendre la Belle Epoque (vers 1905-1910) pour que les Halles
centrales de Paris soient équipées d’un frigorifique, dans le sous-sol du pavillon n°3 (qui
abrite la vente du détail de la boucherie, charcuterie et triperie)3065. J’ignore de quand date
l’installation du premier frigorifique chez un boucher détaillant. Selon Gisèle Escourrou, les
premières glacières sont installées dans les boucheries parisiennes avant 1914. « Leur
généralisation date des années 1920 », rendant plus onéreuse l’installation d’une
Approvisionnement de Paris en viande ; entre marchés, abattoirs et entrepôts (1800-1970), Thèse de Doctorat,
Conservatoire National des Arts et Métiers, 2004, p 313.
3061
Charles GIRARD, « Frigorifique », La Grande Encyclopédie, Lamirault, vers 1895, tome XVIII, p 175.
3062
En 1893, l’Office du Travail indique que « les maisons d’importation de viandes américaines, Sansinena et
autres (approvisionneurs) » pratiquent le commerce en gros de la viande à Paris. Cela laisse penser que
Sansinena n’est pas la seule entreprise privée à importer des viandes congelées américaines. Office du Travail,
La petite industrie (salaires et durée du travail), tome 1 : l’alimentation à Paris , Imprimerie nationale, 1893,
p 215.
3063
Charles GIRARD, « Frigorifique », La Grande Encyclopédie, Lamirault, c 1895, tome XVIII, pp 175-176.
3064
« Tandis que nous restions ainsi dans le statu quo, le commerce des viandes frigorifiées se développait en
Angleterre. Les avantages qu’en retiraient les classes pauvres et la réussite de nouveaux essais poursuivis en
France par MM. Mignon et Rouart attirèrent l’attention sur le procédé de la congélation. Des entrepôts
frigorifiques s’élevèrent en grand nombre dans les centres de population de l’Angleterre, de l’Allemagne, de la
Belgique, de l’Amérique, et en moindre proportion chez nous. Aux Etats-Unis, la moindre ville possède un
entrepôt frigorifique. Chicago a des installations gigantesques. Dans la République Argentine et la NouvelleZélande, où se préparent des viandes destinées à l’exportation, certaines usines congèlent de 1000 à 1600
moutons par jour ». Alfred Maurice PICARD, op. cit., p 383.
3065
En 1904, plusieurs conseillers municipaux de Paris sont allés en voyage en Allemagne, en Autriche et au
Danemark pour y observer le fonctionnement de leur système sanitaire. La nécessité d’installer des chambres
froides aux Halles s’impose alors.
601
boucherie3066. Mais n’y a-t-il pas confusion
entre glacière et frigorifique ? Ce point reste
très nébuleux et demanderait à être éclairci. J’estime que les boucheries de détail parisiennes
ont du s’équiper en glacières « efficaces » dans le dernier tiers du XIXe siècle, et que les
frigorifiques vont essentiellement se généraliser après 1945. Une chronologie plus fine
pourrait être esquissée, avec l’évolution des glacières (disparition progressive du contact entre
la glace et la viande) et le décalage entre Paris et la province (notamment pour l’installation
des armoires frigorifiques). Mais nous manquons cruellement de données fiables et précises.
En 1914, Marcel Baudier estime que, « convenablement préparées et dans de bonnes
conditions d’asepsie », les viandes réfrigérées « se conservent facilement un mois et lorsqu’on
les extrait des chambres froides, si on a soin de parer les coupes musculaires et d’enlever les
aponévroses et graisses de revêtement, elles ont tout à fait l’apparence, l’odeur et le goût des
viandes fraîches3067 ». Ce point de vue a été assez rapidement partagé par les bouchers
détaillants. En 1908, des résistances à la viande réfrigérée existent encore en province, mais
elles semblent avoir largement disparues à Paris à la veille du premier conflit mondial3068.
L’hostilité initiale « n’a pas résisté à l’expérience et le s bouchers se montrent très satisfaits
des résultats » des frigorifiques3069. Je souligne tout de même que les publicités concernant les
« frigorifiques » – souvent par abus de langage car le terme désigne aussi les glacières – sont
assez nombreuses dans le Journal de la Boucherie de Paris entre 1900 et 1914. Ainsi, en
1902, j’ai relevé les publicités suivantes :
•
Compagnie parisienne de Glace transparente Evans & Sandras (21 rue Guillou), fondée en
1888, qui fournit de la glace alimentaire par blocs de 300 kg.
•
Compagnie générale parisienne d’entreposage frigorifique des Halles centrales (Bourse du
Commerce, rue de Viarmes) : location de chambres froides pour conservation d’aliments,
au mois, à la semaine, à la journée.
•
Glacières rationnelles à triple circulation d’air sec de G-F Mondon (Bordeaux), qui
coûtent entre 200 et 800 F et comptent plus de 1000 glacières en fonction à Paris et dans
les villes de province.
•
Réfrigérateur Goodell, système américain breveté SGDG de glacières avec rotation
continuelle d’air froid sans aucune humidité, par Smart fils constructeur (20 rue de la
Terrasse, Paris).
•
Glacières américaines (système Wilkinston de New-York) : concessionnaire pour la
France J. Bustin, constructeur à Ermont (Seine et Oise) et boutique de vente à Paris (5
boulevard de la Chapelle).
•
Maison Williams (1 rue Caumartin, Paris) qui vend des buffets-glacières, propose des
glacières en location et la transformation de glacières « à notre nouveau système »
3066
Gisèle ESCOURROU, La localisation des boucheries de détail à Paris, Thèse de 3e cycle de Géographie,
Paris-Sorbonne, 1967, p 72.
3067
Marcel BAUDIER, op. cit., p 281.
3068
A Dijon, le président du Syndicat de la Boucherie avait, en matière de protestation, affiché dans sa boutique
en grosses lettres l’avis suivant à l’adresse du public : « Ici, on ne vend pas de viandes provenant du
frigorifique ». CARREAU, « Avantages des frigorifiques », Revue pratique des abattoirs, juin et juillet 1908.
3069
Marcel BAUDIER, op. cit., p 282.
602
(premier
prix
aux
vapeur à Levallois-Perret.
Expositions
universelles de 1878 et de 1889). Usine à
En 1906, de nouvelles sociétés viennent s’ajouter aux précédentes, comme la SA Dyle
& Bacalan (15 avenue Matignon) qui installe des chambres froides, la Société Anonyme des
glacières de Paris (39 quai de Grenelle) ou les établissements Eugène Clar (70 rue St-Lazare)
qui installent des frigorifiques et des chambres froides « avec ou sans machines3070 ». Il faut
noter que le développement des chambres froides (glacières puis frigorifiques) a sans doute eu
des conséquences sur les horaires de travail des livreurs de viande et des bouchers. A la fin du
XIXe siècle, les bouchers en gros avaient coutume de livrer gratuitement aux détaillants la
viande restée dans les échaudoirs, après la fermeture des abattoirs. Mais ces livraisons
s’effectuant la nuit et obligeant le boucher à veiller, de nombreux détaillants prennent
l’habitude d’enlever eux-mêmes leur viande à l’abattoir, l’après-midi. La plupart des bouchers
emmènent la viande à leurs frais, d’autres font appel aux « piéçards », qui prennent livraison à
l’abattoir et font des profits rapides. Vers 1900, presque tous les bouchers prennent
livraison3071. « Les bouchers de gros cessèrent leur livraison et des entreprises de meneurs de
viande furent créées ; à partir de 1903, toute livraison gratuite avait disparu. Cette mesure se
fit surtout sentir lorsque les achats de viande, au lieu d’être quotidiens et de ce fait peu
importants et facilement transportables, se firent deux à trois jours par semaine au maximum
et la plupart des petits bouchers ne pouvant plus emporter eux-mêmes une trop grosse quantité
de viande se la firent livrer3072 ». Cela suppose que toutes les boutiques de détail possédaient
déjà une armoire froide, alimentée par de la glace.
En 1914, la communauté scientifique est encore partagée sur les qualités gustatives de
la viande congelée. « MM. Galtier et Moreau, le docteur Pagès prétendent que, bien qu’alibile
et savoureuse, elle est moins bonne que la viande fraîche3073 ». Au contraire, le professeur
Armand Gautier considère que la viande frigorifiée est généralement plus riche en principes
nutritifs et un peu moins gélatineuse que la viande fraîche3074. En août 1912, Charles Grollet
est encore très réservé dans le Journal de la Boucherie de Paris : les viandes décongelées
deviennent « dures, brunâtres à la surface, d’un aspect peu engageant pour le consommateur
difficile qu’est le Français ». La putréfaction serait beaucoup plus rapide dès que la viande
congelée est placée à une température normale. Malgré toutes les précautions à prendre
pendant la décongélation, « les inconvénients inhérents à la congélation, s’ils peuvent être
atténués, ne peuvent disparaître et le procédé de la réfrigération – sans congélation – lui est de
beaucoup supérieur3075 ». Cette prévention des bouchers contre la congélation semble
disparaître après 1918 car Claude Prudhomme note, en 1927, que « les bouchers parisiens
traduisent cette propriété avantageuse des viandes frigorifiées en disant qu’elles ne verdissent
jamais », évoquant le rôle « aseptique » de la congélation3076. « Les viandes, au sortir des
3070
Publicités parues dans le Journal de la Boucherie de Paris en 1906.
3071
Camille PAQUETTE, Histoire de la boucherie, Paris, Imprimerie du Réveil économique, 1930, p 134.
3072
Gisèle ESCOURROU, op. cit., p 71.
3073
Marcel BAUDIER, op. cit., p 279.
3074
L’Industrie frigorifique , mars 1908.
3075
Journal de la Boucherie de Paris, 11 août 1912.
3076
Claude Prudhomme identifie un triple avantage à la conservation par le froid : l’asepsie (contre la
putréfaction), la stabilisation des fermentations en cours de développement (contre les bactéries, moisissures et
levures) et l’antisepsie (contre la plupart des parasites : ténia, trichine, prorospermies intrafibrillaires, etc.).
603
chambres froides, peuvent être souillées en
surface, subir même une putréfaction
superficielle, mais elles bénéficient d’une immunité très longue contre la putréfaction
profonde3077 ».
La question des viandes frigorifiées prend une ampleur inédite à cause de la guerre
1914-18, pendant laquelle les autorités militaires ont largement fait appel aux viandes
congelées pour répondre à l’importante demande et à la baisse de l’offre 3078. « Pour la viande,
l’occupation réduisait le cheptel de 10%. L’intendance réquisitionna de nombreux animaux,
car les soldats mangeaient plus de viande que les civils. La consommation passa de 6 à 10
millions de quintaux par an. Il fallut donc importer des quantités croissantes de viandes
frigorifiées, salées, ou en conserves3079 ». Camille Paquette précise que la ration quotidienne
du soldat était de 400-500 grammes et que l’armée s’occupe d’importer des viandes dès août
19143080. Etant boucher, il omet de signaler l’opposition de ses confrères aux premières
importations massives de viandes frigorifiées venant d’Amérique latine, d’Australie et de
Nouvelle-Zélande. Georges Renard comble cette lacune : « on débuta dans l’armée ; puis on
songea à l’acclimater dans la population civile. On sait comment le frigo (ainsi la baptisa le
langage populaire) qui revenait par kilo à 25 ou 30 centimes de moins que la viande fraîche,
rencontra par cela même l’opposition des bouchers détaillants et des éleveurs qui redoutaient
la concurrence. L’Etat hésita. La Ville de Paris tenta l’expérience, d’abord en plein été, dans
les conditions les plus mauvaises ; ce premier essai fut un échec ; mais quelques mois plus
tard, en décembre 1915, avec l’aide de l’Union des Coopératives, elle réussissait à attirer et à
satisfaire les clients ; la hausse de la viande était ainsi ralentie3081 ».
Dans une thèse de droit de 1927, Claude Prudhomme souligne l’importance des
viandes frigorifiées pendant le premier conflit mondial. « Au cours de la guerre, le rôle joué
par les viandes conservées par le froid dans le ravitaillement des armées et de la population
civile a été très considérable. Les importations de viande frigorifiée qui étaient, en 1913, de
20 299 quintaux, atteignirent, pour les sept derniers mois de 1914, le chiffre de 164 641
quintaux ; elles ne firent qu’augmenter jusqu’à la fin de la guerre. Remarquons, en passant,
que ce n’est pas l’un des moindres mérites des coopératives de consommation que d’avoir
contribué, dès le commencement des hostilités, à répandre dans le public français l’usage des
3077
Claude PRUDHOMME, op. cit., p 148.
3078
J’ai choisi de traiter la viande frigorifiée mais il faudrait également évoquer le développement de la
consommation de la viande en conserves, importée d’Amérique, par l’armée pendant la guerre puis sa
vulgarisation chez les civils ensuite. Je renvoie pour cela à Martin BRUEGEL, « Un sacrifice de plus à
demander au soldat : l’armée et l’introduction de la boîte de conserve dans l’alimentation française (18721920) », Revue Historique, tome 294, n°596, octobre 1995, pp 279-284.
3079
Jean-Baptiste DUROSELLE, La France et les Français (1914-1920), Richelieu, 1972, p 217.
3080
« Les importations de viande frigorifiée qui étaient, en 1913, de 20 299 quintaux, atteignirent, pour les sept
derniers mois de 1914, le chiffre de 164 641 quintaux ; elles ne firent qu’augmenter jusqu’à la fin de la
guerre ». Claude PRUDHOMME, La question des halles et le problème actuel du ravitaillement de Paris,
Thèse de doctorat de Droit, Paris, 1927, p 150.
3081
Georges RENARD, La vie chère, Gaston Doin, 1921, p 73. Pour plus de détails, je renvoie à Georges
RENARD, Les répercussions économiques de la guerre actuelle sur la France (1er août 1914-15 mai 1917),
Alcan, 1917, pp 358-361.
604
viandes frigorifiées3082 ». Nous ne revenons
pas sur ce dernier point, déjà évoqué au
moment du regain coopératif pendant la Grande Guerre.
Le commerce international de la viande frigorifiée explose pendant la guerre 1914-18.
Dans le monde, les quantités de viandes frigorifiées échangées passent de 6.090 tonnes en
1880 à 16 240 tonnes en 1887, 812 000 en 1914 et 1 146 650 en 1918. En 1918, les
principaux pays exportateurs de viande frigorifiée sont l’Amérique du Sud (700 350 tonnes) et
la Nouvelle-Zélande (100 485 tonnes), suivis par l’Australie (68.005), le Canada (46 690) et
les colonies françaises (22 330). A elle seule, la Grande-Bretagne importe 720 257 tonnes de
viande refrigérée en 19183083. La France étoffe sa flotte frigorifique pendant la guerre, passant
de 5 navires en 1914 (effectuant le trajet Le Havre-Angleterre avec 1 200 tonnes chacun) à 14
bateaux en 1920 (pour un tonnage total de 30 000 tonnes). Pour comparaison, la GrandeBretagne possède en 1920 une flotte frigorifique de 291 navires (capacité de 500 000 tonnes).
Quant aux entrepôts frigorifiques des ports français, leur capacité de stockage est passée de
10.600 tonnes en 1915 à 70 000 tonnes en 1920 (10 000 au Havre, 6 800 à Marseille, 5.600 à
St-Nazaire, 4 000 à Bordeaux, 4 000 à La Pallice, 3 000 à Boulogne, 2 500 à Dunkerque et à
Lorient)3084.
Elisabeth Philipp indique le rôle joué par le frigorifique installé aux abattoirs de
Vaugirard pendant la guerre 1914-18. « Construit en 1917, il fut agrandi en 1920 : 560 m² et
des chambres froides de 400 m². Le tout permettait d’entreposer 250 tonnes. Il eut un rôle de
premier plan pour les boucheries municipales, avait rendu de sérieux services à la population
parisienne pendant les hostilités et continuait d’avoir un rôle efficace. Mais sur Paris, le plus
important des frigorifiques se trouvait aux halles centrales avec 3810 m² pouvant contenir 596
tonnes de viandes3085 ».
Dans l’Histoire de la France rurale , G. Duby et A. Wallon notent : « Avant la guerre,
et malgré les efforts de l’Association pour le froid industriel, la France ne dispose d’aucune
industrie frigorifique. Elle est fermée à l’importation de viande congelée. Sur le plan mondial,
ce commerce est pratiquement un monopole britannique puisque l’Angleterre achète 700 000
des 800 000 tonnes vendues chaque année. Devant l’incapacité de couvrir les besoins
militaires avec les ressources nationales, le gouvernement a recours à celles de notre allié. Un
marché passé en 1915 nous assure la fourniture, pendant toute la durée de la guerre, de 20 000
tonnes de viande congelée par mois, soit le tiers de ce que peut transporter la flotte
frigorifique anglaise. Tout un système de transport et de stockage est mis en place et l’armée
ne tarde pas à couvrir 60% de ses besoins en viande avec du « frigo ». Au printemps 1918,
dernière période critique pour le ravitaillement en viande, le cheptel métropolitain ne
contribue plus que pour 20% à l’approvisionnement du front 3086 ».
Une fois la guerre finie – et même dans certains cas pendant le conflit, le
gouvernement rétrocède aux civils les viandes frigorifiées non consommées par les troupes.
« Dès 1915, certaines municipalités en reçoivent un tonnage réduit pour « familiariser le
3082
Claude PRUDHOMME, La question des halles et le problème actuel du ravitaillement de Paris, Thèse de
doctorat de Droit, Paris, 1927, p 150.
3083
P. BARATON, op. cit., p 4-13.
3084
Ibid., pp 155-156.
3085
Elisabeth PHILIPP, op. cit., p 314.
3086
G. DUBY et A. WALLON (dir.), Histoire de la France rurale, tome 4 : La fin de la France paysanne (de
1914 à nos jours), Seuil, 1976, p 46.
605
public avec ce nouveau mode d’alimentation
reconnu indispensable à la sauvegarde et à la
reconstitution de notre cheptel », mais aussi parce que « consentie à des prix très bas, ces
livraisons contribuent à lutter contre la vie chère3087 ». A Nantes et à Saint-Nazaire, les
municipalités confient dès 1916 aux coopératives de consommation le soin de distribuer de la
viande frigorifiée, les bouchers refusant de la commercialiser3088.
Après-guerre, quand les stocks militaires sont épuisés, plusieurs bouchers se
spécialisent dans l’importation de viande frigorifiée. Des producteurs sud-américains
installent des magasins de vente en gros près des Halles. Dans les quartiers bourgeois, des
boucheries ouvrent avec uniquement de la viande « frigo » et du veau frais. La consommation
de viande « frigo » reste forte jusqu’en 1926, surtout à Paris, en Alsace-Lorraine et dans les
régions occupées (Sarre). Entre 1920 et 1926, environ 80 à 100 000 tonnes de viande sont
importées chaque année en France. Avec la dépréciation du franc en juillet 1926, le cours de
la viande « frigo » devient supérieur à celui de la viande fraîche, donc la consommation
diminue de 50%, reprend pendant l’hiver 1926-27 et disparaît totalement pendant l’été 1927.
En 1928, la production française a retrouvé le niveau de 1913 : l’élevage national (y compris
les colonies d’Afrique du Nord) suffit à la consommation 3089.
L’ouvrage de Camille Paquette étant publié en 1930, il faut compléter ses propos avec
des sources complémentaires. Dans une thèse de sciences économiques de 1933, on trouve les
chiffres suivants pour les importations françaises de viande frigorifiée3090 :
Tableau 23 : Evolution des volumes de viande frigorifiée importée en France entre 1914
et 1932
Années
Tonnes
Années
Tonnes
1914
17 774
1928
18 886
1915
182 297
1929
24 955
1917
240 895
1930
51 642
1919
259 593
1931
66 463
1922
39 044
1932
35 122
Effectivement, les importations se trouvent considérablement réduites dans les années
1920, pour atteindre en 1928 le niveau de 1914, mais il n’en demeure pas moins que les
importations redémarrent à partir de 1928 et ont été freinées par l’établissement de
contingentements en septembre 1931. Quand Paquette note que les importations s’écroulent
après la dévaluation du franc de 1926 et que la production nationale de 1928 suffit à la
consommation française, il exagère car la France importe tout de même 18.886 tonnes de
viande en 1928, alors qu’elle n’en importait que 2 029 en 1913 !
3087
Ibid.
3088
Robert GAUTIER, Le mouvement coopératif de consommation dans l’Ouest (d épartements formant
aujourd'hui les régions Bretagne et Pays-de-Loire) : des origines au congrès de Fougères : (1925) : de la foi
associationniste au consumérisme : entre l'utopie et le réel : un projet de réforme sociale
, Thèse de Doctorat,
Rennes 2, 2003, p 556.
3089
Camille PAQUETTE, Histoire de la boucherie, Paris, Imprimerie du Réveil économique, 1930, p 145.
3090
Bernard-Etienne CAMBAZARD, op. cit., p 265.
606
Les bouchers détaillants se sont bien
adaptés à l’arrivée des viandes
congelées, se lançant eux-mêmes dans la commercialisation des viandes d’importation 3091.
Notons d’ailleurs une différence entre la France et l’Angleterre. « En Angleterre et dans
certaines villes de France on vend la viande congelée encore à l’état de congélation : elle est
alors débitée à la scie. Dans les grandes villes la plupart des bouchers préfèrent vendre la
viande décongelée et parée, mais le plus souvent la décongélation n’est pas complète, cette
demi-décongélation permet d’avoir une viande qui se tient mieux 3092 ». Au nom de la lutte
contre la vie chère, les bouchers français s’opposent aux lois de contingentement mises en
place en septembre 1931 (pour le bœuf) et en novembre 1931 (pour le mouton) par le
gouvernement Laval3093. Edmond Laskine, président du Comité technique de l’alimentation,
déclare en 1932 : « Si l’on veut s’orienter vers une politique de vie à bon marché, il faut
tourner le dos à tout un système de mesures qui a pour effet certain, mais aussi pour un but
manifeste, d’empêcher la baisse des prix. Il faut abaisser les barrières douanières et non en
réclamer constamment l’élévation 3094 ». Nous ne revenons pas sur les positions libreéchangistes du Syndicat de la Boucherie de Paris.
Cette banalisation de la viande congelée et réfrigérée pendant la première guerre
mondiale suppose que d’importants efforts soient consentis pour rattraper le retard de la
France dans l’installation des frigorifiques. Concernant les Halles centrales de Paris, Guy
Chemla note que « dans les boutiques du pourtour et dans les pavillons, les resserres furent
progressivement équipées de grands « frigos », notamment dans les secteurs de la marée, des
produits carnés et des produits laitiers et avicoles. Par contre, pendant toute la mise en place
des marchandises, la vente aux enchères et jusqu’à l’enlèvement par l’acheteur (et bien
souvent durant le transport jusqu’à l’arrivée dans l’entrepôt du grossiste intermédiaire ou la
boutique du détaillant), les produits restaient, été comme hiver, à l’air libre, quelles que soient
les conditions météorologiques3095 ! ».
Dans les années 1920, « des abattoirs industriels, organisés de façon moderne avec des
chambres froides, ont été créés dans certaines régions d’élevage, à Chasseneuil, près de
Poitiers ; à la Roche-sur-Yon ; à Pouzagues, en Vendée ; à Clamecy dans la Nièvre ; à
Cantarane, en Auvergne ; à Lacourtensourt, près de Toulouse, etc3096... ». En 1927, de
nombreuses villes françaises (notamment les ports) possèdent des entrepôts frigorifiques :
Bordeaux, La Rochelle, Lorient, Lyon, etc. Par ailleurs, la Compagnie ferroviaire ParisOrléans « a subventionné la construction par la Compagnie des transports frigorifiques, d’une
véritable gare frigorifique à Ivry-Port qui, par son importance et ses relations directes avec les
Halles, est particulièrement intéressante3097 ». La gare frigorifique de Paris-Ivry voit le jour en
3091
Nous renvoyons par exemple aux activités de la « Société coopérative de la Boucherie », société corporative
patronnée par le Syndicat de la Boucherie de Paris, qui importe des viandes frigorifiées d’Argentine dans les
années 1920. Un conflit éclate en 1921 entre la « Coopé » et la Morris Packing Company, commissionnaire de
la Frigorifico Artigas de Montevideo, au sujet de la livraison de 500 tonnes de viande congelée de bœuf. Le
conflit porte sur le non-respect des délais de livraison et sur la qualité de la viande livrée. Un compromis
commercial est signé entre les deux parties le 5 février 1925. Journal de la Boucherie de Paris, 8 avril 1928.
3092
L. LAURE, La viande frigorifiée, Alcan, 1927, p 36.
3093
Bernard-Etienne CAMBAZARD, op. cit., p 266.
3094
Journal du Commerce, 27 octobre 1932.
3095
Guy CHELMA, Les ventres de Paris, Glénat, 1994 , p 88.
3096
Claude PRUDHOMME, op. cit., p 154.
3097
Claude PRUDHOMME, op. cit., p 155.
607
1921 : elle est située au 91 quai de la Gare (Paris 13e),
Bibliothèque Nationale de France (quai de Tolbiac).
à proximité de l’actuelle
Si les bouchers détaillants s’adaptent assez bien à l’arrivée massive des viandes
frigorifiées, les chevillards de la Villette continuent à lutter contre le « trust de la viande
congelée ». Entre 1890 et 1914, de nombreux signes montraient la grande méfiance – pour ne
pas dire la ferme opposition – des chevillards face à toute installation de frigorifiques à la
Villette3098. Pourtant, des frigorifiques sont installés dans les abattoirs de Chambéry en 1902
et ceux de Dijon en 1903 (à la Villette, il faut attendre 1930 !). En 1906, le directeur des
abattoirs de Dijon, A. Carreau, signe un article où il souligne la nécessité d’installer des
frigorifiques dans les abattoirs français, le froid artificiel étant déjà utilisé depuis 20 ans en
Allemagne et en Suisse3099. Pour Marcel Baudier, « l’hostilité des négociants en bestiaux et
des bouchers, surtout des bouchers en gros, contre l’installation des frigorifiques [dans les
abattoirs], s’explique par des raisons de routine et aussi par la crainte que leur établissement
amène un changement complet dans le régime du commerce et, en particulier, la suppression
du commerce du bétail sur pied3100 ». En 1920, la corporation des chevillards parisiens est
« inquiète de la campagne menée par la presse en faveur de la viande frigorifiée. Un « trust »
venait de se former sous le nom de « Comité des viandes ». Il englobait un certain nombre
d’abattoirs industriels et une compagnie de chemin de fer. Des personnalités influentes en
faisaient partie3101 ». Néanmoins, le Syndicat de la boucherie en gros de Paris connaît des
dissensions car la position du président Joubin (1920-1924) n’est pas partagée par le
chevillard Cazès, futur président syndical (1925-1929). Je ne m’attarde pas davantage sur la
lutte des chevillards contre la viande frigorifiée, mais je signale simplement que leur âpre
résistance explique sans doute qu’il faille attendre 1930 pour qu’un frigorifique soit installé
aux abattoirs de la Villette3102 !
d) Les autres luttes des bouchers dans les années 1920
La guerre 1914-18 a été lourde de conséquences car elle a relancé avec force les
débats sur la viande frigorifiée, le prix de la viande (barème, taxe et hausse illicite) et les
interventions de l’Etat contre la vie chère (coopérative et boucherie municipale). Il nous reste
maintenant à présenter les autres revendications des bouchers dans les années 1920. Quand la
CNBF tient sa réunion annuelle en octobre 1922, voici quelles sont ses préoccupations :
3098
En 1899, le Syndicat de la boucherie en gros de Paris rejette le projet d’installation dans les abattoirs de la
Villette d’un appareil « électro-aseptogène, destiné à la conservation des viandes à l’air libre et à l’état frais »
(!). Les chevillards ont protesté énergiquement en 1900 quand « la Compagnie Française avait souhaité
installer à la Villette un atelier de réfrigération par l’ammoniaque » et le Syndicat de la Boucherie en gros de
Paris hésita longuement avant de « se décider à déléguer un membre du bureau au 1er Congrès international du
Froid qui s’était tenu à Paris en 1908 ». Pierre HADDAD, Les chevillards de la Villette : naissance, vie et mort
d’une corporation , Thèse de Doctorat, Paris X – Nanterre, 1995, p 152, 156-157 et p 179.
3099
Journal de la Boucherie de Paris, 11 février 1906.
3100
Marcel BAUDIER, op. cit., p 277-278.
3101
Pierre HADDAD, op. cit., p 227.
3102
En juillet 1934, le Réveil de la Boucherie dénonce le « scandale du frigorifique à la criée des abattoirs » dans
une lettre ouverte au Président du Conseil, Gaston Doumergue.
608
•
novembre 1912 et du décret du 21 mars 1914
modification de la loi du 26
sur l’admission des jeunes aux abattoirs : il faut passer de 17 à 14 ans car la
profession manque de main d’œuvre.
•
suppression des octrois.
•
loi sur la reconnaissance de la propriété commerciale.
•
vérification des bascules et poids des cultivateurs et des éleveurs.
•
vœu pour interdire toute entreprise commerciale des municipalités.
•
abandon de l’étiquetage : l’affichage du prix indicatif est suffisant.
•
empêcher les poursuites pour hausse illicite après le 23 octobre 1922.
•
repos hebdomadaire obligatoire le dimanche.
•
simplifier la déclaration obligatoire des expéditeurs de denrées périssables, et
simplifier les tarifs des transports par chemin de fer.
•
interdire la vente du bœuf, du veau et du mouton chez les chevalins 3103.
Un certain nombre des revendications des bouchers sont communes au secteur de
l’alimentation. En 1928, le programme du Comité de l’alimentation de Paris repose sur les
points suivants :
•
protection du petit commerce contre les coopératives et les économats.
•
définition exacte de l’artisanat.
•
réviser la loi du 29 décembre 1923 sur le repos collectif et supprimer le travail
patronal de nuit.
•
supprimer la taxe sur le chiffre d’affaires.
•
révision des baux.
•
abroger la loi des 19-22 juillet 1791 (taxation des denrées)3104.
Nous n’allons pas développer tous les éléments évoqués par les bouchers. Je remarque
tout d’abord que la patente disparaît des sujets de plainte. En effet, la patente a été réformée
en 1917. « La contribution des patentes fait partie du système des « quatre vieilles », dont
seule subsiste, en tant qu’impôt d’Etat, la contribution foncière. La patente, depuis la loi du 15
juillet 1917, n’est plus qu’un impôt départemental et communal 3105 ». En 1917, Gilles
Normand, défenseur des maisons à succursales multiples, se moque des plaintes exagérées du
petit commerce contre la patente, « supprimée le 13 novembre 1915 » par le Sénat. Il souligne
que son poids a été très surestimé par les boutiquiers pour obtenir sa suppression. Ainsi, à
Loudéac, la patente aurait représenté 12% des bénéfices du boucher, alors que les
fonctionnaires estiment qu’elle représente 1% des bénéfices (0,2% du chiffres d’affaires) dans
la boulangerie, 2% (0,8% du CA) dans la boucherie et 5% (0,5% du CA) dans
3103
Journal de la Boucherie de Paris, 15 octobre 1922.
3104
Journal de la Boucherie de Paris, 29 janvier 1928.
3105
F. IMBRECQ (contrôleur des contributions directes), La patente, Paris, La librairie fiscale, 1928, p 3.
609
l’alimentation 3106.
Si la patente « disparaît » pendant la guerre (pour être remplacée par un impôt sur le
bénéfice et le chiffre d’affaires), l’octroi, « impôt inique », demeure un sujet de
mécontentement pour les bouchers3107. Camille Paquette note que deux réformes techniques
sont intervenues en 1915, avec la suppression des fressures pesées avec les moutons et la
suppression des joues de bœuf, autrefois attachées au collier (les droits d’octroi ne sont plus
dus pour les joues). Cela constitue une perte de 5 kg, mais un gain de 2 kg pour la langue,
livrée gratuitement. Paquette note aussi la suppression du « chaud », c’est-à-dire les quatre
livres par bœuf accordées sur le poids réel de bascule. Enfin, les droits d’octroi de 0,12 francs,
compris dans le prix de vente à la cheville, sont supprimés en 19193108. Cela n’empêche pas
les bouchers de protester contre les rigueurs de l’octroi de Paris, comme en 1927 par exemple,
car ils estiment que les procès-verbaux sont plus nombreux contre les détaillants que contre
les transporteurs de viande3109. C’est sans surprise que les bouchers soutiennent en 1936-1937
la proposition de loi du député Taudière, « tendant à la suppression de tous les octrois du
territoire par l’aménagement d’un fond commun alimenté par des économies réalisées sur les
recettes des taxes et impôts indirects3110 ». Les bouchers parisiens devront attendre 1943 pour
que l’octroi soit définitivement supprimé.
De façon générale, les bouchers réclament – sans surprise – un allègement des charges
fiscales et une diminution des charges patronales. Tout en soulignant que les chiffres donnés
par les petits commerçants sont suspects, « en raison de leur élévation », Gilles Normand note
que « dans les boucheries, les retraites et l’assurance contre les accidents coûtent 50 francs par
an, à un petit patron, à Valence ; les retraites et les diverses assurances apportent un surcroît
de frais de 5%, à Chartres. Dans les charcuteries, le surcroît total peut s’élever, par an et
employé, à 250 francs à Dôle, 378 francs à Dijon, 400 francs à Moulins ; l’assurance contre
les accidents et le repos hebdomadaire causent un surcroît de 33% à Paris, Dijon et Troyes ;
de 50% à Abbeville ». Gilles Normand précise tout de même, en 1917, qu’il « n’y a pas
beaucoup de petits commerçants qui versent régulièrement pour les retraites ouvrières ; la
plupart même n’ont jamais cessé d’engager leur personnel à être réfractaire à cette loi. Quant
à celle sur les accidents du travail, son exacte portée et les obligations qu’elle engendre restent
trop souvent ignorées3111 ».
La loi du 23 avril 1919 sur la journée de 8 heures est appliquée avec lenteur et ne
prend effet que vers 1925 ; un décret du 27 janvier 1933 porte sur l’application de la journée
de 8h dans les boucheries de détail de la Seine. Quand la loi sur les assurances sociales est
votée en mars 1928, les patrons bouchers se plaignent car cette mesure accroît les charges
patronales. En juillet 1928, les bouchers protestent contre un projet de réforme de la loi de
1898 sur les accidents du travail3112. La question du repos hebdomadaire est traitée d’une
3106
Gilles NORMAND, La guerre, le commerce français et les consommateurs, Perrin, 1917, p 43-44.
3107
Sur les débats des chevillards sur l’octroi, nous renvoyons à Pierre HADDAD, op. cit., pp 272-274.
3108
Camille PAQUETTE, Histoire de la boucherie, Paris, Imprimerie du Réveil économique, 1930, p 134.
3109
Le 27 décembre 1927, le Syndicat de la Boucherie envoie une lettre de protestation contre les rigueurs de
l’octroi à D’Andigné, conseiller municipal du 16 e arrondissement, directeur des droits d’entrée et d’octroi de
Paris. Journal de la Boucherie de Paris, 29 janvier 1928.
3110
Pierre HADDAD, op. cit., p 273.
3111
Gillles NORMAND, op. cit., p 51.
3112
Journal de la Boucherie de Paris, 1er juillet 1928.
610
façon originale par les bouchers. Selon
Camille Paquette, la guerre 1914-18 aurait
joué un rôle non négligeable3113. Avec la mise en place des jours sans viande en 1917, les
boucheries sont ouvertes quatre jours par semaine. Un accord a été signé entre le syndicat
ouvrier et le syndicat patronal : les étaux restent fermés le lundi jusqu’en 1918. A p artir de
1919, le lundi après-midi demeure un jour de fermeture. La loi du 29 décembre 1923 permet
aux syndicats patronaux et ouvriers de s’entendre pour appliquer le repos collectivement en
fermant tous les magasins à jour fixe. Un accord est trouvé en septembre 1924 pour Paris : les
boucheries du centre ferment le dimanche et celles des autres quartiers le lundi. Un arrêté du
préfet de police de mars 1926 fixe la délimitation entre les secteurs du dimanche et ceux du
lundi. Cet arrêté est renouvelé le 29 avril 1927 pour une période de trois ans, mais il est cassé
en décembre 1929 par le Conseil d’Etat suite au recours de deux sociétés d’alimentation
générale qui ont protesté contre l’arbitraire de la délimitation préfectorale. En 1930, Camille
Paquette souligne avec fierté que la boucherie est « à peu près la seule corporation de
l’alimentation qui bénéficie d’une journée et demi de repos continu 3114 ».
e) Encadrer la jeunesse par le sport et l’apprentissage
L’encadrement de la jeunesse est un thème qui apparaît au milieu des années 1920
chez les bouchers. En 1910, une série d’articles paraissent dans le Journal de la Boucherie de
Paris pour déplorer la pénurie et l’instabilité des apprentis et des petits commis. Jean Mario
stigmatise l’attitude des jeunes sans discipline, nomades et tyrans, qui refusent d’effectuer les
livraisons et revendiquent des salaires trop élevés3115. Au moment où le Code du Travail est
adopté par le Sénat, en juin 1910, les patrons bouchers placent leurs espérances dans la
signature de contrats d’apprentissage pour fixer la main d’œuvre débutante 3116.
Avant 1914, les bouchers réclament le droit de pouvoir embaucher les apprentis dès 14
ans3117. Cette revendication est encore réaffirmée en octobre 1922 par la CNBF car la
profession a besoin de main d’œuvre et que la boucherie présente des avantages non
négligeables, pécuniaire, social et moral3118. La loi Astier du 25 juillet 1919 organise les cours
professionnels et rend progressivement obligatoire l’enseignement théorique des apprentis,
3113
Jean-Louis Robert indique que les ouvriers bouchers, charcutiers et les travailleurs des abattoirs « bénéficient
à partir de 1917 de la fermeture du lundi à l’issue d’un mouvement de grève en octobre 1917. A compter de
cette date, ces syndicats se réunissent très généralement les lundis à 15 ou 16 heures, et parfois le matin. Pour
les bouchers, les jours sans viande s’élevant même à trois en 1918, leurs possibilités de réunions s’étendent
encore cette année-là ! ». Jean-Louis ROBERT, Ouvriers et mouvement ouvrier parisiens pendant la Grande
guerre et l'immédiat après-guerre: Histoire et Anthropologie, Thèse de doctorat, Paris 1, 1989, p 1185.
3114
Camille PAQUETTE, op. cit., p 143-144.
3115
Journal de la Boucherie de Paris, 29 mai 1910.
3116
Ibid., 19 juin 1910.
3117
Selon un article du journal professionnel, un décret de 1874 interdit l’entrée dans les abattoirs publics aux
enfants de moins de 16 ans. Les bouchers réclament la modification de l’article 16 de la loi du 13 mai 1893,
c’est-à-dire que la limite d’âge des apprentis bouchers soient ramenée de 16 à 14 ans. Journal de la Boucherie
de Paris, 7 août 1910.
3118
Lors de sa réunion annuelle, les 25-26 octobre 1922, la CNBF émet un vœu pour que le gouvernement
modifie la loi du 26 novembre 1912 et le décret du 21 mars 1914 sur l’admission des jeunes aux abattoirs. Les
bouchers souhaitent que l’âge des apprentis d’abattoirs passe de 17 à 14 ans. Journal de la Boucherie de Paris,
15 octobre 1922.
611
mais elle néglige l’essentiel, la formation
professionnelle et manuelle des jeunes.
Steven Zdatny précise que « jusqu’au dépôt du projet de loi Verlot en juin 1921, le débat sur
l’enseignement technique avait ignoré l’artisanat, qui n’était pas encore entré dans la
conscience politique française3119 ». En 1921, le Congrès de l’apprentissage de Lyon demande
« la création obligatoire en France de Chambres de métiers dotées du pouvoir de lever des
taxes3120 ». La loi Courtier du 26 juillet 1925 rend possible la création de Chambres
artisanales de métiers en France, chargées notamment d’organiser l’apprentissage, mais reste
« muette sur la question des pouvoirs que les artisans exerceraient en fin de compte sur
l’apprentissage 3121 ».
Le regard porté sur les jeunes change beaucoup après 1925 : des efforts existent pour
organiser l’apprentissage. Il faut dire que les bouchers ont pris un certain retard par rapport
aux initiatives de la Chambre de commerce de Paris. Dans les années 1920, la Chambre de
commerce continue l’œuvre éducative lancée par quelques précurseurs de la formation
professionnelle3122. En 1921, elle reprend la gestion de l’atelier d’apprentissage Kula (rue des
Epinettes), créé en 1906. En juillet 1922, elle accepte de continuer l’œuvre de la fondation
Viviani (72 rue de Babylone). La période 1921-1931 constitue les « années folles » des
« ateliers-écoles », nommés à partir de 1927 « ateliers-écoles d’orientation professionnelle et
d’apprentissage ». Le 1er octobre 1930, une école de l’alimentation ouvre ses portes au 16 rue
du Terrage (Paris 10e). Elle prépare aux métiers de boulanger, boucher, charcutier, cuisinier,
épicier, pâtissier et confiseur. Cette école a été ouverte par la Chambre de commerce à la
demande de cinq chambres syndicales (boulangerie, pâtisserie, boucherie, charcuterie et
cuisine)3123. Elle propose un enseignement sur 3 ans (pour préparer le CAP), dispose d’un
matériel moderne (réfrigérateurs, fours, etc…) et connaît un vif succès dès son ouverture. En
1930-1937, le taux de succès au certificat d’étude est de 75%. En 1932-1939, le taux de
réussite au CAP est de 80%3124. Selon le père Petiteville, aumônier de l’Union Professionnelle
Catholique de la Boucherie, l’école compte 20 élèves en 1930 et 200 en 1936 (il s’agit sans
doute seulement des apprentis bouchers).
Le Syndicat de la Boucherie de Paris n’est pas resté inactif. Il créa en 1927 « une
œuvre de haute importance, « l’Ecole professionnelle de la Boucherie », ayant comme but de
recruter et instruire les apprentis et de perfectionner théoriquement et pratiquement les
commis, seconds et étaliers par des cours, des conférences et des démonstrations pratiques qui
ont lieu, du 1er novembre à fin juin suivant, à l’Ecole de la Chambre de commerce, 16, rue du
Terrage, et dans certaines boucheries. Des examens théoriques et pratiques terminent l’année
3119
Steven ZDATNY, Les artisans en France au XXe siècle, Belin, 1999, p 64.
3120
Maurice LACOIN, « La taxe d’apprentissage », Revue politique et parlementaire, tome 121, décembre 1924,
p 483.
3121
Steven ZDATNY, op. cit., p 68.
3122
Sur le retard français dans l’enseignement professionnel, nous renvoyons à Philippe LACOMBRADE, « Le
patronat parisien et l’enseignement professionnel à la Belle Epoque : modèles européens et modernisation du
système français (1902-1914) », in G. BODE et P. MARCHAND (dir.), Formation professionnelle et
apprentissage (XVIIIe-XXe), Revue du Nord, n°17, 2003, pp 215-232.
3123
Ernest Jumin (1879-1938), président du syndicat parisien de la charcuterie et de la Confédération nationale
de la Charcuterie française, membre de la CCIP entre 1929 et 1938, a « attaché son nom à la réalisation de
l’école d’alimentation, rue du Terrage ». Dossier personnel de Jumin. Archives de la CCIP, I 2.55 (31).
3124
Au temps des ateliers-écoles : la Chambre de Commerce de Paris et l’apprentissage (1921-1939 ), CCIP,
1996, p 28.
612
scolaire. Après trois années d’études
consécutives, les élèves peuvent obtenir le
Certificat d’aptitude professionnelle, donnant de réels avantages à ceux qui en sont
titulaires3125 ». Ce témoignage est intéressant car il provient de Camille Paquette, fondateur et
président de l’école entre 1927 et 1936. L’école professionnelle de la boucherie de Paris
(EPB) est une école privée qui conserve des liens très étroits avec le Syndicat parisien des
bouchers3126. Parallèlement à l’EBP « a été créée une Section de préapprentissage qui, sous
l’égide de la Chambre de commerce de Paris, prodigue un enseignement gratuit à une
trentaine d’élèves, sous la direction de M. Morière 3127 ».
L’EPB utilise les locaux de la rue du Terrage jusqu’en 1947. En 1947-1949, l’EPB
utilise les locaux de la mutuelle patronale des Vrais Amis (rue Pierre Lescot), puis s’installe
au 37 boulevard Soult vers 1950. Entre 1936 et 1949, l’école est dirigée par Firmin Robert
(vice-président du Syndicat de la Boucherie de Paris entre 1926 et 1946), puis par Georges
Chaudieu entre 1949 et 19753128. En 1943, Firmin Robert est aidé dans sa tâche par MM.
Bonneville, Pimoulle, Leclercq, Terron, Egles, J. et P. Paquette (les deux fils de Camille
Paquette), Chaudieu, F. Lepeuve, etc3129…
En 1928, le Journal de la Boucherie de Paris indique que l’EPB organise des cours
chaque jeudi à 14h30 et chaque jeudi soir à 20h45 à l’école de la Chambre de commerce, 35
rue des Bourdonnais (Paris 1er). En mai 1928, le journal encourage les patrons bouchers à
adhérer à l’EPB car cela permet de bénéficier d’une exonération partielle de la taxe
d’apprentissage 3130. La cotisation minimale est de 20 F par an. Par exemple, un patron qui
paie 120 F de taxe d’apprentissage peut verser 34 F à l’EPB. Il n’a plus alors que 84 F à
verser à l’Etat. Or, mieux vaut verser son argent à une institution corporative qu’à l’Etat 3131.
On comprend ainsi pourquoi l’EPB va connaître un beau développement et va devenir un
objet de fierté professionnelle pour le Syndicat de la Boucherie de Paris (l’école compte 600
élèves en 1943). Nous aimerions mieux connaître le fonctionnement exact, le mode de
financement, le nombre d’élèves de l’EPB, mais malheureusement, il nous a été impossible de
consulter les fonds d’archives – s’ils existent – de cette institution qui existe toujours 3132.
La création de l’EPB montre le souci des bouchers parisiens d’organiser eux-mêmes
l’apprentissage, sans faire appel aux pouvoirs publics. Sous l’Ancien régime, la corporation
définissait elle-même les critères techniques du savoir-faire professionnel, pour mieux
3125
Camille PAQUETTE, Histoire de la Boucherie, Le Réveil économique, 1930, p 127.
3126
L’EPB est créée par Camille Paquette, aidé de MM. Ferrières, Bailleau, Cousin, Lacoste, Vassal, Massey.
Ferrières, Bailleau et Massey ont eu des responsabilités au Syndicat de la Boucherie de Paris.
3127
André DEBESSAC, op. cit., p 94.
3128
Firmin Robert étant malade, c’est Achille Bonneville et Georges Chaudieu qui gèrent l’EPB entre 1947 et
1949. Avec le soutien de Marcel Drugbert, président de la CNBF (1946-1970), Chaudieu va créer l’Ecole
supérieure des métiers de la viande en 1957.
3129
André DEBESSAC, op. cit., p 94.
3130
Instituée en 1925, la taxe d’apprentissage a pour objet de contribuer aux dépenses nécessaires au
développement de l’enseignement technique et de l’apprentissage. La loi sur le contrat d’apprentissage a été
modifiée en 1928. Pour plus d’informations sur les débats autour de la mise en place de la taxe
d’apprentissage, nous renvoyons à Maurice LACOIN, « La taxe d’apprentissage », Revue politique et
parlementaire, tome 121, décembre 1924, pp 482-494.
3131
Journal de la Boucherie de Paris, 20 mai 1928. BNF, Jo A 328.
3132
En 2004, l’EPB forme environ 300 apprentis.
613
contrôler l’accès au métier. Au début du XX e siècle, le Syndicat patronal semble vouloir
renouer avec ce rôle ancien. Des concours d’habileté professionnelle sont organisés avant
1914, sur l’initiative de la Fédération de la Boucherie du Midi. Le premier concours
professionnel de la Boucherie de Paris est organisé en 1910 par Léon Mittiaux (secrétaire du
Syndicat de la Boucherie de Paris en 1921). En décembre 1910, une exposition est organisée
par l'Union philanthropique de l'alimentation et la Société de technique culinaire, avec un
concours de désossage et de préparation des viandes3133. En 1930-1935, l’Union artisanale de
la Boucherie Française (créée en 1928 par Floréal Molin) organise des concours d'habileté
professionnelle avec l'EPB.
Outre l’encadrement de l’apprentissage et la valorisation des techniques
professionnelles, le Syndicat de la Boucherie de Paris va proposer diverses activités sportives
aux apprentis et employés du métier. « En 1912, une Société d’éducation physique, de sports
et de préparation militaire fut créée, sous l’égide du Syndicat de la Boucherie, en faveur des
employés de la corporation par les principaux dirigeants du Syndicat, sur la proposition de M.
François Lecomte, qui fut nommé président de cette Société. Au cours des années 1912 et
1913, plus de cent élèves ont obtenu le brevet de préparation militaire ; la plupart d’entre eux
furent gradés, officiers, sous-officiers ou caporaux, pendant la guerre. Les cours de l’année
1914 étaient suivis par plusieurs centaines d’élèves. Tous les dirigeants et instructeurs du
groupement ayant été mobilisés dès le début de la guerre, aucun ancien n’étant suffisamment
au courant pour continuer l’œuvre entreprise, les jeunes gens durent se préparer dans d’autres
sociétés. A la fin de la guerre, une tentative de reprise d’activité fut faite, mais des
circonstances défavorables, ennuis et tracasseries que subissaient déjà à ce moment-là les
bouchers, obligèrent les plus dévoués à abandonner cette belle œuvre d’utilité incontestable
pour la profession et pour le pays3134 ». Si la Société d’éducation sportive disparaît en 1914,
un « Club corporatif de la Boucherie » se forme en 1941 pour l’éducation physique des jeunes
bouchers (foot, natation, cyclisme, boxe, athlétisme)3135. Chez les ouvriers d’abattoir, ce sont
les sports de combat (boxe, catch, lutte) qui semblent avoir eu un grand succès dans les
années 1920. Le militant syndicaliste et communiste Georges Beaugrand (1893-1981) indique
que « la profession de moutonnier, avec la dépouille au poing pour détacher la peau de la
viande de l’animal, développe à la faveur de ce travail, les muscles des épaules, les biceps,
durcit et tanne les jointures supérieures des doigts et de la main ». Il y voit des
« prédispositions des moutonniers pour la boxe. Certains avaient une force de frappe
étonnante3136 ».
