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Université Charles de Gaulle - Lille 3 Faculté de Sciences Humaines, Lettres et Arts Ecole Doctorale TESOLAC LIBERALISME ET CORPORATISME CHEZ LES BOUCHERS PARISIENS (1776-1944) Thèse pour l’obtention du grade de Docteur en Histoire de l’Université de Lille 3, présentée et soutenue le 3 décembre 2005 par SYLVAIN LETEUX Sous la direction de Jean-Pierre HIRSCH Jury : M. Jean-François CHANET, professeur à l’Université de Lille 3 M. Jean-François ECK, professeur à l’Université de Lille 3 M. Jean-Pierre HIRSCH, professeur émérite à l’Université de Lille 3 M. Jean-Pierre LE CROM, directeur de recherche au CNRS à Nantes M. Philippe MINARD, professeur à l’Université de Paris 8 M. Jean-Louis ROBERT, professeur émérite à l’Université de Paris 1 2 SOMMAIRE Introduction _________________________________________________________3 Remerciements ______________________________________________________18 Abréviations et sigles _________________________________________________19 Première partie : La Boucherie parisienne face aux premières tentatives libérales (1776-1811) _______________________________________________________________20 Chapitre premier : La Boucherie parisienne sous l’Ancien Régime : comment défendre ses privilèges ? ________________________________________________________ 21 Chapitre 2 : Comment la Boucherie de Paris traverse-t-elle la Révolution ? ______ 104 Deuxième partie : La Boucherie parisienne au temps du privilège (1811-1858) _147 Chapitre 3 : Les grands cadres du marché de la viande à Paris (1811-1858) ______ 148 Chapitre 4 : Le délitement progressif du monopole des bouchers (1811-1858) ____ 198 Troisième partie : La Boucherie parisienne à l’heure libérale (1858-1944)_____311 Chapitre 5 : Les grands cadres du commerce de La viande à Paris après 1858____ 312 Chapitre 6 : L’organisation de la profession entre 1858 et 1914 ________________ 374 Chapitre 7 : Les luttes des patrons bouchers entre 1870 et 1914 : la nostalgie d’un État qui protégeait le métier ________________________________________________________ 459 Chapitre 8 : La Boucherie parisienne de 1918 à 1944_________________________ 560 Conclusion ________________________________________________________671 Bibliographie_______________________________________________________680 Sources ___________________________________________________________741 Annexes ___________________________________________________________793 Table des Tableaux __________________________________________________839 Table des Annexes___________________________________________________840 Table des Matières __________________________________________________841 3 INTRODUCTION Deux raisons m’ont amené à m’intéresser aux bouchers français : les résultats de mes recherches généalogiques dans le cadre de ma maîtrise et la crise de la « vache folle » qui a touché la France en 19961. Au cours de mes recherches généalogiques, je me suis rendu compte que certains métiers présentaient une forte endogamie socio-professionnelle2. De la fin du XVIIIe siècle au milieu du XXe, je pouvais suivre dans diverses régions (Mayenne, banlieue Sud de Paris) de longs lignages familiaux de bouchers qui se transmettaient le métier de père en fils3. Une première question surgit : pourquoi cette profession semble plus fortement endogame que d’autres ? Si l’on articule cette interrogation avec la crise sanitaire de l’encéphalopathie spongiforme bovine (ESB) qui frappe l’opinion publique en 1996, remettant au goût du jour le vieux débat sur la sécurité alimentaire et sur le rôle qu’il faut réserver à l’Etat dans la régulation économique, on comprend mieux pourquoi en 1997, je décide de déposer, en accord avec mon directeur, Jean-Pierre Hirsch, un sujet de thèse portant sur les bouchers français combinant une appproche sociale et une curiosité institutionnelle. Dans mon DEA, soutenu en juin 1997, je souhaitais établir une comparaison entre les bouchers lillois et parisiens4. Mes préoccupations ont évolué. Je n’ai retenu que le cas parisien car les débats portant sur la nécessité d’encadrer ou non le commerce de la viande à Paris ont eu des retentissements au niveau national et les choix réglementaires retenus pour la capitale ont bien souvent servi de modèle pour le reste de la nation. Par ailleurs, la boucherie parisienne – ce qui n’est pas le cas pour la boucherie flamande 5 – avait déjà fait l’objet de nombreuses études qui, en dépit du volume plus impressionnant de la masse documentaire, simplifiaient largement ma démarche, m’évitant de devoir progresser en terrain vierge. La crise de la vache folle m’a permis d’affiner ma problématique. Le monde de la viande est vaste et les approches peuvent être très variées. J’ai volontairement écarté un certain nombre de questions fort intéressantes mais qui auraient nécessité des développements souvent trop longs : la consommation carnée, l’hippophagie, les boucheries confessionnelles… De manière générale, tous les aspects symboliques de la viande, chers aux anthropologues, ont été écartés par souci d’efficacité. Comme les crises sanitaires précédentes – je pense notamment à l’interdiction de l’importation des porcs américains en 1878 à cause d’une épidémie de trichinose ou de l’interdiction des moutons allemands en 1889 sous prétexte de tuberculose6 –, la crise de la vache folle réactive nos peurs alimentaires ancestrales 1 Philippe DUNETON et Martin HIRSCH (dir.), L’affolante histoire de la vache folle, Balland, 1996, 240 p. 2 Sylvain LETEUX, Le poids de la famille dans l’évolution de la société française (XIXe-XXe siècles) : aspects sociaux, professionnels et géographiques, Mémoire de maîtrise, Lille 3, 1995, 145 p. 3 Les résultats de l’enquête TRA ne sont pas absents de mon intérêt pour la transmission familiale des métiers. Jacques DUPAQUIER et Denis KESSLER (dir.), La société française au XIXe siècle : tradition, transition, transformations, Fayard, 1992, 529 p. 4 Sylvain LETEUX, Le milieu social des bouchers à Lille et à Paris de la fin du XVIIIe au milieu du XXe siècle, Mémoire de DEA, Lille 3, 1997, 247 p. 5 Il existe tout de même des études sur la boucherie lilloise, notamment celle de Sylvie CAILLE-BELVAL, Les , Thèse de Droit, Lille, 1957, 359 p. bouchers à Lille sous l'Ancien Régime: organisation juridique et sociale 6 Dans sa thèse, Stanziani retrace très bien les manipulations médiatiques et politiques des protectionnistes lors de l’épidémie de trichinose en 1878. Alessandro STANZIANI, Fraudes et falsifications alimentaires en France au XIXe siècle. Normes et qualité dans une économie de marché, Thèse pour l’habilitation à diriger des 4 et nous oblige à trouver un nouvel équilibre dans le fragile contrat qui s’est établi au cours des siècles entre le fournisseur de viande, le consommateur et l’autorité chargée de veiller à la bonne marche de l’échange 7. Selon les lieux et les époques, le fournisseur de viande peut être un éleveur, un marchand de bestiaux, un chevillard, un marchand ambulant. Le consommateur peut être un particulier mais aussi une collectivité (hôtel particulier, restaurant, hôpital, caserne, etc.). L’autorité régulatrice peut être l’Etat (monarchique ou républicain) ou une autorité locale (préfet, maire). Pour éclairer le lecteur, précisons tout de suite que je centre mon propos sur un fournisseur précis, le boucher détaillant vendant de la viande au public. De même, la figure essentielle du consommateur que je retiens est le ménage particulier urbain, ne pratiquant pas l’autoconsommation (contrairement aux ruraux). Les acheteurs de viande en grosse quantité (collectivités publiques ou privées) seront parfois évoqués, mais de façon marginale – je pense par exemple à la création de la Boucherie centrale des Hôpitaux de Paris en 1849 ou aux débats autour des boucheries militaires dans les années 1890. Quant aux autorités régulatrices, la principale est le pouvoir central, surtout dans le cas de Paris, ville soumise à l’autorité directe du gouvernement car toute émeute dans la capitale peut entraîner la chute du régime – le XIXe siècle l’a abondamment démontré. Le triangle fournisseur-consommateur-surveillant est donc au cœur de mon sujet. Notons que ce champ d’interrogation pourrait s’appliquer à n’importe quelle activité, la production textile comme la création littéraire. C’est l’objet « viande » que j’ai choisi. Il faut d’ailleurs préciser « viande de boucherie » (bœuf, veau, mouton), la charcuterie, la triperie ou le gibier constituant pendant longtemps des activités nettement séparées de la boucherie. Cette marchandise présente des particularités propres à toutes les denrées alimentaires, mais particulièrement sensibles en ce qui concerne la viande. Tout aliment se doit d’être sain, ou du moins inoffensif. Si la plupart des denrées alimentaires peuvent être transformées pour être conservées (séchage, salaison, cuisson, vinification, pasteurisation, etc.), la viande de boucherie fraîche – tout comme le pain blanc frais – constitue un aliment rare, précieux et recherché. Par ailleurs, les fraudes sont faciles en boucherie : faire passer de la vache pour du bœuf ou du gîte pour du flanchet n’est pas difficile. Enfin, autant les céréales constituent des bases alimentaires à fort rendement donc à bas prix, autant la viande de boucherie (contrairement au porc ou à la volaille) suppose un système d’élevage complexe, à long terme, qui nécessite une mobilisation longue de capitaux. Ainsi, de tout temps, la viande de boucherie demeure chère et constitue donc un marqueur social, un objet de désir pour la majorité de la population. Ces considérations posées, on imagine bien pourquoi l’intervention de l’Etat a toujours été nécessaire pour réglementer la filière viande, depuis l’élevage jusqu’à la fixation du prix de vente au détail. Il s’agit là d’une constante pluri-séculaire : la monarchie d’Ancien Régime fixait déjà des règles strictes pour le commerce des bestiaux, l’abattage des bêtes, le prix de la viande. Les gouvernements actuels font respecter des quotas d’élevage, des normes d’hygiène et limitent la hausse des prix des biens usuels. La police de l’annone existait déjà sous l’Empire romain. La viande est une marchandise sensible. Les rapports entre fournisseur et consommateur nécessitent la médiation des autorités publiques. Sur quelles bases doit recherches, Lille III, 2003, p 181-208. Sur la crise des moutons allemands en 1889, je renvoie à Pierre HADDAD, Les chevillards de la Villette, Thèse de Doctorat, Paris X, 1995, p 135. 7 Sur les fraudes aux périodes médiévales et modernes, je renvoie à Madeleine FERRIERES, Histoire des peurs alimentaires du Moyen Age à l’aube du XX e siècle, Seuil, 2002, 473 p. Pour une réflexion générale sur les risques (alimentaires et autres), je renvoie à Francis CHATEAURAYNAUD et Didier TORNY, Les sombres précurseurs : une sociologie pragmatique de l’alerte et du risque, EHESS, 1999, 476 p. 5 s’organiser l’intervention de l’Etat ? Deux visions antagonistes s’opposent : le libéralisme ou la réglementation. Ce vieux débat n’est toujours pas tranché parmi les économistes. D’Adam Smith à John Keynes, l’éventail des solutions possibles est tout aussi vaste que les expériences qui ont été tentées pour concilier à la fois les attentes des marchands (le profit) et des consommateurs (la sécurité alimentaire et le « juste prix »). Pour entrer dans ce débat, les sociologues adoptent le plus souvent le point de vue des consommateurs, dans la lignée de Maurice Halbwachs par exemple, qui étudie en 1912 les consommations populaires8. Les économistes se situent en général du point de vue de l’Etat, pour déterminer quelle politique doit être appliquée. J’ai choisi de me placer dans l’optique des bouchers, du point de vue du fournisseur de viande et de voir ses réactions face aux attaques des consommateurs et de l’autorité régulatrice. Cette optique particulière, qui n’est pas la démarche généralement adoptée, permet sans doute d’être plus indulgent avec les bouchers que de coutume. Il faut bien avouer que la plupart des auteurs qui évoquent le monde de la boucherie le font souvent en des termes peu flatteurs et l’image renvoyée par les bouchers est globalement plutôt négative. Homme violent, brutal, âpre au gain, au teint rougeaud et au ventre rebondi : la figure du boucher n’est guère avenante à travers la littérature ou l’imagerie populaire. Les caricatures de Daumier insistent lourdement sur le caractère fraudeur et voleur du boucher9. De la légende du bon Saint-Nicolas au film Delicatessen, l’ombre du boucher assassin et anthropophage plane sur la profession, trace de cette peur diffuse qui subsiste chez tout consommateur carnivore qui viendrait à s’interroger sur la provenance précise de la chair qu’il dévore 10. Par ailleurs, le boucher possède et sait manier les couteaux : sa participation aux conflits civils est redoutée, tant lors de la révolte des Maillotins (1382), de l’insurrection cabochienne (1413), de l’agitation ligueuse (XVI e siècle), de la Révolution française (avec le fameux boucher Legendre), des émeutes antisémites (1898) ou du poujadisme (1956). En gardant en tête le fait que j’ai commencé mon étude en reconstituant des lignages familiaux de bouchers, il m’a été sans doute plus aisé de me placer dans la peau des bouchers et d’adopter leur point de vue. Il est facile de critiquer les travers des commerçants quand on se place uniquement du point de vue du consommateur. Mais on ne peut nier que les bouchers rendent un service – en découpant la viande – et que cette activité mérite salaire. Jusqu’à la création des abattoirs modernes (1810 à Paris), qui cachent la saignée des bestiaux derrière des murs, il ne faut pas oublier que la mise à mort se fait en bordure de l’espace public, à la vue de tous les passants – cette situation se prolonge longtemps en province, surtout en campagne. En 1788, Louis-Sébastien Mercier nous rappelle qu’à Paris, autour de la Grande Boucherie, « le sang ruisselle dans les rues ; il se caille sous vos pieds, et vos souliers en sont rougis11 ». Au lieu de pester contre les multiples nuisances provoquées par les tueries, le consommateur devrait remercier le boucher de se livrer à une activité désagréable mais pourtant nécessaire pour se procurer des protéines animales. Tel le bourreau, le boucher est 8 Je renvoie notamment à Anne LHUISSIER, Réforme sociale et alimentation populaire (1850-1914) : pour une sociologie des pratiques alimentaires, Thèse de sociologie, EHESS, 2002, pp 11-26. 9 On trouve des gravures de Daumier dans l’article de Jean-Philippe CHIMOT, « Daumier et le Ventre de Paris », in Jean-Louis ROBERT et Myriam TSIKOUNAS (dir.), Les Halles : images d’un quartier , Publications de la Sorbonne, 2004, pp 51-66. 10 Pour une analyse complète de la légende de Saint-Nicolas, je renvoie à Colette MECHIN, Saint Nicolas, Berger-Levrault, 1979, 174 p. Au cinéma, on trouve des bouchers anthropophages dans Delicatessen de Marc Caro et Jean-Pierre Jeunet (1991) et dans un film danois d’Anders Thomas Jensen, Les bouchers verts (2004). Jean Yanne incarne un boucher assassin dans Le Boucher de Claude Chabrol (1969). 11 Louis-Sébastien MERCIER, Tableau de Paris, Slatkine Reprints, tome I, p 112. 6 utile à la société et pourtant ses concitoyens lui font chèrement payer l’activité qu’il pratique. Les occidentaux ne réservent pas aux bouchers le statut dégradant qui est le leur en Inde, mais l’image négative persistante des bouchers sera évoquée, au XVIII e comme au XIXe siècle. Sans doute en réaction à l’ostracisme dont ils sont victimes et aux nombreuses plaintes formulées à leur encontre, les bouchers développent dès le Moyen Age une forte solidarité corporative et une remarquable endogamie. L’organisation héréditaire de la profession existait déjà dans l’Antiquité romaine. Je ne sais pas à partir de quel moment le repli – géographique et familial – a été volontaire et non plus imposé par les autorités. De façon insensible semblet-il, on glisse pendant le Moyen Age d’un système d’interdits à un système de privilèges. Certes, la situation varie selon les régions, mais il semble que le schéma antique ait d’abord servi de modèle : les édiles obligent les bouchers à se regrouper dans une rue ou un quartier (la rue Torte à Limoges, le quartier de l’écorcherie à Paris autour de la Grande Boucherie). Cette concentration imposée permet de limiter les nuisances de l’abattage et de surveiller plus facilement la profession. Mais la logique du ghetto a un effet pervers bien connu : le groupe social ainsi mis à part développe des réflexes communautaires bien plus marqués que le reste de la société. De l’apparition d’un langage propre, comme le loucherbem de la Villette, à des comportements sociaux spécifiques (en matière matrimoniale par exemple), les bouchers sont fiers de posséder des traditions qui les distinguent du monde extérieur12. Rapidement, ils acquièrent des privilèges commerciaux et financiers qu’ils défendent avec âpreté – comme les autres corporations d’Ancien Régime. La marque d’infamie se transforme au cours des siècles en signe de reconnaissance et le métier devient la base d’une fierté collective. La profession revendique un patronage ancestral sur la dynastie royale française, Hugues Capet étant hoir de bouchers. Cette anecdote, transmise par Dante et Villon, est difficilement vérifiable mais les bouchers en sont très fiers13. Le cortège annuel du Bœuf gras, à Paris mais aussi en province, est l’occasion pour les écorcheurs de montrer à tous la puissance et la richesse de la corporation. Ces aspects folkloriques seront évoqués car ils expriment bien cet esprit de corps si vivace chez les bouchers. Remontant au Moyen Age, la cérémonie du Bœuf Gras est supprimée pendant la Révolution et rétablie en 1805. Elle tombe en désuétude après 1870, est rétablie en 1896 et disparaît définitivement à Paris en 1952. Outre l’accumulation de privilèges pour se protéger des métiers concurrents et se prémunir contre les fraudes possibles des éleveurs ou des marchands de bestiaux (je pense notamment à la garantie « nonaire » qui protège l’acheteur de bestiaux contre toute mort alité liée à une maladie dans les neuf jours qui suivent la vente), les bouchers développent un attachement viscéral à la religion catholique. Même si ce trait de caractère est particulièrement sensible à Limoges, autour de la confrérie de Saint-Aurélien, il n’est pas absent à Paris. Il faut sans doute chercher du côté de la mauvaise réputation des bouchers, dans la symbolique du sang versé et de la vie – brutalement – interrompue, les racines de la grande religiosité de la profession. Cet aspect m’a rapidement interpellé et j’y ai consacré 12 Georges CHAUDIEU et Achille BONNEVILLE, Le langage des bouchers, Ecole professionnelle de la boucherie de Paris, Peyronnet, 1951, 64 p 13 Dans la Ballade de l’appel , François Villon (1431-1463) écrit : « Se feusse des hoirs Hue Cappel, Qui fut extrait de boucherie, On ne m’eust, parmy ce drappel, Fait boire en ceste escorcherie : Vous entendez bien joncherie ». Dante écrit : « Je fus sur la terre appelé Hugues Capet, de moi sont nés les Louis et les Philippe qui à présent gouvernent la France. Je fus le fils d’un boucher de Paris ; quand les anciens rois vinrent à disparaître tous, à l’exception d’un seul qui prit la bure grise, je me trouvai serrer en main les rênes du gouvernement du royaume ». DANTE, La Divine comédie, Purgatoire, chant XX, vers 49-56. 7 deux articles14. De plus, j’ai eu la chance de trouver un fonds d’archives inexploité aux Archives jésuites de Vanves, concernant l’Union Professionnelle Catholique de la Boucherie, une association parisienne d’action catholique, active entre 1930 et 1980, qui a reçu le soutien actif des dirigeants syndicaux patronaux de la Boucherie française. La question du comportement religieux m’est chère car elle me permet de voir comment le métier peut se parer d’un vernis social convenable et comment les valeurs catholiques imprègnent le comportement des bouchers de façon pérenne, dans le cadre des confréries d’Ancien Régime, des sociétés de secours mutuels du XIXe siècle (les bouchers parisiens ont créé leur mutuelle, les Vrais Amis, dès 1820) ou du regain des idées corporatives et catholiques dans les années 1930 et 1940. Victimes d’une image passablement négative, les bouchers apparaissent comme particulièrement endogames, opulents, puissants, arrogants, fiers de leur situation et de leurs privilèges. Ce tableau concerne autant l’Ancien Régime que le XIX e siècle. Ces caractères particuliers doivent être connus si l’on veut saisir toute la finesse des revendications de la profession face aux autorités régulatrices. Mon projet est clair : partir de l’étude du milieu professionnel des bouchers pour aboutir à la relation qu’ils entretiennent avec l’Etat – et à travers l’Etat, avec les consommateurs. J’articule donc deux approches complémentaires : une étude somme toute assez classique d’un groupe social et le décryptage de ses relations complexes avec l’autorité régulatrice. Ce projet n’est pas neuf. Steven Kaplan a travaillé autour de la même problématique avec les boulangers parisiens du XVIIIe siècle, Sydney Watts et Reynald Abad avec les bouchers parisiens sous l’Ancien Régime, Bernadette Angleraud avec les boulangers lyonnais au XIXe siècle, Michel Boyer avec les bouchers lyonnais au XIXe siècle, sans même énumérer les nombreuses études locales qui abordent fréquemment les thèmes du corporatisme et de la réglementation administrative15. Les rapports entre les bouchers et l’Etat sont inévitablement complexes car les deux bases du prisme, liberté et réglementation, ne peuvent constituer intrinsèquement des solutions satisfaisantes. C’est toujours une combinaison entre les deux éléments qui fonctionne. Le débat porte en fait sur le dosage respectif de chaque ingrédient. Si la liberté est trop forte, les abus du commerçant vont redoubler et le consommateur s’en émeut. Si la réglementation est trop contraignante, la bonne marche du commerce est compromise et la régularité de l’approvisionnement en pâtit. C’est globalement en ces termes qu’on peut résumer les débats autour du libéralisme et de la réglementation dans le commerce de la viande. Les mouvements de balancier entre liberté et réglementation m’intéressent mais également le vécu de la profession, c’est-à-dire la perception du débat autour du « bien public » ou du « juste prix » de la viande par les professionnels : comment s’expriment au sein du métier les deux tendances opposées ? On s’en doute, la vision du bon équilibre n’est pas la même chez les édiles et chez les bouchers. Parmi les autorités dirigeantes, les décisions 14 Sylvain LETEUX, « L’Eglise et les artisans : l’attachement des bouchers parisiens au catholicisme du 15e au 20e siècle », Revue d’Histoire Ecclésiastique , juin 2004, vol 99, p 371-390 ; « De l’étal à l’église : l’Union Professionnelle Catholique de la Boucherie (1930-1980) », Revue de l’Histoire des Religions , juin 2004, n°221, pp 191-225. 15 Steven Laurence KAPLAN, Le meilleur pain du monde: les boulangers de Paris au XVIIIe, Fayard, 1996, 766 p. Sydney Evelyn WATTS, Meat matters : the butchers of Old Regime Paris, Thèse de Doctorat, Cornell University, 1999, 689 p. Reynald ABAD, Le grand marché : l’approvisionnement alimentaire de Paris sous l’Ancien Régime , Fayard, 2002, 1030 p. Bernadette ANGLERAUD, Les boulangers lyonnais aux XIXe et XXe siècles, Christian, 1998, 189 p. Michel BOYER, Les métiers de la viande à Lyon de 1860 à 1914: une étude sur la petite bourgeoisie, Thèse de 3e cycle, Lyon II, 1985, 462 p. 8 varient selon que l’on souhaite favoriser les riches, les gros consommateurs, ou les pauvres, la masse populaire. Parmi les bouchers, les intérêts des gros producteurs, qui dirigent la corporation, rejoignent souvent ceux des petits négociants mais peuvent aussi parfois être divergents. Cette double articulation du débat constitue le centre de mon étude : suivre les oscillations entre liberté et réglementation de la part de l’Etat et les tiraillements entre individualisme et corporatisme de la part des bouchers. Quand les intérêts de certains dirigeants rencontrent ceux de certains producteurs, la situation devient très intéressante car le scandale n’est pas loin, l’intérêt général étant bafoué – les mesures protectionnistes, d’interdiction du colportage ou de limitation de l’accès des forains aux marchés, sous des prétextes sanitaires, en sont de beaux exemples. De même, dans les périodes de crise grave – les guerres le plus souvent – le subit sursaut patriote de chacun est très instructif. La taxation de la viande, mesure repoussée avec véhémence par les commerçants en temps de paix, est finalement acceptée quand les circonstances sont dramatiques et que la pression populaire est intense (Révolution française, Siège de 1870, Guerre 1914-18, Guerre 1939-45). L’Etat change d’options politiques selon les circonstances, selon les priorités du moment, mais les bouchers font de même. Le dosage du libéralisme et de la réglementation est presque aussi fluctuant chez les commerçants que chez les édiles. Quand une menace nouvelle se présente, épidémie ou nouvelle forme de concurrence, les bouchers sont les premiers à réclamer l’intervention des autorités publiques pour réguler le désordre et rétablir les conditions d’un commerce juste et équitable. A quelques années d’intervalle, on voit parfois les mêmes bouchers, les mêmes responsables de la profession, exiger des mesures qui sont en totale contradiction avec celles réclamées un peu plus tôt. L’axiome mis en évidence et étudié par Jean-Pierre Hirsch et Philippe Minard – « Laissez-nous faire et protégez-nous beaucoup » – fonctionne à merveille au XIXe siècle, réputé pourtant être l’âge d’or du libéralisme économique16. Les « deux rêves du commerce », liberté et protection, qui forment des chimères inconciliables, sont présents dans tous les milieux économiques et sociaux, mais ils s’expriment avec une grande acuité chez les bouchers parisiens 17. Le choix du XIXe siècle comme terrain d’exercice du débat entre liberté et réglementation me semble évident. Pourquoi avoir borné mon étude entre 1776 et 1944 ? Si je voulais suivre les méandres du débat et les transformations du métier, une période d’observation longue était nécessaire pour faire ressortir des mouvements de fond. Bien sûr, j’aurais pu remonter jusqu’à l’Antiquité romaine et prolonger jusqu’à nos jours pour brosser les constantes de longue durée : la régularité de l’approvisionnement de la capitale, la surveillance du prix de la viande, les contrôles sanitaires, etc… La tâche serait devenue compliquée. Le boucher Georges Chaudieu n’a pas eu peur de s’y frotter, mais il ne fait pas œuvre d’historien, se contentant plutôt d’une compilation – plus ou moins adroite – de données diverses à travers les âges 18. Mon but était d’avoir une approche la plus rigoureuse possible et une démarche scientifique. Bien sûr, le fait d’avoir choisi une période d’étude assez longue ne m’a pas simplifié la tâche. Etant plutôt spécialiste d’histoire contemporaine, mes propos sur l’Ancien régime reposent 16 Jean-Pierre HIRSCH et Philippe MINARD, « Laissez-nous faire et protégez-nous beaucoup » : pour une histoire des pratiques institutionnelles dans l’industrie française (XVIII e-XIXe siècle) », in Louis BERGERON et Patrice BOURDELAIS (dir.), La France n’est-elle pas douée pour l’industrie ?, Belin, 1998, pp 135-158. 17 La dualité liberté-protection se retrouve à de nombreux niveaux. Le régime actuel de la création artistique en France, largement subventionnée par l’Etat mais refusant parfois sa tutelle, forme un bel exemple. 18 Georges CHAUDIEU, De la gigue d'ours au Hamburger: la curieuse histoire de la viande , Chennevières, La Corpo, 1980, 203 p. 9 plus souvent sur des lectures, des sources de seconde main que sur des dépouillements archivistiques. De même, je manie avec plus d’aisance les concepts sociaux, économiques et politiques utilisés aux XIXe et XXe siècles que ceux d’Ancien Régime. J’ai choisi le bornage 1776 – 1944 car le XIX e siècle est réputé être le siècle d’or du libéralisme économique et la Révolution française est censée avoir aboli les maîtrises et jurandes d’Ancien Régime pour mettre en place les cadres contemporains de la France. En ce qui concerne la corporation des bouchers de Paris, elle est certes supprimée en 1791 mais rétablie entre 1802 et 1811. Il faut attendre 1858 pour qu’elle soit définitivement abolie. Or, si je voulais bien comprendre les termes du débat qui agite la Boucherie parisienne entre 1811 et 1858 – faut-il augmenter ou restreindre le monopole corporatif des bouchers et le système de la Caisse de Poissy ? – il me fallait remonter aux origines de la querelle, que je fixe par commodité à l’expérience libérale de Turgot en 1776. Le débat entre les physiocrates et les corporatistes fait rage au milieu du XVIIIe siècle et on s’aperçoit qu’un certain nombre des arguments des libéraux sur le commerce des bestiaux présentent de singulières continuités entre le XVIIIe et le XIXe siècle. La Révolution marque certes une rupture majeure, mais la situation de la boucherie parisienne entre 1811 et 1858 ne peut pas être comprise si on ne connaît pas le régime du commerce de la viande avant 1791. L’exemple le plus marquant de cette continuité est la Caisse de Poissy, organisme qui aide les bouchers à financer leurs achats de bestiaux sur le marché de Poissy (et de Sceaux). Remontant au XIVe siècle, fixée dans sa forme moderne en 1735, la Caisse de Poissy est supprimée sous Louis XVI par Turgot en 1776, rétablie par Necker en 1779, abolie par la Révolution en 1791, restaurée par Napoléon en 1811 et définitivement supprimée par son neveu Napoléon III en 185819. Or, l’existence d’un système corporatif, notamment d’une limitation du nombre des étaux de boucherie, est liée à la Caisse de Poissy. Sous l’Ancien Régime, les bouchers conservent leur organisation professionnelle indépendamment des vicissitudes de la caisse. Mais, à partir de 1802-1811, le sort de la corporation est lié de manière indissoluble à la survie de l’institution financière. Cette particularité explique que j’ai articulé ma thèse autour d’un pivot central, 1858, année de la proclamation de la liberté de la boucherie à Paris. Pour simplifier, la période antérieure à 1858 est celle où le corporatisme triomphe. Ma tâche est alors de donner les grands cadres du fonctionnement de la caisse de Poissy et de la corporation et d’étudier les deux principales tentatives libérales pour briser le système : l’expérience de Turgot en 1776 et la Révolution française. Puis, après 1858, la Boucherie parisienne vit à l’heure libérale. De nouvelles formes de régulation étatiques apparaissent. La profession doit recréer des instances représentatives – sans attendre la légalisation des syndicats professionnels en 1884 – et la résistance contre les décisions gouvernementales reprend de plus belle. La césure autour de 1858 trouve plusieurs justifications. Le Second Empire marque sans conteste l’entrée de la France dans le capitalisme moderne et la société industrielle, avec le développement des grandes infrastructures modernes de transport, les travaux d’urbanisme, la création des banques et des entreprises modernes (les SA), les premiers grands magasins, etc… Pour la boucherie, le transport des bestiaux en chemin de fer, la construction des Halles centrales par Baltard, l’inauguration des abattoirs généraux de la Villette (1867), la réforme du crédit sur les marchés, la libéralisation du commerce constituent autant de tournants importants pour la profession. 19 J’ai consacré un article à la permanence de ce système. Sylvain LETEUX, « Les formes d’intervention des pouvoirs publics dans l’approvisionnement en bestiaux de Paris : la Caisse de Poissy de l’Ancien Régime au Second Empire », Cahiers d’économie et de sociologie rurales , 1er trimestre 2005, n°74, pp 49-78. 10 Je retiens la date de 1858 par commodité mais la charnière s’opère en fait entre 1848 et 1870. La Seconde République entame largement le privilège des bouchers en réformant les droits d’octroi, en organisant une vente en gros à la criée des viandes aux Halles centrales et en créant la Boucherie centrale des Hôpitaux de Paris (1849). Napoléon III poursuit la libéralisation par sa politique douanière libre-échangiste, par la suppression de la Caisse de Poissy (1858) et de la Caisse de la Boulangerie (1863), par l’autorisation de l’hippophagie (1866). La décision de centraliser l’abattage en un lieu unique, La Villette, est très lourde de conséquences pour les bouchers. L’ouverture de l’abattoir général de la Villette (1867) marque une rupture structurelle majeure pour la profession. Pour simplifier, la plupart des bouchers parisiens étaient à la fois abattants et détaillants avant 1867. Après 1867, chaque branche prend son autonomie. Les chevillards, ou bouchers en gros, se spécialisent dans l’abattage et le commerce à la cheville, c’est-à-dire qu’ils achètent des bestiaux vivants, les abattent et vendent les carcasses aux bouchers détaillants. Les détaillants ne pratiquent plus l’abattage, achètent des carcasses aux chevillards et assurent la découpe et la vente au détail de la viande. Le monde de la cheville se concentre autour de deux grands abattoirs, celui de la Villette (1867) et celui de Vaugirard (1898). La plupart des ouvriers des abattoirs ont des conditions de travail proches des ouvriers de l’industrie. A la Villette, les tâches sont très spécialisées, avec des ouvriers sanguins, tueurs, boyaudiers, tripiers, charcutiers, etc., et certaines activités sont spécifiquement réservées aux femmes (en triperie et charcuterie notamment, avec la préparation des carcasses de porc, la récupération des soies, du sang et des abats, le dégraissage, etc.). Alors que la concentration domine dans la boucherie en gros, c’est la dispersion qui marque le commerce de détail. Vers 1900, les 300 chevillards parisiens sont regroupés à la Villette alors que les 2 000 bouchers détaillants se répartissent dans toute la ville. Alors que des réflexes et des modes de vie proches de ceux des ouvriers de la grande industrie se développent chez les ouvriers abattants ( les « sanguins »), comme l’alcoolisme ou la syndicalisation, les employ és de la boucherie de détail (les « étaliers ») conservent les comportements propres au milieu artisanal, marqués par le paternalisme et un fonctionnement très familial de la boutique. Cette séparation entre le monde de l’échaudoir (boucherie en gros) et de l’étal (boucherie de détail) a été très progressive. Hubert Bourgin a trouvé dès la fin du XVIIIe siècle les premiers exemples de bouchers non-réguliers, qui ne se rendent pas eux-mêmes sur les marchés pour acheter les bestiaux et les abattre – comme les règlements l’exigent – mais se contentent de se fournir en carcasses chez des confrères20. Le nombre de bouchers se spécialisant dans l’abattage et dans la revente des carcasses supplémentaires à des collègues croît régulièrement après 1818, année où sont inaugurés les cinq grands abattoirs publics parisiens. Pendant les années 1820, la disparition progressive des tueries particulières (abattoirs privés) dans Paris entraîne un éloignement entre l’échaudoir et l’étal, c’est-à-dire entre le lieu d’abattage et de dépouille du bétail et le lieu de découpe au détail de la viande. Cela signifie que les gros bouchers qui peuvent avoir un personnel suffisant pour gérer les deux activités sont naturellement poussés à « faire du chiffre », à se spécialiser peu à peu dans l’abattage, en revendant le surplus des carcasses aux collègues. Parallèlement, le petit boucher peut tout à fait trouver un avantage à « déléguer » à un collègue plus riche l’achat des bestiaux vivants sur les marchés obligatoires (Sceaux et Poissy essentiellement), leur conduite jusqu’à Paris et leur abattage. A partir du moment où la Caisse de Poissy est supprimée (1858), le petit boucher ne bénéficie plus de son mode de crédit habituel (pour l’achat du bétail) et l’on 20 Hubert BOURGIN, L’industrie de la boucherie à Paris pendant la Révolution , Leroux, 1911, pp 53-54. 11 comprend fort bien que la séparation entre les deux branches du métier s’accélère. Par ailleurs, les bouchers souhaitant se spécialiser dans la vente au détail disposent dès 1849 d’un second mode d’approvisionnement en carcasses : la vente en gros à la criée aux Halles centrales, qui vient concurrencer l’activité des chevillards. La séparation entre boucherie de détail et de gros a été progressive mais inéluctable : elle est encouragée à partir de 1818 avec l’ouverture des cinq grands abattoirs publics, elle s’accélère après 1858 avec la disparition de la Caisse de Poissy, elle trouve sa consécration en 1867 avec la centralisation de l’abattage à la Villette. Pourtant, jusqu’en 1858, les autorités maintiennent officiellement l’interdiction de la cheville, tout en la tolérant en pratique dès 1830. C’est sans doute au nom du principe de la limitation des intermédiaires (pour limiter la hausse des prix et l’accaparement) que le commerce en gros de la viande est interdit jusqu’en 1858. Néanmoins, en autorisant une criée en gros des viandes aux Halles en 1849, les édiles ont conscience qu’à terme, la cheville devra être légalisée car ce n’est pas elle qui est responsable de la cherté de la viande. L’enquête parlementaire de 1851 dénonce avec force les incohérences du système de la Caisse de Poissy, du maintien du monopole corporatif (limitation arbitraire du nombre des étaux) et de l’interdiction de la cheville. Pourtant, quand l’abattoir général de la Villette est inauguré en 1867, un certain nombre d’échaudoirs sont encore réservés aux bouchers « réguliers », qui souhaitent venir abattre eux-mêmes leurs bêtes. Cette disposition est normale car, du fait de l’interdiction des tueries particulières dans Paris, la municipalité doit mettre à la disposition des bouchers qui le souhaitent des échaudoirs « banaux ». Ce système tombera rapidement en désuétude. La séparation entre chevillards et détaillants a été longue à se mettre en place mais elle est acquise dans les années 1870. Les « sanguins » et les « étaliers » forment deux mondes distincts sous la Troisième République. J’aurais pu suivre le devenir des deux professions. Je ne l’ai pas fait. Après 1870, j’abandonne le monde des chevillards pour me concentrer sur celui des détaillants. Pourquoi ce choix ? Tout d’abord, le monde des abattoirs a fait l’objet d’études récentes, avec notamment les thèses de Pierre Haddad (1995) et d’Elisabeth Philipp (2004) 21. Ces études m’ont permis d’établir plus facilement des comparaisons avec la boucherie de détail. Mais surtout, vu ma problématique de départ, à savoir les rapports entre producteur, consommateur et Etat, suivre le monde de la boucherie en gros présentait beaucoup moins d’intérêt que de suivre le monde du détail. C’est ainsi que, de façon assez naturelle, je concentre mon étude sur les seuls détaillants après 1870. Ce choix explique la diversité des thèmes abordés selon les périodes. Avant 1789, les bouchers parisiens sont tous des abattants et des détaillants. Ils sont tous soumis au système de la Caisse de Poissy et aux marchés obligatoires de bestiaux. Il est donc normal que je présente longuement les modes d’approvisionnement en bestiaux sous l’Ancien Régime, car ce système est celui dans lequel évoluent au quotidien les bouchers. L’évolution des rapports entre bouchers et herbagers (marchands de bestiaux) fait partie à part entière de mon sujet. Par contre, à partir de la Restauration, sachant que le système de la Caisse de Poissy est davantage théorique, je m’y étends moins. Je dois tout de même l’évoquer car il concerne encore la majorité des bouchers de la capitale. Sous le Second Empire, vu l’importance des réformes de 1858 et de 1867, je ne pouvais pas passer sous silence les grands cadres du commerce de la viande. Mais, sachant que les détaillants et les chevillards forment deux activités distinctes, il m’a semblé inutile de 21 Pierre HADDAD, Les chevillards de la Villette, Thèse de Doctorat, Paris X, 1995, 784 p. Elisabeth PHILIPP, Approvisionnement de Paris en viande, entre marché, abattoirs et entrepôts, 1800-1970, Thèse de Doctorat, Conservatoire national des Arts et Métiers, 2004. 12 traiter du marché aux bestiaux de la Villette. Certes, les détaillants gardent le droit de se rendre sur le marché aux bestiaux pour acheter des bêtes vivantes et les faire abattre à commission à la Villette ou dans un échaudoir banal, ou même dans un abattoir de banlieue, mais il faut bien avouer que cela ne concerne qu’une infime minorité des bouchers parisiens. Le circuit des bêtes de boucherie vivantes ne m’intéresse plus après 1870 car il concerne les chevillards et non les détaillants. Je ne traite donc pas de la réforme des marchés aux bestiaux sous Napoléon III et la question disparaît ensuite de mes préoccupations. Bref, l’évolution de mon objet d’étude, à cause de la spécialisation entre gros et détail, m’oblige à aborder des points très différents avant et après 1858. Après 1870, les bouchers détaillants devenant des spécialistes de la vente au détail, davantage commerçants qu’artisans, ils doivent développer de nouvelles sources de profits pour compenser la perte des revenus liés à l’abattage (gains sur le suif, le cuir, les abats). La vieille frontière entre boucher, tripier, charcutier et volailler vole en éclat. L’apparition des bouchers chevalins (1866) complexifie les rivalités commerciales, les bouchers hippophagiques ayant le droit de vendre les espèces « classiques » de la boucherie (bœuf, veau, mouton). Les thèmes de lutte avant 1858 étaient simples : le boucher luttait contre tous ses concurrents directs (rôtisseurs, colporteurs, forains). Après 1858, la liste des concurrents potentiels s’allonge et les stratégies d’alliance deviennent plus compliquées. Faut-il s’allier avec les chevillards pour lutter contre le lobby agricole (les éleveurs) ? Faut-il s’allier avec les autres petits commerçants alimentaires pour lutter contre les grands magasins, les magasins à succursales multiples (type Potin) et les coopératives de consommation ? Certaines alliances peuvent paraître évidentes mais ne le sont pas toujours. Par exemple, les bouchers ne sont pas hostiles à l’importation des carcasses frigorifiées étrangères (d’Australie ou d’Amérique latine) alors que les chevillards s’y opposent avec violence pour sauvegarder leur activité d’abattants ! Dans les années 1920, l’exclusion des bouchers des Chambres de métiers (et donc du monde artisanal) est assez mal vécue par les dirigeants de la corporation. Pourquoi aller jusqu’en 1944 et ne pas s’arrêter en 1914 ? Tout d’abord, un certain nombre de problèmes, de thèmes de lutte, sont communs à la période 1870-1914 et à l’entredeux-guerres. Par exemple, même si la guerre 1914-18 réactive avec force les débats autour de la lutte contre la cherté de la viande, de la taxation, des coopératives, des abattoirs coopératifs, de la viande frigorifiée, il ne faut pas oublier que tous ces thèmes sont déjà présents avant 1914 et suscitent de belles discussions entre partisans du libéralisme ou de l’intervention de l’Etat. En ce qui concerne les luttes syndicales ouvrières, outre l’inévitable question des salaires et de la durée du travail, le grand débat sur le placement des ouvriers, si actif entre 1880 et 1914, perd certes de l’ampleur dans les années 1920 et 1930 mais ne disparaît pas. Il rebondit d’ailleurs avec force sous le Front Populaire. Outre cette permanence des problèmes entre 1870 et 1940, il faut également reconnaître que la Seconde Guerre Mondiale marque une rupture importante dans la France contemporaine, au même titre que le Second Empire pour le XIXe siècle. Les débats sur la patente, l’octroi, les droits de douane, le colportage, la viande foraine, les frigorifiques ne se posent absolument pas dans les mêmes termes avant et après 1944. Certes, les luttes fiscales des petits commerçants demeurent virulentes dans les années 1950, le poujadisme formant un bel exemple. Certes, les bouchers doivent attendre 1986 pour obtenir la liberté de la tarification de la viande. Mais il faut avouer que 1944 marque un tournant majeur dans le débat entre libéralisme et réglementation. Les solutions keynésiennes sont massivement adoptées dans toute l’Europe occidentale après 1944. La régulation de l’économie par l’Etat ne constitue plus le tabou insurmontable qu’elle représentait avant 1940. Par ailleurs, la 13 démocratisation rapide de la société et la mise en marche de la consommation de masse – avec l’apparition de la grande distribution moderne dans les années 1960 et la fermeture des abattoirs de la Villette en 1973 (laissant place à des abattoirs industriels en province) – rendent impossible le maintien de la boucherie artisanale traditionnelle, qui constitue mon sujet d’étude. Dans le débat entre liberté et réglementation qui m’occupe, Vichy marque tout de même une période phare, l’acmé de tendances ancestrales qui ont traversé tout le XIX e siècle. Toute l’évolution de la réglementation de la boucherie depuis 1776 s’oriente vers une libéralisation progressive du commerce. Or, entre 1940 et 1944, le gouvernement français fait table rase d’un siècle d’évolution sociale pour revenir à un statut « corporatif » du métier, abrogeant les libertés syndicales et restaurant une vision très paternaliste et autoritaire de la profession. Par ailleurs, l’autoritarisme de Pétain et le dirigisme de l’économie sous Vichy constituent de beaux contrepoints de l’action gouvernementale menée par la Troisième République. Enfin, si je me place du côté du vécu des événements par la profession, les années 1936-1944 sont très riches d’enseignement car elles permettent de voir comment une profession finalement ralliée sans difficulté au libéralisme souple de la République après 1880 est capable de s’engouffrer sans le moindre remords dans le projet fascisant proposé par les anciens combattants puis par les dirigeants patronaux du Syndicat de la Boucherie de Paris. Regain catholique, lutte acharnée contre le Front Populaire, accueil favorable réservé au régime de Vichy : les bouchers parisiens – dans leur grande majorité – reçoivent avec joie les projets corporatistes défendus par leurs représentants. De 1776 à 1944, mon projet est à la fois simple et complexe. La simplicité vient du sujet d’étude – les bouchers détaillants – et par la problématique posée – les rapports entre producteur, consommateur et autorité régulatrice, appréhendés avant tout à travers le regard des bouchers. La complexité s’explique par la longueur de la période traitée, avec la modification de certains thèmes de lutte au cours des siècles. Pour éviter d’alourdir le propos, j’ai volontairement supprimé l’étude détaillée des périodes de crise pour me concentrer sur les périodes « calmes ». Il est bien entendu que l’intervention de l’Etat est réclamée avec force quand la situation devient intenable pour la population. Les épisodes révolutionnaires (Révolutions de 1789 et de 1848, Commune de 1871) et de guerre (siège de 1870, deux guerres mondiales) forment évidemment des époques troublées où des mesures d’exception ont été prises (rationnement, taxation, municipalisation de la distribution de viande). L’étude détaillée de ces périodes ne m’intéresse pas car le débat entre liberté et réglementation est faussé à cause des circonstances. Bien sûr, on peut me rétorquer que la plupart des décisions marquantes sont prises à la faveur de circonstances exceptionnelles, telles la suppression des corporations en 1791, la création de la criée en 1849, l’autorisation du colportage en 1870, la loi contre les hausses illicites en 1916, le statut corporatif de la Boucherie en 1942, etc… Toutes ces mesures sont importantes et je les évoque dans ma thèse. Mais je laisse le soin aux spécialistes des guerres et des crises d’étudier le détail de leur mise en place – même si les débats qui les entourent sont souvent passionnants22. Ce sont souvent des sources de seconde main que j’utilise pour ces périodes. J’ai préféré me concentrer sur l’évolution du débat pendant les périodes calmes. A partir de dépouillements archivistiques que j’ai effectués moi-même, j’ai tenté de reconstituer, 22 Outre les débats connus sur les bien-fondés des mesures révolutionnaires (1789-1799) et de celles prises pendant les deux guerres mondiales, j’ai été très heureux de découvrir la controverse animée par l’économiste belge Gustave de Molinari sur la mauvaise gestion du Siège de Paris par les Français en 1870-1871. 14 par exemple, les remises en cause du privilège des bouchers entre 1776 et 1789, la restauration progressive du système corporatif entre 1800 et 1811, le long délitement du monopole entre 1811 et 1858, les grandes luttes des patrons bouchers entre 1870 et 1940. Il est inutile de chercher dans mon travail des éléments nouveaux sur le commerce de la viande pendant la Révolution (1789-1799), pendant le Siège de 1870-1871, pendant la guerre 191418 ou sous Vichy. Puisque je suis en train de justifier mes centres d’intérêt et le cadre chronologique, je dois aussi dire un mot de la méthode utilisée. Dans le prolongement de ma maîtrise, je souhaitais reconstituer un certain nombre de lignages familiaux de bouchers parisiens pour voir si la transmission héréditaire du métier et l'endogamie sociale étaient réellement fortes. Notamment, j’aurais voulu savoir si les gros bouchers de la fin de l’Ancien Régime – je ne parle pas seulement des propriétaires des étaux de la Grande Boucherie de Paris, qui ne sont plus des bouchers mais des rentiers chargés d’offices, mais surtout des principaux bouchers qui pratiquent réellement le métier et dominent la communauté – gardent leur position confortable quand la corporation est rétablie en 1811. La Révolution marque-t-elle ou non une rupture sociologique chez les bouchers parisiens ? La difficulté de l’exploitation des archives révolutionnaires, l’ampleur de la tâche et des premiers résultats de sondages très décevants m’ont fait abandonner ce projet. Ce questionnement sur la permanence des familles de bouchers aurait pu être repris sous le Second Empire, autour de la charnière de 1858-1867. J’avais un second projet que j’ai également abandonné. J’aurais voulu connaître les bouchers les plus riches de Paris et notamment savoir si les marchés publics de fourniture de viande appartenaient à un nombre restreint de professionnels – comme certains textes le laissent supposer – et si la liste des fournisseurs change souvent ou demeure régulière (sur 2030 ans par exemple). Quels sont les bouchers qui détiennent les marchés des casernes, des prisons, des hôpitaux, des lycées ? A chaque changement de régime politique, assiste-t-on à un renouvellement complet du mode d’attribution des marchés et de la liste des fournisseurs ? Jean-Paul Aron a pu, avec brio, retracer l’histoire des réfectoires du XIX e siècle, nous donnant par le menu la liste des aliments et de leurs modes de préparation23. Pourquoi n’aurait-il pas été possible de connaître avec autant de précision la liste des fournisseurs, les quantités de viande fournies, leur prix et les modes d’attribution du marché ? J’ai essayé de trouver des réponses à ces questions mais je me suis perdu dans le dédale des archives publiques françaises – qu’il s’agisse des Archives nationales ou des Archives de Paris. J’ai finalement renoncé à ce projet. Je le reprendrai peut-être un jour, ou d’autres chercheurs le feront. La démarche micro-historique ne m’a pas été très profitable. Je pensais pourtant qu’elle me permettrait de pénétrer le for intérieur de certaines familles de bouchers et de saisir les cohérences et les fonctionnements familiaux à travers les siècles. Il faut souligner que le culte du secret, auquel les bouchers sont très attachés, ne simplifie pas le travail des chercheurs profanes (non bouchers). La Boucherie est une forteresse dans laquelle il n’est guère facile de pénétrer. Certains capitaines d’industrie étalent sans aucune gêne leur réussite, leur itinéraire, leurs passions à travers des publications. Chez les bouchers, à Paris comme à Limoges – et comme ailleurs sans doute – la profession est fermée, suspicieuse du monde extérieur. Faut-il y voir des résidus de l’ostracisme dont ils ont été victimes autrefois ? Je ne sais pas. Par contre, à ma connaissance, aucune des archives corporatives ou syndicales de la boucherie de détail n’a été versée dans des dépôts d’archives publics. Quand j’ai cherché à consulter les fonds d’archives privés que possèdent l’Ecole Professionnelle de la Boucherie de 23 Jean-Paul ARON, Le mangeur du XIXe siècle, Laffont, 1973, pp 253-268. 15 Paris, le Syndicat de la Boucherie de Paris et la Confédération Nationale de la Boucherie Française, j’ai eu beaucoup de mal à établir un contact fructueux et je n’ai jamais réussi à accéder aux documents. Les syndicats ouvriers ouvrent leurs portes plus facilement. La CGT a versé ses fonds aux Archives de la Seine-Saint-Denis et j’ai facilement obtenu une dérogation pour consulter certains documents sensibles concernant la période de Vichy. La CFDT, qui possède les archives anciennes de la CFTC, m’a ouvert les portes de ses archives. Je ne désespère pas de pouvoir un jour accéder aux archives syndicales patronales, en espérant que des inventaires existent et que les fonds soient classés. Je me retrouve à faire l’histoire d’une profession sans posséder aucun fonds documentaire provenant directement des bouchers. Je ne suis pas le premier historien à faire l’étude d’une entreprise qui refuse de communiquer ses archives 24. Concernant le fonctionnement de la corporation avant 1791, j’ai utilisé essentiellement des études existantes25. Pour la période 1811-1884, j’ai abondamment utilisé les archives de la Préfecture de police de Paris, qui surveillait étroitement les activités syndicales des bouchers. Entre 1811 et 1858, la surveillance se limite en fait à la tutelle administrative du préfet sur le Bureau de la Boucherie, qui a une existence légale, une comptabilité vérifiée par les autorités et qui publie régulièrement un almanach qui sert d’annuaire de la profession et qui contient la réglementation en vigueur et les comptes rendus des assemblées corporatives. Entre 1868 et 1884, le Syndicat de la Boucherie de Paris étant illégal – mais toléré – il est étroitement surveillé par la préfecture de police : un agent de police est systématiquement présent aux réunions des patrons bouchers, ce qui me permet de connaître en détail les débats qui agitent la profession. Après la légalisation des syndicats en 1884, la police surveille la Chambre ouvrière – dont je peux suivre les débats internes jusqu’en 1905 – mais ne surveille plus la Chambre patronale. Quand les sources policières font défaut, j’ai utilisé la presse syndicale pour continuer le suivi de la profession. Quand les activités syndicales – celles des patrons en 1930-1934, celles des ouvriers en 1936-1938 – menacent le gouvernement, la préfecture de police reprend sa surveillance et des dossiers sont disponibles dans les archives. Par l’utilisation des sources policières et de la presse syndicale, j’ai pu reconstituer de façon assez continue l’ensemble des luttes et des débats au sein de la Boucherie parisienne de 1800 à 1944. Jusqu’en 1870, la profession est traitée dans son ensemble car les éléments spécifiques aux ouvriers sont rares et mal connus. A partir des années 1870, je sépare clairement l’étude des patrons et des ouvriers car chacun possède sa propre chambre syndicale – les patrons dès 1868, les ouvriers en 1886 – et cela permet de distinguer nettement les intérêts de chaque groupe. Si le point de vue des bouchers a pu être laborieux à reconstituer, celui des autorités a été plus simple à aborder. Pour retrouver le cadre réglementaire qui concerne le commerce de la viande à Paris, les fonds d’archives des ministères (aux Archives nationales) et des autorités locales (à la Bibliothèque administrative de l’Hôtel de Ville pour la Mairie de Paris, aux Archives de Paris pour la Préfecture de la Seine, aux Archives de la préfecture de police de Paris pour la Préfecture de police) sont facilement consultables. Dans de nombreux cas, le 24 Je pense notamment à Lionel DUMOND, L’industrie française du caoutchouc (1828-1938) : analyse d’un secteur de production, Thèse de Doctorat dirigée par André Gueslin, Paris VII, 1996, 799 p. 25 Parmi la grande masse bibliographique existant sur la boucherie d’Ancien Régime, j’ai eu beaucoup de mal à identifier les auteurs fiables ou non. Entre les érudits du XIXe siècle plus ou moins fantaisistes, les bouchers s’improvisant chroniqueurs, les thèses datées, les études récentes mal documentées, les historiens du droit peu clairvoyants, il est malaisé de retenir les informations dignes de confiance. J’en profite pour souligner la rigueur des études d’Hubert Bourgin sur les bouchers parisiens pendant la Révolution (1911) et au XIX e siècle (1904). 16 contenu des dossiers administratifs permet de reconstituer les étapes d’une prise de décision, les tâtonnements des édiles, les rivalités entre les services – entre les services sanitaires et commerciaux par exemple, ou la fameuse rivalité entre le préfet de la Seine et de police (pour la police des marchés, pour la tutelle sur la Caisse de Poissy, etc.). Surtout, comme je croise les sources administratives et les sources exprimant la vision des bouchers ou des consommateurs (grâce aux journalistes par exemple), je peux parfois souligner le décalage qui existe entre les textes normatifs et leur application concrète. Le cas de la tolérance du commerce à la cheville entre 1830 et 1858, malgré des textes réglementaires tout à fait formels sur l’interdiction de cette pratique, constitue un bel exemple de ce fossé entre la norme et la réalité. De même, dans certains discours de journalistes prétendant défendre les intérêts des consommateurs (entre 1850 et 1858 par exemple, au moment des débats sur le maintien ou non du système corporatif et de la Caisse de Poissy) ou certaines prises de positions d’économistes libéraux contre les décisions gouvernementales (entre 1892 et 1914 notamment, quand la poussée socialiste se fait sentir), il est très intéressant de relever non seulement les contradictions internes du discours – voire les arguments de mauvaise foi – mais aussi les décalages perceptibles entre la volonté gouvernementale, les maladresses des décisions et finalement les résultats pratiques parfois assez éloignés des intentions primitives. Au XIXe siècle, la succession des mesures prises sur le tarif et le mode de perception de l’octroi (au poids ou à la tête) ou sur les droits de douane montre la difficulté de trouver la panacée – ou du moins un équilibre satisfaisant. De même, l’enquête parlementaire de 1851 démontre que la taxation, censée permettre aux classes populaires de se procurer de la viande à bon marché, peut parfois se révéler être un très mauvais remède, qui conduit les couches pauvres à se contenter de la viande de mauvaise qualité, tout en assurant aux bouchers des profits substantiels sur les morceaux de luxe vendus aux clients riches26. Dans mon projet initial, j’aurais souhaité établir un comparatif entre la situation des bouchers de banlieue et de Paris, pour faire ressortir avec force la lourdeur des contraintes auxquelles les bouchers intra-muros sont soumis. J’avais commencé à reconstituer des lignages familiaux de bouchers dans le canton d’Antony et à me pencher sur la réglementation administrative plus souple en banlieue, notamment en ce qui concerne le régime des tueries particulières. De même, une confrontation systématique avec la situation réglementaire nationale, en province, dans les villes et les campagnes, aurait pu être riche d’enseignements. La grille des comparaisons aurait également pu être élargie aux autres villes d’Europe occidentale, notamment pour voir si la gestion de Paris était proche ou éloignée de celle des autres capitales européennes – la boucherie à Londres, Bruxelles, Berlin a fait l’objet de diverses études27. L’ampleur de la tâche m’a effrayé. Je me réserve le soin d’effectuer ces mises en perspective plus tard28. 26 Victor LANJUINAIS, Rapport fait au nom de la commission d’enquête sur la production et la consommation de la viande de boucherie, Assemblée Nationale, 1851, p 74. 27 Je pense par exemple aux recherches menées par Philip E. JONES, The butchers of London : a history of the worshipful company of butchers of the City of London, Secker & Warburg, 1976, 246 p. Un dossier sur Bruxelles est très riche : « La viande tranche de ville : mode de vie », Les Cahiers de la Fonderie (Centre d’histoire et d’actualité économiques et sociales de la région bruxelloise), n°20, juin 1996. Une thèse récente, dirigée par Michel Geyer, a été soutenue aux Etats-Unis : Dorothee BRANTZ, Slaughter in the City: The Establishment of Public Abattoirs in Paris and Berlin, 1780-1914, Thèse de Doctorat, Université de Chicago, 2003. 28 Marie-Laure Marcan Dumesnil prépare actuellement une thèse de doctorat à Lyon II sur les bouchers ruraux du Beaujolais entre 1848 et 1940, sous la direction de Jean-Luc Mayaud. Des confrontations fécondes peuvent être envisagées entre les résultats obtenus dans nos terrains d’étude respectifs. 17 Pour finir, je souhaite signaler le fait que de nombreux pans de mon sujet demeurent obscurs. Pour appréhender avec justesse les singularités des bouchers parisiens, j’aurais voulu mieux connaître certaines professions proches et rivales, les charcutiers et les forains notamment. L’endogamie et le conservatisme sont-ils aussi développés chez les bouchers que chez leurs concurrents (herbagers, mandataires, charcutiers, tripiers, colporteurs, forains) ? Comment évolue au XIXe siècle la séparation stricte entre les bouchers et les charcutiers ? Pourquoi les deux professions voisines – boucherie et charcuterie – conservent-elles jusqu’à nos jours deux chambres syndicales distinctes ? Le profil sociologique des forains est-il très différent de celui des bouchers réguliers ? (cette question recoupe sans doute les interrogations sur le statut des bouchers de la banlieue ou de la campagne). Les riches bouchers sont-ils attirés par les postes de facteurs aux Halles centrales ? Voilà autant de questions qui m’intéressent, que je n’ai pas eu le temps de traiter et qui auraient sans doute pu m’apporter un éclairage neuf sur certains caractères de la profession et de la filière viande. Malgré ces lacunes et ces remords, je présente néanmoins une thèse – que j’espère assez complète – sur les méandres du débat entre libéralisme et corporatisme chez les bouchers parisiens entre 1776 et 1944, sur l’évolution des termes du subtil équilibre entre les partisans de la liberté et de la réglementation. L’objet est l’étude de la boucherie parisienne, en s’inscrivant dans la relation triangulaire entre producteur, consommateur et autorité régulatrice. L’angle d’approche est celui d’un historien qui s’efforce de comprendre le point de vue des bouchers et non celui des sociologues s’intéressant aux pratiques des consommateurs ou des économistes se penchant sur les choix politiques des autorités. 18 REMERCIEMENTS Je tiens tout d’abord à remercier mon directeur de recherche, Jean-Pierre Hirsch, pour sa patience, son apport scientifique mais aussi ses qualités humaines d’écoute et de dialogue. Les animateurs de l’équipe de recherche du CERSATES (UMR 8529-CNRS, Université de Lille 3) doivent également être remerciés pour leur conseils et leur soutien amical. Je pense notamment à Jean-Paul Barrière, Gérard Gayot, Philippe Minard, Matthieu De Oliveira, Didier Terrier. Au cours de séminaires ou de colloques, j’ai également croisé divers enseignantschercheurs qui ont répondu avec courtoisie à mes diverses questions. Pour leurs réponses précises ou leurs remarques constructives, je remercie Reynald Abad, Bernadette Angleraud, Pascal Bastien, Jean-Pierre Briand, Anne-Marie Brisebarre, Martin Bruegel, Alain Cottereau, Anne-Elène Delavigne, Alain Drouard, Alain Faure, Madeleine Ferrières, Maurice Garden, Jacques Girault, Jean-Claude Hocquet, Hervé Joly, Bruno Laurioux, Philippe Marchand, Jean-Jacques Meusy, Isabelle Paresys, Eric Pierre, Jacques Prévotat, Denis Saillard, Pierre Saunier, Alessandro Stanziani et Noélie Vialles. J’ai été heureux de découvrir que de nombreux chercheurs s’intéressent également à la boucherie, à la filière viande ou aux problèmes d’économie politique en général. Les contacts que j’ai pu avoir avec eux m’ont été très profitables. Je pense notamment aux échanges – verbaux ou écrits – que j’ai eu avec Jacques Benoist, Dorothee Brantz, Cécile Blondeau, Arnauld Cappeau, Cyrille Debris, Bernard Denis, Benoit Descamps, Nicolas Dessaux, Vincent Doom, Frédéric Duhart, Frédéric Duquenne, Robert Gautier, Fabienne Huard-Hardy, Hélène Lemesle, Anne Lhuissier, Marie-Laure Marcan, Anne Montenach, Séverin Muller, Sylvain Parasie, Elisabeth Philipp, Antoine De Raymond, Nathalie Scala-Riondet, Romain Souillac, Eric Szulman, Pierre Trimouille, Sylvie Vaillant-Gabet, Sydney Watts. Je remercie en particulier Claire Lemercier pour les multiples échanges de courriel que nous avons et qui m’ont permis de gagner beaucoup de temps dans ma recherche d’informations. Comme une bonne partie de ma compréhension du milieu professionnel des bouchers provient de mes divers entretiens oraux, je tiens à remercier les diverses personnes qui ont bien voulu répondre à mes nombreuses questions. Je pense notamment à Olivier CruchonDupeyrat, Bernard Gravereau, François Gravereau, Père E. Planckaert, Louis Plasman et Bernard Poulain. Je remercie très chaleureusement Pierre Haddad pour le temps qu’il m’a consacré et son soutien constant et enthousiaste au long des années. Je remercie enfin ma famille et mes proches pour leur patience et leur soutien moral tout au long de ces longues années de recherche, notamment au cours des divers déplacements que je leur ai imposé à travers la France pour le besoin de mes travaux. 19 ABREVIATIONS ET SIGLES ABC ADP ADSS AHAP AN APCMF APP ATP BA BHVP BML BSG BNF BUL CAF CAMT CCIP CEAA CFTC CGAF CGAD CGPF CGSCM CGT CGTU CNBF CNPF CRHENO EHEA EPB FNTA IECS JOC UACB UAF UNCI UPCB Amicale des Bouchers-Charcutiers de France Archives de Paris Archives Départementales de Seine-Saint-Denis Archives Historiques de l’Archevêché de Paris Archives Nationales Assemblée des Présidents des Chambres de Métiers de France Archives de la Préfecture de Police de Paris Musée des Arts et Traditions Populaires Bibliothèque Administrative de la Ville de Paris Bibliothèque Historique de la Ville de Paris Bibliothèque Municipale de Lille Bibliothèque Sainte-Geneviève Bibliothèque Nationale de France Bibliothèque Universitaire de Lille III Confédération de l’Artisanat Familial Centre des Archives du Monde du Travail (Roubaix) Chambre de Commerce et d'Industrie de Paris Comité d’Entente et d’Action Artisanales Confédération Française des Travailleurs Chrétiens Confédération Générale de l’Artisanat Français Confédération Générale de l’Alimentation de Détail Confédération Générale du Patronat Français Confédération Générale des Syndicats des Classes Moyennes Confédération Générale du Travail Confédération Générale du Travail Unifiée Confédération Nationale de la Boucherie Française Confédération Nationale du Patronat Français Centre de Recherche sur l'Histoire de l’Europe du Nord-Ouest (Lille 3) Ecole des Hautes Etudes Artisanales Ecole Professionnelle de la Boucherie de Paris Fédération Nationale des Travailleurs de l’Alimentation Institut d’Etudes Corporatives et Sociales Jeunesse Ouvrière Chrétienne Union des Anciens Combattants de la Boucherie Union des Artisans Français Union Nationale du Commerce et de l’Industrie Union Professionnelle Catholique de la Boucherie 20 PREMIERE PARTIE : LA BOUCHERIE PARISIENNE FACE AUX PREMIERES TENTATIVES LIBERALES (1776-1811) CHAPITRE PREMIER : LA BOUCHERIE PARISIENNE SOUS L’ANCIEN REGIME : COMMENT DEFENDRE SES PRIVILEGES ? La situation de la Boucherie parisienne sous l’Ancien Régime doit être évoquée si l’on veut comprendre les contraintes qui pèsent sur ce commerce au XIXe siècle. La plupart des bouchers parisiens au XVIIIe siècle sont des bouchers réguliers, qui achètent les bestiaux vivants sur des marchés, les abattent et en débitent la chair au public. Nous présenterons dans un premier temps le système de la Caisse de Poissy, c’est-à-dire l’ensemble des règlements qui régissent l’approvisionnement en bétail de la capitale. Plus les rapports entre éleveurs et bouchers se tendent, plus les partisans du libéralisme font entendre leur voix pour réclamer la suppression de la caisse de Poissy. Le débat connaît son apogée en 1776 au moment de la réforme de Turgot. Ce cadre réglementaire étant posé, nous nous pencherons sur la corporation des bouchers parisiens, en essayant de présenter ses particularités : l’anc ienneté des privilèges, la richesse de la communauté, l’attachement au catholicisme, la mauvaise réputation des garçons bouchers, la fierté de la profession… Enfin, nous aborderons le fonctionnement et les différentes luttes de la corporation. Les heurts existent au sein de la profession (d’où la nécessité de présenter « la police du métier »), avec les concurrents commerciaux (forains, charcutiers, rôtisseurs, tripiers), avec les consommateurs mais aussi avec les pouvoirs publics (nuisances des tueries, lutte contre le monopole et contre les prix abusifs, etc.). 1) L’APPROVISIONNEMENT DE PARIS EN BESTIAUX : LA CAISSE DE POISSY ET SES ALEAS a) Définition de la caisse de Poissy Qu’est-ce que la caisse de Poissy ? Reportons nous à la définition d’un dicti onnaire encyclopédique de la fin du XIXe siècle : « La préoccupation d’assurer l’approvisionnement régulier et suffisant de la ville de Paris en viande de boucherie a donné naissance, dès le XVe siècle, à des mesures administratives telles que la création de charges de jurés-vendeurs, qui relevaient de la prévôté de Paris. La fonction de ces officiers consistait à servir d’intermédiaires entre les forains et les bouchers, à fournir à ceux-ci les fonds dont ils avaient besoin, enfin à faire connaître au prévôt de Paris le prix courant du bétail, afin que l’on pût empêcher les bouchers de vendre à un prix exorbitant. Ces jurés-vendeurs devaient faire bourse commune. Ce système fut abandonné vers le XVIIe siècle. Des commissionnaires 22 particuliers, substitués aux jurés-vendeurs sous le nom de grimbelins29, créèrent au marché de Poissy une sorte de banque qui tenait tous les bouchers par des avances à gros intérêts. L’usure n’avait plus aucun frein, et un édit de 1707 dut reconstituer la Caisse de Poissy. On créa 100 offices de trésoriers qui avaient pour mission de payer comptant les achats de bestiaux aux forains et de récupérer leurs avances sur les bouchers. Ces offices furent supprimés par Turgot en 1776 ; une nouvelle expérience en fut faite de 1779 à 1791. Puis on revint à la liberté jusqu’en 1810 30 ». Les « grimbelins » sont des intermédiaires illicites contre lesquels l’administration fait peser des menaces perpétuelles. « Ils étaient en effet accusés de faire des gains énormes, bien qu’ils fissent simplement des prêts à court terme au taux dérisoire de 1%, et la concurrence qu’ils faisaient aux vendeurs officiels était telle qu’ils furent prohibés en 1684 – du moins en théorie31 ». La caisse de Poissy est donc un système de crédit ancien, contrôlé par les autorités publiques locales parisiennes, qui permet de garantir le paiement versé par les bouchers aux marchands de bestiaux32. Louis Lazare en fait remonter les origines à 135033, Armand Husson à 137534 et André Gravereau à 147735. Certaines indications chronologiques données par A. Souviron étant peu fiables, nous nous reportons à Marc Chassaigne, qui nous renseigne sur les origines de la caisse de Poissy. « Une institution officielle régit d’ailleurs toutes les transactions passées dans ces deux marchés légaux. Dès janvier 1690, au début de la guerre d’Augsbourg, Louis XIV avait créé, pour des raisons qu’on devine, 60 offices de jurés vendeurs de bestiaux. La création pourtant n’était prétendue faire qu’en « vue du soulagement et de la grande commodité du public ; l’application que nous devons aux affaires générales, ne nous empêchant pas, dit le roi, d’étendre nos soins aux besoins particuliers de nos sujets. » Les marchands désormais ne se trouveraient plus obligés de faire un long et onéreux séjour à Paris, et l’on serait enfin débarrassé des facteurs et autres particuliers peu solvables qui encombraient de leur importance le pavé des halles. Par une rencontre heureuse, l’institution nouvelle fournissait par surcroît au trésor vidé les fonds dont il était trop dégarni, mais cette considération mesquine n’a pas de place dans le préambule solennel de l’édit. Du reste des offices analogues existaient déjà dans le commerce du poisson, de la volaille et des veaux. Les jurés nouveaux devaient faire un fonds commun d’au moins 300 000 livres. Ils 29 Le terme grimbelin serait une « corruption du mot grimelin, qui signifie petit joueur, cherchant les minces profits ». Maxime DU CAMP, Paris, ses organes, ses fonctions et sa vie jusqu’en 1870 , Monaco, Rondeau Reprints, 1993, p 133. 30 A. SOUVIRON, article « Caisse de Poissy », La Grande Encyclopédie, inventaire raisonné des sciences, des lettres et des arts par une société de savants et de gens de lettres, Paris, Lamirault, 1885-1902, tome 7, p 808. 31 Jean VIDALENC, « L’approvisionnement de Paris en viande sous l’Ancien Régime », Revue d’histoire économique et sociale, volume XXX, 1952, n°2, pp 121-122. 32 Pour le système du crédit et la police des marchés aux bestiaux, on peut se reporter utilement à Bernard GARNIER, « Les marchés aux bestiaux : Paris et sa banlieue », Cahiers d’Histoire , n°3-4, 1997, pp 586-589. 33 L’origine de l’institution remonterait au roi Jean le Bon (ordonnance du 30 janvier 1350). Louis LAZARE, « Caisse de Poissy », Revue Municipale, 1856, p 1606-1607. BHVP, Per 4° 133. 34 Par lettres du 22 novembre 1375, le prévôt de Paris « réglementa la profession de vendeur et lui donna un caractère public ». En 1392, Charles VI crée « douze charges de jurés-vendeurs en titre d’office ». Les lettres patentes des 18 mars 1477 et 6 février 1479, ainsi qu’un arrêt du 18 avril 1491, renouvèlent les dispositions antérieures. Armand HUSSON, « Note sur l’institution et l’organisation de la caisse de Poissy », Recueil des actes administratifs de la Préfecture de la Seine, n°9, 1849, p 226. Archives de la Préfecture de Police de Paris, DB 400. 