Au début des années 1920, Guilletat relance les activités de l’ASB ( Association
sportive de la Boucherie) avec du cyclisme, de la course à pied et du football. L’association
siège au Café Huet, 5 rue du Château d’eau, Paris 10 e. Le vendredi de Pâques 1922, le
3133
La Mutualité corporative, bulletin n°126, 31 décembre 1909. BNF, Jo 15O26.
3134
Camille PAQUETTE, op. cit., p 126.
3135
La Boucherie française, septembre 1941. BNF, Jo 21171.
3136
Parmi les ouvriers des abattoirs sportifs, Beaugrand cite les frères Dufour à la lutte gréco-romaine, le
moutonnier Bamboula qui se « produisait dans les fêtes locales comme porteur dans des exercices
acrobatiques », un catcheur de l’abattoir hippophagique, le moutonnier Cotereau dans la boxe, le poids mimoyen Heller « qui joua un moment les seconds plans », le poids lourd Jim Henry dont la carrière prit
rapidement fin vers 1920 à cause d’une « peur instinctive de faire du mal à son partenaire » ! L’ouvrier pansier
Rosmer, membre de la Fédération Sportive et Gymnique du Travail (FSGT), était un « coureur à pied
spécialiste du 400 et du 800 mètres ». Georges BEAUGRAND, Un siècle d'Histoire: l'abattoir de la Villette de
1871 à 1959, dactylogramme, 1970, pp 75-76.
614
championnat de la Boucherie consiste en une course cycliste Montgeron-Melun (88
partants) et une course pédestre (71 participants). Le 19 juin 1922, le grand handicap annuel
de la Boucherie se déroule entre Villiers-sur-Marne et Jossigny3137. Dans la rubrique « Chez
les corporatifs » de L’Auto , on trouve les compte-rendus des championnats cyclistes de la
Boucherie. Le vendredi de Pâques 1925, le 24e championnat se dispute le matin entre
Montgeron et Montargis, suivi par un banquet à Montargis3138. Le vendredi de Pâques 1927,
le 23e championnat cycliste de la Boucherie, patronné par l’Auto, se déroule entre Dreux et
Versailles et rassemble 130 coureurs3139. Outre l’incohérence de la numérotation des
championnats fournie par l’Auto, elle laisse penser que les premières compétitions cyclistes
des bouchers remonteraient aux années 1900. Ce point mériterait d’être vérifié, mais il est vrai
qu’on trouve trace dans le Journal de la Boucherie d’une course cycliste corporative pour les
bouchers et les charcutiers le 6 avril 1902, entre Montgeron et Melun, qui rassemble 124
partants, organisée par Poncet, correspondant de l’Auto-Vélo . L’article de 1902 précise que la
course du « Championnat de la Boucherie » deviendra annuelle3140. Le championnat de 1910
(course cycliste de 50 km et pédestre de 15 km) est organisé par l’ Auto et l’Union Sportive
Internationale (159 rue Lecourbe, Paris 15e). J-B. Ruby, marchand boucher à Paris (33 avenue
de Vaugirard Nouveau) et président de l’Union Sportive Internationale, invite les patrons à
encourager les jeunes apprentis à participer au Championnat de la Boucherie-Charcuterie de
1910 : « Notre but, à nous, émancipateur des idées sportives, est de faire des hommes, bien
constitués, forts, bons et courageux. Nous leur évitons, avec nos idées larges, bonnes et
saines, toutes promiscuités dangereuses et douteuses, qui sont souvent la plaie de nos
corporations. Le sport est le seul moyen de donner aux hommes la confiance en eux-mêmes,
et pour les déshérités, les chétifs, le complément de vigueur nécessaire aux efforts athlétiques
dont à chaque instant nos corporations se réclament3141 ».
La course cycliste annuelle semble remporter un succès croissant. A Pâques 1928, la
manifestation, nommée « Etoile cycliste de la Boucherie », toujours patronnée par l’Auto , se
déroule à Andrézy (course de 100 km). Le Journal de la Boucherie de Paris précise que les
participants doivent posséder un certificat pour justifier leur statut de garçon boucher depuis
au moins trois mois3142. Cette condition montre que le championnat professionnel gagne en
sérieux. Nous n’avons pas plus d’informations sur l’Association sportive de la Boucherie. Un
dépouillement systématique du Journal de la Boucherie de Paris pourrait combler nos
lacunes car l’organe syndical prend soin d’annoncer puis de résumer chacune des
manifestations corporatives.
Il faut remarquer que chaque année, le Championnat de la Boucherie se déroule le
Vendredi Saint. Nous savons l’importance de Pâques pour les bouchers. Traditionnellement,
le vendredi Saint est le seul jour de fermeture générale des boucheries françaises. Depuis
1900, la société des « Voyages de la presse » propose chaque année, par l’intermédiaire de
publicités dans le Journal de la Boucherie de Paris, des excursions aux bouchers pour le
Vendredi Saint. En 1910, les bouchers peuvent choisir entre une excursion à Londres (entre
3137
Journal de la Boucherie de Paris, 25 juin 1922.
3138
L’Auto , 10 avril 1925. BNF, Micr D 156/92.
3139
L’Auto , 16 avril 1927. BNF, Micr D 156/100.
3140
Journal de la Boucherie de Paris, avril 1902.
3141
Journal de la Boucherie de Paris, mars 1910.
3142
Journal de la Boucherie de Paris, 12 février 1928.
615
41 et 51 F) ou une journée au Mont Saint- Michel, organisée par Le Petit Parisien3143.
En 1922, on peut choisir entre sept destinations (avec des tarifs variables) : le saut du Doubs,
les grottes de Han, Verdun, Rouen, Pierrefonds, Fontainebleau, la vallée de Chevreuse. En
1928, il est proposé un voyage à Reims avec visite de la cathédrale et des abattoirs « ultra
modernes ». Le vendredi de Pâques est donc un jour particulier pour la profession. De
nombreux patrons y voient l’occasion d’une fête familiale corporative. L’aspect religieux est
sans doute assez effacé dans les années 1920 (tout comme depuis 1880 d’ailleurs), mais à
partir de 1936, face à l’idéologie subversive du Front Populaire, les dirigeants du Syndicat
patronal apportent un soutien de plus en plus marqué aux œuvres catholiques, notamment à
l’Union Professionnelle Catholique de la Boucherie (UPCB).
René Serre, président de la CNBF et du syndicat parisien entre 1937 et 1942, n’hésite
pas à montrer publiquement son attachement aux valeurs catholiques, en assistant notamment
à la grande messe annuelle organisée au Sacré-Cœur de Montmartre par l’UPCB depuis 1931.
René Serre préside l’UPCB entre 1954 et 1969. En 1937, il affirme au père Petiteville,
aumônier de l’UPCB : « Je suis catholique. Je n'aurai pas peur de le montrer». L’aumônier se
réjouit de voir « beaucoup de membres du Syndicat de la rue du Roule » présents à la messe
de 1937 autour de René Serre. Il précise que « ce sont des catholiques (MM Lacoste, décédé,
et Bonneville, membre très actif) qui ont fondé l'école professionnelle des jeunes gens rue du
Terrage3144 ». Au sein du syndicat patronal, MM Viaud, Leclercq et Chaudieu favorisent
autant qu’ils le peuvent le placement des apprentis recommandés par l’UPCB ; il sont
« soucieux de placer les sujets recommandés dans de bonnes maisons catholiques et aimant
3145
voir en eux des catholiques recommandés par l'aumônier
». Ce service de placement, mis
en place en 1932, permet au père Petiteville de placer 300 jeunes gens entre 1934 et 1936,
offrant aux patrons une garantie sur la moralité des apprentis. « Beaucoup de jeunes gens sont
venus à nous recommandés par des prêtres, religieux ou religieuses ou des bouchers »
explique l’aumônier. Par contre, à cause des lois sociales du Front Populaire et de la
concurrence plus vive du bureau de placement paritaire municipal de la rue Jean Lantier, les
placements de l’UPCB deviennent infiniment plus difficiles après juin 1936. En février 1937,
le père Petiteville confie que « maintenant tout se réduit à des placements clandestins, à
l'amiable, et hélas, l'offre est loin d'atteindre au niveau de la demande! Je porte actuellement
mes efforts dans ce but : obtenir des patrons catholiques ayant besoin de main d'œuvre, de
3146
s'adresser d'abord à moi
».
La religion catholique est clairement présentée comme un rempart contre le
communisme et c’est pourquoi les patrons bouchers apportent un soutien résolu à l’UPCB à
partir de 1936. L’aumônier note ainsi, en 1937, « une certaine recrudescence de la part des
patrons à nous demander des jeunes, depuis qu'il existe ce bureau paritaire de la CGT qui les
dégoûte (quantité de jeunes – beaucoup communistes – qui chahutent en attendant leur tour, et
récriminent). Quant aux jeunes gens ils sont toujours assez nombreux à passer par notre
Union. Leur offre dépasse la demande, hélas3147! ». La religion catholique étant partagée par
3143
Ibid., mars 1910.
3144
Rapport du père Petiteville sur l’UPCB (1937). Archives Historiques de l’Archevêché de Paris, 3K1 1C1.
3145
Au sein du Syndicat de la Boucherie de Paris, Auguste Viaud est vice-président entre 1937 et 1945, Georges
Chaudieu est vice-président entre 1937 et 1939, Alfred Leclercq est secrétaire entre 1933 et 1939.
3146
Lettre du père Petiteville à l’archevêché de Paris, 25 février 1937.
3147
Rapport du père Petiteville sur l’UPCB (1937).
616
de nombreux dirigeants syndicaux de la Boucherie parisienne et offrant l’avantage de
garantir la bonne moralité des apprentis, il est facile de comprendre pourquoi les liens
deviennent de plus en plus étroits entre l’UPCB et le Syndicat patronal après 1936.
f) Le retour des bouchers vers la religion dans les années 1930
Présentons les circonstances de la création de l’UPCB en 1930 pour bien voir que, dès
le début des années 1930, l’œuvre fondée par les jésuites est vue d’un bon œil par une bonne
partie des patrons bouchers. Nous avons la chance de bien connaître les circonstances de la
création de l’UPCB car son fondateur, le père Décout, a laissé un récit relatant précisément le
déroulement des évènements3148.
Le père jésuite Alexis Décout (1875-1965) a été aumônier de l’Association Catholique
de la Jeunesse Française (ACJF) jusqu’en 1927, avant de rejoindre l’Action populaire vers
1932-19333149. L’Action populaire a été fondée à Reims vers 1903-1905 par le père jésuite
Gustave Desbuquois, qui la dirige jusqu’en 1946 (les jésuites de l’Action populaire
s’installent à Vanves en 1922). L’Action populaire eut surtout une action intellectuelle et fut
de grand secours pour les dirigeants des mouvements sociaux catholiques3150. Le père Décout
est également un proche de l’abbé Guérin, qui a introduit la JOC (Jeunesse Ouvrière
Chrétienne) en France en 1926. Dans les années 1930, l’abbé Guérin participe à la
propagande de l’UPCB en plaçant des invitations pour la messe annuelle des bouchers. La
JOC et la CFTC avaient pris « gentiment ombrage » des initiatives de l’UPCB en 1930 car
l’œuvre fondée par Décout aurait pu faire concurrence à ces deux associations, « la zone
d’influence entre Unions professionnelles commençantes et syndicats chrétiens n’étant pas
encore bien délimitée3151 ». La clarification va rapidement se faire car l’UPCB n’a aucune
prétention syndicale ; elle n’est pas là pour s’occuper des problèmes matériels du métier mais
pour apporter de la spiritualité à ses membres3152. De même, la JOC n’a rien a craindre de
l’UPCB car la JOC est résolument tournée vers le monde ouvrier alors que l’UPCB va
rapidement s’adapter à l’idéologie corporative, familiale, paternaliste et conservatrice de la
3148
Père DECOUT, Note sur le premier pèlerinage des bouchers catholiques à Montmartre, 11 mai 1931, 10 p.
Archives jésuites de Vanves, dossier personnel du père Décout.
3149
L’ACJF, de tendance plutôt conservatrice et patronale, dirigée par des jeunes issus de la bourgeoisie, a été
fondée en 1886 par Robert de Roquefeuil et le père Du Lac, dans le sillage des cercles catholiques d’ouvriers
d’Albert de Mun (favorable au syndicalisme mixte, réunissant patrons et ouvriers). Pour plus de détails, nous
renvoyons à la thèse de Charles MOLETTE, L’ACJF (1886-1907) : une prise de conscience du laïcat
catholique, A. Colin, 1968, 807 p.
3150
Pour plus de détails, nous renvoyons à Paul DROULERS, Politique sociale et christianisme : le Père
Desbuquois et l’Action populaire , Editions ouvrières, 1969-1981, 2 tomes.
3151
Les rapports entre la JOC et la CFTC ont été tendus dès l'apparition de la JOC en France. Les Jeunesses
Syndicalistes Chrétiennes (JSC) ont d'ailleurs été fondées par la CFTC en 1925, date de la création de la JOC
en Belgique. Depuis la fondation de la CFTC en novembre 1919, son secrétaire général, Gaston Tessier, était
« soucieux de préserver l'indépendance de la Centrale chrétienne, principalement à l'égard de l'Eglise et tout
particulièrement à l'égard des puissantes Congrégations, telle que la Compagnie de Jésus. Assurément, Gaston
Tessier entretient les meilleurs rapports avec les jésuites de l'Action Populaire de Vanves, et le Père Gustave
Desbuquois est un de ses excellents amis ». Pierre PIERRARD, Michel LAUNAY, Rolande TREMPE, La
JOC, Regards d'historiens
, Editions ouvrières, 1984, p 59.
3152
Le père Alexis Décout a écrit divers ouvrages, notamment Persuader par la parole, ou Sois orateur (petite
rhétorique appliquée), Paris, Mignard frères, 1939, 216 p. BNF, 8° X 20590.
617
boucherie, notamment avec l’arrivée du père
Petiteville en 1933, beaucoup plus
traditionnaliste que le père Décout3153. En forçant légèrement le trait, on peut présenter le père
Décout comme très représentatif du pontificat de Pie XI (1922-1939), avec une Action
catholique dynamique et moderne, tournée vers le monde ouvrier3154, alors que le père
Petiteville reste fidèle – ce qui convient parfaitement aux bouchers – aux préceptes du
Syllabus de Pie IX (1864) et à la vision conservatrice d’Albert de Mun et de La Tour du Pin,
que l’on pourrait résumer ainsi : « Il faut restaurer l’autorité du pape, du père et du patron ».
Bref, le projet de l’UPCB est l’anti-programme du Front Populaire et cela convient
parfaitement à René Serre et à Georges Chaudieu.
Laissons le père Alexis Décout faire le récit de la fondation de l’UPCB. « Certain
dimanche un peu morose, fin novembre 1929, se présentèrent à la Villa Manrèse, Maison
3155
d'exercices spirituels, deux garçons bouchers, de 24-25 ans
. Les bouchers de Paris sont
libres le dimanche après le repas de midi et cette demi-journée, s'ajoutant au jour de liberté
officielle le lundi, leur constitue un congé très sortable. Les dimanches d'automne ramènent
généralement, sur les hauteurs de Clamart, un certain nombre de récollections
professionnelles (PTT, employées de la Nouveauté, des Banques, etc...). Par exception, la
maison était vide ce soir-là. Inutile de donner des « points de méditation » à ces deux jeunes
gens, car il était quasi impossible de les sortir de la Chapelle, où ils priaient, côte à côte, avec
une ferveur touchante ». En 1929, la demande de création d'un mouvement catholique
consacré aux bouchers n'émane donc ni des autorités ecclésiastiques ni du patronat catholique
mais tout simplement de deux jeunes bouchers parisiens avides de spiritualité, Adrien Huard
et André Hébrard (militant actif de la CFTC)3156. Cette demande de la part de deux laïcs pour
tenter de moraliser leur milieu professionnel est retranscrite avec un sens certain de la
théâtralité par le père Décout : « Ne pourriez-vous faire quelque chose pour nous? Nous
sommes tellement abandonnés! Presque aucun garçon ne pratique la religion. Or rien que dans
Paris, sans compter la banlieue, nous sommes 14 000 répartis entre 3400 patrons détaillants.
Quoique de réputation paillarde et païenne, nos camarades ne sont pas si mauvais, au fond.
3153
Le père jésuite François Petiteville (1898-1974), ordonné prêtre en 1931, a été aumônier de l’UPCB entre
1933 et 1974. Il rejoint le père Diffiné à la chapelle Notre-Dame des Otages de la rue Haxo en 1933. Outre ses
activités paroissiales (office, prédication), le père Petiteville effectue des visites dans les hôpitaux. En 1943, il
est aumônier de l’hôpital Villemin, puis de Laennec en 1946. En 1964, il devient aumônier de la prison de
Fresnes (hôpital central des prisons). Il est l’auteur d’un ouvrage, Le Père Havret, apôtre des allongés, Le
Rameau, 1954, 207 p. Archives jésuites de Vanves, dossier personnel du père Petiteville.
3154
A la fin des années 1930, l’Eglise, « et plus précisément le mouvement catholique social et démocrate
chrétien, qui, tout attaché à sa volonté de réorganisation des professions, ne s’est pas intéressé jusque-là au
phénomène des classes moyennes comme tel, en prend conscience désormais. Bien plus, la place et la mission
assignées aux classes moyennes s’accordent pleinement avec la philosophie profonde du catholicisme social :
refus de la lutte des classes, et recherche d’une voie intermédiaire, refus de l’individualisme bourgeois et de
l’étatisme collectiviste, légitimité d’une propriété mesurée fondée sur le travail et sur l’épargne. Le discours
que va tenir la papauté sur le sujet mérite, à cet égard, d’être évoqué. Pie XI, pas plus que ses prédécesseurs,
n’avait parlé des classes moyennes comme telles. Il est significatif qu’on ait pu uniquement citer sur ce sujet la
phrase de Pie XI dans l’encyclique Quadragesimo anno, en 1931 : « Les apôtres des industriels et des
commerçants seront des industriels et des commerçants ». La formule fonde l’Action catholique spécialisée par
milieux ». Jean-Marie MAYEUR, « L’Eglise catholique : les limites d’une prise de conscience », in Georges
LAVAU (dir.), L’univers politique des classes moyennes , FNSP, 1983, p 133.
3155
3156
La Villa Manrèse est une maison jésuite à Vanves, siège de l’Action populaire.
En 1943, Hébrard, compagnon-boucher, membre de la Chambre de Métiers de la Seine, fait partie d’un
comité consultatif qui doit aider Bichelonne, ministre de la Production du maréchal Pétain à rédiger le statut de
l’artisanat, publié en août 1943. Steven ZDATNY, Les artisans en France au XXe siècle, Belin, 1999, p 284.
618
Les bouchers, savez-vous, ont des vertus
naturelles. C'est à tort qu'on s'empresse de
leur imputer tous les crimes. Un assassinat est-il commis, quelque part, vite on dit : « Ce doit
être un garçon boucher ! ». Ah! si l'on s'occupait de nous,
e vous
j
promets du rendement ! ».
Le père jésuite organise donc une retraite pour les jeunes bouchers à Clamart en
décembre 1930. Seul André Hébrard s'y présente, avec trois garçons bouchers de Vanves,
Adrien Huard s'étant installé comme patron boucher à Evreux (il fonde en 1935 l'UPCB
d'Evreux). Le père Décout sentit qu'il serait prématuré de parler retraite et spiritualité.On
«
descendit simplement au jardin pour se livrer monastiquement à une passionnante partie de
boules ». A la fin de la journée, les quatre garçons bouchers présents font comprendre au père
Décout ce qu'ils attendent de la religion : «Les bouchers aiment le grandiose et même le
fastueux. Ils ne regardent pas à la dépense, surtout quand c'est autrui qui débourse. (...)
Organisez-nous quelque grande cérémonie au Sacré-Cœur de Montmartre. Vous choisirez le
plus grand prédicateur, avec la meilleure maîtrise de Paris et une profusion de luminaire.
Alors, à la rigueur, vous auriez une chance de réussir3157 ». C’est exactement ce que l’UPCB
fait dans les années 1930 : elle organise une somptueuse messe annuelle corporative pour les
bouchers qui rencontre un grand succès, mais ses activités « spirituelles » restent assez
pauvres et limitées le reste de l’année.
Pourquoi avoir choisi le Sacré Cœur de Montmartre pour organiser la messe des
bouchers ? Dans une lettre de 1931 adressée à l'Archevêché, le père Décout évoquait les
différentes paroisses qui pourraient accueillir les célébrations de l'UPCB: « Saint-Nicolas est
le patron des bouchers : il y a au centre de Paris cette magnifique église Saint-Nicolas-desChamps, ou bien encore Saint-Eustache aux Halles qui pourraient peut-être devenir comme
leur sanctuaire ». Certes, la paroisse de la confrérie d’Ancien Régime, Saint-Jacques-de-laBoucherie, a disparu depuis la Révolution. L’église Saint-Eustache, proche des Halles, aurait
dû être logiquement choisie. Sous le Second Empire, les bouchers y organisaient leur messe
annuelle à Pâques (grâce à l’argent de la mutuelle des Vrais Amis) 3158. Si l'église SaintEustache n'a pas été retenue pour les réunions mensuelles de l'UPCB, c'est peut-être parce que
les charcutiers la fréquentent assidûment depuis 1809 pour leur messe annuelle. Or, il ne faut
pas oublier la vieille rivalité qui existe entre bouchers et charcutiers. Le choix du Sacré Cœur
de Montmartre peut s’expliquer assez facilement. Le père Voirin, recteur de la basilique entre
1885 et 1893, a fait appel aux confréries professionnelles pour dynamiser la vie et les finances
du sanctuaire en construction. Ainsi, le Cercle catholique des médecins français, créé en 1884,
se réunit dans la chapelle Saint-Luc du Sacré-Cœur 3159. Dans les années 1920 et 1930, le
Sacré-Cœur reste le principal foyer d’activités de nombreuses Unions professionnelles
3157
Père DECOUT, Note sur le premier pèlerinage des bouchers catholiques à Montmartre, 11 mai 1931, p 3.
3158
L’ église Saint-Eustache fera très bien l'affaire des bouchers entre 1970 et 1979, quand l’UPCB est
moribonde.
3159
La doyenne des Unions professionnelles est celle des cheminots. « L'Union catholique des personnels du
chemin de fer, née en 1898, fournit le prototype d'associations professionnelles à vocation religieuse trop
méconnues. Elles recrutent plus, il est vrai, chez les employés que chez les ouvriers. Tel est d'ailleurs le trait
majeur du premier syndicalisme chrétien, en dépit de rameaux féminins dans le textile ou la couture ». J-M.
MAYEUR, Ch. PIETRI, A. VAUCHEZ, M. VENARD, Histoire du christianisme, tome 12: Guerres
mondiales et totalitarismes (1914-1958), Desclée Fayard, 1990, p 484.
619
catholiques (artistes, magistrats, officiers de marine, cheminots)3160. On comprend alors
pourquoi l’UPCB choisit « naturellement » de célébrer sa messe annuelle à Montmartre.
En 1931, les réunions préparatoires pour la messe des bouchers à Montmartre se
tiennent dans les locaux de l'Action Populaire à Vanves mais ne rassemblent que peu de
monde (7-8 garçons bouchers tout au plus). Certaines réunions se déroulent au presbytère de
Saint-Léon3161. Le syndicat patronal ne semble pas avoir été très enthousiaste devant cette
incursion du clergé dans la vie professionnelle de la boucherie, car le père Décout a dû
« répondre une lettre ferme et courtoise (...) à l'un des magnats de la corporation qui, montant
sur ses grands chevaux, lui avait envoyé un factum plutôt insolent et sophistique, voyant de
mauvais œil la cérémonie projetée ». Néanmoins, quand le père jésuite fait lui-même le tour
des principales boucheries parisiennes pour se « livrer à la réclame », il est partout bien
accueilli.
En février 1931, il fait part de ses soucis au chanoine Couturier, sous-directeur des
Œuvres diocésaines à l'Archevêché de Paris : «Ce sera dur comme propagande, car tout le
monde est dispersé, individualiste, mais j'en mettrai un coup, désolé seulement que la
Providence m'ait mis ce pèlerinage sur les bras ; mais j'ai cru ne pas pouvoir me soustraire et
ce que m'ont dit les rares garçons bouchers égarés à Clamart, de la misère religieuse de leurs
camarades, bons, généreux, « sanguins », bons vivants, hommes d'ordre, mais indifférents et
sevrés de vie chrétienne. Mon but en tâchant que quelques-uns ensuite aillent casser une petite
croûte ou manger quelques gâteaux au restaurant du Cercle, c'est de faire connaissance avec
les quelques uns – a priori il doit y en avoir de chrétiens, dans le nombre – qui pourraient
constituer un petit noyau, un commencement de groupe. Vous seriez là, n'est-ce pas, si
possible, je fais des vœux pour cela! car vous avez le coup d'œil prompt et sûr, et vous verriez
sur place s'il serait prématuré ou non de jeter les bases ce matin-là, ou plutôt de réunir les
éléments d'une future petite union professionnelle catholique, qui, semble-t-il, pourrait être du
genre corporatif, cette profession ayant gardé un certain caractère familial entre patrons et
employés3162 ».
Le soutien des instances dirigeantes du métier étant indispensable pour le succès du
projet, le père Décout doit convaincre le Syndicat de la Boucherie de Paris de l’opportunité de
la messe prévue au Sacré-Cœur. « Le Père se mit en devoir d'aller inviter les dirigeants du
Syndicat patronal. Le cœur lui battait bien un peu en gravissant l'escalier, rue du Roule.
Comme tous les hommes de sa génération, il avait grandi entre 1880 et 1894, aux années
d'anticléricalisme farouche. Plus tard, il avait vécu les temps cruels du Combisme, selon tous
les complexes d'infériorité chrétien français, traité en paria sur toute la ligne et qui s'imagine
facilement se rendre coupable d'une violation de la liberté de conscience, dès qu'il fait montre
tant soit peu de sa foi et surtout de son zèle. Pourtant le prêtre fut reçu correctement par les
deux ou trois gros bonnets présents, par leurs secrétaires, et surtout par M. Louis Sonnet, leur
3160
Jacques BENOIST, Le Sacré-Cœur de Montmartre de 1870 à nos jours, Editions ouvrières, 1992, 2 tomes.
Je remercie le père Jacques BENOIST, avec qui j’ai eu un long entretien le 17 février 2000, pour ses
indications sur la vie religieuse du Sacré-Cœur de Montmartre.
3161
Mgr Fillion, curé de la paroisse Saint-Léon à Paris, futur archevêque de Bourges, fut un soutien précoce de
l'UPCB.
3162
Lettre du père Décout de février 1931, sans doute adressée au chanoine Couturier, sous-directeur des
Oeuvres diocésaines. Archives Historiques de l’Archevêché de Paris (AHAP), 3K1 1C1.
620
juriste, rédacteur en chef du journal3163 ».
Finalement, le 11 mai 1931, la première cérémonie religieuse consacrée à la boucherie
parisienne se déroule devant 500 personnes (6000 invitations avaient été placées « à bon
escient ») dans la basilique du Sacré-Cœur de Montmartre, avec un sermon du père oratorien
André-Marie Dieux, une messe solennelle à deux orgues (M. Panel au grand orgue et Gaston
Desserre à l'orgue d'accompagnement), une maîtrise très nourrie (dirigée par M. Potiron) et un
salut donné par l'abbé de Mallmann, de l'Archevêché. Les journaux professionnels sont venus
à la rescousse pour assurer la publicité de l’événement. Le journal des bouchers a fait paraître
une note « qui annonce en première page la fête dans les meilleurs termes, ni trop ni trop
peu ».
Quelques jours avant la messe du 11 mai, le père Décout écrit la lettre suivante au
chanoine Couturier, sous-directeur des Œuvres diocésaines à l’Archevêché de Paris : « Je
commence à croire qu'il y aura du monde. Il en viendra même d'assez loin en Seine-et-Oise et
de Meaux. Je commence aussi à moins me repentir de m'être mis cette affaire sur les bras,
touché par les confidences de ces jeunes. Je crois qu'il serait bien utile que vous soyez au
modeste déjeuner qui suivra la cérémonie, à côté d'un des membres du Syndicat, qui voudra
bien présider et qui est favorablement disposé. Il sait du reste que tout cela est à titre privé.
Rien d'officiel, ni du côté ecclésiastique ni du côté professionnel, vous préférez cela ainsi,
sans doute, pour ménager l'avenir? Mais de cet observatoire vous jugerez la tournure que
prennent les choses. A ce déjeuner il y aura quelques prêtres, de ceux que la question
préoccupe ; 3 ou 4 patrons bouchers ; André Hesse, secrétaire de la JOC; quelqu'un de la rue
Cadet3164 et de la FGSPF3165 ; une quinzaine de garçons bouchers. Il me semble, en tout cas,
que ce point pourra être acquis (car partout j'ai rencontré faveur dans ce monde), qu'on
pourrait recommencer pareille fête l'an prochain 1932, et avec moindre d'effort, puisqu'une
porte est ouverte. Nous avons bien besoin de vos prières. Celles de la Direction des Oeuvres
doivent être bien puissantes. Je sollicite vos avis de la dernière heure, désirant ne rien faire qui
ne soit de tout point approuvable. Conseils d'ordre négatif, conseils d'ordre positif, jusqu'au
dernier moment seront utiles3166 ».
Le 11 mai 1931, le repas qui suit la messe rassemble 70 personnes. Ce fut un
« déjeuner dinatoire, très familial, comme si on s'était connu de tout temps : présage de la
3163
Louis Sonnet, secrétaire général du Syndicat de la Boucherie de Paris et de la CNBF entre 1912 et 1939, est
rédacteur en chef du Journal de la Boucherie de Paris et président du Syndicat de la presse de l’alimentation.
3164
La rue Cadet (Paris 9e) change de signification pour les bouchers. Entre 1894 et 1914, le 16 rue Cadet est le
siège du Grand Orient de France où se déroule souvent l’Assemblée générale annuelle de la Boucherie de
Paris. Par contre, depuis 1916, c’est au 5 de la rue Cadet que s’installe le SECI (Syndicat des Employés du
Commerce et de l'Industrie), créé en 1887 sur l'initiative de Hiéron, frère des écoles chrétiennes (avec le
soutien du pape Léon XIII). Le 5 rue Cadet devient un haut lieu du syndicalisme chrétien car c’est à cette
adresse que se tient en mars 1919 le congrès fondateur de la Confédération Internationale des Travailleurs
Chrétiens et en novembre 1919 le congrès fondateur de la CFTC. Pour plus de détails, nous renvoyons à
Michel LAUNAY, La CFTC, origine et développement (1919-1940), Presses de la Sorbonne, 1986, 486 p.
3165
La FGSPF est la Fédération gymnastique et sportive des patronages de France, fondée en 1898 par le Dr
Michaux, qui regroupe 3600 sociétés adhérentes et 500 000 membres en 1939. CHOLVY et HILAIRE,
Histoire religieuse de la France contemporaine, tome 3 (193O-1988), Privat, 1988, p 35. Pendant l’entre-deux
guerres, la FGSPF, proche de la Fédération Nationale Catholique, est présidée par François Hébrard (avec le
général de Castelnau pour président d’honneur). Fabien GROENINGER , Sport, religion et nation : la
Fédération des patronages de France d'une guerre mondiale à l'autre
, L’Harmattan, 2004, pp 287-304.
3166
Lettre du père Décout du 6 mai 1931.
621
cordialité qui régnera aux grandes époques
de l'UPCB (dont il n'était pas encore
question certes!). M. le chanoine Couturier, sous-directeur des Oeuvres diocésaines présidait
et fit un toast substantiel. L'Archevêché avait vu de très bon œil notre tentative. (...) Le
déjeuner comporta encore plusieurs discours-programmes. Un toast en vers du boucher-poète,
Maurice Desjardins ; un autre de M. Alfred Perrin, vétéran des Unions fraternelles du
Commerce et de l'Industrie, vieux connaisseur de ce qu'il en coûte pour réunir des
professionnels sur le terrain religieux3167 ». Quatre résolutions pratiques furent prises pendant
le déjeuner : la messe au Sacré-Cœur deviendra annuelle, un bulletin semi-mensuel sera lancé,
une « petite réunion de ferveur » aura lieu chaque trimestre dans la crypte de Montmartre et
« accessoirement, un service amical de placement d'été pour les garçons qui ontenvie de
3168
prendre l'air, leur patron n'ayant pas besoin d'eux alors
».
D'un point de vue financier, le père Décout avait fait 2000 F de dettes pour organiser
la messe des bouchers au Sacré-Coeur. Le produit de la quête est allé, comme de coutume,
directement dans les caisses du sanctuaire du Sacré-Coeur. Trois mécènes privés ont aidé
l'UPCB dans ses débuts difficiles : M. Thomas, mandataire aux Halles, R. Node-Langlais
(grande famille catholique parisienne) et M. Albert Moitié. Quand il évoque les difficultés au
moment de la création de l'UPCB, le père Décout se souvient également du silence
réprobateur qui l'accueillit au Groupe d'Entraide Sacerdotal, réunion d'étude constituée par de
jeunes prêtres du diocèse de Paris pour lutter contre l'individualisme du clergé. «A cette
occasion, le Père apprenait que tel ou tel homme d'œuvres, qui lui avait fait fête, ne disait pas
trop de bien par derrière ». Du côté des bouchers, le père Décout craignait « quelque levée de
boucliers. Il n'en fut rien. Un boucher franc-maçon de l'avenue de Clichy protesta bien un peu:
« Nous étions si tranquilles, aurait-il dit, pourquoi faut-il que les curés soient venus fourrer le
nez dans nos affaires ? ».
Si certains protestent, d’autres applaudissent. Comme souvent en matière religieuse,
les femmes ont été de puissants adjuvants pour l’UPCB 3169. Pour la promotion de la messe
annuelle de l'union au Sacré-Cœur, l'aumônier fait parvenir chaque année environ 30
invitations à Renée Tissier, caissière chez Potin, 40 à la Supérieure des Sœurs de
l'Assomption à Puteaux, 40 à la Supérieure de l'Hospice Debrousse (Paris e20
) et 20 à la
Supérieure des Sœurs de Saint-Vincent-de-Paul (Paris 19 e). L'UPCB reçoit également, dès
1932, le soutien d'Anne Margueron, qui fait de la propagande pour l'œuvre au sein de la Ligue
Patriotique des Françaises3170. Parmi les soutiens de l’UPCB en 1932-33, on peut également
citer J. de Mallmann, secrétaire à la direction des Oeuvres de l'archevêché de Paris, M.
3167
Alfred Perrin fut longtemps le secrétaire général des Unions professionnelles de catholiques, fondées en
1899 dans le sillage de l’Union fraternelle du commerce et de l’industrie de Léon Harmel (fondée en 1889).
Dans les années 1920, il est vice-président de l’œuvre des cercles catholiques ouvriers (présidée par le général
de Castelnau). En 1926, Perrin devient secrétaire général de la « Confédération française des professions
commerciales, industrielles, et libérales, union économique des catholiques », présidée par Eugène DelcourtHaillot et Joseph Zamanski. Jean-Marie MAYEUR, « L’Eglise catholique : les limites d’une prise de
conscience », in Georges LAVAU (dir.), L’univers politique des classes moyennes , FNSP, 1983, p 130.
3168
Père DECOUT, Note sur le premier pèlerinage des bouchers catholiques à Montmartre, 11 mai 1931, p 7.
3169
Pour une approche générale, nous renvoyons à Jean-Paul THOMAS, « Les droites, les femmes et le
mouvement associatif (1902-1946) », in Claire ANDRIEU, Gilles LE BEGUEC et Danielle
TARTAKOWSKY (dir.), Associations et champ politique, Publications de la Sorbonne, 2001, pp 523-531.
3170
Sur les origines de la Ligue Patriotique des Françaises, née en 1902 d’une scission de la Ligue des femmes
françaises (d’influence trop monarchiste), on peut consulter Catholicisme hier, aujourd’hui et demain ,
Letouzey et Ané, 1975, tome VII, col. 780.
622
Primard, président du Mariage chrétien, et
l'Union des Anciens Combattants de la
Boucherie Française3171. L’ensemble de ces associations doivent être assez proches de la
Fédération nationale catholique, fondée en 1924 par le général de Castelnau (en réaction au
Cartel des gauches) pour rechristianiser la société3172.
Pour garder un lien avec les fidèles et faire connaître les activités de l’UPCB, le père
Petiteville lance en décembre 1933 un bulletin trimestriel, le Petit Echo de la Boucherie,
« journal chrétien de collaboration et d'entraide pour tous les bouchers», qui devient après
1945 la Lettre aux bouchers. Sur la couverture du premier bulletin, que nous avons reproduit
3173
en annexe, on voit l'importance pour la corporation du pèlerinage annuel à Montmartre
. Le
graphisme de la couverture change assez vite, mais la basilique du Sacré-Cœur en reste
l'élément principal. Dans son rapport de 1937, l’aumônier évoque «une centaine d'abonnés en
province, à Nantes surtout ». En avril 1937, il précise « 20 abonnements sur Evreux, beaucoup
d'abonnements sur Nantes». Cela nous renseigne peu sur la région parisienne. Le bulletin de
1948 note que « sur 6000 bouchers à Paris et en banlieue, 1000 sont affiliés à notre œuvre,
mais seulement 86 bouchers ont réglé leur cotisation de 19473174 ».
Le Petit Echo de la Boucherie compte 8 pages pour son premier numéro en décembre
1933, mais passe à 16 pages dès 1934. La plupart des articles sont sans doute rédigés par
l'aumônier, sous des pseudonymes plus ou moins heureux. Le bulletin contient des récits de
voyages, des articles sur la situation des bouchers, d'autres sur l'actualité religieuse, politique
ou sociale, la liste des nouveaux adhérents à l'œuvre, le calendrier des réunions et messes de
l'UPCB... En 1937, le père Petiteville est fier du «succès d'un bulletin trimestriel qu'on peut
dire lu. Court mais essayant d'être substantiel. Tend à devenir la liaison entre Paris et la
province ». Les débuts du lancement du bulletin avaient pourtant été assez difficiles. En
novembre 1933, l’aumônier évoque les pourparlers avec l'imprimeur pour relancer la parution
du Petit Echo de la Boucherie et il demande une aide financière à l'Archevêché: « Si
l'aumônier est vierge de dettes, sa caisse est vide, et ces braves bouchers la défendent un peu
trop leur caisse!... Je vais les secouer un peu, et faire appel à leur syndicat qui est riche car les
générosités extérieures finiraient par se lasser, l'ordre naturel des choses voulant que les
intéressés mettent les premiers la main à la pâte ».
Les difficultés financières ont été constantes pour l'UPCB tout au long de son
existence, ce qui est peut-être un reflet de son manque d'attractivité sur le milieu
professionnel. L'aumônier doit veiller pour chaque opération qu'il lance à trouver les appuis
financiers nécessaires. En juin 1935, le père Petiteville annonce à l'Archevêché que «la
cérémonie de Montmartre est payée (l'Archevêché a donné 250 F). La quête faite par les
chapelains au cours de la cérémonie coupe l'herbe de l'aumônier : les bouchers sont persuadés
que la quête va à l'œuvre. La quête faite au vin d'honneur rapporte 250 F. Frais : 500 F pour la
Schola, 300 F pour le luminaire. Le père Décout dépensait environ 1000 F les années
3171
Ces renseignements sont tirés d'une liste des "Adresses auxquelles envoyer lePetit Echo de la Boucherie".
Cette liste se divise en 3 parties: la première concerne les membres du Syndicat et professionnels importants
(19 noms), la seconde des patrons bouchers (63 noms) et la troisième des religieux et des personnalités (30
noms). Archives Historiques Diocésaines de Paris, 3K1 1C1.
3172
Pour plus de détails sur la FNC, nous renvoyons à la thèse de Corinne BONAFOUX-VERRAX, A la droite
de Dieu : la Fédération nationale catholique (1924-1944), Fayard, 2004, 658 p.
3173
Annexe 40 : Couverture du Petit Echo de la Boucherie, n°1, décembre 1933. Archives Jésuites de Vanves,
I Pa 805/4.
3174
Lettre aux Bouchers, n°33, mai 1948. Archives Jésuites de Vanves, I Pa 806.
623
précédentes3175 ». Le curé de Notre-Damedes-Victoires refuse que la quête de la messe
pascale des bouchers soit faite pour l'œuvre : les ecclésiastiques renoncent en effet rarement à
leur casuel. Mais le père Petiteville refuse de se décourager : « J'ai trop de signes évidents que
le bon Dieu veut et bénit cette œuvre pour me laisser aller au scepticisme ».
L'équilibre financier est dur à tenir, surtout quand la générosité des fidèles n'est pas au
rendez-vous : « La boucherie parisienne flotte toujours et j'espère ne sombrera pas, malgré les
difficultés d'argent. Ces messieurs patrons ont toujours un cadenas au porte-monnaie dès qu'il
3176
s'agit de débourser
». Le père Petiteville a dû mainte fois jalouser la confrérie SaintAurélien des bouchers de Limoges, car ceux-là étaient très attachés à leur chapelle et
3177
n'hésitaient pas à en prendre la charge financière
.
Si la situation financière de l’UPCB n’est pas vaillante, qu’en est-il des messes
organisées par l’aumônier ? Rencontrent-elles un grand succès ? La grande messe annuelle,
qui a lieu au Sacré-Coeur de Montmartre de 1931 à 1939, en mai ou juin, connaît un succès
grandissant, surtout après 1936, quand René Serre arrive à la tête de la CNBF et du syndicat
parisien de la Boucherie. Les messes de 1932 et 1933 sont présidées par Mgr Crépin, évêque
in partibus de Tralles, auxiliaire du cardinal Verdier3178. En 1934, le chanoine Couturier, sousdirecteur des Oeuvres Diocésaines, fait une allocution3179. En 1935, c'est Adrien Huard, cofondateur de l'UPCB avec André Hébrard, qui fait une allocution. En 1936, la messe est
célébrée par un ancien boucher, l'abbé Feutry, de l'UPCB d'Evreux, et l'allocution est confiée
au père Robinne, aumônier de l'Union Catholique du Livre. L'audience de la messe est
variable selon les années mais tourne autour de 500 personnes entre 1931 et 1936. A partir de
1937, les notabilités patronales affichant clairement leurs sympathies pour l’UPCB, la messe
annuelle regroupe plus de 1000 personnes. Les messes de 1938 et 1939 sont présidées par
Mgr Crépin, auxiliaire du cardinal Verdier. Elles inaugurent une tradition nouvelle. En 1938,
deux garçons bouchers servent la messe en bourgeron, l'habit professionnel des bouchers. En
1939, ils sont 32 jeunes bouchers à servir la messe en tablier. Cette innovation, très appréciée
par les fidèles assistant à la cérémonie, sera conservée jusqu'en 1979. On sent bien qu’après
1936, le Syndicat de la Boucherie de Paris « s’approprie » la messe annuelle de l’UPCB à
Montmartre, qui devient une grande fête corporative (et non un moment de méditation
spirituelle), largement célébrée par le Journal de la Boucherie de Paris. En juin 1939, quand
la Revue commerciale de la boucherie fait le compte-rendu du « pèlerinage annuel de la
Boucherie au Sacré Cœur de Montmartre », on a un bel exemple d’alliance du tablier et de la
chasuble. On peut ainsi lire : « Sous la présidence de Mgr Crépin, la messe commence,
l’immense nef est pleine à craquer, à l’autel le prêtre officie servi par deux garçons bouchers
en tenue de travail, tout autour dans les stalles 30 de leurs camarades dans leur habit bleu et
blanc, aux couleurs de la Vierge et de la boucherie, accompagnent la messe. Puis c’est le Père
Dayné qui, du haut de la chaire, exalte le travail et l’âme de la boucherie française 3180 ». J’ai
3175
Lettre du père Petiteville du 1er juin 1935.
3176
Lettre du père Petiteville du 25 février 1937.
3177
Jean LEVET, Mille ans rue Torte, Petite Histoire de Mrs les bouchers de Limoges, Limoges, 1977, 31 p.
3178
Mgr Jean Verdier (1864-194O), supérieur général des Sulpiciens, cardinal en 1929, est archevêque de Paris
depuis 1929. Mgr Verdier a lancé de nombreuses constructions d'églises dans son diocèse, les fameux
« chantiers du cardinal ».
3179
Le chanoine Couturier devient directeur des Oeuvres diocésaines de l’Archevêché de Paris en 1935.
3180
Revue commerciale de la boucherie et de la charcuterie française, juin 1939, p 17.
624
placé en annexe deux clichés de juin 1939
de poser autour des prélats catholiques3181.
qui illustrent très bien la fierté des bouchers
En 1937, le père Petiteville se félicite du fait que la manifestation annuelle de l’UPCB
à Montmartre frappe l'opinion. C’est un «des pèlerinages les plus à sensation, d'après les
chapelains de Montmartre ». Le père Petiteville note que les bouchers sont « très sensibles à
tout ce qui est spectaculaire ». C'est l'apparat du cérémonial religieux, les luminaires, les
orgues, la maîtrise qui attirent autant de bouchers à l'église. Le caractère patronal et
corporatiste de la cérémonie s'affirme de plus en plus. L’aumônier s’en réjouit: « L'élite de la
profession se groupe à ces fêtes. Cette année M. Serre, président du Syndicat parisien, a tenu à
venir lui-même ».
Outre la grande messe annuelle à Montmartre, l'aumônier de l'UPCB organise d'autres
cérémonies religieuses, qui ont beaucoup moins de succès. On se souvient que dans le projet
de 1931 il est question d'une «petite réunion de ferveur » qui aura lieu chaque trimestre dans
la crypte de Montmartre. Cette réunion est fixée au lundi, ce jour étant celui de fermeture des
boucheries, dans différentes paroisses parisiennes. La périodicité de cette messe est assez
variable selon les disponibilités de l'aumônier et selon la fidélité du public. En 1932, les
messes de l'UPCB sont hebdomadaires: elles sont célébrées au Champ de Mars par le père De
Villars3182. En août et septembre 1933, le père Petiteville assure une messe hebdomadaire
pour les bouchers, chaque lundi, à Saint-Léon (accueil affable des abbés Brunet et Kock). A
partir d'octobre 1933, le père Petiteville célèbre la messe hebdomadaire de l'UPCB à l'autel de
la Vierge de la basilique Notre-Dame-des-Victoires, une réunion après la messe ayant lieu
dans la Chapelle du Catéchisme. En novembre 1933, l’aumônier note que 50 bouchers sont
venus à Notre-Dame-des-Victoires pour la fête du Christ Roi et annonce son projet de
célébrer une messe des morts (messe basse de Requiem) à Notre-Dame-des-Victoires le 11
novembre 1933: « elle en fera venir un plus grand nombre peut-être3183 ».
En 1934, une première messe pascale est célébrée à Notre-Dame-des-Victoires (devant
60 personnes) et une récollection est prêchée à Clamart par le père Gibert. Si la messe attire si
peu de monde, c’est que de nombreux bouchers font leur dévotions dans leur paroisse, selon
l’aumônier. Après une interruption due au départ du père Décout pour l'Action Populaire, les
messes mensuelles de l'UPCB reprennent en novembre 1934 à Notre-Dame-des-Victoires,
chaque premier lundi du mois. Cette paroisse a été choisie à cause de la proximité des Halles.
C'est le père Petiteville qui assure le service religieux. Des questions sont posées après l'office
dans la sacristie. Cette messe mensuelle semble se tenir régulièrement jusqu'en 1940, devant
une assistance réduite mais assidue (entre 20 et 30 personnes). Les récollections pour le
Vendredi Saint ont eu lieu de 1936 à 1938, à la villa Manrèse à Clamart : elles regroupent peu
de monde (1 seul patron pour 10 jeunes gens).
Si l'action de l'UPCB tournée vers les adultes ne constitue pas vraiment une réussite, le
service de placement des apprentis a connu un certain succès jusqu’en juin 1936, grâce à
3181
Annexe 41 : Mgr Crépin entouré des 32 apprentis bouchers en tablier, dans la sacristie du Sacré-Cœur de
Montmartre, 5 juin 1939. Le père Petiteville (en surplis blanc) se trouve à gauche de Mgr Crépin. Annexe 42 :
Sortie de la messe de l’UPCB au Sacré-Cœur de Montmartre le 5 juin 1939. Les 32 garçons bouchers en habit
professionnel posent au premier rang. Archives jésuites de Vanves, I Pa 805/2.
3182
Le père De Villars, procureur, aumônier militaire de l'hôpital Villemin, prêtre de la cité jardin de Suresnes, a
été l'aumônier de l'UPCB pour une courte période, en 1932-1933. Il a rapidement été surchargé par ses
fonctions à Passy.
3183
Lettre du père Petiteville du 8/11/1933, adressée à l'Archevêché de Paris.
625
l’aide efficace de certains responsables du
syndicat patronal. Outre le placement,
l’UPCB propose à partir de 1933 un patronage pour les jeunes bouchers le lundi après-midi
(jour de fermeture hebdomadaire), avec une bibliothèque, du basket, du ping-pong. Le père
François Petiteville étant devenu aumônier de l’UPCB, le patronage se tient à la Villa des
Otages, maison jésuite de la rue Haxo (Paris 20e)3184. L'aumônerie n'attire pas les foules. Le
patronage rassemble entre 10 et 30 jeunes par lundi. L’abbé Imbault a voulu animer un second
patronage pour l’UPCB, rive gauche, mais l’expérience n’a pas duré longtemps. En avril
1937, le père Petiteville reconnaît le « peu de succès des réunions de l'abbé Imbault rue de
Vanves (Rosaire): 3 ou 4 gars du patronage. (...) Quand il est parti, nommé curé à Pavillonssous-Bois, cet essai n'a pas continué. Les résultats n'avaient pas été très encourageants. C'était
encore trop prématuré3185 ».
Par contre, l’UPCB connaît quelques beaux succès : des premières communions
tardives chez de jeunes garçons, une « première communion et le mariage d'un cégétiste,
militant de bonne foi ». Le bilan est néanmoins assez mitigé en 1937 : « Des jeunes gens
sympathiques à l'œuvre (mais d'esprit borné) sont cégétistes de cœur (et non seulement de
contrainte) tout en continuant d'être sympathiques à l'œuvre mais récriminant contre les
patronages ». L'aumônerie de la rue Haxo connaît «peu de succès jusqu'ici. Mais ils aiment
3186
venir voir l'aumônerie ce jour-là, écrivent volontiers durant le service militaire
».