35 André GRAVEREAU, Histoire de la Caisse de Poissy, Paris, H. Maillet, 1953. 23 toucheraient en échange un sou par livre du prix de tous les bestiaux mangés à Paris. Les bouchers protestèrent d’abord, puis financèrent et l’utilité du factorat disparut avec leur versement. Mais, l’Europe aidant, l’usure des commissionnaires sans qualité parut à ce point exorbitante qu’il devint nécessaire de rétablir les vendeurs privilégiés en 1707 sous le titre plus sonore de conseillers du roi trésoriers à la bourse des marchés de Sceaux et de Poissy. Les offices furent encore une fois remboursés à la paix, en 171536 ». De nombreux auteurs critiquent amèrement la création de la caisse de Poissy par Louis XIV en 1690. Ainsi, en 1889, Hippolyte Monin écrit : « Louis XIV avait déclaré que la nation ne faisait pas corps en France. Elle n’avait en effet aucun moyen de consentir ou de résister légalement aux volontés du roi, et en particulier aux nouvelles impositions. Mais les corps, les individus, s’efforçaient d’échapper aux mains avides du fisc, non pas toujours par impuissance ou par égoïsme, mais pour une cause plus noble et plus obscure, le sentiment de l’oppression. Le droit national de l’impôt consenti était plus méconnu qu’oublié. C’est pourquoi la royauté a souvent recours à des voies souterraines, à des armes discourtoises, pour assurer les ressources indispensables au trésor ; elle préfère traiter avec la tourbe des fermiers et des commis plutôt que de s’adresser directement à un peuple cependant soumis et fidèle. L’histoire de la Caisse de la boucherie parisienne, dite Caisse de Sceaux et de Poissy, montre à merveille l’hypocrisie des impôts indirects sous l’ancien régime 37 ». Supprimée en 1715, la caisse est rétablie en 1743, « à cause de difficultés d’approvisionnement dues en partie à des épidémies et aux pertes endurées par les marchands du fait des bouchers insolvables38 ». Après l’édit du 23 décembre 1743, la « caisse de Poissy » est effectivement reconstituée à compter du 30 mars 174439. « C’est maintenant la caisse de la boucherie parisienne qui fait aux bouchers l’avance du prix d’achat de leurs bestiaux, payé comptant aux vendeurs. Les bouchers ont ensuite deux semaines pour s’acquitter envers la caisse, à qui les marchands versent un sou pour livre de la valeur de tous les animaux qu’ils ont vendus. Chaque marchand est tenu dès son arrivée de faire enregistrer au bureau de la caisse son nom, sa demeure et le nombre de ses bêtes. Cette déclaration, qu’il faut renouveler à chaque marché, est remise aux inspecteurs afin d’éviter toutes soustractions illégales ». « Le paiement comptant doit avoir pour effet d’attirer les marchands de préférence à Paris ; les formalités prétendent maintenir l’abondance en empêchant les fraudes. Les bouchers ne se peuvent passer des services de la caisse, mais celle-ci a le droit de prendre sur eux les informations qui lui plaisent, et, en cas de contestation, le lieutenant de police, inspecteur général des opérations, est juge de l’opportunité de faire crédit à ceux qui le sollicitent40 ». Quand le Parlement enregistre le 18 août 1755 la déclaration du 16 mars 1755 qui proroge la caisse de Poissy, il en profite « pour rappeler au fermier de la caisse la nécessité de tenir les trois registres exigés par l’édit de 1707 ». Il s’agit de trois registres « destinés à faire connaître assez exactement le mouvement de l’approvisionnement et plus encore celui des prix ». Les deux premiers registres, « affectés aux forains, reçoivent, outre le nom du 36 Marc CHASSAIGNE, « Essai sur l’ancienne police de Paris : l’a pprovisionnement », Revue des études historiques, tome 72, 1906, pp 347-348. 37 Hippolyte MONIN, L’état de Paris en 1789 : études et documents sur l’ancien régime à Paris , Quantin, 1889, p 296-297. 38 Bernard GARNIER, op. cit., p 588. 39 Pour B. Garnier, la dénomination « caisse de Poissy » semble dater de 1744. 40 Marc CHASSAIGNE, op. cit., p 348. 24 marchand, la déclaration des bestiaux amenés pour le premier, celle du nombre et du prix des animaux vendus avec le nom de l’acheteur pour le deuxième. Sur le troisième registre sont inscrites les déclarations des bouchers, particulièrement le nombre et le prix de leurs acquisitions ». Ces registres, signés par les déclarants, se contrôlent mutuellement. « Des lettres patentes du 3 mars 1767 reconduisent une nouvelle fois la caisse de crédit jusqu’à ce que Turgot fasse prévaloir la liberté du commerce et par un édit du 6 février 1776 supprime la caisse de Poissy considérée comme une entrave aux transactions commerciales41 ». Ce qui est choquant aux yeux de la plupart des commentateurs, c’est le caractère obligatoire du recours à la caisse, alors qu’il existe des bouchers qui peuvent payer comptant leurs achats. « Somme toute, sous couleur d’approvisionner P aris et de fournir des avances aux bouchers, la viande se trouvait imposée de 6% », le prix de chaque bœuf étant augmenté de 15 livres42. b) L’organisation du commerce des bestiaux à Paris au XVIIIe siècle Les statuts de la caisse de Poissy semblent donc assez instables ou du moins fluctuants sous l’Ancien Régime mais l’activité de la caisse reste la même pendant tout le XVIII e siècle, entre 1707 et 1791 notamment. Avant de continuer, nous devons rappeler le cadre général du commerce des bestiaux à Paris au XVIIIe siècle43. Pour Marc Chassaigne, le commerce de la viande, à peine moins important que celui des grains, « n’est pas moins surveillé, ni moins considérable ; Paris, sous Louis XVI, consomme déjà par an 92 000 bœufs, 24 000 vaches et 500 000 moutons. Un inspecteur et un commissaire au Châtelet sont spécialement chargés de la surveillance des marchés de bestiaux. Comme ils tirent peu de chose de l’Etat, la malveillance les accuse de s’indemniser grassement des lésineries budgétaires aux dépens des bouchers. Le lieutenant de police est seul compétent pour juger sommairement toutes contestations relatives aux achats d’animaux. Les sentences qu’il rend sont exécutoires par provision, sauf appel à la cour44 ». Le commerce du bétail est soumis aux mêmes « règles générales qui dominent le commerce des grains. Le rayon d’approvisionnement tracé autour de Paris est seulement par rapport aux bestiaux de vingt lieues au lieu de dix45. Dans cet espace les bouchers ne peuvent faire d’achat qu’aux marchés publics, sous peine de confiscation des animaux acquis en fraude et de 1 500 livres d’amende. La pratique est, il est vrai, moins sévère que la loi : des contrevenants, en 1784, ne sont punis que d’une amende bénigne de 100 livres ». « Les marchands forains ou nourrisseurs de bestiaux ne peuvent non plus les entreposer chez eux ou ailleurs pour les vendre clandestinement. Leurs achats une fois faits dans les marchés de province, ils sont tenus d’expédier tout leur bétail à Paris par le plus bref chemin sans le pouvoir pendant sa marche tenir dans les auberges afin d’en différer l’envoi. Des gens de police, dans l’arrondissement des vingt lieues, s’en vont le long des routes et saisissent tous animaux entreposés. Les bouchers ne peuvent aller au-devant des bestiaux et, 41 Bernard GARNIER, op. cit., p 588. 42 H. MONIN, op. cit., p 297. 43 La question de l’approvisionnement alimentaire de Paris au XVIII e siècle a fait l’objet d’une thèse de doctorat soutenue en 1999 et dirigée par Jean-Pierre Poussou (Paris IV). Reynald ABAD, Le grand marché : l’approvisionnement alimentaire de Paris sous l’Ancien Régime , Fayard, 2002, 1030 p. 44 Marc CHASSAIGNE, op. cit., pp 345-346. 45 Vingt lieues correspondent à 80 kilomètres. 25 s’ils les ont acquis sur place, ils les doivent quand même conduire au marché afin de les partager avec leurs confrères sous la surveillance de la police. Autrefois, faisant presque tous leurs achats dans les provinces, ils détournaient par là les marchands de venir à Paris et avaient ainsi la faculté de rançonner le public à leur gré, le cours, faute de base connue, ne pouvant être officiellement constaté. Les règles nouvelles les déterminent presque tous, au XVIIIe siècle, à ne se fournir qu’aux marchés, « et le magistrat, instruit du prix du commerce, est maître du prix de la viande au lieu qu’ils pourraient l’être autrement 46 ». Cette obligation de recourir aux marchés publics dans un rayon de vingt lieues autour de Paris est assez mal acceptée par les bouchers au début du XVIIIe siècle. En 1735, « lorsque la trop célèbre Caisse de Poissy fut réorganisée47, les membres de la communauté des bouchers se plaignirent de ne plus pouvoir fréquenter les marchés auxquels ils étaient accoutumés, à Nemours, Merville, Coulommiers, Provins, Chelles, Montargis, Senlis, Arpajon, Mormant, Chartres, Neufbourg, Bransle, Torcy, Flagy, Meaux, Saint-Denis, Chaulnes, Nangis, Yerre, Montety, Etampes et Brie-Comte-Robert48, c’est-à-dire presque exclusivement des localités situées au cœur du Bassin Parisien 49 ». Pour Bernard Garnier, « il est clair que jusqu’en 1735 les bouchers ont conservé la possibilité d’acheter ailleurs qu’à Sceaux et à Poissy, les interdits n’étant guère respectés, à l’exception probablement de la défense d’aller au devant des marchands forains 50 ». En 1723, Savary des Brulons confirme l’intense commerce des bestiaux qui existe à Nangis, à Montmorency, à Chartres ou au Neubourg51. Des foires aux vaches grasses se tiennent chaque 9 septembre à Montety, chaque 4 juillet à Nangis, chaque 29 septembre à Crécy-en-Brie52. Mais quels sont les bouchers qui vont s’approvisionner hors de Sceaux et de Poissy ? « La pratique quotidienne semble la réserver à ceux qui, possédant un fort débit et de nombreux aides peuvent s’absenter longtemps et régulièrement. S’agissant des plus importants bouchers, les quantités mises en cause peuvent être élevées. En fait, la communauté des bouchers de Paris veut se préserver une faculté, probablement plus théorique que réelle pour la majorité de ses membres, de ravitaillement direct, au moins pour les moutons et les veaux. Ravitaillement direct particulièrement important lors des crises, particulièrement intéressant pour spéculer en cas de flambée des prix53 ». Parmi les marchés obligatoires, celui de Poissy est sans doute le plus célèbre. Sans doute antérieur au XIIIe siècle, l’essor du marché aux bestiaux de Poissy a été favorisé par Saint-Louis, qui accorda divers privilèges à cette ville royale, dont le droit de tenir un marché 46 Marc CHASSAIGNE, op. cit., pp 346-347. 47 En 1735, J.-B. Hayon obtient la concession des droits de marché à Sceaux et à Poissy et les deux marchés obtiennent le monopole de l’approvisionnent de Paris. Bernard GARNIER, « Les marchés aux bestiaux : Paris et sa banlieue », Cahiers d’Histoire , n°3-4, 1997, p 581. 48 Précis du mémoire pour les syndics, jurés en charge et les maîtres de la communauté des marchands bouchers, 1735. BNF, collection Joly de Fleury, 1430, folio 32-35. 49 Jean VIDALENC, op. cit., p 119. 50 Bernard GARNIER, op. cit., p 582. 51 « Il se tient à Nangis un marché franc tous les premiers mercredi de chaque mois qui est très célèbre ; et qui après ceux de Sceaux et de Poissy fournit le plus de bœufs et de moutons aux bouchers de Paris et de ses environs ». SAVARY DES BRULONS, Dictionnaire universel de commerce, 1723, tome I, p 843. 52 Ibid., tome II, p 99-100. 53 Bernard GARNIER, op. cit., pp 582-583. 26 des bêtes de boucherie. Un premier apogée semble même atteint au XIVe siècle54. « Il est certain que l’ordonnance du 30 janvier 1350 reconnaît que des petits marchés aux bestiaux ont toujours existé dans l’étendue de la prévôté de Paris, mais leur contribution à l’approvisionnement de la capitale face à celle du marché qui se tient dans Paris ne semble pas suffisante pour qu’ils soient nommés expressément. Le prévôt de Paris, dans un règlement du 22 novembre 1375, interdit aux bouchers parisiens d’aller acheter dans ces marchés. Ils n’en perdurent pas moins, Poissy en particulier, et connaissent un net regain d’activité lorsque François Ier, pour renflouer le trésor, lève à partir de 1537 un impôt de 5% (un sou par livre) sur la vente de chaque tête de bétail au marché de Paris. Malgré les prohibitions de police, les bouchers se rendent sur les marchés de campagne. Pour tenter de rétablir l’abondance, on impose tous les bestiaux qui entrent dans la capitale s’ils ne proviennent pas de son marché. Paris se retrouve déserté, sauf pour les porcs, les bouchers prétendant que cette « subvention » constitue une révocation tacite des anciens interdits55 ». Dans la seconde moitié du XVIe siècle, les bouchers de Paris fréquentent de plus en plus le marché de Poissy. « Pour obvier aux récriminations des « Jurez-Vendeurs », intermédiaires officiels lors des transactions bouchers et marchands-forains étendent de leur propre autorité la compétence et les droits de ces officiers du marché de Paris à celui de Poissy. Enfin, un édit de 1598 aligne les impositions prélevées à Poissy sur celles de Paris. Le droit suit le fait, le marché de Poissy devenant officiel rien ne s’oppose plus à son essor, au moins pour les bovins adultes et les moutons, les veaux et les porcs continuant à venir prioritairement, en droiture, aux marchés de Paris. La brèche ainsi ouverte, d’autres foires et marchés tentent de s’y engouffrer : Montmorency, Saint-Denis, Le Bourget, Chartres, Longjumeau, Montlhéry, Houdan… Alléchés par les droits de place, quelques seigneurs essaient d’obtenir des créations de foires et marchés. La faveur royale et la réussite privilégièrent le marquis Antoine Potier de Gesvres et le Bourg-la-Reine56. Les anciennes propriétaires, les religieuses de Montmartre, obtinrent de rentrer en possession de la terre de Bourg-la-Reine57. Peine perdue, le marché fut transféré à quelques kilomètres de là, à Sceaux (lettres patentes de mai 1667)58. Malgré les récriminations des religieuses, des bouchers et de la plus grande partie des marchands forains, rien n’y fit. Les intérêts étaient trop grands, d’autant que Colbert avait acquis la terre de Sceaux le 26 novembre 1670. Son influence, la promesse d’aménager les lieux, de prélever des droits moindres qu’à Bourg-la-Reine contribuèrent à clore un procès de quatre ans59. Plus encore, la confirmation, en mai 1673, de la translation fut suivie de l’établissement d’un deuxième jour de marché le jeudi de chaque semaine. La manœuvre est claire, il s’agit de concurrencer Poissy qui se tient le vendredi. De nouveaux aménagements – pavage de la grande place, constructions d’étables et d’écuries, d’un abreuvoir, de deux hôtelleries – provoquent effectivement la désertion de Poissy par les bouchers de Paris. Vingt cinq ans plus tard, les héritiers du clan Colbert ne peuvent s’opposer aux réclamations des marchands forains de Normandie, du Perche, du pays chartrain, de l’Artois, de la Picardie, du Vexin et des Flandres, arguant une nouvelle fois de la situation 54 André GRAVEREAU, Histoire de la caisse de Poissy, 1953, p 8. 55 Bernard GARNIER, op. cit., pp 579-580. 56 Lettres patentes de juillet 1610, du 9 septembre 1610 et de janvier 1619. 57 Arrêt du Parlement du 28 janvier 1667. 58 Le transfert du marché de Bourg-la-Reine à Sceaux a été envisagé dès 1624. Jean JACQUART, La crise rurale en Ile-de-France, 1550-1670, Paris, 1974, p 403. 59 Les religieuses de Montmartre ont également été déboutées en 1686 suite à un long procès les opposant aux puissantes familles propriétaires de la Grande Boucherie de Paris. 27 intermédiaire de Poissy entre les régions productrices et la capitale. Les lettres patentes du 18 décembre 1700 fixent au jeudi, au lieu du vendredi, le rétablissement du marché de Poissy60. Avec Sceaux le lundi, ces deux marchés vont assurer presque exclusivement pour les bœufs, très largement pour les vaches grasses et les moutons, accessoirement pour les veaux et les porcs, l’approvisionnement de Paris jusqu’en 1867, date de l’ouverture de La Villette 61 ». Dans un article de 1879, Léon Biollay, inspecteur général des perceptions municipales de la Ville de Paris, revient sur la concurrence entre les marchés de Sceaux et de Poissy à la fin du XVIIe siècle, en se basant sur le Traité de la police de Delamare. « En 1673, le marché de Poissy subit une éclipse qui dura jusqu’en 1700. Des lettres patentes du mois de juillet 1610 avaient créé, au profit du marquis de Gèvres, un marché aux bestiaux à Bourg-la-Reine. En 1667, ce marché fut transféré à Sceaux. Les difficultés que ce déplacement rencontra furent levées par un arrêt du Parlement du 6 mai 1671, rendu en faveur de Colbert devenu propriétaire de la seigneurie de Sceaux. A l’origine, le marché de Bourg-la-Reine ne tenait qu’une fois par semaine, le lundi, de même que le marché de Poissy ne tenait que le vendredi. Colbert obtint, en 1673, des lettres patentes qui autorisèrent la tenue d’un second jour de marché à Sceaux, le jeudi. Cette décision fit déserter le marché de Poissy. En 1700, le tuteur des enfants mineurs du marquis de Seignelay mit en vente le marché de Sceaux. La communauté des marchands bouchers de Paris en fit l’acquisition moyennant 450 000 livres ; mais elle sollicita ou plutôt elle subit le rétablissement du marché de Poissy. Depuis cette époque, le marché de Sceaux tint le lundi et celui de Poissy le jeudi62 ». Au XVIIIe siècle, les deux principaux marchés obligatoires pour l’approvisionnement de Paris sont donc Sceaux et Poissy. « Deux marchés se tiennent, chacun une fois par semaine, à des jours différents, où sont rassemblés bœufs, vaches, veaux, moutons, brebis, chèvres, chevreaux, porcs même à partir d’une certaine date, tout le bétail enfin qu’engloutit l’appétit parisien. Quand les animaux sont rares, la police procède au partage, de façon que chaque boucher en obtienne à proportion de son débit. Les bestiaux ne peuvent être vendus que dans le marché où ils ont été amenés et s’ils n’ont trouvé acquéreur après trois jours de montre, la vente a lieu aux enchères. Les huissiers ne peuvent saisir les animaux exposés ni ceux qui sont en route. Les vendeurs ont un droit de préférence sur tous autres créanciers des bouchers, mais, par contre, ils sont garants pendant neuf jours de la santé du bétail qu’ils ont vendu63 ». Le succès de la fréquentation de Sceaux et de Poissy par les bouchers parisiens est confirmé en 1770 par Lemaire, commissaire au Châtelet64. Non seulement le monopole de ces deux marchés est réaffirmé en 1741, non seulement les facilités de crédit offertes par la caisse de Poissy ne concernent que ces deux marchés, mais de plus, les bouchers de la proche 60 « Le marché de Poissy, un instant supprimé, est rétabli par les lettres patentes du 18 décembre 1700. Les lettres de mai 1667 avaient auparavant transporté à Sceaux celui de Bourg-la-Reine, Colbert, nouveau seigneur du lieu, ayant élevé sur ses terrains les constructions requises et, malgré des améliorations notables, réduit de moitié les droits antérieurement perçus ». Marc CHASSAIGNE, op. cit., p 347. 61 Bernard GARNIER, op. cit., p 580-581. 62 Léon BIOLLAY, « Règlements du commerce de bétail dans les marchés d’approvisionnement de P aris », Revue générale d’administration , mars-avril 1879, p 264. 63 Marc CHASSAIGNE, op. cit., p 347. 64 A. GAZIER, « La police de Paris en 1770. Mémoire inédit composé par ordre de G. de Sartine sur la demande de Marie-Thérèse », Mémoires de la Société de l’histoire de Paris et de l’Ile-de-France , 1878, tome V, p 129. 28 banlieue sont contraints de s’y approvisionner exclusivement depuis 1749 65. Les deux grands marchés aux bestiaux de la banlieue parisienne, Sceaux et Poissy, ont abondamment alimenté l’inspiration des auteurs du XVIII e et du XIXe siècle, souvent friands de décrire l’agitation débordante qui marque ces lieux animés 66. Pour le XIXe siècle, nous utiliserons les descriptions vivantes d’Henry Matrot. Jean Vogt reconnaît que « les grands marchés de bétail des Portes de Paris mériteraient certes de longs développements67 ». « Poissy, c’est aujourd’hui la rein e de la viande, c’est elle qui nourrit Paris », déclare en 1769 l’auteur du Voyage de Normandie par coche d’eau , poème héroï-comique68. « Grâce à un mémoire de l’administration municipale nous connaissons bien le marché de Sceaux : « Tout porte l’empreinte de l’opulence des propriétaires des ci-devant château et parc de Sceaux qui se sont succédés depuis deux siècles ». Et d’énumérer les initiatives des De Gesnes, de Colbert, des Bourbons du Maine et Penthièvre. Nous sommes renseignés sur les activités des maquignons et commissionnaires qui fréquentent le marché de Poissy. L’an IV, Frasey, député de la Nièvre, évoque à merveille l’habileté de ces revendeurs qui « savent la quantité de bestiaux qu’il faut à chaque marché, s’arrangent pour n’y faire paraître que le nombre indispensable » et n’hésitent pas à faire faire « un mouvement rétrograde à la chaîne de bestiaux qu’ils ont sur la route depuis leurs dépôts les plus près de Paris, jusqu’aux plus éloignés69 ». Que nous aimerions connaître pour notre propos le détail des opérations des Morsalines, « de père en fils commissaires de bestiaux pour l’approvisionnement de Paris » et dont l’un se présente, l’an XII, comme interprète et commissaire des Allemands 70 ». Le bœuf, même s’il représente l’animal noble de la boucherie, n’est pas la seule viande consommée par les Parisiens. Jusqu’à la Révolution, il existait un « marché dans la plaine des Sablons, réservé aux vaches laitières de la ville71 ». Quant aux veaux, ils « ont l’honneur de posséder une halle spéciale, située sur le quai des Ormes, transférée en 1772 sur le terrain des Bernardins, ouverte en 177472. Cette branche de commerce étant prospère à Paris, Louis XIV n’eut garde de l’oublier dans sa lucrative sollicitude : 150 offices de jurés-vendeurs sont nés en 1696 des embarras du Trésor, nombre réduit l’année suivante à 60 à défaut d’amateurs. Un droit de 32 sols par bête leur est attribué, qu’en désespoir de cause la déclaration du 4 février 1698 réunit à la ferme des Aides. Il est désormais interdit à quiconque, filous et autres gagnedeniers, de s’entremettre en aucune manière, même gratuitement, dans cet utile négoce 73 ». 65 L’arrêt du Conseil d’Etat du 29 mars 1749 fait « défense aux bouchers de Paris, Châtres, Saint-Germain, Nanterre, Argenteuil, Versailles, Clamart, Châtillon et autres lieux des environs de Paris d’acheter des bestiaux ailleurs que dans les dits marchés (Sceaux et Poissy) ». Bernard GARNIER, op. cit., p 583. 66 La fascination exercée par le marché aux bestiaux de Poissy trouvera un équivalent au début du XXe siècle avec l’atmosphère inégalable qui régnait à la Villette, tant aux abattoirs que sur le marché aux bestiaux. 67 Jean VOGT, « Quelques aspects du grand commerce des bœufs et de l’approvisionnement de Strasbourg et de Paris », Francia, 1987, tome 15, p 284. 68 Edmond BORIES, Histoire de la ville de Poissy, Paris, 1901. 69 Jean Vogt retrouve ce thème lors de l’enquête de 1810 sur le commerce du bétail : « Le marchand ralentit ou précipite la marche des bestiaux suivant les avis qu’il reçoit de ses associés sur les marchés de Sceaux et de Poissy ». AN, F10/510. 70 Jean VOGT, op. cit., p 284. 71 Jean VIDALENC, op. cit., p 118. 72 Le marché aux Veaux a été « reconstruit en 1774 sur l’emplacement des Bernardins par Lenoir ». Bertrand LEMOINE, Les Halles de Paris, L’Equerre, 1980, p 42. 73 Marc CHASSAIGNE, op. cit., pp 352-353. 29 Contrairement au négoce des bœufs, des moutons et des porcs, pour lesquels les marchés de la banlieue prennent toujours plus d’importance, « les transactions sur les veaux seront et resteront longtemps un quasi-monopole parisien. L’ancienneté de ce marché, établi au voisinage de la Grande Boucherie, est des plus floue mais ne saurait être antérieure au XVe siècle. Il est certain qu’au XVI e siècle, et jusque dans les années 1640, celui-ci se tient toujours sur la place située « au bout du pont Notre-Dame qui en a retenu le nom de VieillePlace-aux-Veaux74 ». Celle-ci, amputée par la construction du quai de Gesvres (achevée en 1644), ne suffit plus et le marché aux veaux émigre pour 130 ans vers le quai des Ormes. Exactement jusqu'à la fin de mars 1774 où il s’installe dans l’enclos dit «le marais des Bernardins » où ont été construites des halles spéciales (lettres patentes d’août 1772 et du 8 mars 1774)75 ». A partir du XVe siècle, les moutons possédèrent leur propre marché, qui se tenait « au delà du vieux Louvre, sur le bord de la Rivière, proche d’une Tour, que l’on nommait la Tour du Bois ». La construction d’une nouvelle enceinte en 1633 en im pose le transfert. « La vente des agneaux ayant été par hasard rendue libre, les rôtisseurs au XVIIe siècle en avaient fait une telle consommation « qu’il menaçait de ne plus rester de moutons ». Pour sauver les précieux cavicornes, l’arrêt du Conseil du 28 mars 1676 permet de vendre seulement les agneaux de moins de deux mois, permission que des arrêts prudents restreignent à la période de Noël à la Pentecôte, et dans l’étendue des dix lieues de Paris, ville royale et gourmande. La vente pour la boucherie est interdite en province et seuls demeurent licites les échanges entre laboureurs pour garnir leurs troupeaux76 ». Jusqu’au début du XVII e siècle, avant que Sceaux et Poissy n’obtiennent un agrément officiel, « la réglementation royale tente d’imposer le m onopole de ces marchés parisiens pour le ravitaillement de la capitale en interdisant aux marchands forains d’exposer ailleurs leurs bestiaux et en contraignant les bouchers à s’y approvisionner en priorité, particulièrement en leur défendant d’acheter ailleurs à sept lieues [28 km] à la ronde 77. Le rappel constant de ces prohibitions fait douter du respect d’une réglementation battue en brèche, au moins dès le XVIe siècle, par l’habitude prise par les bouchers d’aller se ravitailler en bovins et en moutons aux marchés de « campagne » et particulièrement à Poissy78 ». c) Les interventions des autorités face à la pénurie de bestiaux Pendant les périodes de crise alimentaire, les autorités prennent des mesures spéciales. « Normandie, Limousin, Angoumois, Bourgogne, etc. sont en effet loin de suffire à un ravitaillement régulier de Paris en bœufs. Au cours du XVIII e siècle, les arrivages de bêtes allemandes et suisses, sans parler d’apports plus lointains encore, prennent souvent une grande importance, surtout en période de crise79 ». Marc Chassaigne décrit bien ces mesures exceptionnelles : « La police nourricière, aux époques de disette, vend de la viande comme du 74 Nicolas DELAMARE, Traité de la police, 1729, volume I, p 1000. 75 Bernard GARNIER, « Les marchés aux bestiaux : Paris et sa banlieue », Cahiers d’Histoire , n°3-4, 1997, p 578. 76 Marc CHASSAIGNE, op. cit., p 353. 77 B. Garnier note que l’apparition de ces contraintes semble dater de l’ordonnance du 30 janvier 1350. 78 Bernard GARNIER, op. cit., p 579. 79 Jean VOGT, « Quelques aspects du grand commerce des bœufs et de l’approvisionnement de Strasbourg et de Paris », Francia, 1987, tome 15, p 284-285. 30 pain. En 1724, le prix de la viande s’étant élevé à 14 sols la livre, Ombreval établit quatre boucheries dans Paris où on la donne à 7 sols, mais « à la vérité, c’est de la viande qui n’est bonne que pour le peuple80 ». En 1740, le marquis d’Argenson se plaint d’un achat de 20.000 bœufs ordonné par le lieutenant de police. En 1767, Sartine écrit à Turgot, intendant de Limoges, pour lui demander des renseignements sur l’augmentation, prétendue par les marchands, du prix du bétail, son dessein étant de contrôler leurs déclarations avant d’importer des bœufs de Suisse pour assurer l’approvisionnement de Paris 81. En 1770, des émissaires s’en vont en Suisse encore et en Allemagne proposer des primes aux négociants audacieux. Le public en général approuve ces efforts, que la police croit de son devoir d’accomplir. En 1785, la disette de fourrage a causé l’abatage d’un grand nombre de bœufs et de vaches, « en sorte que M. Lenoir est aux expédients pour faire fournir de ce bétail les marchés de Sceaux et de Poissy82. Jamais peut-être administrateur n’a eu autant d’occasion de montrer son intelligence et son activité ». Une compagnie se forme pour effectuer les achats 83 nécessaires, dissoute l'année suivante ». Pour Jean Vogt, la première intervention de l’administration dans les achats de bestiaux fait suite à l’épizootie de 1714. Le négociant Deutscher est chargé d’acheter à l’étranger une dizaine de milliers de bœufs « tant gras que maigres ». Il fait venir de nombreux bovins des environs de Belgrade. « A partir de juin 1715, c’est par troupeaux de 250, puis de 200 bêtes par semaine que ces bœufs parviennent en France, par Strasbourg. Fort à propos, une baisse du prix de la viande survient à Paris. Au total, 2000 de ces « bœufs hongrois sont mis en vente tant sur la route d’Alsace, à Paris qu’au marché de Poissy. D’autres sont expédiés en Suisse et en Italie où ils se vendent infiniment mieux qu’à Paris 84 ». Le recours aux bœufs hongrois n’est pas une nouveauté en Occident : « ce commerce est anciennement attesté, puisqu’on a de solides indices sur le trafic bovin le long du Danube à partir du XIIIe siècle », la demande émanant alors des grands centres urbains consommateurs de viande comme Venise, Cologne ou Nuremberg85. « L’approvisionnement de Paris ne cesse de susciter des inquiétudes. En 1720, Deutscher est pressenti une nouvelle fois, en vain. En 1724, il est consulté au sujet des possibilités d’importations massives de bœufs étrangers. L’entreprise s’annonce difficile. En effet, décrit Deutscher, « le bœuf gras est rare partout et l’on aura de la peine d’en trouver en Suisse et en Allemagne pour être à Paris depuis Pâques jusqu’à la fin mai ». Franconie et Forêt-Noire pourraient fournir quelques centaines de bœufs : « si l’on peut trouver 500 bœufs tant gras que maigres, ce sera tout ». Encore convient-il d’opérer discrètement. Le meilleur moyen, ajoute Deutscher, serait de « donner une commission à un homme sage de Strasbourg lequel peut envoyer un homme pour acheter ce que l’on pourrait trouver en Franconie ». A un tel commissionnaire, il faudrait laisser toute latitude, « tant pour le prix de l’achat que pour tous les frais ». Voici d’ailleurs un personnage tout désigné pour pareille entreprise : Wurtz, l’homme de l’équipée de Belgrade. La Suisse offre certes quelques possibilités, mais il 80 Ombreval est prévôt de Paris au début du XVIIIe siècle. 81 Sous Louis XV, Antoine de Sartine, comte d’Alby, est le célèbre lieutenant général de police de Paris (17591774), qui améliora l’hygiène, l’éclairage, le ravitaillement et la sécurité de la capitale. Attaqué par Necker, il fut disgracié en octobre 1780. 82 Jean-Charles Pierre Lenoir (1732-1807) a été lieutenant général de police pendant les dix premières années du règne de Louis XVI (1774-1785). 83 Marc CHASSAIGNE, op. cit., p 353. 84 Jean VOGT, op. cit., p 285. 85 Madeleine FERRIERES, Histoire des peurs alimentaires, Seuil, 2002, p 242. 31 convient de faire preuve de prudence, pour prévenir à la fois une hausse et l’interdiction des exportations. Voici d’ailleurs des hommes de confiance : « Melchior Müller et fils à Bâle, banquiers ». Si les suggestions de Deutscher ne sont pas suivies, elles éclairent cependant les aspects commerciaux86 ». « En 1724, les « achats d’inte rvention », pour utiliser un terme moderne, sont confiés à d’autres, moins sceptiques, semble-t-il, que Deutsche. Bouquet fait travailler un réseau d’acheteurs en France même et en Suisse, non sans difficultés. Les opérations commencent en Bresse et en Franche-Comté, notamment aux foires de Louhans, Romenay, Lons-le-Saunier, Sellières et Vesoul, où des bœufs étrangers sont offerts à la vente. A Sellières, les acheteurs de Bouquet se heurtent cependant à la concurrence des maquignons lorrains, strasbourgeois et allemands87 ». « Esprit sceptique, Deutscher ne cesse d’ailleurs de mettre en doute l’inspiration et l’efficacité de telles interventions. Plutôt que d’incriminer l’insuffisance des approvisionnements, il attire l’attention sur la mauvaise organisation du marché et les problèmes de financement. Faisant le point, il écrit en 1724 : « Les bouchers ont toujours fait crier le public… Les ministres se sont donné des mouvements pour les ranger, mais j’y ai vu peu de succès ». Comme à Strasbourg, spéculation et chantage menacent de temps à autre l’approvisionnement de Paris. Voici, en 1724, un propos significatif : « Il y a des marchands… qui menacent de ne pas faire arriver les bœufs qu’ils ont fait acheter dans les foires de prince88 ». Si l’on suit toujours Jean Vogt, les achats de bestiaux en provenance d’Europe centrale à destination de Paris semblent disparaître après 1725. « De 1725 aux années qui précèdent la révolution, nous ignorons dans quelle mesure Paris continue de participer au grand courant Est-Ouest, pièce maîtresse de cet essai. A tout hasard, notons que l’abbé Pluche ne parle, à propos des marchés de Sceaux et de Poissy, que des énormes bœufs des Flandres, d’Auvergne et de Normandie, sans la moindre allusion à leurs congénères de Suisse ou d’Allemagne. Une fois de plus, il est question de ces derniers à propos d’achats d’intervention. Vers 1785, une crise d’approvisionnement conduit à la formation d’une société chargée d’importer des bœufs de Suisse et d’Allemagne. Cette compagnie laisse un mauvais souvenir, nous dit Sauvegrain en 1806, surtout en raison du coût élevé de ses opérations89 ». Il faut savoir que l’élevage hongrois est en déclin à la fin du XVIII e siècle. Jean Vogt note qu’à plusieurs reprises, « les bœufs venus de Hongrie sont rendus responsables d’épizooties qui sévissent en Allemagne et en France ». C’est donc assez logique que l’Allemagne du Sud soit désormais « la grande région productrice de bœufs de qualité. Vers la fin du XVIIIe siècle, les voyageurs ne cessent d’insister sur l’importance de ce courant commercial. En 1787, Storch signale que certaines semaines des mois d’été 200-300 bœufs prennent le chemin de Paris. En particulier, le commerce des bœufs contribue plus que jamais à la prospérité de la Franconie90 ». Ces arrivages massifs et réguliers de bœufs allemands sont attestés au moins jusqu’à la monarchie de Juillet, malgré une législation douanière plutôt protectionniste. 86 Jean VOGT, op. cit., p 285. 87 Jean VOGT, op. cit., p 286. 88 Jean VOGT, « Quelques aspects du grand commerce des bœufs et de l’approvisionnement de Strasbourg et de Paris », Francia, 1987, tome 15, p 286 89 Jean VOGT, op. cit., pp 287-288. 90 Jean VOGT, op. cit., pp 291-292. 32 Avec précaution, Jean Vogt note que « certains marchands allemands conduiraient eux-mêmes leurs bêtes à Paris. Un voyageur croise ainsi des maquignons et leurs bœufs à la Maison Duval près de Bar-le-Duc ». Mais il reconnaît que de nombreuses questions restent sans réponse : « Quels sont leurs arrangements le long de la route ? Quel est leur personnel ? Quels sont leurs rapports avec les commissionnaires qui les attendent à leur arrivée à Paris91 ? ». Si nous ne connaissons pas les relations entre les marchands allemands et français, nous pouvons par contre évoquer les conflits fréquents entre les bouchers de Paris et les marchands de bestiaux. d) Les rapports tendus entre les bouchers et les herbagers Au XVIIIe siècle, le marchand de bestiaux est parfois appelé « forain92 ». Il faut clarifier la notion de « forain », car ce terme change de sens selon les époques. Au XIXe siècle, les « forains » sont des colporteurs de viande, des bouchers de la banlieue qui viennent vendre de la viande sur les marchés parisiens certains jours de la semaine, en respectant certaines règles. De nombreuses rivalités et luttes exploseront d’ailleurs à partir de 1791 car les forains de la banlieue sont des concurrents déloyaux aux yeux des bouchers « réglementés » de Paris. Mais, sous l’Ancien Régime, le forain se confond souvent avec l’herbager ou le marchand de bestiaux. Pour mieux comprendre qui sont les marchands de bestiaux qui traitent avec les bouchers de Paris, citons Hubert Bourgin : « Dans l’état normal du métier, le boucher s’approvisionne directement de bétail auprès du producteur. Or le producteur, pour Paris, à la fin du XVIIIe siècle, ce n’est plus l’éleveur, c’est le marchand de bestiaux, dont le commerce propre s’est organisé, et constitué en monopole. Il y a deux catégories de marchands de bestiaux. En premier lieu, les herbagers, dont l’industrie consiste dans l’achat et l’engrais des bestiaux, qu’ils fournissent ensuite au marché parisien. Un mémoire de 1790 relate l’usage des herbagers de Normandie d’engraisser pour le marché de Poissy, c’est-à-dire pour Paris, des bœufs du Poitou, du Maine, etc… Cet usage était général et ancien. En second lieu, les marchands de bestiaux étrangers, dont l’industrie, au début de la Révolution, fournissait un appoint important à l’approvisionnement de la boucherie. Ces marchands de bestiaux se servaient, pour leur commerce, de « facteurs commissionnaires » sur la place de Paris93 ». « Les rapports entre les vendeurs et les acheteurs de viande sur pied, c’est-à-dire entre les marchands de bestiaux et les bouchers, étaient subordonnés aux mesures réglementaires de l’administration. Aux marchands de bestiaux elle imposait et garantissait protection pour assurer, par leur commerce, l’approvisionnement de Paris : à cette fin, l’avance du montant de leurs ventes leur était faite par une caisse de garantie, la caisse de Poissy, établie et développée par des règlements successifs. Dans les transactions entre les bouchers et les marchands de bestiaux, la Caisse devrait servir d’intermédiaire, de banquier. Les premières difficultés, au début de la Révolution, résultèrent, non d’accidents politiques ou économiques, mais de la complexité accrue des opérations commerciales. La fonction nouvelle et distincte d’intermédiaires entre les éleveurs et les bouchers comportait, pour les herbagers, certaines 91 Jean VOGT, op. cit., p 295. 92 Pour une présentation sociologique des marchands de bestiaux au XVIIIe siècle, nous renvoyons à Reynald ABAD, op. cit., pp 175-184. 93 Hubert BOURGIN, L’industrie de la boucherie à Paris pendant la Révolution , Paris, Leroux, 1911, p 25. 33 conditions défavorables94... » Il ne faut pas attendre 1789 pour que les herbagers se plaignent auprès des pouvoirs publics des inconvénients de la caisse de Poissy. Ainsi, en 1755, alors que le « bail » de la caisse expire suite à son rétablissement en 1743, 69 herbagers et marchands de bestiaux signent une « pétition » qui demande la suppression de la caisse de Poissy95. Jean Vidalenc précise que les signataires de la pétition sont autant des particuliers que des entreprises. « Il s’agissait parfois d’herbagers, centralisant les bêtes à engraisser et les acheminant progressivement, mais après que les éléments du troupeau fussent devenus leur propriété depuis plusieurs mois. C’était le cas le plus fréquent pour les Normands, qui amenaient chaque année quatre à cinq cents bœufs de 35 à 40 lieues, c’est-à-dire au moins du pays d’Auge 96. Il faut cependant mentionner ici, comme une exception, le trafic spécial qui se faisait au XVIIIe siècle, dans le pays de Bray, indépendamment de celui des beurres et fromages, déjà célèbres : les herbagers y engraissaient, dans les prairies fauchées, à côté des quelques bœufs de la région, de vieilles vaches laitières de dix ou douze ans, qu’ils dirigeaient ensuite vers les tueries des bouchers parisiens. A côté des marchands de bestiaux travaillant isolément, existaient des compagnies, qui s’étaient formées surtout, semble-t-il, dans les régions de l’Est, et plus encore au sud de la Loire, dans « les pays de métayers et de nourrisseurs, n’ayant que de quatre à dix bœufs, qui ne deviennent gras qu’un à un ». Elles procédaient à des achats dans les foires de la province entière, puis acheminaient vers Sceaux et Poissy des masses de bétail assez importantes97 ». Résumons les revendications des 69 signataires de la pétition de 1755 contre la caisse de Poissy : il existe entre 200 et 300 bouchers de campagne. La caisse ne paie pour aucun et cependant les marchands forains, qui sont obligés de faire crédit, sans quoi leur commerce n'irait point, paient également le sol pour livre du prix des marchés qu'ils font, comme pour ceux pour lesquels on paie à la caisse et par cette raison la plupart des marchands forains, au lieu de remporter de l'argent, pour le prix de leur marchandise, sont au contraire souvent obligés d'en emprunter pour payer le sol pour livre à la caisse. Les faillites des forains sont fréquentes à cause de bestiaux non payés. Les fermiers s'enrichissent. Le forain demande crédit à l'herbager : la« confiance se trouve perdue ». L'herbager nourrit moins de bestiaux, le forain s'en charge d'une moindre quantité, les marchés les plus abondants ne sont plus si garnis que l'étaient les faibles avant cet établissement; la cherté s'y met, le boucher, le forain, l'herbager se ruinent et les herbages, faute d'être chargés de la quantité de bestiaux qu'ils devraient porter, dépérissent au préjudice et à la perte des propriétaires. Avant la caisse, c'est la bonne foi et les lettres de change qui avaient cours. « Le commerce était libre, tout le monde était content ». Par exemple, pour un forain qui fait un commerce hebdomadaire de 1000 livres, 60 livres sont payées à la caisse. Sur quatre mois (16 semaines), 1000 livres sont parties pour la caisse. Ainsi il faut qu'à la fin de chaque année il ait 3000 livres de gain pour pouvoir 94 Ibid., p 26. 95 Mémoire pour les marchands forains de bestiaux et herbagers au sujet de la bourse de Sceaux et de Poissy, 1755. BNF, collection Joly de Fleury, 310 folio 40. 96 Observations de la communauté des marchands bouchers très intéressantes pour le bien public. BNF, collection Joly de Fleury, 310 folio 200. 97 Jean VIDALENC, op. cit., p 123. 34 seulement retirer ses fonds, sans avoir eu aucun bénéfice98. Il apparaît clairement dans cette pétition de 1755 que les marchands de bestiaux veulent empêcher un nouveau bail de prolongement de la caisse de Poissy. Les herbagers justifient leur demande de suppression de la caisse de Poissy par le fait que le commerce de la boucherie en banlieue fonctionne très bien sans le système pesant de la caisse obligatoire. Et ils se plaignent aussi de la charge financière que représente la caisse de Poissy. N’oublions pas que la caisse est une source de revenus non négligeable pour la municipalité de Paris. Ce qui est paradoxal en 1755, c’est que les bouchers de Paris sont également mécontents du fonctionnement de la caisse de Poissy, alors que cet organisme financier a été organisé théoriquement en leur faveur, pour garantir leurs achats de bestiaux. Résumons les réclamations des bouchers de Paris dans une autre pétition de 1755 : un marchand de bestiaux qui amène dans les marchés 1000 livres de bestiaux pendant un an (45 semaines) paye 2250 livres par an par la retenue du fermier de 50 livres toutes les semaines, plus 4 sols pour livre du droit. Les conséquences sont multiples: le paiement comptant diminue ; la liberté du crédit disparaît ; le nombre de faillites d’herbagers augmente ; le problème des bouchers de campagne (environ 300) reste posé car la caisse ne paie pas pour eux ; et le délai de trois semaines est trop court pour les bouchers pour rembourser le fermier, car les bouchers attendent longtemps (trois à six mois, parfois un an) les paiements des fournitures de viande aux nobles, couvents, collèges et pensions publiques. D’autre part, les avances des bouchers sont considérables: les veaux à Paris sont payés comptant ; les droits d'entrée, les frais de garçons et de maison sont payés comptant ; et l'approvisio nnement est nécessaire une semaine à l'avance. Toujours selon les bouchers, le fermier est trop sévère: il utilise des « voies odieuses et plus rigoureuses les unes que les autres pour faire rentrer les deniers », comme par exemple les emprisonnements, les saisies-exécutions ou les saisies-arrêts par les garnisons de suisses. Le fermier refuse le crédit pour les bouchers insolvables (après un non-remboursement après trois semaines) et il fixe des quotas d'achat de bestiaux aux gros bouchers, ce qui revient à un refus de crédit. Les objections du fermier sont les suivantes: les vendeurs de bestiaux sont satisfaits de la caisse ; seuls les bouchers fortunés se plaignent ; les marchés sont mieux fournis (l'argent est distribué dans les provinces) et la viande ne manque pas ; le nombre des étaux à Paris augmente et il n'y a plus de contestation entre les bouchers et les vendeurs de bestiaux. Finalement, les revendications des bouchers portent sur quatre points : la suppression de la caisse de Poissy ; la réduction de moitié des droits du fermier ; le paiement de tous les marchands de bestiaux sans distinction et accorder le crédit sans limite ; et la création d’un crédit de 8 semaines pour rembourser les sommes payées par la caisse99. En définitive, malgré cette double pression venant des herbagers et des bouchers de Paris, le pouvoir royal décide de prolonger les activités de la caisse de Poissy pour 12 ans et la caisse sera reconduite dans ses prérogatives jusqu’en 1791 100. Les revendications des 98 Mémoire pour les marchands forains de bestiaux et herbagers au sujet de la bourse de Sceaux et de Poissy, 1755. BNF, collection Joly de Fleury, 310 folio 40. 99 Mémoire pour les marchands bouchers au sujet de la Caisse de Sceaux et de Poissy, 1755. BNF, collection Joly de Fleury, 310 folio 112. 100 Dans une déclaration de 1755, le roi Louis XV ordonne que l’établissement de la caisse de crédit qui gère les marchés de Sceaux et Poissy soit continuée pendant douze ans à partir du 4 mars 1756. BNF, collection Joly de Fleury, 310 folio 46. 35 bouchers et des herbagers sont partiellement entendues par le Parlement de Paris car un règlement de 1756 rappelle que la caisse de Poissy doit faire crédit aux « bouchers des faubourgs et hors la ville » et à tous les bouchers solvables, la liste des bouchers insolvables étant présentée dans un état présenté par le fermier au lieutenant général de police de la ville de Paris101. e) Les agronomes contre les bouchers ? Le développement des idées libérales est un trait marquant du XVIIIe siècle, autour des physiocrates (Quesnay, Dupont de Nemours, Turgot) ou des penseurs du cercle de Vincent de Gournay102. De nombreux notables férus d’agronomie soutiennent les idées neuves des Lumières et aspirent à plus de libertés, notamment pour rentabiliser et rationaliser l’élevage. André J. Bourde indique très bien que les agronomes du XVIII e siècle ne s’intéressent pas seulement à la question des grains mais aussi à celle de la viande. « Ils en ont décrit la production, le commerce et les possibilités d’accroissement des quantités et d’amélioration des qualités 103 ». Ainsi, Henri Léonard Bertin, contrôleur général des finances en 1759 et en 1774, « ministre agronome » entre 1763 et 1780, soutient la création de la première école vétérinaire d’Europe à Lyon en 1762 – puis à Paris en 1765 104 – par Claude Bourgelat, tout en luttant contre le droit de parcours et la vaine pâture105. Ces deux mesures font partie du même projet : mettre en place des conditions favorables aux éleveurs « modernes » qui désirent appliquer des méthodes scientifiques pour améliorer les races, pour soigner le bétail et pour l’élever sans les contraintes surannées des règles de pacage communautaire héritées du système féodal. Les bouchers parisiens défendant avec obstination les usages anciens, notamment le droit de parcours pour les bestiaux entre les marchés de Sceaux et de Poissy jusqu’à Paris, ils se trouvent donc en opposition directe avec les agronomes libéraux. De même, si la science vétérinaire émerge lentement et revendique bientôt un statut scientifique et une supériorité face aux contrôles empiriques effectués par les langueyeurs de porcs et les inspecteurs de la Boucherie, les disciples de Bourgelat se trouveront rapidement parmi les ennemis, ou du moins des concurrents gênants, des bouchers106. A partir de 1750, les maladies spécifiques touchant les chevaux, les moutons et les bovins commencent à être étudiées de façon plus rigoureuse et la zootechnie moderne sort des limbes107. Quand Bourgelat créé l’école vétérinaire de Lyon en 1762, les élèves sont aussitôt 101 Arrêt de la Cour du Parlement portant règlement pour la caisse de crédit des marchés de Sceaux et Poissy, 6 février 1756. BNF, collection Joly de Fleury, 310 folio 64. 102 Pour l’approche normative et conceptuelle du libéralisme économique au XVIII e siècle, on peut consulter Loïc CHARLES, La liberté du commerce des grains et l’économie politique française (1750-1770 ), Thèse de Doctorat en science économique, Paris I, 1999. 103 André J. BOURDE, Agronomie et agronomes en France au XVIIIe siècle, SEVPEN, 1967, tome II, p 767. 104 Il s’agit de l’école vétérinaire de Maisons-Alfort. Une troisième école vétérinaire sera créée à Toulouse en 1828. Il faut lire les pages consacrées à l’œuvre de Bourgelat dans Ronald HUBSCHER, Les maîtres des bêtes : les vétérinaires dans la société française (XVIIIe-XXe siècle), Odile Jacob, 1999, p 28-43. 105 André J. BOURDE, op. cit., tome II, pp 1151-1153. 106 Sur la « mise au chômage » des langueyeurs de porcs au début du XIXe siècle, je renvoie à Madeleine FERRIERES, Histoire des peurs alimentaires du Moyen Age à l’aube du XX e siècle, Seuil, 2002, p 383. 107 Sur la naissance de la zootechnie au XVIIIe siècle, on peut consulter André J. BOURDE, op. cit., tome II, pp 746-769. 36 invités à se pencher sur l’épidémie de peste bovine et de morve qui touchait le Dauphiné 108. Comme le souligne André Bourde, « l’intérêt de cette entreprise et la publicité faite par Bourgelat autour d’elle engagèrent les autorités à réclamer régulièrement l’aide de ces nouveaux spécialistes109 ». La science vétérinaire naissante revendique donc une place nouvelle. Bourgelat publie d’ailleurs « avec emphase » les résultats des praticiens formés dans son école110. Quand Turgot devient intendant de la généralité de Limoges en 1761, il comprend très vite l’utilité des écoles vétérinaires pour rationaliser l’élevage, qui constitue l‘une des principales richesses du Limousin. « Très influencé par le modèle physiocratique de ses amis Gournay, Quesnay et Dupont de Nemours », Turgot « dirige tous ses efforts vers un renouveau de l’agriculture 111 ». En 1763, il demande à Bertin « l’autorisation de fonder un établissement à Limoges, projet dont il s’était préalablement ouvert à Bourgelat ». Le projet prend du retard à cause d’obstacles financiers et de la mauvaise volonté de Bourgelat. L’école vétérinaire de Limoges ne fonctionne qu’entre 1766 et 1768, le poids financier étant trop lourd pour la généralité et Bourgelat – occupé à fonder l’école d’Alfort – n’apportant pas l’aide attendue pour l’encadrement de l’établissement 112. Cette tentative menée par Turgot illustre parfaitement la concurrence nouvelle qui plane sur les bouchers, qui devraient pourtant se réjouir des efforts menés pour améliorer la qualité du cheptel et mettre fin aux épizooties. A partir de 1770, une épidémie de typhus venue des Pays-Bas arrive en France. En 1774, la maladie est généralisée (sauf en Bretagne), afflige principalement le Sud-Ouest et fait périr 150 000 bestiaux jusqu’en 1777. Devenu contrôleur général des Finances en 1774, Turgot prend des mesures courageuses face à cette épizootie. « En 1775 et 1776, pendant l’épidémie répandue sur les bestiaux, M. Turgot forcé de signer l’ordre d’égorger tous les animaux qui en étaient atteints ou menacés s’occupa des moyens d’arrêter les ravages de l’épizootie. Et, pour y parvenir, voulant attacher à la théorie de leur traitement des personnes de l’art, il établit une commission composée d’un certain nombre de médecins sous la direction du Contrôleur général113 ». En marge de la Faculté et de l’école d’Alfort, cette « commission remplit remarquablement sa tâche et se constitua bientôt en Société de médecine rendue par la suite à de purs travaux de médecine humaine quand les activités d’Alfort et de Lyon furent officiellement définies en 1784 114». Le contexte d’amélioration agronomique est donc très favorable au développement de l’art vétérinaire, soutenu par « quelques personnalités puissantes115». L’œuvre de Turgot ne se limite pas à cela : il lance en 1776 une expérience économique tout à fait révolutionnaire, qui remet radicalement en cause le système de la caisse de Poissy. 108 Ronald HUBSCHER, op. cit., p 33. 109 André J. BOURDE, op. cit., tome II, p 888. 110 Ibid. 111 Ronald HUBSCHER, op. cit., p 36. 112 Ibid., pp 36-37. 113 Victor-Donatien MUSSET-PATHAY, Bibliographie agronomique ou dictionnaire raisonné des ouvrages sur l’économie rurale et domestique et sur l’art vétérinaire , Paris, L. Colas, 1818, p 427. 114 André J. BOURDE, op. cit., tome II, p 891. 115 Ibid. 37 f) L’expérience libérale de Turgot (1776-1779) Avec l’avènement de Louis XVI en 1774, Turgot devient contrôleur général des Finances et lance une vaste expérience « libérale » de déréglementation économique, avec la suppression des douanes intérieures et une tentative de libéralisation du commerce avec la disparition des maîtrises et jurandes116. La logique voudrait donc que la caisse de Poissy soit rapidement supprimée. Les adversaires de l’institution reprennent leur plume et publient à nouveau des pétitions pour réclamer la suppression de la caisse de crédit. Pour Bernard Garnier, « il est certain que les bouchers riches protestaient depuis longtemps contre l’obligation d’emprunter 117 ». Ainsi, dans le virulent mémoire de l’abbé Baudeau en 1776, on peut lire : « Cette caisse n'est au fond qu'un véritable impôt nullement profitable au roi mais très onéreux soit à la ville de Paris et à ses environs soit aux propriétaires, fermiers et négociants en détail des provinces nourricières118 ». Marc Chassaigne résume ainsi la situation : « La caisse est bientôt l’objet des plus véhémentes attaques. Née d’un besoin d’argent, on l’accuse, sous couleur d’intérêt général, de faire peser sur la consommation un impôt qui atteint au moins 6% de la valeur de la viande. Le prix de chaque bœuf est par elle augmenté de 15 livres. Turgot le supprime à la fin par un édit flétrissant qui convertit et modère les droits sur la viande. La perception en a lieu ouvertement aux barrières et se fait au nom de l’Etat. Les transactions deviennent libres 119». En février 1776, Louis XVI supprime la caisse de Poissy120. La mesure est justifiée ainsi : le roi augmente les impôts pour soutenir la guerre. En 1690, 60 offices de jurésvendeurs de bestiaux ont été créés puis supprimés. En 1707, 100 offices de conseillerstrésoriers de la bourse des marchés de Sceaux et de Poissy ont été créés. Suite à une nouvelle guerre en 1743, on instaure un droit d'un sol pour livre de la valeur des bestiaux destinés à l'approvisionnement de Paris. Ce droit est affermé et prorogé par lettres patentes en 1755 et en 1767. Depuis 1747, un droit de 4 sols pour livre en sus est touché. La caisse est supprimée en 1776. Des droits d'octroi à l'entrée de Paris sont créés pour suppléer la diminution des ressources. La caisse et la bourse sont supprimées : les édits de 1743, 1755 et 1767 sont abrogés. La caisse devient un simple organe de prêt. L’expérience de 1776 semble une véritable période de liberté commerciale 121 car l’édit de février 1776 « donne au commerce une liberté que, jusque-là, on avait cru devoir contenir dans de justes limites ; il laisse aux bouchers et aux forains la faculté de stipuler entre eux tel crédit que bon leur semblera ; il permet en outre, à quiconque le voudra, de prêter, aux conditions qui seront réciproquement et volontairement acceptées, leurs deniers aux bouchers 116 Le sociologue Robert Castel donne des commentaires intéressants sur l’expérience libérale de Turgot. Pour lui, « la véritable découverte que promeut le XVIIIe siècle n’est pas celle de la nécessité du travail, mais celle de la nécessité de la liberté du travail. Elle implique la destruction des deux modes d’organisation du travail jusque-là dominants, le travail réglé et le travail forcé. L’œuvre de Turgot est à cet égard exemplaire ». Robert CASTEL, Les métamorphoses de la question sociale : une chronique du salariat, Fayard, 1995, p 176. 117 Bernard GARNIER, op. cit., p 588. 118 Mémoire sur la caisse de Poissy, 1776. BNF, collection Joly de Fleury, 1430, folio 187. 119 Marc CHASSAIGNE, op. cit., p 349. 120 Edit du roi supprimant la caisse de Poissy, 9 février 1776. BNF, collection Joly de Fleury, 1430 folio 211. 121 On peut consulter l’article de Steven KAPLAN, « 1776 ou la naissance d’un nouveau corporatisme », in Steven KAPLAN et Philippe MINARD (dir.), La France, malade du corporatisme ? XVIIIe-XXe siècles, Belin, 2004, pp 53-80. 38 qui croiraient en avoir besoin pour leur commerce122». Hippolyte Monin insiste sur le caractère novateur, presque iconoclaste, de la décision de Turgot. « C’était la troisième suppression, et ses ennemis ne pouvaient guère lui en faire un crime. Mais il fit autre chose de plus grave : il en dénonça les abus, il en fit voir le véritable objet en de tels termes qu’il n’était plus possible après lui de la revêtir du caractère d’utilité publique. L’édit même qui la supprimait, convertissait et modérait les droits sur la viande, dont la perception faite au nom de l’Etat, et au grand jour, devait paraître à la fois plus honnête et plus avantageuse. D’autre part, le commerce, délivré de ses entraves légales et devenu plus actif, augmenterait la consommation ; une taxe modérée arriverait ainsi à produire pour le roi plus de bénéfices qu’un impôt vexatoire, épuisant la source même où il s’alimentait 123». g) Le rétablissement de la caisse de Poissy (1779) Finalement l’expérience libérale de Turgot sera un échec et l’approvisionnement de la capitale est trop important, trop sensible aux yeux des autorités publiques pour le laisser aux mains du marché et de la libre concurrence124. Par des lettres patentes du 18 mars 1779, la caisse de Poissy est rétablie pour 12 ans à compter du 1er juillet 1779. Les raisons énoncées sont les suivantes : « L'édit de février 1776 a upprimé s la caisse et bourse des marchés de Sceaux et Poissy et le droit a été converti à celui des barrières. Les marchands forains ont été autorisés, ainsi que le négoce libre des bestiaux. Mais les bouchers ont connu des emprunts usuraires et les forains des pertes. Il faut donc rétablir la caisse pour faciliter le commerce des bestiaux125». Hippolyte Monin ne partage pas ce point de vue: « Aussitôt après la retraite de Turgot (12 mai 1776), tous les intéressés aux opérations de Sceaux et de Poissy se liguèrent pour faire rétablir la Caisse. D’ailleurs, les habitudes imposées au commerce la faisaient regarder comme utile par certaines personnes. On faisait valoir que la concentration des animaux de boucherie dans ces deux marchés facilitait l’inspection sanitaire, et l’application des règlements de police nécessaires à la capitale126». Marc Chassaigne commente ainsi le rétablissement de la caisse en 1779 : « Necker a besoin d’argent pour subvenir aux frais de la guerre d’Amérique et d’ailleurs il est vrai que les marchands éprouvaient une gêne sensible de ne plus recevoir comme de coutume le paiement comptant des animaux vendus. Les petits bouchers, ayant moins de fonds disponibles, se voyaient demander des prix plus élevés qu’à leurs confrères plus riches. La taxe aussi n’était pas proportionnelle. Les lettres patentes de 1779 sont accueillies avec d’autant plus de faveur que le roi, ne demandant pas plus à la caisse qu’il n’obtenait par l’impôt de Turgot, les droits sont diminués d’un tiers et supprimés les quatre sous pour livre additionnels 127». 122 Armand HUSSON, « Note sur l’institution et l’organisation de la caisse de Poissy », Recueil des actes administratifs de la Préfecture de la Seine, n°9, 1849, p 230. Archives de la Préfecture de Police de Paris, DB 400. 123 Hippolyte MONIN, L’état de Paris en 1789 , p 297. 124 Louis XVI renvoie ses ministres réformateurs en 1776 et les remplace par Necker. 125 Lettres patentes du 18 mars 1779 registrées le 23 mars 1779 portant établissement d’une caisse pour la facilité du commerce des bestiaux. BNF, collection Joly de Fleury, 1740 folio 103. 126 Hippolyte MONIN, op. cit., p 298. 127 Marc CHASSAIGNE, op. cit., p 349. 39 Effectivement, les conditions de rétablissement de la caisse de Poissy en 1779 sont nouvelles sur cinq points importants : le droit perçu est réduit d'un tiers; la durée du crédit passe à quatre semaines au lieu de 15 jours ; le crédit doit être accordé à tous les bouchers désignés par le lieutenant général de police ; le recours à la caisse est facultatif et l’intérêt est de 6% par an sans aucun supplément. Outre ces nuances, les lettres patentes de mars 1779 rétablissent la caisse de Poissy dans ses anciennes prérogatives, à savoir : • Article 1: Les droits aux barrières sur les bœufs, vaches, veaux et moutons sont supprimés à partir du 1er juillet 1779 (sauf sur la chair morte). • Article 2: Rétablissement pour 12 ans d'un droit de 8 deniers pour livre du prix de tous les bestiaux vendus dans les marchés de Sceaux et Poissy (8 deniers par livre payés comptant moitié par le vendeur, moitié par l'acheteur). • Article 3: Le concessionnaire établira les commis utiles à l'entrée des marchés de Sceaux et Poissy (police du marché). • Article 4: Défense de tout négoce des bestiaux hors des marchés prévus et hors des jours ordinaires de marché (500 livres d'amende). • Article 5: Le concessionnaire devra établir une caisse de crédit (facultative pour le paiement des bouchers). • Article 6: Le lieutenant général de police de Paris fixe la liste des bouchers ayant accès à la caisse et le montant des sommes avancées possibles par boucher (selon l’arrêt du Parlement du 6 février 1756). Quatre semaines de crédit maximum. • Article 7: La caisse reçoit 6% par an d'intérêt des avances faites. • Article 8: Le délai de quatre semaines est strict : la répression est prévue par l'édit de janvier 1707. • Article 9: Pour faciliter le paiement des bouchers, un bureau sera établi à Paris. • Article 10: Le préposé de la caisse dispose pour le recouvrement de ses avances des mêmes privilèges que les autres fermiers sur les meubles et effets mobiliers des débiteurs. • Article 11: Le commerce des bestiaux à Poissy et Sceaux, l'activité des commis, du préposé de la caisse et des bouchers ne peut être troublée par les huissiers et sergents. • Article 12: Les contestations seront jugées par le lieutenant général de police. • Article 13: L'édit de janvier 1707 (enregistré le 10 mars 1707) et les autres règlements sont rétablis128. Bien sûr, certaines dispositions contraignantes demeurent. Ainsi, « à défaut de remboursement à l’échéance, le débiteur en retard ne peut obtenir de nouvelle avance qu’après s’être acquitté de sa dette 129 ». Dès le rétablissement de la caisse de Poissy, les économistes reprennent le combat contre une usure jugée « évidente et énorme ». Dans son 128 Lettres patentes du 18 mars 1779 registrées le 23 mars 1779 portant établissement d’une caisse pour la facilité du commerce des bestiaux. BNF, collection Joly de Fleury, 1740 folio 103. 129 Marc CHASSAIGNE, op. cit., p 349. 40 Tableau de Paris, Louis-Sébastien Mercier résume ainsi les débats sur la caisse à la fin du XVIIIe siècle : « On a beaucoup écrit pour et contre la caisse de Poissy ; on a fort bien démontré qu’il n’y avait point de proportion entre la sûreté des avances et l’intérêt qu’on en exigeait. Il paraît que les intéressés font des gains trop considérables ; mais, il faut l’av ouer (car il faut balancer en tout le pour et le contre), sans eux peut-être les fournitures ne seraient pas si régulières ni si abondantes ; le prix de la viande hausserait et baisserait, ce qui serait excessivement dangereux à Paris. En politique, le bien sort du mal ; rien de doit être asservi à des règles trop exactement rigoureuses ; les spéculations du moraliste sont perpétuellement dérangées par la pratique et l’expérience journalières. La caisse de Poissy, malgré d’impôt incessamment renouvelé, fait que le prix de la viande se maintient à un taux qui n’est pas excessif ; elle vaut neuf à dix sous la livre. Quand on songe à la prodigieuse consommation et aux épizooties, on est encore étonné qu’elle soit régulièrement fournie dans tous les temps à ce prix invariable130 ». Cette constance du prix de la viande est « le plus certain bienfait que procure cette caisse honnie. Le magistrat, connaissant grâce à elle le cours du bétail, fixe aisément pour la viande un prix toute l’année uniforme. Les bouchers perdent en certaines saisons, s’indemnisent dans les autres ; leurs bénéfices sont entièrement dans les mains de la police. Il leur est très formellement défendu d’élever leurs exigences au delà du prix taxé 131 ». Cette vision idyllique de Marc Chassaigne semble méconnaître les multiples fraudes que les bouchers ont inventées pour fausser les mercuriales officielles et échapper au système contraignant de la taxe municipale. Quand la caisse de Poissy est rétablie entre 1811 et 1858, les bouchers ont mis en place de multiples astuces permettant de contourner l’esprit de la loi. Même si nous n’avons pas trouvé de témoignages sur ces fraudes au XVIII e siècle, il n’y a aucune raison de croire qu’elles soient réservées au seul XIX e siècle. Un an après le rétablissement de la caisse de Poissy, Jean Vidalenc nous signale en 1780 la mise en place d’une entreprise privilégiée qui permet de lutter contre la fraude. Cette société a « le monopole de la conduite des bestiaux depuis les marchés de Sceaux et Poissy jusqu’à Paris, suivant des itinéraires fixes, et avec tout un personnel de conducteurs, contrôleurs à pied ou à cheval, sans oublier évidemment les percepteurs. Son rôle essentiel était d’assurer l’entrée, dans la ville, d’un nombre de bêtes égal à celui sorti des marchés, et d’empêcher ainsi l’adjonction d’animaux négociés en dehors du contrôle des fermiers des droits132. En dépit de considérants, inspirés de préoccupations de circulation routière et même de soins vétérinaires, puisque les acheteurs étaient accusés de tellement maltraiter leur bétail que le trajet entraînait une mortalité excessive, il ne s’agissait, une fois de plus, que de considérations financières. Il ne semble pas que cette innovation ait diminué sensiblement la fraude. Il est certain qu’elle fournit une justification pour une nouvelle augmentation du prix de la viande au détail133 ». 130 Louis-Sébastien MERCIER, Tableau de Paris, 1781-1788, La Découverte, 1998, pp 60-61. 131 Marc CHASSAIGNE, op. cit., p 350. 132 Ordonnance de police portant règlement de la conduite des bestiaux vendus dans les marchés de Sceaux et Poissy, et mémoires des bouchers sur la question. BNF, collection Joly de Fleury, 1935 folio 180. 133 Jean VIDALENC, op. cit., pp 131-132. 41 h) L’affaire Ameslan (1782) En 1782, l’affaire Ameslan éclate. Elle révèle les difficultés persistantes des professionnels de la viande et leurs préventions contre les imperfections de la caisse de Poissy. Elle révèle aussi la divergence des intérêts des bouchers et des herbagers. Qui est ce sieur Ameslan ? Il est un peu banquier, un peu grimbelin : il sert d’intermédiaire entre les herbagers et les bouchers de Paris, ou plus précisément entre les herbagers et les agents des marchés obligatoires (les commis de la caisse de Poissy). Pourtant ce genre de personnage ne devrait plus exister avec le rétablissement de la caisse de Poissy en 1779. C’est pour cela que les bouchers lancent une pétition contre lui, car il est « escompteur d'effets et faiseur d'affaires avec les forains et bouchers sur les marchés de Sceaux et Poissy. Ce grimbelin et agioteur est nuisible aux affaires du marché. Il est à exclure des marchés publics134 ». Quand les bouchers de Paris obtiennent la condamnation d’Ameslan, les herbagers lancent à leur tour une pétition en 1782, mais pour soutenir Ameslan cette fois et réclamer à nouveau la suppression de la caisse de Poissy ou du moins un assouplissement des règles strictes des marchés obligatoires de Sceaux et Poissy. Leurs arguments sont les suivants : « Les bouchers souffrent d’un délai trop court (quatre semaines) et du refus de crédit (quand ils sont insolvables). Les forains doivent avoir un agent qui puisse communiquer avec eux aux marchés de Sceaux et Poissy et le choix de cet agent doit être libre. Le régisseur de la caisse ne peut pas remplir cette fonction. Le négoce a besoin de secret, confiance, amitié et estime135 ». Cette pétition de 1782 met l’accent sur un point essentiel du commerce : le secret de la négociation doit être sauvegardé ; la puissance publique ne doit pas interférer dans la libre négociation entre le vendeur et l’acheteur. « En général, toutes les relations entre le commettant et le commissionnaire sont des relations de confiance et d'amitié que l'estime établit et que le plus grand secret doit envelopper136. » Et plus loin : « Il y a des marchands forains qui ne savent ni lire ni écrire. De simples conventions verbales avec le commissionnaire qu'ils ont choisi suffisent à l'expédition de leurs affaires, et ils le font avec la plus grande tranquillité parce qu'ils ont choisi l'homme dans lequel ils voient le plus d'intelligence et de probité». La confiance est impossible avec l'administration. Le marchand de bestiaux a davantage confiance en son commissionnaire qu'aux commis du marché. «Le marchand appelé à des foires éloignées pour y faire des achats, à peine a fait sa vente à Sceaux et Poissy qu'il part en laissant tous les détails à son commissionnaire auquel il a notifié d'un seul mot toutes ses volontés. Qu'il soit livré à des commis, à des commis déjà chargés des fonctions publiques de la caisse, à des commis dont la vigilance des supérieurs ne peut souvent hâter la lenteur ni exciter l'indolence, il faudra des écritures, de l'enregistrement, il faudra que chaque marchand attende son tour: la journée s'écoulera, les occasions des foires seront manquées, et le marchand, chargé de l'argent de sa vente, sera exposé à tous les dangers d'un voyage de nuit 137 qu'il eut évité ». 134 Mémoire sur la ferme de Sceaux et Poissy, 1782. BNF, collection Joly de Fleury, 1740 folio 108. 135 Mémoire pour les marchands forains de bestiaux fréquentant les marchés de Sceaux et Poissy et pour les propriétaires d’herbages contre le procureur général, 1782. BNF, collection Joly de Fleury, 1740 folio 123. 136 Ibid., folio 128. 137 Ibid., folio 129. 42 La conclusion de la pétition des herbagers de 1782 est sans appel : « Tout s'oppose donc à ce que la caisse réunisse encore l'agence des marchands forains. Les forains réclament la liberté du choix de l'agent car la liberté est l'essence même du commerce et pas de commerce sans agent138. » La liberté est l’essence même du commerce : voilà une phrase digne d’Adam Smith ou des physiocrates français139. L’expérience de Turgot a pourtant échoué. Les herbagers ne désespèrent pas d’obtenir un assouplissement des règles du commerce des bestiaux ou la suppression pure et simple de la caisse de Poissy, qui sera effective en 1791. i) La suppression de la caisse de Poissy (1791) Pourquoi les autorités publiques acceptent-elles de supprimer la fameuse caisse en 1791 ? Il faut nous reporter au seul auteur fiable, sérieux et précis sur la question de la boucherie parisienne pendant la Révolution, c’est-à-dire Hubert Bourgin 140. Il nous rappelle que dès la fin de l’année 1789, les herbagers réclament la résiliation de tous leurs baux, c’està-dire de tous leurs contrats de commissionnaires, à cause des troubles politiques de la période et des pesanteurs commerciales du système. Cette pétition des herbagers est rejetée en décembre 1789 par le Comité d’agriculture et de commerce 141. Alors que les droits de hallage et autre analogues sont supprimés avec la loi des 15 et 28 mars 1790, la caisse de Poissy est maintenue provisoirement142. En 1790, le lieutenant du maire de Paris au département des subsistances est obligé, pour assurer l’approvisionnement de la ville pendant les fêtes de la Fédération, de fournir « des secours pécuniaires aux herbagers de Normandie 143». Le 2 juin 1790, l’Assemblée Constituante accorde « une prime de 2% du prix de la vente des bestiaux amenés à Sceaux et à Poissy, du 5 au 22 juillet, afin de répondre aux besoins extraordinaires que la fête de la Fédération et l’affluence des députations et des visiteurs allaient nécessairement occasionner144 ». Toujours en 1790, des aides ont été données aux herbagers sous forme d’un cautionnement « jusqu’à concurrence de 120 000 livres, auprès de la Caisse d’escompte, qui, en conséquence, leur a fourni pour même somme de lettres de change, à l’aide desquelles ils ont acheté des bœufs maigres, qu’ils ont fait venir et engraisser dans les pâturages de Normandie, d’où ils ont été amenés sur les marchés de Paris145 ». Les mêmes secours ont été demandés en 1791 par les herbagers. La caisse de Poissy ne remplirait-elle plus correctement sa fonction ? Curieusement, les herbagers pestent contre les insuffisances de la caisse de Poissy mais dans le même temps ils sont conscients de l’utilité d’une caisse. « Il faudra, par des moyens plus heureux, par l’attrait d’une caisse de secours, libre et débarrassée de l’impôt, 138 Ibid., folio 129. 139 C’est en 1776 qu’Adam Smith publie ses Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, premier grand traité du capitalisme libéral. 140 Hubert BOURGIN, L’industrie de la boucherie à Paris pendant la Révolution , Paris, Leroux, 1911, 160 p. 141 Ibid., p 27. 142 Armand HUSSON, op. cit., p 231. Archives de la Préfecture de Police de Paris, DB 400. 143 Sigismond LACROIX, Actes de la commune de Paris pendant la Révolution, Paris, 1894-1909, 1ère série, tome VI, p 213, repris par Hubert BOURGIN, op. cit., p 27. 144 Hippolyte MONIN, L’état de Paris en 1789 , p 298. 145 Sigismond LACROIX, op. cit., 2e série, tome III, pp 73-74. 43 attirer le marchand, qui, n’étant plus repoussé par des droits vexatoires, viendra toujours dans les lieux où il trouvera beaucoup d’acheteurs et de l’argent comptant 146 ». La municipalité de Paris ordonne en mars 1791 une enquête sur l’avenir de la caisse de Poissy. Après un travail de commission et plusieurs ajournements, le corps municipal décide de supprimer la caisse le 15 avril 1791 et prend un arrêté qui la remplace par une nouvelle institution147. « L’Assemblée nationale sera supplié e de décréter : 1° que l’établissement connu sous le nom de Caisse de Poissy et la redevance de 600 000 livres, à laquelle il était assujetti envers le trésor public, seront supprimés ; 2° qu’il sera établi une caisse de crédit, libre de toute redevance, dont l’administration sera confiée par la municipalité aux personnes qui offriront les conditions les plus avantageuses148 ». Cet arrêté du conseil municipal du 15 avril 1791 est confirmé par le conseil général le 3 mai 1791, approuvé par le directoire départemental le 6 mai et la caisse de Poissy est supprimée par décret le 15 juin 1791149. Emile Levasseur et Hippolyte Monin évoquent pour leur part un décret de la Constituante du 13 mai 1791 qui supprime la caisse de Poissy150. La caisse facultative de crédit prévue en avril 1791 voit-elle le jour ? Une compagnie financière soumet son projet au corps municipal en juin 1791 mais les conditions posées sont jugées inacceptables par la puissance publique151. Aucune caisse privée ne prend le relais de l’institution obligatoire. Les bouchers de Paris sont débarrassés de toute contrainte financière pour leurs achats en bestiaux sur des marchés obligatoires entre 1791 et 1802. Hippolyte Monin est conscient des troubles que la suppression de la caisse de Poissy peut provoquer : « En fait, la liberté du commerce ne suffit pas à assurer les approvisionnements, si l’habitude de se servir de cette liberté fait défaut, si l’initiative commerciale, si la recherche rapide des renseignements sur les demandes probables de la consommation, ne sont pas entrées dans les mœurs. La transition est un passage dangereux, mais nécessaire152 ». Nous avons présenté les diverses mesures prises par les autorités pour réguler l’approvisionnement de Paris en bestiaux, en essayant somme toute de répondre aux exigences quantitatives et qualitatives toujours plus grandes des consommateurs. Il nous reste maintenant à aborder le cœur du sujet, c’est-à-dire les bouchers, les intermédiaires redoutables entre le consommateur et le marchand de bestiaux. Le qualificatif de redoutable se justifie naturellement par le statut d’intermédiaire entre deux mondes antagonistes, celui du producteur (l’éleveur rural) et celui du consommateur (le travailleur urbain). Nous sommes donc par excellence dans le monde du commerce, avec tous les problèmes que cela suppose. L’enjeu économique est énorme : si les bouchers ne sont pas dignes de confiance, ils peuvent être responsables d’une hausse importante des prix de la viande, avec toutes les conséquences sociales que l’on imagine sur le mécontentement des consommateurs. En tant que commerçant, le boucher ne produit aucune richesse aux yeux du plus grand nombre. 146 Ibid. 147 Hubert BOURGIN, L’industrie de la boucherie à Paris pendant la Révolution , Leroux, 1911, p 28. 148 Sigismond LACROIX, Actes de la commune de Paris pendant la Révolution, 2e série, tome III, pp 589-590. 149 Hubert BOURGIN, op. cit., p 28. 150 Emile LEVASSEUR, Histoire des classes ouvrières et de l’industrie en France de 1789 à 1870 , Paris, Arthur Rousseau, 2e édition, 1903, tome 1, p 25. 151 Sigismond LACROIX, op. cit., 2e série, tome IV, p 580. 152 Hippolyte MONIN, op. cit., p 298. 44 Comment expliquer alors l’opulence légendaire de cette profession ? En tant que commerçant, le boucher peut être soupçonné de nombreuses fraudes, sur le prix ou la qualité de ses viandes. Les instances de contrôle sont-elles dignes de confiance ? La régulation du marché se fait-elle de façon saine ou bien les dérives corporatistes aboutissent-elles à un véritable monopole des bouchers sur tous les produits carnés (volaille, charcuterie, triperie) et sur toutes les formes du commerce (avec la part congrue laissée aux forains) ? Voilà autant de questions auxquelles nous allons tenter de répondre en étudiant le monde des bouchers parisiens depuis le Moyen Age. 2) LA PUISSANCE DE LA CORPORATION DES BOUCHERS DE PARIS SOUS L’ANCIEN REGIME a) Les privilèges de la communauté des bouchers de Paris Tout comme la caisse de Poissy est une particularité administrative présente uniquement à Paris, la corporation des bouchers parisiens semble jouir de droits extraordinaires dans la capitale depuis le Moyen Age, notamment un privilège d’hérédité qui remonterait à l’Antiquité 153. Mais surtout, le monopole exercé par quelques grandes familles sur le métier semble être la principale singularité de la situation parisienne, au moins depuis le XIIIe siècle154. C’est l’impression qui ressort nettement à la lecture de toute la vulgate du XIXe siècle traitant des bouchers parisiens. « Jusqu’à la fin XVI e siècle, à Paris, le commerce de la boucherie resta le domaine exclusif d’un petit nombre de familles réunies en société, et n’admettant à y participer que les fils de maîtres. Lorsqu’une maîtrise devenait vacante, faute d’héritiers mâles directs ou collatéraux, elle retournait à la communauté155. La corporation des maîtres bouchers devint puissante par l’accaparement de tous les étaux et par la richesse de ses membres. A la suite des troubles qui ensanglantèrent Paris, dans la lutte des Bourguignons contre les Armagnacs, les établissements de la communauté des bouchers, qui avaient pris parti pour les Bourguignons, furent fermés ou rasés ; leur corporation fut dissoute et leurs privilèges abolis (13 mai 1416)156. Deux ans plus tard, ils obtinrent l’oubli du passé et le rétablissement de la communauté ; toutefois, deux boucheries furent autorisées : l’une, la Grande, à l’Apport de 153 « Les bouchers devraient à leur filiation antique d’avoir possédé de tout temps le gros privilège de l’hérédité. » Emile COORNAERT, Les corporations en France avant 1789, Les Editions ouvrières, 1968, p 43. Cette hypothèse des origines antiques de l’hérédité est combattue par René Héron de Villefosse. 154 La puissance corporative des bouchers et leur forte endogamie n’est pas une singularité parisienne. On la retrouve à Limoges ou à Amiens par exemple. Jean HEVRAS, Les bouchers de Limoges, Lucien Souny Editeur, 1984, 244 p. Vincent DOOM, « Une communauté de métier au bas Moyen Age : l’exemple des bouchers amiénois », in Philippe GUIGNET (dir.), Le peuple des villes dans l’Europe du Nord Ouest (fin du Moyen Age-1945), CRHENO, Lille 3, 2003, volume 1, pp 117-146. 155 Les différents statuts de la communauté des bouchers parisiens depuis le XIIIe siècle sont reproduits par René de LESPINASSE, Les métiers et corporations de la ville de Paris, Imprimerie Nationale, 1886, tome I, pp 263-298. 156 Les lettres patentes du roi Charles VI du 13 mai 1416 ordonnent la fermeture de la boucherie du Parvis NotreDame et la démolition de celle du Grand-Châtelet. 45 Paris, près du Châtelet, et l’autre au marché Saint-Jean 157. En 1761, le privilège de ces étaux appartenait encore à quatre familles qui n’exerçaient plus le commerce de la boucherie, et tiraient parti de leur privilège en louant les étaux par baux passés devant le lieutenant civil ; mais, à cette époque, il existait depuis longtemps un certain nombre de boucheries de second ordre, fondées successivement pour assurer l’approvisionnement de Paris, et payant une redevance aux propriétaires de la Grande Boucherie158 ». La communauté a donc toujours défendu son privilège avec énergie : « Lorsque les édits enregistrés au Parlement permirent, en raison de l’accroissement de la ville, d’ouvrir de nouvelles boucheries, comme celles de Saint-Germain-des-Prés, de la Montagne-SainteGeneviève, de Saint-Paul, de Saint-Jacques, de la Croix-Rouge, ils exigèrent qu’une redevance leur fût payée par elles159 ». Je ne dispose pas de plan de Paris indiquant les différents étaux de boucherie au Moyen Age mais j’ai placé en annexe la reconstitution d’un plan de Paris aux XIII-XIVe siècles qui permet de localiser la Grande Boucherie de Paris, voisine du Grand Châtelet160. La corporation des bouchers de la Grande Boucherie est fort ancienne car une charte de 1162 confirme les coutumes des bouchers à Paris. Pour Etienne Martin Saint-Léon, « les bouchers sont, avec les marchands de l’eau, la plus ancienne corporation de Paris 161 ». François Olivier-Martin confirme que « dès 1162 puis, plus amplement en 1182, il est parlé, dans les diplômes royaux, des privilèges des bouchers de la Grande Boucherie parisienne, à qui le roi a concédé à titre exclusif, depuis un temps immémorial, ses étaux de la Grande Boucherie sise près du Châtelet. Ces bouchers héritent de leurs étaux de père en fils, du consentement du roi, et ils constituent un corps qui traite avec le roi et les autres seigneurs de Paris, comme avec des collectivités voisines162». Gustave Fagniez indique qu’au XIII e siècle, bien peu de corporations parisiennes possèdent un sceau, mais que les bouchers de la GrandeBoucherie jouissaient du droit de sceau, fait important car ce droit est soumis à une concession spéciale et que « l’autorité publique devait, on le comprend, se montrer assez avare de ces concessions, qui avaient pour résultat de la priver d’une source de revenus 163 ». Dans sa thèse de l’école des Chartes, René Héron de Villefosse affirme que « l’existence d’un grou pement de bouchers parisiens organisés en métier164 » doit sans doute remonter au XIe siècle, époque où « les gens des domaines sont amenés à exercer les métiers 157 L Knab précise qu’en 1418, les bouchers « obtinrent la réintégration de leur privilège et l’autorisation de rebâtir la grande boucherie à la condition de la diminuer de dix toises carrées ». L. KNAB, article « Boucherie », La Grande Encyclopédie, Paris, Lamirault, 1888, tome 7, p 547. Pierre LAROUSSE, article « Boucherie », Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, Slatkine Reprints, 1982, tome II, 2e partie, p 1053. 158 159 L. KNAB, op. cit., p 547. 160 Annexe 1 : Plan de Paris au Moyen Age (XIIIe-XIVe siècles), d’après F. Mallet (Centre de recherches historiques EPHE). Danielle CHADYCH et Dominique LEBORGNE, Atlas de Paris : évolution d’un pay sage urbain, Parigramme, 1999, p 37. 161 Etienne MARTIN SAINT-LEON, Histoire des corporations de métiers depuis leurs origines jusqu’à leur suppression en 1791, Alcan, 1922, p 198. 162 François OLIVIER-MARTIN, L’organisation corporative de la France d’ancien régime , Librairie du recueil Sirey, 1938, p 89. Gustave FAGNIEZ, Etudes sur l’industrie et la classe industrielle à Paris au XIII e et XIVe siècle, Vieweg, 1877, p 30. 163 164 René HERON DE VILLEFOSSE, « La Grande Boucherie de Paris », Thèse de l’Ecole des Chart es, publiée en partie dans le Bulletin de la société de l’Histoire de Paris et de l’Ile-de-France , 55ème année, 1928, p 63. 46 industriels, non plus pour le compte du seigneur, mais en vue d’une clientèle qui se recrute dans la ville ou aux environs165 ». Puis, dès le début du XIIe siècle, « la charte de fondation de l’abbaye de Montmartre, en 1134, parlant du don de la maison de Guerry à cet établissement religieux, nomme à la fois les « vetera stalla carnificum » et les « carnifices nostri parisienses166 ». « Bien qu’on ne puisse en conclure d’une façon absolue que les bouchers étaient alors constitués en communauté167 », il semble évident que les liens corporatifs correspondaient déjà à cette localisation des étaux. René Héron de Villefosse apporte un élément essentiel qui confirme son hypothèse : en 1146, « le maître des bouchers, « magister carnificum », est chargé par Louis VII de distribuer aux Lépreux de Paris une rente de viande et de vin168 ». René Héron de Villefosse évoque ensuite la célèbre charte de 1162, puis, en 1182, la nouvelle confirmation des privilèges par Philippe-Auguste, à la demande des bouchers, « contenant cette fois quatre articles qui sont les premiers statuts du métier que nous possédions. La liberté de l’achat et de la vente du bétail et de la viande, sans droits à payer dans la banlieue, la faculté de faire le commerce des poissons de mer et d’eau douce y étaient incluses, ainsi que l’obligation, pour faire partie de la communauté, de payer les droits du past et de l’abeuvrement 169 ». L’hérédité du métier devient la règle dès le XIII e siècle car « à partir de 1250 semble s’instaurer l’usage de ne plus admettre dans la communauté que des fils de bouchers. Seules les lettres royales de maîtrise permettent d’introduire de temps à autre des familles nouvelles dans ce monde fermé170 ». En effet, à partir de 1250, « les mêmes noms reviennent dans les actes sans que de nouveaux apparaissent ; certains, au contraire, ne se retrouvent plus et cent ans plus tard cinq ou six familles seulement subsistent, dont deux partageront le sort de la communauté jusqu’à la fin du XVIII e siècle. Nous ne faisons pas allusion ici aux lettres royales de maîtrise qui introduisirent des familles nouvelles, mais seulement aux familles considérées comme primitives171 ». Emile Coornaert nous apprend que ce privilège d’hérédité ne concerne pas que la capitale. « Il y a même certaines professions organisées qui sont un bien collectif de véritables clans: seuls les membres de quelques familles sont admis à y prendre place. C'est le cas, dans beaucoup de villes au Moyen Age, pour les bouchers: chez eux, un fils de maître est « boucher naturel »; à Paris, du XVe au XVIIe siècle, ce métier est entre les mains de quatre familles, qui sont des puissances politiques et le montrent bien au temps des Cabochiens172; à Douai, à Bourges, à la même époque, il constitue un monopole dans des conditions 165 Marcel POETE, Une vie de Cité. Paris de sa naissance à nos jours, Picard, 1924, tome I, p 83. 166 René HERON DE VILLEFOSSE, op. cit., p 63. Les propos et dates avancés par Héron de Villefosse sont confirmés par Joseph-Antoine DURBEC, « La grande boucherie de Paris: notes historiques d'après des archives privées XII-XVIIe », Bulletin Philologique et Historique du comité des Travaux Historiques, 195556, p 68. 167 René DE LESPINASSE, Le livre des métiers d’Etienne Boileau , Imprimerie Nationale, 1879, p VI. 168 René HERON DE VILLEFOSSE, op. cit., p 63. Cette date de 1146 à laquelle la corporation des bouchers de Paris est attestée et reprise par Alfred FIERRO, Histoire et dictionnaire de Paris, Robert Laffont, 1996, p 721. 169 René HERON DE VILLEFOSSE, op. cit., p 65. 170 Alfred FIERRO, Histoire et dictionnaire de Paris, Robert Laffont, 1996, p 721. 171 René HERON DE VILLEFOSSE, op. cit., p 66. 172 Sur l’ordonnance cabochienne de 1413, on peut lire l’article d’André NEURRISSE, « L’ordonnance cabochienne de 1413 », La Revue du Trésor, mars-avril 2004, n°3-4, p 190-193. 47 semblables; à Limoges, six « familles-souches » l'ont détenu depuis le Moyen Age jusqu'à nos jours173 ». On comprend alors pourquoi l’âge de la maîtrise « s'abaisse jusqu'à 7 ans chez les bouchers parisiens, que le titre de maître met à la tête d'une maison, mais n'oblige pas à exploiter en personne un étal174 ». Les grandes familles oligarchiques qui possèdent de façon collective et héréditaire les étaux de la Grande Boucherie de la Porte de Paris depuis le XIIIe siècle sont les Bonnefille, les Thibert, les Amilly, les Dauvergne, les Ladehors et des Saint-Yon175. Les noms des familles et les dates d’extinction varient selon les auteurs. Ainsi, pour Joseph-Antoine Durbec, « le nombre des familles représentées dans la Grande Boucherie était en constante régression. On n’en comptait plus que quatre en 1634 (les Saintyon, Thibert, Dauvergne et de Ladehors) contre huit en 1491. Lorsque le dernier mâle d’une lignée de propriétaires bouchers disparaissait, son étal retombait donc dans le patrimoine commun de la société. Le cas se produisit pour la dernière fois dans la deuxième moitié du XVIIe siècle, avec l’extinction des Dauvergne176 ». En 1637, Louis XIII confirme que les quatre familles propriétaires de la Grande Boucherie jouiraient à perpétuité et pourraient disposer à volonté des boucheries contre une contribution de 90 000 livres pour les dépenses extraordinaires et les nécessités de la guerre dans et hors du royaume177. Les quatre familles louent les étaux et entrent dans les charges de la justice, du droit et de la médecine. Dès le XVe siècle, les Saint-Yon possèdent des offices au Châtelet, alors que les Ladehors sont issus du milieu des orfèvres178. Il ne reste que trois familles en 1660 et deux familles en 1779179. Selon Camille Paquette, c’est en 1686 qu’il ne subsiste que trois familles, les D’Auvergne étant sans descendant mâle 180. Selon une autre source, les « anciennes familles » qui possèdent en 1752 la Boucherie de l’Apport de Paris sont les Thibert, les Ladehors et les Saintyon181. La grande fermeture du métier, le verrouillage de l’accès à la maîtrise, n’est pas spécifique à Paris : on la retrouve à Lyon au XVIIIe siècle, tant chez les bouchers que chez les charcutiers, les boulangers et les 173 Emile COORNAERT, op. cit., p 191. 174 Ibid., p 190. 175 Certains auteurs ne retiennent que 4 familles : les Bonnefille, les Thibert, les Amilly et les Saint-Yon, comme par exemple Etienne MARTIN SAINT-LEON, op. cit., p 198. On trouve des notes biographiques sur les grandes familles de bouchers entre le XIIIe et le XVIIe siècle dans l’article de Joseph-Antoine DURBEC, op. cit., pp 120-124. 176 « Deux membres de cette famille faisaient encore partie de la Grande Boucherie en 1642, maîtres Vincent et Claude Dauvergne. Vincent mourut peu après, à une date que nous ignorons et Claude en 1660. Sa succession fut à l’origine de l’un des plus retentissants procès que la communauté eut à soutenir : les hoirs de Dauvergne essayèrent en effet de se faire octroyer la part de ce dernier et remuèrent ciel et terre pour obtenir satisfaction, ce qui nous laisse supposer que la part du défunt ne devait pas être négligeable. » Joseph-Antoine DURBEC, op. cit., p 90. 177 Camille PAQUETTE, Histoire de la boucherie, Paris, Imprimerie du Réveil économique, 1930, p 33. Nous reparlerons plus loin du grand emprunt de 1637. 178 Information communiquée par Benoît Descamps, qui prépare actuellement une thèse de Doctorat à Paris I, sous la direction de Claude Gauvard, sur les bouchers parisiens à la fin du Moyen-Age (1350-1500). 179 Eugène d’AURIAC, Essai historique sur la boucherie de Paris (XII-XIXe), Dentu, 1861, p 23. 180 Camille PAQUETTE, op. cit., p 33. 181 BOUCHER D’ARGIS, « Remarques curieuses sur la boucherie de l’apport de Pari s », Variétés historiques, tome I, Nyon et Guillyn, 1752, pp 170-194. 48 pâtissiers182. De nombreux auteurs du début du XVIIIe siècle, comme Nicolas Delamare, n’hésitaient pas à établir une parenté entre la communauté des bouchers au Moyen Age et sous l’empire romain 183. « Ce qui rend cette idée sympathique c’est l’hérédité des étaux ou plutôt de la propriété indivise du bâtiment, « particularité qu’on ne rencontre dans aucune autre corporation de la capitale184 » et « l’un des caractères les plus essentiels des coll èges publics sous le Bas-Empire185 ». Or, nous tenons pour établi que cette hérédité, appliquée non à chaque étal, mais à l’ensemble de la Grande Boucherie, ne fut constante qu’à partir du milieu du XIIIe siècle, en fonction du petit nombre relatif des étaux186. Si nous l’admettions, en effet, comme antérieure au XIIe siècle et contemporaine des Carolingiens, par exemple, nous ne comprendrions pas comment il eût pu y avoir en 1260 près de vingt familles, réduites bien rapidement un siècle plus tard à cinq ou six. Il nous semble, au contraire, que c’est après l’acquisition de différents terrains et étaux réunis sous le même toit que le désir de ne point voir s’éparpiller leur héritage contraignit les bouchers à prendre cette étroite mesure 187 ». Outre les textes assez laconiques du XIIe siècle, les premiers véritables statuts de la corporation des bouchers de Paris sont parus en 1381, « divisés en 42 articles et reproduisant les vieilles coutumes contenues dans les cartulaires des bouchers188 ». Le commentaire de René Héron de Villefosse sur les statuts de 1381 ne manque pas d’intérêt : « L’époque de leur publication indique bien qu’il ne s’agit pas d’une promulgation, mais d’un enregistrement jamais effectué jusqu’alors, d’une homologation, puisque les statuts de la communauté ne figurent pas au Livre des métiers, les quatre articles de Philippe-Auguste ayant été jusqu’au règne de Charles VI tout ce que le public pouvait connaître de ses règlements. Nous ne croyons tout de même pas qu’on puisse, en exagérant cette idée de rappel d’anciens usages, appliquer au XIIIe siècle la lettre de tous les articles de 1381. Le XIVe siècle avait dû voir se modifier bien des règles et s’en ajouter d’autres. Nous trouvons là exprimé pour la première fois dans toute sa force le fameux article 23 : « Nul ne peut être bouchier de la grant boucherie de Paris, ne faire fait de bouchier ne de boucheire se il n’est filz de bouchier de ycelle boucherie », ce qui nous indique que ces statuts ne s’appliquaient qu’aux bouchers de la Porte de Paris, considérés dans leurs étaux et leurs bauves comme les premiers et les meilleurs bouchers de la capitale, supérieurs, même au point de vue moral, à ceux de leur succursale du Petit-Pont189». 182 Maurice GARDEN, Lyon et les Lyonnais au XVIIIe siècle, Thèse d'Etat, Lyon II, 1969, Les Belles Lettres, 1970, p 331. 183 « Au début du XVIIIe siècle on considérait que l’origine romaine de la communauté était indéniable ». René HERON DE VILLEFOSSE, op. cit., p 61. 184 Gustave FAGNIEZ, Etudes sur l’industrie et la classe industrielle à Paris au XIII e et au XIVe siècle, 1877, p 4. 185 « Il paraîtra bien vraisemblable d’admettre que les bouchers de Paris avaient continué pendant de longs siècles, obscurément sans doute, mais non sans profit, à exercer les mêmes fonctions dont leurs aïeux étaient déjà chargés au temps de Constantin et de Julien. » Etienne MARTIN SAINT-LEON, op. cit., p 57 et p 74-75. 186 René Héron de Villefosse appuie « cette idée sur une copie faite au début du XVIe siècle de lettres patentes, que nous croyons encore inédites, du 22 septembre 1509 (Bibliothèque de l’Arsenal, manuscrit 7403). Si l’hérédité avait été en vigueur au XII e siècle, elle serait mentionnée dans les privilèges confirmés par PhilippeAuguste en 1182 ». 187 René HERON DE VILLEFOSSE, op. cit., pp 62-63. 188 « Les lettres de 1162, 1182 et 1282 avaient été vidimées (collationnées) en 1297, 1324 et 1358 ». Ibid., p 66. 189 Ibid., pp 66-67. 49 René Héron de Villefosse s’étonne ensuite de l’ordre « étrange » des 42 articles des statuts de 1381 et note qu’aucun de ces statuts « ne fait allusion à la justice qui était pourtant un des caractères les plus typiques de la communauté ; aucun ne mentionne, comme dans les autres corporations, un chef-d’œuvre à accomplir, puisque tout fils de boucher pouvait être reçu moyennant des conditions d’âge et de droits à payer que nous retrouverons plus loin 190 ». Les privilèges concédés aux bouchers sont bien sûr soumis aux aléas politiques du temps et aux caprices des révoltes populaires191. « L’année de son avènement (1380), Charles VI, afin de témoigner sa bienveillance à la communauté, lui avait envoyé des lettres de sauvegarde l’assurant de sa perpétuelle protection. Par une ironie du sort, il ne devait pas d’écouler trois ans avant que la répression de la révolte des Maillotins n’amenât l’abolition du métier192. Le 27 janvier 1383, le roi supprimait la plupart des corporations parisiennes et la première citée dans son acte était celle que nous étudions. Jusqu’en 1388, des officiers royaux administrèrent les revenus de la Grande Boucherie, mais les bouchers continuèrent à vendre leurs chairs et ni le maître ni les jurés ne disparurent. Il suffit de lire l’acte de restitution par lequel le roi de France rendait à la communauté ses privilèges abolis pour se rendre compte de la mauvaise opération qu’il avait faite : le bâtiment délabré tombait en ruines193 ». Puis, les bouchers de Paris « se jetèrent violemment dans la lutte civile du commencement du XVe siècle en embrassant la cause bourguignonne194 ». Jean Favier rend très bien compte du mécontentement des bouchers parisiens pendant la guerre de Cent Ans, expliquant ainsi leur engagement décidé aux côtés des Bourguignons. « Propriétaires de leurs étals, qu’ils faisaient exploiter par des valets salariés, les bouchers parisiens étaient au vrai de grands bourgeois, des capitalistes, assez riches pour dominer le petit monde de l’artisanat, assez puissants pour imposer leur organisation d’une fonction économique essentielle, insuffisamment considérés, cependant, pour s’intégrer vraiment dans la haute bourgeoisie. A l’aise dans un système corporatif où le malthusianisme était la règle et la libre entreprise l’exception, les bouchers étaient cependant plus enfermés que d’autres dans leur métier, et la fermeture n’était pas entièrement leur fait. Rentiers d’une activité qu’ils se contentaient de financer et de gouverner, ils savaient bien que les notables de la « marchandise » – les changeurs, les drapiers encore, et déjà les merciers – ne tenaient pas un boucher pour tout à fait notable. Forts de la masse de manœuvre que constituaient leurs valets et leurs écorcheurs, les bouchers – et les dynasties de bouchers, comme les Le Goix ou les Saint-Yon – étaient prêts à jouer un rôle dans la vie politique parisienne. Mais leur promotion sociale pouvait bien ne passer que par la violence195 ». Ce sont les bouchers qui empêchèrent le duc de Berry d’entrer dans Paris et qui détruisirent portes et fenêtres de l’hôtel de Nesles « afin que l’importun sût bien qu’il n’avait plus sa raison d’être à Paris ». Ce sont toujours les bouchers qui « obtinrent du gouvernement royal que fussent saisis les revenus de l’évêque de Paris et de l’archevêque de Sens : Gérard et Jean de Montaigu étaient comptés comme Armagnacs 190 Ibid., p 68. 191 Après la révolte des métiers parisiens autour d’Etienne Marcel en 1357-1358, de nouvelles insurrections éclatèrent en 1380 « où les gens de métiers, et surtout les bouchers, jouèrent le premier rôle ». François OLIVIER-MARTIN, op. cit., p 186. 192 La révolte antifiscale des Maillotins, qui débute à Paris le 1er mars 1382, tire son nom des « maillets de plomb entreposés pour la défense de la ville et saisis par les émeutiers ». Alain DEMURGER, Nouvelle histoire de la France médiévale, tome 5 : Temps de crises, temps d’espoirs (XIV e-XVe siècle), Le Seuil, 1990, p 60. 193 René HERON DE VILLEFOSSE, op. cit., p 68. 194 Ibid., p 69. 195 Jean FAVIER, La guerre de Cent Ans, Fayard, 1980, pp 422-423. 50 notoires ». Les bouchers obtinrent également le remplacement du prévôt de Paris, Bruneau de Saint-Clair. « Quand le duc de Bourgogne entra dans Paris le 23 octobre 1411, les bouchers étaient à la tête de la délégation qui, au nom de la ville, lui souhaita la bienvenue. Les SaintYon, les Le Goix et quelques autres tenaient leur revanche sur une bourgeoisie parisienne qui avait toujours rechigné à leur faire place. Avec une milice de 500 hommes, les bouchers tenaient la capitale et y multipliaient les patrouilles, de jour comme de nuit. Pour tenir la région, ils mirent sur pied une véritable armée196 ». En 1411, « les écorcheurs et les bouchers pillèrent et brûlèrent » le château de Bicêtre, résidence du duc de Berry197. « Les massacres qui avaient suivi furent expiés à la rentrée des Armagnacs à Paris198 ». Les bouchers affrontèrent l’armée des Armagnacs à Saint-Denis, à Saint-Cloud puis dans la Beauce. « Le boucher Thomas Le Goix ayant trouvé la mort à la tête de ses hommes, on lui fit à l’abbaye de Sainte-Geneviève des obsèques princières auxquelles présida le duc de Bourgogne en personne. Nul ne jugea que c’était trop pour un boucher 199 ». En avril 1413 commence la fameuse révolte des Cabochiens, menée par les bouchers et les tanneurs derrière la figure de l’écorcheur Simon Le Coutelier dit Caboche 200. En mai 1413 est adoptée la fameuse « ordonnance cabochienne », qui est l’œuvre d’une dizaine d’hommes, « parmi lesquels quelques-uns de ces grands docteurs parisiens » qui souhaitent une réforme globale de la chose publique, tant en matière religieuse que politique201. Bien différent en cela des soulèvements de 1358 et de 1382, celui des Cabochiens en 1412 « n’avait pas excité les défiances de la royauté contre les métiers en général. Les bouchers seuls eurent à souffrir de la réaction202 ». Le retour des Armagnacs à Paris va être lourd de conséquences pour les bouchers203. En août 1416, des lettres de Charles VI abolissaient la communauté et confirmaient la démolition de la Grande Boucherie de la Porte de Paris, « spécifiant la suppression des maîtres, officiers, arche, sceau et juridiction, et déclarant que toutes les causes concernant le métier seraient appelées directement devant le prévôt de Paris. Les nouveaux bouchers n’auraient aucune condition à remplir ni aucun droit à payer pour exercer leur profession et le prévôt était chargé de leur nommer des jurés et de recevoir leur serment. Deux ans plus tard, mois pour mois, la faction bourguignonne ayant repris Paris, grâce à la trahison de Perrinet Leclerc, l’ancienne communauté était rétablie dans tous ses droits et privilèges. Les lettres, qu’on pourrait presque appeler de réhabilitation, flétrissaient longuement « Bernard d’Armignac et ses complices qui ainsi damnablement avoient de leur autorité, contre notre gré 196 Ibid., p 423. 197 « Les Goix, les Thibert, les Saint-Yon étaient les propriétaires de la Grande Boucherie de Paris, tous riches et accrédités parmi les gens de leur profession ». HURTAUT et MAGNY, article « Bicêtre », Dictionnaire historique de la ville de Paris et de ses environs, 1779, tome I, p 606. 198 René HERON DE VILLEFOSSE, op. cit., p 69. 199 Jean FAVIER, op. cit., p 424. 200 « L’insurrection dite cabochienne de 1412, menée par les bouchers et les tanneurs, fut très violente ; les émeutiers de Paris s’unirent aux Gantois, comme avait essayé de la faire Etienne Marcel ». François OLIVIERMARTIN, op. cit., p 186. 201 Jean FAVIER, op. cit., p 432. 202 Etienne MARTIN SAINT-LEON, op. cit., p 249. 203 Pour plus de détails sur cette période, je renvoie à l’article de Benoît DESCAMPS, « La destruction de la Grande Boucherie de Paris en mai 1416 », Hypothèses 2003, travaux de l’Ecole doctorale d’Histoire de l’Université Paris I – Panthéon Sorbonne , Publications de la Sorbonne, 2004, p 109-118. 51 et voulonté, usurpé le gouvernement de notre royaume ». Le Parlement les enregistra le 3 octobre 1418204 ». « La puissante corporation fit confirmer ses privilèges retrouvés par Henri VI au début de 1423. Quand ce roi entra solennellement à Paris, le premier dimanche de l’Avent, les bouchers portèrent le dais qui l’abritait, depuis Saint-Antoine-le-Petit jusqu’à l’hôtel des Tournelles, mais ils ne furent pas récompensés de leur désir de flatter le puissant du jour. L’appauvrissement du métier pendant l’occupation anglaise devint tel que les bouchers accueillirent avec une certaine satisfaction la rentrée des troupes françaises en avril 1436. De son côté, Charles VII n’exerça contre eux aucune vengeance 205 ». « Pendant le cours du XVe siècle, les institutions de la communauté n’évoluèrent pas beaucoup, quoique le métier ait reçu en 1457 des ordonnances nouvelles avec quelques articles modifiés. Les statuts furent confirmés par Charles VII en 1437, Louis XI en 1461 et Charles VIII en 1483. Les créations par lettres de maîtrise, qui jadis n’avaient lieu qu’à chaque avènement, se multiplièrent dans la seconde moitié du siècle et les supplications des anciennes familles obtinrent de Louis XII, en 1509, qu’elles seraient faites désormais à titre personnel pour ne pas préjudicier aux descendants des premiers bouchers qui se succédaient toujours de père en fils. D’ailleurs, après chaque assise annuelle, les étaux étaient choisis d’après l’ordre d’ancienneté de réception des postulants. A partir de 1466, les jurés firent au prévôt de Paris un rapport de cette distribution206 ». Effectivement, à partir de la fin du XIVe siècle, quand le roi décide la création de nouvelles maîtrises, les « corporations ne pouvaient pas se montrer plus revêches que les hôpitaux ou les chapitres ». Ainsi, « dès 1364, le roi crée de son autorité un nouveau boucher à la Grande Boucherie de Paris, qui est dans son fief. Le 23 août 1461, Louis XI, en créant un nouveau boucher à Paris, dont la capacité doit d’ailleurs être vérifiée par son prévôt, affirme que, de son autorité royale, il a le droit de créer un maître juré de chaque métier, dans chaque ville jurée. En 1465, il crée un nouveau maître tonnelier à Amiens et le dispense expressément et du chef-d’œuvre et du droit de réception. En 1481, créant dans les mêmes conditions, à Tournai, un nouveau boucher, il précise que son droit royal s’entend « pour une fois ». Mais, déjà en 1471, il avait créé un second boucher à Paris « au nom de nostre dit fils le Dauphin », dont il a le gouvernement et qui jouit de la même prérogative207 ». En se basant sur les recherches de René Héron de Villefosse208, Alfred Fierro établit une distinction entre les grandes familles propriétaires d’étaux et la corporation des « bouchers de la ville de Paris », qui apparaît au XVIe siècle : « Depuis le XIVe siècle, les opulents maîtres bouchers de la Grande Boucherie avaient renoncé à exercer personnellement leur profession, louant leurs étaux à des « valets détaillants » sans aucune compétence. Ces valets détaillants répercutaient sur le prix de la viande le coût de la location et les profits qu’ils en tiraient. Ce renchérissement émut le Parlement qui, par un arrêt de 1466, ordonna aux maîtres d’exercer personnellement leur métier ou, du moins, de payer de leur bourse les garçons à leur service. Les bouchers ne cédèrent pas et le Parlement se résigna, par arrêt du 4 mai 1540, à ordonner la location annuelle des étaux, par autorité de justice, pour 16 livres 204 René HERON DE VILLEFOSSE, op. cit., p 69. 205 Ibid., p 70. 206 Ibid., pp 70-71. 207 François OLIVIER-MARTIN, op. cit., p 245. 208 René Héron de Villefosse donne toutes les précisions possibles et indique toutes les sources précises de son propos, alors qu’Alfred Fierro se contente d’une synthèse de seconde main. 52 parisis, et autorisa par la même occasion la multiplication des boucheries dans Paris, rue Saint-Martin, rue Saint-Honoré, place Maubert, etc209. En 1587, les bouchers locataires de ces étaux furent autorisés à former une nouvelle corporation dite des bouchers de la ville de Paris210 ». Ainsi, au cours du XVIe siècle, une « Petite Boucherie » se forme à côté de l’ancienne et prestigieuse Grande Boucherie211. « Un édit de François Ier du mois de novembre 1543, avait autorisé la formation d’un corps particulier auquel était dévolu le soin d’abattre les bestiaux, de couper les chairs et de les préparer ; c’était le corps des étaliers. Ceux-ci, ayant acheté des bouchers de la grande boucherie le droit de vendre de la viande, furent nommés bouchers de la petite boucherie ; mais ils ne jouissaient point du droit d’examen et de visite et ils étaient exposés aux reproches que les débitants peu fidèles leur attiraient ; c’est pourquoi ils demandèrent d’être érigés en maîtrise, ce qui leur fut accordé par lettres patentes du mois de février 1587. Ces nouveaux maîtres furent incorporés dans la communauté des autres bouchers, et défense fut faite aux propriétaires de la grande boucherie, c’est-à-dire à ceux qui descendaient des familles ayant seules le droit d’approvisionner la ville, de louer leurs étaux à d’autres qu’à des maîtres bouchers. Un arrêt du 22 décembre 1589 assimile ces bouchers tout à fait à ceux de la grande boucherie212 ». Par ailleurs, « les bouchers de la boucherie de Beauvais obtiennent des statuts en 1586 qui les rassemblent en une communauté distincte », qu’il ne faut pas confondre avec la « communauté des maîtres bouchers en la ville de Paris », qui rassemble en 1587 les locataires de la Grande Boucherie213. Les lettres patentes de 1587 marquent donc un progrès sensible dans la profession car « les maîtres bouchers, auxquels seuls il fut permis de prendre en location les étaux des diverses boucheries, admirent dans leur communauté les apprentis, qui purent, après trois ans d’apprentissage, acheter le brevet de compagnon et la maîtrise 214 ». Dès le début du XVIIe siècle, la corporation des bouchers de la ville de Paris s’étendit à tous les bouchers de la capitale. Ainsi, « la communauté de la Grande Boucherie ne fut plus dès lors qu’un syndicat de propriétaires, percevant leurs revenus tout en exerçant diverses professions libérales215 ». Pour Jean-Paul Chadourne, la Grande Boucherie est « morte en tant qu’institution » en 1587-1589 et l’apparition de la nouvelle communauté des bouchers de la ville de Paris marque « l’expression d’une classe qui s’affirme aussi bien contre le prolétariat urbain que contre l’ancienne classe marchande passée à la robe 216 ». Il y a un point qui 209 Au XVIe siècle, « les propriétaires n’exerçaient absolument plus le métier, sauf exception. Ils lou aient leurs étaux à des « étaliers ». Cette pratique, bien que constamment interdite, se répandit de plus en plus et on finit par l’admettre, mais en limitant le prix des loyers et en confiant au Châtelet l’adjudication des étaux (1540 et 1551). » Jean-Paul CHADOURNE, « Les bouchers parisiens au XVIe siècle : contribution à l’étude de la société marchande », Positions des thèses soutenues par les élèves de la promotion de 1969, Paris, Ecole des Chartes, 1969, p 21. 210 Alfred FIERRO, op. cit., pp 721-722. 211 Emile Coornaert nous apprend que cela n’est pas une singularité parisienne. « Il arriva qu'une même ville eût deux communautés de la même profession: ainsi à Rouen, Poitiers, Lille au XVe siècle, Paris, aux XVIe et XVIIe, eurent assez longtemps deux corporations de bouchers. Et nous savons aussi qu'une même agglomération pouvait, en diverses seigneuries, abriter des communautés différentes. » Emile COORNAERT, op. cit., p 205. 212 L. KNAB, op. cit., p 547. 213 Jean-Paul CHADOURNE, op. cit., p 22. 214 Pierre LAROUSSE, op. cit., p 1053. 215 René HERON DE VILLEFOSSE, op. cit., p 73. 216 Jean-Paul CHADOURNE, op. cit., p 22. 53 demeure obscur : pendant combien de temps a-t-on coexistence de deux corporations distinctes ? Cette dualité des institutions est-elle temporaire ? Disparaît-elle au milieu du XVIIe siècle ? Nous n’avons pas réussi à répondre de façon claire à cette question simple. Pour l’anecdote, signalons qu’en 1699, « un seul des 32 propriétaires de la Grande Boucherie exerçait encore la profession de boucher : Louis Thibert. C’était un bourgeois propriétaire-marchand217. Son nom, en qualité de marchand, figure dans une liste de quelques centaines d’autres bouchers, qui se partageaient alors l’ensemble des étaux de la capitale. Il émerge cependant de cette multitude comme un symbole. Le symbole du lien traditionnel entre deux formes de communautés : la communauté patriarcale du passé (la Grande Boucherie) et la communauté nouvellement constituée en 1587-1653 (la corporation des marchands bouchers de la ville de Paris). Ceux-ci ne changèrent que peu de chose sans doute à l’exercice de leur profession, mais ils s’appliquèrent, avec toute l’ardeur de leurs jeunes forces, à faire édicter des règles assez strictes pour leurs employés (apprentis et garçons bouchers), marquant ainsi une très nette réaction contre les coutumes, un peu floues sur ce point, des grands bouchers de Paris, leurs propriétaires et anciens maîtres218 ». Les nouveaux statuts de la « communauté des maîtres et marchands bouchers de Paris », établis en 1587, sont confirmés par des lettres-patentes en juillet 1741. « Au XVIIIe siècle, la chancellerie royale confirme les statuts des métiers selon un formulaire à peu près invariable219. Les lettres-patentes de Louis XV de juillet 1741 exposent que les jurés de la boucherie de Paris ont demandé au roi d’approuver les statuts en 60 articles qu’ils ont jugé bon de se donner ; le roi les a soumis au lieutenant de police et à son procureur au Châtelet qui les ont approuvées « sous notre bon plaisir ». Le roi, en conséquence, accueille la requête des bouchers et expédie des lettres de confirmation. De la fin du XIIIe au XVIIIe siècle, la doctrine n’a pas varié et la pratique même ne comporte que des nuances insignifiantes. La confirmation des statuts par le roi atteste qu’ils sont conformes au bien public et donc opposables à tous. Ces statuts d’un corps subordonné deviennent, par l’approbation du roi, un des éléments stables de la police du royaume220 ». Résumons les articles les plus importants de ces statuts de la corporation confirmés par Louis XV en 1741221 : • Article XV: Un maître ne pourra occuper plus de trois étaux dans Paris, à savoir un dans chacune boucherie différente ou deux dans une seule et un dans une autre. Cet article entérine une revendication ancienne des bouchers, car un arrêt du 4 février 1567 interdisait d'avoir plus d'un étal par boucherie. Suite aux protestations des bouchers, deux étaux sont alors autorisés par boucherie222. • Article XXXVII: Personne ne sera admis et reçu dans l'art de boucher qu'il ne soit de la religion catholique, apostolique et romaine et de bonnes mœurs. 217 Jean Vidalenc note qu’en 1692, c’est un Thibert qui est « boucher de l’Hôtel-Dieu », personnage très important car il a le monopole du débit de la viande pendant le Carême. Jean VIDALENC, op. cit., p 128. 218 Joseph-Antoine DURBEC, op. cit., pp 124-125. 219 E. SCHWOB, Un formulaire de chancellerie au XVIIIe siècle, Thèse de Droit, Paris, 1937, p 172 et 178. 220 François OLIVIER-MARTIN, op. cit., p 213. 221 Statuts et règlements de la corporation des bouchers de Paris, 1744, 102 p. BNF, collection Joly de Fleury, cote 1741. Ces statuts de 1741 sont notamment repris par Camille PAQUETTE, Histoire de la Boucherie, Imprimerie du Réveil économique, 1930, pp 39-51. 222 Etienne MARTIN SAINT-LEON, op. cit., p 455. 54 • Article XXXVIII: Pour devenir maître, il faut avoir servi 11 ans consécutifs, 3 ans comme apprenti et 8 ans comme compagnon, chef d'œuvre et 28 ans accomplis. • Article XLI: Défense d'avoir deux apprentis en même temps. • Article XLIII: Le chef d'œuvre consiste à habiller un bœuf, un mouton et un veau. • Article XLV: Un fils de maître peut être reçu sans chef d'œuvre mais à condition d'avoir servi un boucher pendant 4 ans consécutifs et d'avoir 18 ans. • Articles XLVI et XLIX: On peut devenir maître en épousant une fille ou veuve de maître. • Article L: Deux jurés et un syndic sont élus chaque année, le jour de l'adjudication des étaux. • Article LII: Un syndic doit d'abord avoir été juré. Un juré doit avoir 10 ans de maîtrise. • Article LVII: Les veuves de maîtres peuvent continuer à exercer. Si elle se remarie avec quelqu'un d'un autre état ou vit avec scandale, elle est privée du privilège. Comme souvent, l’accès au métier est strictement contrôlé par les maîtres et l’endogamie est encouragée par de nombreuses dispositions statutaires favorisant l’hérédité du métier (articles XLV, XLVI, XLIX et LVII) ou décourageant l’accès à la maîtrise aux nouveaux venus par la longueur de la durée du compagnonnage (article XXXVIII) et les inégalités des tarifs de réception à la maîtrise : « Suivant un usage très ancien, 51 livres 13 sols pour la réception d'un fils de maître, 488 livres pour la réception d'un apprenti qui a fait son temps223 ». L’article L évoque l’adjudication des étaux de boucherie 224. L’adjudication a été mise en place par deux arrêts des 4 mai 1540 et 29 mars 1551 pour réglementer le monopole des riches familles propriétaires : les étaux devaient être adjugés chaque année à l'audience de police du Châtelet au prix maximum de 16 livres parisis225. Mais suite à un arrêt du 8 décembre 1570, les bouchers peuvent présenter leurs locataires au prix fixé par eux, ce qui rend l’adjudication illusoire, même si elle a toujours lieu au Châtelet 226. « Par crainte de majoration du prix de la viande, il est défendu, quand un bail est conclu, de changer le locataire ou d’élever le loyer. D’ailleurs, les baux ne peuvent être renouvelés sans permission de police227 ». Même si l’adjudication est illusoire depuis 1570, « tous les bouchers sont obligés de se trouver au Châtelet à l’audience de police, le premier mardi qui suit la MiCarême228 ». Non seulement ce sont toujours les mêmes familles qui sont propriétaires des principaux étaux de boucherie de Paris depuis le XIIIe siècle jusqu’en 1789, mais de plus « la répartition des boucheries-abattoirs correspondait encore, dans une large mesure, à la situation 223 Corporations industrielles de Paris : Table des droits perçus sur les métiers par les corporations et communautés par ordre alphabétique de métiers. BNF, collection Joly de Fleury, 1733 folio 16. 224 Sur les problèmes liés à l’adjudication des étaux de la Grande Boucherie au XVI e et XVIIe siècles, on se reportera à Joseph-Antoine DURBEC, op. cit., pp 94-95. 225 Etienne MARTIN SAINT-LEON, op. cit., p 455. 226 Etienne MARTIN SAINT-LEON, op. cit., p 456. 227 Marc CHASSAIGNE, op. cit., p 351. 228 Ibid. 55 médiévale. Des statuts avaient défini, en 1295, les centres où devaient être installés les maîtres bouchers. Ces centres subsistaient en 1789. C’était surtout au cœur de Paris, à la « croisée », au pied du vieux château – le Grand Châtelet – et au débouché du grand pont, à la Porte de Paris ou l’Apport de Paris 229 ». Il faut bien savoir qu’en plein siècle des Lumières, « la communauté des bouchers demeure soumise, elle aussi, à des règlements archaïques et sévères. Le nombre des étaux d’abord est fixé par la loi, malgré l’exemple étrangement libéral donné au XVI e siècle par la ville de Chartres, et, comme ils pourraient incommoder le public, si les bouchers installaient ces charniers à leur fantaisie, des places leur sont assignées près des marchés, de façon que les petits vendeurs de légumes puissent s’établir près d’eux sans encombrer la voie publique. Le droit de la police sur les boucheries comporte d’ailleurs « celui d’en permettre l’établissement dans les lieux convenables ». La permission est donnée sur son avis par lettre patentes, après une enquête d’utilité publique menée par le magistrat sur place et moyennant le consentement unanime des notables du quartier230 ». L’histoire de la localisation des boucheries dans Paris est assez intéressante à suivre car elle révèle les luttes d’influence des bouchers avec les puissants du Moyen Age. Nous ne développons pas ce point qui a fait l’objet de diverses études 231. Spécialiste de l’urbanisme parisien, Pierre Lavedan note que l’installation des bouchers sur la rive droite est un événement important de l’histoire urbaine de Paris 232. Dans sa thèse de l’école des Chartes, Jean-Paul Chadourne donne la localisation des divers étaux de boucherie dans Paris au XVIe siècle233. René Héron de Villefosse indique l’évolution de la localisation de la Grande Boucherie dans Paris234. J’ai reproduit en annexe des vues du Châtelet et de la Grande Boucherie de Paris au XVIIIe siècle235. b) La richesse de la corporation des bouchers La puissance d’une communauté s’évalue non seulement par sa capacité à conserver ses privilèges, en fermant l’accès aux nouveaux venus par exemple, mais aussi par les droits financiers qu'elle conquiert et conserve le plus longtemps possible. Les bouchers parisiens 229 Marcel REINHARD, Nouvelle Histoire de Paris, tome 9 : La Révolution (1789-1799), Hachette, 1971, p 58. 230 Marc CHASSAIGNE, op. cit., p 350. 231 Dans sa thèse (dirigée par Steven Kaplan), Sydney Watts livre une description de la Grande Boucherie, tant au niveau des bâtiments que de l’organisation professionnelle. Sydney Evelyn WATTS, Meat matters : the butchers of Old Regime Paris, Thèse de Doctorat d’Histoire, Cornell University, 1999, volume II, pp 363-382. 232 Pierre LAVEDAN, Histoire de l’urbanisme à Paris , Hachette, 1993, p 97. 233 En annexe 2, j’ai placé un plan des Halles de Paris au XVI e siècle, qui permet notamment de localiser avec précision la boucherie de Beauvais, ancêtre du pavillon de la viande des Halles centrales. Cette reconstitution des Halles a été dressée d’après les indications de Léon BIOLLAY, Les anciennes Halles de Paris, Mémoires de la Société de l’histoire de Paris et de l’Ile-de-France, 1876. Le plan est tiré de Danielle CHADYCH et Dominique LEBORGNE, Atlas de Paris, 1999, p 54. 234 235 René HERON DE VILLEFOSSE, op. cit., pp 48-58. Annexe 3 : Le Grand Châtelet et la Grande Boucherie de Paris en 1720, d’après une aquarelle de la collection Destailleurs (ex-collection Bonnardot). BNF, Cabinet des estampes, Ve 53 d, p 16. Annexe 4 : Vue à vol d’oiseau du Châtelet en 1750. On y distingue nettement la Grande Boucherie, au coin de la rue St-Denis et de la rue St-Jacques-de-la-Boucherie. Alfred BONNARDOT, « Histoire du Grand Châtelet et des ses environs », in Fedor HOFFBAUER, Paris à travers les âges : aspects successifs des monuments et quartiers historiques de Paris depuis le XIIIe siècle jusqu’à nos jours , Firmin-Didot, 1885, tome I, figure 8. 56 semblent particulièrement habiles à ce jeu. Mais avant de montrer la confortable situation financière de la corporation des bouchers au XVIIIe siècle, nous devons évoquer deux époques où la corporation a connu de « graves difficultés de trésorerie236 ». La première crise « se produisit au XVe siècle, lors de la reconstruction de la Grande Boucherie, mais il semble bien qu’alors les propriétaires bouchers aient surtout fait appel aux capitaux des plus fortunés d’entre eux. Il n’en fut pas de même au XVII e siècle lorsque la Grande Boucherie se vit subitement placée dans l’obligation d’emprunter pour payer une taxe de 90 000 livres au roi, plus de nombreux frais, cela afin d’éviter la vente de ses biens (arrêt du 17 juin 1637) 237 ». Le grand emprunt de 1637 est un accident qui ne doit pas faire oublier l’essentiel, la richesse indubitable de la communauté des bouchers, malgré le secret bien gardé qui entoure la comptabilité des recettes de la Grande Boucherie238. Si, comme l’affirme Joseph-Antoine Durbec, « nous ne savons rien de leurs opérations commerciales », c’est sans doute que la plupart des actes commerciaux se font à l’oral et ne laissent donc aucune trace écrite, tradition qui se perpétuera jusqu’au milieu du XX e siècle239. Jean-Paul Chadourne confirme d’ailleurs l’illettrisme des bouchers au XVI e siècle : « Leur inculture est en effet totale : peu ou pas de signatures d’actes, très peu de registres de comptes. Quant aux livres, on ne trouve guère que des livres d’heures, ce qui ne signifie pas d’ailleurs que leur possesseur sache lire, et très peu d’ouvrages en français 240 ». Ce goût des bouchers pour l’oral renforce un trait de caractère commun à la plupart des milieux commerçants, l’esprit de défiance et de dissimulation. Ainsi, pour Etienne Martin Saint-Léon, « les bouchers cachaient soigneusement leurs titres et archives, craignant sans doute que l’autorité royale n’entreprît de diminuer leurs franchises : c’est ainsi qu’ils ne firent pas enregistrer leurs règlements lors de la rédaction du Livre des Métiers » au XIIIe siècle241. Au XVIIIe siècle, Sauval fait la même remarque : « Les bouchers ont résolu de ne plus communiquer leurs titres, et les cachent si bien qu’à peine leur avocat a-t-il connaissance de leurs affaires, et ils ne se découvrent à lui qu’autant qu’il le faut 242 ». Si l’on reprend les conclusions de l’étude sociale menée par Jean-Paul Chadourne, la richesse des bouchers est avérée pour une bonne partie du XVIe siècle. « En mettant en rapport l’évolution des structures économiques et institutionnelles d’une corporation donnée 236 Joseph-Antoine DURBEC, op. cit., p 104. Par ailleurs, J.-A. Durbec dresse la liste des rentes dues à la Grande Boucherie aux XVe et XVIe siècles. Ibid., pp 105-106. 237 Ibid., p 104. 238 « Il est vraisemblable que les grosses affaires de la Grande Boucherie se traitaient à un échelon supérieur sur les grands marchés de bestiaux. L’on a vu, à l’occasion d’un procès, que les propriétaires bouchers ne tenaient pas à ce qu’un regard indiscret perçât le secret de leur comptabilité. Ce secret a été bien gardé. Nous ne savons rien de leurs opérations commerciales. Les articles 24 à 38 des statuts de 1381 – auxquels on pourra se reporter – nous apprennent toutefois que les droits de joyeux avènement dans la société (droits d’entrée et d’abreuvement très exactement définis) étaient particulièrement importants et couvraient à eux seuls une partie des frais de gestion. Il arriva même – nous l’avons vu – que certains récipiendaires fussent obligés d’aliéner une partie de leurs biens pour y faire face. » Joseph-Antoine DURBEC, op. cit., p 117. 239 Au cours des entretiens oraux que nous avons eu en 1997 avec Pierre Haddad, chevillard à la Villette de 1945 à 1971, nous avons appris que trois professions sont réputées pour passer l’essentiel de leurs contrats à l’oral, malgré l’importance des sommes en jeu: les diamantaires, les philatélistes et les chevillards. 240 Jean-Paul CHADOURNE, op. cit., p 28. 241 Etienne MARTIN SAINT-LEON, Histoire des corporations de métiers depuis leurs origines jusqu’à leur suppression en 1791, Alcan, 1922, p 199. 242 Henri SAUVAL, Histoire et recherches des Antiquités de la Ville de Paris, tome VI, p 639. 57 avec l’évolution sociale de ses membres, on constate l’apparition d’une nouvelle classe marchande qui se définit aussi bien par rapport aux éléments les plus humbles de la société parisienne, que par rapport à la population rurale, ou surtout, à l’ancienne classe marchande passée à la robe243. Tout en se battant pour renverser des institutions corporatives périmées, expression d’une domination qui n’a plus de raison d’être économique, elle s’enrichit peu à peu, profitant des conditions favorables du début du siècle. Elle concentre des capitaux sous les formes les plus diverses : immeubles, rentes, créances et surtout terres. Cependant, à la fin du siècle, la récession l’a fortement ébranlée : seules les grosses fortunes ont pu tenir ; les autres n’ont pas pu surmonter les problèmes posés par la paupérisation de la société et par la contraction du marché qui s’en est suivi. Les statuts de 1587 marquent un coup d’arrêt porté à une évolution qui aurait pu être beaucoup plus profonde244 ». Outre la richesse collective de la communauté, la richesse individuelle de nombreux marchands bouchers parisiens est attestée au XVIe siècle, notamment dans les familles étudiées par Jean-Paul Chadourne, qui s’appuie sur les inventaires après décès et les contrats de mariage245. Ainsi, en 1558, Pierre Barbier, issu d’une « famille de locataires de la GrandeBoucherie qui, bien qu’alliée aux Ladehors, s’opposera constamment aux propriétaires », laisse « 4 maisons à Paris, 122 hectares et 6 maisons à la campagne, 800 livres, en capital, de rentes constituées, 100 livres de rentes annuelles sur l’Hôtel-de-Ville, 10.000 livres de créances diverses et 1.500 livres en meubles ». En 1546, François Boucher possédait « plus de 100 hectares dans la région de Blois ». Au début du XVIe siècle, Tanneguy Aubry, bourgeois de Paris, possède cinq maisons à Paris, 60 arpents de terres et deux maisons dans la région de Trappes246. Pour mémoire, il faut savoir que « les créances des bouchers, pour les fournitures de viande par eux faites, étaient privilégiées ». Ainsi, on peut citer « un arrêt du 10 mai 1695, ordonnant que le sieur Thibert, boucher, sera payé par préférence à tous les autres créanciers du duc d’Humières 247 ». Dès le XVIe siècle, les bouchers étaient intervenus auprès du roi pour accroître leurs droits financiers. « En janvier 1523, des lettres-patentes de François Ier expédiées sur l’humble supplication des bouchers de Paris leur accordent le privilège de contraindre par corps ceux à qui ils vendent « peaux, cuirs, laines, suifz et larts en quantité » ; les bouchers ont fait valoir l’importance de leur métier en ce qui concerne le bien public, la difficulté qu’ils ont à approvisionner Paris, la nécessité où ils sont de payer tout de suite les animaux qu’ils achètent ; ils obtiennent le même privilège que les vendeurs de poissons de mer et les vendeurs de vin248». Nous connaissons un peu le fonctionnement financier de la Grande-Boucherie au XVIIe siècle. « Le règlement des dépenses de la communauté des bouchers incombait à son receveur (on dirait aujourd’hui à son trésorier). Les jurés lui transmettaient les mandats de payement dûment signés et il leur remettait ensuite les quittances de ces payements. Nous savons par ces mandats ou ces quittances qu’un grand festin des membres de la communauté avait lieu le jour des assises annuelles et qu’il en coûta, en 1630 par exemple, la somme de 243 L’auteur parle des anciennes familles propriétaires héréditaires des étaux de la Grande Boucherie de l’ApportParis. 244 Jean-Paul CHADOURNE, op. cit., p 28-29. 245 Jean-Paul CHADOURNE, op. cit., p 23-26. 246 Ibid., p 29. 247 Etienne MARTIN SAINT-LEON, op. cit., p 456. 248 François OLIVIER-MARTIN, op. cit., p 175. 58 326 livres tournois, plus 26 livres 8 sous pour les échaudés – que l’examen des comptes de la communauté avait lieu le 1er mai et donnait lieu aussi à un repas, mais beaucoup plus modeste – que les 67 échaudés fournis par le sieur Charles Clément, les 10 et 13 mars 1642, valaient 6 livres 14 sous, donc 2 sous pièce249… » Toujours pendant le Grand siècle, les dépenses extraordinaires (travaux de bâtiments, frais de procédure) étaient surtout réglées par l’emprunt, et le gros des dépenses ordinaires de la communauté était constitué de « présents aux personnalités occupant de hautes fonctions ou seulement bien placées et dont il fallait se ménager les bonnes grâces250 ». Dans la liste des présents de l’année 1653, on note 23 notables qui bénéficient des largesses des bouchers, parmi lesquels le premier président du Palais (garde des sceaux), le doyen des conseillers du Palais, le procureur général et surintendant des finances, le procureur du roi au Trésor et divers notaires, avocats, greffiers et lieutenants251. « La liste des bénéficiaires variait d’une année à l’autre, mais dans l’ensemble, les titulaires des charges importantes (au Parlement et au Châtelet en particulier) et les hommes de loi mis à contribution par la Grande Boucherie, y figurent régulièrement252 ». Tous les ans, « les jurés de la Grande Boucherie faisaient porter à ces personnages des quartiers de veau (à Pâques) ou de mouton (à l’Ascension) et des mesures de suif, quelquefois de cire blanche (à l’Ascension ou à une autre date) 253 ». Le coût de ces multiples cadeaux était assez important et reflète bien la richesse de la corporation. Ainsi, toujours en 1653, les 21 quartiers de veau offerts ont coûté 157 livres 10 sous254, plus 6 livres pour les porteurs, 4 livres pour leur déjeuner, 3 livres aux « garçons » et 3 livres à « l‘homme du maître chef ». Les 25 quartiers de mouton ont coûté 187 livres 10 sols255. Les 144 mesures de suif à 55 sous la mesure, valaient 396 livres plus 6 livres pour les porteurs, 4 livres pour leur déjeuner, 100 sous pour « l’homme du chef 256 ». Evoquons maintenant la richesse de la communauté au siècle des Lumières257. A partir de 1700, c’est au profit de la communauté des bouchers que sont perçus les « droits d’emplacement » du marché aux bestiaux de Sceaux (droit d’attache pour les bovins adultes, droit de parc pour les moutons). Entre 1707 et 1717, ils sont perçus au profit des trésoriers de la Bourse (fermiers de la caisse de Poissy). « Un arrêt du 9 mars 1717 rétablit la communauté des bouchers dans ses droits jusqu’à ce que l’arrêt du conseil d’Etat du 27 septembre 1735 accorde les droits de place, à partir du 1er octobre 1735, à J-B Hayon contre 32 000 livres 249 Joseph-Antoine DURBEC, op. cit., p 117. 250 Ibid. 251 Ibid., pp 118-119. 252 Ibid., p 120. 253 Ibid., p 118. 254 « Les 21 quartiers de veau faisaient un total de 5 veaux 1 quartier, soit au prix de 30 livres par bête : 157 livres 10 sous. » 255 « Les 25 quartiers de mouton faisaient un total de 6 moutons 1 quartier, soit au prix de 30 livres par bête : 187 livres 10 sols. » 256 257 Joseph-Antoine DURBEC, op. cit., p 119. Une image populaire du XVIIIe siècle illustre bien la réputation d’opulence attachée aux bouchers. Annexe 5 : Le boucher et la bouchère en costume allégorique, gravure à l’aquarelle d’après une étude sur les métiers de Martin Engelbrecht, Augsbourg, 1730. 59 annuelles pendant le temps nécessaire pour solder le principal, les arrérages et les intérêts des emprunts de la communauté des bouchers258 ». La richesse de la corporation des bouchers est avérée sur tout le siècle. Le 29 décembre 1700, la communauté des marchands-bouchers acheta « les bâtiments et les droits de Sceaux moyennant 450 000 livres259 ». Or, le marché aux bestiaux de Sceaux est déjà devenu le grand concurrent de celui de Poissy dès la fin du XVIIe siècle. En 1782, Louis XVI emprunte 1 500 000 livres aux corporations parisiennes pour construire un navire. Les corps de métiers qui fournissent les plus grosses contributions sont les orfèvres (250 000 livres), les drapiers-merciers (150 000 livres), les marchands de vin (100 000 livres) et les épiciers (100 000 livres), tous membres des Six Corps des marchands. La corporation des bouchers fournit une contribution de 80 000 livres, la même que celle des limonadiers et vinaigriers, bien supérieure à celle des boulangers (40 000 livres)260. De même, selon le tarif de 1778, le droit de perception à la maîtrise est de 400 livres chez les bouchers alors qu’il n’est que de 250 livres chez les boulangers261. A la fin du XVIIIe siècle, «le tarif de la capitation plaçait l’ensemble de la corporation au-dessus des boulangers, jusqu’à 80 livres. Si l’on examine les impôts des bouchers de la section du Théâtre-Français, on constate que leur cote se tenait entre 60 et 100 livres262». L’idée de richesse « collective » des bouchers ne semble pas être une exception parisienne ; Bernard Gallinato la retrouve en 1776 à Bordeaux à partir d’un inventaire du contenu des caisses des corporations263. Présentant les modalités de remboursement d’une dette de 2050 livres par la communauté des bouchers de Lyon en 1703, Maurice Garden insiste sur la grande hétérogénéité de fortune des bouchers, phénomène qui devait sans doute aussi exister à Paris. Sur les 129 maîtres bouchers de Lyon, 34 bouchers (26%) paient 20 livres ou plus, soit 70% de la dette, alors que 67 bouchers (52%) paient moins de 10 livres (12,5% de la dette). Le plus riche boucher de la ville, P. Jaquin, fournit à lui seul 150 livres, alors que les 14 maîtres les plus pauvres paient une livre chacun ! Ces écarts de fortune sont considérables et viennent nuancer l’image soudée et solidaire que revendique le plus souvent la profession264. Tous les écrits qui dénoncent la richesse et la fermeture du métier semblent donc reposer sur quelques vérités. L’accès des compagnons à la maîtrise est quasi impossible. La propriété des étaux est réservée à quelques privilégiés qui contrôlent strictement l’accès au métier. On comprend mieux alors la fierté de la corporation qui peut exhiber son pouvoir et sa richesse chaque année lors du cortège du Bœuf Gras. 258 En fait, J-B Hayon obtient un bail de six ans. BNF, collection Joly de Fleury, 1430, folio 29. Bernard GARNIER, « Les marchés aux bestiaux : Paris et sa banlieue », Cahiers d’Histoire , n°3-4, 1997, p 591. 259 Bernard GARNIER, op. cit., p 581. 260 Lettres patentes du roi du 29 août 1782, enregistrées le 3 septembre 1782, qui autorisent les communautés d’arts et métiers à emprunter 1 500 000 livres qu’ils ont offertes au roi pour la construction d’un vaisseau . BNF, collection Joly de Fleury, 1426 folio 56. 261 Abbé MIGNE, Dictionnaire des confréries et corporations d’Ancien Régime , Nouvelle Encyclopédie théologique, tome 50, 1854, p 58. 262 Marcel REINHARD, op. cit., p 58. 263 Bernard GALLINATO, Les corporations à Bordeaux à la fin de l’Ancien Régime , PU Bordeaux, 1992, p 233. 264 Maurice GARDEN, « Bouchers et boucheries de Lyon au XVIIIe siècle », Actes des Congrès des Sociétés Savantes, Colmar et Strasbourg, 1967, p 67. 60 c) La cérémonie du Bœuf Gras sous l’Ancien Régime Le pacte de stabilité sociale est clair : la communauté des bouchers de Paris, comme les autres corps de métiers, aide financièrement la monarchie française et en échange la monarchie défend les propriétaires de la Grande Boucherie et protège la profession contre les abus de la concurrence. Mais il faut reconnaître que la communauté occupe une place importante dans la ville et dans l’espace symbolique du pouvoir royal et urbain 265. Ainsi, chaque jeudi gras, les garçons bouchers promènent le « bœuf gras » (appelé « bœuf villé » en province), décoré de guirlandes et de fleurs266. Tradition remontant au Moyen Age, sans doute instituée par la corporation, évoquée par Rabelais dans Gargantua, cette procession du bœuf gras sera interdite à la Révolution mais rétablie en 1805 par Napoléon. Nous avons placé en annexe un détail d’un vitrail de 1512 représentant la promenade du bœuf gras : « Deux bouchers en habit de fête conduisent l’animal, et traînent chacun le bout d’une écharpe passée à col ; ils sont précédés de deux garçons, battant la caisse et jouant de la flûte, et suivis de plusieurs enfants qui se livrent à la joie. La maison d’un maître boucher, ou peut-être la boucherie publique de la ville, se voit dans le fond, ornée de deux têtes de bœuf et de guirlandes de verdure 267 ». La présence de ce vitrail dans l’église de Barsur-Seine souligne le fait que la cérémonie du bœuf gras n’est pas une particularité parisienne. Paul Sébillot explique ainsi l’origine de la fête : « Le bibliophile Jacob a parlé assez longuement des processions qui avaient lieu à Paris, et il a essayé d’en rechercher l’origine. N’est-il pas vraisemblable, dit-il, que les garçons bouchers célébraient la fête de leur confrérie, de même que les clercs de la basoche plantaient le mai à la porte du Palais de justice. En outre, les bouchers de Paris ayant eu jadis plusieurs querelles et procès avec les bouchers du Temple, il est fort naturel qu’ils aient témoigné leur reconnaissance, à l’occasion des privilèges que le roi leur accorda en dédommagement, par des réjouissances publiques, qui se sont perpétuées jusqu’à nous. Cette idée est d’autant plus admissible, que le bœuf gras partait de l’Apport-Paris, ancien emplacement des boucheries hors des murs de la ville, et qu’il était conduit en pompe chez les premiers magistrats du Parlement. En tout cas, il est certain que cette fête existe depuis des siècles268 ». En 1739, la cérémonie eut lieu dès le mercredi gras, c’est-à-dire la veille de la date traditionnelle du cortège, qui prit d’ailleurs un tour particulier cette année-là. Pierre Gascar nous en fait le récit, en s’inspirant de la chronique de Boucher d’Argis 269. « Les garçons 265 Sydney Watts consacre quelques pages aux « rituels de l’identité corporative » (rituals of corporate identity) dans sa thèse. Sydney Evelyn WATTS, Meat matters : the butchers of Old Regime Paris, Thèse de Doctorat d’Histoire, Cornell University, 1999, volume II, pp 383-388. 266 « A Paris et dans la plupart des grandes villes du royaume, les garçons bouchers de chaque quartier se rassemblent ordinairement tous les ans le jeudi gras, et promènent dans la ville, au son des instruments, un bœuf qu’ils choisissent de belle encolure et qu’ils parent de rubans et de fleurs et autres ornements : on l’appelle à Paris le Bœuf gras et dans plusieurs villes de province le Bœuf villé, parce qu’on le promène par la ville ». BOUCHER D’ARGIS, « Remarques curieuses sur la boucherie de l’apport de Paris », Variétés historiques, tome I, Nyon et Guillyn, 1752, pp 170-194. 267 « On voit dans la chapelle Saint-Joseph un vitrail donné par les maîtres bouchers de Bar-sur-Seine, en 1512 ». Paul SEBILLOT, op. cit., p 114. Le détail du vitrail est reproduit dans l’annexe 6 : La promenade du Bœuf Gras au XVIe siècle. 268 JACOB, Curiosités de l’histoire des Croyances populaires , p 135. Paul SEBILLOT, op. cit., p 115. 269 BOUCHER D’ARGIS, op. cit., pp 170-194. 61 bouchers de la boucherie de l’Apport-Paris 270 n’attendirent pas le jour prévu pour célébrer la cérémonie ; le mercredi, la veille du jeudi-gras, ils s’assemblèrent et promenèrent par la ville un bœuf qui avait sur la tête, au lieu d’aigrette, une grosse branche de laurier ; il était recouvert d’un tapis. Ce bœuf paré comme les victimes des anciens sacrifices, portait sur son dos un enfant décoré d’un ruban bleu passé en sautoir, tenant à la main un sceptre et, dans l’autre main, une épée : cet enfant était censé représenter le roi des bouchers271. Une quinzaine de garçons bouchers vêtus de casaques rouges, coiffés de turbans ou de toques rouges bordées de blanc accompagnaient le bœuf gras, et deux d’entre eux le tenaient par les cornes. Cette marche était précédée, selon l'usage, par des violons, des fifres et des tambours. Ils parcoururent, en cet équipage, plusieurs quartiers de Paris, se rendirent aux maisons de plusieurs magistrats272, et ne trouvant pas dans son hôtel le premier président du Parlement, ils décidèrent de faire monter dans la grande salle du Palais de Justice, par l’escalier de la SainteChapelle, le bœuf gras et son escorte. Après s’être présentés au président, ils promenèrent le bœuf dans plusieurs salles du Palais et le firent descendre par l’escalier de la Cour-neuve, du côté de la Place Dauphine. Le lendemain, les maîtres bouchers firent faire la même promenade dans Paris à un autre bœuf, mais ils s’abstinrent de l’introduire à l’intérieur du Palais. La veille, l’insolite cérémonie avait attiré tant de gens que les places et les rues avoisinantes étaient noires de monde273 ». Le moins que l’on puisse dire, c’est que la communauté des bouchers est sûre et fière de sa puissance et de sa légitimité, pour ainsi côtoyer les puissants de la capitale et s’approprier aussi facilement des lieux hautement symboliques du pouvoir urbain. Une légende veut d’ailleurs qu’Hugues Capet compte des bouchers parmi ses ancêtres. L’arrogance des bouchers parisiens sera souvent critiquée pendant la Révolution et au XIX e siècle. Le peuple se plaindra de cette « aristocratie nouvelle » formée par les bouchers274. Il faut évoquer cette image négative qui colle en permanence à la peau des bouchers. d) L’image négative des bouchers L’imaginaire collectif n’est pas tendre avec les bouchers. Nous avons tous en tête la vieille légende du bon Saint-Nicolas sauvant les trois petits enfants envoyés au saloir par un boucher sans scrupule275. En 1894, Paul Sébillot évoque le folklore des métiers : « Au Moyen Age presque tous ceux qui s’occupaient de l’alimentation étaient l’objet de dictons satiriques, d’anecdotes ou de contes injurieux, dont la tradition est loin d’être perdue, surtout en certaines 270 Note de Pierre Gascar sur l’Apport-Paris : « Nom donné autrefois à l’actuelle place du Châtelet où se tenait un grand marché. Ces garçons bouchers appartenaient donc à la Grande-Boucherie qui, depuis le Moyen Age, représentait le sommet de la profession ». On peut mesurer le caractère approximatif d’une telle définition. 271 « Jusqu’alors les bouchers n’avaient eu que des maîtres, et sans doute ils vou lurent, cette fois, rivaliser avec les merciers, les ménétriers, les barbiers et les arbalétriers, qui avaient des rois. » Paul SEBILLOT, op. cit., p 116. 272 « Les violons, les fifres et les tambours précédaient ce cortège qui parcourut les quartiers de Paris pour se rendre aux maisons des prévôts, échevins, présidents et conseillers, à qui cet honneur appartenait. Le bœuf fut partout bienvenu, et l’on paya bien ses gardes du corps... » Paul SEBILLOT, op. cit., p 116. 273 Pierre GASCAR, op. cit., pp 128-129. 274 Marcel REINHARD évoque sous la Terreur la désinvolture, voire l’insolence, des bouchers. Ce devint une expression banale que celle de « l’aristocratie des bouchers ». Marcel REINHARD, op. cit., p 298. 275 Sur les différentes formes de l’histoire du bon Saint-Nicolas, on peut lire avec profit l’ouvrage assez complet de Colette MECHIN, Saint Nicolas, Berger-Levrault, 1979, 174 p. 62 provinces. Il semble toutefois que les bouchers en aient été moins atteints que les boulangers, les aubergistes et les meuniers, par exemple : l’épithète de voleur n’est pas sans cesse accolée à leur nom, et les légendes ne les rangent pas parmi les gens de métiers auxquels Saint-Pierre ferme obstinément les portes du Paradis. En Bretagne même, et dans plusieurs pays où la satire n’épargne guère que les laboureurs et les artisans qui se rattachent à la construction, ils ne sont que rarement en butte aux quolibets, et on ne manifeste pas de répulsion à leur égard ». « Dans le Mentonnais, au contraire, leur métier est mal vu ; anciennement, ils faisaient, dit-on, fonction de bourreau276. On ne boit pas volontiers avec eux, et leurs enfants se marient moins facilement que les autres. D’après Timbs, il n’y a pas très longtemps qu’en Angleterre le peuple croyait qu’ils étaient l’objet d’une exception législative d’un caractère méprisant. On lit, dit-il, dans un poème de Butler, qu’aucun boucher ne pouvait siéger parmi les jurés. Cette erreur n’est pas maintenant complètement éteinte. Le jurisconsulte Barrington, après avoir cité le texte d’une loi de Henri VIII, qui exemptait les chirurgiens du jury, pense que de cette exemption vient la fausse opinion d’après laquelle un chirurgien ou un boucher ne pouvaient, en raison de la barbarie de leur métier, être acceptés comme jurés. Spelman, un autre jurisconsulte, dit que dans la loi anglaise ceux qui tuent les bêtes ne doivent pas être les arbitres de la vie d’un homme. Pour qu’il ait avancé cette opinion, il faut qu’elle ait eu quelque fondement. Actuellement, l’exemption subsiste pour les médecins, chirurgiens et apothicaires, mais non pour les bouchers277 ». Pour la période médiévale, Jacques Le Goff souligne l’infamie qui atteint les « métiers deshonnêtes » tels que ceux de bouchers, teinturiers ou mercenaires278. En ce qui concerne les bouchers, les bourreaux, les chirurgiens et les barbiers, Le Goff voit dans le tabou du sang « les survivances de mentalités primitives très vivaces dans les esprits médiévaux ». Pour lui, la « société sanguinaire qu’a été celle de l’Occident médiéval semble osciller entre la délectation et l’horreur du sang versé 279 ». A partir des sources judiciaires, Claude Fouret montre qu’au début du XVI e siècle, « les bouchers et les tripiers jouent un rôle important dans la violence à Douai. (…) Vingt bouchers et tripiers sont accusés soit 6,23% de l’ensemble. Ils viennent en second après les sayeteurs, qui sont vingt-neuf280 ». En reconstituant les réseaux de complicité dans des affaires judiciaires, où interviennent les liens de parenté, de voisinage et les solidarités professionnelles, Claude Fouret note que « les bouchers forment une corporation violente ». Même si « la spécialisation professionnelle des quartiers explique la fréquence des querelles au sein d’un même métier », il apparaît que, dans le cas des bouchers, « la solidarité professionnelle se poursuit hors du temps et du lieu de travail pendant les loisirs et les combats281 ». 