Certains patrons bouchers ont pourtant conscience du problème du temps libre des
jeunes commis entre 14h et 17h. Ce problème est une conséquence des lois sociales votées par
le Front Populaire depuis 1936. En juin 1938, le père Petiteville exprime ses regrets : les
apprentis « galvaudent dans les rues ou vont au bistrot ». L'aumônier en appelle à la
responsabilité de l'Archevêché : la direction des Oeuvres doit signaler les patronages de
quartier aux patrons bouchers et faire appel aux vicaires de bonne volonté dans la Semaine
religieuse. « Il y aurait là un véritable bienfait moral, ne serait-ce que d'empêcher les bons
enfants d'aller courir comme les autres. Car c'est là une très grave question de responsabilité.
3187
Et ces enfants déjà bons pourraient attirer des camarades qui ont moins reçu qu'eux
».
En 1935, l'UPCB met en place un «commencement de vestiaire pour jeunes bouchers
nécessiteux » et des consultations juridiques. Le père Petiteville a conscience des conditions
de vie souvent précaires des apprentis et jeunes commis bouchers, mais le souci social de
l'aumônier ne semble pas avoir été très développé. Dans son rapport de 1937, il note:
« Beaucoup de respect humain et de timidité même chez les patrons. Peut-être un respect
excessif de l'opinion (mauvaise) de l'employé sur la religion. Certains se soucient par trop peu
du local où ils couchent. Bien que parfois très gênés, des détaillants pourraient ne pas s'en
tenir à un salaire trop bas. Certaine timidité ou du moins indolence dans l'action catholique.
Malgré les explications et mises au point, un certain nombre de patrons s'imaginent encore
3184
Le terrain du 81-85 rue Haxo a été acheté en 1872 par les jésuites. Après bien des péripéties, c’est le père
Henri Diffiné, ancien ouvrier maçon, qui fait construire en 1936 la chapelle de Notre-Dame des Otages (rue
Haxo), en hommage aux victimes de la Commune (Mgr Darboy, archevêque de Paris, a été fusillé par les
Communards le 24 mai 1871). Le père Diffiné a rédigé un ouvrage, Un demi-siècle d'apostolat en terre
populaire : Chapelle et Oeuvre des otages, Toulouse, Editions de l’apostolat de la prière, 1938, 32 p. Pour plus
d’informations, nous renvoyons à François GRAFFIN, Henri Diffiné : mystique et guide spirituel, prêtre de la
Compagnie de Jésus (1890-1978), Fribourg, Editions St-Paul, 1984, 162 p.
3185
Lettre du père Petiteville, adressée le 3 avril 1937 à l'Archevêché de Paris. AHAP, 3K1 1C1.
3186
Rapport de 1937 sur les activités de l'UPCB. AHAP, 3K1 1C1.
3187
Lettre du père Petiteville, adressée le 3 juin 1938 à l'Archevêché de Paris. AHAP, 3K1 1C1.
626
que l'œuvre est surtout pour les jeunes gens, lui savent gré d'essayer de bien les former,
mais y voient trop encore une manifestation annuelle sans plus. Ne la font connaître qu'à leurs
amis intimes3188 ».
Le père Petiteville ne se décourage pas. L’un de ses grands mérites, en tant
qu’aumônier de l’UPCB, est d’avoir compris les attentes des bouchers. Peintre amateur,
François Petiteville est un homme de contact, très sociable, qui a de l'entregent et sait mener
la conversation. C'est un bon vivant, qui aime les voyages et la bonne chère. L’aumônier aime
manger avec ses bouchers après la messe, partager les plaisirs de la table avec ses fidèles. La
fraternité de la table n'est pas un vain mot dans la Boucherie. Le père Petiteville n’est-il pas
surnommé « l'aumônier du faux-filet» par ses frères ? Les relations n'auraient pas été aussi
étroites avec la profession si l'aumônier avait été un ascète ne goûtant ni les viandes ni les
vins3189. La convivialité fait partie de la réussite de la vie de n'importe quel groupe et le père
jésuite ne s'est jamais caché des plaisirs matériels qu'il pouvait trouver auprès des bouchers.
Ainsi, il écrit en 1948 : « Saint-Eustache, devenant de plus en plus l'église des Corporations,
remplace pour nous Notre-Dame des Victoires... et la vie matérielle suivant la vie mystique,
nous émigrons du café du Vieux Saumur, rue des Petits-Champs, au Central, rue du Louvre,
face à la rotonde de la Bourse du Commerce. Ces cafés s'étaient faits pour nous littéraires
3190
puisque nous allâmes jusqu'à y entendre Gaëtan Bernoville
! ».
Il a existé une véritable amitié entre le père Petiteville et Georges Chaudieu, le chantre
du corporatisme boucher. Quand l’aumônier est rappelé à Dieu en 1974, Georges Chaudieu
écrit un article élogieux sur lui dans La Boucherie Française, organe de presse de la CNBF.
Après avoir rappelé les différentes activités de l'UPCB depuis sa création, il rend hommage à
l'aumônier disparu : «Le R.P. Petiteville animait tout cela avec sa foi profonde, son amour du
prochain. Il savait parler du métier en technicien, des hommes en psychologue, de Dieu en
théologien, avec une précision dialectique qu'on ne trouve plus guère chez beaucoup
d'écrivains de notre époque. (…)L'an dernier lorsqu'il fêta son double jubilé, il m'avait convié
à cette cérémonie, où après la messe et le banquet qui suivit, il reçut l'hommage de tous ses
confrères. Je lui avais offert la Grande Médaille de l'Ecole professionnelle, en remerciements
des éminents services qu'il avait rendus à la boucherie. C'est avec émotion qu'il recueillit ce
témoignage de notre reconnaissance et de notre amitié3191 ».
A partir de 1934, le père Petiteville a eu l’excellente idée d'organiser des excursions
familiales pour tisser des liens plus proches avec ses bouchers. Comme les retraites
spirituelles ne semblaient pas vraiment déplacer les masses, l'UPCB organise chaque année un
petit voyage d'une journée non loin de Paris, le plus souvent en juillet. Les fidèles de l'UPCB
se rendent à Reims en 1934, à Amiens en 1935, à Evreux en 1937, à Compiègne en 1939.
Pour mieux comprendre la nature de ces « journées familiales de la Boucherie », voici le
programme de celle du 5 juillet 1937 à Evreux : « 7h30: Grande course cycliste (la tenue en
bourgeron est obligatoire). 10h30: Grand'messe en musique à la cathédrale, sous la présidence
3188
Rapport de 1937 sur les activités de l'UPCB.
3189
Nous remercions le père E. Planckaert, aumônier de l’UPCB entre 1974 et 1980, pour son précieux
témoignage sur le père Petiteville et l’UPCB. Entretiens oraux en 1997 à la maison des Jésuites, 42 rue de
Grenelle (Paris 7e).
3190
3191
Lettre aux Bouchers, n°33, mai 1948.
Georges CHAUDIEU, « Le Révérend Père Petiteville, aumônier de la Boucherie, a quitté ce monde », La
Boucherie Française, 1974.
627
de Mgr Gaudron, évêque d'Evreux. Allocution du R.P. Décout, fondateur de
l'UPCB de Paris. 12h30: Déjeuner à l'Hôtel de la Biche (30 F pour les patrons, 20 F pour les
employés). Allocution de M. Colliot, secrétaire du Syndicat des ouvriers-bouchers d'Evreux et
membre de la Chambre des Métiers de l'Eure. 15h: Distribution des récompenses et des
diplômes aux lauréats du Concours de dépouille (organisé par la Halle aux Cuirs d'Orléans).
15h30: Grande conférence corporative à l'Hôtel de la Biche, sur «Les répercussions
économiques provoquées par les nouvelles lois sociales », avec le concours de M. Robert
(président de l'Ecole Professionnelle de la Boucherie de Paris et vice-président du Syndicat de
la Boucherie de Paris), Georges Chaudieu (vice-président du Syndicat de la Boucherie de
Paris) et M. Bonneville (vice-président de l'EPB)». Sport, religion, gastronomie, discours
anti-socialiste : tous les ingrédients sont réunis pour assurer le succès des excursions de
l’UPCB.
L'excursion d’Evreux de 1937 est particulièrement émouvante car les Parisiens sont
reçus par Adrien Huard, un des co-fondateurs de l'œuvre. L’UPCB d’Evreux est le premier
groupe de bouchers catholiques fondé en province. Adrien Huard, garçon boucher à Paris en
1929, s’est installé comme patron boucher en 1930 à Evreux (60 rue Victor Hugo) et y a
fondé en 1935 une Union Professionnelle Catholique sur le modèle de celle de Paris. Le petit
groupe d’Evreux est très actif, notamment pour la conciliation entre patrons et ouvriers 3192.
En 1937, le père Petiteville reçoit des demandes de Lyon et de Nantes et demande
conseil à l'Archevêché de Paris : l'UPCB peut-elle devenir interdiocésaine?Evreux
«
est déjà
bien un petit tout complet (100 membres) très fortement attaché à Paris grâce à Adrien Huard
qui a lancé l'œuvre. Je considère un peu Evreux comme la banlieue. Nantes et Lyon c'est déjà
très différent3193! ». La réponse de l'Archevêché est clairement hostile à une UPCB
interdiocésaine : Paris ne doit pas absorber la province. Mais le journal « peut devenir un
intéressant trait d'union entre la province et Paris». D'ailleurs, le père Petiteville se justifie
ainsi : « La cotisation que je leur demande, en province, n'est pas autre chose que le prix
d'abonnement auPetit Echo3194 ».
Un groupe catholique fonctionne à Lyon en 1938 mais il n'est pas réservé aux
bouchers et n'a pas de lien étroit avec l'UPCB de Paris. Animé par le père Richard, du Prado,
le groupe de Lyon, qui ne porte pas le nom d'UPCB, rassemble tous les professionnels de la
filière viande, c'est-à-dire des bouchers, des charcutiers, des boyaudiers, des tripiers et même
des marchands de bestiaux. Son fonctionnement est tout à fait autonome par rapport à Paris et
on ne trouve quasiment aucune trace de ses activités dans le bulletin de l'UPCB de Paris.
Des groupes autonomes d'UPCB sont créés en 1941-42 à Angers et à Nantes, mais
cette fois en gardant des relations suivies avec le groupe parisien. Nos informations sont
pauvres sur l'UPCB d'Angers. Les responsables angevins étaient l'abbé Riobé et Louis Plot
(mort en 1966). Les messes semblent avoir été célébrées en l'église Saint-Nicolas à Angers.
L'UPCB de Nantes a connu un développement particulièrement réussi, sous l'impulsion de
3192
J’ai placé en annexe une carte de l’UPCB qui illustre très bien le souci de réconciliation entre les patrons et
les employés. La devise « Rien n’est meilleur que vivre en unité » est inscrite au-dessus d’une scène de la
Passion du Christ. Un patron et un employé se serrent la main. Le blason de la corporation parisienne de la
Boucherie est au centre de l’image (un agneau avec une bannière). Annexe 43 : Image pieuse de l’UPCB
(années 1930). Je remercie le père Planckaert de m’avoir communiqué ce cliché.
3193
Lettre du père Petiteville du 25 février 1937. AHAP, 3K1 1C1.
3194
Lettre du père Petiteville du 3 avril 1937.
628
son responsable local, Roger Jouys, qui est
souvent venu à Paris pour assister à la fête
annuelle de l'UPCB à la Madeleine (entre 1945 et 1968). A Nantes, la messe des bouchers
avait lieu dans la basilique Saint-Nicolas. Elle a été étendue à tous les professionnels de
l'alimentation pour faire face au déclin de l'union. L'aumônier de l'UPCB de Nantes était le
père Boileau (mort en 1993)3195. En 1949, le père Petiteville évoque des filiales de l’UPCB à
3196
Rouen et Reims, mais nous n'avons aucune information à leur sujet
.
g) Les bouchers en marge du mouvement artisanal ?
Depuis 1885, les bouchers font partie du Comité de l’alimentation de Paris, fondé par
Nicolas Marguery, et ils ont pris l’habitude de mener certaines luttes collectivement avec
leurs confrères commerçants. Après la première Guerre Mondiale, le mouvement artisanal se
structure. Les professions alimentaires voudraient pouvoir faire partie de la Confédération
générale de l’artisanat français (CGAF), fondée en 1922, mais elles en sont tenues à l’écart
par Robert Tailledet3197. Pourquoi ? Et comment réagir face à ce rejet ? Revenons rapidement
sur l’organisation de l’artisanat après 1918.
Député puis sénateur radical du Puy-de-Dôme (1900-1936), ministre du commerce et
de l’industrie de 1915 à 1920, Etienne Clémentel (1864-1936) est considéré comme le « père
de l’artisanat français », tout en ayant œuvré pour la rationalisation de l’économie française
pendant et après la guerre. « La guerre terminée, son action aboutit au groupement des
syndicats professionnels en une confédération devenue la Confédération générale de la
production française, puis la Confédération générale du patronat français (CGPF). Il constitua
également des groupes régionaux de chambres de Commerce et une Chambre internationale
du Commerce. Il s’employa enfin à la rénovation de l’artisanat 3198 ». Tout comme il voit dans
la CGPF une « arme pour attaquer efficacement la CGT », Clémentel voit dans l’artisanat,
« secteur prospère de petits producteurs indépendants », un pilier du statu quo social, un
tampon entre la bourgeoisie et le prolétariat3199. Il n’hésite donc pas à soutenir le projet de
confédération générale des artisans proposé par Robert Tailledet et Georges Grandaham,
fondateurs en 1917 de la Fédération de la petite industrie de la chaussure3200. Le congrès
constitutif de la CGAF (Confédération générale de l’artisanat français) se tient en mars 1922.
Grandaham en préside le comité d’organisation, « avec la volonté de tenir à distance certains
métiers fortement organisés et qu’on s’efforcera ensuite d’exclure du champ de l’artisanat
3195
Le groupe de Nantes a survécu à celui de Paris (qui disparaît en 1980). L'œuvre de Roger Jouys a été
continuée par Claude Atelin, qui a fondé en 1988 « l’Amicale des anciens patrons bouchers de Loire
Atlantique », qui regroupe une centaine d'adhérents, et a rétabli en 1990 la tradition des messes à Nantes. Par
exemple, le 16 mars 1997, la messe annuelle de la Boucherie a été célébrée dans la chapelle des Sœurs
Franciscaines Oblats de Chantenay à Nantes, en présence de 42 retraités.
3196
Père PETITEVILLE, article « Boucherie », in Gabriel JACQUEMET (dir.), Catholicisme hier, aujourd’hui,
demain, Letouzey et Ané, 1949, tome II, col. 182.
3197
Marchand de chaussures plutôt que cordonnier, « franc-maçon, disposant de relations haut placées, surtout,
mais pas exclusivement, au parti radical, Tailledet deviendrait une sorte d’administrateur de carrière et de
porte-parole de la CGAF ». Steven ZDATNY, Les artisans en France au XXe siècle, Belin, 1999, p 53.
3198
Jean JOLLY (dir.), op. cit., tome III, p 1073.
3199
Steven ZDATNY, op. cit., p 55.
3200
Tailledet est le président du Syndicat des petits fabricants de la chaussure et Grandaham est le président de la
Fédération française des réparateurs et petits bottiers.
629
(métiers de l’alimentation et notamment
boucherie)3201 ». Grâce au soutien de
Clémentel, la CGAF reçoit d’importantes subventions publiques, accordées au lancement
d’un journal national. Dès 1923, la CGAF possède un organe de presse national, L’Artisan
français, ce qui constitue un atout non négligeable. Bernard Zarca souligne que « la liste des
métiers commença par s'étoffer, mais dès janvier 1924, elle ne comporta plus les métiers de
l'alimentation (la boucherie n'en avait jamais fait partie). Cesexcommunications
«
» et ces
oublis relevaient d'une stratégie délibérée des dirigeants de la CGAF, soucieux de bien
affirmer la spécificité de l'artisanat par rapport au commerce mais aussi d'écarter des métiers
puissamment organisés3202 ». Pour Zarca, « il n’est pas surprenant que la chaussure se s oit
opposée à l’alimentation : le milieu modeste redoutait le milieu riche ». De plus, on peut y
voir la méfiance des « producteurs » à l’égard des métiers « dont le chiffre d’affaires
correspondait principalement à la revente, la valeur ajoutée étant plus faible que la valeur des
matières utilisées3203 ». Selon Tailledet, les métiers de l’alimentation ne relèvent pas de
l’artisanat mais du commerce car la valeur ajoutée de leur travail est inférieure, dans le chiffre
d’affaires, à la valeur initiale des produits revendus en l’état ou transformés.
Les bouchers se trouvent donc volontairement exclus de la CGAF dès sa création.
Pour Tailledet et Grandaham, l’artisanat est constitué par « la petite production familiale et
indépendante dont le patron est un homme de métier, distinct à la fois de l’industriel qui fait
travailler ses capitaux, de l’agriculteur qui exploite la terre, et du commerçant qui se contente
de revendre ». Cette définition de l’artisan est reprise le 10 juin 1923 par le Parlement, qui
vote la loi sur le crédit artisanal et crée un statut d’ « artisan fiscal », exemptant de l’impôt sur
les bénéfices industriels et commerciaux « les ouvriers travaillant chez eux ou au dehors, qui
se livrent principalement à la vente du produit de leur propre travail et qui n’utilisent pas
d’autres concours que celui de leur femme, de leurs père et mère, de leurs enfants et petitsenfants habitant avec eux, d’un apprenti de moins de seize ans et d’un compagnon 3204 ».
La Chambre des métiers d’Alsace, créée en 1899 dans le cadre de la loi impériale
allemande du 26 juillet 1897, a une conception de l’artisanat moins restrictive, « fondée sur la
qualité et non sur la taille de l’entreprise, faisant du métier une entité corporative où se
rejoignent les intérêts du patron et ceux de l’ouvrier 3205 ». Dans le contexte de l’après-guerre,
« le retour de l’Alsace-Lorraine à la France fournissait un modèle efficace, mais corporatif,
d’organisation des métiers qui valorisait au plus haut point la formation par apprentissage,
facteur d’entente sociale et de collaboration harmonieuse dans l’entreprise grâce aux
identifications entre compagnons et maîtres qu’il favorise. Les dirigeants de la Chambre des
métiers d’Alsace, idéologiquement marqués par le catholicisme social, contribuèrent, aux
côtés de Tailledet et Grandaham, à la création de la CGAF ; mais ils firent quant à eux
pression sur les pouvoirs publics pour que prévalût leur conception de l’artisanat, non point
classe sociale, en quelque sorte supérieurement bornée par la taille maximale de l’entreprise,
comme le théoriserait, avec un succès politique certain jusqu’à la veille de la seconde guerre
mondiale, celui qui devint le président de la CGAF, toujours plus jaloux de son pouvoir,
3201
Bernard ZARCA, L'artisanat français: du métier traditionnel au groupe social
, Economica, 1986, p 32.
3202
Ibid., p 35.
3203
Bernard ZARCA, Survivance ou transformation de l’artisanat dans la France d’aujourd’hui , Thèse, IEP de
Paris, 1983, tome III, p 1064.
3204
Nonna MAYER, La boutique contre la gauche, FNSP, 1986, p 104.
3205
Ibid.
630
Tailledet, mais entité corporative, permettant
les passages de la condition d’ouvrier à celle
de maître indépendant, sous contrainte de qualification, et de celle-ci à celle de petit patron,
sans qu’aucune frontière n’existât avec l’exercice de l’activité à grande échelle, pourvu
qu’une certaine qualité du travail fût préservée 3206 ». Rejetés par la CGAF, les bouchers vont
s’empresser de se rapprocher du modèle corporatif plus souple proposé par la Chambre des
métiers d’Alsace, dirigée par Hubert Ley, Frederick Schlieffer puis Fernand Peter. La couleur
politique des « Alsaciens », marqués à droite, correspond mieux aux bouchers, la CGAF étant
pour eux trop proche du radicalisme.
Le législateur suit l’exemple alsacien quand est votée la loi Courtier du 26 juillet 1925
qui institue en France les Chambres de métiers, chargées de la représentation des intérêts de
l’artisanat et du contrôle de la formation et de l’apprentissage. La définition de l’artisan étant
souple (pas de mention de la taille de l'unité de production), il a fallu définir les frontières du
groupe artisanal entre 1925 et 19293207. Exclues des chambres de métiers, comme elles le sont
de la CGAF, les professions alimentaires se regroupent pour former, avec les métiers du
bronze, de l’orfèvrerie et du bijou, l’Union des artisans français (UAF) le 25 février 1925,
dirigée par Paul Bulnois. En 1926, l’UAF regroupe 70.000 adhérents, ce qui ne lui permet pas
de défier l’influence de la puissante CGAF. Néanmoins, l’UAF est agréée pour distribuer le
crédit artisanal. Le poids de la CGAF s’érode progressivement, avec la volonté d’autonomie
de divers groupements artisanaux de province (la Chambre des métiers d’Alsace quitte la
CGAF dès 1924). Une circulaire ministérielle du 1er juin 1929 inclue les métiers de
l’alimentation dans les listes des chambres de métiers. De ce fait, à partir de 1929, la CGAF
ne contrôle plus l’Assemblée des présidents de Chambres de métiers de France (APCMF) 3208.
En 1928, Floréal Molin crée l’Union artisanale de la Boucherie Française , sur
laquelle nous ne savons pas grand chose. A partir de 1927, Molin « remet en honneur le goût
du beau travail, et organise des concours d'habileté professionnelle où se révèlent des patrons
et ouvriers épris d’un idéal tendant à disparaître en cette période de facilité ». Auprès de
Floréal Molin, on trouve dans l’Union artisanale de la Boucherie Georges Chaudieu, « un des
premiers à comprendre le danger que court le métier à conserver uniquement la forme
commerciale. Pionnier de la doctrine artisanale, il est un véritable apôtre du
corporatisme3209 ». Georges Chaudieu (1899-1990) est sans doute la figure dominante du
monde de la boucherie française au XXe siècle. Fils d’un boulanger de la Brie, orphelin de
mère à un an et de père à douze, Georges Chaudieu est placé comme apprenti boucher chez un
cousin parisien en 1912. Mobilisé de 1918 à 1921, il se marie en 1923 et s’installe comme
patron-boucher. Très vite, il se mobilise pour la défense du métier. Il est de toutes les
organisations qui touchent la viande. Il a été haut responsable dans les organes syndicaux
(vice-président du Syndicat de la Boucherie de Paris et de la CNBF), les institutions
artisanales (délégué général du CEAA, membre de la Chambre des métiers de Paris,
professeur à l’Institut d’études corporatives et sociales, directeur de l’Ecole des hautes études
artisanales) et les organismes d’éducation (directeur de l’Ecole de la Boucherie de Paris,
président-fondateur de l’Institut de la viande et de l’Ecole supérieure des métiers de la viande,
professeur). Il participe, initie ou soutient de nombreux projets qui valorisent la profession,
3206
Bernard ZARCA, « L’artisanat, la plus populaire des classes moyennes ? », Vingtième Siècle, n°37, janvier
1993, p 57-58.
3207
Bernard ZARCA, L'artisanat français: du métier traditionnel au groupe social
, Economica, 1986, p 36.
3208
Ibid., p 38.
3209
André DEBESSAC, op. cit., p 93.
631
dans le champ technique (MATIC, concours
professionnels), social (Vrais Amis, Caisse
primaire d’assurance maladie), religieux (UPCB) ou même culturel (Académie de la viande).
Enfin, il a publié de très nombreux ouvrages (manuels techniques, ouvrages historiques,
essais), ce qui facilite le travail de celui qui souhaite cerner ce personnage aux multiples
facettes3210.
Dans ses mémoires, publiées en 1972, Georges Chaudieu note son enthousiasme pour
le mouvement artisanal qui se structure dans les années 1920 : « Je pris bien vite une place
importante dans l’Union artisanale de la boucherie , organisation parallèle à l’Union des
Syndicats de la Boucherie française (devenue plus tard Confédération) et je devins, par la
suite, un des deux délégués généraux d’un mouvement artisanal national, le Comité d’Entente
et d’Action artisanales de France , présidé par Fernand Peter, président de la Chambre de
Métiers d’Alsace, mouvement qui défendait l’idée « d’artisanat, entité économique 3211 ».
Rejetés par la CGAF, les bouchers rejoignent en 1933 le Comité d'Entente et d'Action
Artisanales, qui poursuit la résistance initiée par l’UAF en 1925.
« Une réunion se tint à Paris en mars 1933 pour préparer la formation du Comité
d'Entente et d'Action Artisanales (CEAA), qui rassembla, selon
L'Artisan
, les représentants de
quelques 200 000 artisans. Le CEAA convoqua sa première assemblée générale à Paris en
novembre 1933, qui coïncida avec l'assemblée semestrielle de l'APCMF. Les délégués de
nombreuses Chambres de Métiers étaient présents, conduits, bien sûr, par les Chambres de
Strasbourg et de Moselle; étaient également présents les délégués des 19 fédérations
régionales de l'UAF, et d'une série de syndicats locaux et d'associations artisanales –
principalement de forgerons, boulangers, bouchers, et de groupes d'Alsace-Lorraine.
L'assemblée élut Peter comme président, et répartit les postes de vice-présidents entre d'autres
personnages éminents de l'artisanat (...) : Périer, président du Syndicat Général des Bouchers
3213
français; Bergue3212, président de l'Union Artisanale des Bouchers français
». Bernard
Zarca note que le CEAA a été fondé pour lutter contre un projet de loi déposé par Courtier,
qui veut limiter l’artisanat à dix salariés. Sur le modèle alsacien, le CEAA souhaite
l'institution d'un brevet de maîtrise obligatoire, qui seul autorise les artisans à former des
3214
apprentis, mais qui de plus aurait seul permis l'accès à la condition artisanale
.
La seconde loi Courtier, du 27 mars 1934, définit l’artisan avec une limitation à 10
compagnons (et apprentis) et une qualification professionnelle exigée3215. La qualification est
prouvée soit par un apprentissage préalable soit par un exercice prolongé du métier. Les
registres des métiers sont institués3216. Le CEAA accuse la CGAF de promouvoir une
conception « marxiste » de l'artisanat, alors qu’Hubert Ley veut faire de l’artisanat une partie
intégrante des classes moyennes, rempart contre le socialisme. En 1935, « le CEAA proposait
3210
La BNF recense 45 notices d’ouvrages de Chaudieu (y compris les rééditions), publiés entre 1936 et 1987.
3211
Georges CHAUDIEU, La route : mémoires et anti-mémoires d’ un boucher, SOFIAC, 1972, p 129.
3212
Paul Bergue a été secrétaire (1931-1932) puis vice-président (1933-1934) du Syndicat de la Boucherie de
Paris.
3213
Steven ZDATNY, Les artisans en France au XXe siècle, Belin, 1999, p 115.
3214
Bernard ZARCA, L'artisanat français: du métier traditionnel au groupe social
, Economica, 1986, p 39.
3215
Pour le département de la Seine, la limite est fixée à 5 employés par un décret de janvier 1936.
3216
Il faut attendre août 1936 pour la publication du décret d’application relatif aux inscriptions au registre des
métiers.
632
un plan d’organisation corporative de
l’économie française, en opposition au
libéralisme et à l’interventionnisme de l’Etat 3217 ». Les idées défendues par le CEAA sont
assez proches du corporatisme mis en place par Vichy. Si Georges Chaudieu et les membres
de l’Union artisanale de la Boucherie Française partagent sans doute pleinement le
programme du CEAA, il n’est pas sûr que les instances dirigeantes de la profession, le
Syndicat de la Boucherie de Paris et la CNBF, portent un intérêt très marqué pour la question
artisanale, du moins jusqu’en 1936 3218. « Les métiers de l'alimentation, reconnus par les
chambres de métiers, avaient cependant été tenus à l'écart de la CGAF, entre les deux guerres.
Les plus importants d'entre eux, la boulangerie et la boucherie, étaient suffisamment forts
pour défendre leurs intérêts sans avoir à se confédérer au sein d'une organisation
interprofessionnelle. Toutefois, Monsieur Marant, président de la Fédération de la charcuterie
de France et des colonies, rattacha cette fédération à l'UAF puis au CEAA, de même que la
Fédération de la boucherie laissa à l'un de ses responsables, Monsieur Chaudieu, le soin de
représenter le métier dans cette dernière organisation dont il fut le délégué général. Dans leur
ensemble, les métiers de l'alimentation, rejetés par la CGAF du côté du commerce,
cherchèrent à s'organiser avec d'autres professions commerciales de l'alimentation et
3219
n'attachèrent pas un grand prix, sinon par exception, à l'identité artisanale
».
On peut comprendre que les bouchers parisiens – outre l’exception remarquable de
Chaudieu – ne se soient pas investis dans le mouvement artisanal. Exclus de la CGAF, ils font
partie de l’UAF puis du CEAA. Exclus entre 1925 et 1929 des Chambres de métiers, ils sont
représentés à la Chambre de commerce et d’industrie de Paris (le président du Syndicat des
charcutiers, Ernest Jumin, en est membre entre 1929 et 1938). Jusqu’en 1936, les dirigeants
du Syndicat de la Boucherie de Paris, Louis Martin puis Georges Beltoise, ne sont pas
particulièrement soucieux de participer aux débats sur l’artisanat, contrairement aux travaux
du Comité de l’alimentation de Paris. La montée de l’agitation ligueuse et le choc provoqué
par le Front Populaire vont modifier la situation, amenant à la tête de la profession deux
personnalités, René Serre et Georges Chaudieu, soucieux d’intégrer les bouchers au
mouvement de résistance des classes moyennes, contre les menées socialistes.
h) Le Syndicat de la Boucherie de Paris concurrencé à droite par
les anciens combattants de la Boucherie (1928-1936)
Entre 1880 et 1914, les bouchers français semblent majoritairement rester fidèles au
radicalisme (ou à l’Alliance républicaine démocratique), même si des tentations boulangistes
et nationalistes ont existé. Le conformisme politique des bouchers se prolonge-t-il pendant
l’entre-deux guerres ? Demeurent-ils des républicains sages et prudents (basculant
simplement de gauche à droite) ou bien sont-ils massivement tentés par les idées fascistes qui
se développent en France ?
3217
Bernard ZARCA, op. cit., p 41.
3218
Une série d’articles publiés en 1935 dans la Revue commerciale de la boucherie et de charcuterie française
laisse penser que les patrons bouchers « découvrent » le corporatisme en 1935. Lors d’une « grande réunion
corporative » de la boucherie le 4 juillet 1935, « le corporatisme est présenté » à la profession par Guillermin,
du Comité de l’Union corporative, qui oppose le corporatisme au libéralisme en faillite (à cause de
l’individualisme). Revue commerciale de la boucherie et de charcuterie française, n°4, octobre 1935, p 41.
BNF, 4° Jo 1599.
3219
Bernard ZARCA, op. cit., p 77-78.
633
Si l’on se base sur les études de
Serge Bernstein, ce n’est pas tant les
petits commerçants qui s’éloignent du radicalisme que le Parti radical lui-même qui se
reclasse à droite, notamment après l’échec du Front populaire. Après s’être voulu un parti de
gauche pendant le premier tiers du XXe siècle, le Parti radical est « amené à évoluer vers le
centre-droit sous la pression de sa clientèle3220 ». Si la petite entreprise est sous-représentée
dans les instances dirigeantes du Parti radical, le petit patronat n’est pas absent des comités de
base. Néanmoins, « le radicalisme n’a récupéré que partiellement les artisans, peu actifs dans
les Ligues antifiscales de la fin du XIXe siècle, peut-être parce que les plus modestes étaient
exonérés de la patente. Dans le Comité de Chalon-sur-Saône étudié par Serge Bernstein sont
recensés 10% seulement d’artisans et 37% de négociants et de commerçants au début du XX e
siècle. Le radicalisme a également perdu la petite entreprise parisienne qui, dérivant vers la
droite depuis le boulangisme accorde ses préférences à l’Alliance Démocratique, d’après
Serge Bernstein. Il reste qu’une fraction notable du petit patronat reste fidèle au radicalisme.
De Léon Bourgeois à Edouard Daladier, le comportement du radicalisme obéit en effet au
même principe : ne rien décider au sommet qui ne soit acceptable pour les Comités de base.
En effet, les structures radicales répondent à la fois à des réalités et à une conception sociales.
Les professeurs et les avocats qui peuplent les instances supérieures du parti se considèrent
comme la preuve vivante d’une promotion dont l’atelier et la boutique sont le point de départ
et l’école publique l’instrument. Il leur appartient d’être à l’écoute d’une base largement
enracinée dans la vie professionnelle du pays et de tirer des leçons d’ensemble de leur
expérience. Ainsi, les structures du radicalisme honorent en les reproduisant un schéma social
qui permet l’intégration et l’ascension d’une base où le petit patronat est représenté ; de sorte
que les dirigeants combinent le désir de démocratie directe, qui a toujours été une aspiration
de la démocratie française et les nécessités hiérarchiques propres à un parti national3221 ».
Jeanne Gaillard note que « pendant la crise des années 1930, le radicalisme accordera
la plus grande attention aux vœux de la petite entreprise ». Pour exemple, elle cite la
législation prise en mars-avril 1936 contre les monopoles et le retrait du Parti radical du Front
populaire en 19373222. Pour Serge Bernstein, ce retrait s’explique par le mécontentement de la
petite et moyenne entreprise qui voit ses charges considérablement alourdies à cause des lois
sociales de 1936 (congés payés, semaine de 40h). Ce revirement des radicaux aurait très
probablement évité de rejeter les classes moyennes et le petit patronat vers le totalitarisme3223.
En 1981, Jeanne Gaillard ajoute : « Une étude systématique, qui fait encore défaut, montrerait
que les partis de droite ont eu une tactique parallèle à celle des radicaux, de sorte que le petit
patronat a hésité entre la droite et la gauche classique beaucoup plus qu’entre le fascisme et la
République3224 ». Ces propos peuvent-ils s’appliquer aux bouchers parisiens ?
Notre objet n’est pas de faire une analyse politique des bouchers, de leurs votes et de
leurs opinions. Mais le thème du corporatisme n’est pas neutre politiquement. Nous voulons
3220
Serge BERNSTEIN, « Le parti radical-socialiste, de la défense du peuple à celle des classes moyennes », in
Georges LAVAU (dir.), L’univers politique des classes moyennes , FNSP, 1983, p 71.
3221
Jeanne GAILLARD, « La petite entreprise en France au XIXe et au XXe siècle », in Commission
internationale d’Histoire des mouvements sociaux et des structures sociales, Petite entreprise et croissance
industrielle dans le monde aux XIXe et XXe siècles, CNRS, 1981, tome 1, pp 163-164.
3222
Une loi du 22 mars 1936 interdit « d’ouvrir aucun magasin à prix unique pendant un an ». Ibid. p 164.
3223
Serge BERSTEIN, Le parti républicain-radical et radical-socialiste en France de 1919 à 1939, Thèse
d’Histoire, Paris X, 1976.
3224
Jeanne GAILLARD, op. cit., p 165.
634
savoir si le Syndicat de la Boucherie de Paris
a résisté à la montée des courants fascistes.
Quand André Debessac retrace en 1943 l’action des présidents successifs de la CNBF et du
syndicat parisien, il insiste sur le fait que Louis Martin défend « l’honneur et le renom de la
boucherie » (entre 1921 et 1929) et que Georges Beltoise lutte énergiquement
« pour maintenir le prestige du métier » (entre 1929 et 1936)3225. Outre les attaques
économiques sur la responsabilité des bouchers dans la cherté de la viande, qui ne sont pas
nouvelles, il semble bien que le métier fait face à des attaques d’un type nouveau après 1920.
La création du Parti Communiste Français en 1920-1921 ne doit pas être étrangère aux
attaques qui peuvent porter sur les bouchers (et les boutiquiers en général), ennemis de la
classe ouvrière car exploiteurs des salariés, accrochés aux rentes et aux petits profits
capitalistes. Une remise en cause aussi nette et franche des petits commerçants comme
intermédiaires profiteurs et oppresseurs du prolétariat n’existait pas (ou peu) avant 1914. Il y a
un sujet sensible sur lequel les bouchers vont prendre appui pour organiser un mouvement de
résistance contre leurs ennemis, c’est la défense de l’honneur des bouchers anciens
combattants. Morice Deshais crée en 1928 l’Union des Anciens Combattants de la Boucherie
(UACB), qui va concurrencer à droite le Syndicat de la Boucherie de Paris jusqu’en 1937 3226.
En décembre 1928, le Syndicat de la Boucherie de Paris lance, avec l’aide de son
journal, un vaste recensement des vétérans et anciens de la boucherie (en activité depuis 10
ans), pour dénoncer les rumeurs sur la fortune rapide des bouchers3227. Le malaise est donc
réel. L’époque de l’Union Sacrée et du pieux recueillement collectif pour honorer les disparus
de la profession, en présence des autorités publiques, semble bien loin en 1928. Pourtant, le
23 octobre 1922, quand le Syndicat de la Boucherie de Paris inaugure le monument en
l’honneur des patrons et ouvriers bouchers morts au combat, dans la grande salle du Cirque
d’Hiver, le député de la Seine Henry Paté, haut commissaire à l’éducation physique et à la
préparation militaire, était présent. Mais en 1928, les rapports sont extrêmement tendus entre
le gouvernement et les bouchers.
Face à la mollesse du Syndicat patronal, Morice Deshais décide de créer en octobre
1928 un groupe plus offensif, l’Union des Anciens Combattants Bouchers Détaillants et
Benjamins, qui dispose d’un organe de presse au titre révélateur, Le Réveil de la Boucherie
française3228. L’UACB est fondée le 15 octobre 1928 par les bouchers Deshais, Lafont, Pillon
et Louis Bernard pendant une réunion à la Salle Gruber (15 boulevard St-Denis) contre la
campagne de dénigrement du gouvernement Poincaré contre la Boucherie. L’Union rassemble
rapidement un petit millier de personnes : 110 bouchers y adhèrent le 15 octobre, 247 le 22
octobre (lors de l’assemblée générale du Syndicat) et 350 le 29 octobre, lors de l’Assemblée
générale constitutive de l’UACB. Le siège de l’Union est fixé au 1 rue Mondétour (Paris 1 er).
Morice Deshais est président et Pillon vice-président. René Serre et Alexis Morin soutiennent
la propagande des anciens combattants3229. Nous ne disposons d’aucune précision
3225
André DEBESSAC, Histoire de la corporation des métiers des viandes, Société d’édition de publications
corporatives, 1943, p 93-94.
3226
Nous utilisons les initiales UACB par commodité. Ce sigle n’est pas utilisé à l’époque.
3227
Journal de la Boucherie de Paris, 30 décembre 1928. BNF, Jo A 328.
3228
Bajard est rédacteur en chef du Réveil de la Boucherie française, mensuel créé le 3 décembre 1928 par
l’UACB.
3229
René Serre devient président du Syndicat de la Boucherie de Paris en 1936 et de la CNBF en 1938, avant de
se compromettre avec Vichy. Engagé volontaire en 1916, major de promotion à l’Ecole d’artillerie de
Fontainebleau, René Serre a reçu la croix du combattant 1914-18. Il est président de l’UPCB entre 1954 et
635
biographique sur les dirigeants de l’UACB 3230. Par contre, les idées défendues
par Deshais sont assez claires, marquées par l’antiparlementarisme et des relents xénophobes.
Dans une lettre ouverte au ministre du commerce Henry Chéron, Deshais affirme que
80% des membres de la Boucherie ont participé à la guerre 1914-18 et il lance des propos
hostiles aux commerçants étrangers qui bénéficient de davantage de droits que les bouchers
français. Contre la calomnie gouvernementale et les lois d’exception offensantes, l’UACB
lance la distribution d’une affiche dénonçant le « Scandale de la viande », c’est-à-dire 10 ans
de mensonge et de mesures inefficaces des pouvoirs publics. Baraques Vilgrain, boucheries
municipales, lois, décrets, hausse illicite, boucheries contrôlées, vente aux petites voitures,
approvisionnement sur marché de gros : des millions ont été gâchés et la hausse du prix de la
viande persiste ! L’UACB propose de mettre fin à ce gaspillage de l’argent public et de
restaurer la vérité : « les Anciens Combattants de la Boucherie de détail ne veulent plus
déchoir aux yeux du public et de leurs camarades d’infortune d’hier ». Après des propos antiparlementaires sur le traitement des ministres, Deshais dénonce la hausse de l’octroi et des
droits de douane et affirme que la taxe sur la viande est inadaptée (car les pièces de luxe sont
vendues en dessous des cours officiels et les bas morceaux au-dessus)3231.
Le 19 novembre 1928, Morice Deshais s’exprime salle Wagram à Paris devant la
« Fédération nationale des petits commerçants, industriels et artisans de France et des
colonies », en présence du sénateur Derbhecourt (SFIO) et des députés Raoul Brandon
(républicain socialiste), Adolphe Chéron (gauche radicale)3232, Max Hymans (SFIO), Louis
Proust (radical-socialiste), Auguste Sabatier (républicain de gauche) et du colonel Yves Picot
(gauche républicaine)3233.
En février 1929, l’UACB lance une violente campagne contre le gouvernement
Poincaré, suite à la déclaration du Président du Conseil du 14 décembre 1928 au Sénat sur le
rôle des intermédiaires dans la cherté de la viande. Dans un article de La Cité du 8 février
1929, le conseiller municipal Maurice Levillain demande « Pourquoi la viande est chère à
Paris ? ». Le climat est tendu : la profession est clairement accusée d’être responsable de la
cherté de la viande. Le 4 février 1929, Louis Bernard lance à la salle Wagram un appel à la
mobilisation des bouchers contre les accusations injustes dont souffre la profession3234.
L’agitation entretenue par l’UACB inquiète la préfecture de police, qui mène une enquête et
1969. Alexis Morin, boucher à St-Mandé, membre du CA de l’UACB, est président de l’UPCB entre 1938 et
1953.
3230
Antoine Prost recense 208 petits patrons (dont la moitié sont des commerçants) parmi les 632 dirigeants
d’associations d’anciens combattants. Antoine PROST, Les anciens combattants et la société française 19141939, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, 1977.
3231
Le Réveil de la Boucherie française, n°1, décembre 1928. BNF, Jo 30696.
3232
Dans les années 1920, Adolphe Chéron est président de l’Union des sociétés d’éducation physique et de
préparation au service militaire.
3233
Auguste Sabatier (1883-1944), officier de la Légion d’Honneur, délégué du Syndicat de la Boucherie de
Paris pour le 8e arrondissement, a été élu député de la Seine (1928-1932) dans le 18e arrondissement. Le
Syndicat de la Boucherie organise un grand banquet le 31 mai 1928 au Palais d’Orléans pour fêter son élection
(400 couverts). A la Chambre, Sabatier est inscrit au groupe de l’union républicaine démocratique. Jean
JOLLY (dir.), Dictionnaire des parlementaires français (1889-1940), PUF, 1977, tome VIII, p 2937.
3234
Le Réveil de la Boucherie française, février 1929.
636
dresse un rapport le 19 novembre 19293235. A travers ce rapport de police, nous pouvons
retracer assez précisément les actions menées par l’UACB en 1929.
Le 28 février 1929, les bouchers anciens combattants adressent une « circulaire » aux
députés de la Seine et conseillers municipaux de Paris. Cette lettre est une réponse directe aux
attaques de Poincaré : « Monsieur le Président du Conseil ignore tout de notre métier. Il
ignore que les bouchers parisiens traitent et présentent la viande d’une façon toute spéciale,
que Paris est la seule ville du monde où elle est présentée de la sorte ». Selon l’UACB, la
découpe à la parisienne entraîne diverses pertes. Ainsi, sur le bœuf, il y a une perte sèche de
20% à cause des os et déchets, pas de profit possible sur 40% à cause des « faux morceaux »
(pot au feu, graisse) et un profit nécessaire sur les 40% restants (rôtis, bifteck, morceaux
fins)3236.
« Monsieur le Président est scandalisé des prix qu’ont atteint nos fonds de boucherie
(son service de renseignement doit être désuet) ». Voici la réalité selon l’UACB : une maison
qui fait 1000 F de recette par jour se vend 80 000 F quand c’est une boucherie, 300 000 F
pour une boulangerie et 600 000 F pour un commerce de vin. Pour illustrer les difficultés du
secteur, l’UACB rappelle que beaucoup de boucheries disparaissent et que les sociétés de
consommation ne réalisent aucun bénéfice sur la viande. Puisque le gouvernement impose un
barème sur la viande, pourquoi ne « barémise-t-il » pas la pharmacie, les soins médicaux, les
matériaux de construction, les vêtements, les chaussures, les pommes de terres ?
Le patriotisme de la profession est mis en avant : la corporation des bouchers est
française à 95% ; 75% des bouchers ont fait la guerre. En tant qu’« intermédiaires », ils ont
participé à la défense de Paris en août et septembre 1914. Malgré cela, le métier est spolié,
brimé, privé de toute initiative. On passe du patriotisme au nationalisme quand le tract s’en
prend violemment aux médecins turcs, chinois ou bulgares qui exercent en France, avec des
honoraires qui varient entre 20 et 300 F !
La viande en gros a augmenté de 40% depuis un an et le gouvernement maintient une
taxe douanière prohibitive, qui interdit l’importation des viandes. Le paysan doit avoir la large
compensation rémunératrice de son dur labeur, mais l’UACB dénonce les manœuvres qui se
trament contre le petit commerce : c’est le monopole de la viande qu’on prépare à Paris, après
l’échec du monopole des allumettes. « Nous voulons que le laborieux soit à l’honneur, (…)
alors que dans notre pays, les parasites de toute nationalité, débrouillards et reluisants tiennent
le haut du pavé ». La circulaire s’achève par une apostrophe aux députés : « Vous ne voudrez
pas que le bluff continue, que les agrariens de Paris, ceux qui de leur hôtel font valoir leur
propriété rurale, les puissants qui alliés à la haute banque et à la finance internationale
viennent s’imposer et revendiquer des droits qu’ils n’ont pas ».
Ce qui m’intéresse dans cette circulaire de février 1929 n’est pas la validité des
arguments avancés par l’UACB mais la teinte générale du discours, qui rejoint assez
clairement les idées des ligues d’extrême droite qui vont tenter de renverser le régime en
février 1934. Dans une feuille de presse éphémère, Le Pavé, de mars 1929, Pierre Chézy,
membre de l’UACB qui dénonce « le scandale du barème », tient des propos clairement
antiparlementaristes, dénonçant l’incompétence et l’inefficacité des députés : « Les
3235
3236
Archives de la Préfecture de police de Paris, DA 675.
Le rapport de police note que ces proportions sont erronées. Elles seraient en fait de 17% pour les os et
déchets, 11% pour les morceaux vendus au prix d’achat (sans profit) et 72% pour les morceaux vendus audessus du prix d’achat (profit possible).
637
représentants du peuple parlent trop pour avoir le temps de lire ; hors la reproduction
de leurs bavardages dans les colonnes de l’ Officiel, ils ne parcourent ni un livre, ni une revue,
ni une publication technique susceptible de leur donner une idée sur les questions d’intérêt
général qu’ils sont appelés à trancher. La nature du politicien n’a pas du tout horreur du
vide3237 ».
Quand le fonctionnaire de police commente la circulaire de février 1929, il souligne
que les comparaisons de prix sont faussées car l’UACB « fait état de chiffres trop bas en 1914
et trop élevés en 1929 », afin de faire apparaître un pourcentage d’augmentation plus élevé.
Concernant la hausse de 40% de la viande en gros, la préfecture de police confirme qu’entre
novembre 1927 et février 1929, les prix de gros (moyennes des cours pratiqués aux abattoirs
de la Villette pour la viande de seconde catégorie) ont effectivement augmenté de 39% pour le
bœuf, 38% pour le veau et 42% pour le mouton. Mais la mise en place du barème en
novembre 1927, qui concerne la vente au détail, a rempli – en partie – son rôle car la
« réglementation a eu pour but d’empêcher que la hausse dans le gros ne se répercute d’une
façon abusive dans le détail3238 ».
La lutte contre le barème et le refus de la taxation de la viande sont des éléments très
mobilisateurs pour les militants de l’UACB, qui reprochent au Syndicat patronal sa trop
grande timidité sur ces points. Le barème de la vente au détail de la viande à Paris, mis en
place en octobre 1927, est modifié le 30 avril 1929 par une ordonnance de police. Bien que
Louis Martin, président de la CNBF, ait déposé un recours en Conseil d’Etat contre
l’ordonnance de police d’avril 1929, Morice Deshais n’hésite pas à l’attaquer frontalement en
titrant « A bas les traîtres et les peureux3239 ». Lors d’une assembl ée générale extraordinaire
du Syndicat de la Boucherie de Paris, qui se tient salle Wagram le 24 juin 1929 et qui
regroupe 2 000 bouchers, la démission de Martin est réclamée par 1 800 voix. Selon Deshais,
Martin, compromis dans le barème et toujours présent dans la course aux honneurs,
démissionne mais réussit à se faire réélire président à huis clos, loin du regard de la base
militante3240. Le successeur de Martin, Georges Beltoise, ne recueille pas davantage les
suffrages de l’UACB. Deshais est en rupture avec le Syndicat car il rejette la taxation et le
barème officieux, alors que, selon lui, Martin puis Beltoise acceptent le barème officieux et
n’ont pas une bonne vision de la « défense corporative3241 ». Deshais considère que le
Syndicat de la Boucherie de Paris ne doit pas être un « vassal » de la CNBF. En mai 1931, le
trésorier de l’UACB, Louis Bernard, démissionne de son mandat de délégué syndical du 11e
arrondissement de Paris.
Les relations deviennent très tendues entre l’UACB et le Syndicat patronal au début
des années 1930. En juin 1932, les anciens combattants reconnaissent qu’ils sont en conflit
ouvert avec « les arrivistes » du Syndicat, et ils appellent à boycotter le bureau de placement
patronal et conseillent de faire appel au bureau municipal de placement (3 rue Jean Lantier).
En octobre 1933, la Boucherie française est au bord de la scission. Le contexte social et
3237
Le Pavé du 8 mars 1929 (1ère année, n°1). Cet hebdomadaire est, me semble-t-il, une émanation directe de
l’UACB car il siège au 1 rue Mondétour. Serge Mitry en est rédacteur en chef et Maurice Gomain
administrateur.