276 Sur l’image négative du bourreau, je renvoie à Pascal BASTIEN, « La mandragore et le lys : l’infamie du bourreau dans la France de l’époque moderne », in Association Française pour l’Histoire de la Justice, La cour d’assises : bilan d’un héritage démocratique , 2001, n°13, pp 223-240. 277 Paul SEBILLOT, op. cit., p 97-98. 278 Jacques LE GOFF, « Les marginaux dans l’Occident médiéval », in Université de Paris VII, Les marginaux et les exclus de l’histoire , Cahiers Jussieu, n°5, 1979, p 22. 279 Jacques LE GOFF, « Métiers licites et métiers illicites dans l’Occident médiéval », Pour un autre Moyen Age, Gallimard, 1977, p 93. 280 Claude FOURET, L’amour, la violence et le pouvoir : la criminalité à Douai de 1496 à 1520, Thèse de 3e cycle, Lille III, 1984, p 147. 281 Ibid., pp 155-156. 63 Jean-Paul Chadourne note qu’à Paris, au XVI e siècle, les contemporains jugeaient très mal les bouchers : « on les trouvait grossiers, brutaux, parfois non sans raison. Des actes notariés font état de rixes fréquentes, même d’homicides. Tous les ans leur fête patronale, la Saint-Jacques, était l’occasion de beuveries qui se terminaient souvent mal. Ils n’avaient cependant pas que des défauts : on trouve ainsi chez eux un certain sens de la solidarité. Les écorcheurs avaient même créé une sorte de caisse de vieillesse et de maladie282 ». L’image négative des bouchers n’est pas spécifique à Paris : on la retrouve aussi à Lyon au XVIIIe siècle. Maurice Garden note ainsi que les bouchers, « une corporation pourtant particulièrement fermée aux éléments étrangers et soumise à des règlements très malthusiens, montre d'ailleurs qu'il suffit parfois d'une réputation très ancienne pour être rangé dans les classes dangereuses ou non : très au-dessus par la richesse, beaucoup plus stables dans leur emploi que les maçons ou les chapeliers, les bouchers ne sont pas moins redoutés283 ». En 1714, les bouchers lyonnais sont à l’origine d’une révolte urbaine violente. Pour protester contre les brimades de commis d’octroi trop consciencieux (pour la perception du droit de pied fourché), les bouchers mènent une émeute urbaine, qui se solde par 80 000 livres de dégâts et deux morts pendant le pillage d’un dépôt de tabac et de la maison du fermier des octrois Marion284. Au XVIIIe siècle, Sébastien Mercier dresse un tableau peu flatteur des bouchers parisiens : « Ces bouchers sont des hommes dont la figure porte une empreinte féroce et sanguinaire ; les bras nus, le col gonflé, l’œil rouge, les jambes sales, le tablier ensanglanté ; un bâton noueux et massif arme leurs mains pesantes et toujours prêtes à des rixes dont elles sont avides. On les punit plus sévèrement que dans d’autres professions, pour réprimer leur férocité ; et l’expérience prouve qu’on a ra ison. Le sang qu’ils répandent, semble allumer leurs visages et leurs tempéraments. Une luxure grossière et furieuse les distingue, et il y a des rues près des boucheries, d’où s’exhale une odeur cadavéreuse, où de viles prostituées, assises sur des bornes en plein midi, affichent publiquement leur débauche. Elle n’est pas attrayante ! ces femelles mouchetées, fardées, objets monstrueux et dégoûtants, toujours massives et épaisses, ont le regard plus dur que celui des taureaux ; et ce sont des beautés agréables à ces hommes de sang, qui vont chercher la volupté dans les bras de ces Pasiphaés285 ». Louis Sébastien Mercier semble obsédé par le lien étroit unissant les prostituées et les garçons bouchers car il y revient quand il décrit la rue du Pied-de-Bœuf, « qui aboutit à des ruelles étroites, fétides, baignées de sang de bestiaux, moitié corrompu, moitié coulant dans la rivière ». Evoquant « l’exhalaison pestilentielle qui n’abandonne jamais cet endroit » proche du Grand-Châtelet, Mercier affirme qu’on « est obligé de retenir sa respiration et de passer vite, tant l’odeur de ces ruelles vous suffoque en passant. Qui croirait que les victimes de la volupté grossière vont se loger là, au-dessus des victimes qu’on égorge ; et que, dans un lieu si puant, si abominable, elles se prostituent au bruit des hurlements, des bêlements lamentables des troupeaux égorgés, des coups d’assommoirs et à la fumée de leur sang ! Ces créatures sont à la fenêtre tout le jour ; le jaune de leur figure est couvert par un placard énorme de rouge. Et qui va trouver ces monstres femelles ? Les garçons bouchers286 ». Les 282 Jean-Paul CHADOURNE, op. cit., p 28. 283 Maurice GARDEN, Lyon et les Lyonnais au XVIIIe siècle, Thèse d'Etat, Lyon II, 1969, p 234. 284 Maurice GARDEN, « Bouchers et boucheries de Lyon au XVIIIe siècle », Actes des Congrès des Sociétés Savantes, Colmar et Strasbourg, 1967, p 48. 285 Louis-Sébastien MERCIER, Tableau de Paris, 1782-1788, Mercure de France, 1994, tome I, p 113. 286 Ibid., tome I, p 1076. 64 bouchers apprécient donc la chair sous toutes ses extensions. Nous avons placé en annexe un lavis d’encre de Chine de Greuze, Le vendeur de saucisses (1757-1759), illustrant bien cette figure éternelle du boucher sanguin et menaçant, au regard impitoyable et âpre au gain287. Il existe aussi une gravure allemande du XVIIe siècle, Abattage du porc : allégorie de décembre, où le boucher, le couteau à la main, ne semble guère engageant288. Marc Chassaigne confirme qu’au XVIII e siècle les bouchers jouissent « d’une réputation universelle de brutalité ; Delamare ne peut disconvenir qu’elle soit fondée 289. Des ordonnances spéciales leur font défenses rigoureuses de se moquer du public ou de l’injurier 290 ». Nous reviendrons plus loin sur ces écarts de langage des bouchers. Marc Chassaigne considère que cette prévention des auteurs comme Mercier contre les bouchers « vient sans doute de l’abatage hideux des animaux qui se fait presque publi quement en plein centre de Paris291 ». Il faut bien reconnaître que la violence de l’abattage dans les rues est souvent dénoncée ; nous y reviendrons. Est-ce pour faire oublier cette réputation sulfureuse que les bouchers affichent souvent une religiosité exacerbée ? e) Les bouchers et la religion catholique L’un des traits marquants des bouchers, tant sous l’Ancien Régime qu’au XX e siècle, est leur attachement très marqué pour la religion catholique. Certes, il est sans doute excessif de généraliser à toute la profession une religiosité supérieure à la moyenne, mais il semble bien, à travers le discours « dominant » qui règne chez les bouchers, que le métier veut donner une image de grande adhésion aux dogmes et aux rites catholiques. Nous sommes assez prudents sur le degré de représentativité des sentiments religieux bruyamment affichés par certains bouchers car nous sommes peut-être victimes du filtre opéré par les principaux auteurs que nous utilisons, qui sont soit des chrétiens sociaux du début du XXe siècle (Etienne Martin-Saint-Léon, François Olivier-Martin, Emile Coornaert), soit des catholiques militants (comme René Serre et Georges Chaudieu par exemple). Tout d’abord, nous avons du mal à suivre à travers les siècles les principaux lieux de culte spécifiques aux bouchers parisiens. Par exemple, en 1725, Félibien opère un rapprochement tout à fait erroné entre la paroisse de Saint-Pierre-aux-Bœufs et la corporation primitive des bouchers de Paris292. Si la confrérie des bouchers ne siégeait pas en cette église, dans quelle paroisse a-t-elle trouvé refuge ? Nous avons vu que, sous le règne de Charles VI (1380-1422), quand les autorités ont voulu diminuer l’étendue de la Grande Boucherie de l’Apport-Paris, il fallut permettre aux bouchers « de bâtir une chapelle et d’y établir une confrérie 293 ». Concernant la confrérie, 287 Annexe 7 : Le vendeur de saucisses par Greuze (vers 1758), lavis d’encre de chine. Collection particulière, Paris. Jean CAILLEUX et Marianne ROLAND-MICHEL, Catalogue d’exposition : Rome 1760-1770, Galerie Cailleux, 1983, n°33. 288 Annexe 8 : Allégorie de décembre : abattage du porc, gravure sur cuivre de Wolfgang Kilian, Augsbourg, XVIIe siècle. Germanisches Nationalmuseum, Nuremberg. Paul SEBILLOT, op. cit., p 121. 289 Nicolas DELAMARE, Traité de la Police, tome II, p 635. 290 Marc CHASSAIGNE, op. cit., pp 353-354. 291 Ibid., p 354. 292 L’église Saint-Pierre-aux-Bœufs, détruite en 1837, était sur l’île de la Cité. Michel FELIBIEN, Histoire de la Ville de Paris, 1725, tome I, p 163. 293 L. KNAB, op. cit., p 547 65 René Héron de Villefosse note que « Charles VI autorisa, le 30 septembre 1406, les bouchers de la Grande Boucherie à fonder dans leur chapelle une confrérie en l’honneur de la Nativité de Notre-Seigneur294 ». Un grand dîner devait être donné à tous les confrères le dimanche après Noël, ce qui fait dire à l’abbé Lebeuf en 1757 : « On sent assez par le choix de cette fête l’allusion au bœuf qui était en l’étable de Bethléem, suivant l’idée des peintres 295 ». Les lettres de permission (licentia) autorisaient les bouchers à recevoir dans cette confrérie « toutes personnes qui de eulx y mectre auront devocion » et à accrocher aux murs de la chapelle « une boëte fermant à clef » pour recevoir les aumônes296. Pour l’abbé Lebeuf, l’existence d’une chapelle au sein de la Grande Boucherie montre que « les bouchers de ce quartier se regardaient si fort au-dessus des autres, qu’ils avaient bâti une Chapelle dans leur Boucherie297 ». Concernant la chapelle, René Héron de Villefosse précise qu’avant la destruction de 1416, la Grande Boucherie en possédait une, mais qu’en 1418, lors de la reconstruction du bâtiment, le voyer de Paris a supprimé la chapelle298. L’abbé Villain confirme lui aussi que « la chapelle de la boucherie ne fut pas rebâtie et transférée dans la chapelle Saint-Louis de Saint-Jacques-la-Boucherie299 ». Dans son Histoire de la paroisse Saint-Jacques-de-laBoucherie, Jacques Meurgey note qu’une « chapelle a été bâtie par les bouchers à une croisée de la nef après 1477300 ». L’église Saint-Jacques-de-la-Boucherie, démolie en 1797 et dont il ne subsiste de nos jours que le clocher – la célèbre tour Saint-Jacques – est effectivement la paroisse la plus proche de l’Apport-Paris et de l’actuelle place du Châtelet 301. L’église Saint-Jacques-de-la-Boucherie est donc le principal lieu de culte corporatif pour les bouchers parisiens entre 1477 et 1797. Alors qu’au XV e siècle, la confrérie est installée dans la chapelle Saint-Louis de l’église paroissiale, il semble qu’au XVII e siècle, ce soit la chapelle Sainte-Catherine qui accueille les dévotions des bouchers. Si l’on reprend les propos de Joseph-Antoine Durbec, « des messes étaient célébrées tous les vendredis, en la chapelle Sainte-Catherine de l’église Saint-Jacques-de-la-Boucherie, à l’intention des propriétaires de la Grande Boucherie moyennant un abonnement annuel de 39 livres parisis à la fin du XVIIe siècle (1687-1693)302 ». Outre l’occupation d’une chapelle, des liens financiers existaient entre la communauté et la paroisse : « Par contrat passé le 31 août 1637, les propriétaires de la Grande Boucherie avaient vendu une rente de 1000 livres tournois à 294 René HERON DE VILLEFOSSE, op. cit., p 68. Le texte de la charte de fondation de la confrérie des bouchers de la Nativité de Notre Seigneur Jésus Christ en la chapelle de la Grande Boucherie est disponible dans Gustave FAGNIEZ, Etudes sur l’industrie et la classe industrielle à Paris au XIII e et XIVe siècle, Vieweg, 1877, pp 287-288. 295 Abbé LEBEUF, Histoire de la ville et de tout le diocèse de Paris, Letouzey, 1883, tome I, p 200. 296 Abbé VILLAIN, Essai d’une histoire de la paroisse Saint-Jacques-de-la-Boucherie , 1758, p 115. 297 Abbé LEBEUF, op. cit., tome I, p 200. 298 René HERON DE VILLEFOSSE, op. cit., p 53. Il serait intéressant de savoir si le fait de posséder une chapelle au dessus de la Halle est une particularité des bouchers parisiens ou si cette pratique se retrouve à l’époque dans d’autres métiers parisiens ou provinciaux. 299 Abbé VILLAIN, op. cit., p 115. 300 Jacques MEURGEY, Histoire de la paroisse Saint-Jacques-de-la-Boucherie, H. Champion, 1926, p 166. 301 C’est du haut du clocher de St-Jacques-de-la-Boucherie qu’en octobre 1648, Blaise Pascal mena ses premières expériences de barométrie, en répétant l’expérience de Torricelli. Pour plus de détails, je renvoie à F. RITTIEZ, Notice historique sur la tour St-Jacques-de-la-Boucherie nouvellement restaurée, Paris, Gaittet, 1856, 16 p. 302 Joseph-Antoine DURBEC, op. cit., p 117. 66 l’œuvre et fabrique de l’église Saint-Jacques-de-la-Boucherie (capital de 20 000 livres au denier 20). Le marguillier de cette fabrique les quitte le 13 août 1647 d’une moitié de cette annuité303 ». Pierre Gascar affirme que « sur le côté sud de l’église, se trouvait une galerie de charniers. Les bouchers s’y faisaient enterrer, ainsi que dans les caveaux de l’église. Faute de place, on dut, au XVIIIe siècle, cesser les inhumations304 ». Il semble par ailleurs que le curé de Saint-Jacques « était un homme fort important dans la ville, du fait qu’il recrutait la plupart des marguilliers de sa fabrique parmi les riches membres de la Grande Boucherie toute proche305 ». Alfred Fierro note par ailleurs que « les curés de l'opulente paroisse SaintJacques-de-la-Boucherie sont des avocats, des officiers de finances, des membres du Parlement306 ». Rappelons que « les laïcs jouent un rôle très important dans la vie paroissiale. La fabrique gère les biens, meubles et immeubles de la paroisse sous l'autorité de 3 ou 4 marguilliers élus. Seule une faible minorité participe aux activités de la paroisse: on compte 13 000 âmes à la fin du XIIIe siècle dans la paroisse Saint-Jacques-de-la-Boucherie, mais jamais l'assemblée paroissiale ne réunit plus de 50 chefs de famille. Dans cette paroisse, la fabrique est au XIVe siècle aux mains d'artisans, de bouchers, de corroyeurs, de pelletiers, avant de passer au siècle suivant au pouvoir de catégories sociales plus riches, plus élevées, changeurs et orfèvres, officiers du roi et gens de robe307 ». Benoît Descamps souligne qu’aux XIVe et XVe siècles, si la paroisse de St-Jacques-de-la-Boucherie compte parmi les plus riches de Paris, ce n’est pas uniquement à cause des bouchers 308. Par ailleurs, « il ne faut pas se laisser abuser par la dénomination toponymique « de la Boucherie », qui plaide pour l’ancienneté de l’implantation des bouchers dans la zone, mais n’indique aucune exclusivité ou même préséance du métier sur l’église 309 ». Ces précautions étant prises, nous devons dire quelques mots sur la paroisse de SaintJacques-de-la-Boucherie, qui est celle des bouchers de la Grande Boucherie pendant au moins quatre siècles310. « On pense que l’église date de l’époque carolingienne puisqu’une pièce d’argent de cette époque a été retrouvée dans les murs 311. Au XIIe siècle, elle fait encore partie du prieuré de Saint-Martin-des-Champs et n’est en fait qu’une chapelle. Rachetée de nombreuses fois, elle voit le nombre de ses fidèles croître sans cesse. Finalement agrandie, elle apparaît dès le milieu du XIIIe siècle sous le nom de Saint-Jacques-de-la-Boucherie. Si ce 303 Ibid., p 101. 304 Pierre GASCAR, Les bouchers, Delpire, 1973, p 127. 305 Philippe LEFRANCOIS, Paris à travers les siècles : le Marais, St-Jacques-de-la-Boucherie, Calmann-Lévy, 1951, p 20. 306 Alfred FIERRO, Histoire et dictionnaire de Paris, Robert Laffont, 1996, p 348. 307 Ibid., p 349. 308 Pour Benoît Descamps, « le rapport de cause à effet entre la richesse des bouchers et celle de la paroisse paraît biaisé », outre le fait qu’on « connaît mal le détail de l’assiett e fiscale dans ce quartier à cause de déficiences dans les rôles d’imposition des XIV e et XVe siècles ». 309 Information communiquée par Benoît Descamps le 9 décembre 2004. 310 On trouve une représentation de la façade de l’église par Garneray en 1784 dans Georges BRUNEL, MarieLaure DESCHAMPS-BOURGEON, Yves GAGNEUX, Dictionnaire des églises de Paris, Hervas, 1995, p 37. L’annexe 9 montre une vue de la façade principale de l’église St-Jacques-de-la-Boucherie au XVIII e siècle. 311 Yves Gagneux retient également, avec prudence, l’hypothèse d’une fondation carolingienne de l’église SaintJacques-de-la-Boucherie. Ibid., p 21. 67 nom est choisi pour la différencier des deux autres Saint-Jacques de Paris, il prouve également que les bouchers étaient ses plus fidèles visiteurs. Ils vont, grâce à leurs multiples offrandes, permettre aux marguilliers de faire construire au cours du XIVe et du XVe siècle un nouveau bâtiment de style gothique, afin d’abriter le nombre incroyable de fidèles obligés de suivre la messe de l’extérieur. Et ces fidèles sont de tous les milieux. Les stèles que l’on a dénombrées dans l’église avant de la détruire portent les noms de banquiers célèbres, de nobles, de maîtres bouchers tout comme de marchands de quartier. Cet engouement pour l’église Saint-Jacques puis pour la tour se prolongera à travers les siècles, inspirant de nombreux poètes312 ». Il est vrai que la tour Saint-Jacques reste un lieu symbolique important pour les bouchers qui retracent au XXe siècle l’histoire de la profession, comme Camille Paquette, Pierre Gascar ou Georges Chaudieu313. En 1990, quand la Confédération nationale de la boucherie française crée une confrérie folklorique, elle prend pour nom « jurande des compagnons de Saint-Jacques » car la tour St-Jacques « est désormais devenue le haut-lieu des bouchers de France314 ». Pour Yves Gagneux, l’église Saint-Jacques-de-la-Boucherie, dont la construction a été « commencée au milieu du XIVe siècle, interrompue entre 1420 et 1454 et dont la tour n’est entreprise qu’en 1506 », fait partie des édifices de grande ampleur qui sont édifiés dans la seconde moitié du XVe siècle, tels Saint-Séverin ou Saint-Etienne-du-Mont315. Selon Françoise Salvetti, c’est l’esprit dévot et les moyens financiers dont disposaient les bouchers « qui permirent entre autres la construction au début du XVIe siècle de la tour SaintJacques316». Ce fameux clocher « fut construit en pur style flamboyant, de 1508 à 1522, par Jean de Félin, sur l’emplacement d’un hôtel de la Rose. Seul il a subsisté, grâce à l’initiative heureuse d’un fonctionnaire des Domaines chargé de la liquidation des biens nationaux qui, lors de la vente de l’église en 1798, introduisit dans le contrat une clause interdisant à l’acquéreur la destruction de la tour. Il n’en fut pas de même, hélas ! pour le reste. Au sommet, une statue géante de saint Jacques veillait, qui avait été payée vingt livres à Rault, « tailleur d’images ». Elle ne fut pas épargnée par les sans-culottes, qui précipitèrent au sol l’ancien objet de la vénération des pèlerins de Compostelle 317 ». Si l’église Saint-Jacques-de-la-Boucherie était sans conteste la paroisse de rattachement des bouchers de la Grande-Boucherie, il existait d’autres confréries de bouchers dans Paris, hébergées dans diverses paroisses. Ainsi, en 1782, « la confrérie des bouchers était établie à l’église de la Merci et avait pour fête le jour du Saint-Sacrement 318 ». Il s’agit peut- 312 Françoise SALVETTI, op. cit., p 72-73. 313 « Lors de la démolition de l’église, en 1797, la tour fut vendue à un fabricant de plombs de chas se. Le plomb en fusion tombait sous forme de gouttes du haut de la tour et se solidifiait dans les cuves pleines d’eau où il était recueilli. Achetée, en 1836, par la Ville de Paris, la tour fut restaurée seulement quelque vingt ans plus tard, alors qu’elle commençait à menacer ruine. Pour la mettre au niveau de la nouvelle place du Châtelet, on dut la déchausser et la faire reposer sur une assise de maçonnerie au milieu de laquelle se trouve aujourd’hui une statue de Pascal, en souvenir des expériences barométriques qu’il fit du haut de la tour, en 1648 ». Pierre GASCAR, op. cit., p 127. 314 Une présentation de la « jurande des compagnons de St-Jacques » est disponible sur le site internet de la CNBF à l’adresse http://www.boucherie-France.org/patrimoine/jurande.html. 315 Georges BRUNEL, Marie-Laure DESCHAMPS-BOURGEON, Yves GAGNEUX, Dictionnaire des églises de Paris, Hervas, 1995, p 37. 316 Françoise SALVETTI, op. cit., p 72. 317 Philippe LEFRANCOIS, op. cit., p 21. 318 Camille PAQUETTE, Histoire de la Boucherie, Imprimerie du réveil économique, 1930, p 52. 68 être de la confrérie regroupant les membres de la communauté des bouchers de la ville de Paris, corps dissident établi en 1687. Quel est le saint protecteur du métier ? Le patronage des maîtres et des étaliers est-il identique ? Autant de questions simples auxquelles nous avons du mal à répondre319. La première difficulté tient au fait que si « plusieurs corporations honoraient un saint unique, reconnu par tous les gens de l’état ; les bouchers en avaient plusieurs ; en Belgique, ils avaient choisi saint Antoine, martyr des premiers temps du christianisme, qui avait exercé le métier de boucher à Rome, et afin de le distinguer des autres saints du même nom, ils avaient fait représenter à côté de lui un cochon ; ceux de Bruxelles fêtaient saint Barthélemy et faisaient dire, le 24 août, une messe à son honneur320 ». En France, Saint-Antoine est plus spécifiquement le patron des charcutiers. Dans son étude sur l’iconographie chrétienne, Louis Réau confirme que les bouchers ont un large choix de patronages possibles: la Nativité à cause des bœufs, Saint-Adrien car son corps a été dépecé en morceaux sur un billot, SaintAntoine avec son cochon, Saint-Aurélien de Limoges car il était sacrificateur, SaintBarthélemy à cause du couteau avec lequel il a été écorché vif, Saint-Luc car le bœuf est son symbole, Saint-Matthias car il a été décapité d'un coup de hache, Saint-Nicolas à cause des trois enfants sauvés du saloir, mais aussi Saint-Thomas Becket ou Saint-Eutrope321. A Paris, sous l’Ancien Régime, les bouchers se plaçaient sous la protection de SaintAntoine ou du Saint-Sacrement ; les charcutiers, les traiteurs et les cuisiniers sous celle de la Nativité de la Vierge ; les rôtisseurs sous le patronage de Saint-Laurent ; les inspecteurs sur les porcs et les tueurs de pourceaux sous celui de Saint-Antoine322. Ainsi, la collection Ferrand de la Bibliothèque Historique de la Ville de Paris recense quatre confréries dédiées à Saint-Antoine dans la capitale : une pour les inspecteurs sur les porcs au couvent de l’Ave Maria, une pour les tueurs de pourceaux au couvent Saint-Magloire, une pour les langueyeurs de porcs à l’abbaye Saint-Antoine-des-Champs et dans la même abbaye, une pour les bouchers dont les étaux appartiennent à l’abbaye. Cinq confréries sont placées sous le patronage de la Nativité de la Vierge : une pour les charcutiers au couvent des Carmes Billettes, une pour les traiteurs en l’église des Saints-Innocents, une pour les cuisiniers en l’église du Saint-Sépulcre, une pour les traiteurs et cuisiniers au couvent des Grands Augustins, et une pour les cuisiniers et traiteurs au prieuré Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie323. Concernant les bouchers parisiens, nos informations sont beaucoup plus fragmentaires. A la fin du XIIIe siècle, il semble qu’ils se soient placés sous le patronage de Saint-Louis, car selon Jacques Meurgey, « on peut se demander s’il faut voir un simple hasard dans l’existence à la fin du XIIIe siècle d’une confrérie de Saint-Louis, rétablie en 1319, car la chapelle des confrères de la Nativité de Notre Seigneur était placée au XVe siècle sous le vocable du saint 319 Dans sa thèse, Sydney Watts consacre quelques pages à la confrérie des bouchers parisiens. Sydney Evelyn WATTS, Meat matters : the butchers of Old Regime Paris, Thèse de Doctorat d’Histoire, Cornell University, 1999, volume II, p 388-393. 320 Paul SEBILLOT, op. cit., p 118. 321 Louis REAU, Iconographie de l’art chrétien, tome III : Iconographie des Saints, PUF, 1959, p 1454. 322 Dans son article « Confrérie », Alfred Fierro reprend la liste des métiers et des patrons dressée par José Lothe et Agnès Virole pour l’exposition Images des confréries parisiennes, organisée en 1991 par la Bibliothèque Historique de la Ville de Paris. Alfred FIERRO, op. cit., pp 800-803. 323 Images des confréries parisiennes, Exposition organisée à la Bibliothèque Historique de la Ville de Paris du 18 décembre 1991 au 7 mars 1992: catalogue des images de confréries (Paris et Ile-de-France) de la collection de Mr Louis Ferrand acquise par la Bibliothèque Historique de la Ville de Paris. 69 roi qui comme eux faisaient partie des hoirs Hue Cappel qui fut extraite de boucherie324 ». Par contre, aux XVIIe et XVIIIe siècles, la confrérie des bouchers de la Grande Boucherie, toujours hébergée à Saint-Jacques-de-la-Boucherie, est placée sous la protection du SaintSacrement. Quand on consulte le calendrier des confréries de Jean-Baptiste Le Masson de 1621, on apprend que la fête de la confrérie des bouchers de la Porte de Paris est le jour du SaintSacrement (Fête-Dieu) en mai-juin, et avec eux les bouchers du cimetière Saint-Jean-enGrève325. En fait, il existe plusieurs confréries de bouchers dans différentes paroisses de Paris au XVIIe siècle : confrérie du Saint-Sacrement pour les bouchers de la Grande Boucherie à Saint-Jacques-de-la-Boucherie, confrérie du St-Sacrement pour les bouchers de la Halle de Beauvais à St-Honoré, confrérie du St-Sacrement pour les étaliers et les bouchers au StSépulcre, confrérie de St-Antoine pour les bouchers de l’abbaye St-Antoine-des-Champs, etc326... Le choix de la date de la Fête-Dieu n’est pas réservé à Paris car à Chartres, « les patrons et fêtes religieuses particulièrement vénérées par les autres corporations étaient: la Fête-Dieu chez les bouchers, Saint-Laurent pour les cuisiniers327 »… Toujours à Char tres, « après avoir fêté leur saint patron, la plupart des métiers faisaient chanter le lendemain une messe solennelle de requiem pour les âmes des confrères défunts. (...) Aux XVIIe et XVIIIe siècles, le service à la mort des maîtres et maîtresses était seulement en usage chez les bonnetiers, les bouchers, les menuisiers et les sergers328 ». Avec toute la prudence que nous avons évoquée en introduction, l’attachement aux rites catholiques et à la vie confraternelle semble plus important chez les bouchers que dans d’autres métiers, même si nous manquons de points de comparaison. Françoise Salvetti relève la dévotion des bouchers au Moyen-Age : « Il faut dire que les bouchers de l’époque étaient des gens très dévots, comme en témoignent deux anecdotes. En 1388, un boucher nommé Alain, installé près de l’église Saint-Jacques-de-la-Boucherie à Paris, acheta le droit de faire percer une lucarne pour pouvoir assister à l’office de sa boutique. Quant à Guillaume Haussecul, un des bouchers les plus célèbres de la Grande Boucherie, il acheta les clés de la chapelle afin de pouvoir s’y rendre à toute heure 329 ». Bien loin de cette image de grande religiosité donnée par Françoise Salvetti, Benoît Descamps relève « la grande discrétion des bouchers (et même des plus notables) dans les archives de l’église : pas ou peu de marguilliers, quelques obits » entre 1350 et 1500330. Jacques Meurgey a publié la liste des marguilliers de St-Jacques-de-la-Boucherie entre 1264 et 1804. J’y relève la présence ponctuelle (mais effective) des bouchers : Pierre Bonnefille et Eudes de Saint-Yon en 1270, 324 Jacques Meurgey est repris par Françoise SALVETTI, op. cit., p 73. 325 Jean-Baptiste LE MASSON, Les calendriers des confréries de Paris, 1621, repris par Alfred FIERRO dans l’article « Confrérie » de son Histoire et dictionnaire de Paris, Robert Laffont, 1996, p 799. 326 José LOTHE et Agnès VIROLE, Images des confréries parisiennes: exposition organisée à la Bibliothèque Historique de la Ville de Paris du 18/12/1991 au 7/3/1992: catalogue des images de confréries (Paris et Ile-deFrance) de la collection de Mr Louis Ferrand acquise par la Bibliothèque Historique de la Ville de Paris, BHVP, 1992. 327 Geneviève ACLOCQUE, Les corporations, l’industrie et le commerce à Chartres du XI e siècle à la Révolution, New York, Burt Franklin, 1967, p 58. 328 Ibid., p 61. 329 Françoise SALVETTI, op. cit., p 72. 330 Information communiquée par Benoît Descamps le 9 décembre 2004. 70 Etienne de la Dehors en 1558-1561, le vendeur de bétail Claude Lefebvre en 1593-1595. Les patronymes Taranne, D’Auvergne et Marcel sont également présents dans cette liste de marguilliers331. La religiosité exacerbée de certains bouchers s’explique peut-être par une volonté de rédemption de la mise à mort quotidienne pratiquée par l’écorcheur. Malgré leur richesse et leur puissance, les bouchers pratiquent un « métier considéré comme vil, souillé par le sang impur des bêtes, figurant en bonne part dans la liste des « métiers deshonnêtes » (inhonesta mercimonia) que l’Eglise dresse à partir des tabous vétéro-testamentaires et d’un système de valeurs hérité du temps pré-urbain du haut Moyen Age332 ». Ce mépris social peut expliquer la participation active des bouchers aux différentes émeutes urbaines des XIVe et XVe siècles. A Toulouse, il y avait encore au XIVe siècle une véritable « mise en quarantaine » politique des bouchers qui étaient classés parmi les artisans et non les commerçants333. La multiplication des œuvres pieuses est sans doute un moyen efficace pour les bouchers de pouvoir mieux s’intégrer dans le tissu social en retrouvant une forme d’honorabilité 334. La dévotion spectaculaire de certains bouchers ne doit faire oublier que d’autres demeurent avant tout des commerçants, attirés par le profit. L’appât du gain conduit certains bouchers à oublier un peu vite certaines règles religieuses comme le repos dominical ou le carême. Ainsi, dans la charte de 1182 où Philippe Auguste confirme les privilèges des bouchers parisiens, il est mentionné que « le boucher qui exerçait sa profession le dimanche devait une amende d’une obole au prévôt 335 ». Paul Sébillot nous rappelle qu’il était « interdit aux bouchers de vendre en carême et le vendredi : ceux qui enfreignaient cette défense étaient condamnés à être fouettés par les rues. Comme les malades pouvaient avoir besoin de viande, on accordait le droit d’en vendre à quelques bouchers, moyennant une redevance. A SaintBrieuc, ce droit fut adjugé, en 1791, à un boucher, moyennant 900 livres. En 1126, un boucher de Laon, qui avait vendu de la viande un vendredi, fut condamné par Barthélemy de Vire, évêque de la ville, à porter publiquement à la procession « une morue, ou un saumon s’il ne peut se procurer une morue336 ». Auteur moins anecdotique que Paul Sébillot, Jean Vidalenc rappelle que « dès que les Capétiens directs avaient légiféré sur le métier, ils avaient prévu que les étaux seraient fermés pendant tout le Carême. Il est vraisemblable que des règles analogues avaient été implicitement prévues pour les boucheries situées sur les domaines de seigneurs ecclésiastiques, comme les abbés de Saint-Germain-des-Prés, de Sainte-Geneviève et de Saint-Antoine, ou le commandeur du Temple. Des exemptions étaient cependant prévues pour les malades, et il semble que la réglementation tomba progressivement en désuétude. Un arrêt du Parlement, de février 1558, fit en effet défense à « ceux qui seront malades pendant le Carême lors prochain, de prendre la viande qui leur sera nécessaire ailleurs que chez le 331 Jacques MEURGEY, Histoire de la paroisse Saint-Jacques-de-la-Boucherie, H. Champion, 1926, p 113. 332 Georges DUBY (dir.), Histoire de la France urbaine, tome 2 : Des Carolingiens à la Renaissance, Seuil, 1980, pp 260-261. 333 Philippe WOLFF, « Les bouchers de Toulouse du XIIe au XVe siècles », Annales du Midi, 1953, pp 375-393. 334 J’ai placé en annexe trois détails de vitraux représentant des bouchers et offerts à la paroisse par des corporations de bouchers. Annexe 10 : Boucher abattant un bovin, vitrail de la Passion, XIIIe siècle, cathédrale de Bourges. Annexe 11 : Un client à l’étal du boucher, vitrail des Miracles de Notre-Dame, XIII e siècle, cathédrale de Chartres. Annexe 12 : Vitrail des bouchers, XVe siècle, collégiale Notre Dame de Semur-enAuxois. 335 René HERON DE VILLEFOSSE, op. cit., p 65. 336 Paul SEBILLOT, op. cit., p 103. 71 boucher de l’Hôtel-Dieu ». Il est vraisemblable que cette disposition, dirigée contre les protestants, qui « regardaient avec mépris et négligeaient d’observer le Carême », fut observée avec une certaine tolérance de fait : un arrêt, du mois de mars 1637, dénonçait en effet la pratique de « plusieurs bouchers et vivandiers » qui, sous prétexte qu’ils étaient fournisseurs attitrés d’ambassadeurs étrangers, « en vendaient à tout venant et publiquement, au grand scandale du public et détriment des pauvres, auxquels les rois nos prédécesseurs, par privilège spécial, ont accordé le pouvoir d’en vendre et débiter pendant ledit Carême 337 ». Comme le note Jean Vidalenc, il est évident que « l’aspect financier de la question » était devenu essentiel. « La boucherie de l’Hôtel-Dieu, qui avait le monopole de l’abattage pendant cette période, ne se contentait pas d’alimenter les hôpitaux de la ville, les communautés religieuses et les parents de malades qui venaient s’y fournir ; elle fournissait aussi un étal de boucher dans chaque boucherie où il y en avait plus de dix, et le « boucher de l’Hôtel-Dieu » se trouvait ainsi un personnage très important : en 1692, c’était encore un Thibert, le seul membre des quatre familles survivantes des premiers bouchers parisiens, qui exerçât encore le métier, alors que tous les autres membres de ces familles étaient traditionnellement pourvus d’offices judiciaires depuis plusieurs générations, au point qu’une de ses cousines devait devenir comtesse d’Harcourt 338. Il faut croire que les arrêts du Parlement n’étaient appliqués qu’avec une certaine mollesse, puisqu’une ordonnance royale revint sur la question en 1665, pour enjoindre à l’exempt en la Prévôté générale en l’Ile de France de « se transporter dans les hôtels de Princes, des ambassadeurs et des seigneurs de la Cour, de quelque qualité et condition qu’ils soient, et dans les hôtelleries, auberges, cabarets et maisons des particuliers, tant de la ville que des faubourgs », pour rechercher « les viandes de boucherie, volaille, gibier, et toutes autres choses exposées en vente ou qui seront préparées pour être vendues durant le Carême, ou pour être apportées dans cette ville339 ». La liste des lieux où devait être effectué ce contrôle était assez caractéristique de la variété des moyens utilisés pour la fraude, et des complicités haut placées que rencontrait ce commerce rémunérateur. Le soin apporté à faire conduire, chez le boucher de l’Hôtel-Dieu, les marchandises saisies, prouvait par ailleurs suffisamment qu’il s’agissait, avant tout, de faire respecter un privilège d’un bon rapport 340 ». L’ordonnance de Louis XIV en 1665 ne fut pourtant pas plus efficace, car le secrétaire de Lamoignon note, au bas du texte de l’arrêt du Parlement de 1558 : « Depuis la révocation de l’édit de Nantes 341, ce n’est plus l’hérésie qui rend le nombre de ceux qui négligent d’observer le Carême si considérable, c’est l’irréligion qui marche, pour ainsi dire, à visage découvert ; il n’est plus de bon air d’observer le Carême, et ceux qui le pratiquent sont obligés de se séquestrer de la société pendant ce temps342 ». Pour Jean Vidalenc, « il est donc vraisemblable que ce fut une concession à l’état de fait, que la déclaration du roi, le 25 337 Jean VIDALENC, « L’approvisionnement de Paris en viande sous l’Ancien Régime », Revue d’histoire économique et sociale, volume XXX, 1952, n°2, p 128. 338 Mémoire pour messire Henri-Claude d’Harcourt, maréchal des camps et armées du Roi, et dame Thibert des Martrais, Paris, 1747. Eugène D’AURIAC, Essai historique sur la boucherie de Paris (XIIe-XIXe), Dentu Editeur, 1861, p 78. 339 Ordonnance royale du 6 février 1665. 340 Jean VIDALENC, op. cit., pp 128-129. 341 Louis XIV révoque l’édit de Nantes en 1685. 342 Collection Lamoignon, tome VII, p 744. 72 décembre 1774, qui rendait libre le commerce de la viande pendant le Carême343. Cette possibilité semble cependant avoir entraîné une augmentation de la consommation de la viande, s’il faut en croire un adversaire de la déclaration : « Malgré l’intention du législateur, l’inobservation des règles de l’Eglise… se développe… car on peut assurer que si l’on excepte les maisons religieuses (qui ne font usage des aliments gras que pour leurs infirmeries), et une petite classe de citoyens encore un peu religieux, tout le reste des habitants de cette capitale se fournit pendant le Carême de viandes de boucherie, et en même quantité que dans les autres saisons… On peut même dire qu’elle est la même que celle des grands jours d’été, et de la saison où les légumes verts sont abondants 344 ». Les mesures de contrôle, comme l’interdiction, aux cabaretiers, de servir la viande en Carême, aux clients qui ne pourraient présenter une dispense du curé de la paroisse, certifiée par les juges du lieu, ou comme celle qui rappela l’interdiction, mais l’étendit aux bouchers, rôtisseurs, cabaretiers, aubergistes, hôteliers, traiteurs et logeurs en chambre garnie, ne donna pas de meilleurs résultats. On observa seulement que le nombre des porcs tués par les charcutiers augmentait alors, et que le problème des guinguettes des barrières empêchait tout contrôle sérieux, puisqu’on persistait à y servir, sans certificat du curé, les clients de passage : on en vint, en 1784, à l’interdiction de vendre de la viande aux gens qui n’étaient pas de la paroisse 345 ». Ce problème de non-respect du Carême à Paris réapparaîtra quand nous présenterons les statuts de la corporation de 1782346. La question des fraudes pendant le Carême a été très bien analysée par Anne Montenach à travers l’exemple lyonnais à la fin du XVII e siècle347. Quand il évoque les variations saisonnières sur les marchés aux bestiaux de Sceaux et de Poissy, Bernard Garnier y décèle encore l’influence du Carême au début du XVIII e siècle. L’approvisionnement et la consommation de Paris vers 1707 « se moulent parfaitement dans le schéma ancien : pléthore relative de viande l’été grâce au bœuf et au mouton ; excellente moyenne de fin d’automne et de début d’hiver grâce au bœuf toujours et plus encore au porc ; les courtes agapes de Pâques, destinées à faire oublier les privations anciennes, ouvrent un trimestre de vaches maigres, la production de veau étant insuffisante pour endiguer les reculs du bœuf et du mouton 348 ». Nous ne développons pas davantage cet aspect car Reynald Abad a écrit un article très synthétique et complet sur les problèmes de la mesure de la consommation carnée à Paris pendant le Carême349. 343 Déclaration du Roi concernant le commerce de la viande pendant le Carême à Paris donnée à Versailles, le 25 décembre 1774, Paris, 1775. L’année 1774 correspond au début du règne de Louis XVI, qui rappelle le Parlement, et, conseillé par Maurepas, choisit des ministres réformateurs comme Saint-Germain, Malesherbes et Turgot. Ce dernier encourage Louis XVI à supprimer la caisse de Poissy en février 1776. 344 Mémoire sur le commerce, le débit et la consommation de la viande de boucherie pendant le Carême. Arrêt du Parlement concernant la vente du bétail et l’observation du Carême, 1775. BNF, collection Joly de Fleury, 1430 folio 225. 345 Arrêt de la Cour de Parlement qui homologue une ordonnance du lieutenant général de police du 18 février 1784. H. MONIN, L’Etat de Paris en 1789 , 1889, p 298. Repris par Jean VIDALENC, op. cit., pp 129-130. 346 Louis-Sébastien Mercier consacre un chapitre à la « viande en carême » dans son Tableau de Paris, tome V, chapitre CDXXX. 347 Anne MONTENACH, « Une économie du secret : le commerce clandestin de viande en carême (Lyon, fin du XVIIe siècle) », Rives nord-méditerranéennes, n°17, 2004, pp 85-103. 348 Bernard GARNIER, « Les marchés aux bestiaux : Paris et sa banlieue », Cahiers d’Histoire , n°3-4, 1997, p 606. 349 Reynald ABAD, « Un indice de déchristianisation ? L’évolution de la consommation de viande à Paris en carême sous l’Ancien Régime », Revue Historique, tome CCCI, 1999, pp 237-275. 73 Au XIIIe siècle, à Chartes, les bouchers n’avaient pas hésité à former une coalition contre les chanoines de la cathédrale. « En 1249, les bouchers s’étaient entendus pour ne plus fournir de viande à crédit au chapitre Notre-Dame. Ils ne purent lutter longtemps contre les chanoines et, poursuivis par l’official, ils acceptèrent l’arbitrage du doyen Pierre de Courtenay. Celui-ci leur imposa une amende consistant en trois porcs et leur fit jurer de ne plus se lier entre eux par des serments, de ne plus former d’association, de pacte, de convention illicite, et de ne plus user contre leurs clients de menaces ou de mesures répressives350 ». Malgré cette sanction, Geneviève Aclocque « atteste que ces traditions insolentes se maintinrent : bouchers et boulangers s’entendaient assez souvent pour ne pas garnir leurs boutiques afin de protester contre les prix fixés par l’autorité. On prenait alors des mesures rigoureuses : boulangers et bouchers voisins étaient admis à apporter leurs denrées sans les restrictions ordinaires et des injonctions directes étaient faites aux récalcitrants, sous de grosses peines, d’avoir à garnir leurs boutiques 351 ». Au XVIIIe siècle, Benoît Garnot note qu’il existe une « cohésion ambigüe » des habitants de Chartres contre les chanoines352. Jean-Paul Chadourne résume ainsi la vie religieuse des bouchers au XVIe siècle : « Ces hommes frustes semblent avoir été, comme la plupart de leurs contemporains, très pieux. On trouve dans les archives de nombreuses fondations d’obit. Les inventaires mentionnent presque toujours des tableaux à motifs religieux : nativités au début du siècle, « crucifiements » à la fin. C’est la plupart du temps le seul objet à caractère « culturel » qu’ils possèdent353 ». Mais encore une fois, le naturel revient toujours très vite au galop, car « tous les ans leur fête patronale, la Saint-Jacques, était l’occasion de beuveries qui se terminaient souvent mal354». Les bouchers sont donc très pieux et dévots mais cela ne les empêche pas de pester régulièrement contre le carême – voire de tenter d’y échapper – et de se laisser facilement aller à la violence le jour même de la fête confraternelle du métier ! Nous ne pouvons pas évoquer le XVIe siècle sans mentionner les troubles religieux qui marque cette époque. Les bouchers parisiens, si agités au début du XVe siècle avec leur participation active à l’insurrection cabochienne, ont-ils tiré des leçons du passé ? Visiblement pas car les témoignages sur leur implication directe dans les mouvements iconoclastes puis ligueurs ne manquent pas. La famille de Saint-Yon, une des grandes familles propriétaires héréditaires de la Grande Boucherie de l’Apport-Paris, a participé activement à la Ligue au XVIe siècle355. Pelletier, curé à Saint-Jacques-de-la-Boucherie, fait partie des « plus célèbres curés ligueurs » de Paris356. Emile Coornaert résume ainsi la situation : « De 1560 à 1566, en Flandre et en Hainaut, puis un peu partout en France, ce sont les travailleurs des métiers organisés qui fournissent leurs principaux contingents, quelquefois les mêmes, aux bandes des iconoclastes, plus tard à celles de la Ligue. Un des orateurs de la Satyre Ménippée déclare: « Que vous semble de tant de Caboches – souvenir de la sédition de 1412-1413 – qui se sont trouvez, et que Dieu a suscitez à Paris, Rouen, Orléans, Troyes, Thoulouze, Amiens, où vous voyez les bouchers, les tailleurs, les chiquaneurs, bateliers, 350 Geneviève ACLOCQUE, op. cit., p 128. 351 François OLIVIER-MARTIN, op. cit., p 218. 352 Benoît GARNOT, Un déclin : Chartres au XVIIIe siècle, CTHS, 1991, p 121. 353 Jean-Paul CHADOURNE, op. cit., p 28. 354 Ibid. 355 Robert DESCIMON, Qui étaient les Seize ? Mythe et réalités de la Ligue parisienne 1585-1594, Klincksieck, 1983, p 214-215. 356 Alfred FIERRO, op. cit., p 351. 74 cousteliers et autres espèces de gens de la lie du peuple avoir la première voix au conseil et assemblées d'Estat et donner la loi à ceux qui auparavant estoient grands de race, de biens et de qualité357... ». Elie Barnavi rappelle que le mouvement ligueur parisien des Seize se compose surtout d’hommes « de condition moyenne, voire modeste – avocat, notaire, petit officier, marchand sans grande envergure, curé, parfois moins que cela ». Pour lui, le ligueur parisien est certes attaché à la cause catholique, mais « il cherche aussi à se faire une place au soleil, tâche ardue dans une société bloquée par la concentration croissante des offices dans un nombre restreint de familles monopolistes358 ». Les études menées par Robert Descimon sur la composition sociologique de la Ligue parisienne de 1585-1594 montrent la participation active des bouchers aux mouvements ligueurs359. Dans sa thèse sur les Saint-Yon aux XVIe et XVIIe siècles, Françoise Lemaire considère que l’engagement ligueur relève davantage d’une démarche politique que spirituelle360. Qu’il s’agisse d’une révolte contre le pouvoir central ou contre les dérives hérétiques nous importe peu, le fait principal qui retient notre attention est la tendance récurrente que semblent avoir les bouchers, tant au niveau des grandes familles qui dirigent la corporation (les Saint-Yon) qu’au niveau des « petits » bouchers toujours prêts aux coups de main violents, de participer activement aux émotions populaires et aux diverses tentatives de remise en cause de l’ordre établi. C’est en 1547, année de la mort de François Ier, alors que la France commence à être touchée par la Réforme, que la confrérie du Saint Sacrement a été créée à Saint-Jacques-de-laBoucherie, Pierre Richardy étant curé de la paroisse, pour lutter contre « les profanations des hérétiques361 ». Les administrateurs de la confrérie demandent au pape Paul III d’autoriser la compagnie sur le modèle de la confrérie du St-Sacrement établie à Rome en l’église Ste Marie sur la Minerve. Par l’intermédiaire d’André Guillard, ambassadeur de François Ier à Rome, qui présente la requête au pape, la confrérie obtient les mêmes privilèges et indulgences que l’archiconfrérie romaine. Dans une bulle du 6 août 1551, le pape Jules III confirme les privilèges et indulgences accordés par son prédécesseur. Les bouchers semblent y avoir tenu une grande part jusqu’en 1697, année où Louis Antoine de Noailles, archevêque de Paris, duc de Saint-Cloud, pair de France, accorde aux confrères 40 jours d’indulgences toutes les fois qu’ils assisteront à quelques un des exercices de la confrérie 362. En 1758, l’abbé Villain note clairement le contrôle exercé par les bouchers sur la confrérie du St-Sacrement jusqu’à la fin du XVII e siècle : « les maîtres bouchers de la paroisse comme formant un corps en état de la soutenir, en étaient devenus les seuls 357 Emile COORNAERT, Les corporations en France avant 1789, Les Editions ouvrières, 1968, p 117. 358 Elie BARNAVI, « L’Edit de Nantes : le triomphe des Politiques », L’Histoire , n°289, juillet-août 2004, p 24. 359 Si les bouchers n’apparaissent pas précisément, les réseaux familiaux ligueurs dans le quartier de SaintJacques-de-la-Boucherie sont étudiés en détail. Robert DESCIMON, « Prise de parti, appartenance sociale et relations familiales dans la Ligue parisienne, 1585-1594 », in B. Chevalier et R. Sauzet (dir.), Les Réformes, enracinement socio-culturel (colloque de Tours, 1982), Paris, Guy Trédaniel, 1985, pp 123-136. Françoise LEMAIRE, Etude sociale d’une famille parisienne : les Sainctyon (XVIe-XVIIe siècles), Thèse de l’Ecole des Chartes, 1985. 360 361 Selon l’abbé Villain, une confrérie du St-Sacrement existe déjà en 1499 à St-Jacques-de-la-Boucherie. Ce serait en 1536, jour de l’Octave du St-Sacrement, que la procession de la confrérie du St-Sacrement aurait eu lieu pour la première fois à l’extérieur de l’église St-Jacques-de-la-Boucherie, sous l’impulsion du roi. Abbé VILLAIN, Essai d’une histoire de la paroisse Saint-Jacques-de-la-Boucherie , Paris, Prault, 1758, pp 120-121. 362 Exercices spirituels pour les confrères et sœurs de la confrérie du Très St-Sacrement, première érigée à Paris en l'église paroissiale de St-Jacques-de-la-Boucherie, Paris, Prault père, 1740. AHAP, Rés 8° F 83. 75 administrateurs. Ils se désistèrent de cette charge en 1697 alors que la confrérie a commencé à être régie dans la forme où elle est présentement, c’est-à-dire par des administrateurs choisis entre les 6 corps des marchands et quelque fois dans d’autres corps. Ce fut comme un renouvellement de cette confrérie, la ferveur se ranima. Beaucoup de personnes s’y firent inscrire, et Mgr le cardinal de Noailles lui donna des statuts le 21 novembre de cette année [1697]. Cette confrérie possède une croix de vermeil dans laquelle sont enfermés plusieurs reliques. Il y a, dit-on, une parcelle de la vraie croix363 ». Pour la fin du XVIIIe siècle, nous avons pu trouver quelques informations sur l’archiconfrérie du Saint-Sacrement de Saint-Jacques-de-la-Boucherie, autrefois réservée aux bouchers de la Grande Boucherie et qui semble disposer d’effectifs assez réduits 364. Dans la « liste de Mrs les anciens administrateurs qui ont payé les droits de la confrérie en 1775 », on compte 43 personnes et la cotisation s’élève à 6 livres par an. Parmi les « noms des anciens confrères et sœurs qui ont payé en 1775 », on compte 38 personnes et le montant des cotisations est variable (3 livres; 1 livre 4 sous; 12 sous). Enfin, dans les « noms des nouveaux entrants qui ont payé pour la première fois » entre 1775 et 1778, on relève 41 personnes et le montant des cotisations varie entre 1 livre 4 sous et 3 livres365. Dans un registre de 1781, qui contient les délibérations de la compagnie depuis avril 1612, on compte 35 noms sur les listes de la Fête Dieu, de la petite Fête Dieu et pour le service général366. Enfin, la liste des « noms de Mrs les anciens administrateurs qui ont acquitté leur redevance envers la confrérie » entre 1785 et 1788 contient 43 personnes et la cotisation est de 6 livres par an367. 3) PLAINTES, CONTROLES, FRAUDES ET CONCURRENTS La viande est un produit apprécié, cher et recherché sous l’Ancien Régime. Même si le peuple urbain n’y a pas toujours accès, le désir de viande est fort et, pour éviter les émeutes urbaines, les pouvoirs publics interviennent dans la réglementation de l’approvisionnement et du débit de la viande. L’approvisionnement carné de Paris est soumis à un système contraignant, la caisse de Poissy. La corporation des bouchers de Paris a développé depuis le Moyen-Age une communauté soudée, opulente, fière de ses privilèges. Il nous reste maintenant à voir comment s’articulent les différentes variables de l’équation, comment évolue le rapport de forces entre les bouchers, les consommateurs et les pouvoirs publics. Bien sûr, chacune des composantes ne représente pas un groupe homogène. Les intérêts des petits bouchers ne correspondent pas toujours à ceux des gros bouchers, ceux des gros consommateurs (hôtels particuliers, collectivités) ne recoupent pas forcément ceux des petits 363 Abbé VILLAIN, Essai d'une histoire de la paroisse St-Jacques de la Boucherie , Paris, Prault, 1758, p 121. 364 Si l’on suit les indications de l’abbé Villain, les bouchers ont abandonné en 1697 leur « monopole » de l’administration de la confrérie du St-Sacrement, mais il n’en demeure pas moins que certains riches bouchers peuvent encore faire partie des administrateurs de la confrérie au XVIIIe siècle. Abbé VILLAIN, op. cit., p 121. 365 Registre des noms des confrères et consoeurs de l’archiconfrérie du Saint-Sacrement de l’autel, érigée en l’église de Saint-Jacques-de-la-Boucherie, commencé sur les carnets de Mrs Artus et Duchêne en 1774 et mis en ordre en 1775 sous l'administration de Mrs Jobart, Rohault, Fontaine et Mongenot. AN, LL 790. 366 Registre contenant les règlements et usages de l’archiconfrérie du Saint-Sacrement de Saint-Jacques-de-laBoucherie, 2 mai 1781. AN, LL 791. 367 AN, LL 790. J’ai reproduit en annexe 13 le frontispice des Exercices spirituels pour les confrères et sœurs de la confrérie du Très Saint-Sacrement, Prault père, 1740. Même si les bouchers ne sont plus dominants au sein de la confrérie (depuis 1697), je note tout de même la présence centrale de l’agneau pascal au pied de l’autel. 76 consommateurs. Les intérêts des autorités publiques fluctuent selon les besoins financiers du moment et certaines circonstances (épizooties, disettes) qui nécessitent une intervention rapide et efficace sur le négoce des bestiaux et la bonne conduite du commerce de la viande. Néanmoins, essayons de présenter divers cas dans lesquels le privilège des bouchers est mis à mal. Cela nous permettra de voir les parades développées par la profession, notamment au moment de l’expérience libérale de Turgot (1776). a) La police du métier Penchons-nous d’abord sur l’organisation de la profession . « Dès l'origine, certaines corporations ont des états-majors complexes. (...) Des maîtres superposés aux jurés, comme le maître, élu à vie, des bouchers parisiens, des conseils, comme les « 20 maistres des plus souffisanz » qui assistaient les jurés des bouchers amiénois au début du XIVe siècle368 ». Gustave Fagniez précise l’organisation du métier à Paris au XIII e siècle. L’importance du maître des bouchers « était en rapport avec la puissance, la richesse que cette corporation devait à sa constitution aristocratique. Les bouchers de la Grande-Boucherie avaient une administration et une juridiction compétement autonomes. Les officiers qui y présidaient étaient le maître et les jurés. Le premier était élu à vie, au suffrage à deux degrés, c’est-à-dire par douze bouchers que la corporation désignait comme électeurs. Le maître déléguait un homme de loi pour exercer la juridiction avec le titre de maire. Mais il était tenu en principe de présider les audiences qui avaient lieu le mardi, le jeudi et le dimanche. Ce tribunal ne connaissait pas seulement des affaires professionnelles, mais de toutes celles où le défendeur était un boucher369 ». Au XIVe siècle, la juridiction des bouchers est très étendue. « Le juge de la Grande Boucherie pouvait connaître de toutes les affaires qui, de près ou de loin, avaient quelque rapport avec le commerce de la viande et dans lesquelles étaient impliqués les propriétaires, les locataires ou les domestiques de la communauté. En 1350, on avait même étendu sa compétence territoriale, pour certaines causes, jusqu’aux limites du royaume, les bouchers de Paris ayant des relations d’ordre professionnel avec les herbagers de diverses provinces. Dans le premier cas, la juridiction d’appel était le Châtelet, dans le second cas le Parlement. Ce juge s’intitulait « maire et garde de la justice de la communauté des bouchers de la Grande Boucherie» ; il avait à ses côtés un procureur, un tabellion, des sergents et un geôlier. (…) Le juge était élu par un conseil de bouchers, mais il arrivait qu’il fût nommé 370 ». « La Cour siégea tout d’abord dans la grande salle de la Boucherie. Après la destruction de celle-ci, au XVe siècle, les jurés de la communauté obtiennent des lettres patentes (4 novembre 1418) qui en transfèrent le siège au domicile du maître chef ou ailleurs, en attendant que la nouvelle construction soit achevée. En fait, les assises de la juridiction se tinrent longtemps encore dans des hôtels particuliers : en 1430, dans celui de sire Garnier de Saintyon, rue Saint-Jacques-de-la-Boucherie ; en 1436, dans celui de Jean Boucher, rue de la Place aux Veaux ; en 1493, dans l’hôtel de Louis de Saintyon, rue Quincampoix, etc. Ce n’est qu’au XVI e siècle, semble-t-il, qu’elles eurent lieu dans l’hôtel de la Boucherie, place aux 368 Emile COORNAERT, op. cit., p 207. Gustave FAGNIEZ, Etudes sur l’industrie et la classe industrielle à Paris au XIII e et XIVe siècle, Vieweg, 1877, p 131-132. 369 370 Joseph-Antoine DURBEC, op. cit., p 91. 77 Veaux371». Parmi les affaires qui étaient le plus fréquemment évoquées devant cette juridiction au XVe siècle, Joseph-Antoine Durbec a noté « celles qui concernaient les rapports entre les propriétaires et leurs domestiques ou locataires (car il y eut toujours des locataires d’étaux) ; les injures, moqueries, violences, « batteries » ou blessures (soit entre membres de la Boucherie, soit entre ces membres et des tiers) ; les fraudes ou contraventions aux règlements ; les non-payements de dettes ou de factures, etc372 ». Nous avons déjà évoqué cette image violente qui colle à la peau des bouchers, car c’est une constante du métier depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, mais notons pour l’instant le constat dressé par Durbec au XV e siècle. « La juridiction des bouchers fut reprise à différentes reprises par le roi et exercée par les officiers de son Châtelet, à Paris (de 1383 à 1388, de 1416 à 1418, en 1543), mais ce furent des reprises « accidentelles » si l’on peut dire, et sans lendemain. L’article 4 des lettres d’août 1416, par exemple, transférait au prévôt de Paris le pouvoir d’instituer les écorcheurs. Or, nous possédons un acte de 1501 qui porte justement institution d’un écorcheur et qui est établi par le juge de la Grande Boucherie. (…) En fait cependant, la juridiction de la Grande Boucherie glissait peu à peu entre les mains du prévôt de Paris, qui pouvait toujours intervenir en matière de police du marché et qui avait même obtenu, par lettres d’avril 1465, que les propriétaires bouchers lui rendissent compte de l’affectation de leurs étaux. La Grande Boucherie n’y obtempéra sans doute pas avec toute la régularité voulue, car la mesure fut rendue obligatoire par un autre arrêt le 7 septembre 1501373 ». Pour le XVIe siècle, Jean-Paul Chadourne confirme que la juridiction des bouchers est très étendue, « puisque toute cause où le défendeur était un boucher lui revenait de droit, même au criminel, quand le délit n’était pas trop important. Elle portait également sur toutes les infractions aux règles commerciales et sanitaires. En fait elle était principalement dirigée contre les serviteurs et les étaliers. Un procureur au Châtelet et un autre au Parlement représentaient la communauté en cas de procès. Il faut ajouter à ces notables le personnel d’exécution : greffiers, sergents, langayeurs de porcs, et des auxiliaires formant une communauté à part : les écorcheurs. Chaque année avait lieu une assemblée générale des maîtres : on y « élisait » les jurés qui en fait prorogeaient eux-mêmes leur fonction par un système bien mis au point, et l’on y répartissait les étaux. Le roi, jaloux de sa juridiction, se montra de plus en plus hostile à la communauté. On supprima l’élection du maître-chef, la fonction étant transformée en office (1551). Quant aux attributions judiciaires elles passèrent au Châtelet374 ». Se situant sans doute avant 1673, Knab donne une organisation plus simple du métier : les bouchers « élisaient un chef, nommé à vie, qui prenait le titre de maître des maîtres bouchers et qui n’était révocable qu’en cas de prévarication. Il jugeait, assisté d’un greffier et d’un procureur d’office, tous les différends relatifs à la profession ». Le maître des bouchers « avait juridiction sur tous les membres de la communauté et prononçait sur les contestations qui s’élevaient entre eux, concernant leur profession ou l’administration de leurs biens communs375 ». Sur l’élection des jurés de la communauté au XVIII e siècle, notamment entre 371 Ibid. 372 Ibid., p 92. 373 Ibid., p 93. 374 Jean-Paul CHADOURNE, op. cit., p 21. 375 L. KNAB, op. cit., p 547. 78 1708 et 1775, nous renvoyons aux éléments rassemblés par Sydney Watts dans sa thèse376. Emile Coornaert résume ainsi la situation : « L'autonomie de certaines autres communautés frise l'indépendance, par exemple, dans le domaine de la justice: c'est le cas des bouchers à Paris et dans les provinces les plus diverses377 ». Et, plus loin, quant il évoque la police et la justice, il reconnaît que « quelques rares corporations atteignirent plus haut : le maître des bouchers parisiens jugeait effectivement tous les délits professionnels et s'efforça d'accaparer toutes les affaires, de quelque nature qu'elles fussent, où était impliqué un membre de son métier; et certains chefs de communauté, pourvus également de droits de justice, 378 tentèrent, dans le reste du royaume, avec un succès médiocre, d'arriver au même pouvoir ». La boucherie parisienne est donc très privilégiée, même si cette exemption judiciaire ne va durer qu’un temps. « Ce droit, confirmé par lettres patentes d’Henri II, du mois de juin 1550, n’a cessé qu’au mois de février 1673, à la suite de l’édit de la réunion générale de toutes les justices au Châtelet de Paris379 ». Toutefois, « la communauté continua à jouir de grands privilèges, qui avaient pour justification qui lui était imposée d’approvisionner la ville de viande. Cette obligation était tellement rigoureuse que, en 1645, le lieutenant de police enjoignit, sous peine de la vie, aux maîtres bouchers de se transporter à Poissy et d’y faire des achats de bestiaux380 ». Marc Chassaigne rappelle cette obligation fondamentale à laquelle sont soumis tous les bouchers. « Jusqu’à la fin, ils prêtent serment solennel devant le magistrat, dans une audience spéciale, de tenir leurs étaux suffisamment garnis tous les jours de boucherie. Même une ordonnance de 1645, d’un rigorisme un peu rude, porte la peine de mort contre les contrevenants. L’usage, moins sévère que les textes, est de priver seulement les coupables du droit de vente381 ». Nous n’avons trouvé aucune trace de grève ou de coalition chez les bouchers parisiens sous l’Ancien Régime. La seule trace de coalition et de refus de garnir les étaux de la part des bouchers remonte au XIIIe siècle à Chartes, acte de résistance contre les chanoines de la cathédrale dont nous avons déjà parlé. b) Règlements et fraudes sanitaires Depuis toujours, les bouchers sont facilement soupçonnés de vendre des viandes indignes à la consommation humaine, ce qui explique la multitude et la répétition des règlements sanitaires et commerciaux touchant le commerce de la boucherie. « Au XIIIe siècle, le lexicographe Jean de Garlande accusait les bouchers, au lieu de bonne viande, de débiter les chairs d’animaux morts de maladie ; et on lit dans les Exempla de Jacques de Vitry les deux contes moralisés qui suivent382 : Un jour qu’un client, pour mieux se faire venir d’un boucher qui vendait de la viande cuite, lui disait : Il y a sept ans que je n’ai acheté de viandes 376 Sydney Evelyn WATTS, Meat matters : the butchers of Old Regime Paris, Thèse de Doctorat d’Histoire, Cornell University, 1999, volume II, pp 397-401. 377 Emile COORNAERT, op. cit., p 34. 378 Ibid., p 216. 379 L. KNAB, op. cit., p 547. 380 Pierre LARROUSSE, op. cit., p 1053. 381 Marc CHASSAIGNE, op. cit., p 351. 382 Jacques de Vitry (1170-1240), historien et prédicateur français, a été évêque d’Acre puis cardinal-évêque de Tusculum. 79 à d’autres qu’à vous. Le boucher répondit : Vous l’avez fait et vous vivez encore ! Un autre boucher de Saint-Jean-d’Acre, qui avait coutume de vendre aux pèlerins des viandes cuites avariées, ayant été pris par les Sarrasins, demanda à être conduit devant le Soudan, auquel il dit : Seigneur, je suis en votre pouvoir et vous pouvez me tuer ; mais sachez qu’en le faisa nt vous vous ferez grand tort. – En quoi ? demanda le Soudan. – Il n’y a pas d’année, répondit le boucher, où je ne tue plus de cent de vos ennemis les pèlerins en leur vendant de la vieille viande cuite et du poisson pourri. Le Soudan se mit à rire, et le laissa aller383 ». Gustave Fagniez rappelle les principales règles « sanitaires » auxquelles sont soumis les bouchers à Paris au XIVe siècle : « On ne pouvait mettre en vente la chair des animaux morts de maladie et en général de ceux qui n’avaient pas été abattus, des bêtes trop jeunes, atteintes du fi et du loup ou venant de pays où sévissait une épizootie. La même prohibition s’appliquait à la viande gardée trop longtemps sur l’étal, à moins qu’elle ne fut salée et conservée dans des baquets. Les porcs nourris chez les barbiers, les huiliers, dans les maladreries, étaient considérés comme malsains. Les vaches en chaleur, nouvellement saillies ou ayant récemment vêlé, ne pouvaient être tuées et débitées avant trois semaines. Il était défendu de souffler la viande384 ». « Au XVIe siècle, le prédicateur Maillard disait que les bouchers soufflaient la viande et mêlaient du suif de porc parmi l’autre ». Ces fraudes nombreuses justifient le fait que « l’exercice de la profession était soumis à un grand nombre de rè glements, dont voici quelques-uns : Défense d’acheter des bestiaux hors des marchés ; d’acheter des porcs nourris chez les barbiers, parce que ceux-ci avaient pu donner aux porcs le sang qu’ils tiraient aux malades ; d’égorger des bestiaux nés depuis moins de quinze jours ; de vendre de la viande échauffée ; de garder la viande plus de deux jours en hiver et plus d’un jour et demi en été ; de vendre de la viande à la lueur de la lampe ou de la chandelle. Les règlements, très longs et très sévères, concernaient les animaux atteints de la lèpre ou du charbon385 ». En 1895, Paul Sébillot évoque, « dans ces dernières années », des procès retentissants « faits à des bouchers qui avaient vendu pour les soldats des viandes malsaines ». Sous l’Ancien Régime, « il y eut plusieurs condamnations pour des faits du même genre386 ». En voici une que rapporte Delamare, et qui est curieuse à plus d’un titre : « 28 mai 1716 : Arrêt de la chambre de justice condamnant Antoine Dubout, greffier des chasses de Livry, ci-devant directeur des boucheries des armées, à faire amende honorable, nud en chemise, la corde au col, tenant dans ses mains une torche ardente du poids de deux livres, ayant écriteau devant et derrière, portant ces mots : « Directeur des boucheries qui a distribué des viandes ladres, et mortes naturellement aux soldats » ; au-devant de la principale porte et entrée de l’église de Paris, et la principale porte et entrée de l’église du couvent des Grands-Augustins, et là, étant tête nue et à genoux, dire et déclarer à haute et intelligible voix, que méchamment et comme mal avisé, il a distribué et fait distribuer des viandes de bœuf ladres et mortes naturellement, qu’il s’est servi de fausses romaines pour peser et faire peser lesdites viandes, qu’il avait fait vendre à son profit des bœufs morts ou restés malades en route, dont il a fait tenir compte au roi, qu’il a pareillement fait tenir compte par le roi des bœufs et vaches sur un bien plus grand 383 Jacques de VITRY, Exempla, Folk-Lore Society, p 70. Repris par Paul SEBILLOT, op. cit., pp 99-100. Gustave FAGNIEZ, Etudes sur l’industrie et la classe industrielle à Paris au XIII e et XIVe siècle, Vieweg, 1877, p 185. 384 385 Paul SEBILLOT, op. cit., p 100. On trouve de très nombreux règlements sur les bouchers dans le titre V de René DE LESPINASSE, Les métiers et corporations de la ville de Paris (XIV-XVIIIème), tome I: Ordonnances générales et Métiers de l'alimentation , Paris, Imprimerie Nationale, 1886, pp 259-298. 386 Ibid. 80 poids que l’estimation qu’il en a fait faire, et qu’il a commis d’autres méfaits mentionnés au procès, dont il se repend, demande pardon à Dieu, au roi et à la justice387 ». Nous savons peu de chose sur l’organisation des contrôles sanitaires sous l’Ancien Régime. Il est clair que de nombreuses villes s’organisent contre les épizooties. « Là où n’existe pas une magistrature de santé permanente, comme dans les villes italiennes, les autorités habituellement chargées de surveiller les marchés et la boucherie sont alors dessaisies au profit d’une autre instance, une organisation d’urgence qui est mise en place sur le modèle du bureau de santé mobilisé en temps d’épidémie humaine, quand ce n’est pas le bureau de santé lui-même qui reprend du service pour la circonstance. A Lyon, le bureau de santé, créé en 1577, fait face à toutes les flambées épidémiques, entre 1581 et 1720. A partir de 1668, les épidémies humaines reculant, il intervient dans le domaine de la boucherie et des maladies animales. Quand la peste humaine disparaît définitivement, le bureau se reconvertit entièrement dans la surveillance et l'alerte des maladies animales. De 1744 à 1749, les diverses « maladies des bestiaux » retiennent toute l’attention des commissaires de la santé lyonnais, et les arrêts de police qu’ils publient à cette occasion constituent l’ultime manifestation de son activité388 ». Madeleine Ferrières insiste sur le fait que les contrôles sanitaires et les sanctions sont beaucoup plus rigoureux en cas d’épidémie. « L’épizootie marque un temps de la loi raide et de l’égalité des consommateurs devant les contrôles. Les sanctions sont redoublées. A Avignon, le boucher clandestin qui écoule des viandes non contrôlées est passible en temps normal d’une amende. En temps d’épizootie, si la maladie touche les ovins, il risque trois traits de corde, soit le supplice de l’estrapade sèche. En 1603, quand une maladie « mystérieuse » s’abat sur les bovins, provoquant des morts subites, il lui est interdit de vendre « sous peine de vie389 ». Outre les cas d’épidémies, les contrôles sanitaires sont du ressort de la corporation 390. Dans les statuts des bouchers parisiens de juillet 1741, il est précisé que les jurés iront en visite « lorsqu'ils le jugeront à propos et le plus souvent que faire se pourra »; les maîtres devront leur ouvrir leur échaudoir et leur boutique aussitôt qu'ils se présenteront et leur garder honneur et respect. Les jurés devront saisir et emporter les chairs qui leur paraîtront défectueuses391. Chez les charcutiers, le contrôle des porcs est effectué par les langayeurs, officiers rémunérés par tête, qui furent concurrencés vers 1700 par des jurés-vendeursvisiteurs, puis par des jurés-inspecteurs-contrôleurs créés par le trésor aux abois392. Soupçonné de transmettre la lèpre, la langue de chaque porc est inspectée. Pour Jean Martineau, « un certain nombre d’agents des halles étaient chargés de surveiller la qualité des denrées alimentaires. En ce domaine, le contrôle le plus important est toujours celui des viandes. A l’époque, on examinait plus spécialement le porc dont il se 387 Nicolas DELAMARE, Traité de la Police, tome III, p 85-86. Madeleine FERRIERES, Histoire des peurs alimentaires du Moyen Age à l’aube du XX e siècle, Seuil, 2002, p 303. 388 389 Ibid., p 304. 390 Pour plus de détails sur les contrôles sanitaires au Moyen Age et à l’époque moderne, nous renvoyons à la thèse (dirigée par Olivier-Martin) du vétérinaire François DIENG, De la police sanitaire de la viande à Paris sous l’Ancien Régime , Thèse de Doctorat en Droit, Paris, 1946, 88 p. 391 Articles 54 et 55 des statuts des bouchers de juillet 1741 et lettres patentes de Louis XV confirmatives, enregistrés au Parlement le 18 février 1743. René DE LESPINASSE, op. cit., p 297. 392 Bernard GARNIER, « Les marchés aux bestiaux : Paris et sa banlieue », Cahiers d’Histoire , n°3-4, 1997, p 593. 81 faisait à Paris une énorme consommation. (…) Or, le porc était accusé de transmettre la lèpre. Delamare nous explique que les animaux malades – de la lèpre, pense-t-il, mais c’était sans doute d’une autre maladie – présentaient des pustules sous la langue, ou encore des grains blancs sur leur chair découpée, et dans ce dernier cas ils étaient dits « sursemez ». Tout ceci explique l’existence de « langayeurs de porcs » chargés d’examiner les bêtes, essentiellement sous la langue, et de marquer à l’oreille les malades. Leur rémunération consistait en un droit par bête visitée, payé par les marchands393 ». Dans sa thèse de Droit de 1958, Jean Martineau détaille les conflits entre la corporation des bouchers, les langayeurs et l’Etat, toujours à la recherche de rentrées fiscales. « A l’orig ine, les langayeurs ne pouvaient exercer qu’après reconnaissance de leur compétence par le maître des bouchers de la grande boucherie. Ils étaient nommés sur leurs simples capacités professionnelles et sans rien verser d’autre qu’une simple caution. Mais leurs fonctions furent comme les autres transformées en offices et dès lors l’histoire des langayeurs reflète les besoins d’argent du pouvoir. Un édit de mai 1704 les supprime sous le fallacieux prétexte qu’il n’avait été levé qu’un trop petit nombre des offices créés par Louis XIII, mais on les remplace par des jurés vendeurs visiteurs qui doivent donner une bonne finance de leur charge. Ces nouveaux officiers, plus fournis en deniers qu’en connaissance, se révélèrent impropres à la tâche. En 1705, on rétablit donc les langayeurs, mais on maintint les jurés visiteurs pour ne pas avoir à les rembourser, et aussi le droit qui les dédommageait de la finance de leur office. Dès lors les porcs supportèrent trois droits différents : la rémunération des langayeurs, le droit des jurés vendeurs et encore un droit de dix sols par tête au bénéfice de la corporation des charcutiers pour la couvrir de la finance d’un office de « contrôleur des poids et mesures » dans le commerce de la charcuterie, créé en 1704 et immédiatement racheté par la corporation. L’abus était criant et plus encore l’incommodité pour les marchands qui avaient à effectuer trois paiements distincts. C’est pourquoi en 1708 on supprima à nouveau les langayeurs, mais aussi les jurés vendeurs et le droit de dix sols perçu par les charcutiers, mais pour créer 50 offices d’inspecteur contrôleur de porcs. Le montant des droits n’avait pas diminué pour autant, mais il n’y avait plus qu’un seul versement à faire394 ». Madeleine Ferrières compare deux récits de « tuaison » du cochon au XVIIe siècle. A la ville, la figure du langueyeur est centrale, avec la « visite » obligatoire de la langue et des oreilles du porc avant l’abattage. Par contre, à la campagne, la saignée est avant tout une fête locale, où se retrouvent famille et voisins, sans aucune précaution sanitaire. Le langueyage ne serait réservé qu’en cas de vente sur les marchés et « aux foires des bonnes villes ». Les paysans méconnaissent-ils vraiment les risques sanitaires ? Le recours à la salaison leur permet en tout cas de détruire germes et bactéries, même si leur existence n’est pas connue 395. Marc Chassaigne rappelle les règles sanitaires de base à respecter. « La viande mise en vente doit être, naturellement, de bonne qualité. Il faut que les bouchers l’aient saignée euxmêmes, qu’elle provienne d’animaux sains ; cette obligation est sévèrement imposée. Les inspections sont fréquentes ; les jurés de la boucherie sont tenus, en leur propre et privé nom, d’examiner les bêtes avant qu’on ne les tue. Une ordonnance de 1677 enjoint de fermer les étaux à 6 heures du soir et le samedi à 9 heures au plus tard, parce que la lumière des 393 Jean MARTINEAU, Les Halles de Paris des origines à 1789: évolution matérielle, juridique et économique, Thèse de Droit, Paris, 1958, Monchrestien, 1960, p 189. 