3238
Rapport de police du 19 novembre 1929. APP, DA 675.
3239
Le Réveil de la Boucherie française, mai 1929.
3240
Ibid., juin 1929.
3241
Ibid., mai 1931.
638
économique difficile et l’agitation des ligues
d’extrême-droite ne sont pas indifférents aux
tensions qui traversent le monde des bouchers. Danielle Tartakowsky évoque bien le
« désarroi des couches moyennes » au début des années 1930 : « L’artisanat et la petite
entreprise industrielle : des pots de terre fragiles et cassants face aux pots de fer ventrus. Le
petit commerce, plus résistant, souffre cependant de la détérioration du pouvoir d’achat de sa
clientèle et de l’essor des Prisunics, groupés en chaîne par les grands magasins. Traites
échues, dettes impayées, patentes et impôts plus lourds, propriété déchue ; faillites et
liquidations judiciaires s’accroissent (+ 76%). Rancune, colère des artisans et commerçants,
détournées par les sirènes fascistes ou fascisantes contre les « députés pourris », la finance
juive, les « métèques », les agents du fisc. Ils rallient en masse la puissante Ligue des
contribuables et le Comité de salut économique. Les 16 février et 29 mai 1933, à travers toute
la France, ils ferment boutiques et échoppes3242 ».
L’UACB joue pleinement la carte du populisme et de la démagogie, prétendant
défendre vraiment les intérêts des petits commerçants, alors que les dirigeants syndicaux, gros
boutiquiers épargnés par la crise, défendent bien mal le métier. En février 1933, lors d’une
réunion du Comité de l’alimentation de Paris, la base conspue et appelle à la démission de
Brinon et de Planque car ils ont déconseillé la fermeture des magasins le 16 février 19333243.
Quand l’affaire Stavisky éclate en décembre 1933, le discours de l'UACB devient très
clairement ligueur et hostile à la République parlementaire. Cette orientation vers le fascisme
– ou du moins vers un nationalisme exacerbé – n’est pas l’apanage des bouchers détaillants,
car un cercle « marquis de Morès » est lancé à la Villette en 1930-1931 par Pierre Ensch3244.
Les anciens combattants de la boucherie soutiennent les manifestations du 6 février 1934.
Jeanne Gaillard tient des propos rassurants : « les associations de combattants de la
première guerre mondiale, où les petits patrons sont très bien représentés, manifestent à la
Concorde le 6 février 1934 ; cependant, en 1936, ils se rangent sous les bannières du Parti
Social Français du Colonel de la Rocque qui relève d’une droite classique, mais non point
derrière celle du Parti Populaire Français de Doriot, qui est nettement fascisant3245 ». Elle
explique pourquoi le petit commerce n’a pas de raisons de vouloir le renversement de la
République : « en 1934, le 28 février, quelques jours à peine après l’émeute du 6 de laquelle
les petits patrons n’étaient pas absents, le gouvernement Doumergue fait cadeau au commerce
d’une taxe sur les sociétés de consommation ; le 6 juillet 1933, il décide que l’habitation
personnelle du petit patenté ne comptera plus dans le calcul des valeurs locatives servant de
base à la patente ; une mesure réclamée depuis la loi sur les patentes de 1844. Dans ces
conditions, les petits patrons n’avaient guère de raisons de sortir d’un régime qui apportait des
solutions d’attente à défaut de la solution à leurs problèmes, puisqu’ils exerçaient un arbitrage
payant auquel les partis ne recouraient pas en temps normal3246 ».
3242
Danielle TARTAKOWSKY et Claude WILLARD, Des lendemains qui chantent ? La France des années
folles et du Front populaire, Editions sociales, 1986, p 122
3243
F. Planque, président du Syndicat de la pâtisserie de Paris, est président du Comité de l’alimentation de Paris
en 1928. Georges Brinon est président du Comité de l’alimentation en 1936.
3244
Bertrand JOLY, Dictionnaire biographique et géographique du nationalisme français (1890-1900), Honoré
Champion, 1998, p 296.
3245
Jeanne GAILLARD, « La petite entreprise en France au XIXe et au XXe siècle », in Commission
internationale d’Histoire des mouvements sociaux et des structures sociales, Petite entreprise et croissance
industrielle dans le monde aux XIXe et XXe siècles, CNRS, 1981, tome 1, p 159.
3246
Ibid., p 165.
639
L’UACB
me
semble
moins
« légaliste » que le tableau général de
Jeanne Gaillard ne le suggère. En février 1934, le Réveil de la Boucherie appelle sans détours
à un changement de régime, inévitable pour que les dirigeants politiques comprennent enfin
« les travailleurs indispensables à la vitalité du pays ». L’attitude envers la République est
complexe. En mars 1934, l’UACB affirme son attachement à la République, mais avec un
exécutif fort, stable, responsable et contrôlé. Les bouchers attendent donc beaucoup de la
réforme des institutions promise par le gouvernement Doumergue, qui ne verra jamais le jour.
L’UACB souhaite aussi une réduction des dépenses publiques, c’est-à-dire une réforme
fiscale. Un article du Réveil de la Boucherie d’août 1934 m’incite à penser que les bouchers
anciens combattants ne sont pas aussi « sages » que la droite classique mais qu’ils aspirent
sincèrement à un changement radical, que le fascisme propose. On y lit les propos suivants :
« Une période transitoire est donc indispensable pour défricher et débarrasser le sol de
toutes des impuretés qui y pullulent depuis la guerre. Il est indispensable de rendre au
Français sa belle éducation morale sans laquelle toute rénovation est impossible. Pour cela, de
graves décisions s’imposent : il faut rejeter impitoyablement les mal éduqués et les pervertis
de l’après-guerre et surtout ceux qui ont réussi à s’infiltrer dans les rouages politiques au
administratifs. Il faut aider ceux qui ne demandent qu’à se ressaisir et encourager la jeunesse
qu’il est temps encore de reprendre. Cette rééducation est à la base de toute la renaissance
d’un grand peuple comme la France ». Les jeunes générations doivent s’unir à ceux d’avantguerre sous la bannière « ordre et travail », pour instituer à nouveau la plus belle des
Républiques. Il faut supprimer les privilèges politiques, châtier les traîtres, mettre en place
une ferme et forte discipline, une saine éducation et le respect du travail3247.
Ce discours annonce tout à fait la « révolution nationale » mise en place par Vichy. Je
le répète, les hommes qui forment les soutiens les plus actifs de l’UACB, René Serre, Georges
Chaudieu, Alexis Morin, Firmin Robert, Auguste Viaud, Louis Bernard, vont tous trouver
leur épanouissement – professionnel et idéologique – sous Vichy. Mais cette frange du métier
a besoin d’un déclencheur pour basculer d’une situation minoritaire à la direction des affaires.
C’est le Front Populaire, avec la vive réaction patronale qu’il entraîne, qui va propulser les
« corporatifs » à la tête des instances dirigeantes du métier.
i) La réaction des bouchers face au Front Populaire (1936-1939)
Pendant la période de campagne des élections législatives du printemps 1936, alors
que le Rassemblement Populaire publie sa plate-forme électorale en janvier, la Revue
commerciale de la boucherie et de la charcuterie française présente en février le programme
économique du Parti Démocrate Populaire d’Auguste Champetier de Ribes, sénateur des
Basses-Pyrénées. Disciple d’Albert de Mun, Champetier de Ribes (1882-1947) est partisan du
christianisme social, une doctrine qui ouvre une troisième voie entre individualisme libéral et
syndicalisme révolutionnaire. Dans l’article de février 1936 destiné aux bouchers, l’accent est
mis sur la faillite du libéralisme, la nécessité d’une réforme fiscale et d’une meilleure
protection de l’épargne 3248. Autant d’arguments qui ne pouvaient qu’attirer les petits
commerçants, effrayés par la perspective d’une victoire des partis de gauche alliés aux
communistes. D’ailleurs, aussitôt que le Front Populaire remporte les élections législatives le
3247
Le Réveil de la Boucherie française, août 1934.
3248
Revue commerciale de la boucherie et de la charcuterie française, février 1936, p 34.
640
3 mai 1936, Léon Blum et Roger Salengro
accordent un entretien à la Revue
commerciale pour rassurer les bouchers de la bienveillance du gouvernement envers les
commerçants, pour écarter d’éventuelles craintes concernant « la lutte des classes » et le
spectre du « Grand Soir3249 ».
Quand éclatent les grèves ouvrières de mai et juin 1936, le patronat resserre les rangs
pour présenter un front uni face aux revendications sociales des salariés. C’est en mai 1936
qu’est créé le comité d’études de l’Office de documentation de la Revue commerciale de la
boucherie et de la charcuterie française. Ce groupe de réflexion rassemble les différents
dirigeants du syndicalisme patronal de la filière viande. En mai 1936, la Revue commerciale
publie une série d’articles aux titres révélateurs de la tension ambiante. L’auteur de la « Vérité
sur les persécutions contre la boucherie » dénonce les assauts des gouvernements successifs
contre le métier depuis 1924, année de l’arrivée au pouvoir du Cartel des gauches. Il évoque
le projet Labor de 1924, un projet de reconstruction des abattoirs de la Villette pour les
transformer en abattoir industriel. La « Société d’études générales d’édilité », porteuse du
projet, serait une filiale d’une grande banque d’affaires dont l’administrateur délégué est
régent de la Banque de France. L’auteur s’insurge contre le risque de voir apparaître un
« monopole des viandes » si le projet avait abouti3250. Dans un article intitulé «Les brimades
contre la boucherie-charcuterie », le journaliste décrie la taxation de la viande par les préfets
et les maires et la loi du 16 avril 1935 sur l’organisation du marché de la viande, qui rend
obligatoire l’affichage des prix pour garantir la « fidélité du débit » et la « loyauté du
commerce ». Ces thèmes ne sont absolument pas nouveaux mais c’est la formulation du texte
réglementaire qui choque l’auteur. Il y voit une insinuation négative de la part des autorités
qui soupçonnent les commerçants d’être déloyaux et voleurs 3251. Une caricature publiée en
juin 1936 résume très bien l’état d’esprit dominant chez les bouchers face au Front Populaire :
on y voit une scène de corrida, où le matador (l’Etat) persécute le taureau (la Boucherie) à
coups de banderilles (les taxes, les charges sociales, la loi sur les hausses illicites, etc)3252. Les
craintes des bouchers se précisent rapidement car, par exemple, la loi du 19 août 1936 réprime
la hausse injustifiée des prix, entérine les comités départementaux de surveillance des prix et
institue un comité national, « formé en majorité de fonctionnaires et de coopérateurs ». Seul
un représentant professionnel, Roussel, vice-président de la Confédération nationale des
commerces et industries de l’alimentation, siège au Comité national de surveillance des prix.
Mais, malgré toute la bonne volonté possible, son poids ne pourra jamais être assez important
face aux « ennemis des bouchers3253 ». La hache de guerre est donc bien déterrée quand les
« socialo-communistes » arrivent au pouvoir.
Dans la boucherie de détail, les négociations sur un contrat de travail collectif durent
trois jours : un accord est signé le 12 juin 1936 entre les représentants de la CGT (Charlot,
Vilain, P. Weis, E. Paul, Nelle et Mérigeon) et les leaders patronaux : Beltoise pour le
Syndicat de la Boucherie, Deshais pour l’UACB, Garanger pour le Syndicat des maisons
d’alimentation générale, Buisson pour le Syndicat des marchés découverts de Paris et Durand
pour le Syndicat des marchés découverts de la banlieue. Alors que les patrons se déchiraient
3249
Ibid., juin 1936.
3250
Ibid., mai 1936, p 6-7.
3251
Ibid., mai 1936, p 13.
3252
Ibid., juin 1936, p 15.
3253
Ibid., novembre 1936, p 15.
641
depuis 1930, notamment dans une rivalité toujours plus grande entre Syndicat et
UACB, entre modérés et extrémistes, Deshais souligne que les anciens combattants savent
rallier « l’unité corporativ e patronale » quand l’enjeu est d’importance. La menace du Front
Populaire est perçue avec tant de force que les bouchers renouvellent l’équipe dirigeante de la
profession : Georges Beltoise, trop modéré, trop compromis avec les autorités, est remplacé
par René Serre à la tête du Syndicat de la Boucherie de Paris (en octobre 1936) et de la CNBF
(en février 1938). Entre 1936 et 1938, René Serre rassemble derrière lui la profession toute
entière mais il fédère plus généralement l’ensemble du petit commerce au sein de la
Confédération générale des syndicats de classes moyennes. Présentons ce rassembleur des
forces d’opposition au gouvernement Blum.
René Serre (1898-1969), ingénieur auvergnat, diplômé de l’Ecole supérieure de
Chimie de Mulhouse, est devenu boucher à Vincennes en 1926 avec l’appui de son beaupère3254. Fervent catholique, militant actif de l’UACB, il est secrétaire du Syndicat de la
Boucherie de Paris en 1930, vice-président en 1931, avant d’être élu président le 22 octobre
1936. Lors des grands meetings de 1936-1937, il se révèle être un grand orateur, menant une
lutte acharnée contre le Front Populaire. A la salle Wagram, le 15 juillet 1936, il prend la
parole devant l’assemblée générale corporative de la Boucherie pour dénoncer les termes de
l’accord du 12 juin, car la signature des patrons a été « extorquée par la violence ». Au nom
de la « volonté inébranlable des bouchers à ne pas tolérer l’injustice », il appelle la profession
à rependre la négociation sur des « bases saines », c’est-à-dire une semaine de travail de 54
heures (et non 40). Le 7 décembre 1936, il anime un autre grand meeting à la salle Wagram,
faisant appel à « l’alliance corporative » pour résister contre l’emprise des pouvoirs publics,
en rejetant le barème des prix.
En 1943, André Débessac rend hommage à l’action menée par René Serre, qui a
réalisé « l’unité de méthode et de doctrine » de la profession. « Par son impulsion, son
autorité, son élocution persuasive, M. René Serre réalise, en 1937, l’union patronale en
groupant en une seule organisation l’Union des Combattants, le Syndicat des Bouchers des
marchés parisiens, dont le Président est à l’époque M. Valeur, et le Syndicat des marchés
découverts de banlieue dont le Président est M. Rebeillard3255. Le désintéressement, l’esprit
d’abnégation de MM. Rebeillard et Valeur, à cette occasion, méritent d’être soulignés.
Abandonnant leurs prérogatives, ils se rangent franchement sous la bannière syndicale et lui
apportent ainsi une force et une cohésion considérables. Avec ses collaborateurs directs et
actifs, MM. Robert, Decormeille, Rivière, Chaudieu, Viaud, Pillon, Morin, Deschamps,
Leclercq, Rich, Bonfils, etc…, M. René Serre entreprend la réorganisation des services
syndicaux, et la création de nouvelles sections (contentieux, artisanat, comptabilité,
etc…) 3256 ».
René Serre se souvient avec fierté des grandes réunions corporatives de 1937 : « le
Comité de l’Alimentation parisienne organisa une grande manifestation au Vélodrome
d’Hiver. L’enceinte était pleine à craquer. Tout le petit patronat était venu pour dire que tout
n’était pas possible et pour crier halte à la Révolution! L'atmosphère était orageuse et chargée
3254
René Serre épouse en 1922 Mathilde Maisonneuve, fille de boucher. Selon le dossier individuel de la CCIP,
René Serre est inscrit à la patente depuis 1929. Archives de la CCIP, I.2.55 (43).
3255
L’UACB se dissout lors d’une assemblée générale le 22 novembre 1937, pour rejoindre le Syndicat de la
Boucherie de Paris. La fusion avec les syndicats des marchés découverts est effective au 1er janvier 1938.
L’UACB disparaissant, le dernier numéro du Réveil de la Boucherie (n°107) est publié en décembre 1937.
3256
André DEBESSAC, op. cit., p 95.
642
d’électricité. Désigné pour conclure, je le fis
avec flamme, littéralement porté par
l’ovation de 35 000 spectateurs 3257. J’ai mesuré ce jour-là la puissance irrésistible de masses
populaires lorsqu’elles se sentent mobilisées pour des motifs valables et sincères. Et l’homme
a bien tort de croire que l’histoire a un sens prédéterminé et que le vent souffle
obligatoirement de l’Est. Il n’y a pas de déterminisme historique. Le règne du prolétariat n’est
pas plus obligatoire que le règne des banques et des trusts. Et pour peu qu’il en ait
l’intelligence et le courage, l’homme fait l’histoire et ne la subit pas 3258 ».
Le Réveil de la Boucherie indique que le succès du meeting du Palais des sports (Vel’
d’Hiv’) du 15 mars 1937 s’explique par l’absence des parlementaires, signe qu’une bonne
partie des professionnels cultivent un anti-parlementarisme tenace. Les revendications portent
sur le rejet de la loi des 40 heures (application difficile dans le commerce de détail), la lutte
contre le projet de loi sur la « hausse illicite » et la protestation contre la suppression des
bureaux de placement des syndicats professionnels. Les grandes réunions de 1937 regroupent
l’ensemble du petit commerce. Le 26 avril 1937, un second grand meeting des commerçants
se tient du Vélodrome d’Hiver (6 boulevard de Grenelle, Paris 15 e), contre la loi des 40
heures. Il rassemble la CNBF, les confédérations de la boulangerie française, de la
charcuterie, de l’épicerie, de la pâtisserie, de la triperie ; le Comité de l’alimentation de Paris,
la Fédération des détaillants de France, la Confédération des petits et moyens commerçants de
la région parisienne (Bloc du petit commerce).
Dans ses mémoires, René Serre évoque l’action menée par le « Comité
extraparlementaire de défense du commerce de détail ». Malgré la mention
« extraparlementaire », ce sont deux députés de la Seine (du centre républicain), Emmanuel
Evain (1864-1944) puis Louis Rollin (1879-1952), qui président successivement le comité,
qui compte comme membres Georges Maus (président des commerçants détaillants de
France), Georges Brinon (président du Comité de l’alimentation de Paris), Louis Billet (Union
des intérêts économiques), Clausels (des Unions commerciales) et le sénateur Victor
Constant. René Serre indique que Georges Maus fut son « parrain syndical » et l’aida souvent
de ses relations ministérielles3259. Le mépris affiché pour la classe politique doit donc être
nuancé, car il est difficile de savoir s’il s’agit d’un simple argument rhétorique ou bien d’un
sentiment antiparlementaire profondément ancré chez les petits boutiquiers. Ce qui est certain,
c’est que René Serre, dans ses mémoires, souligne les qualités des « hommes de métier » et je
vois dans ses propos une certaine méfiance – pour ne pas dire défiance – envers la classe
politique : « La grande préoccupation de l’homme sur la terre, c’est de pouvoir vivre de son
métier. Et c’est sur l’idée de métier qu’il faut bâtir la société. Le métier qui « instruit ». Rien
n’est plus enrichissant que la conversation d’un homme qui parle de son métier, c’est-à-dire
de ce qu’il connaît. Les gens ne devraient parler que de ce qu’ils connaissent. Et nous ne
lirions plus dans les journaux toutes ces fausses informations économiques qui entretiennent
l’erreur, passionnent les débats, dressent les Français les uns contre les autres, et empêchent
de donner aux problèmes de sages et naturelles solutions3260 ».
3257
Dans ses mémoires, Georges Chaudieu ne peut « oublier de signaler la fameuse réunion qui rassembla au
Cirque d’Hiver, 50 000 personnes des classes moyennes ».
3258
René SERRE, Souvenirs, 1965, p 110.
3259
Ibid., p 111.
3260
Ibid., p 114.
643
Après avoir rassemblé l’ensemble de
la boucherie de détail dans une
Confédération syndicale unique, René Serre s’attaque à la réorganisation du Comité de
l’alimentation de Paris : il participe à la création en 1938 de la CGAD, Confédération
générale de l’alimentation de détail, qui coordonne la lutte au niveau national. En même
temps, il entre au Conseil national économique3261 et devient membre du bureau exécutif de la
CGSCM, la Confédération générale des syndicats des classes moyennes, créée en janvier
1938 par les radicaux3262. Georges Chaudieu, proche collaborateur de René Serre, devient
secrétaire de la CGSCM3263. La CGSCM compte six sections et est « dirigée collectivement
par un Bureau exécutif composé d’un représentant de chacune des six sections » : Rémy
Goussault (Union nationale des syndicats agricoles) pour l’agriculture, André Brérat
(Fédération des artisans du taxi) pour l’artisanat, Georges Garneau (Syndicat des cadres de
direction et de maîtrise des assurances) pour les cadres, Léon Morel (Fédération des petits et
moyens distributeurs de gaz et d’électricité) pour les PME, Dr Hilaire (Confédération des
syndicats médicaux français) pour les professions libérales) et René Serre (CNBF) pour le
commerce3264. « Dans son journal Le Front économique, la CGSCM réunissait les
collaborateurs les plus divers : des néo-socialistes comme Marcel Déat et Barthélemy
Montagnon, des corporatistes comme Le Roy-Ladurie (Union nationale des syndicats
agricoles), Huguet et Charles-Albert Ley3265 ».
Indiquons l’intérêt de la CGSCM selon René Serre : « Dans une société tout se tient.
La concentration des entreprises qui frappe aujourd’hui le petit commerce atteindra demain la
petite industrie, et l’exploitation artisanale et agricole. Quand le gouvernement taxe
arbitrairement le bifteck du boucher, sans tenir compte des exigences du métier, il commet un
véritable abus de pouvoir qui concerne tous les citoyens. Un jour, de la même façon, le
Pouvoir fixera arbitrairement le prix des chaussures et les honoraires du médecin. Il restera
sourd aux revendications des cadres, alourdira leurs charges fiscales et grignotera la
hiérarchie. Il ne donnera pas aux gens de métier le statut professionnel dont ils ont besoin. Il
refusera aux travailleurs indépendants les garanties de la Sécurité sociale. Si toutes les
victimes précitées, prenant conscience de leur communauté de destin, et se sentant enfin
solidaires, voulaient bien se grouper, il en irait tout autrement. Car si, jusqu’ici, elles ont été
considérées comme des citoyens de seconde zone, c’est uniquement en raison de leur
particularisme excessif, de la méconnaissance de leur communauté d’intérêt, et de la
dispersion de leurs efforts en face des millions d’hommes des concentrations ouvrières, et des
milliards de francs des concentrations capitalistes. Qu’ils se groupent, qu’ils établissent les
rapports de force, et alors ils s’apercevront qu’ils constituent une masse irrésistible et qu’ils
3261
Sur le Conseil National Economique, créé en 1925 par Edouard Herriot et réformé en mars 1936 par la loi
Ramadier, je renvoie à Alain CHATRIOT, La démocratie sociale à la française : l’expérience du Conseil
national économique (1924-1940), La Découverte, 2002, 419 p.
3262
Edouard Daladier a formé en 1936 un Groupement des classes moyennes à la Chambre des Députés. Par la
loi du 22 mars 1936, le gouvernement radical interdit l’ouverture d’aucun magasin à prix unique pendant un
an. En 1937, les radicaux quittent le Front Populaire pour éviter de rejeter les classes moyennes vers le
totalitarisme et l’extrême droite.
3263
Steven ZDATNY, Les artisans en France au XXe siècle, Belin, 1999, p 199.
3264
Ingo KOLBOOM, La revanche des patrons : le patronat français face au Front populaire, Flammarion,
1986, p 341.
3265
Ibid., p 317.
644
représentent 55% de la population active,
2/3 des impôts, 3/4 de l’épargne 3266 ».
90% des entreprises, 2/3 de la main d’œuvre,
Nonna Mayer insiste sur le fait que le « foisonnement d’organisations concurrentes de
l’ancienne Association de défense des classes moyennes » (créée par Maurice Colrat en 1908)
illustre le « réflexe d’union sacrée contre la gauche 3267 ». La grande nouveauté de la CGSCM
est que l’on trouve désormais les salariés « bourgeois », ingénieurs, cadres et agents de
maîtrise, aux côtés des petits patrons, industriels, commerçants ou artisans. « Traumatisés par
les grèves de juin, les occupations d’usine, l’Accord Matignon, ne se reconnaissant ni dans la
CGT ni dans la CGPF, ils incarnent ensemble une « troisième voie » mythique entre la classe
ouvrière et le grand patronat, le capitalisme et le collectivisme3268. Au même moment,
naissent les premiers syndicats d’ingénieurs et de cadres, et se forment des organisations de
défense spécifiques du petit et du moyen patronat (Confédération générale du commerce et de
l’artisanat, Bloc du petit commerce, Confédération française des professions commerciales,
industrielles et libérales, Confédération du petit commerce, Syndicat de la petite et moyenne
industrie, Groupement de l’industrie moyenne). Mais l’ennemi principal reste le mouvement
ouvrier et la gauche, contre lesquels le front des « classes moyennes » rassemble la nation
française toute entière, à l’exception d’une poignée de « ploutocrates », « métèques » et
« apatrides » de surcroît3269 ».
Si la plupart des mouvements cités par Nonna Mayer demeurent modérés
politiquement et savent gré aux radicaux d’avoir quitté le Front Populaire et d’avoir pris la
tête d’une croisade antimarxiste, la CGSCM est « la plus virulente dans ses attaques contre les
étrangers. Son manifeste s’élève contre « le cosmopolitisme de l’or et de la main d’œuvre »
qui règne à Paris et « l’influence délétère » des grandes cités. Elle se préoccupe beaucoup de
défendre les classes moyennes du commerce et de l’industrie contre la concurrence des
étrangers établis en France, saluant la province « qui résiste à la pénétration de l’opulent
aventurier et à l’envahissement de l’aventurier famélique 3270 ».
Les articles publiés par le Journal de la Boucherie et les discours de René Serre
expriment clairement des opinions fortement teintées de xénophobie, d’antiparlementarisme
et de lutte antimarxiste. Par ailleurs, on assiste chez les bouchers à un retour aux valeurs
religieuses (avec l’UPCB) et à la glorification des idées corporatistes, qui deviennent de plus
en plus prégnantes chez les dirigeants syndicaux. Même si cette caractéristique ne peut pas
être généralisée à l’ensemble des classes moyennes, il faut bien avouer que chez les bouchers
3266
René SERRE, Souvenirs, 1965, p 112.
3267
« L’ association de Colrat s’était manifestée une dernière fois en 1924 dans la lutte contre le Cartel des
gauches, puis elle était tombée dans l’oubli, jusqu’en 1937 où l’on eut à nouveau besoin d’elle ». Quand
Daladier lance son appel aux classes moyennes, Maurice Colrat réactive son association mais souhaite qu’elle
apparaisse désormais « comme une association professionnelle au sens strict du terme. C’est ainsi que fut créée
parallèlement à la CGSCM une nouvelle Confédération générale des associations des classes moyennes
(CGACM) dans laquelle étaient représentées plusieurs organisations à côté de celle de Colrat ». Alors que la
CGACM reste sans grande audience, la CGSCM « connut une grande audience, mais elle resta sur le plan
structurel un cadre d’union assez lâche et non autoritaire ». Ingo KOLBOOM, op. cit., p 332.
3268
Même si la CGSCM veut se démarquer du grand patronat, la CGPF a manœuvré habilement en 1937-1938
pour garder des liens avec les classes moyennes et conserver l’hégémonie sur l’organisation patronale
française. Cet aspect a été bien traité par Ingo KOLBOOM, op. cit., pp 319-336.
3269
Nonna MAYER, La boutique contre la gauche, FNSP, 1986, pp 105-106.
3270
Ibid., p 106.
645
parisiens, les orientations prises à partir de 1936 mènent tout droit aux idéaux défendus
par le régime de Vichy. Le corporatisme défendu par les bouchers n’est pas neutre
politiquement : il suppose tout un système de pensée proche du fascisme.
René Serre revendique le métier comme idée-force, « le métier qui organise la
profession, pour le plus grand bien de la nation ». Il affirme haut et fort que « c’est su r l’idée
de métier qu’il faut bâtir la société 3271 ». Le corporatisme sous-tend tout le projet social de
Serre et de Chaudieu. Pour Jean-Pierre Le Crom, « le corporatisme devient, dès 1935, une
donnée incontournable de la scène intellectuelle, au point que chacun dans sa sphère de
réflexion ou dans son champ d'action politique ou social ressent le besoin de se situer par
rapport à cette nouvelle donne intellectuelle3272 ». Etudiant le renouveau des idées
corporatistes dans les années 1930, Le Crom distingue diverses approches théoriques du
corporatisme :
•
les réactionnaires, en lien avec l’Action française et les royalistes, comme
Bacconnier, Coquelle-Viance, Pierre Lucius, Olivier-Martin, Louis Salleron,
Valdour, Eugène Mathon et Maurice Bouvier-Ajam. Reprenant les idées
conservatrices de La Tour du Pin, ils considèrent la société comme une famille
agrandie3273. « La nature et la tradition sont entremêlées dans la recherche d'un
ordre immuable et éternel ». Selon Valdour par exemple, « la famille a trois
fonctions principales : elle est hiérarchisée : il y a un chef, le père, qui gouverne, et
des gouvernés, la femme et les enfants ; elle produit des richesses ; elle est une
mutualité, c'est-à-dire un système d'assistance et d'entraide
». C’est ce modèle qui
doit gouverner la société française.
•
les « révolutionnaires », autour d’Emmanuel Mounier et du personnalisme
chrétien, défendant le système du « travaillisme » (conception proudhonienne de la
propriété universalisée).
•
les réformistes, héritiers de l’abbé Naudet ou de l’abbé Lemire, tels François
Perroux (économiste), Jean Brèthe de la Gressaye (professeur de droit à
Bordeaux), Eugène Duthoit (président des Semaines sociales) ou Marcel Prélot
(Parti démocrate populaire). « Ici, point de retour à un ordre ancien mythifié ni de
rupture avec le capitalisme. Les solutions à la crise sont d'ordre technique. Il faut
dépasser l'individualisme et trouver les moyens d'un ordre nouveau tenant compte
des solidarités organiques ». Les réformistes veulent concilier ordre et liberté. Ils
rejettent les expériences totalitaires italiennes et allemandes mais sont plus
cléments avec le corporatisme respectueux des valeurs catholiques mis en place au
Portugal, en Espagne et en Autriche3274.
Il me semble que le discours dominant chez les bouchers parisiens les rattache assez
clairement à la branche « réactionnaire » du corporatisme français. Si j’utilise la distinction
proposée par Jean-Philippe Parrot entre le corporatisme intégré et modéré, les bouchers
3271
René SERRE, op. cit., p 114.
3272
Jean-Pierre LE CROM, Syndicats nous voilà! Vichy et le corporatisme, Les éditions ouvrières, 1995, p 64.
3273
Le corporatisme réactionnaire est bien défendu par Georges Coquelle-Viance au sein de la Fédération
Nationale Catholique. Pour plus de détails, je renvoie à Corinne BONAFOUX-VERRAX, A la droite de Dieu :
la Fédération nationale catholique (1924-1944), Fayard, 2004, pp 207-213.
3274
Jean-Pierre LE CROM, op. cit., pp 65-70.
646
s’inscrivent nettement dans le corporatisme
« intégré », qui « envisage de transformer
plus radicalement la société et de la refonder sur les valeurs qu’il chérit : la famille, la
discipline, la religion et le travail. Le corporatisme modéré selon Parrot reconnaît lui aussi que
l’ordre du capitalisme libéral a fait faillite, mais il propose des solutions très différentes. Il ne
privilégie pas l’ordre et l’autorité, ne désire pas ardemment l’avènement de « l’économie
morale ». Il espère seulement rendre l’économie politique plus juste, plu s productive, moins
conflictuelle, en quelque sorte bâtir un capitalisme à la mesure d’un système démocratique,
que cela passe par une rationalisation du marché ou par une version « productiviste » du
socialisme démocratique3275 ». Jean Ruhlmann souligne que le clivage entre les deux
conceptions corporatives se retrouve au sein de la CGSCM, où les zélateurs du « corporatisme
intégral » doivent « faire face aux partisans du Comité du Plan, présents dans la confédération
comme dans l’appareil de propagande, bien déterminés à convertir les chefs professionnels
des classes moyennes aux vertus du planisme, et, partant, à arrimer les classes moyennes au
« rassemblement national » envisagé par le néosocialiste Marcel Déat3276 ». Inutile de préciser
que les bouchers ne peuvent absolument pas adhérer au planisme des « socialistes
révisionnistes », disciples d’Henri de Man, vu leur opposition viscérale à l’intervention
étatique3277. Le poids des représentants du petit commerce étant très important au sein de la
CGSCM, les « planistes » s’y retrouvent nettement minoritaires et leur projet est facilement
écarté. La petite boutique oriente les options de la CGSCM par des « alliances stratégiques
reposant sur des convergences de vues avec les représentants d’autres catégories des milieux
indépendants, les paysans (via l’Union nationale des syndicats agricoles de Jacques Le RoyLadurie) et les artisans (via le Comité d’entente et d’actions artisanales des
« Alsaciens »)3278 ».
En juillet 1938, avec d’autres membres de la CGSCM (notamment André Brérat,
président de la Fédération nationale des artisans du taxi), René Serre se rend à l’assemblée
générale de l’Institut d’études corporatives et sociales (IECS) pour apporter « au corporatisme
le suffrage des classes moyennes ». En août 1938, Georges Chaudieu publie un ouvrage au
titre très révélateur, L’évolution corporative de la boucherie, préfacé par Maurice BouvierAjam, directeur de l’IECS, où Chaudieu devient professeur vers 1937, occupant la chaire
d’économie artisanale 3279. Cet institut a été créé en 1935 sous le patronage de Georges
Blondel, François Olivier-Martin et Louis Le Fur3280. Ayant pour objet « l’étude scientifique
du corporatisme », il est placé sous la présidence d’un disciple de La Tour du Pin, Alfred
Rolland. Steven Zdatny indique que l’IECS est plus connu sous le nom d’Institut Carrel, du
3275
Steven ZDATNY, « Les artisans et le mirage corporatiste 1919-1945 », in Steven KAPLAN et Philippe
MINARD (dir.), La France, malade du corporatisme ? XVIIIe-XXe siècles, Belin, 2004, p 335.
3276
Jean RUHLMANN, « Un corporatisme sans doctrine ? Les commerçants, le corporatisme et la défense des
classes moyennes dans la première moitié du XXe siècle », in Steven KAPLAN et Philippe MINARD (dir.),
op. cit., p 319.
3277
Sur le planisme et les socialistes révisionnistes, je renvoie à Zeev STERNHELL, Ni droite ni gauche :
l’idéologie fasciste en France , Fayard, 2000, pp 339-352.
3278
Jean RUHLMANN, op. cit., p 321.
3279
Le parcours intellectuel de Maurice Bouvier-Ajam est assez particulier car il adhère au Parti Communiste
après la Libération, après avoir été « l’un des théoriciens corporatistes les plus acharnés de Vichy ». JeanPierre LE CROM, op. cit., p 295.
3280
Pour plus de détails, je renvoie à Steven KAPLAN, « Un creuset de l’expérience corporatiste sous Vichy :
l’Institut d’études corporatives et sociales de M. Bouvier-Ajam », in Steven KAPLAN et Philippe MINARD
(dir.), op. cit., pp 427-468.
647
nom de son inspirateur, le docteur Alexis
Carrel3281. Zdatny souligne le rôle décisif de
Georges Valois, fondateur de l’Union des Corporations Françaises, « apostat de l’Action
Française et fondateur du Faisceau », dans la création de cette cellule de réflexion
corporatiste, qui devient en 1941 un institut officiel du régime de Vichy, placé sous le haut
patronage de Pétain3282. En 1942, l'Institut donne naissance à l'Ecole des Hautes Etudes
Artisanales, dirigée par Chaudieu3283.
Chaudieu étant un membre influent du Comité d’entente et d’actions artisanales
(CEAA) et les thèses corporatistes étant très développées dans le monde artisanal, je dois
retracer rapidement la réaction de l’artisanat au Front Populaire. Le fossé entre les deux
grandes institutions représentatives de l’artisanat français, le CEAA et la CGAF, présent dès
1925, se creuse encore plus en 1936. Le 19 septembre 1936, la CGAF signe un accord général
avec la CGT, « par lequel était reconnu par les artisans le droit à l'appartenance syndicale de
leurs salariés et était prévu l’établissement de contrats collectifs de travail par des
commissions paritaires entre organisations syndicales artisanales confédérées et organisations
ouvrières confédérées. Les parties s’engageaient à ce que les contrats d'apprentissage soient
respectés. Elles s’efforceraient d’obtenir des mesures légales contre le travail noir. Elles
soulignaient l’obligation pour les artisans de respecter le code du travail, les lois d'assistance
et de prévoyance. Elles s’engageaient à faire demander l’extension obligatoire des
conventions collectives conclues entre elles3284 ». Même si cet accord resta sans suite, il
illustre bien l’adhésion de la CGAF à la politique de gauche du Front Populaire 3285. Quand
Grandaham, président de la CGAF, est nommé au conseil de gérance de la Banque de France,
le CEAA peut facilement dénoncer les liens de la CGAF avec le gouvernement Blum. A
l’inverse, Albert Paulin, député socialiste, principal allié de la CGAF au Parlement, président
du groupe de défense de l'artisanat depuis 1932, dénonce en 1937 le catholicisme
conservateur du CEAA et ses liens avec le Parti Social Français du colonel La Rocque. Quand
le CEAA participe en 1938 à la Foire artisanale internationale de Berlin, la CGAF peut
dénoncer les relations que le comité entretient ouvertement avec les fascistes. Il est vrai que le
CEAA est « membre du Centre international de l’artisanat, une institution contrôlée par des
représentants « officiels » des artisans de l’Italie fasciste et de l’Allemagne nazie 3286 ».
Bernard Zarca qualifie plutôt la CGAF d’opportuniste, car elle « savait louvoyer au
gré des majorités parlementaires et, soutenue dès sa naissance par des radicaux (Clémentel,
Serre3287) et par des républicains (Courtier, Peyronnet), elle ne fut de gauche que parce qu'elle
demandait des avantages à la gauche lorsque celle-ci gouvernait3288 ». Il n’en demeure pas
3281
Sur la personnalité d’Alexis Carrel, nous renvoyons à Alain DROUARD, Une inconnue des sciences
sociales : la fondation Alexis Carrel (1941-1945), Editions de la MSH de Paris, 1992, 552 p.
3282
Georges Valois fonde en 1920 la Confédération de l'Intelligence et de la Production françaises, qui se
transforme en 1927 en Union des Corporations Françaises.
3283
Steven ZDATNY, Les artisans en France au XXe siècle, Belin, 1999, p 159.
3284
Bernard ZARCA, L'artisanat français: du métier traditionnel au groupe social
, Economica, 1986, pp 44-45.
3285
« Seule la Fédération de la coiffure signa, le 11 novembre 1938, avec la CGT une convention collective pour
la profession qui fut la première jamais signée dans l’artisanat ». Ibid., p 45.
3286
Steven ZDATNY, op. cit., p 333.
3287
Il s’agit du sénateur Louis Serre, à ne pas confondre avec René Serre, président de la CNBF.
3288
Bernard ZARCA, op. cit., p 46.
648
moins que les décrets-lois de Daladier du 2
mars 1938 appliquent la définition de
l’artisan souhaitée par la CGAF, en fixant à cinq le nombre limite de compagnons et
d’apprentis. « La nouvelle définition s’accordait exactement à la pratique de l’administration
depuis 1934, et offrait l’avantage supplémentaire de saper l’influence du CEAA au sein du
mouvement. Le CEAA rétorquait que la nouvelle définition allait vider de ses membres la
Chambre de Métiers, et qualifiait Tailledet et Paulin de dirigeants d’une cinquième colonne
marxiste au sein de l’artisanat 3289 ».
La représentation du monde artisanal éclate encore davantage en 1937 car les
secrétariats sociaux de l’Eglise soutiennent activement la formation d’une troisième
organisation, la Confédération de l'artisanat familial (CAF), qui lutte – en liaison avec le
CEAA – contre la CGAF jugée trop anticléricale, trop proche des francs-maçons radicaux et
des marxistes révolutionnaires. Selon des estimations très larges, la CGAF compterait 250
000 adhérents en 1939, le CEAA 220 000 et la CAF 55 0003290. Pour Zdatny, l’année 1937
marque l’apogée du mouvement artisanal, qui s’essouffle et connaît un recul numérique à
partir de 19383291. Bref, la vogue du corporatisme dans les années 1930 ne profite pas – ou
trop peu – aux artisans. « Par une ironie du sort, en somme, la période la plus corporatiste de
l’histoire contemporaine s’avère aussi la plus décevante pour la plus corporatiste des classes
sociales3292 ». Nous verrons que même Vichy sera une période « d’espoirs déçus » pour
l’artisanat français.
3) LA BOUCHERIE PARISIENNE SOUS VICHY (1940-1944) : LA TENTATION
AUTORITAIRE
Pour les bouchers parisiens, l’arrivée au pouvoir du maréchal Pétain en juin 1940
s’apparente davantage à une « divine surprise » qu’à une catastrophe nationale. Cette réaction
n’est guère surprenante quand on se souvient de la résistance active menée par les bouchers
contre les réformes du Front Populaire après 1936, notamment autour de René Serre. Le
nombre de communistes, de juifs et de francs-maçons parmi les bouchers détaillants français
étant sans doute assez faible, on comprend sans peine que les mesures antidémocratiques et
vexatoires prises par le gouvernement de Vichy ne remettent pas fondamentalement en cause
la fidélité de la profession pour l’Etat français qui se met en place. Jusqu’à quel point les
bouchers apportent-ils leur soutien au régime de Vichy ? Quels sont les avantages retirés par
le métier, au niveau collectif3293 ? Le maréchal va-t-il décevoir les bouchers sur certains
points ? Voilà les principales questions auxquelles nous cherchons à répondre.
3289
Steven ZDATNY, Les artisans en France au XXe siècle, Belin, 1999, p 229.
3290
Bernard ZARCA, op. cit., p 47.
3291
Steven ZDATNY, op. cit., p 228.
3292
Ibid., p 342.
3293
Sur l’enrichissement individuel des bouchers (comme celui des autres commerçants) pendant l’Occupation,
je renvoie aux ouvrages de Paul SANDERS, Histoire du marché noir (1940-1946), Perrin, 2001, p 275, et de
Dominique VEILLON, Vivre et survivre en France (1939-1947), Payot, 1995, p 101-132, ainsi qu’à la récente
thèse de doctorat de Fabrice GRENARD, Le marché noir et ses enjeux dans la société française des années
quarante (1940-1949), IEP de Paris, 2004, p 114.
649
a) Le régime de Vichy : une
période favorable aux bouchers
Le régime de Vichy encourage le retour aux valeurs religieuses et soutient le
développement du sport chez les jeunes. Dans les années 1930, les bouchers parisiens
disposent de structures corporatives qui concerne la pratique sportive (avec l’USB, Union
Sportive de la Boucherie) et religieuse (avec l’UPCB, Union Professionnelle Catholique de la
Boucherie). Si ces organismes avaient été fortement marqués par les valeurs républicaines et
démocratiques, nul doute qu’ils auraient été dissous pendant la guerre, ou, du moins, leurs
activités auraient été mises en sommeil sous l’occupation allemande. Or, c’est tout l’inverse
qui se passe. L’USB et l’UPCB connaissent un développement considérable de leurs activités
et du nombre de leurs adhérents entre 1940 et 1944.
Les activités de l’USB nous sont mal connues mais divers articles parus dans la
Boucherie française, l’organe de presse officiel de la CNBF, nous incitent à penser que le
sport corporatif se porte bien pendant la guerre. En septembre 1941, Jean Paquette, qui sera
président du Syndicat de la Boucherie de Paris en 1949, consacre un article au « Club
corporatif de la Boucherie », destiné à l’éducation physique des jeunes et proposant de
nombreux sports aux apprentis bouchers (foot, natation, cyclisme, boxe, athlétisme)3294. Je
note que le nombre d’activités sportives proposé en 1941 est plus varié que les disciplines
présentes au Championnat annuel de la Boucherie dans les années 1930 (cyclisme et course à
pied). En janvier 1942, 400 jeunes sont inscrits à l’USB. L. Canny, secrétaire général de
l’USB, annonce qu’une grande fête des récompenses de l’USB se tiendra au stade Pierre de
Coubertin le 29 novembre 19423295.
Si les activités sportives corporatives des bouchers connaissent un beau
développement sous Vichy, les activités religieuses ne sont pas en reste. En 1940, alors que
l’armée française est en déroute et que les Allemands entrent dans Paris le 14 juin, l’UPCB
célèbre tout de même sa messe annuelle à la fin du mois de juin. Certes, la messe ne se tient
pas au Sacré-Cœur de Montmartre mais dans la modeste chapelle des Otages, rue Haxo (Paris
20e), et ne rassemble que 150 personnes, mais elle se déroule « normalement », malgré les
circonstances dramatiques. Alors que la JOC a connu des moments très durs sous
l'Occupation allemande et que la CFTC, comme les autres confédérations syndicales, a été
dissoute pendant la guerre, l'UPCB continue tranquillement ses activités pendant toute la
période d'Occupation. Le bulletin de liaison de l’UPCB, toujours rédigé par le père Petiteville,
continue à paraître pendant toute la guerre, mais de façon parfois irrégulière, sous le titre Les
bouchers catholiques. En août 1940, les messes mensuelles à Notre-Dame-des-Victoires sont
reprises. Le 11 novembre 1940, une messe des morts est célébrée pour les bouchers à la
chapelle des Otages. Les activités catholiques des bouchers ne font pas que se maintenir
pendant la guerre, elles prennent un bel essor jusqu’en 1944, en se diversifiant notamment.
En 1941-1942, des sections de l’UPCB sont créées à Angers et à Nantes sur le modèle
de l'union parisienne. En 1942, l'UPCB de Paris lance des retraites spirituelles pour dames,
chez les Dames Auxiliatrices, rue de la Barouillère. Pour le père Petiteville, ces retraites pour
dames sont un grand succès puisqu'elles regroupent jusqu'à 70 personnes. Bien que la
boucherie soit avant tout un métier masculin, les femmes ont joué un rôle non négligeable
3294
La Boucherie française, septembre 1941. BNF, Jo 21171.
3295
Ibid., novembre 1942.
650
3296
dans les activités de l'UPCB
. Par contre,
les activités de l'UPCB pour les jeunes
bouchers, c'est-à-dire le patronage de la rue Haxo et le service de placement des apprentis,
semblent avoir cessé pendant la guerre. C'est le seul secteur d'action de l'œuvre qui a souffert
des troubles de la guerre.
Le 21 avril 1941, une conférence est organisée par l'UPCB à la chapelle des Otages,
sur le thème « Corporatisme et christianisme ». L'orateur est René Tannay, Président de la
Jeunesse Maritime Chrétienne, ex-ouvrier boucher, membre de l'UPCB. Le thème du
corporatisme a toujours été assez cher aux adhérents de l'UPCB. Les circonstances politiques
étant devenues favorables, les idées corporatistes peuvent maintenant s'exprimer haut et fort et
être ouvertement revendiquées par l'UPCB. Lors des messes de l’UPCB, René Serre et
Georges Chaudieu manifestent avec éclat leur soutien au maréchal Pétain et aux valeurs
éternelles du catholicisme romain. René Serre, président de la CNBF, rejette manifestement
les valeurs républicaines dans les discours qu’il prononce en 1942 et 1943 pendant la messe
annuelle de l’UPCB, qui se tient à la chapelle des Otages.
Le 9 juin 1942, la messe annuelle de l'UPCB est célébrée par le père Petiteville et est
présidée par Mgr Touzé, archidiacre de Ste-Geneviève, directeur des Chantiers du Cardinal.
Le sermon est assuré par le Révérend Père Panici, prédicateur du Carême 1941 à Notre-Dame
de Paris. Les discours prononcés pendant l'office sont retranscrits dans le bulletin de l'Union.
Je retiens celui de René Serre, qui « soulève l'enthousiasme de l'assi
stance par une vibrante
improvisation, véritable acte de foi dans les destinées de la Profession et de la France. Les
malheurs de la Patrie, dit-il, sont dus, avant tout, à la déchristianisation et à la perte de toute
mystique et de tout idéal. 90% des Français ont été baptisés et ont fait leur Première
Communion; mais seule une infime minorité met ses actes en conformité avec les principes
évangéliques. Notre époque n'a plus de martyrs. (...) La trilogie révolutionnaire de 1789
« Liberté, Egalité, Fraternité » a gonflé les cœurs d'espérance, mais dans notre monde
capitaliste, la liberté économique n'a fait que consacrer la royauté de l'argent. La Révolution
nationale actuelle se place sous la nouvelle trilogie de « Travail, Famille, Patrie ». Fervents
disciples du maréchal Pétain, nous l'adoptons avec enthousiasme, et la cérémonie de ce jour se
place sous son signe. Nous fêtons le travail en réunissant autour de l'autel nos amis en tabliers
et en bourgerons3297. Nous fêtons la famille en communiant familialement dans une même foi.
Nous fêtons la patrie en priant pour sa résurrection. Une nouvelle charte du travail s'élabore
actuellement à Vichy. Elle nous permettra bientôt de réaliser une corporation où l'esprit
communautaire prévaudra sur l'égoïsme individuel, et où nos ouvriers trouveront enfin la
sécurité du lendemain3298 ».
En mars 1943, le boucher Alexis Morin, président de l’UPCB, publie un article dans la
Boucherie Française sur « la Charte du travail et la vie spirituelle », où il cite abondamment
des propos de Pétain tenus en 1938 et insiste sur le regain spirituel nécessaire à la France pour
3296
Je rappelle que dans la plupart des petites boucheries artisanales parisiennes ou provinciales, c'est souvent la
femme du boucher qui tient la caisse: elle a donc un rôle non négligeable de relations avec la clientèle. Parfois,
la bouchère tient la boutique quand son mari est parti à l'approvisionnement ou en tournées. Sans épouse, il est
beaucoup plus dur pour un commerçant-artisan de s'en sortir. Je n’insiste pas non plus sur le fait que
l’attachement aux valeurs catholiques et à la pratique religieuse est plus fort chez les femmes que chez les
hommes.
3297
René Serre évoque ici les apprentis bouchers qui assistent à l'office en tenue de travail.
3298
Les bouchers catholiques, n°21, 1942. Archives jésuites de Vanves, I Pa 805.