394 Ibid., p 189-190. 395 Madeleine FERRIERES, op. cit., pp 230-231. 82 chandelles fait paraître fraîche la chair la plus jaune396, et, pour que le public ne soit pas trompé sur la qualité fournie, il est défendu aux bouchers d’exercer en même temps les métiers d’aubergistes et de cabaretiers, étant plus difficile de reconnaître les défauts de la viande cuite. Les cabaretiers sont, en effet, peu scrupuleux sur le choix des morceaux qu’ils servent à la confiance de leurs clients. L’un deux est condamné à une amende pour avoir fait manger aux Parisiens de la chair d’âne pour du veau ; la sentence ajoute : comme coutumier du fait. D’autres vont couper des tranches de chevaux morts et les donnent bravement pour du bœuf, jusqu’à ce que gens soient préposés pour ensevelir les charognes 397 ». A toutes les époques, une des fraudes les plus fréquentes est de faire passer de la viande de vache pour du bœuf. Le siècle des Lumières n’échappe pas à la règle. LouisSébastien Mercier décrit ces vaches qui arrivent aux barrières, « l’échine maigre et le pis desséché ; elles ont l’air affamé et elles viennent pour être mangées ». On les fait passer pour du bœuf « dont les grosses maisons et les couvents ont emporté toutes les fortes pièces ». Elles se cotent du reste publiquement au même prix ; le petit bourgeois qui achète en détail ne connaît le bœuf que de nom. On présente pour de la tranche un côté de mâchoire « et l’indigent qui n’a qu’un pot-au-feu est étonné de trouver une dent dans un morceau qu’on lui a donné pour de la culotte398 ». Il existe une autre mesure qui perdurera au XIXe siècle dans le souci de favoriser l’élevage : « Il est défendu de vendre pour la boucherie des veaux ou des génisses de plus de dix semaines, des vaches de moins de dix ans. La défense est surtout rigoureuse après les épizooties399». c) Les conflits autour de la vente au détail de la viande Comme nous traitons des fraudes habituelles des bouchers, nous devons nous pencher sur une pratique assez curieuse pour nous qui sommes habitués à l’usage de critères rationnels – essentiellement le poids et la qualité – pour fixer le prix d’une marchandise. Le prix au poids semble avoir connu de nombreuses vicissitudes au cours des siècles. Dans la France carolingienne, « il est si souvent fait mention des poids et mesures dans les ordonnances de Charlemagne, et ce prince a tellement recommandé aux juges de les faire entretenir justes, soit en vendant, soit en achetant, qu’il n’y a pas à douter que dans ces premiers temps de la monarchie, la viande se vendit à la livre, suivant l’usage des Romains que l’on observait encore en beaucoup d’autres choses. Il est vrai que ces ordonnances sont conçues en termes généraux pour tout ce qui entre dans le commerce. Nous en avons une de Charles le Chauve du 25 juin 864, qui les applique au pain et à la viande, quant au poids, lorsque l’un et l’autre de ces aliments sont vendus au détail400 ». Gustave Fagniez indique qu’à Paris, au XIII e siècle, la viande est vendue au morceau, « à la main », et non au poids. Il en déduit que la viande « n’était donc pas taxée ». Concernant le prix, Fagniez note qu’un article de l’ordonnance du 30 janvier 1351 « défend 396 On trouve déjà aux XIII-XIVe siècles une disposition concernant l’interdiction des chandelles allumées « dont l’éclat donnait une apparence de fraîcheur à la viande avancée et corrompue ». Gustave FAGNIEZ, op. cit., p 186. 397 Marc CHASSAIGNE, op. cit., pp 351-352. 398 Louis-Sébastien MERCIER, Tableau de Paris, Genève, Slatkine Reprints, 1994, tome VI, p 287. 399 Marc CHASSAIGNE, op. cit., p 352. 400 L. KNAB, op. cit., pp 546-547. 83 aux bouchers de gagner plus du dixième sur un animal, en déduisant du prix de revient les profits en nature » (le suif avant tout). Il reconnaît qu’il « était bien difficile de rendre cette défense efficace ; comment prouver à un boucher que la vente au détail d’un bœuf ou d’un mouton a produit un total supérieur de plus du dixième au prix de revient401 ? ». Concernant la vente au poids ou à la pièce, Knab note que « l’usage varia dans la suite des temps et chaque province se fit une habitude particulière. Il y en eut où l’on continua de vendre la viande au poids, et il y en eut d’autres où l’on toléra de la vendre à la pièce ou à la main, avec faculté de la marchander pour en faire le prix. Henri II voulut rétablir l’uniformité et crut que la méthode du poids était la plus légale que l’on pût suivre dans ce genre de commerce ; il en ordonna le rétablissement dans tout le royaume par un édit du 14 janvier 1551. Il y avait longtemps que l’usage s’était établi à Paris, d’acheter la viande à la main, et en la marchandant par pièces ; les bourgeois et les bouchers prétendaient qu’ils y trouvaient mieux leur compte, et que le poids, dans ce commerce de détail, ne pouvait être exactement juste par la notable différence qu’il y a d’un endroit de la chair à un autre, et entre un morceau plein d’os et un morceau qui n’en a pas 402. Cela intéressait principalement les familles d’une position peu aisée qui n’ont pas besoin de grosses provisions, car, à l’égard des grandes maisons, les maîtres d’hôtels faisaient des marchés particuliers avec les bouchers et comme ils prenaient beaucoup de viande, et de tous les endroits, ils en avaient toujours à meilleur marché ou de première qualité. Il y eut donc plusieurs plaintes contre cette ordonnance, qui voulait que toute la viande fut vendue au poids. Le Parlement ordonna aux officiers du Châtelet d’assembler pendant le carême un nombre de notables bourgeois pour prendre leur avis touchant la manière la plus commode et qui conviendrait le mieux pour la vente et la distribution de la viande de boucherie après Pâques, et d’entendre même pour cela les vendeurs de bétail, les bouchers et les hôteliers. Cette assemblée fut faite, la question y fut agitée et, selon son avis, le Parlement rendit l’arrêt du 29 mars 1551, « avant Pâques, et en attendant qu’il plût au roi d’en ordonner autrement, décidant que la viande se vendrait dorénavant en la forme et manière accoutumées avant l’ordonnance, sans poids, à prix toutefois raisonnable et non excessif403 ». On s’en doute, cet usage de la vente de la viande à la pièce a dû être accompagné à toutes les époques de nombreux palabres et d’âpres négociations entre le boucher et sa cliente. Au XVIe siècle, les insultes prennent tant d’ampleur que le Parlement de Paris doit légiférer à ce sujet. « Les personnes qui venaient acheter de la viande, et qui naturellement essayaient de l’avoir à meilleur marché que le prix fait par le marchand, étaient de la part de celui-ci l’objet d’invectives, qui motivèrent un arrêt du Parlement en 1540, et une ordonnance de police en 1570404 ». « Au XVIIe siècle, les bouchers et les bouchères avaient adouci leur langage, sans toutefois cesser de lancer quelques brocards aux clients qui voulaient marchander405 ». Paul Gustave FAGNIEZ, Etudes sur l’industrie et la classe industrielle à Paris au XIII e et XIVe siècle, 1877, p 189. 401 402 Ces considérations sont tout a fait logiques : ce débat sur les difficultés de fixer un prix de la viande au poids va resurgir au moment où Napoléon III voudra mettre en place la taxe de la viande à Paris en 1855. Une échelle de prix très technique doit être mise en place pour tenir compte de la variété des qualités de viande au sein d’une même espèce. Pour un poids identique, les valeurs marchandes d’une pièce d’aloyau et d’un rond de gîte sont tout à fait différentes. 403 L. KNAB, op. cit., p 547. 404 Paul SEBILLOT, op. cit., p 107-108. 405 Ibid., p 108. 84 Sébillot retranscrit d’ailleurs une scène piquante de négociation entre une cliente et un couple de bouchers, empruntée au Bourgeois poli, manuel de savoir-vivre publié en 1631406. Les discussions entre client et commerçant ne manquent jamais de saveur. Le monde de la boucherie peut renforcer les écarts de parole car le féminin et le masculin s’y affrontent directement (le vendeur étant généralement un homme et l’acheteur le plus souvent une femme), et la valeur symbolique de la viande ajoute des enjeux inconscients à la joute verbale. Le morceau de viande que la ménagère négocie si âprement, c’est le symbole d’un certain niveau de vie, c’est le signe de la bonne santé de sa famille et de ses finances, c’est aussi l’aliment indispensable pour nourrir l’effort musculaire du mari et assurer le bon développement des enfants. Ces discussions vénéneuses entre boucher et ménagère ne sont donc pas prêtes de disparaître aux siècles suivants. Pensons au XIXe siècle au célèbre Catéchisme poissard, recueil des expressions – souvent savoureuses – des dames de la Halle. A la veille de la Révolution, dans son Tableau de Paris, Louis-Sébastien Mercier est indulgent avec la caisse de Poissy mais beaucoup moins avec les bouchers. Il ne mâche pas ses mots : « Voici un autre impôt bien plus lourd, et que les riches mettent sur les pauvres. Les bouchers fournissent les grosses maisons de ce qu’il y a de meilleur dans le bœuf ; ils vendent au peuple ce qu’il y a de moindre, et ils y ajoutent encore des os qu’on appelle ironiquement réjouissances. D’ailleurs leur balance, quoique romaine, n’est pas toujours scrupuleuse. J’ai vérifié le délit plusieurs fois, et je le dénonce aux magistrats. Puis la pauvre servante d’un petit ménage est assez mal reçue ; son chétif achat rend le boucher impérieux ; il livre ce qu’il veut, il pèse comme il l’entend, il rudoie la domestique ; et, avant qu’elle ait pris le parti d’aller porter sa plainte chez le commissaire, peu curieux d’écouter les servantes, elle entre chez un autre boucher. Mais, si la concurrence allège le joug imposé aux petits ménages, c’est-à-dire aux trois quarts de Paris, elle ne le détruit pas ; et n’est-ce pas asse z de ce que le Parisien paie, sans que le boucher le vexe encore407 ? ». Pourtant, le contrôle de l’administration sur le prix de la viande fait dire à Georges d’Avenel que « le boucher n’était pas un commerçant, comme celui de nos villes qui exerce librement sa profession ; c’était une sorte de fonctionnaire ». L’expression est sans doute exagérée, mais voyons l’argumentaire développé dans son article de 1898. Le boucher « prête, en prenant possession de son étal, le serment solennel « de bien servir la cité et tenir toujours assortiment de viandes saines » au taux légal. Car il va de soi que la viande est taxée, après des « essais » laborieux, faits par les maires et échevins pour en établir le rendement. Et non pas la viande en général, mais chaque morceau en particulier ; et si le boucher prétendait profiter de quelque omission dans l’ordonnance municipale pour agir à sa guise, la population se plaignait aussitôt aux consuls, comme elle fait à Nîmes (1631), que « les langues de bœufs soient vendues huit sous, qui est un prix fort excessif ». Quoique les choses paraissent ainsi réglées au mieux, avec de bonnes amendes naturellement prévues vis-à-vis des contrevenants, les relations demeurent difficiles et orageuses entre les autorités et le commerce de la « chair ». Ici le conseil communal menace les préposés officiels de faire venir des étrangers, en concurrence avec eux, « s’ils continuent à mal satisfaire les acheteurs ». Ailleurs, sur le refus des bouchers de vendre au prix fixé, l’administration organise elle-même une boucherie qu’elle fait desservir par ses employés 408. Les bouchers essaient-ils d’une résistance 406 Paul SEBILLOT, op. cit., p 108-110. Une gravure du XVIIIe siècle, reproduite en annexe 14, peut servir d’illustration à ce savoureux dialogue entre le boucher et la bourgeoise. 407 408 Louis-Sébastien MERCIER, Tableau de Paris, 1781-1788, La Découverte, 1998, p 61. Des tentatives identiques de « boucherie municipale » sont attestées dans certaines communes françaises au début du XXe siècle, notamment vers 1911-1912. Nous en reparlerons plus loin. 85 concertée, se mettent-ils en grève et ferment-ils leurs boutiques : c’est par la confiscation de leurs « bancs » et par l’emprisonnement de leurs personnes que les récalcitrants, au XVIIIe siècle comme au XVIIe, dans les moindres localités aussi bien que dans les chefs-lieux de province, sont ou paraissent être mis à la raison409 ». « En fait, cet appareil coercitif n’aboutissait à rien de pratique. Les pouvoirs publics, malgré leur ingérence minutieuse, finissaient toujours par capituler. Lorsque les bouchers qui « refusaient de tuer » étaient demeurés quelques jours sous les verrous, l’autorité se voyait forcée d’en venir à composition et le prix de la viande se trouva ainsi, à travers mille disputes, exactement ce qu’il eût été, s’il n’avait dépendu que de la libre volonté des marchands et des acheteurs410 ». Les anecdotes sur la vente au détail de la viande ne manquent pas. « Au XVIIe siècle existait, chez certains bouchers de Londres, la coutume de cracher sur la première pièce d’argent qu’ils recevaient le matin ». A Paris, « une sentence de 1668 défendait aux bouchers de descendre de leurs étaux pour appeler et arrêter ceux qui désiraient acheter de la viande ». La vente à crédit était fréquente au XVIIIe siècle, telle qu’elle se pratique encore dans les villages actuels, avec des systèmes de coche ou d’ardoise. « Avant la Révolution, les consommateurs achetaient « chair sur taille », c’est-à-dire e n marquant sur une taille, par des crans ou des coches, la quantité de viande prise chaque fois, comme cela se passe encore chez les boulangers411». Profitons-en pour signaler une astuce de commerçant peu loyale mais assez fréquente. « Les bouchers avaient remarqué que les viandes les plus jaunes, les plus corrompues et les plus flétries, paraissaient très blanches et très fraîches à la lumière ; aussi plusieurs avaient l’artifice de tenir grand nombre de chandelles allumées dans leurs étaux, même en plein jour ; une ordonnance de 1399 fixa les heures pendant lesquelles ils pouvaient avoir des chandelles412 ». Au XXe siècle, avant que cela ne soit interdit, les bouchers n’hésitaient pas à utiliser du sang de cochenille ou un produit chimique, le silopire, pour donner un aspect plus attractif, rouge vif et saignant, à la viande défraîchie. d) « Le sang ruisselle dans les rues » Outre les nombreuses fraudes qui leur sont reprochées, les bouchers sont souvent accusés d’être des pollueurs. Concernant la saleté des rues autour des étaux de boucherie, il faut rappeler que Paris comme toutes les autres villes de France, ne disposera pas d’abattoirs avant la période napoléonienne. Au XVIIIe siècle, l’abattage se fait en pleine ville et le spectacle sanglant de la mise à mort et du dépeçage des bêtes se déroule devant tous les passants, y compris les femmes et les enfants. « Les bouchers principaux logent chez eux les bestiaux et les tuent dans leurs cours, dont la plupart sont trop étroites. Quelques bêtes pantelantes s’échappent à demi mortes 413 ». 409 Georges D’AVENEL, « Paysans et ouvriers depuis sept siècles », Revue des Deux Mondes, juillet 1898, p 437. 410 Ibid., p 438. 411 Paul SEBILLOT, op. cit., p 107. 412 Ibid. 413 Marc CHASSAIGNE, op. cit., p 354. 86 Avec le développement de la sensibilité et du souci d’hygiène, Mercier s’indigne de ce spectacle répugnant, pourtant ancestral : « Le sang ruisselle dans les rues ; il se caille sous vos pieds, et vos souliers en sont rougis. En passant, vous êtes tout à coup frappé de mugissements plaintifs. Un jeune bœuf est terrassé, et sa tête armée et liée avec des cordes contre la terre. Une lourde massue lui brise le crâne ; un large couteau lui fait au gosier une plaie profonde. Son sang qui fume, coule à gros bouillons avec sa vie414 ». Bien sûr, Mercier note les inconvénients de l’abattage en pleine ville, car « ces pratiques donnaient lieu à des accidents415 ». Par exemple, « un mouton, meurtri de coups, vient s’abattre au milieu de la rue Dauphine. Un bœuf pénètre chez un miroitier et veut passer à travers toutes les glaces. Un autre entre à Saint-Eustache au milieu de l’office, renversant pêle-mêle les chaises et les fidèles. Les troupeaux qui circulent, célébrés par Boileau, menés dans les voies étroites par un seul ou deux conducteurs au plus, sont une cause permanente d’accidents. Des groupes mornes de quatre ou cinq bœufs attendent, aux portes des boucheries, l’heure d’être égorgés 416 ». Boileau a effectivement immortalisé l’encombrement de la circulation parisienne dans sa VIe satire, Les embarras de Paris : « Et pour surcroist de maux, un sort malencontreux Conduit en cet endroit un grand troupeau de bœufs. Chacun prétend passer, l'un mugit, l'autre jure. Des mulets en sonnant augmentent le murmure ». Mercier est prolixe dans ses descriptions : « Quoi de plus révoltant et de plus dégoûtant que d’égorger les bestiaux et de les dépecer publiquement ? On marche dans le sang caillé. Il y a des boucheries où l’on fait passer le bœuf sous l’étalage des viandes : l’animal voit, flaire, recule ; on le tire, on l’entraîne ; il mugit, les chiens lui mordent les pieds, tandis que les conducteurs l’assomment pour le faire entrer au lieu fatal… Quelquefois le bœuf, étourdi du coup et non terrassé, brise ses liens, et furieux, s’échappe de l’antre du trépas ; il fuit ses bourreaux, et frappe tous ceux qu’il rencontre, comme les ministres ou les complices de sa mort ; il répand la terreur, et l’on fuit devant l’animal qui la veille était venu à la boucherie d’un pas docile et lent. Des femmes, des enfants qui se trouvent sur son passage, sont blessés ; les bouchers qui courent après la victime échappée, sont aussi dangereux dans leur course brutale que l’animal que guident la douleur et la rage 417 ». Le problème des « rivières de sang » dans les rues soulève des questions morales mais aussi sanitaires. « Le ruisseau, le pavé et la boue gardent une teinte rouge plus vive le jeudi et le vendredi, jours de grand massacre. « Tandis que le sang ruisselle à grands flots de la cour où l’on tue, les garçons de l’échaudoir, occuper à le faire descendre, font souvent craindre aux passants les éclaboussures les plus désagréables », ou laissent aux bourgeois, qui redoutent l’infection, le soin d’en débarrasser la rue. Le pacifique promeneur, au sortir des boucheries, paraît un assassin. « Rue des Vieux Augustins, les pavés sont en quelque sorte vernissés par le sang ». En vain les inspecteurs ont mission d’empêcher dans le jour l’écoulement de ces fleuves sinistres et d’en faire la nuit laver et disparaître les traces. Le sang doit être en principe porté dans des voiries suburbaines418. Mais toutes les défenses sont inutiles tant 414 Louis-Sébastien MERCIER, op. cit., tome I, p 112. 415 Marcel REINHARD, op. cit., p 58. 416 Marc CHASSAIGNE, op. cit., p 354. 417 Cité par Alfred FIERRO, Histoire et dictionnaire de Paris, Robert Laffont, 1996, p 661. 418 Nicolas DELAMARE, Traité de la police, tome I, p 572. 87 qu’on ne se décide pas à rejeter les abattoirs hors Paris 419 ». Dans les années 1780, Louis Sébastien Mercier regrette que Paris n’ait pas encore réussi à « placer les tueries hors de la ville, ainsi que cela se pratique à Strasbourg, et dans plusieurs villes du royaume ». Outre les embarras fréquents causés par les bœufs, il estime qu’il « serait d’une sage police de prescrire aux bouchers la manière tout à la fois la plus sûre et la plus prompte de tuer les animaux. Il n’est ni bon ni sage d’égorger l’agneau sous les yeux de l’enfance, de faire couler le sang des animaux dans les rues. Ces ruisseaux ensanglantés affectent le moral de l’homme, ainsi que le physique : il s’en exhale une double corruption. Qui sait si tel homme n’est pas devenu assassin en traversant ces rues et en revenant chez lui les semelles rouges de sang ? Il avait entendu les gémissements des animaux qu’on égorge vivants ; et peut-être dans la suite fut-il moins sensible aux cris étouffés de celui qu’il avait frappé 420 ». Mercier propose même une réglementation qui annonce la loi Grammont de 1850 (qui réprime les mauvais traitements publics des animaux domestiques) : « On devrait bien établir une amende sur les bouchers ou rôtisseurs qui égorgeraient des animaux en public, ou qui offriraient un spectacle de sang autour de leurs demeures. Cet impôt est dicté par la nature elle-même qui abhorre le sang, et qui, si elle est malheureusement forcée d’être barbare, devrait faire tous ses efforts pour pouvoir au moins se le cacher à elle-même421 ». Le projet de fermer toutes les tueries particulières, c’est-à-dire chaque échaudoir, chaque lieu d’abattage lié à un étal de boucherie, et de rassembler toutes les tueries dans quelques espaces clos, clairement délimités et si possible hors du centre-ville, est déjà évoqué dans des textes du XVIe siècle, le plus souvent pour des raisons sanitaires. Dans son célèbre Traité de la police, Nicolas Delamare évoque un arrêt du Conseil du 4 février 1567 qui charge les officiers de police de reléguer les tueries hors des villes, sur un emplacement réservé, si possible près de l’eau 422. Delamare donne alors son commentaire désabusé : « Plusieurs villes ont suivi ce règlement dans toutes ses dispositions, et s’en trouvent parfaitement bien. Il aurait été à souhaiter que l’on eût pu en faire autant à Paris ; mais la grande étendue de la ville ne l’a pas pu permettre : l’on a souvent tenté les moyens d’éloigner de son centre les tueries de bestiaux, et de les transférer aux extrémités. Plusieurs arrêts, tant du Conseil que du Parlement l’ont ainsi ordonné en différents temps 423 ». Mais la corporation des bouchers a toujours été assez puissante pour résister aux ordres de transfert des tueries hors du centre de la capitale et pour conserver le droit d’abattre le bétail dans Paris 424. Les échecs successifs de la période moderne pour créer des abattoirs à la périphérie de Paris ont été bien étudiés par Reynald Abad425. Le problème n’est donc pas nouveau, comme le souligne Hubert Bourgin : «Dès le XVIe siècle, des projets de règlements avaient été formés pour reléguer les tueries hors des 419 Marc CHASSAIGNE, op. cit., p 354. 420 Louis-Sébastien MERCIER, Tableau de Paris, 1782-1788, Mercure de France, 1994, tome II, p 718. 421 Ibid., tome II, p 720. 422 Nicolas DELAMARE, Traité de la police, 1722, tome I, p 586. 423 Ibid. 424 Alfred DES CILLEULS cite un mandement royal du 21 février 1760, un arrêt du conseil du 12 juillet 1760 et des lettres-patentes du 7 janvier 1763. Alfred DES CILLEULS, Histoire de l’administration parisienne au XIXe siècle : tome I (1800-1830), H. Champion, 1900, p 137. 425 Reynald ABAD, « Les tueries à Paris sous l’Ancien Régime ou pourquoi la capitale n’a pas été dotée d’abattoirs aux XVII e et XVIIIe siècles », Histoire, Economie et Société, 1998, n°4, pp 649-676. 88 villes, sur un emplacement réservé. Un arrêt du Conseil du 4 février 1567 charge les officiers de police de prendre cette mesure426 ». A la fin du XVIIIe siècle, illustrant le souci hygiéniste des Lumières, Lavoisier a rédigé un projet pour regrouper les tueries en banlieue, qui resta sans application, comme tous les précédents427. Breteuil a également proposé de nombreux projets pour reléguer au loin les établissements insalubres, « selon les conclusions d’une commission de l’Académie des sciences, en 1778, Bailly étant rapporteur 428 ». Au début de la Révolution, un citoyen fait resurgir, sans plus de succès, un projet de Dobilly, soumis à la faculté de médecine en 1786, qui propose « l’établissement de tueries hors Paris, l’une à Chaillot, et l’autre sur la Bièvre 429 ». Comme le note Marcel Reinhard, « le transfert des abattoirs hors de la ville était l’un des soucis de l’opinion, non pas de la masse. Bailly s’en était préoccupé dès 1788, mais les cahiers de doléances ne s’y attardèrent guère 430». Pour Marc Chassaigne, « le projet, sans cesse agité, n’est pas adopté à cause des mauvaises raisons des intéressés qui sont riches, et surtout parce que l’administration craint que le public ne proteste contre la hausse des prix, reconnue indispensable pour subvenir aux frais des constructions étendues d’abattoirs collectifs. La perception des droits serait aussi sans doute moins aisée. Mais quant au motif qu’on tire de la gêne devant résulter de la réforme pour la circulation, il est charitable de n’y pas insister. C’est seulement en 1805 que Paris, ville pitoyable aux bêtes, cessa d’être ensanglantée comme un temple païen 431 ». Nous verrons que c’est effectivement Napoléon Ier en 1807-1810 qui supprimera les tueries particulières attenantes aux boutiques et créera cinq abattoirs publics à Paris, qui commenceront à fonctionner en 1818. Citons une anecdote médiévale qui illustre la difficulté pour les autorités de se faire obéir par les bouchers, notamment en ce qui concerne l’hygiène et la salubrité publique. « La paix corporative du XVe siècle permet de faire front contre les autorités, voire de résister, et au besoin plus que par le passé, aux exigences du pouvoir royal lui-même. Ainsi, à Paris, ne faut-il pas quarante ans (de 1472 à 151O) aux officiers royaux de la Cour du Trésor pour se faire obéir des bouchers de Notre-Dame-des-Champs au sujet de l'hygiène de leur quartier432? ». Terminons avec un passage de la thèse de Droit de Françoise Guilbert, qui aborde les deux points précédents, à savoir la mauvaise réputation des bouchers et leur formidable capacité de résistance face aux décisions prises par les autorités, pour le bien public, notamment dans un souci d’hygiène. « L'usage d'abattre au domicile des bouchers, près de leurs étaux, s'introduisit peu à peu et devint général, malgré les efforts des prévôts des marchands et des échevins qui tentèrent vainement, au XVIIe (puis au siècle suivant), de faire établir des tueries communes aux extrémités des faubourgs. Une translation des tueries proches des monastères du faubourg Saint-Jacques et de l'Abbaye du Val de Grâce, fut décidée par le Parlement. Mais, bien qu'en grande partie financée par Anne d'Autriche, 426 Hubert BOURGIN, op. cit., p 48. 427 LANZAC DE LABORIE, Paris sous Napoléon, tome 5 : Assistance et Bienfaisance, Approvisionnement, Plon, 1908, p 313. 428 Hubert BOURGIN, op. cit., p 49. 429 Réflexions adressées aux Etats généraux par un habitant de la ville de Paris. Hubert BOURGIN, op. cit., p 48. 430 Marcel REINHARD, op. cit., p 58. 431 Marc CHASSAIGNE, op. cit., p 355. 432 Emile COORNAERT, op. cit., p 104. 89 l'opération se réalisa avec difficulté et Delamare rapporte que «les bouchers eurent peine à obéir, ce qui donna lieu à un troisième arrêt en septembre de la même année. Celui-ci fut exécuté433 ». Cependant, les efforts du voisinage incommodé se heurtaient toujours à la crainte de voir le couteau des bouchers se retourner contre lui et l'on peut lire dans les objections qui s'opposèrent au déplacement de tueries en 1691, l'état d'esprit d'une population menacée par ceux qui la déchargeaient du crime alimentaire : « Chaque boucher a quatre garçons au moins ; plusieurs en ont six : ce sont tous gens violents et indisciplinables, qui ont bien de la peine à se supporter les uns les autres, et les maîtres encore plus à les tranquilliser et les ranger à leur devoir. Or, il pourrait être dangereux de les mettre en état de se pouvoir compter ; et que s'ils se voyaient onze ou douze cents en deux ou quatre endroits, il serait difficile de les contenir, et encore plus difficile de les empêcher de s'assommer entre eux : l'on pourrait même appréhender que cette fureur, qui leur est si naturelle, ne s'étendît et ne se portât plus loin ; et de cet inconvénient seul, après les exemples du passé, a toujours mérité et méritera dans tous les temps beaucoup de réflexion434 ». Le souvenir de la participation des bouchers à l’insurrection cabochienne de 1413 ou aux violences religieuses iconoclastes et ligueuses du XVIe siècle – dont nous avons déjà parlé – semble donc avoir marqué profondément et durablement les esprits parisiens. e) Les rôtisseurs de Paris sont des concurrents non-négligeables L’une des professions contre laquelle les bouchers vont devoir se battre à de multiples reprises, notamment au XVIIe siècle, est celle de rôtisseur. Présentons donc ce métier avant de voir les luttes des bouchers pour défendre leur activité. Au XIIIe siècle, on ne parle pas de rôtisseurs mais plutôt de cuisiniers. Ils « étaient établis pour vendre au peuple des viandes communes et de bas prix, qu’ils préparaient de diverses manières, soit bouillies, soit rôties. On les appelait Cuisiniers, du mot cuisine, employé dans le sens de viande accommodée, et aussi Oyers, parce que les oies étaient les volailles dont le peuple faisait la plus grande consommation. Les étaux des Cuisiniers marchands d’oies, ouverts dans un quartier voisin des Halles, ont donné leur nom à la rue aux Oues, transformé aujourd’hui, par une erreur grossière, en rue aux Ours 435 ». Pour être cuisinier au XIIIe siècle, il fallait « savoir préparer convenablement toutes sortes de viandes et avoir fait deux ans d’apprentissage ». Pour prendre un apprenti, « le Maître versait une somme de dix sous, dont six revenaient au Roi et quatre aux Maîtres du métier. Il dressait par écrit les conventions, en présence de plusieurs témoins, et s’engageait à respecter le terme de l’apprentissage. Les valets ne pouvaient résilier leur contrat de louage qu’avec l’assentiment de leur Maître. Quand un Maître essayait de détourner les valets d’un autre, il était condamné à une amende de dix sous. Les précautions prises pour les approvisionnements chez les Regrattiers – que nous verrons ensuite – sont renouvelées chez les Cuisiniers ; même défense d’al ler à la rencontre des marchands forains ou de s’associer avec eux ; même obligation de se fournir aux Halles, ou dans les champs qui s’étendent entre 433 Nicolas DELAMARE, Traité de la police, tome II, p 1267. 434 Docteur H. BAYARD, « Mémoire sur la topographie médicale des Xe, XIe, XIIe arrondissements de la ville de Paris », Annales d’Hygiène Publique et de Médecine Légale , 1844, tome XXXII, p 252. Cité par Françoise GUILBERT, Le pouvoir sanitaire : Essai sur la normalisation hygiénique, Thèse de Droit, 1992, p 71. René de LESPINASSE et François BONNARDOT, Les métiers et corporations de la Ville de Paris (XIIIe) : le livre des métiers d’Etienne Boileau , Imprimerie Nationale, 1879, p XXXIII. 435 90 le pont du Roule et le pont de Chaillot jusqu’aux faubourgs de Paris, ou du côté de SaintHonoré et du Louvre436 ». Pour René de Lespinasse, « les prescriptions relatives à la qualité des viandes méritent d’être citées : Nul ne doit cuire ou rôtir des oies, du bœuf, du mouton, du veau, de l’agneau, du chevreau ou du cochon, si ces viandes ne sont pas loyales et de bonne moelle. Nul ne doit garder plus de trois jours des viandes cuites, qui ne sont pas salées. On ne doit faire des saucisses qu’avec de bonne chair de porc. Quant au boudin de sang, que personne ne puisse en vendre, « car c’est périlleuse viande ». Tout morceau méritant un de ces reproches était jeté au feu, condamné à « ardoir », et le cuisinier payait dix sous d’amende ». « Il y avait encore une amende de cinq sous pour celui qui blâmait la viande d’un autre quand elle était réellement bonne, et pour celui qui, voyant un consommateur s’approcher de la fenêtre d’un cuisinier, cherchait à l’attirer à la sienne, avant qu’il s’en fût éloigné de luimême. Ces petites chicanes montrent l’esprit étroit des règlements ; mais, si l’on réfléchit qu’ils étaient l’œuvre des ouvriers eux-mêmes, et que l’ouvrier, éminemment pratique, ne voit que les détails, peut-être les trouvera-t-on réellement utiles ». René de Lespinasse termine sa présentation des cuisiniers au XIIIe siècle en évoquant leur caisse de secours. Un article dit que, « sur la portion des amendes allouées aux Jurés, il en sera prélevé un tiers pour former un fonds destiné à soutenir les vieillards tombés dans l’indigence, par infirmité d’âge ou par suite de mauvaises affaires. C’est une institution digne, à tous égards, des meilleurs temps de la civilisation437 ». Une question, sans réponse pour l’instant, se pose : les bouchers disposaient-ils eux aussi d’une caisse de secours au Moyen Age ? Pour l’époque moderne, Marc Chassaigne note que « les agneaux et chevreaux et les cochons de lait sont avec les volailles du ressort des rôtisseurs oyers. « Ces jeunes bestiaux sont, par rapport à la nature, plus délicats que les grosses viandes et d’un goût plus exquis », affirme, en se léchant les lèvres, le commissaire Delamare438, et le fait est qu’il n’est point pour le Parisien de réjouissance véritable si sa broche demeure inactive sur un foyer sans joie. Les veilles de Saint-Martin, des Rois et du Mardi Gras, le peuple vend ses chemises pour acheter une oie à la Vallée439 ». Depuis 1679, le marché à la volaille et au gibier se tenait sur le quai de la Mégisserie : il portait le nom de « Vallée de misère », sans doute à cause des cris poussés par les animaux qu’on y égorgeait 440. « Un commissaire particulier a souci des volailles. Volailles et gibier, comme le beurre et les œufs, ne se peuvent vendre aussi qu’en plein marché. Les rôtisseurs, les pâtissiers et les traiteurs, même jurés de leur communauté, n’ont le droit d’enlever aucune marchandise de volaille de dessus le carreau de la halle que passé 8 heures du matin en hiver et 7 heures en été le mercredi et le samedi, qu’après 5 heures les autres jours 441. Les traiteurs au besoin sont contraints de lotir entre eux les marchandises exposées. Les hôteliers et cabaretiers ne peuvent acheter, les jours de marché, aucune denrée, gibier, œufs ni poisson, avant 8 heures du matin 436 Ibid., p XXXIV. Les statuts des cuisiniers sont sous le titre LXIX, p 145. 437 Ibid., p XXXIV. 438 Nicolas DELAMARE, Traité de la police, tome II, p 704. 439 Louis-Sébastien MERCIER, Tableau de Paris, tome IV, p 164. Repris par Marc CHASSAIGNE, op. cit., p 356-357. 440 Bertrand LEMOINE, Les Halles de Paris, L’Equerre, 1980, p 44. 441 Nicolas DELAMARE, op. cit., tome II, p 758 et 792. 91 de Pâques au 1er octobre et 9 heures en hiver442». « Les 24 vendeurs de volaille, gibier, œufs, beurre et fromage, cochons de lait, agneaux et chevreuils vifs, institués par l’édit de mars 1673, sont les premiers d’une longue lignée et le précédent dont s’autorisa le roi pour ses créations ultérieures. Le nombre des offices passe dès l’année suivante à 40. En 1696, une multiplication imprévue les dédouble en cent charges de jurés-vendeurs de volaille et cent charges de jurés-vendeurs d’œufs, beurre et fromage, qui sont supprimés, faute d’amateurs, en 1698, et les droits afférents réunis à la Ferme443. L’ordonnance du Châtelet du 30 avril 1700 défend de se servir de facteurs pour la vente des volailles, du beurre et des œufs. En 1702, reparaissent avec le déficit 50 contrôleurs et courtiers des marchandises de volaille, lait, beurre et fromages, puis 20 offices de contrôleurs en avril 1705. L’année précédente a vu naître dans la loi cent commissaires inspecteurs des halles et marchés de Paris. La paix soulage heureusement le commerce accablé444 ». « Les marchandises défectueuses demeurent passibles de saisie, et, selon l’usage, celles qui n’ont pas été vendues ne se peuvent remporter. Il est défendu de prolonger la vente après deux heures du soir les jours de marché et passé dix heures du matin le reste de la semaine. Le marché de la Vallée, sollicité par les uns, repoussé par les riverains, tiraillé entre les revendications et les plaintes, subit des transferts successifs, passant du quai de la Mégisserie au quai des Augustins445 ». f) Les luttes pour défendre le monopole L’administration parisienne est le meilleur défenseur du métier en « soutenant le monopole corporatif par d’incessantes mesures, complexes et diverses (…) : tels sont les actes administratifs ou les arrêts de justice rendus en faveur des bouchers réguliers contre les rôtisseurs (1648), les regratiers (1667), les étaliers acheteurs de bétail (1667), les rôtisseurs et pâtissiers (1675), les vendeurs de viande dépecée (1676)446». Ainsi, c’est le monopole corporatif et le métier régulier de la boucherie que le prévôt de Paris défend contre les rôtisseurs, en 1648, quand il dit «que les dits jurés rôtisseurs sont maintenus et gardés en la possession du droit de visite sur la volaille, gibiers, agneaux et chevreaux, tant sur les maîtres de leur communauté que marchands forains qui les apporteront aux places publiques ; et défenses leur sont faites de tuer, habiller et préparer aucuns veaux et moutons dans leurs boutiques, ni vendre lesdites chairs qu’ils ne les aient achetées aux étaux et boutiques desdits marchands bouchers ; même vendre aucunes viandes crues de veau, mouton et porc les jours ouvrables, mais seulement les jours de fête et dimanches auxquels les boucheries ne sont pas ouvertes447 ». Les bouchers parisiens ont déjà perdu le contrôle du débit du porc en 1513 à la faveur des charcutiers ; ils n’ont pas recommencé la même erreur 442 Marc CHASSAIGNE, op. cit., p 357. 443 Nicolas DELAMARE, op. cit., tome II, p 826. 444 Marc CHASSAIGNE, op. cit., p 357. 445 Ibid., pp 357-358. 446 Hubert BOURGIN, L’industrie de la boucherie à Paris pendant la Révolution , 1911, p 19. Sentence du 1er avril 1648 portant règlement entre la communauté des marchands bouchers de la ville et faubourgs de Paris et la communauté des maîtres rôtisseurs de ladite ville. AN, AD XI 13 : Police des boucheries, folio 180. 447 92 en 1648 face aux rôtisseurs, « qui avaient le monopole de la cuisson et de la vente des volailles, gibiers à poil et à plumes, chevreaux et agneaux448 ». Avant l’apparition de la communauté des charcutiers en 1476, seules « deux corporations s’occupaient du débit de la viande » à Paris : les poulaillers pour la volaille et les bouchers pour la viande de bœuf et de mouton. Les bouchers parisiens vendent encore du porc à la fin du XVe siècle. Gustave Fagniez précise que « dans les villes où l’on mangeait la chair du bouc et de la chèvre, elle était généralement considérée comme viande de boucherie. C’était surtout lorsqu’ils étaient à la mamelle que ces animaux servaient à l’alimentation. A Paris, le chevreau ne faisait pas partie du commerce du boucher, mais du poulailler449 ». Etienne Martin-Saint-Léon indique en effet que « les poulaillers ne vendaient pas seulement la volaille et la sauvagerie (gibier), mais encore diverses autres denrées comestibles, « toute manière de regraterie ». Ils tenaient leur marché derrière le Châtelet, à la porte de Paris, comme les bouchers450 ». Au XIIIe siècle, « la communauté des marchands appelés Regrattiers était fort considérable ; elle comprenait les revendeurs de vivres et de comestibles tels que : pain, sel, poisson de mer, œufs et fromage s, volailles et gibier ; puis toutes les denrées que l’on vendait à la livre et qu’on appelait, pour cette raison, des avoirs-de-poids (pommes, raisins, ail, oignon, échalote, figues, dattes, herbes potagères (égrun) et quelques épices : poivre, cumin, cannelle, réglisse, cire en pain)451 ». René de Lespinasse confirme qu’au XIII e siècle « les marchands de volailles, dits Poulaillers, n’étaient qu’une fraction du nombreux métier des Regrattiers. L’achat de leur métier leur donnait droit à la vente de toutes « regratteries » à la condition de payer l’impôt affecté à chaque espèce. Pour les volailles seules, ils payaient quatre deniers de coutume à la Saint-Denis. Les règlements de police pour l’approvisionnement étaient les mêmes. Afin d’éviter autant que possible la vente des viandes de mauvaise nature, on interdisait aux Poulaillers le colportage, et l’on assignait, comme seuls endroits de vente, le marché de la porte Saint-Denis et de la rue Notre-Dame pour tous les jours, le marché des Halles de Champeaux pour le samedi452». Sans indiquer de cadre chronologique, François Olivier-Martin précise que les poulaillers « vendaient de la volaille, du gibier et des petits animaux (chevreaux, cochons de lait) ». Les jurés-vendeurs de volailles se séparèrent des poulaillers « pour servir d’intermédiaire entre les marchands forains, qui apportaient aux Halles les volailles ramassées dans la campagne, et, d’autre part, les regrattiers, rôtisseurs et particuliers qui venaient s’approvisionner aux Halles. Leur ministère n’était d’ailleurs pas obligatoire. Mais en tant qu’officiers-jurés, ils avaient l’inspection générale des denrées apportées par les forains 453». A l’origine, la corporation des charcutiers, apparue à Paris en 1476, n’avait le droit de vendre que de la viande cuite. Les statuts des charcutiers du 17 janvier 1476 « établissent l’obligation de faire le chef-d’œuvre et de payer 20 sols parisis (10 au roi, 5 à la confrérie, 5 448 « Les rôtisseurs, qui pouvaient aussi vendre d’autres viandes rôties, sans monopole, émirent la prétention d’acheter des veaux et des moutons vivants pour leur commerce. Mais une sentence du prévôt de Paris de 1648 leur donna tort et les statuts définitifs des bouchers obligent les rôtisseurs à recourir à eux pour la chair de veau et de mouton qu’ils rôtissaient. » François OLIVIER-MARTIN, L’organisation corporative de la France d’ancien régime , Librairie du recueil Sirey, 1938, p 172. Gustave FAGNIEZ, Etudes sur l’industrie et la classe industrielle à Paris au XIII e et XIVe siècle, 1877, p 185. 449 450 Etienne MARTIN SAINT-LEON, op. cit., p 198. 451 René de LESPINASSE et François BONNARDOT, op. cit., p XXXI. 452 Ibid., p XXXV. Les statuts des poulaillers sont sous le titre LXX, p 147. 453 François OLIVIER-MARTIN, op. cit., p 454. 93 aux jurés) pour être reçu à la maîtrise (article 3). Les charcutiers ne purent vendre aucuns fruits, choux, navets, beurres, harengs, ni marée (article 5), ni chair cuite qui ne fût « digne d’entrer en corps humain », ce à peine d’amende arbitraire (article 8). Ces statuts rencontrèrent une vive opposition de la part de nombre de charcutiers au dire desquels sept ou huit maîtres seulement (Oudin Bonnart, Yvonnet Alot et quelques autres) auraient sollicité la nouvelle réglementation ; une sentence de police du 25 septembre 1477 donna satisfaction à ces plaintes en élargissant les dispositions des statuts et en maintenant à tous les charcutiers qui exerçaient cette profession avant 1475 le droit de passer maîtres moyennant 10 sous et sans chef-d’œuvre. Les charcutiers ne furent toutefois définitivement affranchis de la domination des bouchers que par lettres patentes de juillet 1513 ; ces lettres leur permirent d’acheter et d’enlever les porcs nécessaires à l’exercice de leur métier sans payer de redevance aux bouchers454 ». A la fin du XVe siècle, « les premiers charcutiers étaient obligés d’acheter les porcs qu’ils accommodaient aux maîtres bouchers, qui avaient le privilège exclusif d’abattre les animaux. En 1513, leur communauté se plaignit au roi de l’obligation où ils étaient, de par leurs statuts, d’acheter leur chair aux bouchers « qui les leur survendent et vendent à leur mot et plaisir », de telle sorte que, bien qu’ils vendent eux-mêmes à « si petit profit que possible », le pauvre menu peuple en est lésé. Le roi écouta ces bons apôtres et cassa les articles qui subordonnaient les charcutiers aux bouchers ; ils purent désormais acheter et tuer eux-mêmes leurs porcs, sauf à les faire visiter et « languyer » comme de coutume455. La séparation des deux métiers, favorables aux progrès techniques, ne fut pas réalisée partout aussi nettement. A Nevers par exemple, les bouchers ont réussi à limiter à 10 le nombre des charcutiers et ont gardé jusqu’à la fin le droit de tuer les porcs et d’en vendre la viande 456 ». Ainsi, les bouchers parisiens souffrent à partir de juillet 1513 de la concurrence des charcutiers pour le commerce des porcs vivants. Les privilèges des charcutiers ont été confirmés en juillet 1572, en mai 1604, en mai 1611457. « Enfin, ils obtinrent le 24 octobre 1705, au détriment des bouchers, le droit exclusif de vendre la viande de porc, soit crue, soit cuite458 ». La longue rivalité entre bouchers et charcutiers, qui se poursuit jusqu’au XX e siècle (à travers le maintien de deux confédérations concurrentes), n’est sans doute pas spécifique à Paris, mais ce type de lutte n’existe pas à Caen au XVIII e siècle par exemple. Dans sa thèse, Jean-Claude Perrot montre que les bouchers caennais sont en lutte contre les épiciers en 1780, alors que les charcutiers rejoignent la corporation des bouchers en 1779 – fait impensable à Paris. Par contre, la volonté farouche de maintenir « l’individualité » du métier est une similitude entre Caen et la capitale459. Outre le problème du regrat et des forains que nous évoquerons plus loin, le dernier métier du monde de la viande qui aurait pu gêner l’activité des bouchers est la triperie. Au XVIIIe siècle, si l’on suit Nicolas Delamare, la triperie était un métier libre et surtout féminin : 454 Etienne MARTIN SAINT-LEON, op. cit., p 457. 455 Lettres de Louis XII du 18 juillet 1513. Langueyer consiste à examiner la langue d’un porc pour voir s’il est ladre (malade). 456 François OLIVIER-MARTIN, op. cit., pp 171-172. 457 Etienne MARTIN SAINT-LEON, op. cit., p 457. 458 Alfred FIERRO, op. cit., p 722. 459 « Certains métiers étaient suffisamment lourds pour garder leur individualité : la boulangerie, la boucherie ». Jean-Claude PERROT, Genèse d’une ville moderne : Caen au XVIIIe siècle, Thèse, Paris I, 1973, EHESS, 1999, tome II, p 328. 94 « Il y a six familles qui ne sont occupées qu’à cet emploi ; ce nombre n’est point fixe, c’est un métier qui est libre ; mais de temps immémorial elles n’ont pas été davantage. Toutes ces familles logent à la vieille place aux veaux ; elles n’ont aucune société entre elles, chacune fait pour soi : cependant elles ont un lieu commun pour leur travail, la cuisson et l’apprêt de leurs marchandises. Ceux qui composent ces familles, maris, femmes, enfants et domestiques sont ensuite occupés pendant le jour à vider, laver et nettoyer dans la rivière, le long du quai de Gesvres, toutes ces issues et ces intestins, et pendant la nuit à les faire cuire. Tous les matins, à la pointe du jour, ils les exposent en vente dans de grandes mannes d’osier, audevant de leurs portes. Les particuliers peuvent y en aller acheter pour leur usage ; mais cela arrive rarement, et presque le tout est enlevé par un certain nombre de femmes, qui les emportent dans de grands bassins de cuivre jaune, et les exposent en vente au peuple aux coins des rues. Il n’y a presque aucun carrefour à Paris où il ne se trouve l’une de ces femmes ; et c’est une grande fort commod ité pour les pauvres gens. Ces mêmes femmes peuvent aussi les acheter crues des bouchers mêmes, et ainsi les avoir de la première main, et à meilleur marché ; mais comme elles n’ont pas toutes les commodités nécessaires pour les apprêter et les faire cuire, elles les donnent à préparer et à cuire à l’une ou à l’autre de ces familles destinées à cet emploi460 ». Pour Etienne Martin Saint-Léon, « les tripiers existaient en fait, mais ne formaient pas une communauté ; ils devaient obtenir une licence du prévôt. Le 28 mai 1738, une ordonnance du prévôt en réduit le nombre à douze, sous le prétexte que ces tripiers « se sont multipliés, encombrant non plus seulement l’arcade du quai de Gesvres, mais la vieille place aux Veaux et les alentours, obstruant ainsi la circulation, ce dont les bouchers se plaignent461 ». L’influence des bouchers auprès des autorités locales semble donc être suffisamment importante pour rapidement maîtriser cette éventuelle nouvelle concurrence des tripiers462. Concernant la commercialisation des suifs, matière première importante sous l’Ancien Régime pour les chandeliers, les autorités sont rapidement intervenues pour empêcher les éventuelles tentatives d’accaparement. « Les bouchers sont tenus de vendre le jeudi au marché, pour prévenir les monopoles redoutés, tout le suif de leur fabrication, fondu en pains demi-sphériques. La vente se fait par échantillons, au prix courant. Le suif de place est le meilleur. Il est interdit d’y mettre du sel qui ferait pétiller les chandelles 463. Au besoin la denrée est taxée, ce qui eut lieu en 1668 après l’établissement des lanternes 464 ». Au XIIIe siècle déjà, « la fabrication et la vente des chandelles était l’objet d’une surveillance scrupuleuse de la part des quatre Jurés du métier. La fraude se faisait surtout par le mélange de mauvaises graisses avec le suif, on défendait tous rapports entre Chandeliers et Regrattiers, parce que ceux-ci cherchaient à utiliser leurs résidus dans la fabrication des chandelles. L’amende de cinq sous et la perte des objets falsifiés était rigoureusement appliquée 465 ». 460 Nicolas DELAMARE, Traité de la Police, 1705, tome II, pp 1300-1301. 461 Etienne MARTIN SAINT-LEON, op. cit., p 457. 462 Pour de plus amples renseignements sur la triperie parisienne, on peut se reporter à Jean VIDALENC, « Une industrie alimentaire à Paris au XVIIIe siècle : la préparation et la vente des tripes et abats », Paris et Ile-deFrance, Mémoires, tome 1, 1949, pp 279-295. 463 Nicolas DELAMARE, Traité de la police, tome II, p 640. 464 Marc CHASSAIGNE, op. cit., p 355. 465 René de LESPINASSE et François BONNARDOT, op cit., p XXXVII. Les statuts des chandeliers sont sous le titre LXIV, p 132. 95 Protéger son monopole c’est lutter contre les métiers voisins (charcutiers, poulaillers, rôtisseurs, tripiers) qui voudraient s’arroger une partie de l’activité du boucher, mais c’est aussi tout simplement empêcher l’installation de nouveaux concurrents. Le dénombrement des étaux en activité dans Paris est une activité importante pour la communauté car le syndic peut ensuite faire valoir aux autorités publiques que la limitation officielle n’est pas respectée, ce qui explique à leurs yeux l’augmentation du prix des denrées (à cause de l’accaparement des bestiaux au détriment des autres bouchers) et la mauvaise qualité de certaines viandes débitées par les étaux surnuméraires (car les inspections de la communauté n’y sont pas menées). Combien avons-nous d’étaux à Paris au XVIII e siècle466? En 1722, il y a 48 boucheries et 307 étaux à Paris467. Les plus fortes concentrations sont la Grande Boucherie près du Châtelet (29 étaux), la boucherie de Beauvais, rue SaintHonoré (28 étaux) et la boucherie du faubourg Saint-Germain, concédée à l'abbé de SaintGermain-des-Prés en 1370 (22 étaux)468. La rue Saint-Martin, près de Saint-Nicolas-desChamps, compte 21 étaux. « Plus tard des boucheries couvertes se trouvent au Marché Neuf469 ». Certains étaux appartiennent à des couvents depuis 1360 : outre l’abbaye de SaintGermain-des-Prés qui possède 22 étaux, l’abbaye de Sainte-Geneviève en possède 14 et l’abbaye de Saint-Antoine deux 470. Alfred Fierro fait remonter à 1282 l’autorisation obtenue par les Templiers pour avoir deux étaux dans leur enclos et « en 1354, le prieur de Saint-Eloi fit installer des étaux dans la rue Saint-Paul471». Par ailleurs, au Moyen Age, les établissements religieux propriétaires de censives ou de rentes sur la Grande Boucherie de Paris étaient nombreux : l’abbaye de Montmartre (1153), l’église Saint-Etienne-du-Mont (1195), le prieuré de Saint-Martin-des-Champs (1207), l’abbaye de Saint-Antoine-desChamps (avant 1261), l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés (avant 1290), les chanoines de l’église Saint-Symphorien (1292), l’église Saint-Jean-de-Grève (avant 1315), le chapitre de Saint-Germain-l’Auxerrois (1357), le couvent de Saint-Lazare (1365), la chapelle Saint-Yves (1371), le couvent de Sainte-Claire à Saint-Marcel-les-Prés (1383), le prieuré de Saint-Eloi (avant 1421), le couvent de Saint-Magloire (avant 1421), l’évêché de Paris (avant 1447), le couvent des Chartreux (vers 1550), l’église de l’Hôpital de Saint-Esprit (avant 1632) et l’église Saint-Jacques-de-la-Boucherie (1637) 472. Puisque nous évoquons le cas particulier des étaux de boucheries appartenant à des établissements religieux, il faut rappeler que dans certaines villes, les bouchers étaient très bien intégrés dans le système féodal médiéval, comme l’explique Emile Coornaert. « De même que l'exercice individuel de telle ou telle profession peut être octroyé par des seigneurs (...), il arrive que des communautés d'artisans ou les droits qui en proviennent soient tenus en véritables fiefs. (...) A Soissons, à Toulouse, les étaux des bouchers sont inféodés à titre héréditaire. Mieux: les corporations deviennent elles-mêmes personnes féodales. Citons, à 466 Avec sa précision habituelle, Hubert Bourgin donne la localisation des principaux étaux de boucherie de Paris en 1722, en 1760, en 1779 et en 1789. Hubert BOURGIN, op. cit., pp 90-92 et pp 101-104. 467 Nicolas DELAMARE, Traité de la police, tome II, p 366. 468 Etienne MARTIN SAINT-LEON, op. cit., p 456. 469 Marc CHASSAIGNE, op. cit., p 351. Eugène D’AURIAC, Essai historique sur la boucherie de Paris (XII-XIXe), Dentu éditeur, Librairie de la Société des gens de lettres, 1861, p 79. 470 471 Alfred FIERRO, op. cit., p 722. 472 Joseph-Antoine DURBEC, op. cit., pp 97-101. 96 Bourges, « les bouchers du roi » prêtant chaque année foi et hommage pour leurs bancs et fournissant homme vivant et mourant qui les représente au service du seigneur-roi; pareillement, et encore au XVe siècle, à Orléans (...), la « voirie fieffée » des bouchers, reçue en « fief lige, foy et hommage473 ». La région parisienne n’échappe pas à cette réalité. « Nous avons vu, dès le XIe et surtout au XIIe, des seigneurs, clercs et laïques, confirmer ou fonder des communautés de travailleurs. Beaucoup d'évêques et d'abbés vivaient désormais en paix avec leurs artisans constitués en corps: ainsi, parmi d'autres, l'abbé de Saint-Denis 474 garantissait, en 1175, l'organisation de ses bouchers ». Revenons à l’estimation du nombre des étaux au XVIII e siècle. Eugène d’Auriac donne la liste détaillée des 307 étaux de Paris en 1710475, avec les emplacements précis, mais il ne donne pas de liste nominative en 1779 car il y a trop d’étaux 476. En tout cas, le lieutenant général de police a limité à 240 le nombre des maîtres477. Mais l’ Almanach de 1788 cite environ 250 bouchers478. Selon le bail général de mars 1789, sur les 394 étaux de Paris, 106 appartiennent à 52 bouchers et 38 sont vacants479. Marcel Reinhard évoque 368 étaux en 1789, « dont 62 ou 63 correspondaient à des boutiques, le reste se situant sur les marchés480 ». L’inflation des étaux est donc assez limitée au XVIII e siècle car on passe de 307 étaux en 1710-1722 à 356 étaux en activité en 1789481. Mais sans doute cette augmentation n’étaitelle pas du goût de la communauté, qui se bat pour limiter le plus possible l’ouverture de nouveaux étaux dans Paris pour éviter toute nouvelle concurrence482. D’ailleurs, les rivalités sont souvent âpres entre la communauté des bouchers et les institutions religieuses pour le contrôle de certains étaux de boucherie. Entre 1624 et 1638, un procès à rebondissements oppose la Grande Boucherie à l’abbesse de Montmartre au sujet du fief du Fort-aux-Dames 483. Ce long procès fut d’ailleurs très coûteux car « la Grande Boucherie a besoin de beaucoup d’argent pour défendre ses droits contre les prétentions de l’abbaye de Montmartre 484 ». Les bouchers obtinrent gain de cause car les religieuses de Montmartre ne pouvaient rien faire contre la coutume ancestrale qui veut que « tous les étaux de cette compagnie constituaient un patrimoine commun, qu’ils n’étaient concédés que pour un an en jouissance, aux membres de ladite compagnie, et que quoi qu’il arrivât, tout étal devenu vacant retombait immédiatement 473 Emile COORNAERT, op. cit., p 71. 474 Ibid., p 77. 475 D’Auriac s’est basé sur les informations fournies par Abraham DU PRADEL, Dictionnaire historique de la ville de Paris. 476 Eugène D’AURIAC, op. cit., p 77. 477 Alfred FRANKLIN, article « Bouchers », Dictionnaire historique des arts, métiers et professions exercés dans Paris depuis le XIIIe siècle, 1905-1906, Laffitte Reprints, 1975, p 93. 478 Marcel REINHARD, op. cit., p 58. 479 Baux généraux à boucheries : bail général du 24 mars 1789. AN, Y 9504. 480 Marcel REINHARD, op. cit., p 58. 481 Le dénombrement exact des étaux est rendu assez difficile à cause des contradictions des sources, comme le remarque fort justement Hubert BOURGIN, op. cit., pp 95-96. 482 Cette lutte de la corporation pour limiter « l’augmentation du nombre des établissements isolés de boucherie » est attestée par Hubert BOURGIN, op. cit., p 95. 483 484 Ce procès est raconté de façon très détaillée par Joseph-Antoine DURBEC, op. cit., pp 111-113. Pour le détail des opérations financières de cette coûteuse querelle, on peut se référer à Joseph-Antoine DURBEC, op. cit., p 103. 97 dans ce patrimoine commun485 ». En 1660, avec la mort de Claude Dauvergne, « dernier représentant mâle de l’une des familles constitutives de la Grande Boucherie », éclate un second procès, fort long également (1660-1686), qui fut le plus retentissant des procès que la corporation eût à soutenir486. Ce second procès est mené par Pichaut en faveur des marquises de Thiange et de Montespan, héritières en ligne féminine des d’Auvergne donc propriétaires d’un quart de la Grande Boucherie, car selon des lettres de brevet du 25 avril 1665 la seigneurie de la Grande Boucherie n’est pas du domaine royal mais appartient en réalité aux Dames de Montmartre. Finalement, un arrêt du conseil du roi du 31 décembre 1686 maintient les trois grandes familles (Thibert, Saint-Yon, Ladehors) dans la propriété, possession et jouissance des lieux487. g) La corporation après l’expérience de Turgot (1776) Après tous ces aspects quelque peu anecdotiques, mais néanmoins hauts en couleur, qu’est-il advenu de la communauté des bouchers de Paris en 1776 après l’expérience de libéralisation économique de Turgot ? Comme les autres corporations, la communauté a été supprimée en février 1776 et rétablie en août 1776488. C’est Hubert Bourgin qui est le plus clair sur la question : « L’édit de 1776, qui supprimait le monopole, avait pour objet l’intérêt des consommateurs, et, d’autre part, l’intérêt de la concurrence et de la liberté d’entreprise. Mais pour Turgot ces deux intérêts étaient liés : il y avait pour lui un rapport entre la consommation et l’activité industrielle 489 ». Pour Turgot, dans un cadre libéral, le nombre des marchands s’ajuste naturellement aux besoins de la consommation. Dans l’édit royal du 12 mars 1776, Turgot répond également à la thèse corporative de la compétence : « Nous ne serons point arrêtés dans cet acte de justice par la crainte qu’une foule d’artisans n’usent de la liberté rendue à tous pour exercer des métiers qu’ils ignorent, et que le public ne soit inondé d’ouvrages mal fabriqués ; la liberté n’a point produit ces fâcheux effets dans les lieux où elle est établie depuis longtemps ». Mais cette expérience libérale est rapidement remise en cause : un édit royal du 23 août 1776 rétablit les communautés. « Conformément à cet édit, les bouchers reçurent le renouvellement de leur statut corporatif dans les lettres patentes du 1er juin 1782. Monopole du métier et restriction de la liberté d’industrie, tels étaient les principes de ce statut 490. » Pour justifier une affirmation si tranchée, Hubert Bourgin cite trois articles des statuts de 1782 : 485 Ibid., p 113. 486 Le frère de Louis XIV intervient dans le procès en 1675 aux côtés des bouchers ! Sur les dessous de ce long procès, on lira avec profit Joseph-Antoine DURBEC, op. cit., pp 114-116. 487 Camille PAQUETTE, op. cit., p 33. 488 Pour le cadre général des débats sur la suppression des corporations en 1776, il faut absolument consulter Steven L. KAPLAN, La fin des corporations, Fayard, 2001, 740 p. Les notes du chapitre III apportent de précieuses mises au point bibliographiques et des commentaires des débats historiographiques en cours, notamment pp 630-631. 489 Hubert BOURGIN, op. cit., p 114. 490 Hubert BOURGIN, op. cit., p 115. 98 • L’article 4 (« les rôtisseurs, pâtissiers, traiteurs, hôteliers, aubergistes sont tenus d’acheter aux bouchers et ne doivent vendre la viande que cuite »), qui illustre le monopole des bouchers. • Les articles 6 (« il est défendu aux bouchers de débiter de la viande ailleurs que dans les boucheries fermées et les étaux adjugés ») et 10 (« il est défendu de prêter son nom pour l’occupation d’un étal ou de sous-louer »), qui illustrent les restrictions à la liberté commerciale491. Il faut bien reconnaître que les lettres patentes de 1782 octroient une charte complète au métier corporatif et monopolisé, envers et contre tous concurrents, d’origine artisane ou d’origine ouvrière. Le premier article est tout à fait clair : «Les maîtres composant la communauté des bouchers de la ville et faubourgs de Paris, créée et rétablie par édit du mois d’août 1776, jouiront seuls et à l’exclusion de tous autres du droit de tuer, habiller et préparer, vendre et débiter, dans ladite ville et ses faubourgs, toutes sortes de viandes de bœufs, veaux et moutons492». Camille Paquette remarque que dans les statuts de 1782 « les obligations des membres de la communauté disparaissent et ne se rapportent plus aux anciens usages493. » Une pincée de modernité dans ce retour massif à un cadre des plus contraignants ? Par exemple, l’article 18 des statuts de 1741 est supprimé. Cet article interdisait la vente de viande les vendredis, samedis et autres jours maigres, sauf pour les malades. Cette suppression en 1782 se contente d’entériner la non-observance du Carême déjà largement répandue. Dans un mémoire de 1785, les bouchers vont plus loin car ils réclament la réunion du privilège de l'Hôtel Dieu à la communauté des bouchers (suivant la déclaration du 25 décembre 1774) et la liberté indéfinie du commerce de la viande pendant le Carême494. En effet, jusqu’en 1774, la boucherie de Carême appartenait de droit aux hôpitaux et à l’Hôtel Dieu de Paris (viande pour les infirmes et malades)495. Nous ne nous étalons pas davantage sur ce point car il a été largement traité par Reynald Abad dans un article récent496. Par contre, concernant la police de l’approvisionnement des viandes, les lettres patentes de 1782 reprennent plusieurs interdictions des anciens règlements parisiens. Camille Paquette insiste sur trois points497 : • Il est expressément défendu d’acheter des bestiaux sur les marchés de Sceaux et de Poissy pour les revendre sur pied (ce qu’on appelle regrat), sous peine de saisie et de 100 livres d’amende. 491 Lettres patentes du roi, servant de statuts et règlements de la communauté des maîtres et marchands bouchers de la ville et faubourgs de Paris, 1er juin 1782, 16 p. AN, AD XI 13. 492 Hubert BOURGIN, op. cit., p 19. 493 Camille PAQUETTE, op. cit., p 52. 494 Mémoire de la communauté des bouchers de Paris, 1785. BNF, collection Joly de Fleury, 1740 folio 132. 495 Ibid. BNF, collection Joly de Fleury, 1740 folio 144. 496 Reynald ABAD, « Un indice de déchristianisation ? L’évolution de la consommation de viande à Paris en carême sous l’Ancien Régime », Revue Historique, tome CCCI, 1999, p 237-275. 497 Camille PAQUETTE, op. cit., p 52. 99 • Il est défendu d’exposer sur les marchés des bestiaux qui se trouveraient dans les cas rédhibitoires. C’est d’après ce principe qu’il était réglé que si un bœuf ou une vache venait à mourir dans les neuf jours de la vente, il doit être procédé à la constatation des causes de la mort, et un procès-verbal établi pour assurer l’action en garantie contre le vendeur (arrêt de règlement du Parlement du 13 juillet 1699). • Il est expressément défendu d’exposer en vente des veaux âgés de moins de six semaines, et d’en vendre la viande dans les marchés et étaux et quelque lieu que ce soit de la capitale, à peine de saisie et de 300 livres d’amende. La dernière mesure se comprend facilement car mettre en vente des animaux trop jeunes diminue les rendements en viande et nuit à l’élevage. Elle sera maintenue jusqu’au milieu du XIXe siècle. La seconde mesure, que l’on nommera « garantie nonaire » par commodité, est souvent décriée par les marchands de bestiaux comme un abus des bouchers et une exception exorbitante au droit commun, car cette garantie de neuf jours est maintenue pour les bœufs jusqu’en 1858, malgré la loi de 1838 sur les vices rédhibitoires. Les éleveurs ont demandé la suppression de cette garantie abusive à plusieurs reprises. h) La question du regrat et du mercandage : Enfin demeure le cas du commerce à la cheville, appelé regrat au XVIIIe siècle, c’està-dire la revente du bétail sur pied. C’est une constante des règlements d’Ancien régime puis du premier XIXe siècle que d’interdire la vente de viande dans Paris hors d’un circuit officiel clairement identifié et contrôlé. Mais il faut constater la mauvaise application de ces mesures administratives à toutes les périodes. Qui sont les regrattiers et cette pratique de revente du bétail sur pied est-elle récente ? « Le mot regrat s’applique, en général, à toute vente de seconde main, et ici, en particulier, à toute transaction ayant pour objet la viande sur pied, en dehors des conditions et des formes régulières : du côté des acheteurs, il désigne un genre d’activité ancien et constant, poursuivi par les ordonnances et les arrêts depuis le XVe siècle. Une ordonnance royale du 17 mai 1408 et une ordonnance du prévôt de Paris du 24 septembre 1517 interdisent à qui que ce soit d’aller, hors des marchés, au-devant des forains, pour acheter des bestiaux 498. » Les autorités réaffirment pendant tout l’Ancien régime et jusqu’en 1858 la nécessité de respecter les marchés obligatoires, basés à Sceaux et Poissy. Cette obligation n’est pas justifiée par des raisons sanitaires (les visites vétérinaires se font à la sortie des marchés obligatoires) mais par des raisons économiques. Une ordonnance de 1635 est très explicite sur les motivations des marchés obligatoires : « Sur ce qui nous a été remontré par le procureur de roi qu’à cause des regrateries et intelligences qu’il y a au fait de la marchandise de bestial qui se vend au débit, tant ès marchés de Poissy, Houdan, Chartres, le Bourg la Reine, le Bourget et autres lieux qu’en la place aux veaux de Paris, la viande de boucherie en est plus chère et que le public nous en fait souvent plainte, à quoi est besoin de pourvoir, et faisant droit sur ladite requête, faisons très expresses inhibitions et défenses à toutes personnes de regratter ni aller au devant des marchands forains qui amènent bœufs, moutons et autres bestiaux auxdits marchés, pour leur donner avis de l’abondance ou nécessité qu’il y a, afin de séjourner ou avancer, ou vendre leur marchandise à prix excessif, sous peine de fouet, et auxdits forains de confiscation de 498 Hubert BOURGIN, op. cit., p 36. 100 leur marchandise499 ». L’interdiction de la revente des bestiaux vivants hors des marchés obligatoires est donc un phénomène permanent depuis le XVe siècle. Mais ces regrattiers sont-ils d’une condition sociale homogène ? Hubert Bourgin répond à cette question par la négative: « Les uns sont des ouvriers ou des compagnons bouchers, des garçons d’étal ou « étaliers », comme il appert d’une sentence du lieutenant de police de Paris du 10 juin 1667, confirmée, dans son esprit, par toute la réglementation corporative ultérieure, en ce qu’elle tend à retenir étroitement les étaliers dans la subordination et à leur interdire toute industrie indépendante. Les autres sont des marchands bouchers régulièrement établis, qui adjoignent à leur industrie le commerce des bestiaux. D’autres enfin, de beaucoup les plus nombreux, sont des revendeurs ou des bouchers qui se soustraient aux règles du métier normal : ils exercent un métier réellement nouveau et indépendant, le « mercandage » ; ce sont les « mercandiers ». Les mercandiers procèdent généralement d’une manière clandestine, ou du moins sans établissement régulier, sans opérations découvertes : ils font des achats furtifs dans les fermes. Leur industrie est une industrie saisonnière, qui favorise la spéculation : ils commencent leur commerce au mois d’août, au moment des bas prix, puis « se répandent dans les marchés, au nombre de trois à quatre cents », et, « doublant ainsi le nombre des acheteurs », provoquent la hausse des prix500. Ils profitent successivement de la baisse et de la hausse. Comme les étaliers, et beaucoup plus qu’eux encore, en raison de leur nombre et de leur activité, les mercandiers sont, pour les bouchers réguliers, des concurrents à l’approvisionnement 501». Le métier de mercandier qui est ici décrit par Hubert Bourgin est l’ancêtre du métier de chevillard, qui demeure interdit mais largement toléré jusqu’en 1858. Les autres concurrents importants des bouchers réguliers de Paris sont les marchands forains de viande. Il ne s’agit plus de la vente du bétail vivant mais bien du débit ou du colportage des viandes mortes, c’est-à-dire de la vente de détail de morceaux de viande directement au public. i) La concurrence des bouchers de banlieue (la viande foraine) Exposons maintenant le cas des bouchers de banlieue qui viennent vendre de la viande dans Paris, soit sur les marchés soit directement à la clientèle. Il s’agit des marchands forains de viande, dont l’activité est attestée au moins depuis le XVII e siècle. « On oublie trop souvent que les métiers jurés ne s’étaient organisés, sauf exception, que dans les villes. Or ces villes étaient entourées de campagnes, de vraies campagnes, où nombre de commerces ou de métiers élémentaires étaient librement exercés. Ces « forains », depuis toujours, apportaient périodiquement dans les villes leurs denrées ou leurs produits, les jours de marché d’abord, les jours de foires ensuite. A ces concurrents toujours possibles, résidant à proximité de la ville, il faut ajouter d’autres forains, ordinairement des marchands, qui apportaient souvent de fort loin leurs marchandises au moment des foires502 ». Avant d’évoquer le cas des bouchers, notons que la concurrence avec les forains était 499 Ordonnance du lieutenant civil de Paris du 5 septembre 1635. Nicolas DELAMARE, Traité de la police, 1713, tome II, livre V, p 1179. 500 LESGUILLIEZ, Mémoire sur l’état actuel du commerce de la viande dans la capitale , lu le 13 janvier 1791, en la séance du Conseil général de la Commune, pp 11-12. BNF, Lb 40 1243. 501 502 Hubert BOURGIN, op. cit., p 37-38. François OLIVIER-MARTIN, L’organisation corporative de la France d’ancien régime , Librairie du recueil Sirey, 1938, p 234. 101 particulièrement âpre chez les charcutiers parisiens à la fin du XVIIIe siècle. « Les charcutiers sont à cette époque au nombre de 40 qui vendent aux halles, tenus comme les bouchers de fournir leurs places, sous peine pour les prévaricateurs d’être condamnés à l’audience de police selon le mérite de leur faute503. Les marchands forains apportent de jeunes porcs, coupés par quartiers, qui conviennent mieux aux petits ménages que leurs congénères engraissés. Les charcutiers ne leur peuvent faire d’achat avant 9 heures 504. Le triomphe des forains est à la foire au lard, qui se tenait autrefois sur le Parvis le jeudi de la Semaine Sainte, avancée au mardi pour moins gêner les offices. La foire est franche et dès le matin s’assemblent les paysans d’alentour, abondamment pourvus de jambons, de saucisses et de boudins couronnés de lauriers verts comme les empereurs romains505. Mais les charcutiers implacables, chargés par un bizarre caprice d’inspecter les viandes séchées aux cheminées rivales des manants campagnards, pour le plus léger défaut saisissent les saucissons, et, malgré les clameurs opiniâtres de leurs concurrents ruinés, les jettent à la rivière, au profit des mariniers intelligents postés sous les arches du Petit Pont506 ». En province, la concurrence des forains est généralement autorisée. « Un arrêt du Parlement de Bretagne du 15 juillet 1779 autorise les bouchers forains à venir vendre leur viande à Nantes, au marché du samedi, et défend à la communauté des bouchers de Nantes de les troubler507 ». Mais la situation est différente à Paris. Vers 1714, l’avocat Pelet en rend compte avec précision : « Plusieurs personnes et bouchers de campagne, s’étant ingérés de vendre de la viande, d’en apporter par morceaux en paniers et d’en vendre, soit aux Halles ou ailleurs, l’on n’a pu remédier aux abus qui se commettaient dans ces sortes de commerce, où il se débitait de fort mauvaises viandes, que par de fréquents règlements qui en ont arrêté le cours, et par des défenses aux rôtisseurs d’en acheter, et aux marchands forains et autres d’en apporter, vendre ou débiter. L’ordre que l’on a apporté pour prévenir ce mal dans sa source même a eu d’abord pour objet les marchands forains, messagers et autres particuliers regratiers ou revendeurs de viande, en les bannissant des lieux publics et défendant aux bourgeois de leur serrer de la viande. En second lieu, le conseil de Sa Majesté a rendu différents arrêts concernant les boucheries des environs de Paris hors des barrières ; et enfin l’on a fait défense aux rôtisseurs de se fournir de viande de boucherie ailleurs que chez les Marchands bouchers, et d’en vendre qu’ils n’auraient pas pris chez eux, ce qui serait une entreprise sur le commerce des marchands bouchers508 ». Pelet cite différents arrêts du Conseil d’Etat et sentences de police entre 1648 et 1712 contre les marchands forains de viande. Pour François Olivier-Martin, les bouchers parisiens, « solidement organisés et pouvant d’ailleurs invoquer en leur faveur de sérieuses raisons d’hygiène, ont réussi à empêcher les bouchers des environs de venir vendre leurs viandes à Paris509 ». Hubert Bourgin est plus circonspect : «Ainsi, durant toute cette période, la vente foraine s’est assez développée pour provoquer une intervention constante de la corporation et de l’administration. Ces mesures portent sur la restriction directe de la vente foraine, sur la réglementation de la boucherie suburbaine, sur le monopole corporatif de la boucherie de 503 Nicolas DELAMARE, Traité de la police, tome II, p 698. 504 Ibid., p 701. 505 Louis-Sébastien MERCIER, Tableau de Paris, tome IX, p 275. 506 Marc CHASSAIGNE, op. cit., p 356. 507 François OLIVIER-MARTIN, op. cit., p 235. 508 PELET, Mémoire concernant la police pour les marchands bouchers à Paris, pp 11-13. AN, AD XI 13. 509 François OLIVIER-MARTIN, op. cit., p 234. 