651
son redressement moral3299. Les idéaux
les dirigeants de l’UPCB et de la CNBF.
pétainistes sont donc pleinement partagés par
Le 21 juin 1943, la messe annuelle de l’UPCB se déroule à la chapelle des Otages
devant 1500 personnes. Cette messe de 1943 revêt un caractère tout à fait particulier car elle
est présidée par le cardinal Suhard, archevêque de Paris3300. Elle marque l’apogée de l’UPCB
et du soutien des bouchers à la politique de Vichy. Le père Diffiné, guide spirituel de la
Maison Jésuite de la rue Haxo, y a fait une allocution remarquée par le vicaire général de
l'Archevêché, qui l'a fait paraître dans le bulletin diocésain,
La Semaine religieuse de Paris.
Les archives jésuites de Vanves conservent de nombreux clichés de cette cérémonie, où le lien
étroit entre métier et religion est mis en valeur. Le cardinal Suhard, même s’il n'a pas pu rester
au vin d'honneur car il devait se rendre à Massy-Palaiseau porter réconfort aux familles
victimes des bombardements, bénit les apprentis bouchers en tablier et bourgeron qui forment
une haie d’honneur à l’entrée de la chapelle. Devant l’autel, le cardinal Suhard et l’aumônier
Petiteville sont entourés par plusieurs garçons bouchers en tenue professionnelle3301.
Dans son discours de 1943, René Serre réaffirme son attachement au catholicisme et
au corporatisme : « L'histoire de notre Corporation est, en effet, intimement associée à celle
de l'Eglise, et les échoppes de nos artisans, aussi bien que les étaux de nos Bouchers se sont
toujours abrités à l'ombre de nos clochers et de nos cathédrales. (...) Nous faisons de notre
mieux pour construire notre Corporation. Mais les obstacles à vaincre sont nombreux et les
privilégiés de l'ancien Régime se refusent à comprendre l'intérêt d'une telle évolution, qui,
seule, pourra nous préserver de l'anarchie et du despotisme étatique».
Le régime de Vichy, avec le retour aux valeurs de la « France éternelle », rurale,
catholique, paternaliste, constitue donc une période tout à fait favorable au développement des
activités corporatives sportives et religieuses des bouchers parisiens.
b) Les bouchers et la politique corporatiste de Vichy
Vichy remet en cause l’organisation syndicale mise en place sous la Troisième
République pour lui substituer une organisation professionnelle corporative. Le gouvernement
dissout la CGT et la CGPF dès août 1940, la CSMF en octobre 1940, la CGCEF, la CFTC et
la FNSI en novembre 1940, puis le « syndicalisme artisanal tout entier (à l’exception de la
3299
La Boucherie française, n°19, mars 1943.
3300
Emmanuel Suhard (1874-1949), évêque de Bayeux et Lisieux en 1928, archevêque de Reims en 1931,
cardinal en 1935, archevêque de Paris en 1940, a fondé la Mission de France en 1941, établie à Lisieux, et a
fondé la Mission de Paris en 1943, qui marque le début de l'expérience des prêtres ouvriers. Lors de la messe
célébrée à Notre-Dame le 26 août 1944 pour la Libération de Paris, le général de Gaulle s'est formellement
opposé à ce que le cardinal Suhard, archevêque de Paris, soit présent dans « sa » cathédrale à cause de son
comportement pendant l'Occupation. Michèle COINTET,L'Eglise sous Vichy (1940-1945), La repentance en
question, Perrin, 1998, pp 341-345.
3301
Annexe 44 : Le cardinal Suhard arrivant à la chapelle des Otages, accueilli par une haie d’honneur formée
par des garçons bouchers, 21 juin 1943. Annexe 45 : Le cardinal Suhard saluant le St-Sacrement, entouré par
des garçons bouchers en tablier, Chapelle des Otages, 21 juin 1943. Le père Petitevillle se trouve à droite du
cardinal et le père Planckaert à gauche. Après la mort du père Petiteville (1974), le père Planckaert est devenu
aumônier de l’UPCB. Je remercie le père Planckaert de m’avoir communiqué ces clichés.
652
minuscule Confédération nationale de l’artisanat
rural)
courant
1942 3302 ».
Pourtant, si les grandes centrales syndicales sont inquiétées les unes après les autres, la
Confédération Nationale de la Boucherie Française (CNBF) continue d’exister – sous des
modalités juridiques officielles qui restent vagues3303 – et d’agir au nom de la profession,
usant parfois de ses liens complexes avec le Syndicat de la Boucherie de Paris3304. Le mensuel
La Boucherie française, organe de presse de la CNBF, paraît régulièrement entre 1940 et
1944. En mai 1941, une fusion existe d’ailleurs entre le Journal de la Boucherie Française,
dirigé par René Serre (président de la CNBF), et la Revue commerciale de la boucherie et de
la charcuterie françaises, dirigée par André Dubois3305.
Les dirigeants de la profession profitent de la guerre pour changer de locaux. Depuis
1890, le Syndicat de la Boucherie de Paris (tout comme la CNBF depuis 1894) a son siège au
11 rue du Roule, près des Halles centrales (Paris 1er). En 1942, la « Société immobilière de la
Boucherie Française » se rend acquéreur d'un immeuble sis 23 rue Clapeyron (Paris e8), près
de la place de Clichy. Le 21 décembre 1942, le siège du syndicat parisien est transféré à cette
nouvelle adresse. G. Juris, secrétaire général administratif de la CNBF dans les années 1950 et
1960, rédacteur en chef de la Boucherie française pendant de longues années, publie en 1943
un article relatant l’inauguration solennelle de la « Maison commune de la Boucherie » le 11
janvier 1943, mise en place dans l’esprit de la loi du 4 octobre 1941. Max Bonnafous,
ministre de l’agriculture et du ravitaillement, qui devait présidé la cérémonie, a finalement été
retenu à Vichy et n’est pas présent à l’inauguration. L’année 1942 est riche d’activités pour
les bouchers parisiens car c’est le 5 octobre 1942 que se déroule la séance d’inauguration des
cours de l’Ecole Professionnelle de la Boucherie, présidée par Firmin Robert 3306. Je signale
que Firmin Robert et René Serre sont les deux représentants de la boucherie de détail au sein
du Comité national interprofessionnel des viandes, créé dans le cadre de la loi du 27
septembre 1941 et chargé d’encadrer l’abattage, le transport, les prix et le classement des
viandes3307.
Ces différents éléments mis bout à bout montrent bien que les activités de la CNBF et
du Syndicat de la Boucherie de Paris se portent très bien sous l’Occupation et que les
bouchers parisiens collaborent activement à la politique corporative souhaitée par Pétain. Je
cherche maintenant à savoir jusqu’à quel point les projets de réforme sociale et
professionnelle ébauchés par Vichy répondent aux attentes des dirigeants de la boucherie
3302
CGT : Confédération générale du Travail. CGPF : Confédération générale de la production française.
CSMF : Confédération des syndicats médicaux français. CGCEF : Confédération générale des cadres de
l’économie française. CFTC : Confédération française des travailleurs chrétiens. FNSI : Fédération nationale
des syndicats d’ingénieurs. Jean RUHLMANN, Ni bourgeois ni prolétaires : la défense des classes moyennes
en France au XXe siècle, Seuil, 2000, p 56.
3303
Je rappelle encore une fois que je n’ai jamais pu accéder aux archives de la CNBF.
3304
La CNBF tient une assemblée générale les 11 et 12 janvier 1943, signe que la confédération n’est pas
dissoute.
3305
Les collections de la Revue commerciale de la boucherie et de la charcuterie françaises entre 1935 et 1939
sont disponibles à la BNF, 4° Jo 1599.
3306
3307
La Boucherie française, octobre 1942. BNF, Jo 21171.
André Debessac donne des détails sur l’organisation du CECIV (Comité d’études corporatif et
interprofessionnel des viandes), né le 23 août 1941 et auquel appartient naturellement René Serre. André
DEBESSAC, Histoire de la corporation des métiers des viandes, Société d’édition de publications
corporatives, 1943, pp 112-114.
653
française. Quand nous avons présenté les
luttes des patrons bouchers parisiens à la fin
des années 1930, après la secousse du Front Populaire, nous avons bien vu que les thèmes du
corporatisme et de l’artisanat attirent les deux principaux leaders des métiers de la viande,
René Serre et Georges Chaudieu. Voyons précisément si la vision maréchaliste de la société et
du monde du travail est entièrement partagée par les bouchers. Les discussions autour de la
mise en place de trois textes majeurs, la loi portant création des comités d’organisation du 16
août 1940, la Charte du travail du 4 octobre 1941 (loi relative à l’organisation sociale des
professions) et le Statut corporatif de l’artisanat du 24 août 1943 peuvent nous permettre de
mieux saisir les attentes, les déceptions et les satisfactions des professionnels, sachant que la
Charte corporative des bouchers est adoptée par décret le 5 décembre 1942 (celle des
charcutiers le 27 novembre 1943)3308.
Je donne tout d’abord le sentiment d’André Debessac, qui rédige ces lignes en 1943 :
« Après l’armistice, les bureaux syndicaux et fédéraux, dont une grosse pa rtie des membres a
été mobilisée, reprennent leurs travaux avec ardeur. L’idée corporative reprend une place
prépondérante dans l’activité économique, et les premiers travaux d’étude d’une charte
s’engagent après que deux Comités d’action économique et sociale (comprenant 80 membres
du Syndicat de Paris) furent nommés à cet effet. Le Comité social a de fréquentes réunions et
fait de louables efforts pour se rapprocher des deux syndicats ouvriers existants et
entreprendre une action commune. Il désigne une commission spécialement chargée
d’enquêter et de subvenir aux besoins des familles de la Corporation particulièrement
éprouvées. Une somme de 60 000 francs est mensuellement répartie par ses soins. 1200 colis
sont envoyés aux patrons et ouvriers prisonniers. Un arbre de Noël est offert aux enfants de
ces prisonniers3309 ». Ce témoignage donne une vision vichyste « classique », qui devait être
assez répandue dans la profession, fidèle à l’image du maréchal protecteur des « bons »
Français. Ainsi, la Boucherie Française se réjouit de l’excellente initiative des bouchers
Rivière, Lemullier et Bréant, qui sont à l’origine d’un gala des bouchers de la région
parisienne qui se tient le 28 juillet 1941 au cirque Amar au profit des bouchers prisonniers.
Dans le dossier individuel de René Serre à la Chambre de commerce de Paris,
constitué en janvier 1944, on trouve également un bilan positif de l’œuvre accomplie sous
Vichy par le président de la Corporation de la Boucherie Française. La fiche de
renseignements indique que René Serre « a organisé la répartition des viandes dès décembre
1940 en supprimant les dessous de table et les files d’attente par l’anonymat de
l’approvisionnement et par l’inscription du consommateur chez son fournisseur avec
délivrance d’un numéro d’ordre ». Il a « généralisé la perception d’une redevance sur le
produit permettant de multiplier les œuvres d’entraide sociale » et il « a présenté au maréchal
Pétain la première Charte corporative le 5 juillet 1941 et a obtenu le décret du 5 décembre
1942 portant création de la Corporation de la Boucherie ». Le dossier indique également que
René Serre est membre du Comité supérieur du Travail, du Comité d’organisation des Cuirs
et Peaux, du Comité national interprofessionnel des viandes et du comité directeur du Comité
général d’organisation du commerce 3310.
3308
Pour plus de détails, je renvoie à Hervé JOLY (dir.), Les comités d’organisation et l’économie dirigée du
régime de Vichy, Caen, Centre de recherche d’histoire quantitative, 2004.
3309
André DEBESSAC, op. cit., p 97.
3310
Archives de la CCIP, I.2.55 (43).
654
Sans surprise, quand on se souvient
que René Serre a été l’un des
principaux responsables de la CGSCM (Confédération générale des syndicats des classes
moyennes), Jean Ruhlmann indique que la Charte du Travail « rencontra initialement un écho
assez favorable auprès de responsables et de milieux professionnels largement impliqués dans
la défense des classes moyennes à la fin des années trente. (…) Dans le secteur du commerce
et chez les professions libérales, nombreux sont les responsables qui empruntent la voie
corporative, souvent les mêmes qui s’étaient rangés quelques années plus tôt dans une défense
des classes moyennes articulées autour du syndicalisme3311 ». Mais des syndicalistes ouvriers
de la CGT, notamment Auguste Savoie et René Belin, vont se convertir – ou se résigner – eux
aussi au projet social proposé par le maréchal Pétain3312.
La diversité des approches de l’artisanat et du corporatisme au sein des milieux
dirigeants vichyssois a été relevée par divers auteurs. Jean-Pierre Le Crom rappelle que deux
clans coexistent et rivalisent à Vichy, avec les « traditionalistes », proches de Maurras, tenants
d’un corporatisme d'Ancien Régime et d’un système d’associations professionnelles mixtes,
et les « néo-syndicalistes » autour de René Belin, partisan d’un système de comités
professionnels tripartites (employeurs, ouvriers, cadres)3313. Alors que René Belin, ancien
secrétaire confédéral de la CGT, devient « ministre du Travail par la bonne grâce de Pétain et
Laval en juillet 1940 », une bonne partie de la CGT considère au deuxième trimestre 1940 que
« le sacrifice de la liberté est nécessaire à l'amélioration des relations sociales». Jean-Pierre
Le Crom ajoute que « l'intervention de l'Etat est d'autant plus néce
ssaire en l'absence
momentanée de l'arme ultime des salariés qu'est le recours à la grève. En avril 1940, Auguste
Savoie, secrétaire de la fédération de l'Alimentation, vieux militant formé dans l'anarchosyndicalisme avant la Première Guerre Mondiale, déclare par exemple que l'Etat doit
intervenir pour rétablir un nécessaire équilibre entre les forces sociales. Ce faisant, il reconnaît
lui-même que « la liberté est en danger » mais c'est aussitôt pour ajouter qu'il n'y a pas d'autre
voie3314 ». En mars 1941, Auguste Savoie a été vice-président de la commission chargée de
mettre en place le Comité d’organisation professionnelle (chargé de rédiger la Charte du
Travail). Ce « vétéran des luttes du syndicalisme révolutionnaire d’avant 1914, va cautionner
de son prestige une opération qui ne recueille pas beaucoup de suffrages chez les
travailleurs3315 ». En 1943, Savoie prend ses distances avec la Charte de la Boucherie, jugée
d’esprit « réactionnaire et partisan » et trop « éloignée de l’esprit de la loi du 4 octobre 1941 »
– nous y reviendrons3316. Inutile de préciser que le soutien apporté par Auguste Savoie à la
Charte du Travail a été sanctionné à la Libération par une exclusion des organisations
syndicales, « épuration » qui touchera aussi René Serre, mais ni Georges Chaudieu ni Firmin
Jean RUHLMANN, Ni bourgeois ni prolétaires : la défense des classes moyennes en France au XXe siècle,
Seuil, 2000, p 56-57.
3311
3312
Sur l’attitude équivoque de René Belin sous Vichy, les débats qui ont eu lieu pendant le colloque de la
Fondation nationale des sciences politiques des 6 et 7 mars 1970 sont très éclairants. René REMOND (dir.), Le
gouvernement de Vichy 1940-1942 : institutions et politiques, FNSP, Colin, 1972, pp 195-210.
3313
Jean-Pierre LE CROM, « La profession aux professionnels : la loi du 4 octobre 1941 sur l'organisation
sociale des professions, dite Charte du travail », in Jean-Pierre LE CROM (dir.), Deux siècles de droit du
travail : l’Histoire par les loi s, Editions ouvrières, 1998, p 144.
3314
Ibid., p 148.
3315
Jacques JULLIARD, « La Charte du Travail », in René REMOND (dir.), Le gouvernement de Vichy 19401942 : institutions et politiques, FNSP, Colin, 1972, pp 165-166.
3316
La France socialiste, 21 juillet 1943.
655
Robert3317. Je ne sais pas si Maurice Bonhomme, président du Syndicat de la
Boucherie en gros de Paris entre 1937 et 1943, a également subi les affres de l’épuration en
1944 mais il semble bien qu’il ait été un collaborateur ardent du régime de Vichy 3318.
A l’opposition entre corporatisme et dirigisme proposée par Le Crom, on peut ajouter
la vision proposée par Steven Zdatny, qui évoque lui aussi les personnalités contrastées qui
coexistent dans l’administration vichyssoise 3319. Ainsi, quand la circulaire du 28 novembre
1940 du ministère de la Production met en place le Service artisanal, son éminence grise, Jean
Bichelonne, « technocrate modèle et un brillant diplômé de Polytechnique » est un défenseur
convaincu de la modernisation économique3320, alors que le directeur du service, Pierre Loyer,
est un conservateur social, monarchiste et catholique fervent, qui a plutôt une « conception
romantique » de l’artisanat 3321. Dans cette rivalité entre modernistes et conservateurs, Zdatny
estime que ce sont les modernistes qui l’emportent pour la mise en application concrète des
mesures gouvernementales, ce qui va entraîner la déception de nombreux artisans. Derrière le
discours officiel qui place les valeurs artisanales au pinacle, Vichy profite de sa forte
centralisation et de la force de l’Etat pour rationaliser et concentrer l’économie 3322.
« L'observation de Robert Paxton, que «toute décision importante pour établir le
corporatisme tourna en faveur des grandes entreprises », ne fait que confirmer que, dans la
France de Vichy comme dans les autres régimes se déclarant corporatistes, les gros
maintinrent leur domination3323 ».
Si l’on s’inscrit dans ce clivage entre modernistes et conservateurs, les dirigeants
parisiens de la Boucherie s’inscrivent sans hésitation dans le groupe conservateur. Je dois ici
développer le rôle joué par Georges Chaudieu (1899-1990), que nous avons déjà croisé mais
qui prend une ampleur nouvelle sous l’Occupation. Dans les années 1930, Chaudieu a été l’un
des dirigeants les plus actifs du CEAA, le Comité d'Entente et d'Action Artisanales (fondé en
1933). Or, Steven Zdatny nous apprend qu’avec la guerre, « l'ancien CEAA, qui avait son
centre de gravité en Alsace-Lorraine, perdit ses membres par suite de la réannexion allemande
de ces provinces. Ce qui restait de ce comité conservateur et corporatiste était attiré par Loyer,
qui était du même bord, et son Service Artisanal. De tous les journaux artisanaux, l'organe du
CEAA, l'
Information Artisanale, se montra le plus loyal à Vichy. Et beaucoup des dirigeants
du CEAA, comme Huguet, Chaudieu et Coustenoble, occupèrent des positions quasi
officielles dans le nouvel ordre. A mesure que Loyer sacrifiait sa pureté idéologique à la mise
3317
Le dossier individuel de René Serre à la CCIP porte la mention suivante (barrée) sur la couverture :
« Membre nommé par Vichy et qui n’est pas considéré comme ancien membre de la Chambre de commerce de
Paris (décision du bureau du 25 juin 1946) ». Archives de la CCIP, I.2.55 (43).
3318
Je reste prudent sur ce point. Les éléments disponibles dans la thèse de Pierre Haddad me laissent penser que
Maurice Bonhomme partage en gros les mêmes opinions politiques que René Serre mais je n’ai pas cherché à
creuser davantage la question. Pierre HADDAD, Les chevillards de la Villette, Thèse de Doctorat, Paris X,
1995, pp 323-366.
3319
Pour plus de détails, je renvoie à Jean-Pierre LE CROM, « La politique sociale de Vichy : corporatisme ou
dirigisme ? », in Steven KAPLAN et Philippe MINARD (dir.), La France, malade du corporatisme ? XVIIIeXXe siècles, Belin, 2004, pp 403-425.
3320
Pour plus de détails, je renvoie à Guy SABIN, Jean Bichelonne (1904-1944), ministre sous l’Occupation ,
France-Empire, 1991, 247 p.
3321
Steven ZDATNY, Les artisans en France au XXe siècle, Belin, 1999, p 247.
3322
Ibid., p 278.
3323
Ibid., p 281.
656
en pratique de la politique de Vichy, cet
appui devint plus tiède. La CAF, de
mouvance catholique, qui adhérait largement au programme de Vichy, se montra plus active
et critique que le CEAA3324. L'accord sur les fins se rompit en bonne part sur la question des
moyens. En dépit de ses idées sociales conservatrices, la CAF était fermement attachée au
syndicalisme libre3325 ». Certes, Bernard Zarca rappelle que l’idéologie vichyste a attiré
l’ensemble des associations artisanales (Tailledet à la CGAF, Chaudieu au CEAA, P.
Maunoury à la CAF), mais il note tout de même que « Georges Chaudieu, délégué général du
CEAA et représentant de l'artisanat dans les mouvements de classes moyennes des années
1930, fut, auprès de Pierre Loyer qui dirigeait le service de l'Artisanat, le fidèle serviteur d'une
3326
cause à laquelle il s'identifiait
».
Georges Chaudieu occupe clairement une « position officielle » dans le nouvel ordre
vichyssois car, non content d’être professeur à l’Institut d’études corporatives et sociales
(IECS) depuis 1937, il devient en 1942 président de l’Ecole des hautes études artisanales
(EHAA). Zdatny indique que « la Révolution Nationale, bien sûr, mit en vogue le
corporatisme et donna à l'Institut une nouvelle dimension de prestige et d'influence. En 1942,
l'Institut donna naissance à l'Ecole des Hautes Etudes Artisanales (EHEA). Formée sur le
modèle des autres grandes écoles, l'EHEA devait préparer la future élite administrative de
l'artisanat. Elle offrait des cours et des diplômes sur l'histoire des métiers, l'économie
artisanale et la législation de l'artisanat. En 1942, 77 étudiants y poursuivaient leurs études en
internat, cependant que 127 autres préparaient leur diplôme par correspondance. L'EHEA était
composée de beaucoup de ces « hommes nouveaux », propulsés au sommet par les courants
politiques récents : Maurice Bouvier-Ajam, Maurice Avril, André Jeannin, et le président de
3327
l'Ecole, Georges Chaudieu
». Je n’ai pas eu accès aux archives de l’EHEA et je ne connais
pas le fonctionnement précis de cette institution, mais il apparaît clairement que Georges
Chaudieu a collaboré en toute connaissance de cause au projet social porté par le maréchal
Pétain, notamment en ce qui concerne les valeurs morales incarnées par l’artisanat, que le
régime souhaite valoriser, comme « l’institution familiale, les solidarités apprises dans les
chambres de métiers, bref un ensemble de vertus propres à conjurer la lutte des classes et à
moraliser la société3328 ».
Il est intéressant de voir comment, dans ses mémoires, publiées en 1972, Georges
Chaudieu évoque sa « formation politique » (en autodidacte) et son entrée à l’EHEA, ses
contacts avec le service de l’artisanat de Pierre Loyer. Concernant ses lectures politiques de
jeunesse, Chaudieu avoue : « La découverte de Marx me fit errer chez les communistes, mais
le « Capital » ne correspondait pas à mon sens de la liberté du commerce (j’étais alors un
jeune patron)3329 ». Plus loin, il explique : « Ayant toujours vécu dans un milieu humble et
travailleur, je n’étais pas d’esprit capitaliste, mais on ne m’avait jamais appris à haïr la
richesse. Dans ma famille, on était plutôt de tendance « radical-socialiste » (au sens de
3324
CAF : Confédération de l'artisanat familial (fondée en 1937).
3325
Steven ZDATNY, op. cit., p 255.
3326
Bernard ZARCA, L'artisanat français: du métier traditionnel au groupe social
, Economica, 1986, p 56.
3327
Steven ZDATNY, op. cit., p 277.
3328
Jeanne GAILLARD, « La petite entreprise en France au XIXe et au XXe siècle », in Commission
internationale d’Histoire des mouvements sociaux et des structures sociales, Petite entreprise et croissance
industrielle dans le monde aux XIXe et XXe siècles, CNRS, 1981, tome 1, p 167.
3329
Georges CHAUDIEU, La route : mémoires et anti-mémoires d’un boucher , SOFIAC, 1972, p 138.
657
l’époque) et, croyant avoir trouvé ma voie, je m’inscrivis au parti. Vers le même temps des
amis m’emmenèrent aux réunions de l’Action française. Bientôt mes auteurs furent Frédéric
Le Play, La Tour du Pin, pour aboutir à Charles Maurras. Un retour aux sources me fit étudier
le socialisme chrétien : Maurice Meignein, Albert de Mun et des réformateurs comme Louis
Blanc, Buret, le Dr Villermé, mais la découverte de Sismondi et sa prudence à l’égard de
l’énorme poussée d’industrialisation comme à l’égard de l’idéologie marxiste consolida mon
sens de la modération en matière économique et sociale3330 ».
L’univers politique de Chaudieu est assez complexe mais semble marqué par un
ancrage à droite assez fort dans les années 1930. Son entrée au service de Vichy est décrite
d’une manière très personnelle, inévitablement marquée par le filtre rétrospectif de la
mémoire individuelle. Se situant après l’invasion de mai 1940, il note : « Malgré la détresse
générale, une fureur de vivre renaissait. Des idées germaient en silence et les Institutions de la
France, dont la marche était entravée ou arrêtée par la loi de l’occupant, cherchaient des voies
nouvelles. Un jour de novembre, je recevais une lettre de mon ami Roland Pré, héros de la
Résistance, m’informant que je devais me présenter au ministère de la Production Industrielle,
où l’on s’efforçait de créer un Service de l’Artisanat. La perspective de retrouver une situation
et de mettre au service de mon pays les connaissances que j’avais acquises me réjouit. Après
une brève entrevue, j’étais appelé à prendre mon service le 1 er décembre 1940. Hélas, je ne
devais pas rejoindre le jour convenu. La veille, deux de mes enfants étaient victimes d’un
accident mortel. Ici, je ne puis oublier l’accueil que je reçus du directeur M. Pierre Loyer et
des quelques collègues qui m’avaient précédé. Les sentiments affectueux qu’ils
m’exprimèrent contribuèrent beaucoup à adoucir ma douleur. Pour oublier, je me mis au
travail avec furie, d’autant plus que, dans le groupe qui se constituait, j’étais à peu près le seul
à bien connaître l’artisanat, ses hommes, leurs qualités et leurs défauts, et aussi leurs besoins
matériels et intellectuels, puisque pendant quinze années j’avais été leur compagnon
d’aventure. De sorte que je devins bien vite l’instructeur de tous mes collègues. La plupart
d’entre eux sortaient des grandes écoles : Polytechnique, Centrale, les Arts et Métiers, et
avaient occupé de hautes fonctions dans l’industrie. D’autres venaient des Facultés de Droit.
Quelques-uns, encore, de tous les secteurs économiques3331 ».
Maître de conférences à l’Institut d’Etudes Corporatives et Sociales depuis 1937,
titulaire de la chaire d’économie artisanale, Georges Chaudieu indique que son cours se
transforme en EHEA afin de « développer l’action de perfectionnement des hommes de
métier ». A propos de l’Ecole des hautes études artisanales, il note : « On pourra toujours
penser qu’en choisissant ce titre, nous y avions mis un peu de « hauteur », mais celle-ci
reflétait tout simplement celle de nos objectifs. A cet artisanat qui s’enfermait dans un
complexe d’infériorité économique, il fallait bien offrir des idées et des moyens capables
d’exhausser ses sentiments et ses désirs, et aussi son espérance. Et quels appuis bienveillants
n'avions-nous pas trouvés? D’éminents personnalités universitaires comme les professeurs
François-Olivier Martin, Louis Baudin, Achille Mestre, Georges Blondel, professeur
honoraire au Collège de France, avaient porté l’Ecole des Hautes Etudes Artisanales sur les
fonds baptismaux de l’Université 3332 ».
3330
Ibid., p 139.
3331
Ibid., pp 155-156.
3332
Ibid., p 157.
658
Naïveté crédule ou manipulation délibérée,
Chaudieu écarte d’un revers de main les
accusations de collaboration qui ont touché l’EHEA et l’IECS : « A la libération, notre
institution qui avait fonctionné avant la guerre et pendant la guerre, devait cesser son activité
pour avoir été subventionné par le Cabinet du Maréchal Pétain ! C’était peu, et c’était vrai.
Mais à partir de ce moment, elle devenait suspecte de collaboration avec l’occupant et, avec
elle, les hommes qui y travaillaient. Pourtant, au moins dix ouvrages établis par mon équipe et
par moi-même pouvaient apporter la preuve du contraire si l’on s’était donné, au moins, la
peine de les lire3333 ».
Enfin, Chaudieu rappelle que François Perroux, secrétaire général de la fondation Carrel (le
Centre d’études pour les problèmes humains), lui confia pendant la guerre « la réalisation
d’enquêtes sur des aspects divers de l’artisanat » et qu’il diri gea la section de « l’homo
artisanalis ». C’est donc avec fierté que Chaudieu partage les années d’occupation entre le
ministère de la Production, l’EHEA et la fondation Carrel. Il avoue que Vichy lui apporte des
opportunités qu’il n’a pas obtenu sous la République : « J’étais heureux et flatté de pouvoir
atteindre les sommets espérés dans mon enfance et que, jusqu’ici, le sort m’avait refusés 3334 ».
Chaudieu revendique également avec fierté la paternité de la charte corporative de la
Boucherie : « Dans les métiers de l’alimentation et dans d’autres secteurs, des hommes
emboîtaient le pas, et de la boulangerie, de la chaussure, notamment, émanaient des projets
réclamant aussi la limitation des ouvertures de fonds de commerce. Encouragé, j’établissais
un projet d’organisation corporative et sociale de la boucherie, qui fut publié dans le Journal
de la Boucherie française d’alors, après avoir recueilli l’approbation des Syndicats
départementaux3335. Un peu plus tard, la plupart de mes idées étaient reprises par le Président
René Serre dans la Charte Corporative de la Boucherie, discutée les 4 et 5 août 1941, au
Congrès de Toulouse et présentée au Chef de l’Etat le 5 septembre de la même année. Cette
Charte de la Boucherie était adoptée à nouveau par les représentants de la majorité des patrons
et des ouvriers au Congrès de Saint-Etienne les 12 et 13 octobre 1942. Elle recevait un avis
favorable de la Commission d’homologation des Chartes en date du 15 octobre 1942. Le 5
décembre 1942, le Maréchal Pétain et le Chef du Gouvernement signaient le décret portant
création de la Corporation de la Boucherie. Chacun connaît la suite. Le Gouvernement de la
IVe République ne reconnut pas les actes du gouvernement de Vichy et la Charte de la
Boucherie ne trouva jamais un commencement d’application, pas plus d’ailleurs que celles de
l’Agriculture et de l’Artisanat et leurs auteurs devinrent même suspects. On ne peut – quelles
que soient ses opinions – que reconnaître l’absence de caractère politique ou
collaborationniste de cette Charte. Son but était seulement d’organiser l’économie et les
métiers de la viande et de rapprocher patrons et ouvriers autour de cette communauté d’intérêt
qu’est le métier 3336 ».
C’est en 1972 que Georges Chaudieu écrit ces lignes, soit avec un recul de 30 ans.
Pourtant, il n’hésite pas à affirmer le bien fondé de la politique corporative de Vichy et à nier
toute dimension « politique » à la Charte de la Boucherie ! La dissolution des syndicats
3333
Ibid., p 158.
3334
Ibid., p 159.
3335
En note, Chaudieu rappelle qu’il a publié en 1938 L’évolution corporative de la boucherie dans la collection
« Etudes Corporatives » de l’éditeur Dunod (avec une préface de Maurice Bouvier-Ajam). Cet ouvrage a connu
une seconde édition en 1943, avec une préface de Martial Buisson.
3336
Georges CHAUDIEU, La route : mémoires et anti-mémoires d’un boucher , SOFIAC, 1972, pp 121-122.
659
ouvriers (CGT, CFTC), la suppression du
droit de grève, la mise au travail forcée
d’une partie de la population française ne semblent absolument pas gêner Georges Chaudieu
quand il dresse le bilan du régime de Vichy, sans même évoquer le renoncement de Pétain aux
règles de la vie démocratique et la mise en place d’une politique discriminatoire et raciste.
Affirmer en 1972 que la Charte du Travail n’a aucune portée politique me semble illustrer la
mauvaise foi – ou du moins un certain aveuglement – de Chaudieu.
Quand René Serre publie ses Souvenirs en 1965, il fait preuve d’une formidable
faculté d’occultation du passé. Concernant la guerre 1939-1945, Serre passe entièrement sous
silence sa collaboration active à la politique corporatiste de Vichy pour ne retenir que les
portraits de résistants ou de juifs morts en déportation, comme le commandant Aimé Lepercq
(ministre des Finances du GPRF en 1944), le chevillard Louis Lévy (mort en déportation), les
bouchers André Delahaye (président du Syndicat de la Boucherie du Nord, vice-président de
la CNBF), Robert Stein (président du Syndicat de la Boucherie de la Somme), Georges
Gouigoux (président du Syndicat de la Boucherie de l’Oise) et Roger Fagoo (président des
bouchers de Boulogne). Les quatre derniers personnages cités étaient résistants, ont appartenu
au réseau Athos-Buckmaster et ont été déporté à Buchenwald et Mauthausen (Delahaye étant
le seul rescapé après la guerre). Serre leur rend un vivrant hommage, en oubliant les discours
enflammés en faveur de Pétain et du régime de Vichy qu’il a prononcé en 1942 et 1943 3337.
De même, quelle ironie de voir René Serre saluer l’action du cardinal Saliège, archevêque de
Toulouse, qui « en pleine guerre, s’éleva avec le plus d’autorité contre le racisme en général,
et contre l’antisémitisme en particulier », alors que de nombreux bouchers parisiens et la
plupart des dirigeants de la CNBF (Serre et Chaudieu en premier lieu) ont participé aux
messes de l’UPCB pendant l’Occupation, avec la bénédiction du cardinal Suhard, archevêque
de Paris, qu’il serait difficile de classer parmi les prélats les plus « résistants » de France3338.
Là où Serre oublie un peu vite ses coupables affinités, Chaudieu a au moins le mérite
d’assumer pleinement ses choix idéologiques. Je note tout de même qu’en janvier 1944, alors
que les collaborationnistes les plus virulents prennent le pouvoir à Vichy, René Serre est
nommé membre de la Chambre de commerce de Paris et président de la Corporation de la
Boucherie par un arrêté du 21 janvier 1944, publié le lendemain au Journal Officiel3339.
Penchons-nous maintenant sur le détail de la mise en place de la Charte corporative de
la Boucherie, que les archives de la CGT permettent de connaître3340. La mobilisation
patronale est active sous l’Occupation car le 17 mars 1941, la « réunion de Wagram »
rassemble 4 000 bouchers « malgré la guerre », comme le souligne la Boucherie française3341.
Le dialogue entre représentants ouvriers et patronaux pour élaborer un cadre professionnel de
3337
René SERRE, Souvenirs, 1965, pp 121-130.
3338
Sur ce point, je renvoie à Michèle COINTET, L’Eglise sous Vichy (1940-1945) : la repentance en question,
Perrin, 1998, pp 300-340.
3339
Darnand devient secrétaire général au maintien de l’ordre le 1 er janvier 1944. Philippe Henriot devient
secrétaire d’Etat à l’Information et à la Propagande le 6 janvier 1944, alors que Marcel Déat est nommé
secrétaire d’Etat au Travail le 16 mars 1944.
3340
Alors que je n’ai jamais réussi à consulter les archives syndicales patronales (de la CNBF et du Syndicat de
la Boucherie de Paris), la CGT a versé la plupart de ses archives aux Archives départementales de la SeineSaint-Denis (ADSS). Je n’ai trouvé aucun fonds d’archives de la CFTC concernant le syndicat parisien de la
Boucherie. Les archives de la CGT renferment un dossier sur la période de Vichy (lettres patronales, comités
sociaux, correspondance diverse). Archives départementales de la Seine-Saint-Denis, 46 J 47.
3341
La Boucherie française, mars 1941.
660
travail semble avoir bien fonctionné chez les
bouchers parisiens. En juillet 1941, le
Syndicat patronal de la Boucherie de Paris et les deux chambres syndicales ouvrières (CGT et
CFTC) trouvent un accord sur les salaires et les congés payés (indemnité compensatrice) et
forment le Comité social corporatif de la Boucherie de la Seine. En prenant modèle sur la
Charte corporative des pâtissiers, René Serre, président de la CNBF, lance l’idée d’une Charte
des Bouchers, qui trouve un soutien enthousiaste lors du Congrès national de la Boucherie
française, qui se tient à Toulouse les 4 et 5 août 1941. Ce premier projet de Charte de la
Boucherie est présenté le 5 septembre 1941 au maréchal Pétain. La délégation de bouchers qui
se présente à Vichy sous le patronage du colonel Cèbe3342, de Jean Baillard et de Rouaix, est
composée de René Serre, de deux vice-présidents de la CNBF (Blain pour le Sud-Est,
Delahaye pour le Nord), Paul Leymarie (président de la Boucherie du Midi et du Sud-Ouest),
Arnouil (président de la Boucherie rurale française) et de deux représentants ouvriers (Labatut
pour les étaliers et Latournerie pour les abattoirs)3343.
Dans une lettre de décembre 1941 adressée à René Serre, Auguste Savoie, secrétaire
général de la Fédération Nationale des Travailleurs de l'Alimentation (FNTA), livre ses
commentaires sur le projet de Charte corporative de la Boucherie et confirme qu’« entente,
collaboration, corporation, paix sociale ne peuvent se dégager que grâce à l'existence de
collectivité par profession », signe du ralliement de ce cadre cégétiste à la politique
corporative de Vichy. Le syndicat ouvrier propose une version différente du texte, à laquelle
René Serre réserve le meilleur accueil. Dans une lettre de janvier 1942, il écrit à Savoie :
« Quant à votre projet de Charte corporative de la Boucherie, je viens de le parcourir et y
trouve les bases d'un accord certain. Je me propose d'ailleurs de lui donner une large diffusion
et de m'en entretenir très prochainement avec vous-même et les représentants ouvriers
qualifiés de la profession3344 ». Les relations semblent donc avoir été très cordiales et
fructueuses entre ouvriers et patrons pour la négociation de la Charte corporative. Il en est de
même pour les relations avec le gouvernement de Vichy. Ainsi, le 4 juin 1942, Pétain reçoit
les principaux responsables de la CNBF : Serre, Delahaye, Decormeille, Debreux, Blanchard,
Juris, Curien, Viaud et Beltoise3345. C’est dans la joie et l’enthousiasme que René Serre salue
dans la Boucherie française le décret du 5 décembre 1942 créant la corporation de la
Boucherie, « première grande corporation créée après celle des paysans et des journalistes ».
Cette euphorie de 1941-1942 laisse place à une période plus difficile à partir de 1943.
Il semble que les rapports entre les représentants patronaux et ouvriers se détériorent, alors
que des dissensions apparaissent entre les bouchers, les charcutiers et les boucherscharcutiers. Lors de son assemblée générale du 1er juin 1942 à Toulouse, la CNBF demande
l’autorisation de réunir un Congrès national de la viande en vue de créer une « Union de la
corporation des métiers des viandes ». Sur ce point, il semble que les différentes branches
professionnelles ont éprouvé de sérieuses difficultés à s’entendre et à se regrouper. Selon P.
3342
Le commandant Cèbe, chargé des questions sociales et professionnelles au Conseil supérieur de la Défense
nationale avant 1940 (maintenu dans cette fonction sous Vichy par l’amiral Fernet), est un « féru d’idées
corporatistes », favorable à une Charte du Travail davantage corporatiste et moins syndicaliste. « Il était
devenu un conseiller écouté du maréchal Pétain en matière sociale, auprès de qui il combattait les projets de
l’ancien syndicaliste Belin ». Jacques JULLIARD, « La Charte du Travail », in René REMOND (dir.), Le
gouvernement de Vichy 1940-1942 : institutions et politiques, FNSP, Colin, 1972, p 163.
3343
La Boucherie française, septembre 1941.
3344
ADSS, 46 J 47.
3345
La Boucherie française, juin 1942.
661
Pinault, secrétaire administratif de l’ABC
(Amicale des bouchers-charcutiers de
France), un premier congrès national de la filière viande a déjà été annulé : « Fin janvier 1942,
la bonne ville de Nice s’apprête à recevoir les corporants de la viande qui, au cours d’un
Congrès, devaient sortir une Charte nationale de toutes les professions des viandes et
réglementer l’exercice de chaque métier. Pour des raisons encore imprécises, ces assises
n’eurent pas lieu, laissant le champ libre à toutes les combinaisons possibles 3346 ».
Dans le Bulletin de liaison des bouchers-charcutiers de février-mars 1943, Michel
Desfemmes, président de l’Amicale des bouchers-charcutiers de France, publie une lettre
ouverte à René Serre pour dénoncer sa méconnaissance du métier, ses manœuvres
souterraines et surtout la volonté hégémonique de la CNBF d’absorber les 28 000 boucherscharcutiers français3347. Visiblement, alors que les bouchers possèdent leur charte corporative
(depuis le 5 décembre 1942) et que les charcutiers sont en train de négocier la leur (obtenue
par un décret du 27 novembre 1943), les bouchers-charcutiers défendus par Michel
Desfemmes souhaitent disposer d’un statut autonome. Ils organisent pour cela leur premier
congrès national en mars 1943 à Lyon. Alors que René Serre souhaite intégrer les boucherscharcutiers au sein de la section Boucherie, Desfemmes propose la création de quatre sections
distinctes (boucherie, charcuterie, boucherie-charcuterie et salaisons), groupées sous l’égide
de l’Union Corporative des Professions de la Viande. Par ailleurs, Desfemmes reproche à
Serre son mépris pour les ouvriers, fort peu consultés par la CNBF : « Non, monsieur Serre,
vous ne passerez pas sur le corps de la Boucherie-Charcuterie qui se dresse unanime contre de
telles prétentions. Nous nous dirigerons nous-mêmes, nous aurons notre syndicat unique à
nous, et notre vœu le plus cher est de voir à notre côté se constituer un syndicat qui groupera
nos ouvriers. A ceux-ci, nous ferons la meilleure place, nous les aiderons à gravir l’échelon de
l’artisanat pour que nous puissions un jour être remplacés par des ouvriers qualifiés fiers de
leur métier3348 ».
Revenant sur les conditions d’établissement de la Charte corporative de la Boucherie,
Pinault dénonce lui aussi le fait que la CNBF ait écarté les ouvriers de la négociation. Il
affirme que « la partie ouvrière n’a jamais été consult ée dans ces transactions d’hier et
d’aujourd’hui » et que « les ouvriers n’ont pris aucune part à ces travaux3349 ». Il accuse les
dirigeants de la CNBF « qui tentent de diviser les ouvriers en les retirant de la Fédération
Ouvrière de l’Alimentation 3350 ».
La fronde des bouchers-charcutiers contre la CNBF trouve le soutien de Morice
Deshais, le président de l’UACB ( Union des Anciens Combattants de la Boucherie) entre
1928 et 1936. Après avoir rappelé que « cet important métier des Bouchers-Charcutiers
comprend environ 25 000 patrons et 40 000 ouvriers », Morice Deshais déclare : « Moi-même
(fils de boucher), boucher à Paris, militant acharné qui a lutté jadis pour arracher ma
corporation de manœuvres souvent occultes, j’approuve l’attitude énergique de cette
corporation sœur, qui oubliée dans tous les projets se voit obligée pour ne pas mourir de
3346
P. PINAULT, « Un peu de clarté », Bulletin de liaison des bouchers-charcutiers, février-mars 1943, p 3.
ADSS, 46 J 35.
3347
Michel DESFEMMES, « Lettre ouverte à Monsieur René Serre », Bulletin de liaison des boucherscharcutiers, février-mars 1943, p 7.
3348
Ibid.
3349
P. PINAULT, op. cit., p 3.
3350
Ibid., p 4.
662
proposer sa propre charte ». Deshais
« souhaite, comme beaucoup de [ses]
collègues, que toutes les Chartes concernant le Commerce et l’Industrie de la Viande et de ses
dérivés n’en fassent plus demain qu’une seule conduite par un homme désintéressé et que les
responsables directs de nombreuses Corporations qu’elle comprendra sachent, contrairement
aux agissements des Groupements et Comités cités ci-dessus [Groupement d’achat et de
répartition des viandes, Comité social et Comité technique de la Boucherie française],
sauvegarder d’une façon toute particulière les intérêts artisanaux de cette grande Famille
Française3351 ».
En réaction avec la Charte de la Boucherie obtenue en 1942 par la CNBF, l’Amicale
des bouchers-charcutiers (ABC) propose une organisation corporative différente, en
application de la loi du 4 octobre 1941 : « Dans l’esprit de la Charte, les travailleurs doivent
collaborer à l’élaboration des statuts à réglementer l’exercice de leur profession. La Charte du
Travail laisse au choix des travailleurs trois systèmes de réglementation : 1° organisation des
services sociaux à base de syndicats professionnels ; 2° organisation par groupements
professionnels mixtes ; 3° organisation corporative. C’est le troisième système qu’adopte et
que propose comme mode d’application « L’Amicale des bouchers-charcutiers ». Toutefois,
dans la période instable que nous traversons, il ne nous semble pas possible que ce système
d’organisation corporative puisse être appliqué d’une façon complète et définitive. D’autre
part, nous devons tenir compte de l’état d’esprit des travailleurs, patrons et ouvriers, habitués
au mode d’organisation syndicale qui représente une originalité particulière du mouvement
syndical français. Pour ces raisons, et désirant respecter les traditions syndicalistes, patronales
et ouvrières, nous estimons que le système d’organisation corporative ne sera possible et
viable que sous certaines conditions. La corporation serait la réunion des métiers présentant
des affinités interprofessionnelles dont les intérêts se rapprochent et s’identifient. Chaque
métier au sein d’une corporation devrait être organisé en un syndicat unique jouissant de la
personnalité civile qui réunirait respectivement les patrons, les ouvriers et, si nécessaire, les
techniciens ».
L’ABC propose que, dans l’alimentation, « les hommes de métiers posséderaient leur
syndicat unique de la base au sommet, mais constitueront par secteur d’affinités des groupes
corporatifs. Nous pourrions avoir le groupe corporatif des viandes, le groupe corporatif
d’alimentation générale et autant de groupes qu’il sera jugé nécessaire. Ces groupes
corporatifs comprendraient les syndicats dont les intérêts sont particulièrement liés les uns
aux autres. Par exemple, le groupe corporatif des viandes comprendra : les syndicats uniques
des bouchers en gros chevillards ; les syndicats d’entrepreneurs d’abattage ; les syndicats des
commissionnaires en viande, mandataires aux Halles ; les syndicats des facteurs et
approvisionneurs aux criées ; les syndicats des bouchers en gros ; les syndicats des bouchers
en détail ; les syndicats des bouchers hippophagiques ; les syndicats des boucherscharcutiers ; les syndicats des charcutiers ; les syndicats des tripiers, etc. Avec cette méthode
d’organisation, l’Etat n’aura nullement besoin, comme c’est le cas dans le décret du 5
décembre 1942 portant création de la corporation de la boucherie, de désigner des
commissaires du gouvernement qui pourraient faire opposition et suspendre l’exécution de
toutes mesures qui lui paraîtraient inconciliables avec l’intérêt public 3352. Il suffirait à l’Etat
3351
3352
Courrier de Morice Deshais. Bulletin de liaison des bouchers-charcutiers, février-mars 1943, p 6.
Par un décret du 19 septembre 1943 du ministre de l’agriculture et du ravitaillement, l’intendant général
Maurice est nommé commissaire du gouvernement auprès de la Corporation de la Boucherie. Journal Officiel
du 2 octobre 1943, p 2579.
663
d’avoir son ou ses représentants au sein de
l’organisme supérieur de chacune des
corporations nationales, et de cette façon les syndicats uniques de la corporation ainsi
organisés seraient majeurs, et l’ordre corporatif ainsi constitué deviendrait un véritable
organisme dans l’Etat 3353 ».
En lisant ce projet défendu par l’ABC, on se rend compte qu’il existe divers modèles
corporatifs concurrents au sein des professionnels de la viande – ce qui nous rappelle la
diversité de la pensée corporative dans les années 1930 – et que la vision gouvernementale,
qui semble avoir été partagée par les dirigeants de la CNBF, est plutôt rejetée par les
bouchers-charcutiers. La tutelle directe de l’Etat sur la corporation est notamment ressentie
comme une atteinte grave à la souveraineté de l’organisation professionnelle. De même, la
place qu’il faut accorder aux organisations ouvrières semble être un point de désaccord
profond entre la CNBF et l’ABC. Certes, Michel Desfemmes se gargarise sans doute de belles
paroles dans le projet qu’il propose et le souci des ouvriers n’est peut être qu’un argument
rhétorique. Néanmoins, les reproches qu’il adresse à René Serre semblent confirmer notre
vision du personnage.
Dans les archives de la CGT, nous avons trouvé la copie d’un courrier du 22 juillet
1943, adressé par René Serre (« Président de la Corporation de la Boucherie Française ») au
rédacteur en chef du quotidien parisien France Socialiste3354. Une copie de la missive a été
envoyée à Laval, président du Conseil, à Hubert Lagardelle, ministre du Travail, et au
président de la Commission provisoire d’organisation de la famille des commerces de
l’alimentation 3355. Cette correspondance de 1943 illustre bien le fossé qui s’est creusé entre
patrons et ouvriers et la distance qui existe entre les néo-socialistes nationalistes proches de
Marcel Déat et les partisans d’un ordre réactionnaire, conservateur et paternaliste 3356. René
Serre réagit très mal aux propos tenus par Auguste Savoie et aux commentaires d’Eugène
Aubey sur la Charte de la Boucherie3357. Dans la France Socialiste du 21 juillet 1943, Savoie
3353
« Projets d’organisation professionnelle en application de la loi du 4 octobre 1941 », Bulletin de liaison des
bouchers-charcutiers, février-mars 1943, p 8.
3354
Dossier rouge « Boucherie 1943 ». ADSS, 46 J 47. Sur le positionnement politique de la France socialiste
(qui remplace la France au Travail en 1941), dont la direction politique a été assurée par René Chateau (un des
principaux collaborateurs de Marcel Déat à L’Oeuvre ) puis par Hubert Lagardelle à partir de janvier 1944
(ancien ministre du Travail de Pétain), je renvoie à C. BELLANGER, J. GODECHOT, P. GUIRAL et F.
TERRON (dir.), Histoire générale de la presse française, tome IV : de 1940 à 1958, PUF, 1975, p 46 et à
Philippe RANDA, Dictionnaire commenté de la collaboration française, J. Picollec, 1997, p 518.