102 Paris. En dépit de leur nombre et de leur précision, elles paraissent avoir été inefficaces510». Jean Vidalenc nous rappelle qu’à Paris, les marchands forains sont « admis à la halle, deux fois par semaine depuis 1770 environ511 ». La réforme de Turgot en 1776 a tenté d’accorder aux forains une liberté égale à celle des bouchers, en abolissant leur privilège. L’édit de février 1776 reconnaissant une existence légale au colportage des viandes, les bouchers réguliers lui attribuent après coup la multiplication des colporteurs. Mais cette pratique est ancienne car une ordonnance de police de 1768 réprime déjà l’étalage et le colportage des marchandises512. Les fruits, légumes et herbages sont depuis longtemps autorisés au colportage, mais la viande ne jouit pas de ce régime d’exception 513. Bien évidemment, les lettres patentes de 1782 condamnent les marchands forains et le colportage des viandes. L’article 3 fait explicitement défense aux « regratiers, revendeuses et autres, même aux maîtres de la communauté, s’ils n’exploitent pas d’étal à Paris, d’apporter, colporter, vendre et débiter dans ladite ville et ses faubourgs, aux halles, marchés et autres lieux, aucune viande de boucherie, même par morceaux, en panier ou autrement, ni aucuns abatis et issues de veaux514 ». Pendant toute la période où la boucherie parisienne est strictement réglementée et encadrée, c’est-à-dire jusqu’en 1858, le monopole n’est pas respecté et les vendeurs forains continuent à exercer une partie du métier de boucher. Même si l’expérience de Turgot a sans doute favorisé le développement de la boucherie foraine, ce phénomène existait de longue date et a été encouragé par la tolérance administrative pendant tout le siècle. Si le monopole corporatif est déjà autant remis en cause et si mal appliqué sous l’Ancien Régime, comment la communauté des bouchers de Paris va-t-elle faire face aux revendications libertaires de la Révolution française ? Avant d’aborder la période révolutionnaire, nous devons évoquer ce qu’Hubert Bourgin appelle la « décomposition du métier ». Théoriquement, selon les règlements officiels, le boucher parisien doit s’approvisionner lui-même sur les marchés obligatoires de Sceaux et de Poissy, abattre lui-même les bestiaux et vendre lui-même les pièces de viande au public. Hors il apparaît qu’il existe déjà en cette fin du XVIII e siècle des bouchers à la cheville. Le chevillard, figure qui va se généraliser au XIXe siècle, est un boucher qui achète des bestiaux, les abat pour vendre les quartiers de viande à d’autres bouchers détaillants. Le statut de chevillard peut se confondre assez facilement avec celui du mercandier déjà évoqué, à la différence que l’aspect clandestin et saisonnier ne concerne pas le chevillard. Se référant à un mémoire de 1788515, Hubert Bourgin réussit à établir les débuts de la spécialisation qui annonce le partage entre la boucherie en gros et la boucherie de détail. 510 Hubert BOURGIN, op. cit., p 64. 511 Procès-verbaux de l’Assemblée des représentants de la Commune de Paris, le 15 septembre 1789. Archives de la Préfecture de police de Paris, DB 402. Jean VIDALENC, op. cit., p 131. 512 Ordonnance de police du 1er juin 1768. AN, AD XI 11. 513 L’article XXXIII est très clair sur ce point, dans l’Edit du roi portant nouvelle création de six corps de marchands et de quarante-quatre communautés d’arts et métiers , enregistré le 23 août 1776. Hubert BOURGIN, op. cit., p 70. 514 515 Article 3 des lettres patentes du 1er juin 1782, repris par Hubert BOURGIN, op. cit., p 71. Réflexions sur le projet d’éloigner du milieu de Paris les tueries de bestiaux et les fonderies de suifs , Londres, 1788, 44 p. BHVP, 4736. 103 « On distingue quatre catégories de bouchers : • Les bouchers qui ont une tuerie à leur usage exclusif. • Les bouchers qui louent leur tuerie à d’autres bouchers. • Les bouchers qui louent leur tuerie et les moyens d’abatage, garçons et moyens de transport. • Les bouchers qui se servent de leur tuerie pour revendre en gros, à la cheville516 ». Hubert Bourgin prend soin d’expliquer les nuances entre le chevillard, le mercandier et le mercandier-tuant. Mais il reconnaît que ces distinctions sont mêlées et confuses. Il faut surtout retenir que les catégories professionnelles qui vont se clarifier progressivement au siècle suivant sont déjà en germe au XVIIIe siècle, sous des formes mal définies par essence517. Ce premier chapitre m’a permis de dresser le tableau de la Boucherie parisienne sous l’Ancien Régime. La corporation des bouchers présente des caractères singuliers, liés à l’ancienneté de ses privilèges, la fortune de la communauté, l’arrogante puissance des maîtres écorcheurs. Depuis le Moyen Age, les conflits sont nombreux pour défendre le métier face aux professions rivales (les rôtisseurs, les charcutiers, les tripiers) et la communauté est fière d’étaler publiquement ses sentiments religieux ou sa place dans la ville, par le cortège annuel du Bœuf gras. Néanmoins, les cadres qui régissent le métier, tant au niveau de la police sanitaire, du respect de la concurrence commerciale, des règlements financiers sur les marchés ou des règles d’urbanisme et d’hygiène publique, hérités d’époques reculées pour la plupart (souvent le XIVe siècle) apparaissent comme obsolètes en plein siècle des Lumières. Le maintien au cœur de Paris, près du Châtelet, de la Grande Boucherie et du quartier de l’écorcherie est à lui seul un superbe exemple du retard considérable pris par les autorités pour moderniser les locaux, la géographie et les circuits commerciaux de la viande. S’il n’est pas un aveu de l’impuissance des dirigeants à faire appliquer leurs décisions, le maintien de la Grande Boucherie au centre de la capitale est alors une preuve indubitable de la formidable capacité des bouchers à résister collectivement face aux pouvoirs publics, dans le seul but de conserver leurs habitudes de travail et leurs coutumes. Cette capacité de résistance des bouchers face aux pressions extérieures constitue l’un des grands caractères de la Boucherie française à travers les siècles. Néanmoins, on sent de façon confuse que les débats qui traversent le XVIIIe siècle risquent de remettre bientôt en cause les privilèges des bouchers. Les attaques successives des herbagers, des physiocrates, des urbanistes, des libéraux qui souhaitent trouver des solutions pour rendre accessible la viande de boucherie au plus grand nombre forment des menaces de plus en plus fortes. Le fait que Louis XVI ait laissé Turgot mener son éphémère expérience libérale en 1776 est un premier nuage dans le ciel des bouchers. A la fin du XVIIIe siècle, la communauté semble moins soudée, moins homogène qu’auparavant. La caisse de Poissy ne fait plus l’unanimité parmi les bouchers : elle profite aux riches mais n’aide pas les petits acheteurs. Le métier en est voie de « décomposition » – pour reprendre l’expression d’Hubert Bourgin. Comment va se comporter la profession pendant la tourmente révolutionnaire ? 516 Hubert BOURGIN, op. cit., pp 53-54. 517 Ibid., pp 55-56. 104 CHAPITRE 2 : COMMENT LA BOUCHERIE DE PARIS TRAVERSE-T-ELLE LA REVOLUTION ? La communauté des bouchers de Paris est fière de ses privilèges anciens et est bien intégrée aux cadres de la société d’Ancien Régime. Certes, les petits bouchers, les plus pauvres de la corporation, ne trouvent sans doute pas leur compte dans les positions défendues par les dirigeants du métier, notamment sur la question du maintien de la caisse de Poissy. Les premières années de la Révolution vont permettre de secouer l’ensemble des règlements et privilèges défendus par l’élite de la profession. Le grand désordre provoqué par les réformes libérales de 1789-1791 va rapidement effrayer les professionnels, soumis à une multiplication du nombre des concurrents commerciaux (forains et colporteurs de viande). Les graves difficultés du pays vont pousser les dirigeants à prendre des mesures d’exception mal vécues par les bouchers : la taxation de la viande et la municipalisation des boucheries. Sous le Directoire, la mise en place de l’octroi et de la patente marque le début de la reconstruction économique du secteur marchand. C’est surtout avec l’arrivée au pouvoir de Napoléon Bonaparte, consul puis empereur, que le statut particulier de la Boucherie parisienne va être progressivement mis en place, entre 1800 et 1811, avec le rétablissement de la caisse de Poissy et d’un nouveau système corporatif. Les termes du débat qui amène au décret du 6 février 1811, c’est-à-dire à la restauration de la caisse de Poissy, seront étudiés en détail car il est important de connaître les circonstances de la mise en place d’un système qui va perdurer jusqu’en 1858. 1) LA DEREGLEMENTATION DE LA PERIODE REVOLUTIONNAIRE (1789-1799) a) La soif de liberté (1789-1790) Avant les grandes lois de 1791 qui suppriment la caisse de Poissy et la corporation des bouchers, les langues vont se délier à la faveur des circonstances insurrectionnelles et les réclamations diverses contre la communauté des bouchers vont se multiplier, sous la forme privilégiée de pétitions aux autorités. Nous avons déjà évoqué les réformes réclamées par les herbagers concernant le commerce des bestiaux dans le cadre contraignant des marchés obligatoires de Sceaux et de Poissy. Quelles sont les autres catégories de la population qui se manifestent en 1789 ? Il faut d’abord rappeler que les anciennes instances de contrôle continuent de jouer leur rôle traditionnel au début de l’année 1789. Ainsi le commissaire Dupuy constate en janvier 1789 la saisie près de la barrière de Fontainebleau, par le syndic de la communauté des marchands bouchers, d’une voiture de viande de vache morte, de la qualité la plus 105 inférieure518. Le même commissaire, en avril 1789, effectue sa visite de contrôle des étaux de boucherie de Paris, assisté d’un marchand boucher, ancien syndic de la communauté 519. La corporation semble donc fonctionner normalement. Les nostalgiques de l’Ancien Régime peuvent décrire une situation idyllique à la veille de la Révolution: « Les maîtres bouchers, sous le régime des corporations, grâce à une forte discipline et à des traditions professionnelles séculaires, exécutèrent toujours ponctuellement et strictement les devoirs de la charge qui leur incombait520». Et plus loin : « Observant rigoureusement les règles de salubrité publique, ils ne mettaient en vente que des viandes reconnues saines et de bonne qualité dont le contrôle et l’inspection étaient effectués par leurs pairs, les jurés professionnels521 ». Cette belle unité du métier ne va pas tenir longtemps face au vent de liberté qui souffle en 1789. La communauté perd rapidement sa cohésion et les tensions apparaissent entre les dirigeants et les membres de la corporation sur la question de la limitation du nombre des étaux par exemple, point important du monopole corporatif. De nombreux étaliers ont profité des circonstances hostiles aux privilèges pour ouvrir librement des boucheries dans Paris. Dès le 5 septembre 1789, les autorités municipales condamnent ces tentatives en interdisant aux bouchers de faire commerce ailleurs que dans les étaux adjugés et en ordonnant la fermeture des étaux ouverts depuis le 1er juillet 1789522. Dans une requête de septembre 1789, les syndics de la communauté exposent les motifs de leur opposition à la libre ouverture des étaux523. Hubert Bourgin distingue quatre raisons de fond, formulées après d’au tres prétextes, pour justifier le retour à des règlements restrictifs : • Pour la gestion d’un étal, il est nécessaire d’avoir une compétence particulière, qui est attachée à la qualité de maître-boucher. • L’occupation d’un établissement est liée au droit d’étal qui ne saurait se prescrire et qui ne saurait être tenu que du souverain. • La liberté d’établissement abolit la subordination des ouvriers, qui n’ouvrent boutique que pour faire concurrence à leurs anciens maîtres. • La liberté tend directement à détruire les avantages des bouchers établis, qui seront ruinés par la multiplication des concurrents524. A l’automne 1789, tirant conséquence de l’abolition des privilèges dans la nuit du 4 août, les étaliers frondeurs adressent deux mémoires aux autorités municipales et à l’Assemblée Nationale, qui prennent clairement position contre les syndics de la communauté, pour réclamer la suppression de l’arrêté municipal du 5 septembre 1789. Le divorce est donc consommé entre les syndics et adjoints de la corporation et « le plus grand 518 Publications enregistrées au Châtelet de Paris : procès-verbal du 12 janvier 1789. AN, Y 12822. 519 Procès-verbal du commissaire Dupuy le 11 avril 1789. AN, Y 12822. 520 Camille PAQUETTE, op. cit., p 54. 521 Ibid., p 55. 522 Arrêté municipal du 5 septembre 1789. Sigismond LACROIX, Actes de la Commune de Paris pendant la Révolution, 1894, tome 1, p 479. 523 Requête présentée à M. le maire et à MM. les représentants de la commune de la ville de Paris par la communauté des marchands bouchers, Imprimerie Guessier, 1789, 11 p. BHVP, 136 084. 524 Hubert BOURGIN, op. cit., p 116. 106 nombre des maîtres et marchands bouchers de Paris » tels qu’ils s’intitulent eux-mêmes 525. J’insiste sur le fait que les frondeurs demandent à la fois une plus grande liberté (fin de la limitation des étaux, liberté de s’établir, suppression des privilèges de la boucherie) mais aussi la suppression des mercandiers. La contradiction classique adressée à l’autorité publique s’affiche clairement et sans complexe : « Laissez-nous faire mais protégez-nous beaucoup ! ». Malgré les revendications de « la base », ce sont les syndics qui défendent le mieux leur privilège jusqu’en 1791. Dans un mémoire du 25 janvier 1790, les syndics réaffirment la nécessité de conserver les droits de la corporation, en s’appuyant sur l’intérêt des consommateurs qui « souffriraient beaucoup et du prix de la marchandise, qui deviendrait arbitraire, et de sa qualité, dont la salubrité exige une surveillance qui ne peut exister lorsqu’une liberté indéfinie et mal entendue dégénère en licence, lorsque des gens sans qualité, sans connaissances suffisantes, soustraits à toutes les lois, exercent injustement un état qu’ils enlèvent à des citoyens qui en respectaient et observaient les sages règlements, en même temps qu’ils en supportaient les charges 526». Ces revendications sont encore une fois suivies par la municipalité. « Le 16 mars 1790, le procureur syndic adjoint de la commune, procédant à l’adjudication générale des étaux, et s’élevant, à ce propos, contre la liberté d’établissement, résume les droits et les règlements corporatifs, menacés et enfreints. Le premier des droits, c’est le droit de monopole, appartenant à la corporation 527». Tous les règlements d’Ancien Régime les plus contraignants sont réaffirmés avec force par les pouvoirs publics dans la sentence du 16 mars 1790528. Hubert Bourgin a une interprétation intéressante de ce soutien infaillible des autorités municipales envers le monopole corporatif : « En rappelant ainsi les anciens règlements corporatifs, le procureur syndic adjoint soutenait les prétentions de la corporation, et manifestait en leur faveur les dispositions du personnel municipal. Réclamer l’application de ces règlements, c’était le mot d’ordre de la corporation, de ses membres, de ses défenseurs. Seulement, ils apportaient à cette réclamation souvent plus de discrétion que les fonctionnaires eux-mêmes529». Cette étrange vision pourrait-elle s’expliquer par la peur de la pression populaire ? En effet, si le bon approvisionnement en pain et en viande de la capitale n’est pas assuré, les pouvoirs publics peuvent craindre de fâcheuses conséquences. En défendant le statut du métier, l’autorité municipale voudrait-elle s’assurer la bonne coopération des bouchers et donc la paix sociale ? Cette hypothèse n’est pas à exclure. Elle illustre parfaitement de nombreuses maximes administratives que l’on retrouve à toutes les 525 Premières représentations du plus grand nombre des maîtres et marchands bouchers de Paris contre les syndics de la même communauté, relativement à l’ordonnance qu’ils ont obtenue de la Commune de Paris le 5 septembre 1789, 17 décembre 1789, 4 p. Second mémoire que présentent à l’assemblée des représentants de Paris les maîtres et marchands bouchers de Paris contre les syndics et adjoints de leur communauté, 1789, 11 p. AN, AD XI 65. Mémoire des marchands bouchers contre les syndics de leur communauté, présenté à la Commune de Paris, pour obtenir le droit d’ouvrir des étaux dans Paris, et adressé à l’Assemblée Nationale , 14 octobre 1789. AN, C 87 dossier n°44/3. 526 Envoi par le district des Cordeliers d’un mémoire du sieur Pion montrant l’impossibilité d’assurer l’approvisionnement de Paris en viandes de boucherie par suite du refus des marchands de bœufs à Poissy d’accepter en paiement les billets de la Caisse d’escompte , 25 janvier 1790. AN, D VI 10 dossier n°103. 527 Hubert BOURGIN, op. cit., p 117. 528 Hôtel de Ville de Paris, Tribunal de police, Sentence portant adjudication des étaux de boucherie de la ville de Paris, pour être occupés du samedi veille de Pâques 1790 jusqu’au mardi gras 1791 et Ordonnance qui rappelle les anciens règlements concernant les boucheries de la ville et des faubourgs de Paris et en ordonne l’exécution, 16 mars 1790, Imprimerie Lottin, 1791, 7 p. BHVP, 10073. 529 Hubert BOURGIN, op. cit., p 118. 107 époques et que l’Antiquité romaine avait résumées dans la formule lapidaire « Du pain et des jeux ». S’ils n’arrivent pas à se faire entendre au niveau de l’Hôtel de ville, les partisans de la libre concurrence ont réussi à imposer leurs vues dans un arrêté du 28 décembre 1789 du district d’Henri IV (sur l’île de la Cité, autour du Palais de justice) : « Il n’y a qu’une juste et libre concurrence dans le commerce de cette denrée qui puisse la ramener au taux modéré où elle devrait être et où elle aurait toujours été sans la tyrannie de ces privilèges530». L’assemblée du district d’Henri IV réclame l’abolition de tous privilèges de boucherie, la liberté pour tous bouchers d’ouvrir boutique « dans les lieux qui seront jugés les plus opportuns par la municipalité d’après l’avis des districts » et demande aussi un marché libre deux jours par semaine, avec admission des bouchers de la campagne. b) Les problèmes soulevés par l’adjudication des étaux en 1790 Même si la municipalité révolutionnaire se montra l’héritière fidèle du lieutenant de police d’Ancien Régime, « trop de questions nouvelles, ou plutôt de faits nouveaux étaient apparus, qui demandaient examen : une commission municipale fut nommée le 4 février 1790 pour s’occuper des règlements anciens à restaurer et des règlements nouveaux à constituer. Durant cette élaboration, la municipalité subit l’influence de la corporation ou de ses représentants. Le 27 février, M. Robert, avocat au Parlement, conseil de la communauté des maîtres et marchands bouchers de Paris, fut entendu par l’assemblée des représentants de la ville531 ». L’habile avocat sut flatter l’administration municipale en la soutenant dans un conflit de compétence qui l’opposait au parc civil du Châtelet pour l’adjudication prochaine des étaux de boucherie. Le 5 mars 1790, l’assemblée des représentants de Paris décida que « la police des étaux et leur adjudication appartiennent de droit à la municipalité532 ». Mais la municipalité est incertaine et peu sûre de sa capacité à gérer cette question sensible. Finalement, le 16 mars 1790, c’est le tribunal de police qui rend sa sentence sur l’adjudication des étaux, conformément à l’usage ancestral. Cependant, la question de l’organisation générale du commerce de la boucherie reste à l’ordre du jour. Le 18 mars 1790, l’assemblée des représentants de la ville renvoie le projet présenté par le district du Petit Saint-Antoine aux départements de la police et des subsistances533. Deux mémoires534, favorables à la limitation du nombre des étaux et à une réglementation stricte, furent soumis au corps municipal, qui prit un arrêté le 14 mars 1791, demandant trois décrets à l’Assemblée nationale: 530 Extrait des registres des délibérations du district d’Henri IV du 28 décembre 1789 , 4 p. BNF, Lb40 1407. 531 Hubert BOURGIN, op. cit., p 121. L’avocat ROBERT a rédigé un mémoire dont on trouve 4 exemplaires à la Bibliothèque Historique de la Ville de Paris. Mémoire concernant les boucheries de Paris, Guessier, 10 avril 1790, 18 p. BHVP, cotes 136 105, 136 132, 402 063, 968 462. 532 Sigismond LACROIX, Actes de la commune de Paris pendant la Révolution, 2e série, tome IV, p 305. 533 District du Petit-Saint-Antoine, Extrait des délibérations de l’Assemblée générale du 16 mars 1790 , 6 p. BNF, Lb40 1489. 534 LESGUILLIEZ, Mémoire sur l’état actuel du commerce de la viande dans la capitale, lu le 13 janvier 1791 en la séance du Conseil général de la commune, 32 p. BNF, Lb40 1243. BONCERF, Observations sur les moyens de ramener l’abondance et le bon marché de plusieurs denrées et subsistances, spécialement des viandes et du bois, lues au Conseil général de la municipalité de Paris, 14 janvier 1791, 12 p. BNF, Lb 40 153. C’est le mémoire de Lesguilliez qui servit de base de discussion pour le corps municipal en mars 1791. BOURGIN, op. cit., p 123. 108 • « Provisoirement, entre le 5 avril 1791 et le 5 avril 1792, les anciens règlements sur le nombre et la situation des étaux, la police et l’inspection des boucheries seront exécutés d’une manière qui soit néanmoins compatible avec le décret sur les patentes535 ». • Les étaux doivent être réunis dans les boucheries couvertes. • Les étaux doivent être liquidés et remboursés. Après avoir refusé de délibérer en 1789 sur la question de la boucherie, ne voulant pas intervenir dans une affaire de réglementation corporative, l’Assemblée nationale devait se prononcer le 27 mars 1790 sur l’adjudication des étaux par le tribunal de police : elle renvoya l’affaire au comité de commerce 536. De même en mars 1791, l’arrêté municipal demandant une réglementation provisoire resta sans suite. « La boucherie resta ou fut soumise à l’application des règles générales du droit nouveau. D’abord les privilèges, qui avaient appartenu à 20 bouchers en 1776, et qui s’étaient étendus à 56 étaux en 1789, demeurèrent supprimés, sans exemption de droits, et sans indemnité537. Puis la réglementation corporative tout entière fut abolie par la loi des 2-17 mars 1791. A ce moment, du moins en droit, le régime du monopole avait fait place à un régime de liberté538 ». Avant de continuer, évoquons rapidement une affaire qui éclate pendant l’été 1790 entre un maître boucher et son ancien employé qui a osé ouvrir son propre étal. Dans une lettre du 13 août 1790, les autorités municipales demandent la circulation de patrouilles à pied et à cheval dans la rue des Boucheries-Saint-Honoré en raison d’une « espèce d’insurrection survenue à la suite de l’ouverture d’un étal de boucherie par le sieur Leduc 539 ». Le 19 novembre 1790, un arrêté est pris concernant « le procès intenté par le sieur Leduc, maître boucher, au sieur Germain son étalier qui avait formé un établissement pour son compte540 ». On perçoit bien toutes les tensions vives qui ont dû traverser le métier en ces temps troublés541. Nous avons vu que la caisse de Poissy a été supprimée le 15 juin 1791542. Les bouchers parisiens avaient pourtant pris la peine en 1790 de faire imprimer une brochure adressée à l’Assemblée Nationale pour réclamer le maintien de la caisse au nom du bon approvisionnement de la capitale, de la modération des prix et des ressources non 535 Sigismond LACROIX, op. cit., 2ème série, tome II, p 158. 536 Les détails du débat sont donnés par Hubert BOURGIN, op. cit., p124-125. 537 Décret de l’Assemblée Nationale portant suppression de l’exemption de droits dont jouissaient les bouchers et charcutiers privilégiés de Paris, 2 décembre 1790. AN, C 47 dossier n°458. 538 Hubert BOURGIN, op. cit., p 126. 539 Lettre de M. Bailly à M. de Lajard le 13 août 1790. AN, AF II 48 dossier n°167. 540 Section de la Place Vendôme, Arrêté du 19 novembre 1790. AN, D VI 3, dossier n°22. 541 Dans un genre plus léger, on peut plaindre le pauvre étalier boucher qui porte plainte contre sa femme « qui, non contente de se livrer à la débauche la plus scandaleuse avec les grenadiers, soldats et tambours des compagnies du Centre, notamment du bataillon de l’Oratoire, menace constamment de le faire assassiner ». Ce n’est pas uniquement ses privilèges que ce boucher a perdu pendant la Révolution ! Procès-verbal de police du 12 août 1791, section du Palais Royal (Butte des moulins). Alexandre TUETEY, Répertoire général des sources manuscrites de l’Histoire de Paris pendant la Révolution française , tome II, 1892, p 134. 542 Cette date du 15 juin 1791 est celle retenue notamment par M. D’AFFRY, « Notice sur l’institution et l’organisation de la caisse de Poissy », Recueil des actes administratifs, 1849, p 225. Bibliothèque Administrative de l’Hôtel de Ville de Paris, 21 520 (3). 109 négligeables qu’elle apporte au Trésor Public 543. Sans même parler des droits perçus par la caisse de Poissy, il est vrai que la viande est une ressource importante pour l’octroi de Paris en 1790 : «La viande rapportait au fisc près de trois millions et demi (3 337 000), alors que tous les autres comestibles ne donnaient ensemble que 1 800 000 livres. Le veau et le porc payaient le double du bœuf ; le mouton, 5 sous la livre. Il semble qu’on ait surtout consommé beaucoup de mouton ; alors que les bovins représentent annuellement 80 000 unités, il n’entre pas moins de 324 000 moutons à Paris544». Pour comparaison, l’octroi sur les boissons, objet ancestral de prédilection du fisc, rapporte presque 20 millions de livres en 1790 sur un total de 36 millions545. Très impopulaires, les barrières d’octroi de l’enceinte des Fermiers Généraux ont été incendiées par les émeutiers de juillet 1789, mais c’est le décret des 19-25 février 1791 de l’Assemblée constituante qui abolit les droits d’octroi à compter du 1 er mai 1791546. c) La suppression des corporations (1791) L’acte le plus célèbre de l’Assemblée Constituante pour notre sujet est la suppression des corporations et l’interdiction des coalitions ouvrières, avec les lois D’Allarde du 17 mars 1791 et Le Chapelier du 14 juin 1791. Rappelons les faits : « Les lois des 2-17 mars et 14-17 juin 1791, en abolissant les corporations, maîtrises et jurandes et en défendant de les rétablir, eurent pour effet de placer le commerce de la boucherie à Paris, comme toutes les autres industries, dans un état de liberté à peu près complète, sauf la faculté réservée provisoirement à l’autorité municipale, par l’article 30 de la loi des 19-22 juillet 1791, de taxer le prix de la viande547. » Cette fameuse possibilité de taxe municipale sur la viande va nourrir de nombreux débats jusqu’au milieu du XX e siècle et alimenter de nombreuses protestations de la part des bouchers de Paris et de province. Nous en parlerons plus loin. Tout en supprimant les droits perçus pour la réception des maîtrises et jurandes, « la loi du 2 mars 1791 fait, en contrepartie, obligation à quiconque voulant se livrer à un commerce ou à un métier de le déclarer pour se faire délivrer, moyennant paiement (échelonné en trois tiers), une « patente548 ». Le coût en est proportionnel au loyer, avec une légère progression (de 10 à 15%) ; les boulangers paient la moitié du tarif, les débitants et commerçants de boissons, le double. L’on attend 12 millions de cet impôt de quotité 549 ». 543 Réflexions sur l’établissement de la caisse de Poissy , Prault, 1790, 19 p. Archives de la Préfecture de Police, DA 364. 544 Robert BIGO, « L’octroi de Paris en 1789 », Revue d’histoire économique et sociale , tome 19, 1931, p 101. 545 Ibid., p 99. 546 La suppression de l’octroi est temporaire car « les municipalités, privées de leur principale ressource fiscale, se trouvaient dans une situation catastrophique et, le 18 octobre 1798 (27 vendémiaire an VII), une loi du Directoire rétablissait un octroi « municipal et de bienfaisance » au bénéfice de la Ville de Paris ». Alfred FIERRO, op. cit., p 1027. 547 Maurice BLOCK, article « Boucherie », Dictionnaire de l’administration française , Berger-Levrault, 1898, p 301. 548 L’article 7 du décret du 2 mars 1791 porte qu’à compter du 1 er avril suivant, « il sera libre à toute personne de faire tel négoce ou d’exercer telle profession, art ou métier qu’elle trouvera bon ; mais elle sera tenue de se pourvoir auparavant d’une patente ». Chacun devient libre d’exercer la profession de son choix, « à la condition de se pourvoir d’une patente, d’en acquitter le prix suivant le tarif déterminé par la loi et de se conformer aux règlements de police ». Edouard VIGNES, Traité des impôts en France, 4e édition, Guillaumin, 1880, tome I, p 52. 549 André NEURRISSE, Histoire de la fiscalité en France, Economica, 1996, p 49. 110 Nous ne savons pas à quelle classe de patentables appartiennent les bouchers pendant la Révolution. On s’en doute, les bouchers vont protester contre la suppression des maîtrises et jurandes. Emile Levasseur le confirme : « Les bouchers de Paris, dont le monopole était peutêtre plus ancien que celui de tous les autres métiers de la capitale, adressèrent en 1791 une première pétition à l’Assemblée, puis une seconde en 1792 550». Les motifs exposés par la communauté sont toujours les mêmes : « Les propriétaires des étaux et boucheries légalement établis à Paris, ont été effrayés des suites fâcheuses de l’anarchie dans laquelle est tombé le commerce de la boucherie depuis l’époque de la Révolution 551». Les plaintes des bouchers vont se multiplier contre les « gens sans connaissance, même sans parents » qui vendent des viandes souvent gâtées552. Les auteurs les plus réactionnaires, nostalgiques du monopole corporatif d’Ancien Régime, présentent la période révolutionnaire comme une époque maudite où la liberté totale du commerce entraîne le renchérissement de la viande, une perturbation totale des circuits d’approvisionnement et une diminution sensible de la qualité des viandes. Camille Paquette synthétise très bien cette vision apocalyptique de la décennie révolutionnaire : « La boucherie trouva sa ruine dans la liberté et la population qui croyait manger des viandes meilleures à des prix moins élevés fut réduite à payer très cher les mauvais pot-au-feu qu’on lui vendait provenant de bestiaux amaigris qui, seuls, se présentaient sur les marchés d’approvisionnement de Paris. Le nombre des bouchers, fixé à 250 au temps du monopole, passa rapidement sous le régime de liberté à plus de mille. Beaucoup, trop nombreux pour pouvoir normalement faire face à leurs affaires, la consommation n’ayant pas augmenté, ils recherchèrent des viandes à bon marché susceptibles de leur procurer un bénéfice. Un vaste bazar pour la vente de la viande s’établit dans l’ancienne halle au blé ; on y vendait beaucoup de viandes malsaines et corrompues et chaque jour la police en faisait jeter à la voirie plusieurs milliers de livres. La suppression des droits d’octroi ayant privé les herbagers normands et du Limousin de la prime que leur payait la boucherie de Paris dont l’intérêt était de choisir les plus beaux et plus gros bestiaux, le droit se prélevant par tête et non au poids, fut une des premières causes de la disparition des bonnes viandes sur les marchés de Paris553». Entre 1791 et 1802, la plupart des anciens règlements ayant été abolis, le commerce a connu de nombreux bouleversements. Mais faut-il attribuer ces difficultés à la libre concurrence débridée et la déréglementation excessive ou alors plus simplement au contexte troublé de la période (réquisitions militaires, circuit d’approvisionnement en bestiaux perturbé à cause des soulèvements provinciaux) ? Les adversaires de la liberté commerciale, pour justifier la nécessité de restaurer le système de la caisse de Poissy et de rétablir un statut corporatif pour les bouchers parisiens, se plaisent à souligner tous les abus dont le consommateur a souffert à cause de la déréglementation révolutionnaire. Ainsi, Louis Lazare, directeur de la Revue municipale sous le Second Empire, partisan du maintien de la caisse de Poissy à l’heure où sa suppression est projetée, publie de nombreux articles pour rappeler les conséquences néfastes de la liberté 550 Emile LEVASSEUR, Histoire des classes ouvrières et de l’industrie en France de 1789 à 1870 , Arthur Rousseau, 2e édition, 1903, tome 1, p 23. 551 Résultat de l’examen fait par le département des subsistances des règlements relatifs aux étaux des boucheries, 1791, 32 p. AN, F12/781 A. 552 Emile LEVASSEUR, op. cit., p 23. 553 Camille PAQUETTE, op. cit., p 55-56. 111 entre 1791 et 1802. La suppression de la caisse de Poissy aurait eu des effets déplorables sur la qualité des bestiaux de boucherie : « Les bœufs sont si maigres, disait le boucher Legendre en pleine Convention nationale, qu’ils ne fournissent plus assez de suif pour éclairer les garçons qui égorgent554 ». Louis Lazare cite un rapport de police de juin 1794 dénonçant les « abus invétérés au sujet de toutes sortes de viandes malsaines qui se vendent publiquement dans les rues de Paris, sous les portes cochères et allées. Plusieurs fois j’ai fait saisir et analyser ces viandes, qui ne sont autres que des morceaux de cheval, ou des débris de chien ou de chat, pour la plupart putréfiés555 ». Cette accusation de livrer à la consommation humaine des viandes indignes (chat, chien, cheval) revient de nombreuses fois sous la Révolution, mais c’est une constante de toutes les époques de pénurie556. Des plaintes du même type réapparaîtront pendant le siège de Paris en 1870-1871 et pendant les deux guerres mondiales du XXe siècle. L’hippophagie, qui va se répandre en France dans la seconde moitié du XIXe siècle, est encore une pratique scandaleuse sous la Révolution. Un jugement du tribunal de police de 1796 condamne par exemple le « citoyen Cholet à trois journées de travail et aux frais, lui fait défense de ne plus, à l’avenir, vendre ou distribuer de la chair de cheval à qui que ce soit, et d'abattre des chevaux dans son enclos à une distance moins éloignée de cent toises de toute habitation557 ». Les autres aspects qui reviennent souvent dans les plaintes sont la qualité des personnes et les conditions d’hygiène déplorables de la vente. Cette image de la femme qui s’improvise bouchère et débite des « viandes pourries » dans la rue devient banale dans les procès-verbaux des commissaires de police du Paris révolutionnaire558. Conséquence de la consommation de ces viandes avariées, la mortalité aurait pris des proportions effrayantes et le peuple crie « Mort aux aristocrates qui empoisonnent la viande559 ! ». Plus loin, Louis Lazare dénonce l’incompétence du Conseil général de la commune qui rend les nobles et les riches responsables de la situation. Il remarque qu’en 1791, quand la liberté de la boucherie est proclamée, « seuls 12 magistrats sur 146 sont parisiens et ils ne connaissent rien à l’administration de la ville. L’approvisionnement de Paris fut livré à des énergumènes et la viande était pourrie et corrompue560». Ces jugements sont excessifs, mais ils présentent l’intérêt de formuler sans doute de façon assez fidèle l’état d’esprit des bouchers réguliers de Paris après la perte de leur privilège. Sur l’inflation énorme du nombre de bouchers dans Paris à partir de 1791, disposonsnous d’éléments fiables ? Nous avons vu qu’en 1789, il y avait 394 étaux de boucherie, dont 38 étaient vacants. Sachant qu’un boucher peut exploiter jusqu’à trois étaux, le nombre de 250 554 Louis LAZARE, « Caisse de Poissy », Revue municipale, 1856, p 1606-1607. 555 Rapport du 21 messidor an II de Gillet, commissaire de police de la section de la rue de Montreuil. Louis LAZARE, « Du commerce de la boucherie dans Paris », Revue municipale, 16 novembre 1853, p 1104. 556 Les combats d’animaux à Belleville cessèrent entre 1793 et 1796 « parce que la disette avait fait disparaître de la capitale les animaux comestibles utilisés dans ces spectacles, tels que porcs, mulets, ânes ou taureaux ». Alfred FIERRO, Vie et histoire du XIXe arrondissement, Hervas, 1987, p 96. 557 Jugement du tribunal de police municipal du IIe arrondissement de Paris le 24 floréal an IV (13 mai 1796). Maurice TOURNEUX, Bibliographie de l’histoire de Paris pendant la Révolution française , tome III, 1900, p 306. 558 Louis LAZARE cite de nombreux procès-verbaux des commissaires de police des 48 sections qui constatent les effets déplorables de la suppression des corporations en 1791. Louis LAZARE, « La caisse de Poissy », Revue municipale, 1856, p 1606. 559 Louis LAZARE, « De la boucherie parisienne », Revue municipale, 1er septembre 1854, p 1302. 560 Louis LAZARE, « De la boucherie parisienne », Revue municipale, 16 septembre 1854, p 1313. 112 bouchers donné par l’Almanach de 1788 est tout à fait acceptable 561. Pour 1791, Hubert Bourgin présente le chiffre de 379 étaux comme assez fiable562. Suivent des évaluations fantaisistes ou partisanes qui donnent des chiffres exagérés pour l’an X (1801-1802) : 700 étaux selon un ancien boucher563, 850 bouchers selon le syndicat564, 1200 bouchers selon le préfet de police565, 2000 détaillants au moins selon une lettre à un membre de la section du commerce du Conseil d’Etat 566. Hubert Bourgin préfère s’en tenir au chiffre de 639 patentés en l’an X 567. d) Le développement de la concurrence des forains et des colporteurs de viande Sur les forains qui débitent de la viande insalubre dans les Halles et marchés, pouvonsnous tempérer certaines opinions caricaturales ? Il faut reconnaître que dès 1789 des projets administratifs apparaissent dans les districts parisiens pour régulariser le statut des forains et encourager la concurrence avec les bouchers établis pour obtenir une diminution du prix de la viande568. Un arrêté de mars 1790 du district du Petit Saint-Antoine réclame précisément une concurrence régulière et officielle des bouchers forains de banlieue et prévoit un contrôle jugé nécessaire569. Il est évident que la vente de viande par les forains venus de banlieue se 561 Sans préciser ses sources, Emile Levasseur affirme sans détours qu’en 1790 on compte « 317 étaux exploités par 230 bouchers ». Il ajoute en note : « Dans la pétition des bouchers du 9 pluviôse an VIII il est dit qu’en 1789 il y avait 450 étaux dont une cinquantaine étaient toujours vacants. » Emile LEVASSEUR, « La corporation sous le Consulat, l’Empire et la Restauration », La Réforme sociale, tome XLIII, janvier 1902, p 231. 562 Hubert BOURGIN, op. cit., p 98. 563 ORTILLON, Réflexions sur la cherté de la viande de boucherie pendant les mois de floréal et prairial an X, 5 messidor an X (1802). AN, F11/1146. 564 Réponses aux questions faites par le préfet de police, Procès-verbaux du Conseil d’administration de l’Intérieur, séance du 22 ventôse an X (1802). Louis BERGERON précise que sur ces 850 bouchers, « 550 seulement sont d’authentiques bouchers opérant en boutique. Les autres sont des « bouchers forains », encore dits « commissionnés » ou mercandiers… ». Louis BERGERON, « Approvisionnement et consommation à Paris sous le premier Empire », Mémoires publiés par la fédération des sociétés historiques et archéologiques de Paris et de l'Ile-de-France , tome XIV, 1963, p 219. 565 Lettre du préfet de police au ministre de l’Intérieur, 2 octobre 1828. AN, F7/4219. 566 CROUSLE, Précis d’observations , an X, p 10. AN, F11/302. 567 Hubert BOURGIN, op. cit., p 100. 568 « Prenant en considération les promesses et assurances qui ont été données par plusieurs maîtres bouchers des environs de Paris de fournir la meilleure viande à huit sols la livre, s’il était ouvert un marché public pendant certains jours de la semaine, où il fût libre d’en apporter et d’en vendre concurremment avec les bouchers de Paris, concurrence qui ne pourrait que tourner au très grand avantage du peuple de cette ville, en ce qu’elle obligerait les uns et les autres à donner leur viande au plus bas prix possible et de la meilleure qualité. » Extrait des registres des délibérations du district d’Henri IV du 28 décembre 1789 . BNF, Lb40 1407. 569 « L’Assemblée, considérant qu’une des principales causes de la che rté de la viande est la permission exclusive qu’ont les bouchers d’approvisionner la capitale ; qu’un des meilleurs moyens de remédier à cet inconvénient est d’établir une concurrence raisonnable entre les bouchers de Paris et ceux de la campagne, telle qu’elle est déjà établie dans plusieurs villes du royaume, et telle qu’elle est déjà établie à Paris même, pour des objets de première nécessité, tels que le pain, le porc frais, etc ; considérant que le plan d’inspection proposé est d’une nécessité absolue pour que les bouchers de la capitale ne soient pas foulés par le commerce des marchands forains, et que pour que le service public se fasse d’une manière conforme au règlement. » District du Petit Saint-Antoine, Extrait des délibérations de l’Assemblée générale du 16 mars 1790 , p 5. BNF, Lb40 1489. 113 généralise dans Paris après 1789570. La tolérance des autorités pour les forains tient sans doute au fait que cet appoint à l’approvisionnement de la capitale est le bienvenu et doit donc être favorisé. Un arrêté du Comité de salut public d’octobre 1794 le confirme : « On ne doit pas regarder comme un délit ou comme un abus, l’arrivée à Paris de quelques quantités de viande que les citoyens de cette commune se procurent des autres communes. Ce que l’on fait arriver à Paris augmente les ressources des consommateurs571». La tolérance en 1794 semble donc s’étendre même jusqu’au colportage des viandes par les particuliers. Un arrêté du Bureau central de floréal an IV (mai 1796)572 « introduit une réglementation plus étroite, et, du moins en apparence, restrictive de la vente foraine ; mais, en même temps il lui apporte une reconnaissance officielle573». L’aboutissement logique de cette évolution est atteint en mars 1800 quand apparaît une nouvelle catégorie d’établissements, celle des forains patentés 574. Les bouchers réguliers de Paris reprennent leurs attaques contre les forains à partir de 1800, en leur reprochant surtout la vente en gros des viandes. Le cadre de l’activité des forains est clairement précisé dans une ordonnance de police du 25 brumaire an XII (novembre 1803) et un arrêté du préfet de police du 18 juin 1806, leur interdisant la vente sur la voie publique et le colportage575. Outre la vente autorisée sur les marchés (vente au détail, pour le public), les forains vont continuer de pratiquer la vente en gros, jusqu’à ce que la boucherie de gros soit autorisée au milieu du XIX e siècle. Il apparaît ainsi que les forains ont pu obtenir un statut légal pendant la Révolution et peuvent accéder officiellement aux marchés de Paris, deux fois par semaine : le monopole des bouchers réguliers est donc durablement entamé. Par contre, la pratique du colportage des viandes a été rapidement réprimée par les autorités municipales. Or, c’est surtout à cause des colporteurs de viande que l’on trouve beaucoup de viandes insalubres dans Paris pendant la Révolution. La municipalité a eu une politique assez hésitante concernant le colportage des viandes. Ainsi en septembre 1789, trois décisions contradictoires se succèdent à quelques jours d’intervalle, sans doute au gré des pressions exercées. Le 5 septembre 1789, un arrêté municipal interdit le mercandage car les mercandiers continuaient «à se répandre dans les environs de la halle, se portaient également dans plusieurs quartiers où ils exposaient en vente des viandes prohibées et défectueuses576». Le 12 septembre, la municipalité revient sur sa décision et accorde aux mercandiers l’autorisation d’étaler et de vendre deux fois par semaine à la halle, car « elle devait prendre en considération les besoins du peuple577 ». Puis le lendemain, ayant reçu « une députation des maîtres bouchers de Paris », la municipalité décide « qu’il serait sursis à l’impression et à l’affiche de l’arrêté rendu en faveur des 570 Hubert Bourgin cite plusieurs témoignages et note de nombreuses exagérations sur cette question des forains. Hubert BOURGIN, op. cit., pp 65-66. 571 Arrêté du Comité de salut public du 11 vendémiaire an III (2 octobre 1794). AN, AF II 69. 572 Bureau central du canton de Paris, Arrêté concernant le commerce de la boucherie, 24 floréal an IV (mai 1796). AN, AD I 87. 573 « Les bouchers forains auront le droit de vendre sur 10 marchés et places, quand ils seront munis de patentes et de permissions du Bureau central, le surlendemain du marché de chaque espèce de bétail, de 5h du matin à midi du 1er germinal au 1er vendémiaire, et de 7h à 2h pendant le reste de l’année. » Hubert BOURGIN, op. cit., p 66. 574 Arrêté du 9 germinal an VIII (mars 1800). Hubert BOURGIN, op. cit., p 99. 575 Hubert BOURGIN, op. cit., p 67. 576 Sigismond LACROIX, op. cit., tome I, pp 479-480. 577 Ibid., p 550-551. 114 mercandiers, lequel, cependant, serait exécuté selon sa forme et teneur578». Comme le note Hubert Bourgin, « cette exécution sans publicité manifestait son embarras579». C’est le moins qu’on puisse dire ! La lutte entre les colporteurs de viande et les bouchers réguliers continue jusqu’en 1802. La plupart des abus en matière de viande corrompue semblent bien être liés aux mercandiers. Ainsi, un procès-verbal d’août 1791 reproche à un mercandier de vendre à la Halle des « veaux mort-nés, dont la viande était corrompue et bonne à jeter à la voirie580». Malgré les abus commis par les mercandiers, le corps municipal reconnaît les services rendus aux consommateurs pauvres et en octobre 1791, il assigne un lieu de vente provisoire aux mercandiers, la fameuse Cour des miracles, rue de Bourbon-Villeneuve581. Cette limitation n’a pas été respectée et dès 1792, les bouchers réguliers lancent une pétition contre les abus du colportage des viandes. « A partir de 1795, les rapports de police contiennent des témoignages nombreux sur l’activité des mercandiers : parmi les données contradictoires sur la qualité et le prix, le fait de la vente apparaît en sa permanence et son développement582». Des textes réglementaires contre le colportage des viandes sont renouvelés entre 1796 et 1800, mais ils sont inefficaces583. Face à ce laxisme des autorités, les bouchers réguliers réclament une réglementation prohibitive, obtenue dans l’ordonnance de police du 15 frimaire an XI (6 décembre 1802), qui défend « les droits acquis des anciens bouchers en supprimant toutes les tolérances et en rétablissant le monopole du métier584 ». La loi générale de brumaire an VII sur le colportage ne semble pas concerner les bouchers. Rappelons pour mémoire son contenu : « Désormais il suffit de payer la patente la plus élevée des activités commerciales qu’il pratique pour que le colporteur puisse étendre son activité à toutes les catégories de commerce qu’il entend développer. Cela est associé dans l’esprit du commerce installé à une scandaleuse confusion des genres qui fait du colportage un élément de désordre et de concurrence excessive585 ». e) Les débats sur la taxe de la viande Outre ce problème de la concurrence entre les bouchers réguliers et les autres vendeurs de viande (les forains et les colporteurs de viande ou mercandiers), il reste à éclaircir une mesure centrale prise en juillet 1791 et promise à une longue postérité : la taxe de la viande. Nous l’avons vu, l’article 30 de la loi des 19 et 22 juillet 1791 autorise les mairies à taxer provisoirement la viande. Hubert Bourgin note que sur ce point, « la politique administrative 578 Ibid., p563. 579 Hubert BOURGIN, op. cit., p 72. 580 Section du Muséum, Procès-verbal d’un commissaire de police le 11 août 1791. Ibid., p 72. 581 Municipalité de Paris, Arrêté concernant les Mercandiers et les Brocanteurs, 29 octobre 1791. BN, Lb40 1181. 582 Hubert BOURGIN, op. cit., p 73-74. 583 Hubert Bourgin cite un arrêté du Bureau central du 24 floréal an IV (mai 1796), un nouvel arrêté du Bureau central du 5 thermidor an V (juillet 1797) et un arrêté du préfet de police du 9 germinal an VIII (mars 1800). Hubert BOURGIN, op. cit., p 74. 584 585 Ibid., p 75. Francis DEMIER, « L’impossible retour au r égime des corporations dans la France de la Restauration, 18141830 », in Alain PLESSIS (dir), Naissance des libertés économiques, Paris, Institut d’Histoire de l’Industrie, 1993, p 122. 115 présente une continuité entre l’ancien régime et la Révolution. La taxe était établie quand la Révolution commença, et il faut arriver jusqu’en 1790 pour voir l’administration municipale se préoccuper d’un changement possible de régime. Au début de 1791, les administrateurs des subsistances se prononçaient contre la taxe. Furent-ils écoutés ? En tout cas, la taxe de la viande existait encore en l’an IV (1796). Mais était-elle appliquée ? Les bouchers de la halle prétendaient qu’elle n’était pas faite pour eux. Les bouchers en boutique ne s’y conformaient point, en étaient mécontents, y résistaient. Et la taxe, néanmoins, dura et fut renouvelée586». La situation a l’air assez confuse 587. Selon un adversaire de la liberté du commerce, la taxe aurait eu des conséquences très néfastes sur l’agriculture et la qualité des viandes, car « elle effraya énormément les éleveurs, spécialisés à l’engraissement de beau bétail, qui abandonnèrent totalement l’élevage du bœuf pour se consacrer exclusivement à celui du cheval. Il ne vint bientôt plus à Paris que le bétail étique et malsain de la Picardie et de la Sologne. C’est ainsi que, de 1791 à 1793 Paris consomma les plus mauvaises viandes du royaume588». C’est oublier un peu vite les circonstances générales de l’économie française à l’époque. Ces fameuses circonstances, avec la patrie en danger en 1792, expliquent d’ailleurs l’apparition d’une réglementation tout à fait exceptionnelle qui dépasse largement la seule question de la taxe de la viande mais n’y est pas étrangère. Hubert Bourgin décrit à partir de 1792 un système de régie pour la viande, où « la boucherie se présenta en fait comme un service public589 ». Non seulement un décret du 6 septembre 1792 range les ouvriers bouchers parmi ceux qui doivent échapper à la réquisition militaire, mais de plus des arrêtés du Comité de salut public de pluviôse an II (février 1794) ordonnent l’entretien public d’un dépôt de 1500 puis 3000 bœufs pour Paris 590. « Peu à peu l’idée d’une régi e de la boucherie prit corps et tendit à se réaliser591». A partir de mars 1795, « la viande fut considérée comme une des marchandises publiques soumises à la surveillance administrative592 ; elle devint même objet de distribution publique aux bouchers, et, par les bouchers, aux consommateurs. C’est dans ces conditions qu’apparaît la boucherie générale. Au mois de ventôse an II (mars 1794), c’était une vaste entreprise d’approvisionnement public 593». Cette régie de la boucherie rappelle le système des boucheries municipales à Paris en 1918 ou des répartiteurs de viande sous Vichy. Son organisation annonce celle de la caisse de Poissy rétablie en 1802, avec un directeur, le maître boucher Sauvegrain594, qui reçoit 6000 livres d’appointements et 6000 586 Hubert BOURGIN, op. cit., p 138. 587 Albert SOBOUL rappelle les réticences de la Convention à mettre en place la taxation et le maximum pendant l’été 1793, malgré la pression des sans-culottes. Albert SOBOUL, Mouvement populaire et gouvernement révolutionnaire en l’an II (1793-1794 ), Flammarion, 1973, p 90-96. 588 Camille PAQUETTE, op. cit., p 56. 589 Hubert BOURGIN, op. cit., p 135. 590 Arrêtés du Comité de salut public, 15 et 22 pluviôse an II. AN, AF II 69 dossier n°511. 591 Hubert BOURGIN, op. cit., p 135. 592 Décret de la Convention nationale du 14 ventôse an III (4 mars 1795). 593 Les dates indiquées par Hubert Bourgin ne sont pas toujours très cohérentes, car, comme il le reconnaît : « cette institution demeure pour nous obscure, en raison de l’insuffisance ou de l’imprécision des documents ; l’étude en est malaisée. » Hubert BOURGIN, op. cit., p 136-137. 594 Nous n’avons pas pu avoir accès pour le moment à l’étude qui existe sur ce personnage. Eric SZULMAN, De l’étal à l’écriture : Jean-Baptiste Sauvegrain, Mémoire de maîtrise dirigé par Dominique Margairaz, Paris I, 1999. 116 livres d’indemnité en raison de sa responsabilité et de ses frais 595. Les employés de la boucherie générale sont assimilés à des fonctionnaires attachés à leur poste596. « Le directeur avait pour fonction de surveiller les distributions de viande et de diriger les différents établissements dont la boucherie générale se composait, établissements qui comportaient échaudoirs et fondoirs. L’approvisionnement de la boucherie générale devait être fait par le gouvernement. Elle fournissait elle-même de viande les établissements publics597 » comme par exemple les ouvriers de la manufacture de Sèvres. Apparemment, cette boucherie générale fut supprimée le 1er ventôse an IV (20 février 1796)598. Comme le dit si bien Hubert Bourgin : « Cette institution tout occasionnelle disparut sans laisser de traces599 ». Même si nous n’avons pas d’autres éléments que ceux fournis par Hubert Bourgin sur la régie de la boucherie parisienne entre mars 1794 et février 1796, il fallait tout de même évoquer cette éphémère institution de la Terreur600. Il semble clair que cette régie de la boucherie est caractéristique d’une période de guerre, où le souci du rationnement et la priorité à l’approvisionnement des armées sont liés. D’ailleurs, c’est en 1917, en pleine guerre, que deux historiens, Alphonse Aulard et Albert Mathiez, reviennent sur cet aspect peu connu de l’histoire révolutionnaire dans deux courts articles601. Mais Alphonse Aulard se contente d’évoquer la carte de viande sans jamais parler de la régie de la boucherie. De même, dans un article de la presse générale, André Fribourg évoque en juin 1917 la fameuses idée de « carême civique » lancée en 1793 par Vergniaud et reprise par Legendre en 1794602. Tous ces articles publiés en 1917 sur la carte de la viande et le carême civique reflètent les difficultés de l’approvisionnement en viande de Paris pendant la Grande Guerre. Si Alphonse Aulard reste assez neutre603, Albert Mathiez est beaucoup plus véhément contre le gouvernement : « Le système de la carte fonctionna sans encombre pendant plusieurs mois, aussi longtemps 595 Arrêté du Comité de salut public du 28 frimaire an III (18 décembre 1794). AN, AF II 69, dossier n°511. 596 Arrêté du Comité de salut public du 15 frimaire an III (5 décembre 1794). Hubert BOURGIN, op. cit., p 137. 597 Hubert BOURGIN, op. cit., p 137. 598 Rapport du Bureau central au ministre de l’Intérieur le 4 ventôse an IV (23 février 1796). AN, F 11/1178. 599 Hubert BOURGIN, op. cit., p 138. 600 Dans un courrier du 6 octobre 2005, Eric Szulman m’a précisé qu’entre « germinal an II et ventôse an IV (28 mars 1794-20 février 1796), le commerce libre de viande, les marchés de Sceaux et Poissy ont été interdits, le commerce de la viande et des animaux étant dirigé par la municipalité parisienne. C’est ce qu’on a appelé la Boucherie Générale. Sous la conduite de Sauvegrain, cette administration recevait 75 bœufs, 200 veaux et 200 moutons par jour des réquisitions de l’armée, qui étaient tous abattus à l’Hôtel-Dieu dans le premier abattoir centralisé, et ensuite la viande redistribuée aux bouchers devenus fonctionnaires municipaux. On distribuait aux habitants une demi-livre de viande par décade suivant une carte de rationnement contrôlée et distribuée dans les sections ». Pour plus de détails, je renvoie à la commuication d’Eric SZULMAN, « La Boucherie parisienne pendant la Révolution » lors du colloque A Paris sous la Révolution : nouvelles approches de la ville, organisé par la Société des études robespierristes, l’Institut d’histoire de Paris et la Commission du Vieux Paris le mardi 18 octobre 2005. 601 Alphonse Aulard se contente de publier une reproduction des deux cartes de viande, découvertes par hasard aux Archives nationales. Il précise : « Je n’ai eu d’autre but, en publiant ces documents, que de faire connaître une carte de viande à Paris, pensant que c’est là un document inédit, ou du moins peu connu. » et il renvoie le lecteur à son Recueil des actes du Comité de salut public. Alphonse AULARD, « Cartes de viande sous la Convention nationale », La Révolution française, tome 70, 1917, p 296-299. 602 André FRIBOURG reprend un extrait de son ouvrage La guerre et le passé dans deux articles intitulés « Carême civique » dans L’Opinion du 2 juin 1917 (p 524-526) et du 9 juin 1917 (p 545-547). 603 « Il y eut, pendant la Révolution française, à l’époque de la Convention nationale, d es cartes de viande et des cartes de pain, pour les mêmes raisons pour lesquelles on parle d’en établir aujourd’hui, et dans des circonstances analogues. » Alphonse AULARD, op. cit., p 296. 117 que le grand comité de l’an II gouverna. Avis à nos ministres dans l’embarras. Sont-ils décidés, oui ou non, à réquisitionner le bétail pour la population civile comme pour l’armée, à municipaliser les boucheries, comme ils ont déjà de fait municipalisé les boulangeries604 ? » Mais la question institutionnelle soulevée par Hubert Bourgin, c’est-à-dire l’existence d’une régie publique pour l’approvisionnement de Paris en viande, est totalement absente chez Alphonse Aulard et André Fribourg. Quant à Albert Mathiez, il préfère évoquer une « municipalisation de la boucherie » liée à l’établissement de la carte de viande. Même si les appellations sont différentes, le fonctionnement décrit par Mathiez en 1917 est identique à celui de la régie évoquée par Bourgin en 1911605. Voyons en détail comment la question des subsistances a évolué de l’idée d’un « carême civique » en 1793 à celle d’une carte de viande en 1794. f) Du « carême civique » à la municipalisation de la boucherie (17931794) L’idée de carême civique est apparue au moment où le discrédit a frappé les hébertistes en l’an II. On leur reproche « d’avoir voulu faire soulever le peuple de Paris en empêchant les arrivages du beurre, des œufs et de la viande 606. » Par ailleurs, « la découverte 607 de provisions de lard au domicile d'Hébert portera un grave coup à sa popularité ». Quand la pénurie de viande s’est fait sentir à partir de 1793, le député Vergniaud propose pour la première fois un carême civique et la fin de la consommation des veaux608. Albert Mathiez précise que cette proposition a été lancée à la séance du 17 avril 1793 de la Convention, suite aux troubles intérieurs qui venaient d’éclater dans l’Ouest et à la crainte d’une disette prochaine du bétail à cause des achats des armées. Le discours de Vergniaud fut applaudi, mais « on renvoya sa proposition au Comité d’agriculture, où elle fut enterrée 609». Après la journée du 2 juin 1793, qui renversa la Gironde, « les députés montagnards se firent l’écho des plaintes des Sans-Culottes contre la cherté de la viande. Le 9 juin, Bentabole dénonça à la Convention le complot des accapareurs, qui achetaient tout le bétail pour le revendre à des prix excessifs610. » Le 9 juin 1793, le montagnard Thuriot proposa de décréter un carême civique qui durerait tout le moins d’août, « afin que, pendant cet espace de temps, les bestiaux puisent grandir et se multiplier611 ». « Mais la Convention n’était pas encore préparée aux grandes mesures de salut public. Elle craignait de mécontenter le peuple de Paris, « très carnassier ». Plutôt que d’ordonner des restrictions, elle essaya la taxation. La crise ne diminua pas. Les bouchers se plaignirent qu’on 604 Albert MATHIEZ, « La carte de viande en l’an II », Annales révolutionnaires, tome IX, 1917, p 693. Le même article est paru dans L’œuvre du 13 juin 1917. 605 A aucun moment de son ouvrage L’industrie de la boucherie à Paris pendant la Révolution , Hubert Bourgin n’évoque la carte de viande ni le carême civique. 606 Richard COBB, « Le ravitaillement des villes sous la Terreur : la question des arrivages (septembre 1793germinal an II », Terreur et subsistances 1793-1795, Librairie Clavreuil, 1965, p 212. 607 Alfred FIERRO, Histoire et dictionnaire de Paris, Robert Laffont, 1996, p 115. 608 André FRIBOURG, « Carême civique », L’Opinion , 2 juin 1917, p 524. 609 Albert MATHIEZ, La vie chère et le mouvement social sous la Terreur, Payot, 1973, p 134. 610 Ibid., p 135. 611 Albert MATHIEZ, « La carte de viande en l’an II », Annales révolutionnaires, tome IX, 1917, p 691. 118 taxait leur viande, mais qu’on ne taxait pas le bétail vivant. On leur donna satisfaction en taxant aussi la viande sur pied. Alors les marchés aux bœufs se firent déserts. A la fin de l’hiver, Paris ne recevait plus le quart du bétail qui lui était nécessaire. Ce fut le carême obligé pour tous ceux qui n’avaient pas le moyen de se procurer de la viande en fraude en payant audessus du maximum612 ». Les récriminations contre les bouchers se durcissent beaucoup. Un rapport de police de décembre 1793 reflète sans doute assez bien l’opinion parisienne sous la Terreur: « Une caste aussi cruelle que l’aristocratie, ce sont les bouchers. Partout on n’entend que des plaintes sur leur compte ; tous les citoyens les accusent d’être les sangsues du peuple, surtout par leur insolence et leur manière de répondre aux malheureux qui n’ont que le moyen de prendre une ou deux livres de viande chez eux, en leur donnant presque la moitié en réjouissance. Aujourd’hui ils font mieux, ils ne disent plus rien, mais ils vendent leur viande jusqu’à 20 sols la livre ; il faut la prendre ou la laisser, voilà ce qu’ils vous disent. J’ai vu un malheureux pleurer de colère de ce qu’un boucher lui avait vendu la viande 16 sols avec un bon tiers de réjouissance (os et graisse)613 ». Outre les consommateurs, plusieurs catégories professionnelles se plaignent des bouchers. Ainsi, dans un rapport de police de décembre 1793, les chandeliers se plaignent de la cupidité des bouchers, accusés d’accaparer le suif, matière première indispensable pour leur métier614. Les professionnels du cuir font imprimer un mémoire en 1793 où ils dénoncent l’accaparement des cuirs par les bouchers et ils rappellent qu’en 1785 le tribunal des Consuls condamna 87 bouchers pour prévarication et mauvaise foi615. La suppression des corporations ne semble pas avoir beaucoup modifié les habitudes commerciales des bouchers : « A présent, les bouchers sont une classe d’hommes de commerce qui se voient et se réunissent pour leurs achats communs à Poissy, à Sceaux, à la place aux veaux. C’est là où ils cabalent, et projettent de ruiner les bourreliers, les cordonniers et le peuple de Paris, en portant le prix de leurs cuirs à un prix exorbitant, qui mettra la paire de souliers à 12 ou 15 livres. Il est temps de remédier à cet abus616 ». L’approvisionnement en bétail de la capitale reste l’une des principales préoccupations des pouvoirs publics. Entre novembre 1793 et l’été 1794, la Commission des subsistances multiplie « les instructions pour la conservation et la multiplication du bétail617 ». Des solutions originales ont été proposées pour la conservation de la viande. Ainsi, sans doute vers 1793, Michel Dizé, responsable de la pharmacie centrale des hôpitaux militaires, encourage 612 Ibid. La loi du maximum a été votée le 9 septembre 1793. 613 Rapport de l’agent Charmont du 2 nivôse II (22 décembre 1793). André FRIBOURG, op. cit., p 525. 614 Rapport de police du 28 frimaire an II (18 décembre 1793). Ibid., p 545. 615 « Beaucoup de bouchers à Paris emmagasinent, salent des cuirs, et en accaparent en grosse quantité ; d’autres les font sortir de la capitale, les envoient où bon leur semble depuis deux années ; ils les déposent dans des caves cachées. » Observations au peuple et aux 48 sections de Paris sur les pressants besoins d’organisation de police contre les bouchers, 1793, p 6. AN, AD XI 65. 616 Ibid., p 5. Comme le fait remarquer Hubert Bourgin : « Ces allégations sont tendancieuses ; néanmoins elles manifestent que, dans la boucherie, le commerce des cuirs s’est développé, non point comme fonction intégrante du métier, mais comme industrie annexe, comportant manutention et traitement spéciaux. » Hubert BOURGIN, op. cit., p 59. 617 « Le 27 brumaire an II, la Convention décréta, sur le rapport de son Comité d’agriculture, qu’il était interdit de livrer à la boucherie aucune brebis âgée de moins de quatre ans et aucun agneau mâle de moins d’un an, sous peine d’une amende de 25 livres. Les propriétaires de moutons étaient tenus de conserver un mouton mâle pour 40 brebis au moins. Des primes étaient promises à ceux qui élèveraient les plus beaux béliers. » Albert MATHIEZ, La vie chère et le mouvement social sous la Terreur, Payot, 1973, p 93. 119 les conserves salées de viande (avec du sel marin) et veut promouvoir les recherches sur les procédés de conserves sans sel618. Comme le note justement Albert Mathiez, « toutes ces mesures, plus ou moins heureuses, ne pouvaient améliorer la production agricole qu’avec le temps. Or, il fallait vivre. Le comité de Salut public et la Commission des subsistances s’efforcèrent d’acheter à l’étranger le plus de subsistances qu’il leur fut possible. Ici encore, comme dans les travaux publics, on crut nécessaire de centraliser. Dans la période antérieure, les villes, les départements maritimes et ceux des frontières avaient souvent envoyé des missions d’achats à l’étranger. Le comité de Salut public interdit cette pratique. Il réserva à la seule Commission des subsistances toutes les acquisitions à faire au-dehors619». Bien sûr, comme le remarque sournoisement Camille Paquette, ce bétail est payé en or, « les assignats n’ayant aucune valeur pour les pays étrangers620 ». Albert Mathiez reconnaît d’ailleurs que « la différence des changes rendait les paiements onéreux à la France » et que la Convention a dû « effectuer de gros paiements en or, particulièrement aux Etats-Unis. La dépouille des églises lors de la déchristianisation, la fonte de la vaisselle sacrée de la Monnaie y pourvurent pour une bonne part621.» C’est dans ce contexte de pénurie que le comité de Salut public racheta secrètement en février 1794 la Compagnie d’Afrique pour continuer à jouir des privilèges dont elle jouissait en Barbarie et que Robespierre a fait voter le célèbre décret du 28 brumaire qui chargeait le Comité de Salut public « de s’occuper des moyens de resserrer de plus en plus les liens de l’alliance et de l’amitié qui unissent la République française aux cantons suisses et aux Etats-Unis d’Amérique 622 ». L’ampleur des achats à l’étranger, qui vont continuer sous le Directoire et le Consulat, est difficile à estimer, comme le reconnaît Albert Mathiez623. Malgré toutes ces mesures, la pénurie de viande se fait toujours davantage sentir au début de l’année 1794 à Paris. Face aux sections qui dénoncent les abus funestes des bouchers qui tuent des vaches et brebis pleines, les bouchers se défendent devant le comité de salut public en dénonçant les mortandiers sans domicile fixe et les aubergistes qui vendent de la viande cuite et se livrent à des achats déloyaux de bestiaux624. Le 21 pluviôse an II (février 1794), le conseil général de Paris interdit les livraisons à domicile de viande car il faut pouvoir contrôler le débit des riches625. Ce genre de mesure, prise sous la pression des clubs et sections, ne peut pas être d’une grande efficacité. Les plaintes répétées devant le conseil de la commune de Paris et le département vont relancer l’idée d’une carte de viande, sur le modèle de la carte du pain. Plusieurs sections ont 618 André FRIBOURG, « Carême civique », L’Opinion , 9 juin 1917, p 545. 619 Albert MATHIEZ, op. cit., p 96. 620 Camille PAQUETTE, op. cit., p 56. Ceci n’est pas vrai au début de la Révolution car on a trouvé un Mémoire des marchands de bestiaux étrangers pour l’approvisionnement de la capitale sollicitant une prime afin de compenser la perte éprouvée sur les assignats, daté du 6 juillet 1791, suivi d’un arrêté du Comité d’agriculture et de commerce du 18-19 juillet 1791 qui rejette la demande. AN, D VI 10, dossier n°103. 621 Albert MATHIEZ, op. cit., p 97. 622 Le décret du 28 brumaire an II (novembre 1793) est celui où la République promet d’être « terrible envers ses ennemis, généreuse envers ses alliés, juste envers tous les peuples. » Ibid., p 97. 623 « Il est difficile d’évaluer les qu antités de céréales, de bétail, de salaisons, de matières premières de toute sorte qui furent ainsi importées de l’étranger. Mais nul doute qu’elles furent considérables. » Ibid., p 97. 624 André FRIBOURG, op. cit., p 546. 625 André FRIBOURG, op. cit., p 545. 120 rapidement pris l’initiative d’établir elles-mêmes une carte de viande, comme par exemple le Comité de l’Homme-Armé, qui arrête le 2 ventôse an II (20 février 1794) que « la viande ne serait délivrée qu’aux malades et aux aubergistes des sans-culottes et qui nourrissent des ouvriers travaillant aux armes de la République et aux citoyens porteurs de bons du Comité de bienfaisance, et que les officiers de santé seraient invités à ne délivrer l’attestation de maladie à l’effet d’avoir de la viande qu’à ceux qui en ont vraiment besoin et à venir nous donner leurs signatures626 ». Toujours le 20 février 1794, « plusieurs boucheries fermèrent faute de viande627 ». Le lendemain, un rapport de police illustre la gravité de la situation : « Les ouvriers se plaignent très fortement de ce qu’ils ne peuvent plus avoir dans les auberges de viande ni de soupe. Ils mangent du pain et des harengs saurs. Dans presque toutes les auberges, il n’y avait pas une once de viande628 ». Le 3 ventôse an II (21 février 1794), Barère prononce un grand discours à la Convention où il lance un nouvel appel au carême civique. Les raisons évoquées sont les suivantes : « Il y avait, dans l’ancien usage de l’a nnée, environ six mois de jours où les citoyens ne mangeaient pas de viande. Cette différence avec notre régime de tous les jours a dû diminuer de moitié les consommations de viande. Avant la guerre, tous les habitants des campagnes vivaient d’autres productions que la viande et aujourd’hui 120.000 hommes sous les armes mangent des viandes tous les jours… La Vendée fournissait des bœufs et des moutons, et la Vendée rebelle a été ruinée… » Et il encourage clairement les restrictions et la tempérance: « Nos pères, nous-mêmes, nous avons jeûné pour un saint du calendrier, jeûnons plutôt pour la Liberté… Faisons des économies momentanées, imposons-nous volontairement une frugalité civique pour le soutien de nos droits629… » Ce vibrant discours de Bertrand Barère de Vieuzac, avocat des Hautes-Pyrénées, est vivement soutenu par le député parisien Louis Legendre, « boucher et fils de Pierre Legendre, boucher630 ». Louis Legendre (1752-1797) a été matelot pendant dix ans, dans sa jeunesse, puis est devenu boucher. « Il n’était ni inculte ni grossier, comme on s’est plu à l’affirmer. Avant la Révolution, bien qu’il fût encore jeune, il avait acquis une certaine aisance et figurait parmi les commerçants les plus respectés du quartier Saint-Germain-des-Prés631 ». Néanmoins, au moment du vote sur la mort de Louis XVI, en décembre 1792, c’est lui qui proposa de « couper le corps en quatre-vingt-quatre morceaux, pour en envoyer un à chaque département632 ». Dans sa thèse de Droit, Françoise Guilbert fait le commentaire suivant : « L'objet du sacrifice politique ainsi distribué, aurait soudé les hommes dans la violence 626 AN, F7/2496. 627 Albert MATHIEZ, op. cit., p 138. 628 Rapport de police de Prévost du 3 ventôse an II (21 février 1794). Charles-Aimé DAUBAN, Paris en 1794 et 1795 : Histoire de la rue, du club, de la famine, Plon, 1869, p 71. 629 Albert MATHIEZ, op. cit., p 140. 630 André FRIBOURG, op. cit., p 525. 631 Pierre GASCAR, op. cit., p 130. 632 Chronique médicale, 1910, p 404. « Cette motion bien digne d’un boucher n’a pas été rapportée par le Moniteur ; mais elle se trouve dans d’autres journaux ; et le rédacteur de cet article certifie l’avoir entendue. » Louis-Gabriel MICHAUD, Biographie universelle ancienne et moderne, Paris, Desplaces, Nouvelle édition, 1854, tome 23, p 616. L’auteur de l’article sur Louis Legendre est Claude-François BEAULIEU (1754-1827), historien et publiciste français, membre du club des Feuillants, auteur des Essais historiques sur les causes et les effets de la révolution française, en 6 volumes (1801-1803). 121 sacrilège des révolutionnaires et fertilisé le découpage tout aussi symbolique du territoire dans son nouvel habit révolutionnairement quadrillé633 ». Au-delà des excès oratoires, Louis Legendre soutient le projet de carême civique pour empêcher l’entière destruction des espèces auxquelles on ne laisse pas le temps de se renouveler634. Fidèle à ses origines, il défend les bons bouchers contre les mercandiers, accapareurs de viande selon lui. Il réclame un décret pour réserver la viande aux soldats de la République et aux malades635. Face à Barère et Legendre qui réclament le carême civique, Cambon, « le grand ennemi des prêtres, observa « qu’après avoir subjugué la superstiti on », il fallait se garder de la consacrer par une loi636 ». Il explique également que les conditions climatiques étant très variables selon les régions et les saisons, le carême ne pourrait pas être appliqué de façon identique sur tout le territoire national. Malgré ces motifs assez médiocres, la Convention abandonna le projet de carême civique. Le problème de la pénurie de viande n’est donc toujours pas résolu. Sous la pression populaire, la Commune de Paris décida, le 17 ventôse an II (7 mars 1794), de « faire concurrence aux bouchers en achetant tous les jours 24 bœufs, 64 veaux, 32 moutons, dont la viande serait distribuée aux particuliers, sur l’attestation des officiers de santé. Ce n’était qu’une demi-mesure 637». Des mesures plus énergiques sont réclamées par les sections. Les Enragés inscrivent les boucheries municipales dans leur programme. « Etablissez dans toutes les villes et dans tous les bourgs considérables des magasins publics » écrit le conventionnel Roux en 1793638. En mars 1794, la section de la Montagne dénonce les repas somptuaires des traiteurs du Palais-Egalité, ci-devant Royal, et elle demande « qu’il leur fût interdit de servir des repas à plus de 2 francs par tête639». Finalement, c’est le 29 germinal an II (18 avril 1794) que la Commune de Paris se décide enfin à municipaliser la boucherie et à établir la carte de viande640. Au niveau national, aucune loi ne rendit la carte de viande obligatoire : les autorités 633 Françoise GUILBERT, Le pouvoir sanitaire : essai sur la normalisation hygiénique, Thèse de Droit, 1992. Pour illustrer la peur qu’inspirent les bouchers pendant la Révolution, j’ai placé en annexe 15 une gravure de 1790 au titre évocateur : « Tremblez aristocrates, voilà les bouchers ! ». Dessin de Duchemin, gravé par Hurard. BNF, Cabinet des estampes, De Vinck, tome 29, 4963. 634 L’intervention du boucher Legendre le 3 ventôse an II (21 février 1794) n’est pas dénuée d’un certain lyrisme: «Décrétez ce carême civique, autrement la disette de viande se fera sentir dans toute la République… Décrétez le carême que je vous propose, autrement il viendra malgré vous. L’époque n’est pas éloignée où vous n’aurez ni viande ni chandelle. Les bœufs qu’on tue aujourd’hui ne donnent pas assez de suif pour éclairer leur mort ! » Albert MATHIEZ, op. cit., p 140-141. 635 André FRIBOURG, op. cit., p 545. 636 Albert MATHIEZ, op. cit., p 141. 637 Ibid., p 138. 638 Bernard-Etienne CAMBAZARD, La vie chère et le commerce de la viande de boucherie, Thèse de sciences économiques, Faculté de Droit de Dijon, 1933, p 236. 639 640 Albert MATHIEZ, op. cit., p 138-139. Cambazard ne retient pas la date du 29 germinal an II. « A Paris, un établissement privé fut réquisitionné à la suite d’un arrêté d’un Comité de Salut public, du 28 frimaire de l’an III . Il fut appelé « la Boucherie générale » et placé sous la direction d’un maître du nom de Sauvegrain. L’approvisionnement en viande s’effectua par les soins du gouvernement. Le but poursuivi était le même qu’aujourd’hui : combattre la cherté. La clientèle parisienne fut enthousiasmée ; mais quelques mois plus tard, la « Boucherie générale » disparut néanmoins « sans laisser de trace ». Bernard-Etienne CAMBAZARD, op. cit., p 236. 122 locales étaient libres de mettre en place les restrictions de leur choix641. Cette mesure n’a pas toujours été bien accueillie par le peuple de Paris, comme le suggèrent certaines réactions hostiles dans les quartiers642. Albert Mathiez donne une description un peu plus précise que celle d’Hubert Bourgin sur le système de boucherie municipale mis en place à Paris à partir d’avril 1794 : « Le bétail fourni par l’Etat était abattu par un agent de la ville, Sauvegrain, qui le distribuait aux bouchers, au prorata de la population de leur quartier. Chaque boucher avait un certain nombre de ménages à fournir. Il devait livrer tous les 20 jours « autant de demi-livres de viande qu’il y aura de bouches désignées sur la carte qui sera fournie à cet effet ». La carte de pain servirait aux distributions en attendant la fabrication de la carte de viande. Les livraisons s’effectuaient en présence d’un commissaire de la section, qui visait la carte. Les bouchers avaient un bénéfice de 10% sur la viande qui leur était fournie. On leur abandonnait, en outre, les langues de bœuf et les fressures de mouton pour les indemniser de leurs frais de transport. La tête de veau était comptée pour quatre livres de viande, les quatre pieds de veau pour une livre. Les traiteurs n’étaient fournis qu’après les simples citoyens et sur les quantités restantes, la distribution faite. Pour empêcher les boucheries particulières de se maintenir en concurrence avec la boucherie municipale et de perpétuer la fraude, le Comité de salut public interdit, le 7 germinal, aux bouchers de Paris, d’acheter de la viande « dans quelque marché que ce soit de la République ». La Commune obligea ceux d’entre eux qui avaient du bétail acheté antérieurement à le lui revendre au maximum (6 floréal). Avec l’institution de la carte, la quantité de viande, bien entendu, n’augmenta pas, mais celle qui existait fut répartie également entre les consommateurs, riches ou pauvres. Tous les cinq jours, au minimum, la carte permit de toucher une demi-livre de viande par tête à un prix raisonnable. C’était peu, mais, à cette époque, l’usage de la viande était beaucoup moins répandu qu’aujourd’hui. La carte fonctionna à Paris pendant plusieurs mois643». Entre avril 1794 et février 1796, le système de distribution de la viande dans Paris est donc tout à fait particulier, basé sur le rationnement et un contrôle strict de l’Etat. Il est fort possible que le système de boucherie municipale se soit beaucoup assoupli après la chute de Robespierre le 9 thermidor an II (27 juillet 1794). Les plaintes attestées en janvier 1795 contre les bouchers laissent penser que la carte de viande n’est plus appliquée, ou du moins qu’elle est devenue totalement inefficace depuis l’abrogation de « toutes les lois portant fixation d’un maximum » le 4 nivôse an III (24 décembre 1794)644. Ainsi, un rapport de police du 9 janvier 1795 nous apprend qu’on « murmure contre les bouchers qui cachent pour leurs amis les plus beaux morceaux de viande, tandis que le malheureux a beaucoup de réjouissance, et contre les commissaires civils qui ferment les yeux sur ces abus645». Un rapport du 1er pluviôse an III 641 Ainsi, Senlis adopte la carte de viande comme Paris, alors que Chambéry préfère le système du carême civique. Ibid., p 140. 642 « Un membre du comité révolutionnaire de la section des droits de l’homme a proclamé avec un tambour, que dorénavant on aurait plus de bœufs, qu’avec des cartes, pour les gens malades, etc… Les femmes et des hommes en tablier ont dit tout haut, la proclamation faite : à présent il faudra donc faire du bouillon avec de la viande de chien. Ces messieurs ressemblent aux prêtres qui vous défendent de manger de la viande, mais qui s’en f… par la gueule secrètement. » peut-on lire dans un rapport de Bacon du 4 ventôse an II (22 février 1794). DAUBAN, op. cit., p 80. 643 Albert MATHIEZ, op. cit., p 139. 644 Emile LEVASSEUR précise que « toutefois deux décrets complémentaires (24 nivôse et 8 ventôse) maintinrent les marchés faits avant le décret du 4 nivôse ». Emile LEVASSEUR, Histoire des classes ouvrières et de l’industrie en France de 1789 à 1870 , Arthur Rousseau, 2e édition, 1903, tome 1, p 208. 645 Ibid., p 213. 123 (20 janvier 1795) relève que « le porc frais vaut 55 sous la livre, la viande de boucherie 35 à 40 sous646». La situation alimentaire se dégrade toujours davantage en 1795: « La viande valait à Paris 40 sous la livre le 20 janvier et 7 livres 10, le 1er avril647 ». Pourtant, curieusement, dans un mémoire de mars 1795, les bouchers se plaignent du fonctionnement des distributions de viande648. Cela signifierait donc que le système de boucherie municipale est toujours en place. Dans ce mémoire, le service militaire est mis en cause, car il a habitué tous les citoyens à consommer de la viande. Les auteurs réclament une libéralisation de la boucherie car les moins aisés ont besoin de viande toute l'année et que les autorités doivent y pourvoir, pour éviter les émeutes. Ils demandent la réglementation du métier car il y a des démissions de bouchers à cause des lois sur la boucherie générale. Ils proposent qu’il y ait deux ou trois lieux de distribution par section et un boucher par lieu de distribution, surveillé par les autorités (pour respecter les quotas de distribution). Ils réclament un prix uniforme fixé pour les trois espèces (bœuf, veau, mouton). Les revendications corporatistes ne sont pas absentes du mémoire, sur le thème de la qualification professionnelle nécessaire ou de la limitation du nombre des bouchers souhaitable649. Nous pouvons donc retenir que la boucherie générale existe à Paris entre 1794 et 1796, qu’elle fonctionne sans doute de façon assez stricte jusqu’en juillet 1794, puis que son efficacité devient très douteuse en 1795, vu la hausse du prix de la viande. La possibilité offerte en juillet 1791 aux municipalités françaises de taxer la viande ne semble pas avoir été fermement utilisée à Paris ni avoir donné des résultats probants. Le débat sur la taxe de la viande réapparaîtra notamment entre 1855 et 1858. Emile Levasseur n’est pas tendre sur l’inefficacité des mesures prises par la Convention concernant l’approvisionnement de Paris : « Après la Terreur, la capitale se trouvant sous les yeux de l’Assemblée, était une des villes où les décrets du maximum étaient appliqués avec le plus de rigueur et une de celles où le gouvernement avait le plus intérêt à ne pas irriter la colère du peuple par la famine. La Convention avança au département des sommes considérables pour acheter des subsistances. C’est précisément une des raisons pour lesquelles l’administration des subsistances y a été détestable et la population a souffert plus qu’ailleurs de privations. On était rationné pour le pain, la viande, le charbon et on a manqué presque constamment pendant la Terreur et plus encore après la Terreur, lorsque le despotisme politique eut cessé de faire contrepoids au despotisme économique du maximum, des réquisitions et des distributions officielles ; le mal a duré tant que l’assignat est resté la monnaie légale (c’est-à-dire jusqu’au 30 pluviôse an IV, le 19 février 1796). La récolte de 1794 ne fut pas bonne, ce qui aggrava la situation. Les mesures prises pour nourrir la population l’aggravèrent peut-être davantage 650 ». 646 Ibid. 647 Denis WORONOFF, La République bourgeoise de Thermidor à Brumaire (1794-1799), Seuil, 1972, p 22. 648 Observations sur la boucherie générale de Paris et réflexions sur le mode de distribution de la viande aux citoyens de Paris par les bouchers de Paris ; abus et vices de cette distribution ; moyens d’y remédier , Paris, Maillet, 27 ventôse an III (mars 1795), 31 p. BHVP, 8° 12009 (dossier n°12). 649 « Il faut choisir des bouchers, dont la capacité et la probité reconnues, assurent au gouvernement que ses intentions seront remplies. » Et plus loin : « Il est reconnu qu’un petit nombre d’ouv riers instruits dans leur profession, font plus vite et mieux le travail qui leur est confié qu’une multitude dont la majeure partie ne connaît pas le travail. » Ibid., p 21 et p 24. 650 Emile LEVASSEUR, op. cit., pp 208-209. 124 g) Les mesures financières prises par le Directoire (1795-1799) Le rétablissement progressif des péages et de l’octroi en 1797-1798 est une autre mesure anti-libérale qui suscite des commentaires acerbes, car la plupart du temps les auteurs insistent sur l’inefficacité du système à cause des fraudes nombreuses. Les barrières d’octroi avaient été mises en service le 9 juin 1790, mais, « à la suite de multiples incidents, l’Assemblée constituante vota la suppression de tous les impôts perçus à l’entrée des villes, bourgs et villages à partir du 1er mai 1791651 ». Selon Edouard Vignes, « le décret des 2-17 mars 1791 supprima les droits d’octroi en même temps que les autres taxes indirectes ; mais leur rétablissement fut autorisé, pour Paris d’abord, par la loi du 27 vendémiaire an VII [18 octobre 1798]; pour quelques autres villes, par celle du 27 frimaire an VIII [décembre 1798]; et enfin, d’une manière générale, dans l’intérêt des hospices, par la loi du 5 ventôse an VIII [23 février 1799]. La même loi décida que les projets de tarifs et de règlements votés par les conseils municipaux seraient soumis à l’approbation du Gouvernement, et arrêtés par lui s’il y avait lieu652 ». Selon Robert Laurent, c’est p our permettre aux villes de pourvoir à leurs dépenses, que « la loi du 9 germinal an V [mars 1797] avait prévu qu’elles pourraient, avec l’autorisation du Corps Législatif, avoir recours à des contributions indirectes et locales. L’administration de Paris fut la première à demander le rétablissement d’un octroi pour sortir des embarras financiers où elle se débattait653. L’autorisation lui en fut accordée par une résolution du Conseil des Cinq-Cents en date du 24 vendémiaire an VII, approuvée le 27 par le Conseil des Anciens. Sur ces entrefaites la loi du 11 frimaire an VII [1er décembre 1798] qui, entre autres choses, réorganisait le budget des communes, précisait dans quels cas il était loisible d’établir un octroi 654 ». Pour Denis Woronoff, quand le gouvernement instaure le « droit de passe » le 10 septembre 1797, il cherchait à dégager des ressources pour réparer et entretenir le réseau routier, mais finalement, ces multiples barrières parurent attentatoires à la liberté de circulation et « la fraude se développa sur une grande échelle655 ». Jean Tulard précise l’ampleur des fraudes après la loi du 27 vendémiaire an VII (18 octobre 1798) qui rétablit un octroi « municipal et de bienfaisance » au bénéfice de la ville de Paris656. Même si la fraude sur les eaux-de-vie est la plus importante, celle sur les bœufs n’est pas négligeable. Ainsi, pour les eaux-de-vie en l’an VII (1798-1799), les autorités prévoyaient un bénéfice de 459 200 F (correspondant à une consommation de 28 000 hectolitres), alors que le chiffre effectif ne fut que de 50.490 F (pour une consommation réelle de 3100 hectolitres)657. Pour 651 Danielle CHADYCH et Dominique LEBORGNE, Atlas de Paris : évolution d’un paysage urbain , Parigramme, 1999, p 108. 652 Edouard VIGNES, Traité des impôts en France, 4e édition, Guillaumin, 1880, tome I, pp 204-205. 653 « L’absence de ces ressources mettait la capitale dans une position financière délicate, l’empêchant d’entretenir la voirie, l’éclairage, les hôpitaux, les secours à domicile et de payer les agents municipaux. Aussi, après que l’on eut essayé vainement de trouver d’autres recettes fiscales, l’octroi fut rétabli le 18 octobre 1798. Les droits d’entrée, faibles au début, furent augmentés dans de fortes proportions dès que les barrières et le mur furent restaurés ». Danielle CHADYCH et Dominique LEBORGNE, op. cit., p 108. 654 Robert LAURENT, L’octroi de Dijon au XIX e siècle, Paris, SEVPEN, 1960, p 1. 655 Denis WORONOFF, op. cit., p 114. 656 Alfred FIERRO, op. cit., p 1027. 657 Jean TULARD, Paris et son administration (1800-1830), Commission des travaux historiques de la Ville de Paris, 1976, p 210. 125 les bœufs en l’an VII, l’administration attendait 1.080.000 F de bénéfices (pour une consommation estimée à 72 000 bœufs), alors que la recette effective ne fut que de 50.490 F (correspondant à 3100 bœufs). La fraude était donc très importante, car la consommation n’a pas fléchi pendant cette période. Les abattages clandestins dans Paris et les passages de paniers de viande morte devaient donc être encore fréquents en 1798-1799. Tout en rétablissant l’octroi, le Directoire retouche le système des patentes mis en place en mars 1791658. Cette contribution directe a été « supprimée par la loi du 21 mars 1793 comme faisant double emploi avec l’impôt mobilier ; rétablie par celle du 4 thermidor an III [22 juillet 1795] pour certaines professions seulement et d’après un tarif basé sur l’importance de l’industrie ; étendue à nouveau à toutes les professions par la loi du 6 fructidor an IV [23 août 1796], qui combina les deux systèmes des droits fixes et des droits proportionnels659 ; modifiée ensuite par diverses lois dont les dispositions furent réunies et refondues dans celle du 1er brumaire an VII [22 octobre 1798]660 ». Cette loi « transforme la patente en établissant un double droit : l’un fixe, variant avec la population d e la cité et d’un montant différencié pour les professions réparties en sept classes (le minimum est de 3 F pour les cordonniers, le maximum de 500 F pour les banquiers) ; l’autre proportionnel et calculé sur le dixième du loyer des maisons, boutiques, usines ou ateliers661 ». Il serait intéressant de connaître le sort réservé aux bouchers. N’étant pas soumis à un tarif exorbitant – comme la « patente supérieure » des marchands de vin, aubergistes et hôteliers – les bouchers parisiens ne semblent pas avoir exprimé de réclamations particulières contre cette contribution directe662. Dernier exemple de la réorganisation financière menée par le Directoire : les droits de place dans les Halles et marchés. « Supprimés par l’article 19 de la loi du 28 mars 1790, ils renaissent rapidement de leurs cendres car il faut entretenir les installations et salarier le personnel. La loi du 11 frimaire an VII [1er décembre 1798] les rétablit au profit des communes qui les prélèveront soit directement avec des employés municipaux, soit par 663 l’intermédiaire d’une régie communale ». Ainsi, face à la déréglementation de la période révolutionnaire, on constate que les bouchers n’ont pas trop souffert. Le cadre corporatiste contraignant est aboli mais le métier réussit à se faire entendre par les nouvelles autorités et à imposer des règlements, plus ou moins efficaces, contre leurs concurrents. La taxe de la viande n’est appliquée avec rigueur que pendant une très courte période. La plupart des règles d’Ancien Régime sur l’approvisionnement sont maintenues. Certes, la suppression de la limitation du nombre des étaux favorise la concurrence et c’est donc sur cette question que les bouchers réguliers vont se battre pour rétablir un système de contrôle plus strict dès 1800. 658 Robert Schnerb évoque la mise en place difficile de la patente et le travail pénible des « visiteurs des rôles » en 1791-1792 dans le Puy-de-Dôme. Robert SCHNERB, Les contributions directes à l’époque de la Révolution dans le département du Puy-de-Dôme, Thèse, Paris-Sorbonne, Alcan, 1933, p 149-185. 659 Robert Schnerb consacre plusieurs pages aux « nouvelles patentes » des années IV-V-VI et à l’application de la loi du 1er brumaire an VII. Ibid., p 412-419 et p 468-474. 660 Edouard VIGNES, Traité des impôts en France, 4ème édition, Guillaumin, 1880, tome I, p 52-53. 661 André NEURRISSE, Histoire de la fiscalité en France, Economica, 1996, p 52. 662 Les ruraux et les marchands de vin auvergnats ont été particulièrement résistants au paiement de la patente en 1791-1792. Robert SCHNERB, op. cit., p 167-171. 663 Bernard GARNIER, « Les marchés aux bestiaux : Paris et sa banlieue », Cahiers d’Histoire , n°3-4, 1997, p 591. 126 2) LA RESTAURATION PROGRESSIVE DU PRIVILEGE (1800-1811) a) L’arrêté du 9 germinal an VIII (30 mars 1800) Avec le coup d’Etat du général Bonaparte le 18 brumaire an VIII (9 novembre 1799) et le début du Consulat, la réglementation va être appliquée avec beaucoup plus de rigueur et les bouchers vont récupérer progressivement leurs anciens privilèges et vont même réussir à rétablir une corporation. Sous le Directoire, les bouchers avaient multiplié les pétitions pour réclamer une réglementation, notamment pour l’interdiction du métier aux détaillants, mais toutes les mesures de police étaient restées sans effet664. Face à ce vide institutionnel, les bouchers réagissent comme les autres milieux du commerce, dont le comportement a été bien résumé par Jean-Pierre Hirsch : « ils opposèrent d’abord une évidente inertie aux demandes qui risquaient de bouleverser leurs habitudes ; mais, dans un tel suspens, ils apprirent aussi à se servir de ce qui subsistait et à y adapter leur argumentation. Pour le reste, ils patientèrent665 ». Les consuls n’étant pas retenus par les mêmes scrupules que le Directoire, les bouchers adressent une nouvelle pétition au gouvernement en pluviôse an VIII (février 1800). Outre certains propos excessifs du style : « Les désordres sont tels que l’espèce bovine est menacée de ruine, l’agriculture minée dans une de ses principales ressources, une portion précieuse de la subsistance du peuple compromise et le trésor public frustré de ses droits », les bouchers annoncent habilement leurs attentes : « Nous sommes loin de penser que le gouvernement porterait atteinte au grand principe de la liberté du travail en le soumettant à des règlements sages qui, en lui donnant du nerf, le rendraient plus avantageux à l’Etat et aux particuliers… La viande est une denrée de première nécessité… Nos ressources en ce genre doivent être surveillées et économisées666 ». Non seulement les bouchers évoquent le respect du « grand principe de la liberté du travail », mais, comme le note Hubert Bourgin, « les bouchers accommodaient leurs prétentions au droit nouveau, en attribuant au droit de patente une valeur de monopole667». Ainsi peut-on lire dans la pétition de pluviôse an VIII : « N’est-ce pas une violation de tous les principes et de la loi sacrée de l’égalité de permettre que le citoyen qui paye un droit au gouvernement pour avoir la faculté de faire un commerce, et qui fonde son établissement sur la protection qu’il doit en recevoir, soit frustré de son attente par la facilité accordée au premier venu d’exercer ce même état à sa porte, sous ses yeux, sans être assujetti au paiement du même droit que lui668 ? ». Pour les bouchers, cette injustice est d’autant plus grande que le métier exige une compétence spéciale. La limitation de la liberté d’établissement est donc la revendication essentielle des bouchers parisiens. 664 Emile LEVASSEUR évoque notamment l’inefficacité des décrets du 24 floréal an IV (13 mai 1796) et du 3 thermidor an V (21 juillet 1797). Emile LEVASSEUR, « La corporation sous le Consulat, l’Empire et la Restauration », La Réforme sociale, tome XLIII, janvier-juin 1902, p 232. 665 Jean-Pierre HIRSCH, Les deux rêves du commerce : entreprise et institution dans la région lilloise (17801860), Paris, EHESS, 1991, p 243. 666 Pétition des bouchers aux Consuls, pluviôse an VIII. AN, F12/502. 667 Hubert BOURGIN, L’industrie à Paris pendant la Révolution , Paris, E. Leroux, 1911, p 131. 668 Pétition des bouchers aux Consuls, pluviôse an VIII, p 3. AN, F12/502. 127 Ces réclamations furent entendues car un arrêté du préfet de police de Paris du 9 germinal an VIII (30 mars 1800) commence par « décider que nul à l’avenir ne pourrait exercer la profession de boucher sans être commissionné par le préfet de police669 ». Le commentaire d’Hubert-Valleroux sur cette mesure est assez intéressant : « Un arrêté du 9 germinal an VIII constatait que l’on exposait journellement en vente des viandes insalubres « qui compromettaient la santé des citoyens ». Depuis le commencement de la Révolution, en effet, aucune surveillance n’était plus exercée sur les denrées. On avait aboli à la fois, et le contrôle des syndics de corporations en détruisant ces corporations, et celui moins effectif, il faut le dire, des officiers royaux chargés aussi de cette surveillance, sans les remplacer aucunement. Mais l’arrêté de germinal, au lieu d’établir ce contrôle nécessaire, décida que nul ne pourrait exercer la profession de boucher sans être commissionné par le préfet de police670». Ce problème de la disparition des instances publiques de contrôle économique remonte au décret Goudard du 27 septembre 1791 qui supprime non seulement les chambres de Commerce mais aussi « tout l’édifice réglementaire », notamment les inspecteurs et directeurs généraux du commerce et des manufactures, les inspecteurs ambulants et élèves des manufactures, etc671… L’Assemblée constituante devant clôturer ses travaux le 30 septembre 1791, le débat autour du décret Goudard a été escamoté et l’Assemblée législative « n’eut pas le loisir de reprendre le dossier qui lui avait été transmis672 ». Philippe Minard résume bien la situation : « Le 27 septembre 1791, la Constituante supprime tout, sans rien reconstruire et sans l’avoir vraiment voulu 673 ». Cette absence de corps intermédiaires, spécifique de la France entre 1791 et 1884 (reconnaissance du fait syndical), voire jusqu’en 1901 (loi sur le droit d’association), est soulignée par de nombreux auteurs 674. Par son arrêté du 9 germinal an VIII (30 mars 1800), le préfet de police de Paris, Dubois, ne respecte pas la fameuse liberté du travail car il préfère soumettre l’accès au métier à une autorisation plutôt que de mettre en place des instances de contrôle. Depuis le décret des 16-24 août 1790, c’est l’autorité municipale qui exerce la surveillance sur les bouchers, en vertu des pouvoirs qui lui ont été conférés « relativement à l’inspection sur la fidélité du débit des denrées se vendant au poids et la salubrité des comestibles exposés en vente publique, ainsi qu’aux mesures à prendre pour éviter les épidémies, pour assurer la sûreté de la voie 669 Emile LEVASSEUR, op. cit., p 232. 670 Pierre HUBERT-VALLEROUX, Les corporations d’arts et métiers et les syndicats professionnels en France et à l’étranger , Paris, Guillaumin, 1885, p 195. 671 Jean-Pierre HIRSCH, op. cit., p 241. 672 La Constituante « ne disposa peut-être pas d’une heure pour examiner le travail de législation commerciale préparé depuis le début de l’été par son comité d’agriculture et de commerce . (…) Le plus grave fut que, au lieu d’ajourner le décret proposé par Goudard (« Aux voix l’ajournem ent », criait-on de divers côtés), l’Assemblée se laissa convaincre d’en adopter une partie : quatre articles sur douze, ajournant les autres à la prochaine législature. » Ibid., p 242. 673 Philippe Minard donne en détail les circonstances de la « grande suppression » du décret Goudard. Philippe MINARD, La fortune du colbertisme : Etat et industrie dans la France des Lumières, Fayard, 1998, pp 351356. 674 A l’occasion du Bicentenaire de la Révolution française, Pierre Rosanvallon a rédigé un petit article qui rappelle les éléments essentiels de l’absence des corps intermédiaires en France après la Révolution. Pierre ROSANVALLON, « Corporations et corps intermédiaires », Le Débat, n°57, novembre-décembre 1989, pp 190-194. 128 publique675. » Jean Tulard note que Dubois, « sous le prétexte que certains bouchers débitaient une viande malsaine, réglementa de sa propre autorité le commerce de la boucherie et de la charcuterie676». Alors qu’Hubert-Valleroux déplore l’absence d’un contrôle, Jean Tulard affirme au contraire que « le premier soin de Dubois fut d’organiser sérieusement l’inspection de la qualité des viandes apportées dans les halles et marchés677». Mais en fait, si le préfet ne tourne ses efforts que vers les halles et marchés, cela signifie qu’il lutte contre les bouchers forains et donc qu’il renforce le statut des bouchers réguliers. Alfred des Cilleuls dénonce vigoureusement les décisions arbitraires prises par le préfet Dubois: « Pour éluder la loi, en se couvrant d’un besoin d’hygiène alimentaire, le préfet de police s’était réservé d’agréer les locaux dans lesquels s’installeraient les bouchers ou charcutiers (article 1 de l’ordonnance du 9 germinal an VIII) : cela ne lui parut point suffisant, et il obtint l’appui du pouvoir central, pour consacrer des mesures encore et de beaucoup plus restrictives de la liberté commerciale678 ». Dans un rapport du 19 frimaire an X (décembre 1801), le préfet de police justifie ainsi sa politique : « Avant la Révolution, il n’y avait dans Paris, que 230 bouchers, et ils suffisaient… Depuis cette époque, leur nombre s’est tellement accru qu’il existe aujourd’hui 580 individus tenant des étaux, non compris 300 détaillants établis dans les halles et marchés. La plupart de ces individus se croient en droit, à la faveur de la patente, de vendre de la viande, sans avoir les connaissances acquises pour cet état. Ces prétendus bouchers, toujours avides de gain et peu jaloux de se conformer aux règlements de police, garnissent leurs étaux, quand le prix de la viande est modéré, et les ferment, lorsque le prix est trop élevé679 ». Quand le préfet Dubois dénonce certains bouchers qui débitent une viande malsaine, Alfred des Cilleuls répond qu’il était facile de faire cesser ces abus par la surveillance et la saisie des comestibles, en utilisant l’article 29 de la loi des 19 et 22 juillet 1791 680. Encouragés par ce premier succès, les bouchers parisiens vont multiplier les requêtes pour défendre leurs intérêts corporatifs. « Le 1er nivôse an IX, un des principaux représentants de la corporation, Ortillon, publia un premier mémoire de revendications681; il en publia un autre un an après ; et en lui accusant réception du second, le ministre de l’intérieur lui écrivait qu’il était « comme le premier dans les bons principes, et très propre à éclairer l’autorité 682 ». Les pétitions des bouchers au premier consul, au ministre de l’intérieur, au Conseil d’Etat se 675 Article 3, titre XI du décret des 16-24 août 1790. L. PASQUIER, article « Boucherie », La Grande encyclopédie, inventaire raisonné des sciences, des lettres et des arts par une société de savants et de gens de lettres, H. Lamirault, 1888, tome VII, p 551. 676 Jean TULARD, Paris et son administration (1800-1830), Commission des travaux historiques de la Ville de Paris, 1976, p 306. 677 Ibid. Alfred DES CILLEULS, Histoire de l’administration parisienne au XIX e siècle : tome I (1800-1830), H. Champion, 1900, p 124. 678 679 Ibid., p 123. 680 Ibid. 681 ORTILLON, Coup d’œil sur l’ancien commerce de boucherie à Paris, sur son état présent, sur les moyens d’y ramener l’ordre, d’assurer l’approvisionnement de Paris et d’y faire diminuer le prix de la viande , 1801, 9 p. AN, F11/1146. 682 Le ministre de l’intérieur au citoyen Ortillon, ancien marchand boucher, 22 pluviôse an X. AN, F11/1146. 129 succédèrent683 ; et les mémoires se suivaient aussi et se renouvelaient. L’un deux, sous forme de lettre à un membre du Conseil d’Etat 684, montre bien l’action constante des bouchers attachés au monopole corporatif, et leur collaboration constante avec l’administration 685 ». Dans leur lettre du 8 fructidor an X (26 août 1802) au Conseil d’Etat, les bouchers réclament la suppression d’un « arrêté de la préfecture de police qui a établi le commerce en gros de la viande morte à la halle et la vente en détail sur les places et marchés par des commissionnés de la préfecture au préjudice du commerce des étaux de la ville686 ». Enfin, la seule convenance du local suffit pour obtenir la permission du préfet de police, ce qui est une condition beaucoup trop large aux yeux des bouchers, qui veulent obtenir une limitation effective du nombre d’étaux 687. Par exemple, Ortillon propose une limitation à 480 bouchers : « peut-être même 400 pourraient suffire, avec 600 étaux au plus, sans qu’aucun boucher pût avoir plus de 3 étaux 688». Néanmoins, les bouchers connaissent un revers en octobre 1801 avec l’ordonnance du 11 vendémiaire an X qui réglemente minutieusement le trajet des bestiaux entre les marchés de Sceaux et de Poissy et Paris. Les bouchers réclament la restitution du droit d’Ancien Régime de parcours sur les terres en jachère de la banlieue. Mais un avis du conseil d’état, approuvé le 30 frimaire an XII (22 décembre 1803), rejette cette requête car la réciprocité est impossible : il s’agit en effet d’une servitude sans compensation 689. Les bouchers n’obtiennent donc pas systématiquement le rétablissement de leurs anciens privilèges. b) L’arrêté du 8 vendémiaire an XI (30 septembre 1802) Dans l’arrêté du 8 vendémiaire an XI (30 septembre 1802), le préfet de police cède à toutes les exigences des bouchers, sauf celle de la limitation. La plupart des auteurs s’accordent pour considérer cet acte comme la réapparition de la corporation des bouchers de Paris, en attendant la restauration de la caisse de Poissy et de la limitation en 1811. Emile Levasseur justifie ainsi la mesure prise par le préfet de police Dubois : « comme les bouchers continuaient à ouvrir et à fermer leurs étaux à leur gré selon que la marchandise était à bon marché ou à haut prix, et que plusieurs débitaient encore des viandes gâtées, il constitua une corporation690 ». Une légende veut que l’arrêté du 8 vendémiaire an XI ait été pris à cause de la mauvaise qualité des viandes servies à la table du premier Consul691. 683 Au citoyen Premier Consul de la République française, 7 fructidor an X ; Au Conseil d’Etat, an X. AN, F11/1146. 684 DANET et CROUSLE, Lettre à un membre de la section du commerce du Conseil d’Etat, 8 fructidor an X. AN, F12/502. 685 Hubert BOURGIN, op. cit., p 129. 686 Ibid. 687 Réponses aux questions faites par le préfet de police. AN, F11/1146. 688 ORTILLON, Réflexions sur le commerce de la boucherie, p 8. AN, F11/1146. 689 LANZAC DE LABORIE, Paris sous Napoléon, tome 5 : Assistance et Bienfaisance, Approvisionnement, Plon, 1908, p 304. 690 691 Emile LEVASSEUR, op. cit., p 232. « On raconte même que c’est à la suite d’un dîner où l’on avait fait mauvaise chère que Bonaparte prit l’arrêté du 8 vendémiaire réglementant à nouveau le commerce de la viande qui, malgré les mesures prises par le 130 Jean Tulard note que la « charte de la boucherie » est calquée sur celle de la boulangerie du 19 vendémiaire an X (11 octobre 1801) et qu’elle révèle le poids grandissant du préfet Dubois face au ministre de l’intérieur Chaptal 692. Pour Jean Tulard, les raisons sanitaires sont les principales motivations de l’arrêté du 8 vendémiaire an XI: « La halle aux viandes n’était, selon lui (Dubois), composée que de mercantis qui achetaient dans les campagnes des animaux étiques ou malades. En 1802, le prix de la viande ne cessa d’augmenter (le bœuf atteignit alors le prix exorbitant de 14 sols la livre) ; des éleveurs profitèrent de cette hausse pour vendre des denrées impropres à la consommation. En trois jours les inspecteurs saisirent trois mille livres de viande avariée693 ». Sous doute plus lucide, Hubert Bourgin donne des raisons moins louables : « D’abord, en général, le pouvoir était acquis aux mesures d’autorité, de réglementation, et aussi de défense des intérêts établis. Puis, en particulier, l’administration était désireuse de satisfaire le public et d’instituer un régime industriel qui pût tourner à l’avantage des consommateurs 694 ». Selon Alfred des Cilleuls, « un premier arrêté avait été signé le 13 nivôse an X (janvier 1802) mais, on ne sait pourquoi, il resta sans suite. Lebrun avait proposé un contreprojet en 3 articles, que Dubois combattit énergiquement et fit échouer695». Selon Lanzac de Laborie, un premier arrêté avait été présenté le 4 mars 1802 par Chaptal et Dubois, mais Bonaparte en avait retardé la signature car il restait une incertitude sur l’organisme qui devait recevoir les cautions versées par les bouchers : serait-ce la Banque de France ou fallait-il créer une caisse spéciale pour les bouchers696 ? A cause des instincts autoritaires de Dubois et de ses rapports alarmistes sur la cherté et la mauvaise qualité des viandes en juin et juillet 1802, Bonaparte se décide à signer l’arrêté en septembre 1802 697. Il est vrai que depuis le senatusconsulte du 4 août 1802, Bonaparte est consul à vie. La politique extérieure permet aussi aux autorités de justifier les mesures autoritaires qui se préparent. Ainsi, Lanzac de Laborie rappelle que le « premier consul se faisait renseigner sur la situation des marchés : il prescrivait personnellement une surveillance rigoureuse à l’égard des agents suspects de négocier des achats pour le compte de l’étranger 698 ». Ainsi, en mars 1802, le préfet de police de Paris prévient le ministre de l’intérieur que deux anglais se sont présentés le 13 ventôse sur le marché de Poissy pour y marchander des bœufs et des moutons 699. Il craint que ces individus n’aient cherché à connaître le cours, dans l’intention de se rendre dans les herbages pour y acheter des bestiaux et les faire passer à l’étranger 700. L’argument militaire est souvent utilisé pour justifier le maintien des prix élevés malgré toutes les mesures restrictives prises depuis 1800. Ainsi, en mai 1803, le préfet de Directoire, menaçait de devenir une calamité publique. » Georges CHAUDIEU, De la gigue d’ours au hamburger , ou la curieuse histoire de la viande, La Corpo, 1980, p 45. 692 Jean TULARD, op. cit., p 307. 693 Ibid., p 306. 694 Hubert BOURGIN, op. cit., p 130. 695 AN, cote AF IV 1238. Alfred DES CILLEULS, op. cit., p 408. 696 LANZAC DE LABORIE, op. cit., p 296. 697 Ibid., p 297. 698 LANZAC DE LABORIE, op. cit., p 303. 699 Bonaparte signe la paix d’Amiens avec l’Angleterre le 25 mars 1802. 700 AN, cote AF IV 1058. 131 police de Paris explique la cherté de la viande par l’insuffisance de l’élevage : la rupture de la paix d’Amiens 701 et les convois de bestiaux qui partent vers le camp de Boulogne dégarnissent le marché de Poissy702. En septembre 1804, un rapport du ministre de l’Intérieur par intérim, Portalis, signale que la pénurie de bestiaux s’est accentuée sur les marchés de Sceaux et de Poissy703… Quelles sont les dispositions prévues par ce fameux arrêté du préfet de police du 8 vendémiaire an XI (30 septembre 1802) ? « Tous les individus exerçant la profession de boucher à Paris devraient tous, sans exception, se faire inscrire avant le début de brumaire. Le préfet de police désignerait trente d’entre eux, dont dix pris parmi les moins patentés ; les trente bouchers se réuniraient pour nommer un syndic et six adjoints. Le syndicat ainsi constitué soumettrait prochainement un projet de règlement à l’approbation administrative. Nul ne pourrait être désormais boucher sans la permission du préfet, lequel à son tour devrait prendre l’avis du syndic. Les bouchers, selon l’importance de leur établissement avaient à payer un cautionnement de 3000, 2000 ou 1000 francs ne portant pas intérêt mais alimentant la Caisse de la boucherie destinée à secourir les bouchers qui éprouveraient des pertes dans leur commerce. Les prêts dont la durée était fixée à un mois et l’intérêt à demi pour cent étaient faits sur la demande de l’emprunteur par une décision du préfet, rendue après avis du syndicat. Nul boucher ne pourrait laisser son étal trois jours sans approvisionnement sous peine de le voir fermé pendant six mois ; nul ne pourrait quitter le métier sans avoir prévenu dix mois d’avance sous peine de perdre son cautionnement. Les achats de bestiaux n’auraient lieu qu’à Sceaux, à Poissy et au marché aux veaux 704». Concernant le mode de désignation du syndicat, Emile Levasseur remarque que c’est « un mode d’élection plus aristocratique que celui des anciennes corporations, même de c elles qui avaient introduit le plus de distinctions entre les catégories de membres705». Par une ordonnance du 6 décembre 1802, « les bouchers furent sommés de faire savoir s’ils continuaient leur commerce et de déposer leur cautionnement706». Pour Hubert Bourgin, cette ordonnance du 15 frimaire an XI (6 décembre 1802), qui supprime toutes les tolérances, représente également une mesure radicale contre le colportage des viandes. Certes, « la vente de la viande au détail par les mercandiers ou marchands parisiens ne fut point empêchée par cette ordonnance ; le colportage lui-même dura. Toutefois, ces formes de vente paraissent avoir perdu, à la fin de la période considérée, une part notable de leur importance, au profit d’autres formes, telles que la vente sur les marchés 707». La lutte contre les colporteurs de viande était une priorité du préfet de police depuis au moins février 1802, car on peut lire dans une lettre du 7 ventôse an X : « Le renchérissement de cette denrée a pour principale cause les manœuvres des mercandiers et les abus de tout 701 La paix d’Amiens est rompue le 20 mai 1803. Pour son projet d’invasion de l’Angleterre, Bonaparte prévoit « dès le 14 juin 1803, l’équipement de six camps militaires (…) su r les côtes ou dans l’arrière-pays entre la Hollande et Bayonne. Ils serviront à la préparation d’environ 200 000 soldats qui se concentreront le moment venu à Boulogne-sur-mer, base de départ de l’opération maritime ». Jean-Pierre JESSENNE, Histoire de la France : Révolution et Empire (1783-1815), Hachette, 1993, p 216 702 Rapport du préfet de police du 7 prairial an XI (27 mai 1803). AN, F7/3831. 703 Rapport de Portalis à Napoléon, 1er jour complémentaire an XII (18 septembre 1804). AN, AF IV 1058. 704 Jean TULARD, op. cit., p 307. 705 Emile LEVASSEUR, op. cit., p 233. 706 Ibid. 707 Hubert BOURGIN, op. cit., p 76. 132 genre qui se sont introduits dans le commerce de la boucherie. Ces abus ne peuvent être entièrement détruits que par une mesure qui attaque le mal dans sa source708». La législation se durcit clairement à partir de 1802 : « Les anciennes permissions furent annulées et les nouvelles ne furent accordées qu’à ceux qui avaient déposé immédiatement le sixième au moins de la somme exigée. Des onze cents maisons qui débitaient de la viande sous le régime du Directoire, il ne subsista que 471 étaux exploités par 450 bouchers709». L’objectif de limitation souhaité par la profession est donc atteint, même s’il n’est inscrit nulle part dans les règlements administratifs. Comme le note Hubert Bourgin : « les bouchers organisés tinrent rigoureusement la main à l’application de l’arrêté 710». Ainsi, en avril 1803, « les syndics des bouchers de Paris donnent leur démission motivée sur des infractions à l’arrêté du 8 vendémiaire dernier 711». Sous cette pression constante, l’administration va multiplier les règlements, « les uns motivés par l’hygiène publique, les autres plus contestables » selon Levasseur : « défense d’avoir des échaudoirs ou tueries sans permission ; défense d’abattre ailleurs que dans les lieux autorisés ; défense aux bouchers d’occuper plus de trois étaux ; prescriptions minutieuses sur la longueur, largeur et disposition des étaux712, sur le mode d’étalage 713». Avec l’ordonnance du 17 novembre 1803, toutes les boucheries de la Seine furent soumises à l’autorisation préfectorale 714. Emile Levasseur se ne prive pas de critiquer les mesures excessives prises par l’administration et dénonce « la confiscation par l’Etat de la liberté du commerce et de l’industrie proclamée par la Révolution 715 ». Emile Levasseur justifie ainsi ses griefs : « A la Halle et dans les abattoirs, lieux publics, l’intervention administrative était nécessaire ; mais là aussi la réglementation, dépassant les limites de la police et de la salubrité, s’immisça trop souvent dans des questions purement commerciales. L’ordonnance du 17 novembre 1803 fit défense à la nouvelle corporation des bouchers de détailler les issues et abats de bestiaux dans leurs étaux. Même défense avait existé sous l’ancien régime. Les issues et abats durent être vendus en gros à l’abattoir même, cuits dans l’établissement, et livrés aux tripières qui, seules, eurent le droit de les débiter dans Paris. On voulait remédier à un mal très réel, empêcher les bouchers de cuire dans leur boutique et éviter la corruption de la viande fraîche, occasionnée par l‘odeur des tripes et la négligence que ce mélange semblait autoriser. Ne pouvait-on pas prendre des mesures de police pour prévenir des confusions, sans créer de toutes pièces une industrie spéciale par l’interdiction 708 Lettre du préfet de police au ministre de l’Intérieur, 7 ventôse an X (février 1802). AN, F11/1146. 709 Emile LEVASSEUR, op. cit., p 233. La version donnée par Tulard est légèrement différente : « Des 1100 maisons qui débitaient de la viande sous le Directoire, il subsista que 598 étaux, puis 463 seulement en 1809, exploités par 450 bouchers. C’était un nouveau succès pour la politique autoritaire menée par Dubois ». Jean TULARD, op. cit., p 307. 710 Hubert BOURGIN, op. cit., p 133. 711 Renvois aux ministres, 16 germinal an XI. AN, AF IV 204. 712 Ordonnance du 5 janvier 1803. 713 Ordonnance du 29 janvier 1811. Emile LEVASSEUR, op. cit., pp 233-234. 714 Ibid., p 234. 715 Jean TULARD, op. cit., p 308. Contrairement au très libéral Emile Levasseur, Jean Tulard est plus magnanime avec les décisions prises à partir de 1802 : « Toute législation de ravitaillement se juge cependant à ses résultats : la disette de l’an X fut a isément surmontée et les Parisiens jusqu’en 1811 n’eurent guère à se plaindre de la politique suivie par le préfet de police : une politique qui aspirait avant tout à maintenir le calme dans une ville dont les émeutes auraient mis le Gouvernement en danger. ». Ibid., p 308. 133 absolue prononcée contre les bouchers716? ». c)Le sort réservé aux bouchers forains Les bouchers réguliers obtiennent satisfaction sur la plupart de leurs doléances à partir de 1802. Quel sort est réservé aux fameux bouchers forains, dont la concurrence s’est largement développée depuis 1791 ? Sur ce point, tout en ne cachant pas ses opinions libérales, Emile Levasseur résume bien la situation : « Toute corporation implique l’idée d’un monopole. Si on faisait un corps des bouchers, si on leur imposait des charges, c’était à condition de leur réserver en échange la clientèle de la capitale. Il fallait exclure les forains ; sans quoi la plupart, au lieu de s’établir à Paris, se seraient installés dans la banlieue et même plus loin, pouvant avoir la vente de Paris sans subir les servitudes de la police municipale. D’un autre côté, proscrire entièrement les forains, c’était livrer à la merci de la corporation les consommateurs dont l’intérêt était la fin de toutes ces mesures. Fâcheuse alternative de ceux qui veulent substituer leur sagesse à l’ordre naturel des échanges ! Quand on ne se résigne pas au monopole absolu, on n’en sort que par un compromis qui vaut rarement l’équilibre de la liberté. C’est ce que fit le Consulat. Il permit aux forains de venir à la Halle, mais deux fois par semaine seulement, le mercredi et le samedi, et à la condition de vendre le même jour toute la viande apportée (ordonnance du préfet de police du 5 janvier 1803). Bientôt, pour ne pas nuire aux marchés de Sceaux et de Poissy et surtout aux chevillards, il défendit la vente en gros sur le carreau de la Halle (ordonnance du 17 novembre 1803)717». A partir de septembre 1802, les bouchers de Paris ont réussi à rétablir un syndicat, organiser le placement des employés, contenir la concurrence des forains et des colporteurs de viande, obtenir le rétablissement des marchés obligatoires pour l’achat des bestiaux, rétablir une caisse de la Boucherie et exiger une application plus stricte de la plupart des anciens règlements. Dès 1803, deux affaires de malversations financières touchent le milieu de la boucherie parisienne, l’une concernant une mission d’achat de bestiaux à l’étranger, l’affaire Lavauverte, et l’autre un scandale financier sur les droits de la caisse de la Boucherie (l’affaire Hutot-Delatour et Doulcet d'Egligny). Dans les deux cas, ce sont des rapports du Conseil d’Etat de 1812-1813 qui sont nos principales sources 718. Le scandale de la caisse de la Boucherie, qui éclate vers 1810, semble motiver en partie le rétablissement complet du système de la Caisse de Poissy en 1811. 716 Emile LEVASSEUR, op. cit., p 235. 717 Emile LEVASSEUR, op. cit., pp 235-236. 718 « A la suite des épizooties, qui régnèrent en France au commencement de ce siècle [XIXe], le Gouvernement craignait tellement la disette pour Paris qu’il ordonna, par arrêté du 21 vendémiaire an XII (octobre 1803), que des acquisitions de bestiaux, destinés aux marchés de cette ville, fussent faites en Allemagne et en Suisse. 4486 bœufs furent ainsi achetés pour la consommation de Paris et il en résulta pour l’Etat une perte de plus de 330.000 F. L’apurement des comptes du sieur Lavauverte, à qui cette opération avait été confiée, donna lieu à un examen sérieux. Le conseil d’Etat fut appelé plusieurs fois à délibérer ». Armand HUSSON, « Note sur l’institution et l’organisation de la Caisse de Poissy », Recueil des actes administratifs de la Préfecture de la Seine, n°9, 1849, p 231. Archives de la Préfecture de Police de Paris, DB 400. Pour plus de détails sur la mission Lavauverte, je renvoie à Jean VOGT, « Quelques aspects du grand commerce des bœufs et de l’approvisionnement de Strasbourg et de Paris », Francia, 1987, tome 15, p 288-297. 134 d) Le scandale de la caisse de la Boucherie (l’affaire DelatourEgligny) L’affaire de la caisse de la Boucherie est très grave car il y a eu un détournement manifeste des fonds publics. Jean Tulard voit d’ailleurs dans ce « grave scandale » une des causes principales de la disgrâce du préfet de police Dubois en 1810719. De quoi s’agit-il au juste ? « L’arrêté du 8 vendémiaire an XI (30 septembre 1802), prévoyant la création d’une Caisse de la boucherie, avait attribué la nomination de son économe au préfet de police. Parmi les candidats à l’emploi figurait un certain Hutot-Delatour qui, pour le cas où il serait choisi, avait sollicité dans une pétition visée par Dubois, de s’adjoindre Doulcet d’Egligny, maire du 4e arrondissement et directeur du Comptoir commercial, que Dubois avait probablement connu lorsqu’il était greffier au Châtelet 720. L’un et l’autre furent nommés par arrêté du 22 brumaire an IX (13 novembre 1800) en dépit de la défiance exprimée par certains délégués des bouchers721. Le siège de la Caisse fut fixé à l’hôtel Jabach, rue Saint-Merry, qui était également le siège du Comptoir commercial. Un arrêté du 21 nivôse an XI (janvier 1803) alloua aux deux caissiers les deux tiers du produit des cautionnements. Doulcet se vit autorisé par le même arrêté, moyennant une commission de 0,25%, à prêter des fonds sans emploi. Il était facile de prévoir que Doulcet se servirait des fonds provenant du cautionnement des bouchers pour les appliquer à ses propres affaires. En compagnie d’Hutot, il effectua en effet certaines opérations assez louches, le plus souvent sous des noms anonymes ou supposés722». Le rapport du conseil d’Etat du 13 avril 1813 donne en détail les abus reprochés au caissier Edouard Hutot-Delatour et à son adjoint Louis Doulcet d’Egligny : escompte des effets des bouchers, escompte d'effets remis par le commerce, spéculation et jeu sur les fonds publics (achat et vente d'actions de banque à 5%), négociation d'obligations de receveurs généraux, opérations sur les vins d'Espagne et eaux-de-vie, et beaucoup d'affaires avec le Comptoir commercial (dont Doulcet d'Egligny est directeur), notamment des fonds prêtés à 6% sur 500 000 francs723. Le conseil d’Etat note que le droit de commission sur les bouchers augmentait et que le préfet de police n'aurait pas dû autoriser les caissiers à disposer des fonds de réserve. Il faut savoir que les caissiers touchaient 12 000 F de traitement annuel, auxquels il faut ajouter 12 000 F de frais de bureau. Evidemment, la caisse connut des pertes sur les bénéfices attendus. Ce sont d’ailleurs ces abus qui firent éclater le scandale au grand jour. « Les bouchers se plaignirent d’obtenir de plus en plus difficilement du crédit à la Caisse. Les caissiers 719 « Quant à Dubois, l’Empereur ne lui pardonna pas son rôle équivoque dans l’affaire. Sa disgrâce était décidée depuis l’incendie de l’hôtel Schwarzenberg. Au plus fort du scandale, le 14 octobre 1810, il fut rappelé au Conseil d’Etat. En nommant son successeur, Napoléon lui recommanda d’éviter ces saletés d’argent dont M. Dubois s’était couvert. » Jean TULARD, op. cit., p 308. 720 Pour plus de détails sur le rôle de Louis Doulcet d’Egligny au sein du Comptoir commercial et sa faillite en octobre 1813, entraînée par la double faillite des entreprises de papiers peints et de savons des frères Jacquemart, il faut lire les pages de Louis Bergeron sur la « Caisse Jabach » (surnom donné au Comptoir commercial, fondé en 1800 par Pierre Jacquemart). Louis BERGERON, Banquiers, négociants et manufacturiers parisiens du Directoire à l’Empire , EHESS, 1999, pp 108-111. 721 Les dates données ici par Jean Tulard manquent de cohérence car la caisse n’est formée qu’en septembre 1802 ! 722 Jean TULARD, op. cit., p 307. 723 Rapport du conseil d’Etat sur la caisse de la Boucherie de Paris, 13 avril 1813. BA, 1780 (9). 135 remettaient au préfet des bordereaux périodiques de leurs opérations, or en vérifiant les comptes on reconnut que les écritures étaient fictives. L’argent des bouchers avait servi à des spéculations de banque et de commerce724». Dans le projet de décret d’avril 1813, le conseil d’Etat propose les mesures suivantes : • annuler les arrêtés du préfet de police des 22 brumaire an XI, 21 nivôse an XI, 8 vendémiaire an XII et 30 décembre 1807 car ils sont contraires à l'ordonnance du 8 vendémiaire an XI. • Delatour et Doulcet d'Egligny sont déclarés comptables à la caisse des intérêts et fonds à disposition (9% entre 1802 et 1808 ; 6% depuis le 1er janvier 1808), le montant des intérêts s’élevant à 601 405 F. • Décharge des intérêts: frais du syndicat des bouchers (- 153 580 F), excédent de recettes (- 6925 F) et somme annuelle de 36 000 F pour les traitements et frais d'administration (soit pour 8 ans 3 mois: - 298 500 F), ce qui donne un total de 459.276 F à soustraire. Il reste donc 142 128 F en excédent des bénéfices, dont les caissiers ont à compter725. Dans un rapport du 19 novembre 1813, le conseil d’Etat précise que les bordereaux présentés au préfet de police sont des faux (« un vain simulacre »), sans aucun rapport avec les livres de compte de la caisse726. Les caissiers tenaient donc une double comptabilité et le détournement d’argent par Doulcet d’Egligny est avéré. Le rapport de novembre confirme les conclusions énoncées en avril : • Les caissiers sont des comptables publics et doivent compte exact et rigoureux (ni détournement de fonds ni prévarication). Or la prévarication est certaine, à cause des livres de compte. • Le préfet de police ne pouvait pas changer le « statut » des caissiers. • Pour la période 1802-1811, les capitaux s’élèvent à 8 826 457 F, les intérêts à 601.405 F et les dépenses à 153 850 F. Donc il reste 142 128 F en excédent des bénéfices, dont les caissiers ont à compter727. Voici les commentaires fournis par Jean Tulard sur le règlement de l’affaire : « Devant le scandale le Gouvernement se saisit de l’examen des comptes pour les années de 1807 à 1809. Une commission fut réunie, mais dérisoirement constituée du préfet de police, de deux chefs de bureau de la Préfecture, de deux membres de la Chambre des bouchers et de deux conseillers municipaux. Aussi l’avis exprimé conclut-il dans un sens entièrement favorable aux caissiers. Mécontent, Napoléon fit saisir de l’affaire une commission de trois conseillers d’Etat. Son intention était de faire condamner Hutot et Doulcet comme prévaricateurs. Defermon proposait même l’annulation des décisions du préfet de police. Par le biais de cette affaire, c’était toute la politique dirigiste de Dubois qui était mise en cause. Le conseil d’Etat soucieux de ne pas accabler un de ses membres se refusa à suivre de pareilles conclusions728. 724 Jean TULARD, op. cit., p 308. 725 Rapport du conseil d’Etat sur la caisse de la Boucherie de Paris, 13 avril 1813. BA, 1780 (9). 726 JOLLIVET (rapporteur), Rapport du conseil d’Etat, 19 novembre 1813. BA, 1780 (7). 727 Ibid. 728 On atteint un sommet du ridicule quand Dubois lui-même est l’auteur du rapport du conseil d’Etat du 8 avril 1812 sur la répression de la fraude contre les droits de la caisse de Poissy. BA, 1780 (6). 136 Il fit valoir dans son avis du 13 novembre, approuvé le 26, qu’on ne pouvait annuler des arrêtés qui n’étaient attaqués ni par le ministre ni par les bouchers. L’affaire fut donc enterrée. Doulcet important dignitaire d’une loge maçonnique se vit même renouveler en 1813 son mandat de maire du 4e arrondissement729». Le commentaire d’Alfred des Cilleuls est très critique sur le système mis en place en 1802, car pour lui l’affaire Delatour-Egligny montre que « les prérogatives exorbitantes du préfet de police n’étaient ni nécessaires ni désirables ; mais elles offraient, en revanche, le grave inconvénient de faire naître des soupçons730». Non seulement, depuis l’arrêté du 8 vendémiaire an IX, c’est le préfet de police qui nomme l’économe de la caisse de la Boucherie (article 5) et qui détermine l’emploi des bénéfices de la caisse, avec l’approbation ministérielle (article 8), mais en plus, par l’arrêté du 21 nivôse an XI, c’est encore le préfet Dubois qui autorise les caissiers à utiliser deux tiers du produit des cautions pour effectuer des prêts. La corporation semble avoir été assez passive : « Se rendant compte de leur impuissance à lutter, les syndics adhérèrent à l’exaction d’Hutot et Doulcet et en outre, à la délivrance d’un « mandat général » aux caissiers, ce qui frappait d’intérêt non plus les sommes réellement remises, mais la totalité des cautionnements : Dubois approuva ces dispositions (décision du 8 vendémiaire XII)731 ». Alfred des Cilleuls dénonce le caractère vicieux d’une telle dérive : « Les caissiers payaient en papier du comptoir commercial, afin qu’il leur revînt à nouvel escompte, par les herbagers ou les marchands de bestiaux obligés de le recevoir. Les deux commissaires des halles et marchés protestèrent contre de tels agissements (rapport du 8 frimaire XII), qui allaient à l’encontre du but poursuivi : procurer un paiement rapide et à bon compte aux herbagers, afin de faire baisser le prix de la viande732 ». Certes, par un arrêté du 30 décembre 1807, Dubois supprime la commission officielle de 0,25% allouée aux caissiers, mais il leur laisse toute latitude pour prêter aux bouchers en réglant eux-mêmes le taux de rémunération733. Tout comme Jean Tulard, Alfred des Cilleuls insiste sur le caractère dérisoire de la composition de la commission créée par un décret du 30 novembre 1810 pour examiner les comptes de la caisse de la Boucherie pour les années 1807-1809, vu que tous les membres désignés par le gouvernement ne pouvaient qu’émettre un avis favorable aux caissiers 734. Et de conclure : « Par une coïncidence qui n’était peut-être pas for tuite, vers le même temps où venaient de se perpétrer des malversations, avec les deniers de la boucherie, Montalivet, ministre de l’Intérieur, et Regnault de St-Jean-d’Angely, président de la section de l’Intérieur au Conseil d’Etat, proposèrent à l’empereur de rétablir la caisse de Poissy 735 ». 729 Jean TULARD, op. cit., p 308. 730 Alfred DES CILLEULS, op. cit., p 125. 731 Ibid., p 127. 732 Ibid. 733 Ibid., p 128. 734 Ibid. 735 Conseil d’administration de l’intérieur du 12 novembre 1810. AN, AF IV 1240. Ibid., p 129. 137 e) La reconquête progressive des privilèges (1809) Alors que le préfet de police Dubois est impliqué dans ce scandale de la caisse de la Boucherie, les bouchers parisiens continuent d’étoffer leur monopole corporatif et de reconstituer leur privilège. Un arrêté du préfet de police du 4 mars 1809 homologue une délibération du bureau des bouchers de Paris du 24 janvier 1809 qui aggrave les conditions d’établissement « en imposant un droit d’admission aux ouvriers désir eux de s’établir 736 ». A partir de 1809, « les étaliers qui solliciteront leur admission au nombre des bouchers de Paris ne pourront l’obtenir, en réunissant d’ailleurs toutes les qualités nécessaires à cet effet, que sous la condition qu’ils déposeront à la caisse de cautionnement une faible somme destinée uniquement à secourir l’infortune des anciens et honnêtes bouchers 737 ». Les maîtres bouchers rétablissent un droit de regard sur les nouveaux arrivants dans la profession : la logique corporative d’Ancien Régime revient donc en force, avec tous les abus envisageables liés à cette pratique de cooptation. Concernant cette caisse de solidarité, nous avons très peu de traces de son fonctionnement et même de son existence entre 1810 et 1820. Par contre, nous évoquerons à nouveau la solidarité entre les bouchers avec la naissance en 1820 de la société de secours mutuels des Vrais Amis. L’arrêté du 4 mars 1809 homologue une autre décision du bureau des bouchers, prise le 31 janvier 1809 : la surveillance de « la vie industrielle des bouchers établis738 ». Désormais, « les marchands-bouchers qui solliciteront leur changement de domicile seront, pour l’obtenir, imposés, savoir : ceux de première classe, à la somme de 200 F ; ceux de la seconde, à celle de 150 F, et ceux de la troisième à celle de 100 F739». Il est donc clair que la libre entreprise de la décennie révolutionnaire est maintenant oubliée et que l’on s’achemine à grands pas vers un rétablissement strict d’un système de privilèges, que la corporation obtient en 1811. Cette politique restrictive menée depuis 1802 porte-t-elle ses fruits ? Dans un rapport du 6 septembre 1809, Fouché se félicite que la réduction du nombre de bouchers par voie d’autorité amène « successivement la baisse du prix de la viande en diminuant le nombre des acheteurs sur les marchés et les frais d’exploitation 740 ». Selon Lanzac de Laborie, on passe de 598 à 463 bouchers à Paris entre 1802 et 1809, sans compter la disparition de 300 détaillants741. f) La mise en place du décret impérial du 6 février 1811 Le projet de restaurer une corporation des bouchers à Paris est présent dans plusieurs documents administratifs en 1810. Dans un rapport de police d’août 1810, l’agent, qui commente un mémoire présenté par les bouchers de Paris à l’empereur, soutient le projet de restauration d’une caisse de crédit pour les bouchers, les anciennes prérogatives de la caisse de Poissy étant confiées à la Banque de France : « S’il convenait au gouvernement de faire faire le dépôt du cautionnement des bouchers à la Banque de France, que la Banque fit le 736 Hubert BOURGIN, op. cit., p 134. 737 Tableau des marchands bouchers de Paris, 1810, p 70. BA, 63 266. 738 Hubert BOURGIN, op. cit., p 134. 739 Tableau des marchands bouchers de Paris, 1810, p 72-73. BA, 63 266. 740 AN, cote AF IV plaq 3904. LANZAC DE LABORIE, op. cit., p 299. 741 LANZAC DE LABORIE, op. cit., p 298. 138 service des marchés et que les bouchers qui auraient besoin d’avances les trouvassent dans cette banque, il en résulterait une bien plus grande confiance pour tous les fournisseurs qui approvisionnent les marchés et surtout pour ceux des départements les plus éloignés. Cela serait très facile à faire, moyennant un intérêt léger qui serait prélevé de suite dans les marchés sur tous les bestiaux qui s’y vendent. Cet impôt serait à 3 centimes par écu pour le boucher et 3 centimes pour le marchand forain. Cet impôt très léger en apparence et qui ne charge ni l’acheteur ni le vendeur bien qu’il ne soit définitivement calculé ne peut produire par an pour la banque moins de 7 à 800 000 francs. En établissant cet impôt il faudrait qu’il plût au gouvernement de supprimer toutes ventes de viande dans les places publiques ainsi que les colporteurs de viandes dans les hôtels pendant l’hiver. Tout ce qui est proposé cidessus est d’autant plus facile et juste que cela remplirait les demandes du préfet de département742». L’administration impériale utilise donc le même type d’argument que l’administration royale d’Ancien Régime : il faut rassurer les éleveurs de province par une institution publique qui garantit le paiement des bestiaux par les bouchers. Cette institution publique peut facilement rapporter de l’argent avec un pourcentage modique touché sur chaque transaction. En échange de cette taxe sur l’achat des bestiaux, les bouchers obtiennent une situation privilégiée à Paris car l’administration s’engage à supprimer les différentes formes de concurrence dans la ville. Le seul point sur lequel l’agent de police s’est trompé est celui de l’institution qui va gérer le système : la caisse de Poissy sera bien restaurée et ce n’est donc pas la Banque de France qui en aura la gestion. Les membres du Conseil d’Etat sont également favorables au rétablissement d’une caisse spécifique. Le débat sur la restauration des corporations occupe une large place dans les réunions du Conseil d’Etat entre 1805 et 1810. La section de l’Intérieur s’exprime ainsi : « Un des meilleurs moyens d’assurer l’approvisionnement de Paris par la voie régulière du commerce serait, peut-être, l’établissement d’une caisse qui, en faisant cesser pour les marchands le risque de solvabilité des bouchers, donnerait à cette branche d’industrie et de commerce l’encouragement le plus efficace 743». Armand Husson nous précise d’ailleurs que « cette opinion qui s’appuyait sur une expérience de plusieurs siècles, était partagée par l’administration municipale. En conséquence, certaine de trouver un appui, celle-ci étudia les moyens de reconstituer la Caisse de Poissy sur des bases plus larges et plus en rapport avec les idées nouvelles744». Nous finirons avec une phrase tout à fait explicite du baron Pasquier, préfet de police de Paris, dans son rapport du 26 décembre 1810 : « En contribuant au retour de l’ordre dans chaque profession, le rétablissement des corporations faciliterait le moyen de donner aux bureaux de placement d’ouvriers le degré de consistance et d’utilité dont ils sont susceptibles. (…) Je pense que ce qui peut être fait de plus utile est de presser le rétablissement des corporations745... » Tous les échelons de la pyramide administrative sont donc favorables au retour rapide 742 Bulletin du vendredi 4 août 1810. Nicole GOTTERI, La police secrète du Premier Empire : bulletins quotidiens adressés par Savary à l’empereur, de juin à décembre 1810 , Champion, 1997, p 187. 743 Archives du conseil d’Etat, n°2618. Repris par Armand HUSSON, « Note sur l’institution et l’organisation de la Caisse de Poissy », Recueil des actes administratifs, n°9, 1849, p 232. 744 745 Ibid. Rapport du baron Pasquier à Savary, ministre de la police générale, le 26 décembre 1810. Cité par Georges BOURGIN, « Contribution à l’histoire du placement et du livret en France », Revue politique et parlementaire, tome 71, n°211, janvier 1912, p 118. 139 des corporations. Michael David Sibalis résume ainsi la situation : « Some officials, particularly at the Paris Prefecture of Police, looked with favor on the guilds ; there was also some support from elements in the Council of State. Officials at the Ministry of the Interior and the Ministry of Trade and Commerce, however, categorically opposed the guilds, and they had the backing of the influential Paris Chamber of Commerce, mainly representing new, large-scale industrialists. Napoleon’s own opinion is less certain, although he certainly had some corporatist tendencies746». Les résistances libérales du ministre Chaptal en 1800-1804 ne sont plus d’actualité en 1810. Pour justifier les tendances corporatistes de Napoléon, Michael Sibalis cite les Mémoires de Mollien, ministre du Trésor Public, qui affirme qu’un jour, Napoléon exprima son mépris pour les nouvelles théories anti-corporatives747. Mais le conseiller d’Etat Thibaudeau tempère ce jugement car Napoléon aurait dit devant le Conseil d’Etat : « J’ai entendu beaucoup d’arguments raisonnés contre les corporations… Personnellement, je n’ai pas d’opinion, mais je suis toujours favorable à la liberté 748 ». Néanmoins, l’empereur s’était penché sur la question corporative dès 1806 à cause du manque d’informations disponibles sur l’industrie à l’occasion des expositions industrielles749. « Quoi qu’il en soit, jusqu’en 1810, les projets se succèdent, qui visent moins à une restauration qu’à la construction d’un système nouveau, appuyé sur les conseils de prud’hommes ou sur les chambres consultatives des arts et manufactures 750. Mais tous achoppent dès qu’un plan précis est proposé – y compris le dernier, véritable projet de décret créant des syndicats dans le secteur du bâtiment, que Napoléon signe le 25 mars 1811 mais qui n’est jamais promulgué 751». Chaptal n’était pas le seul à être circonspect concernant le rétablissement des corporations. Contrairement à la Chambre de commerce de Lyon, favorable au retour des règlements et des jurandes d’Ancien Régime, la Chambre de commerce de Paris, après une période d’incertitude, prend clairement position contre la restauration des corporations dès 1805752. Claire Lemercier évoque très bien le contexte des années 1801-1804 dans lequel l’identité libérale de la Chambre de commerce de Paris s’est forgée, pour aboutir à une prise de position unanime contre les corporations lors de la séance du 21 nivôse an XIII (11 janvier 746 « Certains responsables, notamment à la Préfecture de police de Paris, étaient favorables aux corporations, certains membres du Conseil d’Etat également. Les responsables du ministère de l’Intérieur et du ministère de l’Industrie et du Commerce, par ailleurs catégoriquement opposés aux corporations, étaient soutenus par l’influente Chambre de commerce de Paris, qui représente les grands entrepreneurs modernes. L’opinion personnelle de Napoléon est plus incertaine, bien qu’il avait sûrement des tendances corporatistes. » Michael David SIBALIS, « Corporatism after the corporations : the debate on restoring the guilds under Napoleon I and the Restoration », French Historical Studies, n°15, 1988, p 720. 747 Nicolas-François MOLLIEN, Mémoires d’un ministre du trésor public 1780-1815 , Paris, 1898, tome I, p 261. 748 Antoine-Claire THIBAUDEAU, Bonaparte and the Consulate, 1908, p 208. 749 Stuart WOOLF, « Towards the History of the Origins of Statistics : France, 1789-1815 », in Jean-Claude PERROT et Stuart WOOLF, State and Statistics in France, 1789-1815, Harwood Academic Publishers, 1984, p 130-132. 750 « Les chambres consultatives d’arts et manufactures ont été créées peu après les chambres de commerce, le 12 avril 1803, dans le cadre de la loi sur l’industrie. » Claire LEMERCIER, Un si discret pouvoir : Aux origines de la chambre de commerce de Paris 1803-1853, La Découverte, 2003, p 168. 751 752 Ibid., pp 167-168. Jean TULARD, « Le débat autour du rétablissement des corporations sous le Consulat et l’Empire », in JeanLouis HAROUEL (dir.), Histoire du droit social. Mélanges en hommage à Jean Imbert, 1989, pp 537-541. 140 1805), « où, exceptionnellement, tous les membres sont présents – bien que le préfet Frochot plaide, lui, pour des corporations réformées, censées pallier les imperfections de la fiscalité sur les commerçants753 ». Néanmoins, le préfet de la Seine Frochot754, quand il a été nommé conseiller d’Etat en prairial an XII (juin 1804), a assuré la Chambre de commerce de son soutien755. Cette position libérale est réaffirmée à de nombreuses reprises. « Consultée le 14 janvier 1807 sur les projets en cours, la chambre de commerce de Paris refuse absolument l’idée de « syndicats dans chaque espèce d’industrie », reprenant ses critiques classiques des jurandes. Elle s’oppose même, en septembre 1809, à la création dans la capitale d’un conseil des prud’hommes, pourtant sans attributions de police : elle invoque l’impossibilité de traiter la diversité des branches parisiennes d’industrie 756 ». Notons une ironie du sort : quand la caisse de Poissy est rétablie en 1811, son directeur est Charles Brunet, secrétaire de la Chambre de commerce de Paris entre 1803 et 1839757. Malgré les réticences de certains, l’administration municipale obtient, par le décret impérial du 6 février 1811, « qu’à compter du 1 er mars suivant la caisse du commerce de la boucherie prendrait le titre de Caisse de Poissy et fonctionnerait au compte et au profit de la ville de Paris758 ». Il ne s’agit pas tout au fait d’une res tauration pure et simple du corps de métier comme il existait sous l’Ancien Régime. Les communautés anciennes émanaient de la volonté propre des artisans. Les bouchers y géraient leurs affaires internes comme bon leur semblaient. En 1811, la corporation est rétablie par la volonté du prince et doit se soumettre aux exigences de l’administration. Armand Husson, chef de division à la Préfecture de la Seine en 1849, a bien décrit le fonctionnement de la caisse de Poissy : « La Caisse est chargée de payer comptant, sans déplacement, aux herbagers et aux marchands forains le prix de tous les bestiaux que les bouchers de Paris et du département de la Seine achèteront aux marchés de Sceaux, de Poissy, au marché des vaches grasses et à la halle aux veaux. Le fonds de roulement de la Caisse est composé : 1° du montant du cautionnement des bouchers ; 2° des sommes qui seront versées par la caisse municipale jusqu’à concurrence de ce qui sera nécessaire pour payer comptant tous les forains. Ceux-ci acquitteront, au profit de la ville de Paris, un droit de trois centimes et demi par franc du montant de toutes les ventes : ce droit sera retenu par le caissier au moment du paiement. Pour assurer ce paiement, le directeur fera ouvrir à la Caisse un crédit général égal au montant présumé des ventes les plus fortes. Ce crédit sera divisé entre tous les bouchers conformément à un état qui sera dressé par le préfet de police sur les propositions du syndicat de la boucherie ; il pourra être suspendu et même interdit pour ceux des bouchers dont les affaires seront dérangées. Tout boucher, dont le crédit sera épuisé ou insuffisant pour couvrir le prix de ses achats sera tenu de verser à la Caisse, marché tenant, le montant ou le 753 Claire LEMERCIER, op. cit., p 165. 754 Ami de Mirabeau, juge de paix en 1792, conseiller d’Etat, Nicolas Frochot (1761-1828) a été le premier préfet de la Seine, nommé le 1er germinal VIII (22 mars 1800) par Bonaparte. Compromis dans la conspiration du général Malet en octobre 1812, Frochot est destitué le 23 décembre 1812 et remplacé par Chabrol de Volvic. Une petite notice biographique sur le comte Frochot se trouve dans Pierre LAROUSSE, Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, 1866-1879, Slatkine Reprint, 1982, tome VIII, 1e partie, pp 838-839. 755 Claire LEMERCIER, op. cit., p 115. 756 Ibid., pp 169-170. 757 Dossier sur la caisse de Poissy. AN, F11/2835. 758 Armand HUSSON, op. cit., p 232. 141 complément du prix des bestiaux qu’il aura achetés 759». La principale différence entre la caisse de la boucherie mise en place en 1802 et la caisse de Poissy établie en 1811, c’est le caractère obligatoire de cette dernière. La caisse de 1802 était une caisse de crédit facultative, destinée à prêter de l’argent aux bouchers en difficulté. La caisse de Poissy remplit aussi cette fonction de crédit facultatif mais surtout elle s’impose comme un intermédiaire obligatoire pour tous les achats de bestiaux, avec un but financier très clair : procurer des ressources régulières à la Ville de Paris en instaurant une taxe obligatoire (de 3,5%) sur toutes les transactions réalisées sur les quatre marchés obligatoires de bestiaux. Donc, quand les auteurs critiquent la caisse de Poissy entre 1811 et 1858, ce n’est pas l’organe facultatif de crédit qu’ils dénoncent mais bien le système de taxe obligatoire qui touche tous les achats de bestiaux vivants destinés à la consommation parisienne. Comment est organisé le crédit facultatif proposé aux bouchers par la Caisse ? « Les prêts seront faits aux bouchers : sur les marchés de Sceaux et de Poissy, sur engagements emportant obligation par corps, de 25 à 30 jours de date, au choix des emprunteurs ; à la halle aux veaux, sur simples bordereaux à 8 jours d’échéance. Ces prêts produiront intérêts à 5% pour les marchés de Sceaux et de Poissy ; à la halle aux veaux, ils entraîneront une rétribution de 50 centimes par tête760». Les conditions du prêt sont donc assez strictes : la durée en est courte (un mois seulement) et les taux assez élevés (5%). De plus, les bouchers en difficulté sont rapidement exclus du système : « Tout boucher qui, à l’échéance de ses effets ou bordereaux , n’en aura pas acquitté la valeur, ne pourra obtenir de nouveau crédit ; si dans le délai qui lui sera accordé et qui ne pourra pas dépasser deux mois, il ne s’acquitte pas, son étal pourra être fermé et même vendu ; dans ce cas, le boucher paiera, outre l’intérêt, une commission de demi pour cent sur les fonds en retard761 ». Armand Husson précise le rôle de la municipalité dans la caisse de Poissy: « La ville aura privilège sur le cautionnement des bouchers, sur le prix de vente de leurs étaux, et sur ce qui leur sera dû pour viande fournie. Enfin, la ville servira l’intérêt à 5% du montant des cautionnements fournis par les bouchers 762». Quelle a été la réaction des bouchers face au décret du 6 février 1811 ? Malgré l’imposition qui est instaurée (droit de 3,5% sur tous les achats de bestiaux), la satisfaction a dû l’emporter car le monopole est rétabli, la limitation du nombre des bouchers étant enfin proclamée: « Les étaux seront rachetés ou supprimés jusqu’à réduction du nombre des bouchers à 300 ; et jusqu’à cette réduction, nulle permission ne sera donnée par le préfet de police à aucun nouveau boucher de s’établir ou ouvrir un étal 763 ». La corporation des bouchers est donc rétablie. Les principales dispositions de l’arrêté du 8 vendémiaire an XI (30 septembre 1802) sont reprises dans le décret du 6 février 1811 : « On obligeait les bouchers à approvisionner leur étal, à ne pas cesser leur commerce à moins d’avoir prévenu six mois à l’avance. Ils devaient faire leurs achats de bestiaux dans certains marchés déterminés et par l’intermédiaire de la caisse de Poissy, institution analogue à la caisse de la boulangerie ; ils devaient de plus acheter directement des bêtes sur pied, quelque faible que fût leur vente ; il 759 Ibid. 760 Ibid. 761 Ibid., p 233. 