3355
Hubert Lagardelle (1874-1958), ancien militant de la CGT (membre du POF dès 1896), adhère en 1926 au
Faisceau de Georges Valois. Ami personnel de Mussolini, il organise en 1935 le voyage de Pierre Laval en
Italie. Il devient ministre du Travail en avril 1942 avec le retour de Laval au gouvernement. Partisan d’une
« syndicalisation de la Charte par l’adoption du principe du syndicat unique mais obligatoire », Lagardelle
s’oppose à Dumoulin, qui défend le « groupement horizontal interprofessionnel ». Lagardelle reste « très isolé
entre les tenants du corporatisme traditionnel et les syndicalistes classiques passés dans la clandestinité ». Jugé
insuffisamment collaborateur, il quitte le gouvernement en novembre 1943 et est remplacé par Jean
Bichelonne. Pascal ORY, Les collaborateurs (1940-1945), Seuil, 1976, pp 143-144.
3356
Selon Jean-Paul Cointet, Marcel Déat tente, à partir de l’automne 1941, de faire du RNP (Rassemblement
National Populaire) un « mouvement « inter-classes », ancré à « gauche » et défenseur des valeurs
républicaines bafouées par Vichy. Pétain et son régime n’auront pas pire adversaire à l’intérieur que le RNP,
dénonciateur de la « réaction » et du « cléricalisme ». Jean-Paul COINTET (dir.), Dictionnaire historique de la
France sous l’Occupation , Tallandier, 2000, p 226.
3357
Employé de chemin de fer à Longueau, secrétaire de la Fédération de la Somme des Jeunesses socialistes de
1936 à 1939, Eugène Aubey renie ses idées en 1940 avec la mise en place du régime de Vichy et soutient
ouvertement le maréchal Pétain dans la presse vichyste. Il est exclu de la SFIO en 1944. Jean MAITRON
664
accuse les patrons d’avoir voulu « dans la Boucherie, déposséder les travailleurs et
rechercher l’éviction et l’émiettement des forces ouvrières et syndicales ». En couverture du
quotidien collaborateur, dans une rubrique « Défense et illustration de la Charte du Travail »,
Auguste Savoie, président du Comité de coordination des Fédérations ouvrières « expose les
lacunes des chartes oublieuses des principes fondamentaux », la Charte de la Boucherie étant
en fait directement visée. Eugène Aubey explique qu’« à l’heure où dans divers milieux
patronaux, effrayés par les possibilités révolutionnaires contenues dans la Charte, se
multiplient les manœuvres contre les syndicats uniques, base essentielle de cette première
étape de la suppression de la condition prolétarienne et d’accession des travailleurs à la
gestion économique », il a demandé à Savoie « de bien vouloir formuler ses critiques à l’égard
de la charte de la boucherie ».
Savoie dénonce tout d’abord les conditions d’établissement du texte : « On a
sciemment omis de procéder comme le veut la Charte du Travail, de consulter préalablement
les intéressés ». Puis, il critique la multiplication des chartes trop spécialisées et le repli
corporatif de certains métiers (notamment les bouchers et les charcutiers) : « L’institution à la
légère de chartes particulières à des catégories d’activités industrielles ou commerciales,
baptisées pour le besoin de corporations, à une époque où les interférences et imbriquements
entre ces catégories sont incontestables est une hérésie. Ce système aurait pour résultat de
créer une multitude de barrières, de frontières économiques qui provoqueraient inévitablement
des rivalités et des luttes incessantes, dont la vie intérieure du pays aurait à souffrir. Chaque
catégorie constituée en corporation se refermerait sur elle-même, tout en cherchant à
accaparer la plus grande part possible de l’activité industrielle ou commerciale. Je crains fort
que ce système que l’on veut inaugurer avec la boucherie, corporation dont personne n’a
encore été capable de fixer les limites, ne soit qu’un moyen pour faire échec à la loi du 4
octobre 1941, loi qui a voulu justement éviter le danger que l’on signale plus haut. En
groupant en familles les professions ayant une similitude d’activité économique, la loi veut
éviter que ces professions deviennent antagonistes, tout en ne faisant pas un bloc compact,
puisque chaque famille professionnelle des branches peut être constituée, et il faut qu’il en
soit ainsi3358 ».
N’oubliant pas son passé de syndicaliste à la CGT, Savoie dénonce la suppression des
syndicats ouvriers, qui ont perdu toute capacité civile avec la charte de la Boucherie : « cela
veut dire que pratiquement il n’y aura plus d’organisations ouvrières, que l’on ôte aux
travailleurs tous leurs organismes de défense et de protection et qu’ils se trouvent livrés, pieds
et mains liés, à leurs employeurs ». Alors que les patrons constituent « une puissance
nouvelle, une sorte de trust corporatif ». Pour Savoie, « il n’y a rien dans le décret instituant la
charte de la boucherie qui permette aux ouvriers ou à leurs délégués d’être, au sein de la
corporation, une force capable de contre-balancer même un peu celle des patrons ». Eugène
Aubey en profite pour rappeler que le ministre du Travail, Hubert Lagardelle, a récemment
« insisté sur la nécessité de la participation ouvrière à l’élaboration d’un ordre social
nouveau ; il a appuyé sur le rôle que doivent remplir les syndicats uniques dans la mise en
place de la Charte du Travail3359 ».
(dir.), Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier française (1914-1939), Editions sociales, 1982,
tome XVII, p 289.
3358
La France socialiste, 21 juillet 1943, p 1. BNF, Micr D375/8.
3359
Ibid., p 2.
665
Face aux attaques d’Auguste Savoie
et d’Eugène Aubey, René Serre
organise ainsi sa défense : « Le statut de la Boucherie tel qu’il est paru au Journal Officiel du
6 décembre 1942 ne comporte qu’une série d’articles qui portent création des différents
organismes. Il laisse le soin aux syndicats uniques départementaux patronaux et ouvriers de
désigner les Conseils corporatifs qui rédigeront ultérieurement les règlements. Il ne place
donc personne devant le fait accompli, et donne au syndicat ouvrier toute l’indépendance
désirable pour proposer, contrôler et exécuter. L’Assemblée Générale des Conseils
départementaux constitue l’Union régionale syndicale, et l’Assemblée Générale des Conseils
régionaux constitue la Fédération syndicale nationale. Si on ajoute à cela que la Corporation
de la Boucherie est rattachée à la famille de l’Alimentation, on est bien obligé de reconnaître
que tous les organismes prévus par la Charte du 4 octobre se retrouvent ici à tous les échelons,
local, régional et fédéral. Certes les syndicats précités n’ont pas de personnalité civile, mais
peut-il en être autrement sans ramener le Conseil corporatif à un simple rôle de Commission
paritaire3360 ? Et, y a-t-il lieu de s’en plaindre quand on a réalisé véritablement ce qu’apporte
aux ouvriers la révolution corporative ? En bénéficiant non seulement de la parité sociale,
mais encore et surtout de la parité économique, les ouvriers accèdent ainsi à la gestion
économique de la profession, et s’émancipent définitivement de la condition prolétarienne. Ils
participent à l’établissement des prix de vente et peuvent défendre efficacement leurs salaires.
Ils gèrent le patrimoine corporatif et disposent ainsi de ressources autrement abondantes que
leurs simples cotisations. Au fond, dès que l’Etat libéral et anarchique d’avant guerre fait
place à un Etat corporatif, le syndicalisme de coalition et de solidarité perd sa raison d’être.
Le « droit » n’a plus besoin de la force pour s’affirmer et pour s’imposer, et de revendicatif le
syndicalisme devient constructif, et trouve son couronnement dans des Corporations
« étroites » de métier et de fonction. Si les ouvriers y perdent leur centrale, les Patrons y
perdent aussi la leur, et pour nous, qui sommes des ennemis des trusts et qui entendons nous
libérer de la tutelle de l’argent, ce résultat est d’une importance capitale. Dès lors, on n’aura
plus une organisation unique, mais une organisation qui tout en étant harmonisée, sera
extrêmement différenciée parce qu’essentiellement vivante et humaine ; on légifèrera
différemment pour le secteur industriel, commercial et artisanal ; on permettra aux petites et
moyennes entreprises de coopérer et de contracter avec une puissance comparable à celle des
grandes affaires ; on donnera aux professions de base toute l’autonomie désirable, et on
évitera leur étouffement par l’Interprofession ; on soumettra l’égoïsme de la boutique aux
disciplines de la Corporation ; et on soumettra l’égoïsme de la Corporation au contrôle et à
l’arbitrage d’un Etat fort et autoritaire 3361 ».
René Serre aurait difficilement pu écrire une plus belle « défense et illustration de la
politique corporative de Vichy ». Je continue à le citer car c’est sans doute le meilleur moyen
d’appréhender le fond de sa pensée : « C’est à cet esprit communautaire et révolutionnaire que
les bouchers de bonne volonté entendent obéir, et ce faisant, ils sont persuadés d’interpréter
fidèlement la pensée du Maréchal. Vous comprendrez dès lors qu’il ne peut plus s’agir de
cristalliser d’anciennes appartenances à telle fédération qui a d’ailleurs perdu tous ses
effectifs, ou de conserver un fauteuil à telle personnalité patronale ou ouvrière qui ne
représente plus qu’elle même qui, le plus souvent n’exerce pas le métier qu’elle veut
personnifier, qui se refuse à affronter le suffrage professionnel de base et qui, ne pouvant plus
3360
L’absence de la personnalité civile des syndicats était un des arguments utilisés par l’Amicale des BouchersCharcutiers pour protester contre la Charte de la boucherie négociée par la CNBF et René Serre.
3361
Lettre du 22 juillet 1943 adressée par René Serre au rédacteur en chef de la France Socialiste. ADSS,
46 J 47.
666
être un élu « d’en bas », compte bénéficier éternellement de la désignation « d’en
haut3362 ». De même il ne peut être question de se réfugier dans un attentisme béat, et de
subordonner le démarrage d’une Corporation qui est prête à celui du train complet
obligatoirement lent et lourd que représente le convoi de toutes les Professions. Sur le plan
économique, le marché noir n’attend pas pour faire ses ravages, et sur le plan social, la misère
n’attend pas pour frapper les familles. Il s’agit, bien au contraire, de permettre à une véritable
élite de prendre les leviers de commande, élite qui, par sa morale, sa technicité, sa volonté,
saura mériter la confiance des masses et promouvoir les réformes de structure nécessaires. Et
pour terminer, permettez moi de préciser que la Charte de la Boucherie n’a pas la prétention
d’être une Charte type, ni de créer un précédent pour l’industrie et le commerce. Elle est
simplement un statut adapté à un métier artisanal particulier, qui veut se rattacher à la
Corporation paysanne, et où tous les patrons sont d’anciens ouvriers, et où tous les ouvriers en
faisant leur apprentissage ont l’ambition de devenir patrons. Elle n’est même pas la Charte des
chevillards de la Villette, ni celle des Mandataires aux Halles de Paris ; elle est seulement la
Charte des 40 000 bouchers détaillants de France, et cela suffit, car une même charte ne peut
s’appliquer qu’à des gens qui ont des intérêts communs, qui ont la même qualification
professionnelle, et qui assurent une même fonction. Cette Charte, les Bouchers l’ont méritée
par leurs organisations volontaires précorporatives et par la réalisation d’œuvres sociales
associant les patrons et les ouvriers, et qui pour le département de la Seine seulement
dépassent actuellement plus de deux millions de francs3363 ».
Les syndicalistes ouvriers, issus de la CGT, ne partagent absolument pas l’optimisme
de René Serre. Eugène Aubey rédige une courte réponse à la longue lettre du président de la
CNBF. Il insiste d’abord sur l’importance de la personnalité civile des syndicats : « Quels
seraient les moyens pour ce syndicat de fonctionner, de vivre, d’agir, de proposer, de
contrôler, et d’exécuter et surtout en toute indépendance, sans posséder la personnalité
civile ? ». Il s’élève ensuite contre les r approchements impropres effectués par René Serre,
notamment entre les Conseils corporatifs régionaux et les Unions syndicales régionales, entre
le Conseil corporatif national et la Fédération syndicale : « tout cet appareil constitue un
engrenage dans lequel les ouvriers seraient condamnés à dire amen ». Pour Aubey, « les
ouvriers au sein des Conseils Corporatifs locaux, régionaux et nationaux n’auraient aucun
droit réel efficace, n’ayant aucune organisation spécifiquement syndicale pour les soutenir, les
appuyer et au besoin les contrôler. Toutes les beautés du système que M. Serre fait miroiter ne
sont que des mots (…). Cela n’est qu’affirmations, suppositions et viande creuse ». Ces
propos sont confirmés par Jacques Julliard. Avec la mise en place des comités d’organisation
(loi du 16 août 1940), « on peut parler d’un véritable dirigisme privé fonctionnant au profit du
patronat. Qui ne voit pas en effet qu’une pareille institution, pratiquement toute puissante,
incontrôlée, aboutit à faire de la période de Vichy un véritable âge d’or du patronat français ?
La dissolution de la Confédération générale du patronat français (CGPF) est parfaitement
illusoire, puisque dans chaque branche professionnelle, le Comité d’organisation est un lieu
de concertation patronale idéal, en même temps qu’un instrument de pouvoir qui n’est guère
limité que par les difficultés de l’époque. Cette dissolution n’est qu’une fausse fenêtre pour la
symétrie, en l’occurrence pour compenser en apparence la dissolution des confédérations
ouvrières. La classe ouvrière, elle, ne disposera pas de comités d’organisation… et de toute
3362
C’est sans doute Auguste Savoie, secrétaire général de la FNTA de la CGT entre 1914 et 1940, qui est visé
par ces attaques de René Serre.
3363
Lettre du 22 juillet 1943 adressée par René Serre au rédacteur en chef de la France Socialiste.
667
façon, il est bien clair que le pouvoir syndical ouvrier est une réplique au pouvoir
économique, et non au pouvoir syndical du patronat. Pour les ouvriers, l’organisation est la
forme essentielle de la puissance, fondée sur le nombre ; pour le patronat, elle n’est qu’une
commodité technique3364 ». Cette inégalité primaire entre ouvriers et patrons est allégrement
omise par René Serre mais péniblement ressentie et vécue par Aubey.
La fin de l’intervention d’Aubey est très intéressante car on s’aperçoit que l’équipe de
la France socialiste soutient étroitement la fronde patronale ABC menée par Michel
Desfemmes, sans doute proche du Rassemblement National Populaire de Marcel Déat3365.
Aubey indique en effet : « Je demande qu’il nous soit précisé où, quand et comment la
profession de la boucherie, patrons d’une part, les ouvriers d’autre part, ont été consultés,
comme l’exige l’article 39 de la loi du 4 octobre 1942 ? Et puis où et quand les dirigeants
patronaux de la boucherie, partisans de la Charte Corporative, ont été mandatés par les
bouchers et bouchers-charcutiers (ces derniers étant 28 000 opposants sur les 40 000 dont fait
état M. Serre) pour lancer la profession dans cette aventure ».
Les contestations patronales (ABC) et ouvrières (CGT) sur la validité de la
constitution de la corporation semblent avoir porté leurs fruits car, dans une lettre du 1er
février 1944 adressée par le ministère du Travail (Direction de l’organisation sociale) au
président du Comité Social National Provisoire de la Famille Professionnelle des commerces
d'alimentation, l’administration remarque que les dispositions de l’article 39 de la Charte du
Travail n’ont pas été respectées en ce qui concerne les modalités de création de la corporation
de la Boucherie de détail, ni celles des articles 1 et 13 de la loi du 24 août 1943 (Statut
corporatif de l’artisanat) lors de la création de la corporation de la Charcuterie 3366. En
conséquence, le comité demande qu'il soit procédé à une enquête sur la légalité des modalités
de création des deux corporations et que cette enquête soit jusqu'à son résultat suspensive de
toute activité des deux corporations3367. Je ne sais pas si cette décision a été suivie d’effets
mais elle semble marquer un sérieux revers pour l’œuvre accomplie par René Serre et ses
acolytes depuis 1941.
Dans son courrier de juillet 1943, Aubey lance également une attaque personnelle
contre René Serre, en lui reprochant son entrée tardive dans le métier3368 : « Certes, les
militants ouvriers n’ont pas usé leurs fonds de culottes sur les bancs de Centrale ou de
Polytechnique jusqu’à vingt cinq ans avant de faire leur apprentissage. Ils ont connu le
3364
Jacques JULLIARD, op. cit., p 161.
3365
Le 12 janvier 1943, René Serre accuse l’Amicale des Bouchers-Charcutiers (ABC) d’être « dirigée par un
parti politique », mensonge calomnieux selon P. Pinault, dont René Serre se serait excusé le 25 janvier au
bureau de l’ABC. Je pense, sans certitude, que Serre a voulu accuser Michel Desfemmes d’être proche du RNP
de Déat.
3366
L’article 39 de la loi du 4 octobre 1941 (Charte du Travail) prévoit que « les professions qui se proposent par
accord de la moitié des membres de chaque catégorie ou par suite d’une décision des syndicats intéressés de
réaliser une organisation habilitée à connaître à la fois des questions économiques et sociales pourront recevoir
les pouvoirs et prérogatives nécessaires à leur fonctionnement corporatif ». Dans le cas de la boucherie et de la
charcuterie, il semble que l’accord de la majorité des professionnels n’ait pas été acquis avec suffisamment de
clarté.
3367
3368
ADSS, 46 J 47.
Effectivement, René Serre (1898-1969) a d’abord fait des études d’ingénieur à l’Ecole Supérieure de chimie
de Mulhouse avant d’épouser Mathilde Maisonneuve en 1922 et de devenir boucher à Vincennes en 1926 avec
l’appui de son beau-père.
668
manque d’esprit social patronal dès leurs
jeunes âges. Ils ont donc le droit d’être
méfiants ». Ce reproche, qui peut paraître insidieux, mais qui reflète bien la mentalité des
bouchers – avec le rejet des « nouveaux arrivants » dans la profession – est également présent
dans les attaques de Michel Desfemmes contre René Serre : « Connaissez-vous notre
profession [de boucher-charcutier] ? Non, vous ne connaissez même pas celle que vous
représentez, car on m’a dit que vous étiez ingénieur, boucher par le hasard de l’amour ou de la
fortune ? C’est un hasard qui v ous fait diriger la corporation si intéressante de la Boucherie
mais ce n’est pas la vocation. Vous étiez normalien lorsque, nous, très jeune, nous apprenions
à faire le frotin, à faire l’abattage, c’est-à-dire à apprendre notre métier en commençant par le
plus dur. Et, aujourd’hui, vous voudriez, n’ayant que des lauriers pour tout bagage, nous
diriger, nous, bouchers-charcutiers. Non, monsieur l’Ingénieur, bien des nôtres n’ont pas de
brevets, mais cela n’est pas indispensable pour faire une cuisson réussie, pour faire un bon
travail qu’apprécient surtout les consommateurs 3369 ».
Dans ses Souvenirs, René Serre rend un vibrant hommage à son beau-père, boucher
cantalou, qui l’aida à s’installer comme boucher à Vincennes. Il explique comment il préféra
renoncer à sa carrière d’ingénieur dans les fibres synthétiques, pourquoi il abandonna le
salariat pour devenir un petit patron indépendant. Mais cette transformation ne fut pas simple :
« D’ingénieur, chef de service, ayant sous mes ordres des centaines d’ ouvriers, je devenais un
artisan manuel, un apprenti boucher ayant tout à apprendre. La mutation fut douloureuse,
aussi bien sur le plan moral que sur le plan physique. L’activité est fatigante, et il faut se lever
très tôt. C’est ensuite un véritable métier, qui nécessite un long apprentissage et une grande
adresse manuelle. Il faut acquérir : la dextérité qui permet de bien manier la feuille pour
fendre les veaux et les moutons en passant adroitement les côtes ; l’art de faire des « pièces »
de belle apparence et de poids déterminé ; la science de l’étalage et de la présentation ; l’étude
de l’anatomie animale et de la structure différente de l’os selon l’âge et le sexe ; la
connaissance de la fibre musculaire pour en pressentir la tendreté ; l’éducation d e l’œil et de
la main pour faire de bons achats ; enfin une science de calcul permettant de savoir à quel prix
il faut vendre la viande3370 ».
Je ne dispose d’aucune preuve pour affirmer que René Serre s’est contenté d’être le
patron de sa boutique, laissant le soin des achats ou de la gestion quotidienne du magasin à un
premier chef de confiance. Mais ce type de fonctionnement existait dans les grosses
boucheries parisiennes et il est tout à fait possible qu’il concerne justement la boucherie de
Vincennes du couple Serre. Par ailleurs, René Serre cumule de nombreux postes de
responsabilités syndicales assez importants à partir de 1936 et il est fort possible que la
pratique artisanale du métier ne l’ait occupé que pendant 10 ans (entre 1926 et 1936). Après la
Libération, quand il retourne dans le Cantal et s’installe dans son château de Montbrun, René
Serre abandonne le métier de boucher. Il me semble donc que René Serre est davantage un
meneur d’hommes, un leader syndical, un intellectuel, un bon manieur de mots, qu’un
technicien de la boucherie, un manuel. On comprend alors pourquoi certains professionnels,
non diplômés, simples artisans, se permettent de douter des qualités techniques du président
de la corporation. Mais c’est un mauvais procès que de penser qu’étant boucher « par
hasard », il est inapte à diriger avec brio la profession. Les différents discours de Serre
montrent qu’il sait trouver les bonnes paroles pour mobiliser les troupes et qu’il sait magnifier
3369
Michel DESFEMMES, « Lettre ouverte à Monsieur René Serre », Bulletin de liaison des boucherscharcutiers, février-mars 1943, p 7.
3370
René SERRE, Souvenirs, 1965, p 90.
669
les vertus du métier. Il est fréquent de voir les étrangers à un art en parler avec
beaucoup plus de clairvoyance que ceux qui le pratiquent. Enfin, par delà les querelles de
personnes, il est remarquable de noter l’importance accordée au savoir technique et à l’amour
du métier tant chez les ouvriers que chez les patrons. Cette valorisation du savoir-faire, qui
sera l’objectif majeur de Georges Chaudieu jusqu’à sa mort (à travers l’éducation et le
perfectionnement des professionnels), est bien l’un des points communs entre le corporatisme
médiéval et celui que souhaitent ressusciter les bouchers sous Vichy. Par ailleurs, les rivalités
entre professions voisines, si fortes sous l’Ancien Régime et qui s’étaient apaisées depuis le
milieu du XIXe siècle, ressurgissent avec force quand il s’agit de savoir quels métiers sont
soumis à la Charte corporative de la Boucherie de 1942. Les conflits entre bouchers, tripiers,
charcutiers et volaillers sont éteints alors qu’apparaît une opposition inédite entre bouchers et
bouchers-charcutiers. Il est intéressant de noter l’absence des forains dans les cadres
corporatifs mis en place par le régime.
Après la mise en place des comités d’organisation en août 1940 et de la Charte du
Travail en octobre 1941, le grand projet d’organisation é conomique et sociale du
gouvernement de Vichy qui intéresse particulièrement les bouchers est le statut corporatif de
l’artisanat, adopté le 24 août 1943. Depuis l’automne 1942, le ministre de la Production
Bichelonne a convoqué un comité consultatif pour aider le gouvernement à rédiger le statut de
l’artisanat. Steven Zdatny indique que ce comité rassemble des anciens membres de
l’ Assemblée des présidents de Chambres de métiers de France (APCMF, dissoute par un
décret du 11 février 1943) et deux compagnons, dont le boucher Hébrard, membre de la
Chambre de métiers de Paris3371. Militant CFTC, André Hébrard est l’un des deux fondateurs
de l’UPCB en 1929. Ses positions sont sans doute assez proches de celles défendues par
Georges Chaudieu, qui milite lui aussi à l’UPCB. Le comité consultatif de l’artisanat tente
« de mettre en forme ces idées vagues et contradictoires qui avaient constitué le programme
social artisanal depuis 1919 ». Loyer et Bichelonne « tinrent les rênes serrées au comité pour
s’assurer que son travail soit conforme aux contours de la Révolution Nationale ». Or, quand
le statut de l’artisanat est enfin publié en août 1943, l’initiative est naturellement saluée par
René Serre dans La Boucherie française (il en profite pour remercier Bichelonne de la
création du comité d’étude des petites et moyennes entreprises en mai 1943 3372), mais il faut
bien avouer que les personnes qui militent depuis les années 1920 et 1930 pour une
reconnaissance pleine et entière des spécificités artisanales – je pense notamment à Chaudieu
– ne peuvent qu’être assez déçues par le caractère limité et inachevé du statut artisanal
proposé par Pétain. En évoquant « la promesse rompue » de Vichy envers les artisans, Zdatny
a raison d’écrire : « Comme tant de produits de la Révolution Nationale, le Statut de
l’Artisanat tenait plus de l’ébauche architecturale que de l’édifice achevé. Quoi qu’il en soit,
du fait de son corporatisme inabouti et du degré de contrôle de l’Etat qu’il envisageait, le
Statut démontrait à la perfection tout à la fois les intentions contradictoires du régime et les
limites pratiques de la réorganisation corporatiste3373 ».
Alors que Zdatny évoque le fort contrôle de l’Etat, Jean-Pierre Le Crom insiste lui
aussi sur le dirigisme qui prend le pas sur le corporatisme au niveau de la politique sociale de
Vichy. Certes, « les deux tendances ont coexisté à la fois dans les discours et dans les
pratiques », mais « le corporatisme « dur » défendu par les proches du maréchal Pétain n’a pu
3371
Steven ZDATNY, op. cit., p 266.
3372
La Boucherie française, septembre 1943.
3373
Steven ZDATNY, op. cit., p 266.
670
se réaliser que de manière très partielle dans
l’artisanat, le commerce et l’agriculture et
s’est surtout manifesté par sa capacité à faire échouer d’importantes initiatives du ministère du
Travail. Les ministres du Travail et leurs collaborateurs, de leur côté, se distinguent par leur
volonté de mettre en œuvre un corporatisme à base syndicale contrôlé par l’Etat. (…) L’Etat
est, de fait, omniprésent en droit du travail et prend ainsi une place croissante dans le domaine
de la protection sociale. Bref, le dirigisme l’emporte largement sur le corporatisme 3374 ». Or, il
est clair qu’aucun des dirigeants de la Boucherie française ne souhaitait voir se développer
l’emprise de l’Etat sur l’organisation des milieux professionnels. On comprend alors aisément
en quoi le corporatisme inachevé de Vichy va susciter une grande déception pour de
nombreux patrons artisans bouchers et pourquoi le poujadisme trouvera un terrain d’accueil
favorable chez de nombreux bouchers dans les années 19503375.
3374
Jean-Pierre LE CROM, « La politique sociale de Vichy : corporatisme ou dirigisme ? », in Steven KAPLAN
et Philippe MINARD (dir.), La France, malade du corporatisme ? XVIIIe-XXe siècles, Belin, 2004, p 425.
3375
Sur la participation des bouchers au poujadisme, je renvoie à Romain SOUILLAC, Le mouvement Poujade,
l’Etat et la nation (1953-1962 ), Thèse de doctorat dirigée par Jean-Paul Brunet, Paris IV, 2005.
671
CONCLUSION
Il m’a semblé éclairant de suivre dans une durée suffisamment longue la relation
triangulaire entre les bouchers, l’Etat et les consommateurs, pour saisir les changements et les
continuités de la profession et de ses rapports avec les autorités régulatrices. Sous l’Ancien
Régime, malgré les protestations des herbagers et la tentative libérale de Turgot en 1776, les
bouchers réguliers réussissent à conserver leurs privilèges, à contenir la concurrence des
tripiers et des regrattiers, à résister aux divers projets urbanistiques qui voudraient voir les
tueries particulières repoussées hors du centre de Paris. Jusqu’en 1789, la corporation des
bouchers est une communauté riche, puissante, fière de son attachement au catholicisme et de
sa place dans la ville. Leur arrogance s’affiche chaque année au moment de la cérémonie du
Bœuf Gras.
Pendant la décennie révolutionnaire (1789-1799), pourtant marquée par une soif de
libertés et de rupture avec les cadres anciens, s’exprime le besoin d’une intervention de l’Etat
pour que des règles de bonne conduite soient respectées en matière commerciale. Il est très
révélateur de voir que ce sont les mêmes bouchers qui se réjouissent de la disparition de la
Caisse de Poissy en 1791, c’est-à-dire d’une forme de tutelle de l’Etat sur les échanges, pour
réclamer ensuite l’intervention des autorités publiques en matière de lutte contre les
colporteurs ou de garantie de la sécurité des échanges. Le point de vue des autorités évolue lui
aussi très rapidement : des droits « nouveaux » (patente, octroi) doivent être perçus pour
compenser la disparition des diverses sources de revenus d’Ancien Régime. Un contrat tacite
se met en place : les professionnels acceptent les contributions fiscales qui leur sont imposées
en échange de l’engagement de l’Etat à lutter contre les « usurpateurs » du métier (colporteurs
et forains).
Le Consulat et l’Empire sont des périodes importantes pour la boucherie parisienne car
Napoléon Ier a des projets précis – concernant la réorganisation des marchés et des abattoirs
par exemple – et il réussit à imposer sa volonté. Il rétablit le système des marchés aux
bestiaux obligatoires (Sceaux, Poissy, Vaches grasses et Halle aux veaux), il lance la
construction de cinq grands abattoirs publics dans Paris, il réorganise les Halles centrales et
les marchés de quartier, il restaure en 1811 la Caisse de Poissy et le syndicat des bouchers de
Paris. Toutes ces grandes réformes posent le cadre de la filière viande jusqu’au milieu du
XIXe siècle. Le scandale qui touche la Caisse de Poissy en 1810 illustre à merveille la
nécessité d’une intervention directe des autorités et d’une tutelle forte du préfet de police sur
le fonctionnement de l'organe chargé d’assurer le bon approvisionnement en bestiaux de la
capitale.
Alors que la monarchie autoritaire respectait assez bien le contrat tacite conclu avec
les bouchers, les régimes plus ou moins libéraux qui se succèdent après 1815 entament
progressivement le privilège obtenu en 1811 par les bouchers. A partir de 1811, le contrat
tacite existant entre le métier et l’Etat peut être ainsi résumé : les bouchers se soumettent au
système contraignant de la caisse de Poissy (cautionnement, taxe sur les transactions, recours
aux marchés obligatoires) mais en échange, l’Etat garantit une limitation du nombre des
étaux, protège les bouchers contre les forains (en limitant leur présence sur les marchés de
Paris et en interdisant la vente en gros de la viande) et laisse la profession s’autogérer (le
Syndicat veille aux contrôles sanitaires et règle les conflits internes au métier).
672
Cet équilibre précaire mis en place en
1811 ne dure pas longtemps. Dès
1814, les bouchers protestent – en vain – contre la fermeture programmée des tueries
particulières, disparition liée à la mise en service des cinq abattoirs généraux à partir de 1818.
Dès 1819, sous le ministère Decazes, les autorités apportent de légères retouches au
fonctionnement de la Caisse de Poissy car elles sont conscientes de la grande rigidité du
système. En 1822, la Chambre de commerce de Paris dénonce fermement le régime corporatif
de la boucherie. Sous le ministère Villèle, une première tentative de libéralisation du
commerce de la viande est menée à partir de 1825. Vu les médiocres résultats obtenus (le prix
de la viande demeure élevé), le régime corporatif est restauré en 1829 mais, à partir de cette
date, le fossé s’élargit toujours plus entre la théorie et la pratique.
En théorie, le commerce parisien de la viande est soumis à un régime strict, codifié
avec minutie par le préfet de police Mangin dans une ordonnance de mars 1830. En réalité, à
partir de 1830, le commerce à la cheville est largement toléré et les autorités ne cherchent
absolument pas à appliquer le numerus clausus prévu. Face au refus des autorités de laisser le
Syndicat des bouchers racheter les étaux en surnombre (pour atteindre le chiffre officiel de
400 étaux), les bouchers se rendent rapidement compte que l’Etat ne soutient plus leur « bon
droit ». Alors que le débat public sur l’utilité du maintien de la Caisse de Poissy se radicalise
à partir de 1837, la Mairie de Paris confie en 1841 à Boulay de la Meurthe le soin de présenter
un rapport sur la situation de la boucherie dans la capitale. Même si ce rapport municipal est
très favorable aux bouchers en défendant le maintien de la corporation et de la Caisse de
Poissy, il n’en demeure pas moins qu’au niveau gouvernemental, notamment sous le ministère
Guizot, divers signes montrent que l’Etat rogne volontairement le monopole des bouchers :
les chevillards ne sont pas poursuivis, la « viande foraine » entre librement dans Paris
(participant à la joyeuse et pittoresque atmosphère des boucheries des barrières d’octroi), le
préfet de police empêche le Syndicat d’acheter les étaux surnuméraires et autorise en 1841
l’établissement des « Bouillons Hollandais »…
Même si la Seconde République n’a pas le temps de supprimer la Caisse de Poissy et
le système corporatif, les diverses mesures prises en 1848-1849 viennent entamer durement le
privilège des bouchers, en modifiant les droits d’octroi, en favorisant les forains sur les
marchés, en autorisant la vente en gros à la criée de la viande et en créant une Boucherie
centrale des Hôpitaux de Paris. De façon très claire, à travers les résultats de l’enquête
municipale de 1850 et de l’enquête parlementaire de 1851, les autorités sont maintenant
favorables à une libéralisation du commerce de la viande, à la suppression de la Caisse de
Poissy et du système corporatif, à l’autorisation de la cheville, au renoncement de la taxation.
Le coup d’Etat de Louis-Napoléon Bonaparte vient retarder la suppression de la Caisse
de Poissy. Même si, dès 1853, l’empereur assouplit les droits de douane sur l’importation des
bestiaux (rompant ainsi avec le tarif prohibitif mis en place en 1822 et confirmé en 1841), le
gouvernement impérial demeure hésitant sur la politique à mener concernant l’alimentation
parisienne. Concernant le pain, on installe entre 1853 et 1863 une Caisse de la Boulangerie.
Concernant les légumes, un débat voit s’opposer les facteurs et les mandataires aux Halles
centrales à partir de 1854 pour savoir quel est le bon dosage entre liberté et réglementation
pour assurer la confiance des producteurs et l’abondance des marchandises. Concernant la
viande, même si le rapport Heurtier de 1853 est plutôt favorable à une libéralisation du
commerce de la boucherie, le régime de la taxe est mis en place en 1855. C’est finalement en
1858 que Napoléon III décide de détruire le système mis en place par son oncle en 1811 : la
Caisse de Poissy est supprimée, la corporation des bouchers dissoute. La boucherie parisienne
est libre. Les bouchers vont devoir s’adapter à un cadre neuf, celui de la libre-concurrence.
673
Ce tournant majeur de 1858 est
renforcé par la décision de centraliser
à la Villette le marché aux bestiaux et les abattoirs de Paris. L’ouverture en 1867 des abattoirs
généraux vient en fait parachever l’œuvre entamée en 1810 par Napoléon Ier, à savoir le
regroupement des tueries en un lieu unique pour limiter les nuisances et faciliter les contrôles
sanitaires. Il est vrai qu’à partir du Second Empire, la corporation perd ses attributions : les
examens sanitaires sont maintenant confiés à des vétérinaires sous la tutelle préfectorale et
non plus aux professionnels. La disparition de la corporation en 1858 n’est donc absolument
pas anecdotique : elle s’inscrit dans un vaste ensemble de mesures prises sous le Second
Empire qui viennent entériner les choix faits en 1848-1849 et poser tous les grands cadres du
commerce de la viande jusqu’au milieu du XX e siècle. C’est à Napoléon III et au préfet
Haussmann que nous devons les Halles centrales de Paris et les abattoirs de la Villette, qui
resteront en service jusqu’en 1969 pour les premières et 1974 pour les seconds. De même, la
séparation entre boucherie de gros et de détail devient officielle sous le Second Empire.
Alors que l’Etat hésite sur la part de liberté ou de contrôle qui est nécessaire pour
assurer le bon approvisionnement en viande de Paris (en quantité et à faible coût), les régimes
successifs tergiversent beaucoup moins sur l’attitude respective à adopter vis-à-vis des patrons
et des ouvriers. Sous l’Ancien Régime, les règlements corporatifs distinguaient clairement les
maîtres, les compagnons et les apprentis. Concernant la boucherie parisienne, c’est le clivage
entre propriétaires et locataires d’étaux qui a longtemps été dominant. Même si la rhétorique
utilisée par la profession tend à minimiser les divergences d’intérêts entre les patrons et leurs
employés, il faut bien avouer que pendant tout le XIXe siècle, la surveillance administrative
est bien plus forte concernant les organisations ouvrières que les associations patronales. Si la
société de secours mutuels des Vrais Amis est tolérée par les autorités à partir de 1820, c’est
parce qu’elle n’est pas une caisse de résistance et qu’elle accueille surtout des patrons
bouchers (et assez peu d’employés). Cette mutuelle est sans danger pour le pouvoir car elle
renoue en fait avec l’esprit confraternel des anciennes charités. Elle assure un service social
que l’Etat n’est pas en mesure de – ou ne souhaite pas – fournir. Par contre, les règles
encadrant le marché de la main d’œuvre sont très défavorables aux ouvriers car le livret
ouvrier permet une surveillance administrative tatillonne et le régime des bureaux de
placement privés offre aux patrons un système idéal pour la flexibilité du travail (demande de
main d’œuvre forte en hiver, faible en été) et pour contrôler les employés.
Même si le césarisme social de Napoléon III est célèbre (si la plupart des coopératives
sont dissoutes après le coup d’Etat de 1851, les sociétés de secours mutuels sont épargnées), il
est néanmoins patent que les patrons bénéficient d’une bienveillance de la part de la
préfecture de police bien plus grande que les ouvriers. Dès 1868, les patrons bouchers
possèdent une Chambre syndicale qui a de facto la personnalité juridique (20 ans avant la loi
de 1888 autorisant les syndicats professionnels) car elle assume une fonction d’arbitrage en
relation avec le Tribunal de Commerce et négocie directement avec les autorités
administratives (sur la question des octrois, de l’âge des apprentis ou de la fourniture en
viande des armées). Par contre, du côté des ouvriers, il faut attendre 1886 pour qu’ils
disposent d’une Chambre syndicale. La surveillance étroite de la police sur les réunions
syndicales disparaît en 1884 chez les patrons mais perdure jusqu’en 1905 chez les ouvriers.
Le cadre libéral mis en place sous le Second Empire va profiter un peu aux
consommateurs car des concurrents nouveaux viennent remettre en cause l’ancien monopole
commercial des bouchers. Les fournisseurs de viande sont maintenant diversifiés, avec les
674
chevillards aux abattoirs, les facteurs et les
mandataires aux Halles, les forains sur les
marchés. Les intermédiaires se multiplient et le circuit de distribution de la viande s’étoffe,
avec la multiplication des restaurants économiques (type bouillons) et les débuts de la
restauration collective, l’essor des coopératives de consommation (entre 1880 et 1910
notamment), l’ouverture des premiers magasins d’alimentation à succursales multiples (Félix
Potin se lance dans la boucherie en 1904). Certains « marchés protégés » ne le sont plus car
les règles d’attribution des marchés publics deviennent moins opaques : la Boucherie centrale
des Hôpitaux de Paris est organisée en 1849, le régime d’approvisionnement en viande de
l’armée est réformé en 1861 (en attendant l’apparition des premières « boucheries militaires »
en 1891)3376.
Si la concurrence se renforce, l’activité des bouchers détaillants se transforme et leur
permet de garder un niveau social tout à fait convenable. La proclamation de la liberté en
1858 n’entraîne nullement la ruine de la profession ou l’émergence de grands monopoles
capitalistes, arguments excessifs brandis par les partisans du système corporatif dans les
années 1850. L’épouvantail du grand marchand (grands magasins, magasins à succursales
multiples, coopératives de consommation, économats) écrasant le commerce de détail est
utilisé à nouveau sous la Troisième République par les professionnels groupés autour du
restaurateur Marguery au sein du Comité de l’Alimentation Parisienne. Alors que le député
Georges Berry défend un régime de la patente favorable aux petits commerçants (avec une
victoire obtenue en 1905 contre les coopératives), les libéraux se déchaînent contre toute
velléité de l’Etat d’intervenir directement dans l’économie, notamment pour réguler les prix.
A partir de l’entrée des socialistes au Parlement (1893) et des théories solidaristes de Léon
Bourgeois (1895-1896), la menace « collectiviste » et interventionniste se précise : le débat
devient très violent, très âpre, entre les partisans de la liberté et de la réglementation. Les
économistes et députés libéraux, la Chambre de Commerce de Paris soutiennent avec force la
Chambre syndicale patronale des bouchers dans sa défense de la libre-entreprise et du refus
d’une intervention « arbitraire » de l’Etat : la question de la taxation de la viande et des
boucheries municipales cristallise notamment l’attention des libéraux. Je rappelle tout de
même les incohérences du discours patronal libéral : les bouchers réclament à la fois le
respect de la liberté des prix, l’ouverture des frontières, la suppression des droits d’octroi mais
aussi une intervention directe de l’Etat pour lutter contre les grands magasins, les coopératives
et les colporteurs.
La Chambre syndicale ouvrière présente une grande continuité dans ses
revendications. Outre la question du temps de travail (et des débats sur l’application du repos
hebdomadaire obligatoire après 1906), c’est la question du placement des ouvriers – c’est-àdire en fait du chômage et de la précarité de l’emploi – qui constitue la principale
préoccupation des militants ouvriers. La place centrale de cette question dans les luttes
ouvrières est une constante sur toute la période étudiée (1776-1944), même si le débat est
moins vif aux époques de croissance économique et de plein-emploi. En matière de placement
des ouvriers, l’Etat tergiverse et hésite longtemps avant de prendre des mesures réellement
efficaces. L’enjeu est évidemment moins sensible que le bon approvisionnement de la capitale
en viande. Pourtant, les autorités s’aperçoivent sans nul doute qu’un taux de chômage élevé
peut entraîner des révoltes ou des émeutes, comme en 1848, en 1871 ou pendant la crise
3376
Le système d’approvisionnement en viande des établissements scolaires et pénitentiaires me reste inconnu.
Je serais aussi très intéressé de connaître les bouchers fournissant les grandes compagnies maritimes
transatlantiques car, semble-t-il, on pourrait y trouver les origines de la fortune de certaines entreprises (les
Boucheries Bernard par exemple). Ces pistes demandent à être vérifiées et exploitées.
675
boulangiste (1888-1889). Néanmoins, les
solutions apportées en 1848 et en 1904 pour
lutter contre les abus des placeurs privés restent trop timides et il faudra attendre le Front
Populaire pour voir émerger des mesures plus efficaces.
Si l’on résume la situation de la Boucherie parisienne entre 1858 et 1914, on peut dire
que les consommateurs voient leur situation s’améliorer, que les ouvriers demeurent
largement soumis à leur employeur et surveillés par l’administration et que les patrons,
malgré le discours défensif adopté, jouissent tout de même d’une situation économique,
sociale et morale confortable. La réapparition du cortège du Bœuf Gras à partir de 1896 (après
sa disparition en 1870) montre que finalement, les bouchers ont réussi à conserver une place
symbolique honorable dans la ville. Malgré des conflits ponctuels, les bonnes relations entre
les dirigeants de la Chambre patronale de la Boucherie et les élites de la Troisième
République (loges maçonniques, magistrats du Tribunal de commerce, membres de la
Chambre de Commerce, édiles municipaux, députés et ministres) montrent à quel point les
bouchers détaillants ont trouvé leur place dans le modèle social républicain, marqué par le
radicalisme. La faible participation des patrons bouchers détaillants aux mouvements
insurrectionnels qui secouent la République entre 1880 et 1914 (boulangisme, poussée
antisémite des années 1890) est un signe révélateur du comportement calme et « bourgeois »
adopté. Cette modération tranche avec les épisodes violents qui ont pu secouer les abattoirs de
la Villette, en 1890-92 (avec le marquis de Morès) ou en 1896-1898 (avec Jules Guérin) par
exemple.
Les grandes lignes de cette relation apaisée avec les autorités se retrouvent après la
Première Guerre Mondiale, mais la crise des années 1930 change complètement la donne. La
guerre de 1914-18 vient renforcer des clivages anciens et réactive avec force des débats
sensibles. La question de la taxation de la viande n’est absolument pas récente : cette solution
a été pratiquée sous l’Ancien Régime, débattue pendant la Révolution et à la Belle Epoque,
mais elle est remise en place pendant la guerre. Si certains considèrent le barème de la viande
comme une mesure utile qu’il faut reconduire une fois la paix restaurée, les bouchers n’y
voient qu’une mesure d’exception et ne l’acceptent qu’en cas de crise grave.
Si le premier conflit mondial permet de briser certains tabous concernant les
possibilités d’intervention de l’Etat dans l’économie, il faut attendre le Krach de 1929 et la
longue crise des années 1930 pour que certaines solutions « keynésiennes » soient mises en
application en France. Par ailleurs, la Révolution communiste qui touche la Russie en 1917
renforce le camp des libéraux, effrayés par les mesures collectivistes et dirigistes pratiquées
par les Soviétiques. La scission entre socialistes et communistes vient affaiblir dès 1920 le
mouvement ouvrier, qui ne peut pas faire fructifier la poussée syndicale de la fin de la guerre.
Avec le communisme comme repoussoir, les petits commerçants se jettent-ils
directement vers le modèle corporatiste fasciste de Mussolini ou arrivent-ils à négocier un
nouveau contrat de confiance avec la République libérale ? Le ressentiment accumulé pendant
les années 1920, concernant la répression de la hausse illicite des prix, les abattoirs
coopératifs, les boucheries municipales, la lourdeur – toute relative – des charges fiscales
(octroi, patente, taxe sur le chiffre d’affaires) et les lois sociales qui se multiplient (journée de
8 heures, assurances sociales, loi sur les accidents du travail), ne peut expliquer à lui seul le
tournant réactionnaire pris par le Syndicat patronal des bouchers après l’été 1936.
Le contexte général tendu après 1929 me semble être le principal responsable de la
lente évolution du Syndicat des bouchers vers des positions politiques de plus en plus
droitières. Il me semble qu’avant 1914, la profession se situait essentiellement par rapport aux
débats concernant le commerce de la viande. La protection de l’Etat était réclamée quand elle
676
était utile ; son intervention était rejetée quand elle profitait aux concurrents. A partir
des années 1930, ce sont avant tout des choix idéologiques qui viennent guider le
comportement politique des bouchers. Le regain catholique ou la poussée anti-parlementaire
des associations d’anciens combattants ne sont absolument pas des mouvements spécifiques
aux bouchers (ni même aux petits commerçants dans leur ensemble). Pourtant, c’est sous
l’influence d’options idéologiques bien précises que René Serre arrive à la tête du Syndicat
patronal de la Boucherie en 1936. Face à la politique du Front Populaire, il s’évertue à
réorganiser le Comité de l’Alimentation de Paris et à rassembler l’ensemble des classes
moyennes derrière un thème simple : le monde de la libre entreprise se doit de résister aux
réformes nocives du gouvernement socialo-communiste.
Les orientations prises par le Front Populaire sont clairement rejetées par les dirigeants
syndicaux patronaux. La volonté de l’Etat d’imposer de nouvelles lois sociales et de
s’immiscer dans les rapports entre patrons et employés est très mal vécue par les artisans. Les
bouchers ne se contentent pas d’exprimer leur amertume vis-à-vis des pouvoirs publics qui ne
les soutiennent plus. Ils vont adhérer à la frange la plus réactionnaire des penseurs
corporatistes, proche de l’Action française (autour de personnalités comme Bacconnier,
Coquelle-Viance, Olivier-Martin ou Bouvier-Ajam). Georges Chaudieu, grande figure de la
boucherie parisienne du XXe siècle, catholique et corporatiste convaincu, qui devient en 1942
président de l’Ecole des hautes études artisanales, résume à lui seul les choix conservateurs
qui dominent la profession entre 1936 et 1944.
Sous Vichy, la fuite en avant se poursuit. Le Syndicat de la Boucherie de Paris se rallie
avec empressement au nouveau credo proposé par le maréchal Pétain. Le petit commerce
artisanal, attaché aux valeurs traditionnelles, paternalistes et au respect de l’autorité partage
dans sa grande majorité les valeurs de la Révolution Nationale : « Travail, Famille, Patrie ».
La glorification du « beau travail » et la suspension des droits salariaux ne peuvent que
convenir aux patrons bouchers. Mais je le souligne : les bouchers ne se contentent pas de
suivre et d’exécuter les volontés du maréchal. Ils les devancent pour une bonne part. Le
Syndicat de la Boucherie de Paris fait partie des organismes professionnels qui vont pousser
le gouvernement à mettre en application le plus rapidement possible la nouvelle organisation
du travail promise par Pétain. Certains métiers vont retarder au maximum la mise en œuvre de
la Charte du Travail. Les bouchers, comme les paysans, vont au contraire accélérer le
mouvement et être fiers de la rapidité avec laquelle la Charte de la Boucherie est promulguée,
en décembre 1942.
L’attitude des syndicats ouvriers vis-à-vis de Vichy est bien plus complexe que celle
des patrons. La frange de la CGT ralliée au régime (autour de René Belin ou d’Auguste
Savoie) va plus ou moins vite prendre conscience des limites de l’efficacité de leur
« ralliement ». Auguste Savoie, ancien secrétaire général de la Fédération Nationale des
Travailleurs de l’Alimentation (CGT), prend clairement ses distances avec la Charte du
Travail en 1943. C’est également à partir de 1943 qu’une partie des patrons bouchers
(regroupés au sein de l’Amicale des bouchers-charcutiers) mène une fronde contre les
positions défendues par René Serre, le président de la Corporation des bouchers, et rejoint en
fait les thèses néo-socialistes de Marcel Déat. Ces clivages montrent que la profession ne fait
pas – ou plus – bloc derrière la vision réactionnaire, autoritaire et ultra-conservatrice de René
Serre. Finalement, les espoirs de Georges Chaudieu en un renouveau de l’artisanat et des
valeurs qui y sont attachées sont largement déçus par le dirigisme vichyssois.
677
Suivre les bouchers parisiens et leurs
débats avec l’Etat sur deux siècles, du
milieu du XVIIIe au milieu du XXe siècle, permet de mieux comprendre la permanence de
certains problèmes et les modifications des termes de la querelle selon les périodes. La
question de la fixation ou non d’un maximum des prix de vente de la viande au détail (qu’on
appelle taxation, barème, maximum ou lutte contre la hausse illicite selon les époques),
cruciale dans la relation entre boucher, consommateur et autorité régulatrice, traverse toute la
période étudiée mais trouve des réponses très différentes selon les circonstances. La tutelle
administrative sur les prix semble assez inefficace sous l’Ancien Régime, très stricte pendant
la Terreur, discrète pendant tout le XIXe siècle (sauf sous le régime de la taxe à Paris en 18551858 ou pendant le Siège de 1870), remise en application entre 1916 et 1922. Même si le
contrôle strict des prix n’a pas été souvent appliqué, il n’en demeure pas moins que le débat
sur la légitimité de l’Etat à intervenir ainsi dans le commerce est récurrent – et souvent
redondant. Les arguments des libéraux et des interventionnistes changent peu selon les
époques. C’est bien normal car, au niveau conceptuel, le débat est insoluble : il recoupe des
options philosophiques et politiques antagonistes. Par contre, au niveau pratique, le dosage
entre la réglementation et la liberté permet d’atteindre un équilibre favorable aux
consommateurs et au bien public.
Les tournants politiques majeurs – comme les changements de régime ou de
gouvernement – ont leur importance car ils peuvent accélérer ou stopper brutalement certaines
évolutions. Mais, on le sait bien, le rythme des changements économiques et sociaux n’est pas
toujours le même que celui des révolutions politiques. La crise qui éclate en 1790 sur les
modalités d’adjudication des étaux est presque aussi importante que l’abolition de la Caisse de
Poissy en 1791. Concernant le délitement des privilèges des bouchers, les multiples petites
retouches apportées au système de la Caisse de Poissy entre 1819 et 1829 ont autant d’impact
que la décision soudaine prise en 1849 d’autoriser la vente en gros à la criée. La nonapplication de l’interdiction de la cheville par la Monarchie de Juillet a finalement eu autant
d’importance pour la libéralisation du marché que la décision « officielle » prise en 1858 par
Napoléon III. Ce n’est pas seulement le décalage entre normes et pratiques que je souhaite
souligner mais aussi l’importance des retouches de détail d’un texte réglementaire.
Je ne pouvais pas me contenter d’un tableau rapide, d’un survol juridique hâtif des
grands tournants de la réglementation du métier – à savoir 1791, 1811, 1858, 1942. C’est en
pénétrant dans les méandres du débat, dans les étapes minimes des retouches successives que
l’on prend conscience de la complexité de la situation, de la diversité des paramètres qui
interviennent lors de la prise de décision et de l’évolution des motivations de chaque partie.
Quand les bouchers acceptent une concession, ils espèrent souvent y gagner ailleurs, sur un
autre tableau. C’est pour cela que j’évoque une sorte de « contrat tacite » qui lie l’Etat et les
bouchers jusqu’en 1914. Au moment de la restauration en 1811 puis de la suppression de la
Caisse de Poissy en 1858, les bouchers obtiennent des compensations : ils obtiennent la
limitation des étaux en échange du recours obligatoire à la Caisse ; ils obtiennent la
diversification de leur activité et la liberté des prix en échange de la perte du monopole. Ce
« contrat », ce fragile équilibre avec les autorités publiques se brise dans les années 1930.
Puisque toute négociation devient impossible avec les édiles après 1936, un accord sur des
bases nouvelles est conclu en 1940 avec le nouveau régime en place.
L’attention aux détails permet d’affiner la chronologie du débat entre liberté et
réglementation et de l’évolution des rapports entre bouchers et Etat, mais elle permet aussi de
dépasser la rhétorique trompeuse des discours. Je ne reviens pas sur certains cas flagrants où
le discours libéral accumule de sévères contradictions. Concernant les professionnels, je
678
dispose avant tout du point de vue des
grands patrons qui dirigent la corporation.
Or, en creusant un peu, on s’aperçoit aisément que la ligne défendue par l’élite syndicale ne
correspond pas toujours avec les attentes de la majorité de la profession. La question de la
représentativité des institutions n’est pas simple à régler – les taux d’abstention de notre
système démocratique l’illustrent. Chez les bouchers, j’ai pu parfois pointer des exemples
clairs de fossé entre la base et les dirigeants. Ainsi, entre 1802 et 1813, quand le nombre des
étaux est volontairement réduit, ce sont les petits bouchers qui pâtissent le plus de cette
réduction, souhaitée et défendue par le Bureau de la Boucherie. En 1848-1849, quand le
Syndicat proteste avec véhémence contre la tolérance de la cheville et contre la mise en place
de la vente en gros à la criée, sa représentativité est bien faible car, sur les 500 bouchers
parisiens, seuls 214 sont des bouchers réguliers qui se soumettent pleinement aux dispositions
légales prévues pour l’approvisionnement en viande. Les protestations du Syndicat contre la
viande frigorifiée à la Belle Epoque sont assez formelles car de nombreux détaillants se sont
rapidement mis à commercialiser des viandes congelées. Sous Vichy, la position corporatiste
réactionnaire des dirigeants syndicaux n’est pas partagée par l’Amicale des BouchersCharcutiers.
Néanmoins, tout en ayant conscience que la profession n’est pas uniforme et ne
constitue pas un bloc monolithe, il est possible de dégager des grands traits de caractère du
métier. L’identité artisanale et commerçante, la méfiance envers l’Etat, le goût de la fraude
(fiscale, sanitaire ou commerciale), un fort individualisme, une tendance à l’endogamie
sociale, un attachement assez marqué pour la religion catholique semblent bien être des
comportements partagés par la majorité des bouchers français. Certes, certains de mes propos
sur le comportement politique et religieux des bouchers sont peut-être trop généraux et
demanderaient à être affinés et précisés. Ma thèse servira peut-être de point de départ pour
d’autres études complémentaires. Mais s’il y a bien une continuité forte que je veux souligner,
c’est la prégnance du paradigme corporatif chez les bouchers parisiens. Cet attachement aux
solidarités professionnelles détermine largement la relation qu’entretiennent les bouchers avec
les consommateurs et les autorités régulatrices du marché.
Ce « syndrome corporatif » est-il propre aux bouchers parisiens ? On le retrouve
apparemment dans de nombreuses autres régions françaises, en ville comme en campagne –
Limoges constituant sans doute le plus bel exemple. Je ne sais pas s’il est aussi fort à
l’étranger et si un clivage fort peut être dressé entre l’Europe septentrionale et l’Europe
méditerranéenne3377. Non seulement des comparaisons seraient utiles avec des cas
provinciaux et étrangers, mais aussi avec d’autres professions artisanales, alimentaires ou non.
Une mise en perspective de l’activité syndicale – et corporative sous l’Ancien Régime – des
boulangers et des bouchers pourrait sans doute être riche d’enseignements. De même, mieux
connaître le statut des autres commerçants de l’alimentation permettrait sans doute
d’appréhender plus clairement les spécificités des bouchers. Quand j’en ai eu l’occasion, j’ai
évidemment dressé des parallèles entre la réglementation de la boucherie et de la boulangerie
– concernant les bureaux de placement en 1804 ou la Caisse de la Boulangerie en 1853 par
exemple. Mais bien souvent, je manque d’éléments de comparaison avec les autres
commerces alimentaires. Je regrette notamment l’absence de toute étude sur le Comité de
l’Alimentation de Paris, créé en 1885 par le restaurateur Marguery. J’aurais également voulu
3377
Les différences de statut de la viande (et des traditions alimentaires) au Nord et au Sud de l’Europe ont-elles
eu des répercussions sur l’organisation du commerce de la boucherie et sur les modalités d’intervention des
autorités de régulation du marché ?
679
mieux connaître l’organisation propre aux
charcutiers, aux tripiers, aux bouchers
forains, pour voir si certains comportements étaient communs à l’ensemble des professionnels
de la viande.
Même si la décision d’arrêter l’étude en 1944 est justifiée, il n’en demeure pas moins
que ma curiosité naturelle me pousse maintenant à m’interroger sur le devenir de la profession
après 1944. Les rapports avec l’Etat ne doivent pas se poser dans les mêmes termes après
1944 car à partir de la Libération, les autorités assument des rôles régulateurs qui n’étaient pas
envisageables auparavant. L’intervention directe de l’Etat dans l’économie prend des
proportions nouvelles à partir des années 1940, parfois dans la lignée directe du dirigisme
vichyssois. Les débats sur l’octroi et la patente font place à la lutte conte la TVA. Les
contrôles sanitaires deviennent de plus en plus stricts à partir des années 1960. La liberté des
prix demeure une pomme de discorde jusqu’en 1986. Le poujadisme attire une bonne part des
responsables de la profession – même si cet aspect demanderait à être étudié en détail. Bref, il
serait certainement intéressant de pouvoir suivre les derniers feux du Syndicat de la Boucherie
de Paris avant que la profession ne soit balayée – sous sa forme artisanale – par l’essor de la
grande distribution.
Le manque de temps m’a empêché de pouvoir mener à bien certains de mes projets
initiaux : suivre des lignages familiaux de bouchers à travers les siècles, mesurer l’endogamie
et la richesse de la profession, savoir si la Révolution a brisé les dynasties de bouchers,
connaître les détenteurs des gros marchés publics de viande (fournisseurs de l’armée, des
hôpitaux, des prisons, des écoles…), retracer quelques belles monographies d’entreprises
(celle des Boucheries Bernard notamment).
Je suis heureux d’avoir pu exploiter des fonds d’archives vierges ou nouveaux : je
pense par exemple à ceux qui sont présents aux Archives Jésuites (pour l’UPCB) ou à la
Préfecture de police de Paris (pour la surveillance des activités syndicales). Je suis content
d’avoir pu rencontrer des professionnels qui m’ont permis de retracer certaines monographies
d’entreprise, qu’il s’agisse de la Recette de la Boucherie (banque Gravereau) ou bien de la
Société coopérative de la Boucherie (la Corpo). Le témoignage de Louis Goyard, publié en
1887-1888, m’a permis de retracer toute l’évolution de la société de secours mutuels des Vrais
Amis depuis 1820. Les articles de Louis Lazare dans la Revue Municipale m’ont apporté un
éclairage neuf sur les débats autour de la suppression du monopole des bouchers (entre 1851
et 1858). Les archives de la CGT m’ont livré de précieuses informations sur la période de
Vichy. Je ne vais pas énumérer ici toutes mes sources mais je veux simplement souligner que
leur diversité m’a permis d’apporter un regard parfois inattendu sur les bouchers et sur leurs
rapports avec les autorités.
Mon travail doit donc être complété et amélioré mais j’espère avoir réussi à évoquer le
monde des bouchers parisiens de 1776 à 1944, à montrer certaines permanences dans leurs
comportements et dans leurs relations avec les autorités publiques. Si cette thèse peut apporter
un éclairage nouveau sur le long débat entre libéralisme et réglementation, elle n’aura pas été
vaine.
680
BIBLIOGRAPHIE
1) USUELS
La Grande Encyclopédie: Inventaire raisonné des sciences, des lettres et des arts, par une
Société de Savants et de Gens de Lettres, Paris, Lamirault, 1885-1902.
BLOCK Maurice, Dictionnaire de l'administration française
, Berger-Levrault, 1862, 1630 p.
BURDEAU François, Histoire de l’administration française du 18 e au 20e siècle,
Montchrestien, 1994, 377 p.
COINTET Michèle et Jean-Paul, Dictionnaire historique de la France sous l’Occupation ,
Tallandier, 2000.
DIDEROT Denis et d'ALEMBERT,Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des
arts et des métiers, par une société de gens de lettres, Genève, Jean-Léonard Pellet, 17511780, 35 volumes.
JOLLY Jean et ROBERT Adolphe, Dictionnaire des parlementaires français. Notices
biographiques sur les ministres, les sénateurs, les députés français de 1889 à 1940, PUF,
1960-1977, 8 tomes.
JOLY Bertrand, Dictionnaire biographique et géographique du nationalisme français (18901900), Champion, 1998, 687 p.
LAROUSSE Pierre, Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle, 1866-1879, Genève-Paris,
Slatkine Reprint, 1982.
MAITRON Jean (dir.), Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, 17891939, Éditions ouvrières, 1964-1993, 43 volumes.
MARION Marcel, Dictionnaire des institutions de la France aux XVIIe et XVIIIe siècles,
1923, Picard, 1984, 564 p.
PIGANIOL DE LA FORCE Jean-Aymar, Nouvelle description de la France, dans laquelle on
voit le gouvernement général de ce royaume, celui de chaque province en particulier, Paris,
Th. Legras fils, 1718, 6 volumes.
PRONTEAU Jeanne, Notes biographiques sur les membres des assemblées municipales
parisiennes et des conseils généraux de la Seine de 1800 à nos jours, Ville de Paris, 19581960, 2 tomes.
ROBERT Adolphe et COUGNY Gaston (dir.), Dictionnaire des parlementaires français
(1789-1889), Bourloton, 1889-1891, 5 volumes.
681
SAUTEL Gérard, Histoire des institutions
publiques depuis la Révolution française :
administration, justice, finances, Dalloz, 1990, 613 p.
SAVARY DES BRUSLONS Jacques et SAVARY Louis-Philémon, Dictionnaire universel
de commerce, d'histoire naturelle et des arts et métiers, contenant tout ce qui concerne le
commerce qui se fait dans les quatre parties du monde, Genève, A. Philibert, 5e édition,
1759-65, 5 volumes.
THUILLIER Guy et TULARD Jean, Histoire de l’administration française , PUF, 1994,
124 p.
YVERT Benoît (dir.), Dictionnaire des ministres de 1789 à 1989, Perrin, 1990, 1028 p.
2) OUVRAGES D’ HISTOIRE ECONOMIQUE ET SOCIALE
a) Economie politique : libéralisme et corporatisme
La corporation devant la doctrine et les faits, Donat-Montchrestien, 1936, 116 p. BUL,
44.552/4.
« Corps et communautés d'Ancien Régime», Annales ESC, mars-avril 1988.
e
« Les institutions de l'économie de marché en Europe XVIII-XX
», Revue du Nord, n°307,
tome LXXVI, octobre-décembre 1994. BUL, PZA 206.
e
ACLOCQUE Geneviève, Les corporations, l'industrie et le commerce à Chartres du XI
à la
Révolution, New York, B. Franklin, 1967, 405 p. BUL, ZC 20689.
AIRIAU Jean, L’opposition aux physiocrates à la fin de l’ancien régime : aspects
économiques et politiques d’un libéralisme éclectique , Paris, 1965.
BAUDIN Louis, Le corporatisme: Italie, Portugal, Allemagne, Espagne, France, Librairie
générale de Droit, 1942, 221 p. BUL, 44 687/10.
BIGOT DE SAINTE-CROIX, Essai sur la liberté du commerce et de l'industrie
, Paris,
Lacombe, 1775.
BIOLLAY Léon, Etudes économiques sur le XVIIIe siècle : le pacte de famine,
l’administration du commerce , Guillaumin, 1885. BHVP, 8° 25649. BUL, 65720.
BLANC Hippolyte, Bibliographie des corporations ouvrières avant 1789, Librairie de la
Société bibliographique, 1885, Slatkine Reprints, 1970, 105 p.
BLANC Hippolyte, Les anciennes corporations ouvrières, Paris, 1887. BNF, 8° V pièce
6266.
682
BLANC Hippolyte Les corporations de
avenir, Paris, 1888. BNF, 8° V 20567.
métiers, leur histoire, leur esprit, leur
BOISDE Raymond, Commerce et corporation, Angoulême, 1941, 256 p.
BOUSSARD Isabelle, « Les corporatistes français du premier vingtième siècle. Leurs
doctrines, leurs jugements », Revue d'histoire moderne et contemporaine
, n°40/4, 1993,
pp 643-665. BUL, 063 066.
BOUTON Cynthia A., « L’« économie morale » et la Guerre des farines de 1775 », in
GAUTHIER Florence et IKNI Guy-Robert (dir.), La guerre du blé au XVIIIe : la critique
populaire contre le libéralisme économique au XVIIIe, La Passion, 1988, pp 93-110.
BOUVIER Michel, L'Etat sans politique
. Tradition et modernité, LGDJ, 1986, 267 p.
BUL, 320.1 BOU.
BOUVIER-AJAM Maurice, La doctrine corporative, Sirey, 1941, 276 p. BUL, 103 084.
BOUVIER-AJAM Maurice, Recherches sur la genèse et la date d'apparition des
corporations médiévales en France, 1978, 33 p. BUL, Br 6202.
BRETON Yves et LUFTALLA Michel, L’économie politique en France au XIX e, Economica,
1991, 670 p. BUL, L 29867.
BRUHAT J., « Le mouvement ouvrier français du début du XIXe siècle et les survivances
d’Ancien Régime », La Pensée, décembre 1968, n°142, pp 44-56. BUL, 063 856.
CAMBADELIS Jean Christophe, Bonapartisme et néocorporatisme sous la Ve République,
Thèse de 3e cycle, Sociologie, Paris VII, 1985, 492 p.
CASANOVA Jean-Claude et LEVY-LEBOYER Maurice (dir.), Entre l'Etat et le marché,
l'économie des années 1880 à nos jours
, Paris, Gallimard, 1991, 694 p. BUL, 944.08 ENT.
e
CERUTTI Simona, La ville et les métiers: naissance d'un langage corporatif (Turin, XVII
XVIIIe siècles), EHESS, 1990, 260 p. BUL, ZD 22373.
CHABOCHE P., Les corporations de métier, Union des corporations Françaises, 1927.
CHAIGNEAU V.L., Histoire de l'organisation professionnelle en France: la loi du 4 octobre
1941 dite "Charte du travail", Thèse, Paris, 1944.
CHANOVE Jean, De l'avenir du corporatisme à la lumière du passé. Grandeur et décadence
des corporations de métiers dans l'ancienne France
, Paris, Edicha, 1948.
CHARLES Loïc, La liberté du commerce des grains et l’économie politique française (17501770), Thèse de Doctorat de science économique, Paris I, 1999.
COORNAERT Emile, Les corporations en France avant 1789, Gallimard, 1941, 307 p.
COORNAERT Emile, Les corporations en France avant 1789, Les Editions ouvrières, 1968,
316 p. BUL, 111 259.
683
COTTA
21117.
Alain
Le
triomphe
des
corporations, Grasset, 1983, 318 p. BUL, JA
COTTA Alain, Le corporatisme, PUF, Que sais-je?, 1984, 125 p. BUL, V 24129.
COTTEREAU Alain, « Derrière les stéréotypes corporatifs: la grande flexibilité des métiers
en France au XVIIIe siècle », Le Mouvement social, n°195, octobre-décembre 1993,
pp 129-134.
CREPIN Henri, La liberté du travail dans l’ancienne France , Vezelay, 1937.
CROSET A-L., La France pilote de l'Europe. Des corporations du Moyen-Age à
l'organisation professionnelle de l'ère nouvelle
, Centre d'études corporatives de Lyon,
1941, 398 p. BUL, 116 670.
DENIS Henri, La corporation, PUF, Que sais-je?, 1942. BUL, 44 704/10.
DOCKES Pierre, Les traditions économiques françaises (1848-1939), CNRS, 2000, 1001 p.
BUL, 339.844 TRA.
DOGAN Mattei, Le Moloch en Europe: étatisation et corporatisation, Economica, 1987,
223 p. BUL, JA 22238.
DOUENCE S., Essai sur le corporatisme français, Thèse de Droit, Bordeaux, 1942.
DROULERS Paul, « L'idée de corporation chez les catholiques soc
iaux pendant l'entre-deuxguerres », Mélanges Guitton, Sirey, 1976. BUL, L 24686.
DUTHOIT Eugène, Par une autorité corporative vers une économie ordonnée, Lyon,
Chronique sociale de France, 1935, 55 p. BNF, 8° R 42028.
ELBOW Matthew, French corporation theory (1789-1948), Columbia university press, 1953.
EPSTEIN, HAUPT, PONI, SOLI (dir.), Guilds, economy and society, 20e Congrès
international d'Histoire économique, Séville, 1998.
ESPINAS Georges, « Note sur des travaux d'Histoire corporative», Revue d'Histoire
moderne, août 1934, pp 340-346. BML, 122 619.
FAGNIEZ Gustave, Corporations et syndicats, Lecoffre, 1905.
FEYEUX A., « Un nouveau livre des métiers », La science sociale, 2e année, tome IV,
octobre 1887, pp 323-350.
FONTAINE, FESLIGIERO, COORNAERT, DOMARCHI, DELEAGE et TOUCHARD,
Communauté et Histoire, PUF, 1942, 64 p. BUL, 44 696/2.
FRIDENSON Patrick et STRAUS André (dir.), Le capitalisme français : blocages et
dynamisme d’une croissance , Fayard, 1987, 427 p. BUL, 944.08 CAP.
684
FROSSARD Ludovic Oscar, Du syndicat à
BUL, 103.794.
la
corporation,
Lyon,
1942,
123
p.
GAILHARD-BONCEL (De), Les anciennes corporations de métiers et la lutte contre la
fraude dans le commerce et la petite industrie, Thèse de Droit, Paris, 1912.
GALLINATO Bernard, Les corporations à Bordeaux à la fin de l'ancien régime
, PU
Bordeaux, 1992, 374 p. BML, 177 309.
GAUTHIER Florence, Triomphe et mort du droit naturel en Révolution (1789, 1795, 1802),
PUF, 1992, 310 p.
GAUTHIER Florence et IKNI Guy-Robert, La guerre du blé au XVIIIe : la critique populaire
contre le libéralisme économique au XVIIIe, La Passion, 1988, 237 p. BUL, 944.03 GUE.
GAUTIER Léon, Histoire des corporations ouvrières, Société bibliographique, Larchon &
Ernoug, 1877.
GIRARD Louis, Les libéraux français 1814-1875, Aubier, 1985, 277 p. BUL, ZE 23403.
GODICHAU Michel, Faut-il fêter l'anniversaire de la Loi Chapelier?
, Paris, 1989, 125 p.
HAUPT Heinz-Gerhard, « La survivance des corporations au XIXe siècle: une esquisse
comparative », Revue du Nord, n°307, tome LXXVI, octobre-décembre 1994, pp 801-807.
BUL, PZA 206.
HAUSER Henri, Les débuts du capitalisme, Alcan, 1927, 326 p. BUL, 66844.
HAUSER Henri, Les origines historiques des problèmes économiques actuels, Vuibert, 1930,
105 p. BUL, 98754.
HUBERT-VALLEROUX Paul, Les corporations d'arts et métiers et les syndicats
professionnels en France et à l'étranger
, Guillaumin, 1885, 420 p. BUL, 60317.
HUBERT-VALLEROUX Paul, Les associations ouvrières et les associations patronales,
Gauthier-Villars, 1899, 361 p. BUL, 42151/49.
JACQUES Jean, Luttes sociales et grèves sous l'Ancien Régime: Vie et mort des corporations
,
Paris, Spartacus, 1948, 143 p. BUL, ZD 20144.
JOBERT Bruno et MULLER P., L'Etat en action: politiques publiques et corporatismes
,
PUF, 1987, 242 p. BUL, 320.444 JOB.
JOLY Hervé (dir.), Les comités d’organisation et l’économie dirigée du régime de Vichy :
actes du colloque international (Caen, 2003), Caen, Centre de recherche d’histoire
quantitative, 2004. BUL, ZE P 50382.
JULLIARD Jacques, « La Charte du travail », in REMOND René (dir.), Le gouvernement de
Vichy (1940-1942), FNSP, Colin, 1972. BUL, 944.081 6 GOU.
685
KAPLAN Steven Laurence, Le pain, le peuple et le Roi: la bataille du libéralisme
sous Louis XV, Perrin, 1986, 461 p. BUL, 944.03 KAP.
KAPLAN Steven, La fin des corporations, Fayard, 2001, 740 p. BUL, 944.035 KAP.
KAPLAN Steven et MINARD Philippe (dir.), La France, malade du corporatisme ? XVIIIeXXe siècles, Belin, 2004, 559 p.
KUISEL Richard F., Le capitalisme et l'Etat en France: Modernisation et dirigisme au XXe,
Gallimard, 1984, 476 p. BUL, 944.081 KUI.
LE CROM Jean-Pierre, Syndicats nous voilà! Vichy et le corporatisme, Editions ouvrières,
1995, 410 p. BUL, ZE 30358.
LENORMAND Pierre, Manuel pratique de corporatisme, Alcan, 1938, 400 p. BUL, 103.631.
LEVASSEUR Emile, « La corporation sous le Consulat, l'Empire et la Restauration», La
Réforme sociale, n°43, 1902, pp 148-149. BUL, 060 083.
LOUSSE E., La société d'Ancien Régime, tome I: Organisations et représentations
corporatives, Louvain, 1943.
MANOILESCO Mihail, Le siècle du corporatisme: doctrine du corporatisme intégral et pur,
Alcan, 1936, 376 p. BUL, 147 398.
MARCHAL Jean, Esquisse d'une Histoire économique et sociale des métiers de France (4761791), Paris, Institut d'études corporatives et sociales, 1942, 58 p. BUL, 63827.
MARTIN Thierry (dir.), Arithmétique politique dans la France du XVIIIe siècle, INED, 2003.
MARTIN SAINT-LEON Etienne, Histoire des corporations de métiers depuis leurs origines
jusqu'à leur suppression en 1791. Suivie d'une étude sur l'évolution de l'idée corporative
jusqu'à nos jours et le mouvement syndical contemporain
, Félix Alcan, 1922, 876 p.
BML, 112 859.
MAURIAC C., La corporation dans l’Etat , Thèse de Droit, Bordeaux, 1941.
MAZAROZ J-P, Histoire des corporations françaises d'arts et métiers avec préface
historique et conclusion pratique, Paris, Baillière, 1878, 487 p. BUL, 66 494.
MICHEL Chanoine, Les anciennes corporations, Epinal, Fricotel, 1943.
MILLER Judith, Mastering the market : the State and the grain trade in Northern France
(1700-1860), New-York, Cambridge University Press, 1998, 334 p. BUL, ZA 25666.
MINARD Philippe, La fortune du colbertisme : Etat et industrie dans la France des
Lumières, Fayard, 1998, 505 p. BUL, 944.034 MIN.
MURET Auguste, Le corporatisme, 1944, 213 p. BUL, 44 796/1.
686
NOURISSON Paul, « Les tentatives de restauration des corporations sous Napoléon
Bonaparte », La Réforme sociale, n°40, 1915, pp 149-164.
OLIVIER-MARTIN François, L'organisation corporative de la France d'Ancien Régime
,
Paris, Sirey, 1938, 565 p. BUL, 102 855.
PATRIAT Claude Le corporatisme ou la quête de l'ordre communautaire. Essai sur une
idéologie de troisième voie, Thèse, Dijon, 1979.
PERROUX François, Capitalisme et communauté de travail, Sirey, 1938.
PIROU Gaëtan, Le corporatisme, Sirey, 1935, 69 p. BML, 119 422.
PIROU Gaëtan, Essais sur le corporatisme, Sirey, 1938, 172 p. BUL, 101 868.
PLESSIS Alain (dir.), Naissance des libertés économiques : liberté du travail et liberté
d’entreprendre : le décret d’Allarde et la lo i Le Chapelier, leur conséquences (1791-fin
XIXe siècle), Paris, Institut d’Histoire de l’Industrie, 1993, 450 p.
POCOCK John, Vertu, commerce et histoire : essais sur la pensée et l’histoire politique au
XVIIIe, PUF, 1998, 410 p. BUL, 320.09 POC.
PRINCIPALE Max, Communauté et corporation, Domat-Monchrestien, 1943, 287 p.
ROOT Hilton L., « Politiques frumentaires et violence collective en Europe au XVIIIe »,
Annales ESC, janvier-février 1990, pp 167-189. BUL, 063 127.
ROSANVALLON Pierre, Le libéralisme économique : Histoire de l’idée de marché , Seuil,
1989, 238 p.
ROSANVALLON Pierre, « Corporations et corps intermédiaires », Le Débat, n°57,
novembre-décembre 1989, pp 190-194. BUL, PR 272.
RUHLMANN Georges, Les corporations, les manufactures et le travail libre à Abbeville au
XVIIIe siècle, Lille, Raoust, 1948, 152 p. BUL, 063 211/21.
SEGRESTIN Denis, Le phénomène corporatiste, Fayard, 1985, 283 p. BUL, V 24723.
SEGUIER Antoine-Louis, Discours sur la nécessité du rétablissement des maîtrises et des
corporations, 12 mars 1776, Paris, Imprimerie de Fain, 1815.
Semaines sociales de France, L'organisation corporative,Chronique sociale de France, 1935.
SIBALIS Michael David, « Corporatism after the corporations : the debate on restoring the
guilds under Napoleon I and the Restoration », French Historical Studies, n°15, 1988,
pp 718-730. BHVP, Per 8° 1213.
SKINNER Quentin, La liberté avant le libéralisme, Seuil, 2000, 131 p.
SOREAU Edmond, « La loi Le Chapelier », Annales historiques de la Révolution française,
1931, tome VIII, pp 287-314. BUL, 062 971.
687
SUPIOT Alain, « Actualité de Durkheim,
Droit et société, n°11, 1987.
notes sur le néo-corporatisme en France »,
THOMPSON Edward P., « L’économie morale de la foule dans l’Angleterre du XVIII e
siècle », in GAUTHIER Florence et IKNI Guy-Robert (dir.), La guerre du blé au XVIIIe :
la critique populaire contre le libéralisme économique au XVIIIe, La Passion, 1988, pp 3192.
TULARD Jean, « Le débat autour du rétablissement des corporations sous le Consulat et
l’Empire », in Jean-Louis HAROUEL (dir.), Histoire du droit social. Mélanges en
hommage à Jean Imbert, 1989, pp 537-541.
VALDOUR Jacques, La doctrine corporative, A. Rousseau, 1929, 142 p. BUL, 147 961.
VIGNAUX Paul, Traditionalisme et syndicalisme, Editions de la Maison française, 1943.
WEULERSSE Georges, Le mouvement physiocratique en France (de 1756 à 1770), Alcan,
1910, 2 volumes. BUL, 46.401/4/1-2.
WEULERSSE Georges, La physiocratie sous les ministères de Turgot et de Necker (17741781), PUF, 1950, 374 p. BUL, 110.139.
WEULERSSE Georges, La physiocratie à l’aube de la Révolution 1781-1792 , EHESS, 1985,
452 p. BUL, ZD 21203.
b) Histoire et droit du travail
Historique du placement des travailleurs, 6e Congrès national des offices publics de
placement, 1937. BA, 48115 (1937).
AGUET Jean-Pierre, Contribution à l’Histoire du mouvement ouvrier français : les grèves
sous la Monarchie de Juillet (1830-1847), Thèse, Université de Lausanne, 1954, 406 p.
BUL, 55257/1954/1.
ANDREANI Edgard, Grèves et fluctuations : la France de 1890 à 1914, Thèse de science
économique, Paris, 1965, Editions Cujas, 1968, 292 p. BUL, ZE 20391.
AUBIN Gérard et BOUVERESSE Jacques, Introduction historique au droit du travail, PUF,
1995, 318 p. BUL, 344.01 AUB.
BARJONET André, La CGT, Histoire, structure, doctrine, Seuil, 1968, 193 p.
BUL, 46.33525.
BECK Robert, Histoire du dimanche de 1700 à nos jours, Paris, Editions de l’Atelier, 1997,
383 p. BUL, 306.480 44 BEC.
BOITEAU Louis, Evolution du placement des travailleurs en France, Thèse de Droit,
Rousseau, 1946, 296 p. BA, 21015.
688
BOURGIN Georges, « Contribution à l’histoire du placement et du livret en
France », Revue politique et parlementaire, tome 71, n°211, janvier 1912, pp 105-126.
BUL, 060 373.
BOURGIN Georges et Hubert, Les patrons, les ouvriers et l'Etat: le régime de l'industrie en
France de 1814 à 1830, 1912-41, 3 tomes. BML, 126923/1-2-3.
BOUVIER-AJAM Maurice, Histoire du travail en France, Paris, Pichon et Durand, 1957.
BOUVIER-AJAM Maurice, Histoire du travail en France des origines à la Révolution, Paris,
Librairie générale de droit et de jurisprudence, 1981, 639 p. BUL, ZA 21004.
Bureau International du Travail, Le placement des travailleurs : études internationales,
Genève, 1933, 280 p. BA, 54316.
CASTEL Robert, Les métamorphoses de la question sociale : une chronique du salariat,
Fayard, 1995, 490 p. BUL, 331.2 CAS
DARD L., Etude sur les bureaux de placement, Oberthur, 1900, 63 p. BHVP, 941 667.
DEWERPE Alain, Le monde du travail en France (1800-1950), Colin, 1989, 189 p.
BUL, 944.05 DEW
DOLLEANS Edouard et DEHOVE Gérard, Histoire du travail en France: mouvement
ouvrier et législation sociale, Paris, Domat, 1953-55, 2 tomes. BUL, 112 187/1-2.
DONZELOT Jacques, L’invention du social : essai sur le déclin des passions politiques,
Fayard, 1984, 263 p. BUL, V 24713.
DREYFUS Michel, Histoire de la CGT: 100 ans de syndicalisme en France, Complexe,
1995, 407 p. BUL, 944.08 DRE.
DURAND Paul, « Le syndicalisme sous le régime de la Charte », Collection Droit social,
numéro spécial La Charte du travail, tome XIII, janvier 1942.
FAURE Alain, « Bibliographie des enquêtes sur les questions sociales », Bulletin du Centre
d’Histoire de la France contemporaine , n°8/1987 et n°9/1988. Musée social,
46530 B4/153.
FOHLEN Claude et BEDARIDA F., Histoire générale du travail, tome 3 : L’ère des
révolutions (1715-1914), Nouvelle librairie de France, 1996, 636 p. BUL, 909 HIS.
FONTAINE Arthur, La réglementation nouvelle des bureaux de placement, Dupont, 1905,
137 p. BA, 10148.
FRIDENSON Patrick, « Le conflit social », in BURGUIERE André & REVEL Jacques (dir.),
Histoire de la France, tome 3 : les conflits, Seuil, 1990, pp 355-458.
GAUMONT Jean, Histoire générale de la coopération en France : les idées et les faits, les
hommes et les œuvres, Paris, Fédération nationale des coopératives de consommation,
1923-24, 2 volumes.
689
GAUTIER Robert, Le mouvement coopératif
de
consommation
dans
l’Ouest
(Départements formant aujourd'hui les régions Bretagne et Pays-de-Loire) : des origines
au congrès de Fougères (1925) : de la foi associationniste au consumérisme: entre l'utopie
et le réel : un projet de réforme sociale, Thèse de Doctorat, Rennes 2, 2003, 955 p.
GIDE Charles, Les sociétés coopératives de consommation, Colin, 1904, 192 p.
BUL, 42367/4. BML, 85288.
GOETZ-GIREY Robert, Le mouvement des grèves en France 1919-1962, Sirey, 1965, 220 p.
BUL, 46416/3.
GUESLIN André, L’invention de l’économie sociale : le XIXe siècle français, Economica,
1987, 340 p. BUL, 944.06 GUE.
GUEUGNON F., REVOL M., SEVERIN E., Une analyse sociologique de la jurisprudence :
la réparation des accidents de travail (1840-1913), Institut d’études judiciaires, Sciences
criminelles, Lyon III, 1983.
HAUSER Henri, Ouvriers du temps passé (XVe et XVIe), Alcan, 1899, 252 p. BUL, 42.174/3.
HAUSER Henri, Travailleurs et marchands dans l'ancienne France
, Alcan, 1920, 232 p.
BUL, 42 174/30.
HONNORAT Marc, Du placement des travailleurs, Thèse de droit, 1896, 226 p. BA, 12035.
HUBERT-VALLEROUX Paul, Les associations coopératives en France et à l’étranger ,
Guillaumin, 1884, 470 p. BUL, 203 365.
JOUANIN Catherine, Le repos hebdomadaire : étude de la loi du 13 juillet 1906, Mémoire de
maîtrise, Paris X, 1980.
KAPLAN Steven L., « Réflexions sur la police du monde du travail (1700-1815) », Revue
Historique, n°261, 1979, pp 17-77. BUL, 060 161.
KAPLAN Steven L. et KOEPP Cynthia J., Work in France: representations, meaning,
organization and practice, Cornell University Press, 1986, 576 p. BUL, ZA 24348.
KIEFFER Monique, Aux origines de la législation du travail en France : la législation des
syndicats et la démocratisation des Conseils de prud'hommes
, Thèse de 3e cycle, Paris 8,
1986, 816 p. BUL, 55417-1986-5.
LACROIX Sigismond et GUYOT Yves, Histoire des prolétaires depuis les temps les plus
reculés jusqu’à nos jours , 1872, 800 p. BA, 3700.
LAUBIER (De) Patrick, La politique sociale dans les sociétés industrielles, 1800 à nos
jours : acteurs, idéologies, réalisations, Economica, 1984, 244 p. BUL, 361.609 LAU.
LAUNAIS Michel, La CFTC : origines et développement (1919-1940), Presses de la
Sorbonne, 1986, 486 p. BUL, ZE 25039.
690
LAVERGNE Bernard, Les coopératives de
216 p. BUL, 44140/38. BML, 79178.38.
consommation en France, Colin, 1923,
LE CROM Jean-Pierre (dir.), Deux siècles de droit du travail: l'Histoire par les lois
, Editions
ouvrières, 1998, 287 p. BUL, 344.01
LEFRANC Georges, Les expériences syndicales de 1939 à 1950, Aubier, 1950, 381 p.
BUL, 44 504/10.
LEFRANC Georges, Les expériences syndicales internationales des origines à nos jours,
Aubier, 1952, 382 p. BUL, 44 504/11.
LEFRANC Georges, Histoire du travail et des travailleurs, Flammarion, 1957, 490 p.
BUL, 115 388.
LEFRANC Georges, Le mouvement syndical sous la IIIe République, Payot, 1967, 455 p.
BUL, 944.081 LEF.
LEFRANC Georges, Grèves d'hier et d'aujourd'hui: Histoire du travail et de la vie
économique, Aubier-Montaigne, 1970, 302 p. BUL, 44 504/17.
LE GOFF Jacques, Du silence à la parole: droit du travail (1830-1985), Calligrammes, 1985.
LEROY-BEAULIEU Paul, La question ouvrière au XIXe siècle, Charpentier, 1872.
BUL, 69301.
LEVASSEUR Emile, Histoire des classes ouvrières en France depuis la conquête de Jules
César jusqu'à la Révolution
, 1859, 2 tomes. BUL, 66499.
LEVASSEUR Emile, Histoire des classes ouvrières et de l'industrie en France de 1789 à
1870, Arthur Rousseau, 1904, 2 tomes. BUL, 77321.
L’HUILLIER Fernand, La lutte ouvrière à la fin du Second Empire, Cahier des Annales,
n°12, A. Colin, 1957, 81 p.
LOUIS Paul, Histoire du mouvement syndical en France (1789-1906), Alcan, 1907, 282 p.
BUL, 42 293/46.
LOUIS Paul, Histoire du mouvement syndical en France (1789-1948), Valois, 1947-1948, 2
volumes. BUL, 108 285.
LUCIANI Jean, Histoire de l’Office du Travail (1890-1914 ), Syros, 1992, 430 p.
BUL, 331.12 HIS.
MARCHAND Olivier et THELOT Claude, Deux siècles de travail en France, INSEE, 1991,
202 p. BUL, 331.1 MAR.
MAROUSSEM (Du) Pierre, La question ouvrière, tome V : L’alimentation à Paris , Office du
Travail, Imprimerie nationale, 1893.
691
MARQUANT Robert, « Les bureaux de placement en France sous l’Empire et la
restauration. Essai d’établissement d’un monopole », Revue d’histoire économique et
sociale, Paris, 1962, pp 200-237. BUL, 062 166.
MARTIN Germain, Les associations ouvrières au XVIIIe siècle (1700-1792), Paris, Rousseau,
1900, 277 p. BUL, 72699.
MONTEIL Alexis, Histoire de l'industrie française et des gens de métiers
, Paris, Dupont,
1872, 2 volumes. BUL, 200 029.
MOURIAUX René, La CGT, Seuil, 1982, 245 p. BUL, ZE 22918.
MOURIAUX René, Les syndicats dans la société française, Presses de la Fondation
Nationale des Sciences Politiques, 1983, 271 p.
NERE Jean, « Aspects du déroulement des grèves en France durant la période 1883-1889 »,
Revue d’Histoire économique et sociale , 1956, n°3. BUL, 062.166/1956/34.
NOURRISSON Paul, Histoire de la liberté d'association en France depuis 1789
, Paris,
Recueil Sirey, 1920, 2 volumes. BUL, 64 640.
Office du Travail, Les associations professionnelles ouvrières, tome 1 : Alimentation, Paris,
1894, 905 p. BA, 10690.
Office du Travail, Le placement des employés, ouvriers et domestiques en France, 1893.
BA, 21365.
Office du Travail, Le placement des employés, ouvriers et domestiques en France, 1901.
BA, 21365.
PARIAS, NOUGIER, WOLFF, FOHLEN, TOURAINE, Histoire générale du travail,
Nouvelle Librairie de France, 1964, 4 volumes.
PAULIAT Louis, Les associations et les chambres syndicales ouvrières, Paris, Bibliothèque
ouvrière, 1873.
PELLOUTIER Fernand, Histoire des Bourses du Travail, Schleicher, 1902, 232 p. BNF,
8° R 17822.
PERROT Michelle, Les ouvriers en grève : France (1871-1890), Thèse, Paris I, 1971,
EHESS, 2001, 3 tomes. BUL, ZE 37482.
PERROT Michelle, Jeunesse de la grève : France, 1871-1890, Seuil, 1984, 324 p. BUL, L
25104.
PRACHE Gaston, Les coopératives en France, PUF, 1943, 64 p. BML, 79390-7.
PROCACCI Giovanna, Gouverner la misère : la question sociale en France (1789-1848),
Paris, 1993.
692
PROST Antoine, La CGT à l'époque du Front populaire 1934-1939:
description numérique, Colin, 1964, 242 p. BUL, 55 417/1963/57.
essai
de
RANCIERE Jacques, « De Pelloutier à Hitler :syndicalisme et collaboration », Les révoltes
logiques, n°3, 1977.
RENARD Georges et WEULERSE Georges, Le travail dans l'Europe moderne
, Paris, 1920.
ROBERT Jean-Louis (dir.), « Syndicalismes sous Vichy », Le Mouvement social, n°158,
1992.
ROUX Michelle, Les grèves en France (1815-1834), DES, Paris, 1950.
SAVOIE Auguste, Les bureaux de placement, leur origine, leur Histoire, leur suppression,
1913, 39 p. ADSS, 46 J 35.
SCHOTTLER Peter, Naissance des bourses du travail : un appareil idéologique d’Eta t à la
fin du XIXe siècle, PUF, 1985, 294 p. BUL, L 24957.
SEWELL William H., Gens de métier et révolutions. Le langage du travail de l'Ancien
Régime à 1848, Paris, Aubier-Montaigne, 1983, 423 p. BUL, ZE 26993.
SHORTER Edward et TILLY Charles, Strikes in France (1830-1968), Cambridge University
Press, 1978, 428 p. BUL, ZE 21212.
SOUBIRAN-PAILLET Francine, Droit, ordre social et personne morale au XIXe siècle : la
genèse des syndicats ouvriers, CESDIP, 1992.
SOUBIRAN-PAILLET Francine, « Aux origines de la peur des groupements professionnels
au XIXe siècle : la législation de la Constituante », Revue historique, n°585, janvier-mars
1993, pp 149-168. BUL, 060 161.
SOUBIRAN-PAILLET Francine et POTTIER Marie-Lys, De l’usage professionnel à la loi :
les chambres syndicales ouvrières parisiennes de 1867 à 1884, L’Harmattan, 1996.
SOUBIRAN-PAILLET Francine, L’invention du syndicat (1791-1884) : itinéraire d’une
catégorie juridique, LGDJ, 1999, 189 p.
SURCOUF J., Les sociétés coopératives de consommation en France, Thèse de Droit,
Rennes, 1902, 243 p.
TALMY Robert, Le syndicalisme chrétien en France (1871-1930): difficultés et controverses,
Bloud et Gay, 1966, 263 p. BUL, ZE 23055.
THEVENET Marius, Rapport au nom de la commission des bureaux de placement, 1891,
pp 139-150. BA, 3638 (1891).
VIET Vincent, Les voltigeurs de la République, l'inspection du travail en France jusqu'en
1914, CNRS Editions, 1994, 630 p. BUL, ZE 31488/1-2.
693
WEILL Georges, Histoire du mouvement
531 p. BUL, 42.293-74.
social en France (1852-1910), Alcan, 1911,
c) Histoire du patronat, du commerce et des entreprises
Entreprises et entrepreneurs, XIXe et XXe siècles, Congrès de l'Association française des
historiens économistes, mars 1980, Presses de l'Université Paris-Sorbonne, 1983.
AVENEL (D’), Les octrois en France et à l'étranger
, Guillaumin, 1881, 47 p. BA, 2229.
BAUDRY Emile, De l’abolition de l’octroi en France , 1880, 20 p. BA, 2228.
BERGERON Louis et BOURDELAIS Patrice (dir.), La France n'est-elle pas douée pour
l'industrie?
, Belin, 1998, 415 p.
BERTRAND Gaston, Des taxes communales d’octroi , Thèse de Droit, Grenoble, 1896, 199 p.
BA, 7576.
BESNARD Gaston, De la suppression des taxes communales d’octroi , Thèse, Poitiers, 1900.
BRIZAY Bernard, Le patronat: Histoire, structure, stratégie du CNPF, Seuil, 1975, 310 p.
BUL, 305 52 BRI.
BUNEL Jean et SAGLIO Jean, L'action patronale du CNPF au petit patron
, PUF, 1979,
239 p. BUL, V 22344.
CHADEAU Emmanuel, L'Economie du risque: les entrepreneurs (1850-1980), Paris, Orban,
1988, 327 p. BUL, 944.08 CHA.
CHALEIX André, Les syndicats professionnels patronaux en France, Thèse de doctorat en
Droit, Paris, 1902, 201 p. BNF, 8° F 15098.
CHAMBERET (De) René, De la suppression des octrois et de leur remplacement, Thèse,
Paris, 1900.
CLINQUART Jean, L’administration des douanes en France sous le Consulat et l’Empire
(1800-1815), Association pour l’Histoire de l’administration des douanes, 1979, 429 p.
BUL, ZE 22163.
CLINQUART Jean, L’administration des douanes en France sous la Restauration et la
Monarchie de Juillet (1815-1848), Association pour l’Histoire de l’administration des
douanes, 1981, 521 p. BUL, ZE 35 562.
CLINQUART Jean, L’administration des douanes en France de la Révolution de 1848 à la
Commune (1848-1871), Association pour l’Histoire de l’administration des douanes, 1983,
675 p. BUL, ZE 35 564.
CLINQUART Jean, L’administration des douanes en France sous la III e République,
Association pour l’Histoire de l’administration des douanes, 1986. BUL, ZE 35561/1.
694
CLINQUART Jean, L’administration des
douanes en France sous la Révolution,
Association pour l’Histoire de l’administration des douanes, 1989, 350 p. BUL, ZE 35563.
DUBOS Joël, Aux origines du syndicalisme d’union patronale. André Lebon et la Fédération
des industriels et des commerçants français, de la création en 1903 à la première Guerre
Mondiale, Thèse de sociologie, Paris X, 1997, 1249 p.
DUTHOIT Eugène, Vers l’organisation patronale , Lecoffre, 1912, 325 p.
EHRMANN Henry W., La politique du patronat français (1936-1955), A. Colin, 1959, 416 p.
BUL, 45 534/13.
GALTIER Frédéric, La suppression de l’octroi , Thèse de Droit, Lyon, 1901, 293 p.
BA, 9397.
GILLE Bertrand, « Esquisse d'une histoire du syndicalisme patronal», Revue d'Histoire de la
sidérurgie, juillet-septembre 1964.
GILLE Bertrand, Recherches sur la formation de la grande entreprise capitaliste 1815-1848,
SEVPEN, 1959, 164 p. BUL, 55417/1957/17bis.
HAVARD Louis, Les syndicats professionnels : chambres de patrons, Paris, Bellaire, 1874.
HAZERA Jean-Claude et ROCHEBRUNE (De) Renaud, Les patrons sous l’Occupation , O.
Jacob, 1997. BUL, 944 081 6 ROC.
HIRSCH Jean-Pierre, « Les milieux du commerce, l'esprit de système et le pouvoir à la veille
de la Révolution », Annales ESC, n°30, 1975, pp 1337-1370. BUL, 063 127.
ITHURBIDE René, Histoire critique des Tribunaux de commerce, LGDJ, 1970, 187 p.
KOLBOOM I., La revanche des patrons : le patronat face au Front Populaire, Flammarion,
1986, 384 p. BUL, 944.081 KOL.
LACOUR-GAYET Jacques (dir.), Histoire du commerce, tome 4 : Le commerce du XVe au
milieu du XIXe, SPID, 1951, 391 p. BUL, 45034/4.
LACOUR-GAYET Jacques (dir.), Histoire du commerce, tome 5 : Le commerce depuis le
milieu du XIXe, SPID, 1952, 441 p. BUL, 45034/5.
LA HAYE (De), « Le greffier du tribunal de commerce dans la vie économique du pays »,
Revue trimestrielle de droit commercial, 1954, pp 61-71.
LAMBERT Jean, Le patron: de l'avènement à la contestation1830-1968, Bloud et Gay,
1969.
LAUTMAN J., « A propos du syndicalisme patronal », Le Mouvement Social, n°61, octobredécembre 1967. BUL, 064 769.
LECOINTRE Jean, Faire face : l'institution consulaire à l'épreuve de la guerre, septembre
1939-mai 1945, Chambre de commerce et d'industrie de Paris, 2002, 178p.
695
LEFRANC Georges, Les organisations
Payot, 1976, 410 p. BUL, L 21083.
patronales en France du passé au présent,
LEVASSEUR Emile, Histoire du commerce de la France, tome II : De 1789 à nos jours, A.
Rousseau, 1912.
LEVY-LEBOYER Maurice, « Le patronat français a-t-il été malthusien ? », Le Mouvement
Social, n°89, 1974. BUL, 064 769.
LEVY-LEBOYER Maurice, « Le patronat français a-t-il échappé à la loi des trois générations
? » Le Mouvement Social, n°132, juillet-septembre 1985. BUL, 064 769.
MARCO Luc, La montée des faillites en France (XIX-XXe), L'Harmattan, 1989, 191 p. BUL,
332.75 MAR.
MARTIN Jean-Clément, « Le commerçant, la faillite et l'historien», Annales ESC, n°6,
novembre-décembre 1980, pp 1251-1268. BUL, 063 127.
NOEL Octave, Histoire du commerce extérieur de la France depuis la Révolution,
Guillaumin, 1879, 371 p. BUL, 203 386.
OECHSLIN Jean-Jacques, « Le rôle et l'organisation des employeurs en France», Revue
Internationale du Travail, novembre 1972, p 431.
PALMADE Guy, Capitalisme et capitalistes français au XIXe siècle, Colin, 1961, 297 p.
BUL, ZE 23033.
PRIOURET Roger, Les origines du patronat français, Grasset, 1963, 285 p. BUL, 124.587.
TRONEL Pierre, Essai sur l’organisation de la défense patronale, Thèse de Droit, Faculté de
Lyon, 1911, 325 p. BNF, 8° F 22757.
VALETTE Maxime, Des suppressions récentes des octrois en France: théorie et réalisations,
Thèse de Droit, Dijon, 1911, 122 p.
VALLEE Pierre, Le syndicalisme patronal, Humanisme et Entreprise, 1965.
VEBER Adrien, La suppression des octrois : les origines, l’opinion française historique de la
question de 1789 à 1848, Giard, 1899, 234 p. BUL, 60 261. BA, 8907.
VILLEY-DESMERETS Etienne, L'organisation professionnelle des employeurs dans
l'industrie française: état, activité, tendances
, Alcan, 1923, 395 p.
WEBER Henri, Le parti des patrons: le CNPF (1946-1986), Seuil, 1986, 437 p.
BUL, L 24851.
696
d)
Petit
commerce.
Classes
moyennes
Compte-rendu sténographique du Congrès international de la petite bourgeoisie, tenu à
Anvers les 17 et 18 septembre 1899, Bruxelles, 1900.
« Les classes moyennes dans le commerce et l'industrie, ompte-rendu
c
du XXIXe congrès
annuel de la Société d'économie sociale, 6-11 juin 1910», La Réforme sociale, n°60, 1910.
BUL, 060 083.
ALBISSON Gabriel, Le désarroi du commerce de détail : plan de redressement, 1936, 45 p.
ANGLERAUD Bernadette, Les boulangers lyonnais XIXe-XXe (1836-1914): Une étude sur la
petite bourgeoisie boutiquière, Thèse de Doctorat, Lyon II, 1993.
BAUDELOT Christian, ESTABLET Roger et MALEMORT Jacques, La petite bourgeoisie
en France, Paris, Maspero, 1974, 304 p. BUL, V 21201.
BERNARD Joseph, Du mouvement d'organisation et de défense du petit commerce français
,
Thèse de Droit, Paris, A. Michalon, 1906, 203 p.
BIDEGARAY Christian, L’Etat et le commerce de détail , Thèse de Droit, Bordeaux, 1973,
3 tomes, 968 p.
BONNET J-L., Les boulangeries et boucheries municipales et les petits commerçants, Paris,
1912, 44 p. BNF, 8° Lb57 15249.
BORNE Dominique, Petits bourgeois en révolte? Le mouvement Poujade, 1977.
BOUVERET-GAUER M. (dir.), Le commerce et la ville : bilan critique des études et
recherches sur les pratiques urbaines du commerce, CNRS, 1994, 111 p.
BUL, 381.1.COM.
BRANTS Victor, La petite industrie contemporaine, Lecoffre, 1902, 230 p. BUL, 42.667/1.
CAPDEVILLE J., Le fétichisme du patrimoine: Essai sur un fondement de la classe moyenne,
1986.
CHATELAIN Abel, « Pour une histoire du petit commerce de détail en France. Lutte entre
colporteurs et boutiquiers en France pendant la première moitié du XIXe siècle », Revue
d'Histoire économique et sociale
, volume 49, 1971, n°3, pp 359-384. BUL, 062 166.
Commission Internationale d'Histoire des mouvements sociaux et des structures sociales,
Petite entreprise et croissance industrielle dans le monde aux XIXe et XXe siècles, tome I:
Pays d'Europe occidentale
, CNRS, 1981, 437 p. BUL, ZE 24653.
COQUERY M., Mutations et structures du commerce de détail en France : étude
géographique, Paris, Le Signe, 1977, 2 tomes.
697
COQUERY Natacha (dir.), La Boutique et la
ville. Commerces, commerçants, espaces et
clientèles, XVIe-XXe siècle. Actes du colloque des 2, 3 et 4 décembre 1999 organisé par
l'université François Rabelais de Tours,Tours, Centre d'histoire de la ville moderne et
contemporaine/Publications de l'université François Rabelais, 2000, 505 p. BUL,
ZA P.50129.
COUDRY Jean-René, De la condition extraordinaire des petits distributeurs commerçants
depuis la guerre, Thèse de Droit, Paris, Rousseau, 1938, 324 p.
CROSSICK Geoffrey et HAUPT Heinz-Gerhard, Shopkeepers and Master artisans in 19thCentury Europe, 1984.
CROSSICK Geoffrey, « Petite bourgeoisie et histoire comparée », Bulletin du Centre Pierre
Léon d'histoire économique et sociale
, Lyon II, 1992, n°1, pp 13-25.
CROSSICK Geoffrey et HAUPT Heinz-Gerhard, The petite bourgeoisie in Europe (17801914): enterprise, family and independence, Routledge, 1995, 296 p. BUL, ZE 30957.
CURTIL Evariste, Des maisons françaises d’alimentation à succursales multiples , Thèse,
Université de Dijon, 1933.
DESAEGHER Caroline, De la boutique au supermarché : le commerce de détail en France
(1945-1990), Mémoire de maîtrise, Lille 3, 1992, 148 p. CRHENO, D 1992/14.
DESQUEYRAT André, Classes moyennes françaises, Paris, SPES, 1939, 254 p.
DUCLOS L., Des transformations du commerce de détail en France au XIXe siècle, Thèse de
Droit, Paris, Boyer, 1902, 161 p.
DUPLAT G., « L'action communale et les classes moyennes», Revue sociale catholique,
n°17, 1912-1913.
DURAND Georges, Le petit commerce et les sociétés coopératives de consommation, Thèse
de Droit, Dijon, 1901, 124 p.
FAURE Alain, « Note sur la petite entreprise en France au XIXe siècle. Représentation d'Etat
et réalités », Entreprises et entrepreneurs XIX-XXe siècles, Congrès de l'Association
française des Historiens Economistes, mars 1980, 1983, pp 199-228.
FUNCK-BRENTANO, « Les causes et les conséquences de l’aff aiblissement des classes
moyennes en France », La Réforme sociale, 16 octobre 1899.
GOYARD L., La Crise du petit commerce et le syndicalisme, 1911, 32 p. BNF, 8° R Pièce
12809.
GRESLE François, Indépendants et petits patrons: pérennité et transformations d'une classe
sociale, Thèse de Lettres, Paris V, 1980, 2 volumes. BUL, V 23213.
GUIBERT Albert, Les tendances modernes de la concurrence et le commerce de détail,
Thèse, Paris, Les presses modernes, 1931.
698
GUILLAUME Pierre (dir.), Regards sur les
classes moyennes, XIXe et XXe siècles,
Maison des sciences de l'homme d'Aquitaine, 1995, 172 p. BUL, 944.08 REG.
GUILLAUME Pierre (dir.), La professionnalisation des classes moyennes, Maison des
sciences de l'homme d'Aquitaine, 1996, 398 p. BUL, 305.55 PRO.
GUILLAUME Pierre (dir.), Histoire et historiographie des classes moyennes dans les
sociétés développées (Allemagne, Belgique, Italie, Espagne, GB, Québec), Maison des
sciences de l'homme d'Aquitaine, 1998, 218 p. BUL, V 33895.
GUILLAUME Sylvie, La Confédération générale des petites et moyennes entreprises : son
Histoire, son combat, un autre syndicalisme patronal (1944-1978), PU Bordeaux, 1987,
130 p.
GUILLAUME Sylvie, Les classes moyennes au cœur du politique sous la IVe République,
Centre aquitain de recherches en histoire contemporaine, 1997, 252 p. BUL, 944.082 GUI.
HAUPT H-G et VIGIER P. (dir.), « L'atelier et la boutique: étude sur la petite bourgeoisie au
XIXe siècle », Le Mouvement Social, n°108, juillet-septembre 1979. BUL, 064 769.
HAUPT H-G et VIGIER P. (dir.), « Petite entreprise et politique », Le Mouvement Social,
n°114, janvier-mars 1981. BUL, 064 769.
HAUPT H-G, « Les petits commerçants et la politique sociale: l'exemple de la loi sur le repos
hebdomadaire », Bulletin du Centre d'histoire de la France contemporaine
, n°8, 1987,
pp 7-34. BUL, PZE 25.
HERBEAU Patrick, Le monde du petit commerce de détail en France (1920-1960), Mémoire
de DEA, Lille III, 1994, 122 p. CRHENO, DEA 187.
HOFFMANN Stanley (dir.), Le mouvement Poujade, Colin, 1956, 417 p.
HUBERT-VALLEROUX M., « Les charges fiscales du petit commerce et de la petite
industrie », La réforme sociale, n°60, 1910, pp 369-377. BUL, 060 083.
JEANNENEY Jean-Marie, Les commerces de détail en Europe occidentale, A. Colin, 1954,
73 p.
KAPLAN Steven Laurence, Le meilleur pain du monde: les boulangers de Paris au XVIIIe,
Fayard, 1996, 766 p. BUL, 944.361 KAP.
LANNURIEN P., Cent ans de retard, les petites et moyennes entreprises, Paris, Denoël,
1968.
LAVAU Georges, GRUNBERG Gérard et MAYER Nonna (dir.), L'univers politique des
classes moyennes, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, 1983, 389 p.
BUL, V 23751.
LE BEGUEC Gilles, « Prélude à un syndicalisme bourgeois : l’association de défense des
classes moyennes », Vingtième Siècle, janvier-mars 1993, pp 93-104.
699
LEQUIN Yves (dir.), « Les ouvriers dans la
mars 1982. BUL, 064 769.
ville », Le Mouvement social, n°118, janvier-
LESCURE Michel, Les petites et moyennes entreprises industrielles dans la France des
années 1920, Thèse de doctorat, Paris X, 1992, 489 p.
MARTIN J-C, « La famille: mode d'être des petits bourgeois ruraux», 3e table ronde sur la
e
petite bourgeoisie dans l'Europe des XIX
et XXe siècles, Paris, 1981.
MARTIN SAINT-LEON Etienne, « Le problème des classes moyennes en France », Congrès
international des classes moyennes urbaines et rurales, Liège, 1905, Bruxelles, 1906.
MARTIN SAINT-LEON Etienne, « L'organ
isation corporative des classes moyennes », La
Réforme sociale, n°60, 1910, pp 203-212. BUL, 060 083.
MARTIN SAINT-LEON Etienne, Le petit commerce français, sa lutte pour la vie, Paris,
Gabalda et Cie, 1911, 289 p.
MAYER Nonna, La boutique contre la gauche, Presses de la Fondation Nationale des
Sciences Politiques, 1986, 346 p. BUL, ZE 31182.
MELUN O., L'ordre social et les classes moyennes
, Liège, 1933.
MEYNAUD Jean, « Un essai d'interprétation du mouvement Poujade», Revue de l'Institut de
Sociologie, Bruxelles, 1956, n°29. BUL, 063 601.
MOREL-JOURNAL H., « Le réveil des classes moyennes en France », Société d'économie
politique et d'économie sociale de Lyon,Compte-rendu analytique des séances de l'année
1910-1911, Lyon, 1911.
MOULIN L. et AERTS L., « Les classes moyennes. Essai de bibliographie critique d'une
définition », Revue d'histoire économique et sociale
, n°32, 1954. BUL, 062.166.
NORD Philip G., « Les commerçants et la politique en France (1882-1914) », Le mouvement
social, n°114, janvier-mars 1981, p 33-55. BUL, 064 769.
NORMAND Gilles, La guerre, le commerce français et les consommateurs, Perrin, 1917,
430 p.
PCF, Comment sauver le petit commerce et l’artisanat , meeting de la salle Wagram, mars
1945, Editions du PCF, 41 p.
PERON René, Les commerçants dans la ville : jeux et enjeux de la restructuration du
commerce urbain, IRESCO, 1988, 148 p.
PLANTEAU DU MAROUSSEM Pierre Robert, La petite industrie, 1896.
PROU Suzanne, La petite boutique, Mercure de France, 1973, 148 p. BUL, V 21190.
RUHLMANN Jean, L’identité et la défense des classes moyennes du Front Populaire à la
guerre, Thèse de Doctorat, IEP de Paris, 1994.
700
RUHLMANN Jean, Ni bourgeois ni
prolétaires : la défense des classes moyennes
en France au XXe siècle, Seuil, 2001, 462 p. BUL, 944.08 RUH.
RUHLMANN Jean, « Les notions de « classes moyennes » et de « peuple » dans l’Europe du
Nord-Ouest au cours de la première moitié du XXe siècle », in GUIGNET Philippe (dir.),
Le peuple des villes dans l’Europe du Nord-Ouest (fin du Moyen-Age-1945 ), CRHENO,
Lille III, 2003, volume I, pp 43-54.
SICK K-P, « Le concept de classes moyennes: notion sociologique ou slogan politique? »,
Vingtième siècle, n°37, 1993, pp 13-33. BUL, PZE 29.
SIMONET Fernand, Le petit commerce de détail. Sa lutte avec le grand commerce de détail,
Collection de l'Ecole des Sciences commerciales et économiques de l'Université de
Louvain, Paris, Librairie d'économie commerciale, 1938, 284 p. BNF, 4° R 4829.
SOUCHON, « La situation économique actuelle des petits et moyens industriels et
commerçants », La réforme sociale, n°60, 1910, pp 257-266. BUL, 060 083.
SOUILLAC Romain, Le mouvement Poujade, l’Etat et la nation (1953-1962 ), Thèse de
Doctorat, Paris IV, 2005.
TURMANN M., « Un aspect du problème des classes moyennes », La chronique sociale de
France, n°18, 1909.
VIGIER Philippe, Séminaire sur les problèmes de la petite entreprise, PV ronéo, 1974-1978.
VOUTERS H., Le petit commerce contre les grands magasins et les coopératives de
consommation, 1910.
e) L'artisanat
« Actes du colloque sur l'artisanat (Besançon, 10-12 juin 1960)», Annales littéraires de
l'Université de Besançon
, 1961, volume 45.
« VIIIe colloque d'histoire sur l'artisanat et l'apprentissage (Aix-en-Provence, 8-9 mai 1964)
»,
Annales de la Faculté d'Aix-en-Provence
, 1965.
BABEAU Albert, Les artisans et les domestiques d'autrefois
, 1886, 362 p. BUL, 85 540.
CHAUDIEU Georges, LOYER Pierre, MAYET J., DRIANT R., Le métier d'artisan
, PUF,
1941, 63 p. BML, 79390-24.
CHAUDIEU Georges, L'évolution de la notion d'artisan (1791-1942)
, Paillard, 1942.
CHAUDIEU Georges, L'artisanat, cet inconnu
, Paillard, 1943.
CHAUDIEU Georges, L'artisanat dans l'économie future
, Paillard, 1943.
CHAUDIEU Georges et alii, Communauté et artisanat, Librairie Médicis, 1944.
701
CHAUDIEU
Georges,
Les
métiers
d'appoint
, La Nouvelle Edition, 1945.
CHAUDIEU Georges, L'artisanat, producteur d'hommes et d'ouvrages de qualité
, Casterman,
1946.
CHAUDIEU Georges, Artisans et commerçants, GIEM, 1983.
CORONIO Guy, Commerce et artisanat, CRU, 207 p. BUL, L 20876.
DEBRE M., L'artisanat, classe sociale
, Dalloz, 1934.
FARR James Richard, Artisans in Europe (1300-1914), Cambridge University Press, 2000,
306 p. BUL, ZA 26268.
FRANCES Simone, Où va l'artisanat français? Enquête sur le mode de vie et l'idéologie des
artisans ébénistes de la Seine, CNRS, 1961, 131 p. BUL, 45569/10.
GOURDEN Jean-Michel, Gens de métier et sans-culottes: les artisans dans la Révolution,
Paris, Créaphis, 1988, 141 p.
GOURDEN Jean-Michel, Le peuple des ateliers: les artisans au XIXe siècle, Créaphis, 1992,
164 p. BUL, ZE 22670.
HAUSER Henri et SEE Henri, « Remarques sur les mots artisan, artisanat », Revue de
synthèse, décembre 1933.
HUMBERT Raymond, Le temps des artisans, 1980, 316 p. BUL, W 21229.
HUSSON F., Artisans et compagnons. Etude rétrospective sur les métiers, 1901.
JAEGER C., Artisanat et capitalisme. L'envers de la roue de l'histoire
, Payot, 1982.
MARCELIN P., « Souvenirs d'un passé artisanal», Les cahiers rationalistes, n°253, 1968,
pp 33-72.
MERGNAC Marie-Odile (dir.), Métiers d’autrefois , Archives et culture, 2003, 191 p.
METTON N., Brève histoire de l'artisanat en France 1925-1963
, Lyon, 1964, 20 p.
PARMENTIER André, Les métiers et leur histoire, Colin, 1908, 143 p. BNF, 8° Z 16795.
PERRIN Cédric, Les entreprises artisanales et la politique économique de l'Etat en France
(1938-1970), Thèse de Doctorat, Tours, 2001, 555 p.
PUECH Andrée, L’artisanat, son évolution, son organisation actuelle en France , Thèse de
Droit, Montpellier, 1929, 219 p.
ROBERT Jean, L'artisanat et le secteur des métiers dans la France contemporaine
, Colin,
1966, 211 p. BUL, 44140-392.
702
SAUPIN Guy « Les artisans dans les corps
politiques urbains en France sous l’Ancien
Régime », in Philippe GUIGNET (dir.), Le peuple des villes dans l’Europe du Nord-Ouest
(fin du Moyen Age–1945), CRHENO, Lille 3, 2003, volume II, pp 369-379.
SAUVANON Jeanine, Les métiers au Moyen Age : leurs « signatures » dans les vitraux,
cathédrale de Chartres, Houvet, 1993, 71 p. BNF, 8° V 107653.
SCALA-RIONDET Nathalie, « La formation, stratégie de survie dans la boulangerie
artisanale », Formation Emploi, n°90, 2005, pp 51-64. BUL, PV 95.
SEBILLOT Paul, Légendes et curiosités des métiers, Flammarion, 1894-95, Laffitte Reprints,
1981, 640 p. BML, 158 710.
WOLFF Philippe et MAURO Frédéric, Histoire générale du travail, tome 2 : L'âge de
e
l'artisanat (V
-XVIIIe siècles), Nouvelle Librairie de France, 1962. BUL, 909 HIS.
ZARCA Bernard, « La représentation des artisans dans la statistique officielle. Etude
historico-critique », Consommation, n°3, 1976.
ZARCA Bernard, L'artisanat français, du métier traditionnel au groupe social
, Economica,
1986, 290 p. BUL, L 25127.
ZDATNY Steven M., Les artisans en France au XXe siècle, Belin, 1999, 368 p.
3) OUVRAGES SUR LA VIANDE
a) Ouvrages généraux sur la boucherie
ABISOU Guy, De l’étable à l’étal : les conditions de travail dans la filière viande, ANACT,
1993, 170 p. BNF, 16° V 21724.
ARFEUILLERE Gilles, L'organisation des marchés de la viande et des producteurs laitiers
,
Cujas, 1964, 340 p. BUL, 460 553.
BARATON P., « Viande congelée, exploitation des frigorifiques », Revue de l’Intendance
militaire, 1923. BNF, 8° V 43657.
BARBERET Joseph, « Les bouchers », Le travail en France : monographies
professionnelles, Berger-Levrault, 1886, tome 1, pp 306-363. Musée social, 330 7V8.
BATAILLARD J., Histoire et législation de la boucherie et de la charcuterie, Besançon,
1869, 95 p. BNF, V 31575.
BAUDIER Marcel, Le commerce du bétail et de la viande en France, Thèse de droit, Paris,
1914, 331 p.
703
BELLEVILLE P., Vérités sur la viande,
BNF, 16° Z 10441 (2).
Société des éditions modernes, 1961, 144 p.
BERGASSE Alphonse, Recherches sur la consommation de la viande et du poisson depuis
1800, Rouen, 1852, 182 p. BNF, V 31939.
BLANCHARD Justin, La boucherie, le commerce des viandes (abattage, circulation, prix),
Degrives, 1955, 26 p. BNF, 4° F Pièce 2865. BHVP, 138 176.
BONNET Dominique, Les modes d'approvisionnement des boucheries traditionnelles
, Paris,
ACFCI, CECOD, 1993, 139 p. BNF, 4° R 23259.
BOUTISSEAU H., La viande du soldat et le commerce de la boucherie, Nogent le Roi,
Muelle, 1889, 16 p. BNF, Pièce Lf 214.98.
BOUTONNET Jean-Pierre et SIMIER Jean-Paul, Les viandes, Economica, 1995, 110 p.
BSG, 8° F Sup 33744. BNF, 16° R 37621 (2).
BREVOT G., « Le marché de la viande : ses anachronismes, vers une organisation
rationnelle », Techniques et sciences municipales, avril 1965, p 105. BA, 23753 IV 1965.
CARON Michel, Nouvelle législation du commerce de la viande, 1943, 72 p. BNF, 8° F 1663.
CHARTIER Marcel, Autour de l'étal: Textes choisis
, Peyronnet, 1958, 398 p. BNF,
16° R 8402.
CHAUDIEU Georges, L'évolution corporative de la boucherie
, Paris, Dunod, 1938, 139 p.
BNF, 16° R 44493.
CHAUDIEU Georges, Boucher qui es-tu? Où vas-tu?, La fabuleuse Histoire des bouchers,
Paris, Peyronnet, 1966, 411 p. BNF, 8° Ll5 32.
CHAUDIEU Georges, De la gigue d'ours au Hamburger: La curieuse histoire de la viande
,
Chennevières, La Corpo, 1980, 203 p. BNF, 8° R 88353.
CHAUVEAU Alain, Du pré à l’étal , 1989, 68 p. BNF, 4° S 10786.
CHIARA, « Le problème de la viande en France », Revue politique et parlementaire, mars
1954, p 257.
Conseil économique et social, Perspectives nouvelles pour la viande bovine et sa filière,
Journal Officiel, 1989, 163 p. BA, 35 603 (98).
CONTE Patrice et VALLET Christian, Les cahiers d'archéologie: le geste du boucher.
Découpe et consommation de la viande de la Préhistoire à nos jours, Limoges, ARCHEA,
1993, 48 p. ATP, 1°B Gom 188. BSG, 822 Sup 3358 (2) Rés.
COREY Lewis, La viande et l’homme : de l’expérience américaine aux besoins mondiaux ,
Editions ouvrières, 1961. Musée social, 40224 V 8°.
704
CREST (Du) Nicolas, La sélection des
fournisseurs de viande fraîche de boucherie
au sein du ministère de la Défense: contribution à la définition de critères hygiéniques,
Thèse de Médecine Vétérinaire, Paris XII Alfort, 1994.
DAFSA, L’industrie de la viande , SOFIAC, 1984, 169 p. BNF, 4° V 27264 (266).
DARENNE, Histoire des métiers de l'alimentation
, Meulan, 1904.
DEBESSAC André, Histoire de la corporation des métiers des viandes, Paris, Société
d'édition de publications corporatives, 1943, 147 p. BNF, 8° R 47911.
DELTEIL Gérard et LIEGEOIS Yonnel, Dossier viande: du trafic au meurtre, Messidor,
Editions sociales, 1988, 217 p. BSG, 8° F Sup 24348.
DESMAR et CHATELARD, Eléments documentaires sur la production et la consommation
de la viande en France, Paris, 1965, 60 p. BUL, 064 477 S 5.
DUJARDIN Jean-François, Contribution à l'étude de l'évolution des métiers de la viande en
France, Thèse de Médecine Vétérinaire dirigée par Jacques Rozier, Paris XII Alfort, 1990.
FOUQUET André, Le bas-étal, Thèse de médecine vétérinaire, Maisons-Alfort, 1935.
BNF, 8° Tk Alfort 982.
FOURICHON Jean-Pierre, La filière bovine, AGRA, 1986, 215 p. BNF, 4° S 8990 (6).
GASCAR Pierre, Les bouchers, Paris, Delpire, 1973, 201 p. BNF, 4° Z 7246 (1).
GIRARD Henry et ROUY Henri, Le bon herbager, Librairie agricole de la Maison Rustique,
1936, 376 p. BNF, 8° S 19883.
GIROU Raymond, La viande ovine en France, du consommateur au producteur, Thèse de 3e
cycle, Economie régionale et aménagement du territoire, Toulouse I, 1974. BUL,
50.444/1974/29.
GOIRAN Roselyne, Les métiers de la viande, étude d'ethnologie
, Paris, 1983.
GUESDON Jean-Claude, Parlons vaches, lait et viande en France: aspects économiques et
régionaux, L'Harmattan, Institut technique de l'élevage bovin, 1985, 146 p. BUL, L 23985.
HUNEBELLE D., « De l’étable à l’étal : l’univers aberrant de la viande », Réalités Féminaillustration, n°168, janvier 1960, p 42. BA, 21986 I 1960.
JAMMOT Max, Le commerce de détail de la viande, Axétudes, 2001, 59 p.
JARRY DE MANCY Adrien et LAS CASES Emmanuel, Travail, industrie, commerce:
Histoire générale des boulangers, pâtissiers, bouchers et charcutiers depuis les temps les
plus reculés, vers 1830. BNF, Z 282 (38).
JOIN-LAMBERT C., « Les bouchers et l'Etat», Economie et Humanisme, n°117, mars-avril
1959, p 30-40. BUL, 063 833.
705
LABEILLE A. P., Contribution à l'étude du marché de détail de la viande, Thèse de
médecine vétérinaire, Toulouse, Imprimerie Toulousaine, 1965, 76 p. BNF, 8° Tk Toulouse
1846.
LAURE L., La viande frigorifiée : sa valeur hygiénique et alimentaire, son industrie, son
commerce, son utilisation culinaire, Paris, Alcan, 1927, 120 p.
LE GUYADER Robert, Les industries de la viande et le commerce international, Thèse de
doctorat de Droit, Paris, 1942, 127 p.
LHUISSIER Anne, « Cuts and classification: The use of nomenclatures as a tool for the
reform of the meat trade in France, 1850-1880 », Food and Foodways, volume 10, n°4,
2002, pp 183-208.
LIVET Charles, « Histoire de la boucherie jusqu'en 1789», Le Moniteur Universel, 6-7-8
mars 1858.
LOUISON Jean-François, Le marché mondial de la viande bovine, Thèse de Droit, Toulouse,
1971, 116 p. BUL, 50 444/1971/19.
MARCHAL E., Notice sur la boucherie militaire de Verdun et guide pratique pour les achats
de bétail et l'inspection des viandes dans l'armée
(extrait de la Revue militaire universelle,
1e juin 1894), Paris, Lavauzelle, 1895. BNF, Lf 214 106.
MASSE Alfred, Le troupeau français et la guerre: viande indigène, viande importée, 1915,
382 p. BNF, 8° V 39047.
MATHIEU J., De l'évolution du marché de la viande depuis la période d'avant-guerre jusqu'à
nos jours, Paris, Vigot Frères, 1936.
MAZENC Lucien, Le marché de la viande bovine, Thèse de 3e cycle, Economie régionale et
aménagement du territoire, Toulouse I, 1972, 470 p. BUL, 50.444/1972/19.
Ministère de la Guerre, Service des subsistances militaires, Notice sur les viandes de
boucherie, 16 octobre 1897, Paris, Lavauzelle, 1915, 87 p. BNF, 8° V 38225.
MIRGUET P., Viandes et réalités économiques et politiques, Paris, Brunétoile, 1957.
NAGEL Kurt, SCHLIPF Benno, FRENTZ Jean-Claude, L’art et la viande , Paris, Erti, 1984,
166 p. Forney, 704.9 NAG.
OCDE, Le marché de la viande bovine et ses facteurs, 1967, 115 p. BUL, 41 896/42.
OCDE, Pour une filière viande bovine plus efficace, marchés et produits agricoles,
Symposium du 10 au 13 janvier 1977.
PAQUETTE Camille, Histoire de la boucherie, Paris, Imprimerie du Réveil économique,
1930, 172 p. ATP, 1°B GOM 110. CCIP, 883626.
PARMENTIER André, Les métiers et leur histoire: les bouchers... Colin, 1908, 143 p. BNF,
8° Z 16795.
706
PERIER DE FERAL Guy, L'importation des viandes frigorifiées en France pendant la
guerre, E. Sagot, 1922, 317 p. BA, 12410.
PRIOUX BARBE Sylvie, La boucherie artisanale: approche des divers aspects de la
profession, Doctorat d'Etat, Paris XIII Bobigny, 1984, 43 p. BNF, 4° THM 42305.
RACHLINE Michel, La Saga Olida : un art de vivre à la française, Albin Michel, 1991.
BNF, Fol l04-339.
ROCQUES X. « La viande », Moniteur de l'alimentation
, n°35, février 1890, pp 2-4.
BNF, Jo 30134.
ROUILLON-ROUILLEAU Gérald, Recherches sur le marché de la viande, Thèse de Droit,
Poitiers, 1959. BUL, 50 424/1959/1.
ROUX Jean-Charles, « La question des viandes », Revue politique et parlementaire, marsjuin 1896.
ROUY Henri, La viande, PUF, Que sais-je?, 1949, 128 p.
SALVETTI Françoise, Le Boucher, Berger-Levrault, 1980, 101 p.
SALVETTI Françoise, Rue des bouchers: les métiers de la viande à travers les ages, Hermé,
1986, 199 p. BNF, 4° G 5834.
SIMIER Jean-Paul, La production mondiale de viande, Solagral, 1993, 153 p.
BNF, 4° S 11428.
SOLTVER Dominique, La production de viande bovine, Ste-Gemmes-sur-Loire, Sciences et
Techniques agricoles, 1978, 312 p. BSG, 4° Col 1290 (5).
SOUFFLET Jean-François, Le fonctionnement du système viande bovine, Dijon, Ecole
Nationale Supérieure des Sciences Agronomiques Appliquées (ENSSAA), 1976, 92 p.
BNF, 4° LOS 87.
SOUFFLET Jean-François, Méthodologie de l’analyse des flux pour l’analyse d’un système
de production-transformation-distribution : le cas des bovins et de la viande bovine, Dijon,
ENSSAA, 1979, 166 p. BNF, 4° R 15571 (17).
SOUFFLET Jean-François, Forces et faiblesses de la filière viande bovine, Dijon, ENSSAA,
1982, 144 p. BNF, 4° R 15571.
THIEULIN, La Viande, Paris, La vie collective.
VEUVE J., Le boucher ambulant, Bâle, Société suisse des traditions populaires, vers 1970.
VIEREN Pierre Albert Joseph, Contribution à l'étude de la boucherie de détail
, Thèse de
médecine vétérinaire, Toulouse, 1968, 103 p. BNF, 8° Tk Toulouse 1972.
707
b) Les abattoirs
ABAD Reynald, « Les tueries à Paris sous l’Ancien Régime ou pourquoi la capitale n’a pas
été dotée d’abattoirs aux XVII e et XVIIIe siècles », Histoire, Economie et Société, 1998,
n°4, pp 649-676. BUL, PZA 233.
BOULANGER P., Vers la suppression des tueries particulières, Paris, Imprimerie de R.
Foulon, 1947.
BOURRIER Théodore, Les industries des abattoirs, J-B Baillière et fils, 1897, 356 p.
BNF, 8° V 26542. BA, 7583.
BRANTZ Dorothee, Slaughter in the City: The Establishment of Public Abattoirs in Paris
and Berlin, 1780-1914, Thèse de Doctorat, Université de Chicago, 2003.
BRIELS Bard, De Slachters van La Villette, een antisemitische knokploeg in het Parijs van
het Belle Epoque (Les bouchers de La Vilette, un groupe exécutant antisémite à Paris à la
Belle Epoque), Mémoire de maîtrise en histoire contemporaine, Université d’Amsterdam,
1988.
CASANOVA P. et MARRE F., Les parlementaires aux abattoirs, Paris, Ed. des Sciences
françaises, 1925.
DELAVIGNE Anne-Elène, MARTIN Anne-Marie, MAURY Corinne et MULLER Séverin,
« Images d'abattoir : la réalité crue ? Quelques pistes de réflexion sur le discours de l'image
ayant trait à la mise à mort des animaux », Ruralia, 2000, n°6.
DUTEL Philippe, La question des abattoirs, Lyon, 1887.
FOUCHER, Les abattoirs et la santé publique, Angers, 1902, 27 p
GLEIZE L., HERVE-GRUYER A., MULLER P., La Villette au XIXe siècle, Paris, Fondation
Maison des sciences de l'homme, 1984.
GRAVEREAU André, Chère Villette: Histoire d'un quartier de Paris
, Oberthur, 1977, 172 p.
BA, 41047.
GUIXOU-PAGES Jean, Chez les Gars de la Villette, Paris, Chammel, 1901, 253 p.
BNF, 8° Li5/449.
HADDAD Pierre, Les chevillards de la Villette. Naissance, Vie et Mort d'une corporation
(1829-1974), Thèse de Doctorat, Histoire, Paris X, 1995, 784 p.
LORET Nadine, Les femmes au marché aux bestiaux et aux abattoirs, 1985.
MULLER Séverin, Sociologie du risque sanitaire dans les abattoirs : des établissements
municipaux aux sites industriels de 1869 à 2000, Thèse de doctorat en sociologie, Paris
VIII, 2001, 515 p.
708
MULLER Séverin, « Visites à l’abattoir : la
2002, pp 89-109. BUL, PR 385.
mise en scène du travail », Genèses, n°49,
PONTHIEU Gérard et PHILIPP Elisabeth, La Villette, les années 1930: un certain âge d'or
,
Editions Atlas, 1987, 144 p. BNF, 4° Li2 470 (1).
POUILLAUDE Stéphanie et BARDON Marie-Thérèse, L’abattage rituel en France , Thèse
de médecine vétérinaire, Toulouse 3, 1992.
ROUQUET Auguste, La Villette: Vie d'un quartier de Paris
, Paris, Editions du Cygne, 1930.
SALLIERE A., Histoire, organisation et avenir de l'abattoir français
, Lyon, Bosc Frères,
1933.
TALMEYR Maurice, Tableaux du temps passé: la cité du sang, Perrin, 1901, 288 p.
BUL, 89026.
THOMAS Ernest, Le marché aux bestiaux de la Villette et les abattoirs de la ville de Paris,
Paris, La Maison Rustique, 1873, 430 p. BNF, 8° Z LeSenne 3936. BA, 2145.
TOUPNOT A., Traité pratique de construction des abattoirs, Paris, Librairie de la
construction moderne, vers 1920.
TRASBOT, « Les abattoirs particuliers de la banlieue de Paris », Annales d’Hygiène Publique
et de Médecine Légale, 1883, tome IX, p 500.
VIALLES Noélie, Le sang et la chair: les abattoirs des pays de l'Adour
, Thèse d'ethnologie,
Maison des sciences de l'Homme, 1987, 160 p.
VINCENT Jean-Christophe, « La mise à mort des animaux de boucherie : un révélateur des
sensibilités à l’égard des bêtes à l’époque contemporaine », Cahiers d’Histoire , tome 42,
1997, n°3-4, pp 613-638.
VINCENT Jean-Christophe, « L’abattage des animaux d’élevage : in-montrable ? A propos
des rencontres de Rambouillet », Ruralia, 2000, n°6.
c) Réglementation du commerce de la viande. Fraudes alimentaires
Mystères et friponneries du commerce ou les marchands voleurs démasqués, Marpon, 1861,
16°. BHVP, 19 200.
Formules pour servir à l'établissement de la taxe des viandes de boucherie
, Toulouse,
Douladoure, 24 p. APP, DB 403.
« Le contrôle sanitaire des viandes dans le département de la Seine », La vie judiciaire, 10-15
août 1964, p 8.
ASTRUC Charles, Essai sur la législation administrative, pénale et civile des ventes
d'animaux domestiques de boucherie
, Thèse de Droit, Lyon, 1938, 192 p. BNF, 8° F 40091.
709
BAILLET Louis René, Traité de l'inspection des viandes de boucherie considérées dans
ses rapports avec la zootechnie, la médecine vétérinaire et l'hygiène publique
, Paris, P.
Asselin, 1880, 700 p. BNF, Tc 40 110 A. BA, 9524.
BAILLET Louis, La statistique et l'inspection des viandes de boucherie
, Paris, 1886.
BNF, Tc40 147.
BIGWOOD Edouard (dir.), Objectifs et principes fondamentaux d'un droit comparé de
l'alimentation
, Bruxelles, Centre de recherches sur le droit de l'alimentation, 4 volumes,
1967-1971. BUL, 142 158.
CLEMENT Alain, « La spécificité du fait alimentaire dans la théorie économique. Les
fondements historiques et les enjeux », Ruralia, 2000, n°7.
DENIS Marcel, Comment le boucher peut se défendre contre le fisc, Nice, Le Détaillant,
1933, 247 p. BNF, 8° V 50933.
DIENG François, De la police sanitaire de la viande à Paris sous l'Ancien Régime
, Thèse de
Droit, Paris, 1946, 88 p.
FARAL R., L'inspection des viandes au cours des âges
, 1944.
GUILBERT Françoise, Le pouvoir sanitaire : essai sur la normalisation hygiénique, Thèse de
Droit, Université de Strasbourg 3, 1992.
KESTENS Carl, L’alimentation et le droit : introduction historique et juridique au droit de
l’ alimentation, Bruges, La Charte, 1990, 226 p.
LINON G., Précis de droit relatif aux animaux domestiques, aux viandes et produits d'origine
animale, Sirey, 1951, 744 p. BA, 22 733.
MANDEREAU, « Projet d'organisation d'un service d'inspection des viandes de boucherie
pour toute la France », Journal de médecine vétérinaire et de zootechnie, Lyon, 1886,
p 626.
MARTEL Henri, L'examen des viandes: guide élémentaire à l'usage de toutes les personnes
qui ont à reconnaître et à apprécier les viandes, Dunod et Pinet, 1909, 243 p. ADP,
9 Cb 54.
MARTEL Henri, L'industrie de l'équarissage. Traitement rationnel des cadavres d'animaux,
des viandes saisies, des déchets de boucherie, etc..., Dunod et Pinet, 1912, 374 p. ADP,
9 Cb 53.
MARTEL Henri, Les viandes (qualités et catégories), Paris, Editions Lajeunesse, 1937.
Ministère de l'agriculture, Service vétérinaire,Marque par qualité des viandes de boucherie et
de charcuterie, 1961, 17 p. BA, Br 1745.
MONNER Raoul, Le commerce et l'inspection des viandes sous l'Ancien Régime
, Lyon, Bosc
Frères, 1941.
710
OSTAN
Sandrine,
Le
droit
de l’alimentation : entre sécurité et loi du
marché, Thèse de Droit public, Nice, 2004, 454 p.
PALLU R., Réglementation et usages en charcuterie.
PIETTRE Maurice, Inspection des viandes et des aliments d'origine carnée, Paris, 1953.
PION E., « Communication sur l'inspection des viandes faite à la So
ciété française d'hygiène
le 13 mai 1892 », Journal d'hygiène
, n°827, 28 juillet 1892, p 357.
POHER Ernest et RAZOUS Paul, Les déchets et sous-produits d'abattoirs, de boucherie et de
fabriques de conserves de viande (utilisation, désinfection), Paris, Société d'édition
technique, 1908, 103 p. BNF, 8° V 33005. ADP, 4 Db 154.
POULAIN Bernard, L’insécurité alimentaire , Maé-Erti éditeurs, 2003, 256 p.
RENAUD Fr., Réglementation du commerce de la boucherie, 1863.
RENNES Jacques, Inspection des viandes de boucherie, 1921-1926.
ROUSSEAU Michel Les fraudes dans les aliments de l’homme , Vigot, 1955, 68 p.
ROUSSEAU Michel, « Les principaux types de fraudes alimentaires », Technique-ArtScience, octobre 1955, pp 13-15.
ROUSSEAU Michel, « Les fraudes, l’administrat ion et les vétérinaires », Bulletin de
l’académie vétérinaire de France , 1981, n°54, pp 409-414.
STANZIANI Alessandro, Fraudes et falsifications alimentaires en France au XIXe siècle.
Normes et qualités dans une économie de marché, Thèse pour l’habilitation à diriger des
recherches, Lille 3, 2003, 425 p.
STANZIANI Alessandro (dir.), La qualité des produits en France, XVIIIe-XXe, Belin, 2003,
344 p.
TACKELS, Salubrité publique: des abattoirs, des halles et des marchés de Paris comparés à
ceux de Londres, Bruxelles, 1880. BNF, Tc40/137.
TUBUL Maurice, L'hygiène dans les métiers de la distribution de la viande
, Thèse de
médecine vétérinaire, Toulouse III, 1990.
VILLAIN Louis, Les animaux de boucherie du marché de Paris et les viandes insalubres,
1883, 262 p. BNF, 8° Tc52/71.
VILLAIN Louis, Manuel de l'inspecteur des viandes
, 1886, 431 p. BA, 4073.
VILLAIN Louis, La viande saine: moyens de la reconnaître et de l'apprécier
, G. Carré, 1892,
134 p. BA, 5739.
VINCENT Pierre-Marie, Le droit de l’alimentation , PUF, 1996, 127 p.
711
d) Prix de la viande. Vie chère
ACONIN Maurice, Le prix des objets de première nécessité depuis cinquante ans, Thèse de
Droit, Paris, Larose, 1912.
AL HAMCHARI-VIGNAUD Marie-Claude, « Le maximum du prix du bétail », in Etat,
finances et économie pendant la Révolution française (colloque de Bercy 12-14 octobre
1989), Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 1991, pp 487-493.
BUL, ZE 26916.
AUDIGANNE A., La crise de subsistances et la cherté des vivres, Douniol, vers 1870, 28 p.
BAILLET Louis René, Étude sur la cherté progressive de la viande de boucherie, Paris,
Asselin, 1880, 44 p. BNF, 8° V Pièce 3179.
BIENAYME Gustave, Le coût de la vie à Paris à diverses époques, Nancy, 1896, 41 p
(extrait du Journal de la Société statistique de Paris, 1903). BNF, 8° Z Le Senne 12890.
BHVP, 32 357.
BIOLLAY Léon, Etudes économiques sur le XVIIIe : les prix en 1790, Guillaumin, 1886,
547 p. BHVP, 8° 26136.
BREVANS (De) J., Le pain et la viande, J-B Baillière, 1892, 360 p. BNF, 8° V 24054.
BRUNEAU Louis, « La cherté de la viande et ses causes », La Grande revue. Pages libres,
octobre 1911, p 609 et p 621. APP, DB 400. BUL, 063 845.
CAMBAZARD Bernard-Etienne, La vie chère et le commerce de la viande de boucherie,
Thèse de doctorat en sciences économiques, Dijon, Faculté de Droit, 1933, 317 p. BNF,
8° F 36661.
CHABERT Alexandre, Essai sur le mouvement des prix en France de 1798 à 1820, Thèse,
Paris, 1945. BUL, 55417/1945/2 U.
CORNEVIN Charles, La question du prix de la viande, Lyon, Mougin-Rusan, 1880.
DODY D., De l'influence de la variation des prix sur la consommation
, Thèse de Droit,
Langres, 1928, 200 p. BNF, 8° F 33060.
DUBOIS Paul, Le mystère de la vie chère, tome VI: la boucherie, Cahors, 1934. BNF,
4° V 12577 (6).
FOURASTIE Jean (dir.), Documents pour l’élaboration d’indices du coût de la vie en France
de 1910 à 1965, A. Colin, 1970.
HALBWACHS Maurice, « Budgets de familles », Revue de Paris, 1er juillet 1908.
712
HALBWACHS Maurice, « Revenus et
dépenses de ménages de travailleurs. Une
enquête officielle d’avant-guerre », Revue d’Economie politique , janvier-février 1921.
BUL, PL 258.
LEVASSEUR Emile, « La dépense-nourriture dans les budgets ouvriers », Revue de la
Société d’Hygiène alimentaire , 1904, p 289.
LEVASSEUR Emile, « Le coût de la vie. Influence du revenu sur le coût de la vie », Revue de
la Société d’Hygiène alimentaire, 1908, p 221.
LEVASSEUR Emile, « Le coût de la vie, suite de l’enquête sur le prix des denrées
alimentaires dans 70 lycées et les périodes de l’histoire des prix en France », Revue
Economique Internationale, novembre 1910. BUL, 062.090.
MATHIEZ Albert, « La carte de viande en l'an II», Annales révolutionnaires, tome 9, 1917,
pp 691-693. BHVP, Per 8° 1026. BUL, 062 254.
MATHIEZ Albert, La vie chère et le mouvement social sous la Terreur, Payot, 1927, 620 p.
BUL, 112 471.
MENNESSON Félix, De la cherté des subsistances et de la viande en particulier,
Guillaumin, 1860, 97 p. BNF, R 43608.
MERAUD J. (dir.), L'évolution du prix des viandes depuis 15 ans
, La Documentation
Française, 1977, 207 p. BA, 37849 (39/40)
MIRGUET Paul, Viande et réalités économiques et politiques, Brunétoile, 1957, 102 p.
BA, 27 576. ADP, 8 Eb 56.
Office interprofessionnel de la distribution, Les commerçants sont-ils responsables de la vie
chère?, 1946, 41 p. ADSS, 46 J 35.
PORTE Marcel, Budgets de familles et consommations privées, Grenoble, Allier, 1903.
ROUX Pierre-Jean-Barthélemy, Etude sur le rôle des municipalités dans la lutte contre la
cherté de la viande, Rennes, 1929. BNF, 8° TK Alfort 552.
ROYER Charles-Edouard, Essai sur les causes réelles de la cherté de la viande à Paris, et
des réclamations qu'elle a fait naître
, 1840, 16 p. BNF, RP 6127.
SINGER-KEREL Jeanne, Le coût de la vie à Paris de 1840 à 1954, A. Colin, 1961, 560 p.
VINCEY Paul, Le prix de la viande à Paris, Paris, Imprimeries réunies, 1912, 151 p.
APP, DB 400. BA, 27482.
713
e) Histoire de l'alimentation
« Histoire de l'alimentation», Annales ESC, mai-juin 1961, pp 545-977.
« L'alimentation et ses problèmes», Actes du 93e Congrès national des Sociétés Savantes,
Tours, 1968, Bulletin Philologique et Historique du comité des Travaux Historiques et
scientifiques, Paris, 1971, 472 p.
« Histoire de la consommation », Annales ESC, mars-juin 1975.
« La nourriture », Communications, n°31, 1979.
« Alimentation et cuisine », XVIIIe siècle, n°15, 1983.
« L'approvisionnement des villes de l'Europe occidentale au Moyen-Age et aux Temps
Modernes », Colloque Flaran, n°5, 1983, Auch, 1985, 276 p.
Approvisionnement, commerce, consommation, pratiques, Actes du colloque sur la
distribution alimentaire, 1991, Québec, Musée de la Civilisation, 1993, 272 p.
« La sécurité alimentaire : entre santé et marché », Revue d’Histoire moderne et
contemporaine, juillet-septembre 2004, tome 51, n°3.
ARON Jean-Paul, Le mangeur du XIXe siècle, Robert Laffont, 1973, 368 p.
AYMARD Maurice, « Pour l'histoire de l'alimentation: quelques remarques de méthode
»,
e
Annales ESC, 30 année, mars-juin 1975, pp 431-445.
BLOND Georges et Germaine, Histoire pittoresque de notre alimentation, Paris, Arthème
Fayard, 1960, 564 p.
BONNAIN-MOERDIJK R., « L’alimentation paysanne en France entre 1850 et 1936 »,
Etudes rurales, n°58, avril-juin 1975, pp 29-49.
BRAUDEL Fernand, Civilisation matérielle, économie et capitalisme (XV-XVIIIe siècle),
tome I: Les structures du quotidien, Paris, Armand Colin, 1979, 736 p.
BRUEGEL Martin et LAURIOUX Bruno (dir.), Histoire et identités alimentaires en Europe,
Hachette, 2002, 280 p.
CEPEDE Michel, Agriculture et alimentation en France durant la Seconde Guerre Mondiale,
Génin, 1961, 509 p.
COBB Richard, « Le ravitaillement des villes sous la Terreur: la question des arrivages
(septembre 1793-germinal an II) », Bulletin de la Société d'histoire moderne
, avril-juin
1954.
714
COBB Richard, Terreur et subsistances
p. BUL, 128 569.
(1793-1795), Librairie Clavreuil, 1965, 396
DRIEUX H., FERRANDO R., JACQUOT R., Caractéristiques alimentaires de la viande de
boucherie, Paris, 1962.
DROUARD Alain, Les Français à table : alimentation, cuisine et gastronomie du Moyen Age
à nos jours, Ellipses, 2004.
FARB Peter et ARMELAGOS George, Anthropologie des coutumes alimentaires, Denoël,
1985, 267 p.
FERRIERES Madeleine, Histoire des peurs alimentaires du Moyen Age à l’aube du XX e
siècle, Seuil, 2002, 473 p.
FLANDRIN Jean-Louis, « Diversité des goûts et pratiques alimentaires en Europe XVIeXVIIIe », Revue d'Histoire moderne et contemporaine
, tome XXX, janvier-mars 1983, pp
66-83.
FLANDRIN Jean-Louis, « Le goût et la nécessité: réflexions sur l'usage des graisses adns les
e
cuisines de l'Europe occidentale (XIV-XVIII
) », Annales ESC, tome XXXVIII, 1983,
pp 369-401.
FLANDRIN Jean-Louis et MONTARANI Massimo (dir.), Histoire de l'alimentation
, Fayard,
1996, 915 p.
GRENIER Jean-Yves, « Consommation et marché au XVIIIe siècle », Histoire et mesure,
tome X, 1995, n°3-4, pp 371-380.
GRIGNON Claude et Christiane, « Styles d'al