762 Ibid. 763 Article 34 du décret du 6 février 1811. Hubert BOURGIN, op. cit., p 134. 142 leur était interdit d’acheter en gros et à la cheville, etc 764». Un point révélateur doit être mis en valeur : « Parmi les règles imposées aux bouchers, il y en a une qui mérite d’être signalée, parce qu’elle reproduit absolument une disposition fréquente dans les anciens statuts corporatifs, mais sans utilité après la Révolution. On décidait souvent autrefois que le compagnon devenu maître ne pourrait s’établir auprès de son ancien patron, ni parfois dans la même rue. Une ordonnance de police décida que lorsqu’un garçon étalier serait resté deux mois au service d’un boucher, il ne pourrait entrer chez un autre que si l’établissement du second était séparé du précédent par trois étaux au moins 765». Globalement, les maîtres bouchers ne peuvent donc que trouver leur compte dans le décret de février 1811. Lanzac de Laborie précise que « le caractère obligatoire de l’intervention de la caisse déplut à beaucoup de bouchers, qui avaient pris l’habitude de se munir de numéraire ou de se procurer du crédit par un autre moyen ; ils s’ingénièrent à éluder le paiement des redevances766 ». L’enquête parlementaire de 1851 sur la boucherie parisienne donne un exemple de fraude facile à réaliser sur les marchés obligatoires de bestiaux : « Il arrive fréquemment que l’acheteur et le vendeur s’entendent pour déclarer des prix exagérés, afin de surélever la taxe et de se partager le bénéfice de leur fraude commune767». Le caractère contraignant de la caisse de Poissy est souligné par Emile Levasseur : « Tous les mois, le syndicat pour Paris, les sous-préfets pour la banlieue, doivent faire connaître la liste des crédits qui peuvent être accordés à chaque boucher le mois suivant. La Caisse établit son budget général et le préfet de la Seine ouvre le crédit nécessaire. Tout boucher voulant acheter pour une somme supérieure au crédit particulier qui lui a été ouvert est tenu, marché tenant, de verser le supplément à la Caisse; faute de quoi, ses bestiaux restent en consignation. La durée des prêts est de 25 à 3O jours pour les achats de Sceaux et de Poissy, de huit jours pour ceux du marché aux veaux. Le boucher qui ne paie pas la Caisse à l'échéance est privé de tout crédit jusqu'à son entière libération; et, lorsqu'il laisse s'écouler deux mois sans s'acquitter, son étal est vendu, s'il est nécessaire, pour le recouvrement de ses effets, ou fermé si le paiement desdits effets peut être assuré autrement. Un directeur, des inspecteurs de plusieurs degrés, des contrôleurs, des surveillants administrent la Caisse, ont la haute main sur le marché ou font la police des abattoirs768 ». Il faut remarquer que la caisse est administrée par le préfet de la Seine, ce qui marque un déclin des responsabilités du préfet de police, qui n’intervient plus que dans les rapports entre l’établissement et les bouchers 769. Pourtant, en 1813, quand, sur les démarches de Frochot et de Chabrol770, le conseil d’Etat est saisi d’un projet de règlement « présumé susceptible de prévenir ou réprimer les moyens mis en œuvre, pour échapper à la 764 Pierre HUBERT-VALLEROUX, op. cit., p 196. 765 Ibid. 766 LANZAC DE LABORIE, op. cit., p 311. 767 Rapport Lanjuinais de 1851, p 41, repris par Eugène BLANC, Les mystères de la boucherie et de la viande à bon marché, E. Dentu, 1857, p 107. 768 Emile LEVASSEUR, Histoire des classes ouvrières et de l’industrie en France de 1789 à 1870 , Paris, Arthur Rousseau, 2e édition, 1903, p 336. 769 770 Alfred DES CILLEULS, op. cit., p 130. Le comte Chabrol de Volvic devient préfet de la Seine suite à la destitution de Frochot le 23 décembre 1812. « La longue administration du comte de Chabrol de Volvic (1812-1830) se borna, avec une opiniâtreté toutefois remarquable, à panser les plaies de la Révolution, ainsi qu’à réorganiser l’approvisionnement en vivres et en eau de la ville ». Nicolas CHAUDUN, Haussmann au crible, Editions des Syrtes, 2000, p 85. 143 perception », c’est Dubois qui est choisi comme rapporteur ! « C’était pourtant le dernier membre du Conseil qu’on dût charger d’une pareille tâche, car non seulement la caisse de Poissy avait diminué ses prérogatives, comme préfet de police, mais elle semblait constituer un acte de défiance personnelle envers lui771». Evidemment, dans son rapport, Dubois critique les opérations de comptabilité complexes de la caisse de Poissy et condamne le système de régie choisi en 1811, vantant le système existant sous l’Ancien Régime: « L’ancienne caisse était une ferme ; un fermier fait tout pour gagner, mais il fait tout, aussi, pour attirer : son intérêt le veut. Le fermier… ne regardait à aucune dépense, pour… fixer le forain, en leur donnant toutes facilités… s’il vexait, il était passible de dommages-intérêts772». Le conseil d’Etat reste indécis et le projet relatif à la répression des fraudes est ajourné en juillet 1813773. Alfred des Cilleuls ironise également sur le choix du personnel qui constitue la caisse de Poissy en 1811 : « Hutot Delatour eut assez de crédit pour se faire nommer caissier du nouvel établissement774 ». Or, il faut se souvenir qu’Edouard Hutot-Delatour est un des principaux protagonistes du scandale qui touche la caisse de la Boucherie entre 1803 et 1809. Si la réputation du caissier est assez douteuse, celle du directeur semble plus reluisante. Par le décret impérial du 22 février 1811, c’est Charles François Claude Quentin Brunet, commissaire vérificateur de la comptabilité de l'octroi, qui est nommé directeur de la Caisse de Poissy775. Charles Brunet (1768-1841) était aussi secrétaire de la Chambre de Commerce de Paris depuis sa création, en février 1803. Pourquoi garde-t-il jusqu’en 1839 ce poste de secrétaire, qui ne rapporte que 3000 francs par an ? Faut-il comprendre que le traitement du directeur de la Caisse de Poissy était faible et nécessitait un complément776 ? Cette fonction lui laissait-elle autant de temps libre pour qu’il puisse cumuler ainsi plusieurs fonctions ? Ou bien Brunet se contente-t-il de cumuler les charges et les gratifications sans aucune conscience professionnelle ? Nous n’en savons rien 777. Parmi les dysfonctionnements de la caisse de Poissy, l’utilisation des produits dégagés par l’établissement va rapidement s’éloigner de son but initial. D’après le décret du 6 février 1811, « les bénéfices nets devaient être appliqués aux dépenses générales de la ville de Paris, mais, moins de 3 semaines après, un autre système prévalut, ou, pour mieux dire, le même jour, deux ordres d’idées inconciliables prenaient place dans les expédients financiers : 1) La Caisse de Poissy (on ne le mit pas en doute) accroîtrait de 1 500 000 F les recettes communales ; sur cette somme, il y avait à prélever, d’abord, chaque année, le montant des dépenses faites pour les abattoirs, et le surplus était destiné à d’autres travaux 778. 771 Alfred DES CILLEULS, op. cit., p 131. 772 Ibid. 773 Ibid., p 409. 774 Ibid. 775 Dossier sur la caisse de Poissy. AN, F11/2835. 776 Nous ne connaissons pas le traitement de Charles Brunet. Quand Hutot-Delatour était directeur de la caisse, il touchait un traitement annuel de 12 000 F et la même somme en frais de bureau. Rapport du conseil d’Etat sur la caisse de la Boucherie de Paris, 13 avril 1813. BA, 1780 (9). 777 Charles Brunet démissionne en 1839 de son poste de secrétaire de la Chambre de commerce de Paris « en raison de son âge et de ses infirmités ». Son fils Wladimir Brunet, bibliothécaire de la Chambre de commerce (sans traitement) depuis 1829, démissionne également de ce poste en 1839. Joseph Antoine DURBEC, Les services et le personnel de la Chambre de commerce de Paris de 1803 à 1950, CCIP, 1950, tome I, p 3. 778 Premier décret du 24 février 1811, chapitre Ier, article 39. 144 2) Les ressources de la dite caisse constituaient la seule dotation fournie en vue de pourvoir aux dépenses des abattoirs ; par suite, les 620 000 F déjà dépensés furent regardés comme avance remboursable, et un nouveau crédit d’un million de francs fut mis à la disposition du ministre de l’intérieur ; puis on raya du tableau des fonds de l’emprunt dont il sera parlé, plus loin, les 1 700 000 F qui y avaient été inscrits779 ». Alfred des Cilleuls prolonge ainsi son analyse critique du fonctionnement de la caisse : « Or, en 1812, Frochot estima que la spécialisation d’emploi n’empêchait pas de porter, parmi les recettes ordinaires prévues au budget, les produits obtenus avec la caisse de Poissy ; Napoléon, sans égard pour ce qu’il avait alloué, réduisit à 500 000 F la dépense que pouvait consacrer aux abattoirs le ministre de l’Intérieur ; par contre, il accorda 776 000 F au profit des nouveaux lycées (décret du 5 février 1812); le lendemain, il ouvrait, au même ministre, un crédit supplémentaire d’un million de francs à prendre sur la caisse de Poissy (décret du 6 février 1812). Pour prévenir de telles tergiversations, le ministre confisqua, purement et simplement, tous les produits de cette caisse, jusqu’à la mise en activité des abattoirs 780». Non seulement les dispositions prévues par le décret du 6 février 1811 sont très rapidement détournées de leur vocation initiale, mais de plus les prévisions optimistes sur les recettes de la caisse ne seront jamais atteintes. Alfred des Cilleuls ne se prive pas de le souligner, et de conclure: « Frochot (dans un rapport d’août 1811, avec projet de décret) et Chabrol signalèrent les fraudes commises, par les tributaires, pour s'exonérer d'une partie des redevances à leur charge. On a vanté, souvent, l’exactitude rigoureuse et la clarté parfaite introduites, dans les finances, par le Consulat et l’Empire : les mesures prises, relativement à la Caisse de Poissy, ne sont pas faites pour confirmer cette appréciation élogieuse781». Concernant la caisse de Poissy, Emile Levasseur note qu’après 1811, l’exemple parisien fit des imitateurs en province : « Des préfets, des maires profitèrent de l’interprétation abusive des lois par l’édilité parisienne pour imposer à leurs administrés des règlements sur les halles, sur le pain, sur la viande. La boucherie fut taxée dans la plupart des grandes cités, dans un grand nombre de petites villes et même dans les communes rurales de plusieurs départements, sans pourtant que nulle part les bouchers fussent érigés en corps de métier782 ». Paris présente donc bien une situation unique en France, tant au niveau du système de crédit que du rétablissement d’une corporation privilégiée. Grâce à la volonté réformatrice de Napoléon, la capitale connaît également un système d’abattage spécifique. g) La mésaventure du sieur Bayard Avant de présenter les grandes réformes napoléoniennes des abattoirs et des Halles et marchés, évoquons la mésaventure du sieur Bayard suite à la mise en place de la caisse de Poissy. Isaac Bayard, boucher adjudicataire de la fourniture en viande de boucherie des hospices de Paris, entre en conflit avec la Préfecture de la Seine en 1812. Bayard s’est rendu adjudicataire de ce service le 15 décembre 1809 pour trois ans (1810-1812), à raison de 75,75 centimes le kilo de viande. Mais, comme tout boucher s’approvisionnant sur les marchés 779 Second décret du 24 février 1811, chapitre 3, titre IV. Alfred DES CILLEULS, op. cit., p 27. 780 Décision du 26 octobre 1812. AN, cote F6 II Seine 12. Ibid., p 28. 781 Alfred DES CILLEULS, op. cit., p 29. 782 Emile LEVASSEUR, « La corporation sous le Consulat, l’Empire et la Restauration », La Réforme sociale, tome XLIII, janvier-juin 1902, p 237. 145 obligatoires aux bestiaux, il se trouve soumis à compter du 1er mars 1811 à la taxe de 3,5 % perçue par la caisse de Poissy sur le prix du bétail acheté. Ses frais se trouvent alourdis et il réclame auprès de l'administration des Hospices la remise, sur la totalité de ses fournitures, d'une somme égale au droit de 3,5%. Cette réclamation a été portée devant le Conseil de Préfecture de la Seine, qui lui donne gain de cause dans un arrêté du 30 septembre 1811. L'administration des hospices n'a point réclamé contre cette décision,quoiqu'elle « tendît à leur faire payer une remise de plus de 30 000 francs au sieur Bayard ». Mais, dans un avis très détaillé du 20 Juillet 1812, Frochot, préfet de la Seine, en examinant l’arrêté avec plus d'attention, juge qu'il lèse les intérêts des hospices et décide de le combattre. L’affaire arrive devant le Conseil d’Etat (section de l’Intérieur). Dans son rapport du 15 octobre 1812, le comte de Saint-Jean-d'Angely soutient l’argumentation de Frochot, décide de débouter Bayard de sa requête et demande l’annulation de l’arrêté du 30 septembre 1811. Quels sont les motifs qui justifient cette décision ? Premier argument : le droit de 3,5% est à la charge du boucher et non du consommateur, donc les Hospices ne doivent pas le supporter. Second argument : Bayard n’a pas à se plaindre du nouveau système mis en place en 1811, car il bénéficie maintenant d’un système de crédit. Saint-Jean-d’Angely semble oublier qu’il s’agit d’un « emprunt forcé » car le recours à la caisse a été rendu obligatoire. Ecoutons-le néanmoins : « Avant que la caisse de Poissy existât, les bouchers payaient aux herbagers et marchands forains le montant de leurs achats en billets. L'époque éloignée de ces effets et l'incertitude de leur remboursement aux échéances, entravaient le commerce et avaient occasionné sur le prix des bestiaux un excédant de prix factice au-delà de leur valeur réelle. Au lieu des billets que les herbagers recevaient des bouchers, la caisse de Poissy les paye comptant au nom de ces derniers ; et elle exige pour cela un droit de 3,5% dont on leur fait la retenue au moment du paiement. Ce n'est donc à proprement parler que le prix de l'escompte des billets que les herbagers auraient reçus en paiement : il n'est point conséquemment à la charge du consommateur, mais bien à celui du vendeur, et ne peut avoir l'effet de faire hausser le prix des bestiaux». Plus loin : « Si le sieur Bayard objectait que ce n'est point pour lui que le droit imposé par le décret du 6 février a remplacé l'escompte des billets que l'on donnait aux herbagers, attendu qu'il payait ses achats comptant, on pourrait lui répliquer qu'il n'est plus maintenant obligé de payer comptant ; qu'il peut tirer parti de son argent, ou se dispenser d'en emprunter à intérêt pour le paiement de ses achats ; et que, conséquemment, l'établissement de la caisse de Poissy lui a toujours procuré un avantage qui balance la charge du droit imposé par le décret ». Pour conclure : « Les considérations que je viens d'exposer me paraissent démontrer que l'établissement du droit de 3,5%, par le décret du 6 février 1811, sur le prix des bestiaux vendus aux marchés de Sceaux et de Poissy, n'a point produit de changement dans la situation respective du sieur Bayard et de l'administration des hospices, à l'égard de la viande nécessaire au service de ces établissements ». Bref, Bayard fait la découverte de « l’économie du risque » à ses dépens. «On pourrait toujours opposer, avec raison, au sieur Bayard, que, lorsqu'il s'est rendu adjudicataire de la fourniture de la viande nécessaire au service des hospices de Paris, l'administration des hospices et lui se sont exposés aux circonstances qui pouvaient rendre le marché avantageux ou défavorable pour l'un ou pour l'autre ; et que, conséquemment, la nature des circonstances qui ont pu survenir depuis, ne doit point, quelle qu'elle soit, porter atteinte à l'exécution du 146 traité783 ». Il n’est pas nouveau que l’Etat est mauvais payeur et qu’il est souvent dangereux d’en être un fournisseur. Ce second chapitre montre combien la Révolution constitue bien une rupture majeure dans l’histoire économique et sociale de la France. J’ai montré l’œuvre destructrice (17891794) puis reconstructrice (dès 1795 mais surtout après 1800) des révolutionnaires. Je souligne que de grandes questions comme la taxation, la municipalisation des boucheries, l’octroi, la patente, les droits de douane, qui sont débattues entre 1791 et 1799, sont promises à un bel avenir jusqu’en 1944. Il faut reconnaître qu’une fois l’œuvre napoléonienne mise en place, en 1811, le commerce parisien de la boucherie se retrouve dans une situation assez proche de celle d’avant 1789, la Caisse de Poissy et la corporation des bouchers ayant été restaurées. L’Empire modifie tout de même certaines règles du jeu, tant au niveau des abattoirs et des marchés publics qu’au niveau des conditions d’accès au métier. Il nous faut maintenant voir comment fonctionnent les grands cadres mis en place par Napoléon. 783 Rapport et projet de décret relatifs à l’indemnité réclamée par le sieur Bayard, entrepreneur de la fourniture de la viande nécessaire au service des Hospices de Paris, 15 octobre 1812. Conseil d’Etat, collection Gérando. Document disponible sur le site www.napoléonia.org. 147 DEUXIEME PARTIE : LA BOUCHERIE PARISIENNE AU TEMPS DU PRIVILEGE (1811-1858) CHAPITRE 3 : LES GRANDS CADRES DU MARCHE DE LA VIANDE A PARIS (1811-1858) Une fois la Révolution passée, Napoléon Bonaparte a rétabli la Caisse de Poissy et la corporation des bouchers de Paris (avec une limitation du nombre des étaux). Nous devons tout d’abord expliquer le système des marchés de bestiaux obligatoires et le fonctionnement exact de la Caisse de Poissy car les bouchers ne peuvent s’y soustraire – en principe – pour s’approvisionner en bestiaux. Nous présenterons ensuite les cinq grands abattoirs créés à Paris par Napoléon en 1810 et la réorganisation des Halles centrales et des marchés de quartier. Les marchés sont importants car tout le débat sur la place réservée aux marchands forains se pose avec beaucoup d’acuité pendant tout le XIX e siècle. La question des contrôles sanitaires et commerciaux mérite ensuite d’être soulevée car le système existant au début du XIX e siècle subsistera pour une bonne part jusque dans les années 1880 et illustre un certain « désintérêt » de l’Etat, qui tranche avec les contrôles tatillons mis en place en matière financière. Ces aspects réglementaires seront complétés par des éléments plus anecdotiques portant sur le folklore des bouchers, qui permettent d’apprécier l’image de la profession dans la société. Enfin, nous aborderons deux aspects de la « question sociale » chez les bouchers, à savoir l’existence de deux sociétés de secours mutuels concurrentes et l’encadrement de la maind’œuvre par l’Etat, à travers le livret ouvrier et la réglementation des bureaux de placement privés. 1) LE SYSTEME DE LA CAISSE DE POISSY a) Les différents marchés aux bestiaux pour l’approvisionnement de Paris Grand spécialiste de l’approvisionnement de Paris en bestiaux 784, Bernard Garnier souligne que « la recension exhaustive des marchés qui approvisionnent Paris est quasiment impossible. Elle s’avère plus aisée si on se limite aux marchés fournissant directement la capitale, excluant de ce fait des marchés qui sont parfois nettement spécialisés pour Paris – le Neubourg785 en est l’archétype – mais géographiquement distants de la capitale 786 ». Nous n’évoquerons donc que les marchés aux bestiaux dits « de Paris » et « de campagne », c’est-à784 Bernard GARNIER est l’auteur d’une thèse soutenue à Paris IV, Consommation et production de viande. Paris, rationalité économique paysanne et structuration de l’espace du milieu du XVII e au milieu du XIXe, que nous n’avons pas réussi à consulter. 785 786 Le Neubourg est une plaine agricole dans l’Eure. Bernard GARNIER, « Les marchés aux bestiaux : Paris et sa banlieue », Cahiers d’Histoire , n°3-4, 1997, p 576. 149 dire situés dans Paris intra-muros (La Chapelle et la Halle aux veaux) et la proche banlieue (Poissy et Sceaux). Le marché de Poissy se tient chaque jeudi, celui de Sceaux le lundi, celui de La Chapelle le mardi (marché aux vaches grasses) et celui de la halle aux Veaux les mardi et vendredi de chaque semaine. Ces quatre marchés sont les seuls lieux autorisés pour le négoce des animaux de boucherie dans un rayon de dix myriamètres autour de Paris (25 lieues environ)787. Cette disposition reprend les anciennes règles d’Ancien Régime, rétablies dès mars 1803788. Le rayon de dix myriamètres n’est pas la zone exclusive d’approvisionnement des bouchers parisiens mais elle est la principale. « Les bouchers pouvaient acheter en dehors de ce rayon, mais à leur charge d’acquitter pour ces bestiaux d’importation les mêmes droits que pour ceux qui auraient été achetés sur les marchés publics. (…) Il ne pouvait être vendu de bestiaux, ni sur les routes, ni dans les bouveries des auberges, sous peine d’amende et de saisie789 ». Le souci de centraliser le commerce en un nombre limité de points peut s’expliquer par au moins trois raisons : « faciliter les contrôles et les prélèvements « fiscaux », diminuer le prix de la viande sur pied par la concurrence entre les marchands forains, donner le maximum de publicité à ce prix pour limiter les prétentions des bouchers et favoriser ainsi un rapport équitable entre le prix de la viande et celui des bestiaux790 ». Parmi les marchés aux bestiaux intra muros, commençons par la Halle aux Veaux. Le bâtiment en est ainsi décrit en 1910 : « La place aux veaux était située à Paris, entre la rue de Poissy et la rue de Pontoise, son emplacement a été absorbé par le boulevard Saint-Germain ; c’était une halle magnifique carrée fort bien aménagée, avec une cour au milieu, la maçonnerie en style Louis XIII, le sol était surélevé de façon à former quai pour charger et décharger les veaux qui étaient courbés, c’est-à-dire les quatre pieds attachés ensemble et exposés sur une litière de paille de 30 centimètres d’épaisseur, couchés sur le dos ; l’interdiction de courber les veaux et l’ordonnance de les transporter debout datent de 50 ans environ791 ». Selon Bertier de Sauvigny, la halle aux Veaux, située sur le quai de la Tournelle, reconstruite en dur de 1824 à 1826, abrite « la vente des vaches grasses et des veaux provenant des vacheries de l’intérieur. Le mercredi, ce local était réservé à la vente en gros des suifs provenant des abattoirs de Paris792 ». Sur une gravure du début du XXe siècle, Albert Feuillastre a imaginé l’agitation qui devait régner sur la place aux veaux vers 1820, avant que 787 Un myriamètre correspond à 10 km. 788 « L’arrêté du 30 ventôse an XI [mars 1803] établit que dans un rayon de dix myriamètres autour de Paris il ne pourra être vendu ni acheté de bestiaux propres à la boucherie que sur les marchés de Sceaux et de Poissy, à l’exception des marchés aux veaux et aux vaches qui continueront d’avoir lieu comme par le passé, à l’exception également de La Chapelle ». Bernard GARNIER, article cité, p 583. 789 Ibid. 790 Bernard GARNIER, op. cit., p 577. 791 Henry MATROT, Vieux Souvenirs, 1910, p 36. Concernant la protection des animaux, il faut rappeler que le Docteur Parisot crée la SPA (Société Protectrice des Animaux) en 1846 et que la loi Grammont du 2 juillet 1850 réprimande les mauvais traitements et les actes cruels exercés en public sur des animaux domestiques. Une ordonnance de préfet de police de Paris du 4 novembre 1854, qui concerne le transport et l’exposition en vente des veaux, sert de base à plusieurs arrêtés préfectoraux de province sur le transport des animaux. Il existe un excellent article sur ce sujet : Maurice AGULHON, « Le sang des bêtes. Le problème de la protection des animaux en France au XIXe siècle », Romantismes (Revue du XIXe siècle), n°31, 1981, pp 81-109. 792 Guillaume de BERTIER DE SAUVIGNY, Nouvelle Histoire de Paris : Association pour la publication d’une histoire de Paris, Hachette, 1977, p 115. la Restauration (1815-1830), 150 la Halle soit construite793. Le marché aux vaches grasses a connu bien des vicissitudes. Au XVIIIe siècle, un marché pour les vaches laitières existait dans la plaine des Sablons794. « Quelques années avant la Révolution, le sieur Chéradame obtient le transfert à La Chapelle du marché aux vaches laitières qui se tenait au milieu de la plaine des Sablons795. Quelques vaches grasses s’y faufilent tant et si bien qu’un arrêté du 2 thermidor an IX [21 juillet 1801] rappelle que ces dernières doivent être conduites à Sceaux ou à Poissy796 ». Paris veut conserver le négoce des vaches grasses et des taureaux ; une ordonnance du 3 brumaire an XII (26 octobre 1803) crée « deux marchés se tenant alternativement pendant six mois, le vendredi, dans une partie du marché aux chevaux797 pour le premier, « le long du mur de la rue des Grésillons » pour le second. Un acte du 26 janvier 1806 leur permet de se tenir toute l’année ». Enfin, la création d’un marché spécial pour les vaches grasses et les taureaux est autorisée par une ordonnance de police du 22 décembre 1807, sur l’emplacement de l’ancienne Halle aux Veaux (aux Bernardins). « Ce marché spécifique va connaître un essor rapide au point de représenter, vers 1840, 20 à 30% des transactions sur les vaches avant de s’effondrer, vingt ans plus tard, au profit du marché de La Chapelle798 ». Selon Bernard Garnier, « La Chapelle-Saint-Denis constitue bien une exception par l’importance aussi rapide qu’éphémère de son rôle dans le ravitaillement de Paris ». Après de multiples demandes, la municipalité de La Chapelle « obtient par une ordonnance royale du 10 août 1820 la création d’un marché aux vaches grasses, aux taureaux et aux porcs. En 1824, première année pour laquelle on dispose d’une mercuriale, il s’y négocie plus de 2 500 vaches grasses, soit 22,4% des ventes enregistrées sur l’ensemble des marchés approvisionnant Paris. En 1847, La Chapelle obtient la reconnaissance légale, le mardi et le vendredi, d’un marché aux veaux qui se déroulait sur la voie publique. Il faut attendre près de vingt ans pour en voir figurer les résultats sur les mercuriales annuelles de la préfecture de police. Apparition bien tardive puisque l’inspection des halles et marchés évalue à 40 000 têtes le contingent annuel fourni à la boucherie de Paris vers 1860. En 1866, on y négocie plus de 69 000 veaux, des résultats sans commune mesure avec ceux de Sceaux et de Poissy, des chiffres qui approchent ceux de la Halle aux Veaux. En 40 ans, globalement, c’est-à-dire porcs compris, le marché de La Chapelle est devenu l’égal de ceux de Sceaux et de Poissy, en raison de la proximité de Paris, mais aussi parce qu’il bénéficie, à compter du 1 er janvier 1842, des prêts accordés aux bouchers par la caisse de Poissy799 ». Abordons maintenant les marchés de la banlieue. Après celui de Poissy, le marché de Sceaux était le plus important de la région parisienne, surtout pour les moutons. « Le marché de Sceaux était situé au Bourg-la-Reine, il fut fondé sous Louis XIV dans un grand domaine 793 Annexe 16 : La place aux veaux vers 1820. Dessin d’Albert Feuillastre. Henry MATROT, Vieux Souvenirs, 1910, p 55. 794 Jean VIDALENC, « L’approvisionnement de Paris en viande sous l’Ancien Régime », Revue d’histoire économique et sociale, volume XXX, 1952, n°2, p 118. 795 D’après le rapport du maire à son conseil en 1817 pour récupérer les droits d’attache de 30 centimes par tête. Archives de la Préfecture de Police de Paris, DA 368. 796 Bernard GARNIER, op. cit., p 583. 797 Entre 1687 et 1857, le marché aux chevaux de Paris se situe au faubourg Saint-Victor, entre la rue Duméril et le boulevard de l’Hôpital. Alfred FIERRO, Histoire et Dictionnaire de Paris, R. Laffont, 1996, p 767. 798 Bernard GARNIER, op. cit., p 579. 799 Ibid., pp 583-584. 151 appartenant à Colbert ; il était en façade sur la grande route de Paris à Orléans, l’autre côté de la route en face le marché, était occupé par les auberges pour loger les bestiaux et recevoir vendeurs et acheteurs. La distance de Paris n’étant guère que de deux lieues [8 km], les bouchers de Paris avaient continué de faire la route en voitures, malgré l’ouverture du chemin de fer de Sceaux800. Le marché se tenait le lundi de chaque semaine. Si Poissy avait les bœufs normands, Sceaux avait les bœufs du Centre, les limousins, les Quercy, les bœufs blancs. Il était toujours le mieux approvisionné en moutons, les marchés de 30 000 et plus étaient fréquents, il était bien placé pour les moutons de la région de l’Est, les Allemands, les Champenois, les Bourguignons ; Poissy avait tous les moutons de la région de Versailles, Sceaux avait ceux de l’Aisne. Le marché de Sceaux pouvait contenir 5 000 bœufs, 30 000 moutons ; une halle aux veaux, couverte, mais très basse, très incommode, sans jour et sans air, pouvait recevoir un millier de veaux, c’était le marché de la petite et de la grande banlieue de Paris801 ». Il reste maintenant à aborder la perle des marchés aux bestiaux, le plus célèbre, le plus ancien et le plus important de la région parisienne, celui de Poissy. b) Le fonctionnement du marché aux bestiaux de Poissy Pour appréhender de façon sensible l’ambiance animée qui devait régner sur les marchés aux bestiaux de la banlieue parisienne au XIXe siècle, nous avons reproduit en annexe un dessin d’Albert Feuillastre qui montre le marché de Poissy 802. Une telle illustration ne prend tout son sens que si elle est accompagnée de la description savoureuse donnée par Henry Matrot803. Trésorier de la société de secours mutuels des Vrais Amis à partir de 1882, chevalier du mérite agricole, médaille d’or de la mutualité, officier de l’instruction publique, Henry Matrot a rassemblé ses souvenirs lors d’un banquet organisé le 20 février 1910 pour son 80e anniversaire804. La réédition de ses Vieux Souvenirs en 1935 est accompagnée de nombreux dessins d’Albert Feuillastre 805. Pendant toute la première partie du XIXe siècle, Poissy est le marché le mieux approvisionné de la région parisienne, avec les bœufs d’herbe de Normandie. Chaque semaine, le jeudi, sont rassemblés sur une immense place, à ciel ouvert, 5 000 bœufs et 25 000 moutons. La Halle couverte peut abriter jusqu’à 800 veaux. On ap erçoit cette halle aux veaux sur le dessin de Feuillastre, au fond à gauche. Les auberges et hôtels autour de la place accueillent les marchands de province et sont indissociables de la convivialité du marché. Poissy connaît trois jours d’animation chaque semaine car il faut loger et nourrir bêtes et gens. 800 Le fonctionnement du chemin de fer de Sceaux est attesté en 1852. François CARON, Histoire des chemins de fer en France, tome 1 (1740-1883), Fayard, 1997, p 595. 801 Henry MATROT, Vieux Souvenirs, 1910, p 36. 802 Annexe 17 : Le marché aux bestiaux de Poissy au début du XIXe siècle. Dessin d’Albert Feuillastre. Henry MATROT, Vieux Souvenirs, 1910, p 36. 803 Le 23 avril 1885, le Président de la République a remis à Henry Matrot, trésorier des Vrais Amis, une médaille d’argent de la mutualité. Le 25 février 1887, Henry Matrot reçoit les palmes académiques. Ces deux évènements sont tirés d’un « Ephéméride avec les dates importantes de la société des Vrais Amis », présent dans une petite brochure de 1889 intitulée Société de prévoyance et de secours mutuels de la Boucherie de Paris (les Vrais Amis). CCIP, 352.126. 804 805 Henry MATROT, Vieux Souvenirs, 1910, 61 p. Henry MATROT, Vieux Souvenirs sur les associations syndicales et mutuelles et les anciennes pratiques professionnelles de la corporation de la boucherie, 1935, 170 p. Archives du Monde du Travail, 158 AQ 1, dossier n°5. 152 Les bestiaux arrivent à pied de province, en longues bandes nonchalantes806. Jean Vidalenc précise que « la dernière halte se faisait dans les prés entre Mantes et Poissy, le long de la Seine, avant d’affronter l’œil critique des acheteurs. Ils appartenaient souvent, comme les pâturages de relais, soit aux herbagers, soit, plus souvent, à des paysans ou aubergistes avec lesquels les éleveurs étaient en relations habituelles. Il arrivait, semble-t-il, que les troupeaux y passaient parfois plusieurs semaines avant d’être présentés au marché. Autour de Poissy, ce moment décisif était précédé d’un dernier repas, à dessein plantureux, avec du foin légèrement salé, suivi d’une longue station aux abreuvoirs, sur les rives mêmes de la Seine. Les bêtes en remontaient évidemment le poil propre et la panse rebondie807. Il est cependant difficile de savoir si cette pratique du parcage avant la vente avait pour but essentiel de remettre en bonne forme le bétail fatigué par un long trajet, ou d’éviter éventuellement un effondrement des cours, par des arrivages trop massifs. Cet usage était, en tout cas, indispensable pour les bestiaux qui n’avaient pas trouvé preneur, puisqu’il était exigé par les règlements que les bêtes fussent présentées à deux, puis trois marchés consécutifs, avant de pouvoir être renvoyées en province. Cette présomption de fraude n’était d’ailleurs que peu de choses, à côté des transactions illicites qui continuaient à se dérouler sur les routes, le long des itinéraires traditionnels, avec leurs haltes évitant les agglomérations ; en dépit de toutes les ordonnances royales, les bouchers ne cessèrent jamais d’être accusés de se porter à la rencontre des marchands de bestiaux, au détriment de tous les percepteurs de taxes et fermiers de droits808». Henry Matrot nous donne le déroulement d’un marché obligatoire : « Au moment de l’introduction des bestiaux sur le marché, les marchands recevaient une feuille de vente, indiquant la date du marché, leur nom, l’espace et la quantité des animaux ». Les ventes étaient successivement inscrites avec le nom de l’acquéreur, le nombre, l’espèce et le prix vendu ; aussitôt inscrits par l’inspecteur, les bestiaux devaient être marqués d’achat et de la marque particulière de l’acheteur, l’inspecteur remettait au bouvier un bulletin que l’on nommait Hayon, du nom d’un ancien propriétaire du marché de Sceaux, et sans lequel les bestiaux n’auraient pu entrer dans Paris. « Après la cloche de renvoi, 3h et demi pour les bœufs, 4h pour les moutons, le marchand devait représenter sa feuille de vente sur laquelle les inscriptions étaient closes et le nombre de bestiaux invendus constaté809 ». La cloche est un instrument inséparable de tout marché réglementé comme celui de Poissy : elle indique le début officiel des transactions et la fin officielle des opérations. Le code Mangin de 1830 précise clairement que « les heures d’ouverture seront annoncées au son de la cloche » (article 165) et que « les bestiaux qui arriveront aux marchés après l’ouverture de la vente, n’y seront point admis » (article 160)810. Les horaires varient selon les espèces. A Poissy, la vente des veaux ouvre à 6h du matin du 1er avril au 1er octobre et à 7h du matin du 1er octobre au 1er avril ; elle s’achève à midi ( article162). L’ouverture de la vente des bœufs et 806 La mise en place du chemin de fer Paris-Rouen (1843) marquera le début du déclin du marché de Poissy. Quand les bœufs venaient à pied et par étapes, le marché de Poissy avait son utilité, « mais du moment qu’on les embarquait en chemin de fer, Poissy n’avait plus sa raison d’être et les bœufs devaient venir débarquer à Paris dans un délai plus ou moins long ». Henry MATROT, op. cit., p 36. 807 Henry MATROT, op. cit., p 79. 808 Jean VIDALENC, op. cit., pp 124-125. 809 Henry MATROT, op. cit., p 35. 810 Préfet MANGIN, op. cit., p XXXVIII. 153 vaches a lieu à 8h à Poissy et à 9h à Sceaux (article 164). L’ouverture de la vente des moutons se fait à 13h à Poissy (article 168)811. Les négociations et palabres entre bouchers et marchands de bétail ayant tendance à longuement se prolonger, la fermeture du marché est très progressive. L’article 170 tient compte de cette réalité économique : « Il sera sonné, sur les marchés de Sceaux et de Poissy, à 2h, un premier coup de cloche pour avertir du renvoi des bœufs ; à 3h, un second coup de cloche pour annoncer la clôture de la vente des bœufs et vaches et le premier renvoi des moutons ; et à 4h, un troisième coup de cloche pour le renvoi définitif des moutons. La vente sera irrévocablement fermée à 4h de relevée812». Avec son point de vue administratif, Armand Husson note que « le service des agents mobiles est très pénible, surtout vers la fin des marchés ; car le commerce attend, en général, au dernier moment pour réaliser ses transactions ; pressés par l’heur e, les bouchers et les herbagers affluent dans les bureaux, et il faut une grande habitude pour satisfaire aux exigences du service avec une rapidité qui n’apporte aucun préjudice à la régularité des opérations813 ». Comme tout marché, Poissy a ses inspecteurs. Henry Matrot nous décrit leur rôle. Les inspecteurs sur les marchés disposent d’une girouette portant un numéro d’ordre placé en haut d’une longue perche afin d’être aperçu au milieu des bestiaux. Ils ont pour mission principale l’inscription de toutes les opérations du marché. Aussitôt un achat conclu, on appelait Monsieur l’inspecteur qui inscrivait la vente sur le bordereau du vendeur, lequel lui avait été remis au moment de sa déclaration, des quantités de bestiaux qu’il présentait à la vente et qui lui servait de mandat pour recevoir à la Caisse le prix des bestiaux vendus, inscrits sur son bordereau814. L’inspecteur remettait aussi à l’acheteur ou à son bouvier un laissez-passer sans lequel les bestiaux ne pouvaient pas entrer dans Paris ; de là l’ expression d’autrefois pour conclure un marché : « Faites inspecter » au lieu de l’expression d’aujourd’hui : « Marquezles ! ». Il y a quelques années, il existait encore quelques vieux marchands qui, au moment d’accorder, disaient à leur jeune acheteur « Faites inspecter » au grand étonnement de ceux-ci qui restaient ébahis815. Alors qu’Henry Matrot utilise le terme générique d’« inspecteur », l’administration distingue en fait deux fonctions différentes, celle de « receveur aux déclarations » et celle de « préposé aux déclarations », subtile distinction très bien expliquée par Armand Husson. « Sur le préau des marchés se tient un certain nombre d’agents inférieurs, désignés sous le titre de receveurs aux déclarations, et qui, pour être facilement distingués du milieu de la foule, tiennent à la main un petit drapeau attaché à une longue hampe. Ces agents sont au nombre de seize à Poissy, de treize à Sceaux, de sept à Paris et à la Chapelle. Sur les deux premiers de ces marchés, à raison de l’importance du service, ils sont dirigés et surveillés par un contrôleur. Aussitôt qu’un boucher est tombé d’accord avec un marchand, il appelle un de ces employés et lui fait la déclaration du nombre et du prix des bestiaux qu’il vient d’acheter ; celui-ci inscrit aussitôt cette déclaration, ainsi que le nom des deux intéressés, sur un bulletin 811 Ibid. 812 Ibid. 813 Armand HUSSON, op. cit., p 241. 814 Le système repose sur la bonne foi des déclarants. La fraude est donc aisée. Son ampleur est vite révélée aux yeux des autorités, entraînant la réforme du droit de Caisse de Poissy par l’ordonnance royale du 22 décembre 1819. 815 Henry MATROT, op. cit., p 28. 154 qu’il remet au boucher. Muni de cette pièce, le boucher s’il appartient à la ville de Paris, se rend au bureau des préposés aux déclarations ; ces agents, au nombre de sept, sont placés sous la direction d’un préposé principal. Pour faciliter le service et éviter toute confusion, les bouchers de Paris ont été répartis en autant de divisions qu’il y a de préposés, de sorte que chacun d’eux connaît d’avance le bureau où il doit se présenter. Le boucher, ayant remis son bulletin au préposé, celui-ci fait le calcul du montant de la déclaration ; il l’enregistre, il dresse en toutes lettres un mandat au porteur, que le boucher signe et remet au vendeur ; il délivre ensuite au boucher des laissez-passer aussi divisés qu’il le désire. Si celui-ci use du crédit qui lui est alloué, le préposé vérifie l’état du crédit, et donne le renseignement nécessaire au préposé principal, qui dresse un effet du montant de la somme à avancer par la Caisse, le fait signer et le met en portefeuille. Dans le cas où le boucher possède les fonds suffisants à ses acquisitions, le préposé adresse au receveur une note indiquant le montant de l’achat, et, partant, la somme à verser à la Caisse 816». Avec une précision tout administrative, Armand Husson décrit très bien l’ensemble des opérations menées sur les marchés obligatoires aux bestiaux sous le régime de la Caisse de Poissy. Achevons de suivre le processus officiel de la transaction. « Ainsi qu’on l’a vu plus haut, le mandat délivré par le préposé aux déclarations est transmis par le boucher à son vendeur. Celui-ci le présente à la caisse des payements, où l’on dresse une fiche et deux bordereaux ; il acquitte l’un de ces bordereaux, sur le vu duquel on le solde, et i l garde l’autre par-devers lui. Le payement se fait, soit en argent, soit, si le marchand le préfère, en bons sur les receveurs généraux ou particuliers des départements. Ces bons sont enregistrés et contrôlés par un agent accrédité ad hoc par le ministère des finances. Deux commis payeurs, assistés de quatre garçons de caisse, suffisent pour faire les payements. Le contrôle des mandats sur les départements est confié à l’inspecteur. Quant au versement des fonds appartenant aux bouchers, il doit être fait à une caisse spéciale tenue par un receveur et par trois garçons de caisse. Un reçu est donné à chaque boucher817 ». Pour pouvoir rejoindre Paris avec son bétail, le boucher doit posséder un hayon. Armand Husson précise comment on obtient ce précieux passeport. « On a vu plus haut que le préposé aux déclarations délivre au boucher, en même temps que le mandat de payement, les laissez-passer nécessaires à la sortie des bestiaux. Ces pièces, qui constatent que toutes les formalités intéressant le service de la Caisse de Poissy ont été remplies, doivent être échangées auprès des préposés de police contre des hayons818, véritables certificats d’origine, indispensables pour que les bestiaux puissent entrer dans Paris et dans les abattoirs. Lorsque le bétail est acheté pour une autre destination que Paris, le boucher porte le bulletin qui lui a été remis par le receveur aux déclarations à des employés désignés sous le nom de préposés aux forains et à la banlieue. Ces employés, qui sont au nombre de trois à Poissy et de deux à Sceaux, remplissent des fonctions analogues à celles des préposés aux déclarations ; seulement, ils n’ont pas à s’occuper de la question de payement ; l’administration y étant étrangère. Les laissez-passer délivrés par ces agents ne sont pas échangés contre des hayons ». « Au moment où le bétail sort du marché, l’administration vérifie si les quantités 816 Armand HUSSON, « Note sur l’institution et l’organisation de la caisse de Poissy », Recueil des actes administratifs, n°9, 1849, pp 239-240. Archives de la Préfecture de Police de Paris, DB 400. 817 818 Ibid., p 240. Husson indique en note : « Ces pièces tirent leur nom, suivant toute probabilité, de Jean-Baptiste Hayon, fermier des droits perçus aux marchés de Sceaux et Poissy, pendant les années 1735 et suivantes. Aux termes de l’arrêt du conseil d’Etat du 27 septembre 1735, portant acceptation des offres faites par Hayon, ce dernier était tenu de délivrer des laissez-passer ; par métonymie, la pièce elle-même aura pris le nom de la personne qui la signait ». 155 présentées sont bien celles indiquées au laissez-passer ou aux hayons. Des contrôleurs aux sorties, accompagnés de compteurs, sont chargés de ce soin. Un contrôleur et quatre compteurs sont attachés au marché de Poissy ; à Sceaux, où la grande quantité de moutons vendus rend le travail plus difficile, ce personnel est augmenté d’un second contrôleur ; enfin, à Paris et à la Chapelle, un contrôleur seul est suffisant819 ». c) Composition et fonctionnement de la Caisse de Poissy Les contrôles sont donc omniprésents sur tous les marchés aux bestiaux obligatoires qui servent à l’approvisionnement de Paris. L’ensemble des contrôles financiers relève de la fameuse Caisse de Poissy, dont les archives ont brûlé en mai 1871. A partir du rapport très détaillé d’Armand Husson en 1849, présentons l’ensemble des services qui la compose 820. Entre 1811 et 1825, le siège de la Caisse de Poissy semble se trouver au 23 de la rue du gros Chenet821. Depuis 1829, le siège se trouve à la Préfecture de la Seine, à l’Hôtel de Ville de Paris. « Le personnel compte 96 employés, y compris le directeur et le caissier. 58 d’entre eux sont des agents inférieurs, dont le plus appointé touche 450 F, et dont le traitement moyen ne s’élève pas à plus de 250 F par année. Il est vrai que chacun de ces agents est attaché à un marché particulier, et qu’il ne fait ainsi de service qu’un seul jour par semaine. Les 36 autres composent : • le service mobile, qui compte 20 employés et qui se transporte sur les divers marchés d’approvisionnement. • le service sédentaire, dont les employés, au nombre de 16, sont chargés de vérifier le travail du service mobile, de dresser les états de mouvement, de tenir les comptes et les écritures de la Caisse, de faire la correspondance, etc822». Nous ne revenons pas sur les différents postes composant le service mobile (receveur aux déclarations, préposé aux déclarations, garçon de caisse, contrôleur aux sorties, compteur), car ils viennent juste d’être évoqués. Vu la multitude des opérations de caisse, la régularité des comptes est un souci majeur. Pour l’atteindre, « les employés, comptables ou autres, sont responsables de toutes les erreurs qu’ils peuvent commettre ; il est déjà arrivé à plusieurs d’entre eux de faire des pertes assez considérables ». D’autre part, « le service financier est surveillé par le caissier ou par le sous-caissier, et l’universalité des opérations est dirigée par l’inspecteur 823 ». Vu les horaires des marchés obligatoires, Armand Husson souligne la pénibilité du travail des agents mobiles. « Les déplacements continuels, auxquels sont astreints ces préposés, ne laissent pas que d’être très fatigants. Ainsi, ils doivent partir le lundi, à 6h du matin, pour le marché de Sceaux, d’où ils ne reviennent que le soir à pareille heure ; le mardi, 819 Armand HUSSON, op. cit., pp 240-241. 820 Armand Husson, chef de la 2e division de la Préfecture de la Seine, est le signataire du rapport de 1849, mais il n’en est pas l’auteur. « Cet intéressant travail, fait après de longues et d’intelligentes recherches, est l’œuvre de M. d’Affry, chef du 2 e bureau ; il a pour objet de répandre la lumière et de fixer l’opinion sur un service souvent attaqué et trop peu connu ». Le rapport est approuvé par le préfet de la Seine, Berger. 821 Cette adresse est indiquée dans le Tableau des marchands bouchers de Paris de 1813. BNF, V 27625. 822 Armand HUSSON, « Note sur l’institution et l’organisation de la Caisse de Poissy », Recueil des actes administratifs, n°9, 1849, p 239. 823 Ibid., p 241. 156 les uns se rendent au marché de la Chapelle, à 10h du matin ; les autres aux marchés de Paris, à 9h ; le mercredi, ils partent pour Poissy, à 15h en hiver, à 18h en été824 ; et ils ne sont de retour que le jeudi soir sur les 22h ; le vendredi, leur service se borne aux marchés de Paris ; enfin, dans les intervalles entre les marchés, ils mettent leurs écritures au net ». La question des frais de déplacement n’est pas oubliée. « Le transport et le couchage des employés sont à la charge de la ville : pour l’un, elle a traité avec les Messageries nationales ; pour l’autre, elle a loué un hôtel construit par la ville de Poissy, sur la place du marché et dans lequel se trouvent réunis les bureaux et les chambres d’habitation nécessaires ; tout le mobilier de cet hôtel appartient à la ville de Paris825 ». « Le service mobile se trouvant ainsi passé en revue, on va faire connaître les attributions du service sédentaire. Aussitôt que les pièces relatives aux opérations d’un marché sont arrivées à l’Hôtel de Ville, quatre vérificateurs s’en emparent. Les deux sont intitulés vérificateurs aux résumés et décomptes : l’un dresse le résumé du mouvement du marché, à l’aide des cahiers tenus par les préposés aux déclarations ; l’autre, vérifie en même temps les calculs des déclarations, ainsi que les comptes des bouchers ; les deux autres, qui portent le titre de vérificateurs rapporteurs d’écritures , enregistrent les mandats payés sur le marché, ainsi que le nom des signataires et le nombre des bestiaux vendus, et ils comparent le résultat qu’ils obtiennent avec les fiches dressées par les commis payeurs. Le travail préparé par ces quatre agents est remis au premier vérificateur des résumés et décomptes ; celui-ci rapproche les mandats des déclarations, et, combinant ceux qui restent à payer, et dont il prend note, avec ceux qui ont été acquittés sur le marché, il dresse la récapitulation exacte de toutes les opérations du jour. Si des erreurs sont relevées, elles sont signalées aux agents du service mobile ». « Le travail de vérification doit être fait avec assez de rapidité pour que les opérations des marchés du lundi et du mardi soient complètement mises au net avant le départ des agents mobiles pour Poissy ; les marchés du jeudi et du vendredi doivent également être revisés pour le lundi. Il importe, en effet, que les comptes des bouchers soient tenus au courant et que les erreurs qui ont pu être commises sur les marchés, tant pour le service de la caisse que sous le rapport des écritures, soient rectifiées aussitôt que possible. Comme ceux du service mobile, les agents de la vérification sont responsables ». « Le premier vérificateur, outre le travail dont il vient d’être parlé, enreg istre et vérifie les effets souscrits par les bouchers, le chiffre des intérêts qui y sont afférents ; il fournit, à la fin de chaque mois, les états de produits ; il établit, par marché, le nombre et le montant des acquisitions et les divise en trois catégories, Paris, banlieue, forains ; il fait enfin ressortir, par marché et par espèce, le prix moyen du bétail dans chaque catégorie. Les vérificateurs aux décomptes tiennent également divers registres servant à contrôler le service des mandats payés à Paris, les introductions de bestiaux en sur-semaine dans les abattoirs, etc. : ce sont eux qui donnent également les renseignements au public. De leur côté, les vérificateurs rapporteurs d’écritures sont chargés de contrôler les mandats présentés à Paris, de les enregistrer, de dresser les fiches et bordereaux nécessaires ; ils tiennent note des échéances des effets ; ils signalent ceux qui ne sont pas payés à présentation ; ils transcrivent le journal, le livre de caisse, le grand-livre, etc ; en un mot, ils tiennent toute la comptabilité de la Caisse. Tout ce service est placé sous la direction d’un chef de la vérification et de la 824 Je me suis permis d’utiliser la dénomination actuelle des horaires. Armand Husson utilise les termes de son époque : « à trois heures de l’après-midi » pour 15h. 825 Armand HUSSON, op. cit., p 241. 157 comptabilité826 ». Le service sédentaire compte également un premier commis (chargé du contentieux et de la poursuite des effets arriérés), trois expéditionnaires (qui mettent au net les écritures et la correspondance), un garçon de bureau (attaché à la direction), un concierge. « Enfin, outre le service mobile de caisse, dont il a été parlé plus haut, il existe à l’administration centrale un service sédentaire composé d’un préposé receveur et de trois garçons de caisse, (…) chargés des recouvrements à domicile sur les bouchers, travail que ne pourraient faire ceux qui vont sur les marchés, ainsi qu’il est facile de le reconnaître ». « Quant au doublement du service en ce qui concerne les caissiers et les receveurs, quelques détails suffiront pour en démontrer l’utilité. La caisse centrale ne peut être jamais fermée : d’une part, certains marchands aiment mieux toucher leur argent à Par is que sur les marchés ; d’autre part, des bouchers, qui se trouvent en retard pour acquitter leurs effets et qui ont besoin de leur crédit pour leurs acquisitions, viennent se libérer le matin avant de partir ; d’autres bouchers, ne voulant pas transporter les fonds qu’ils ont devant eux, en font le versement à la caisse de grand matin. Les uns et les autres, avec les reçus qui leur sont délivrés, peuvent, sans plus de préoccupation, vaquer à leurs affaires. On ne pourrait donc fermer la caisse centrale sans causer au commerce un préjudice grave et sans anéantir un des grands avantages de l’institution ; et, d’un autre côté, le mouvement des fonds est trop considérable, tant à Paris que sur les marchés, pour qu’il soit possible de soustraire l’une des deux branches de ce service à l’action continuelle d’un agent responsable ». En conclusion, la Caisse multiplie les contrôles, « mais aucun de ces contrôles n’est inutile, l’expérience de tous les jours le prouve d’une manière irréfragable, et il serait à craindre qu’en cherchant à améliorer on n’arrivât qu’à désorganiser 827 ». On mesure alors combien Armand Husson est loin de se douter que c’est la suppression pure et simple de la Caisse de Poissy qui va être débattue par l’Assemblée nationale en 1850-1851. Pour l’instant, nous parlons uniquement de contrôles financiers, qui ont pour but d’éviter les fraudes fiscales. Les contrôles vétérinaires, dont nous avons beaucoup de mal à saisir les modalités, ne relèvent absolument pas de la Caisse de Poissy et seront évoqués plus tard. Quant à l’inspection des marchés, elle relève du préfet de police de Paris depuis le décret consulaire du 28 pluviôse an VIII (février 1800). Ce dernier « envoie sur les marchés des employés aux fonctions déterminées relevant d’un commissaire général des Halles et marchés. Les modifications du titre de ce dernier, de celui de ses auxiliaires et de leur nombre, ne changent en rien les attributions du service : surveiller le bon déroulement des transactions. Pour l’essentiel, l’inspecteur principal reçoit, par l’intermédiaire d’un commis aux écritures, conjointement avec les employés des perceptions municipales, des déclarations des bestiaux amenés et vendus828… ». Ce service fait-il double usage avec les relevés effectués par la Caisse de Poissy ? Les deux personnels ont-ils fusionné en 1811 ? Nous n’en savons rien. 826 Ibid., p 242. 827 Ibid., p 243. 828 Bernard GARNIER, op. cit., pp 593-594. 158 2) LA MISE EN PLACE DES ABATTOIRS PARISIENS a) La question des abattoirs en 1810 Le rétablissement progressif de la caisse de Poissy, qui trouve son aboutissement avec le décret du 6 février 1811, ne peut être séparé de la question des abattoirs. Dans l’esprit du législateur, les recettes dégagées par la caisse des bouchers doivent servir à la construction puis au fonctionnement des cinq grands abattoirs publics parisiens, dont la création est décidée dans un décret du 10 novembre 1807. Depuis le XVIe siècle, des projets ont existé pour fermer les tueries particulières et les rassembler dans un espace clos, si possible hors du centre de la ville. De nombreux projets hygiénistes se sont succédés à la fin du XVIIIe siècle, sans résultat829. Le souci de l’intérêt général et les raisons d’hygiène motivent les doléances des députés des trois ordres dans l’article 12 du cahier particulier de la ville de Paris : « Les tueries placées dans l’intérieur de Paris exhalent une odeur infecte, corrompent l’air, surtout en été, et elles ont encore l’inconvénient d’exposer la vie des citoyens, soit à l’arrivée des bestiaux, soit lorsque, après avoir été frappé, l’animal en fureur s’échappe des tueries. Les fonderies de suif ajoutent à l’infection le danger des incendies. Il est donc nécessaire de les reléguer aux extrémités de Paris et dans des endroits isolés, où le public n’ait à craindre aucun des accidents indiqués830». L’éloignement des tueries hors Paris est réclamé par la section Henri IV en décembre 1789 et par la section de la Halle au blé en octobre 1790831. Le 11 mars 1791, le corps municipal arrête « que l’Assemblée nationale sera suppliée de décréter que les tueries, échaudoirs et fondoirs seront retirés du centre de la capitale, pour être répartis aux extrémités de la ville, dans les lieux jugés convenables par la municipalité832 ». Le conseil général confirme cet arrêté le 22 mars 1791. « Ainsi est constitué, tout prêt pour la sanction législative, et renouvelé des mesures inefficaces de l’ancien régime, le projet d’abattoirs extérieurs, généraux et publics833». Les bouchers vont rapidement organiser la résistance face aux projets de fermeture et de déplacement des tueries particulières, en utilisant des prétextes fallacieux : « Ils alléguaient les dépenses considérables que devait entraîner le nouvel établissement ; mais leur opposition était surtout motivée par des raisons qu’ils n’exprimaient pas et qui se laissaient deviner, l’esprit de routine et la crainte de concurrents possibles dans la transformation du métier 834». Pendant toute la décennie révolutionnaire, les propositions municipales resteront sans effet, mais les bouchers ne cessent d’être préoccupés par cette question des abattoirs. Selon Henry Matrot, « il y eut commencement pour deux semblants d’abattoirs publics, un au faubourg Saint-Germain, dans la rue des boucheries Saint-Germain, un deuxième plus important à l’Apport-Paris, qui existait à peu près sur l’emplacement occupé aujourd’hui par le théâtre du Châtelet. C’est de ce dernier que viennent les légendes sur les 829 Outre un projet de Lavoisier, des mémoires proposant la création d’abattoirs en périphérie de Paris ont été rédigés par Breteuil en 1778 et Dobilly en 1786. 830 Sigismond LACROIX, Actes de la commune de Paris pendant la Révolution, 2e série, tome III, pp 134-135. 831 Hubert BOURGIN, op. cit., p 49. 832 Sigismond LACROIX, op. cit., 2e série, tome III, p 130. 833 Hubert BOURGIN, op. cit., p 49-50. 834 Ibid., p 50. 159 prouesses des garçons bouchers de l’Apport-Paris, en force ou en adresse professionnelle. Vers 1850 il existait encore quelques vieux garçons bouchers ayant travaillé à l’Apport-Paris, ils racontaient que les maîtres garçons, de ce bon vieux temps faisaient les bœufs en escarpins, culotte courte et bas de soie, sans avoir la moindre tâche ni souillure. Les garçons bouchers partaient de l’abattoir, avec un tinet à bœufs 835, chercher les veaux à la place aux Veaux, ils les enfilaient dans le tinet qu’ils portaient à deux sur l’épaule, à cette époque les veaux étaient courbés, c’est-à-dire les quatre pieds attachés ensemble ; puis Baptiste, de Poissy qui avait fait le tour du marché de Poissy avec une roue de six pouces embattue à neuf, que douze hommes avaient eu de la peine à lui charger sur la tête, Fournier, les frères Brunessaux, racontaient toutes ces merveilles aux jeunes gratte-ratis des nouveaux abattoirs qui en restaient ébaubis836». Quelques précisions sont nécessaires sur la disparition de la Grande Boucherie de l’Apport-Paris, principal lieu d’abattage dans la capitale depuis le XIII e siècle et symbole incontesté des anciens fastes du métier. Selon Pierre Gascar, la Grande Boucherie « a été détruite, en 1803, lorsqu’on créa la première place du Châtelet, qui devait être modifiée sous Napoléon III. On bâtit, sur son emplacement, plusieurs maisons, dont l’une abritait le restaurant « Au veau qui tête », célèbre, au début du XIXe siècle, pour les pieds de mouton qu’on y mangeait. En 1855, ces maisons furent rasées par Haussmann et remplacées notamment par la Chambre des notaires qui, aujourd’hui, dresse sa façade solennelle à l’endroit où, pendant des siècles, des quartiers de viande ont pendu 837». On retrouve à peu près les mêmes informations dans la thèse des Chartes de Héron de Villefosse : « La Révolution ne toucha pas la Grande Boucherie, mais le bâtiment abandonné tomba en ruines ; le Grand-Châtelet s’écroula en 1802 sous la pioche des démolisseurs. Pendant ce temps, des boutiques s’installèrent à la place des anciens étaux ; un restaurant, à l’enseigne du « Veau qui tête », s’y établit 838». La Grande Boucherie n’est plus. Par quoi va-t-on la remplacer ? A partir de 1802, le préfet de police Dubois va avoir une politique assez hésitante. L’objectif est pourtant clair : il faut fermer les tueries particulières et les rassembler dans des abattoirs839. Mais plusieurs questions se posent : faut-il transférer les abattoirs en banlieue ou les construire dans les murs de la ville, avec toutes les nuisances que cela suppose pour le voisinage ? La gestion des abattoirs sera-t-elle publique ou privée ? 835 Le tinet est une pièce de bois que l’on introduit à la corde du jarret des animaux abattus et servant à les suspendre. 836 Henry MATROT, Vieux Souvenirs, 1910, p 33. 837 Pierre GASCAR, Les bouchers, Delpire, 1973, p 128. 838 Sur la démolition de la Grande Boucherie, René Héron de Villefosse renvoie à Alfred BONNARDOT, « Le Grand-Châtelet », Paris à travers les âges : aspects successifs des monuments et quartiers historiques de Paris depuis le XIIIe siècle jusqu’à nos jours , Firmin-Didot, 1875-1882, p 6. René HERON DE VILLEFOSSE, « La Grande Boucherie de Paris au Moyen Age », Thèse de l’école des Chartes, publiée en partie dans le Bulletin de la société de l’Histoire de Paris et de l’Ile-de-France , 1928, tome LV, p 58. 839 Les difficultés pour trouver des emplacements aux abattoirs se retrouvent quand il s’agit d’installer la morgue parisienne. Non sans un certain humour macabre, Françoise Guilbert note : « En 1804, époque des grandes normalisations impériales, branle bas de combat dans toutes les viandes, la matière humaine s’installe chez l’animale : les vieilles boucheries construites en 1568 par Philippe Delorme, à l’angle du pont Saint-Michel et du quai, se métamorphosent en morgue. Quoi de mieux qu’une boucherie pour organiser le spectacle et le travail de la chair morte ? ». En 1864, la morgue s’installe sur la Motte aux Papelards, à la pointe de l’Ile de la Cité, alors que le conseil d’hygiène et de salubrité aurait souhaité l’envoyer hors de la ville. Françoise GUILBERT, Le pouvoir sanitaire : essai sur la normalisation hygiénique, Thèse de Droit dirigée par JeanPierre Baud, Strasbourg, 1992, p 29. 160 Dans une ordonnance du 26 nivôse an X (16 janvier 1802), le préfet de police décide de supprimer les échaudoirs, les fondoirs et les dépôts de cuirs en salaison dans les rues de la Vieille place aux veaux, de la Lanterne et du Pied de bœuf (dédale de ruelles entre le Châtelet et la tour Saint-Jacques)840. Il doit faire face aux réclamations des bouchers. Dans une ordonnance du 15 nivôse an XI (5 janvier 1803), Dubois interdit d’abattre les animaux ailleurs que dans les tueries ou échaudoirs expressément autorisés par lui. Il décide qu’aucun nouvel échaudoir ne pourra être fondé « qu’au-delà des limite s déterminées, au nord, par les anciens boulevards, c’est-à-dire à partir de la porte Saint-Antoine jusqu’à la place de la Concorde, et, au midi, par les rues du Bac, de Sainte-Placide, du Regard, de Notre-Dame-desChamps, du Cimetière-Saint-Jacques, de l’Estrapade, Copeau et de Seine 841 ». Hubert Bourgin voit dans cette ordonnance de police du 5 janvier 1803 la reproduction intégrale d’une doctrine d’Ancien Régime qu’il résume ainsi : « l’administration ne veut reconnaître que les tueries autorisées et publiques dont les bouchers peuvent se servir, quel que soit le siège de leur propre établissement de vente842. » Nous lisons effectivement dans une décision officielle de 1784 que « l’édit de février 1704, registré le 7 mai suivant, portant création des offices d’inspecteurs aux boucheries, fait défense aux bouchers de tuer leurs viandes ailleurs qu’aux tueries et lieux à ce destinés… à peine de confiscation et de 300 livres d’amende 843». Henry Matrot reconnaît qu’avant la création des abattoirs, l es étaux des bouchers étaient « repoussants, exigus, sombres, sordides, souvent infects. Dans beaucoup de boucheries on abattait les animaux dans l’arrière-cour, en maints endroits l’étal lui-même se transformait en tuerie la vente terminée ; et l’on voyait alors les pans es béantes, vidées au ruisseau rougi de sang sinuant au milieu de la chaussée, les cuirs pliés et fumants s’égoutter sur la margelle, les viscères sanguinolents accrochés aux chevilles menaçantes, et parmi ces horreurs le boucher brandissant la hache ou la massue, semblait un sacrificateur antique s’érigeant sur une hécatombe. L’ensemble de cette vision contribuait pour un peu à inspirer aux passants de cette époque un sentiment de répulsion justifiée. On comprend facilement que le premier Consul, captivé par le système pratiqué dans les grandes villes d’Italie, ait songé comme l’avait fait Auguste pour Rome, à doter Paris d’abattoirs, épargnant ainsi à la population le spectacle, les dangers, et l’insalubrité des tueries quotidiennes en plein vent 844 ». Une précision importante doit être donnée : la tuerie, lieu d’abattage, est souvent éloignée de l’étal, lieu de vente de la viande, ainsi que le montre un mémoire de 1788 : « Très peu de bouchers ont leur tuerie à portée de leur étal. Ceux de la boucherie de Beauvais, par exemple, ont les leurs à la montagne Sainte-Geneviève et dans les environs de la rue SaintVictor. D’autres ont plusieurs étaux répandus dans divers quartiers fort éloignés les uns les autres, et sont obligés, soit pour garnir ces étaux, soit pour servir leurs pratiques, de promener leur viande au moins autant qu’ils y seront exposés par l’établissement des nouvelles tueries845». Hubert Bourgin considère que cette distance géographique fréquente entre étal et 840 LANZAC DE LABORIE, op. cit., p 313. 841 Instruction concernant les dispositions requises pour les établissements de boucherie, 15 nivôse an XI. Almanach du commerce de la boucherie pour 1806, pp 62-64. 842 Hubert BOURGIN, op. cit., p 47. 843 Ibid. 844 Henry MATROT, Vieux Souvenirs, 1910, p 32. 845 Réflexions sur le projet d’éloigner du milieu de Paris les tueries de bestiaux et les fonderies de suifs , Londres, 1788. Hubert BOURGIN, op. cit., p 47-48. 161 tuerie va renforcer la décomposition du métier, la séparation progressive entre boucher de détail (boucher débitant) et boucher de gros (boucher abattant). Le préfet Dubois reçoit des propositions privées dès 1802, mais, sans doute par peur de l’inconnu, il rejette les différents projets privés en octobre 1805 846. Finalement, Napoléon décide la construction de six grandes tueries par le décret du 10 novembre 1807, « pour remplacer les 150 tueries particulières que renferme la capitale847 ». Le ministre de l’intérieur pose la première pierre de l’abattoir de Rochechouart le 2 décembre 1808 848. Pour le gouvernement impérial, la construction de ces grands abattoirs est liée à l’institution de la caisse de Poissy : « les sacrifices qu’il pouvait imposer aux bouchers devaient être comme la rançon de la protection instaurée par la Caisse849». En définitive, avec le décret du 9 février 1810, c’est la construction de cinq abattoirs qui est décidée850. « Leur emplacement fut fixé par décret du 19 juillet 1810851 ». Trois sont situés sur la rive droite de la Seine : abattoir du Roule, rue Miromesnil ; abattoir de Montmartre, entre la rue de Rochechouart et rue des Martyrs ; et l’abattoir de Ménilmontant (Popincourt), près du square Parmentier. Les deux autres sont sur la rive gauche : l’abattoir de l’Hôpital, place d’Italie (appelé aussi abattoir d’Ivry ou de Villejuif), et l’abattoir de Grenelle, place de Breteuil, derrière les Invalides et l’Ecole militaire 852. Il faut attendre le 15 septembre 1818 pour que les cinq abattoirs soient inaugurés. Une fois les abattoirs mis en service, une ordonnance de police du 12 septembre 1818 prévoit que « dès lors devraient être fermés tous les autres abattoirs tolérés jusque là dans la ville853 ». La fermeture des tueries particulières a dû se faire progressivement dans les années 1820. Il en subsiste encore en 1822, car la Chambre de commerce réclame leur fermeture dans un rapport d’avril 1822 854. Lanzac de Laborie affirme que les bouchers refusent de devenir propriétaires des échaudoirs à cause des charges855. Alfred des Cilleuls est sûrement plus réaliste quand il écrit : « Ce que la monarchie n’ose pas, l’Empire l’exécute : il transforme en service public l’abattage des animaux de boucherie et de charcuterie 856 ». La voie autoritaire met fin aux hésitations ancestrales. « Le moyen à employer pour opérer cette évolution fut d’une extrême 846 LANZAC DE LABORIE, op. cit., p 314. 847 Jean-Christophe VINCENT, « La mise à mort des animaux de boucherie : un révélateur des sensibilités à l’égard des bêtes à l’époque contemporaine », Cahiers d’Histoire , tome 42, 1997, n°3-4, p 630. 848 LANZAC DE LABORIE, op. cit., p 315. 849 Hubert BOURGIN, op. cit., p 51. 850 « Le décret du 10 novembre 1807 avait prévu six abattoirs ; le chiffre fut réduit à cinq en 1810 ». Pierre LAVEDAN, Histoire de l’urbanisme à Paris , Hachette, 1993, p 353. 851 Pierre Haddad note que « le décret de 1810 prévoyait à l’origine que les cinq abattoirs comporteraient 90 échaudoirs, mais ce nombre fut ensuite porté à 240 ». On ne sait pas quelle en est la raison. Pierre HADDAD, Les chevillards de La Villette : Naissance, vie et mort d’une corporation , Thèse de Doctorat, Université de Paris X – Nanterre, mars 1995, p 23. 852 LANZAC DE LABORIE, op. cit., p 316. 853 Guillaume BERTIER DE SAUVIGNY, Nouvelle Histoire de Paris : Paris sous la Restauration (1815-1830), Association pour la publication d’une histoire de Paris, Hachette, 1977, p 111. 854 Réponse de la Chambre de commerce de Paris à un mémoire des marchands de bestiaux du Centre, 3 avril 1822. Travaux des membres de la commission nommée par la chambre de commerce de Paris (1822-1823). CCIP, VII.3.60 (1). 855 LANZAC DE LABORIE, op. cit., p 316. 856 Alfred DES CILLEULS, op. cit., p 137. 162 simplicité : on chargea la Ville de Paris de construire des abattoirs et nul particulier, dès l’ouverture de ces établissements, ne devait plus recevoir, de la police, l’autorisation nécessaire afin d’installer autour de la capitale, des bâtiments pour le même usage (décret du 9 février 1810 complété par le décret du 15 octobre 1810 sur le classement des ateliers dangereux, incommodes ou insalubres)857 ». Cette politique volontariste de Napoléon est sans doute liée à sa volonté de modernisation et de prestige pour Paris, car les abattoirs sont une œuvre de salubrité publique mais ils participent aussi à la politique urbaine monumentale de l’Empire. Le contrôle renforcé de l’Etat sur l’économie est également une constante de la politique bonapartiste depuis le Consulat. Un pouvoir nouveau et important est effectivement confié aux autorités municipales avec les décrets de 1807 et 1810, car la construction puis le fonctionnement des abattoirs généraux se font sous leur responsabilité. Le choix d’un statut public pour les échaudoirs est approuvé par Alfred des Cilleuls: « Aucune loi n’avait conféré un tel monopole aux communes et le pouvoir de police était ainsi détourné de son but, dans un intérêt financier. Mais, en pratique, il faut le reconnaître, les bouchers et charcutiers n’auraient probablement pas payé moins cher les services des particuliers, et le public aurait eu moins de garanties, pour l’examen des animaux et la bonne tenue des ateliers 858 ». Insistons sur le fait que la situation de l’abattage à Paris devient beaucoup moins libre qu’en province, ainsi que le souligne un rapport de 1853 : « Quand un abattoir est créé dans une ville, toutes les tueries particulières sont supprimées et tout boucher qui veut abattre dans la ville doit conduire ses bestiaux à l’abattoir, mais il peut les faire abattre dans les tueries particulières hors de la ville. La situation à Paris est moins favorable qu’en province. Si l’on souhaite un régime libre, il faut autoriser les bouchers de Paris à pouvoir abattre hors des cinq abattoirs de Paris859 ». b) Le fonctionnement des cinq abattoirs parisiens Quelle est la situation de l’abattage dans Paris en 1818 ? Nous le savons, il y avait trois abattoirs sur la rive droite de la Seine (abattoir Montmartre ou Rochechouart, abattoir Popincourt ou Ménilmontant, abattoir du Roule) et deux sur la rive gauche (abattoir de Grenelle et l’abattoir de Villejuif ou des Deux Moulins) 860. Comme nous le rappelle Henry Matrot, « ces abattoirs avaient été construits en vue de la Boucherie régulière, le commerce en gros étant absolument interdit à cette époque ; en outre des échaudoirs destinés à l’abatage des bestiaux, ils possédaient des fondoirs de suif et des triperies861 ». Ces cinq abattoirs ont fonctionné pendant 50 ans : « ils furent successivement désaffectés et remplacés par l’abattoir 857 Ibid., p 138. Emile LEVASSEUR donne un résumé intéressant du décret du 15 octobre 1810 sur les établissements insalubres. Emile LEVASSEUR, Histoire des classes ouvrières et de l'industrie en France de 1789 à 187O, Arthur Rousseau, 1904, tome I, p 367. 858 Alfred DES CILLEULS, op. cit., p 138. 859 HEURTIER, Rapport du 26 novembre 1853 sur le régime exceptionnel de la boucherie à Paris. La revue municipale, juin 1854, p 1260. 860 Outre l’abattoir de Montmartre édifié par l’architecte Poidevin, « les quatre autres sont construits entre 1810 et 1818 par Gisors, Leloir et Petit-Radel : abattoirs de Ménilmontant (square Maurice-Gardette), du Roule (avenue de Messine), de Grenelle (entre les rues César-Franck et Rosa-Bonheur), de Villejuif (école des arts et métiers du boulevard de l’Hôpital) ». Alfred FIERRO, Histoire et dictionnaire de Paris, Robert Laffont, 1996, p 661. 861 Henry MATROT, op. cit., p 33. 163 général de la Villette, ouvert le 1er janvier 1867862 ». Dans sa thèse sur les chevillards de la Villette, Pierre Haddad indique la répartition des échaudoirs et des bouchers en 1818 et en 1857. Les échaudoirs se répartissent ainsi en 1818 : 64 à Montmartre, 64 à Ménilmontant, 32 au Roule, 48 à Grenelle, 32 à Villejuif. Les 387 bouchers sont ainsi répartis : 121 à Montmartre, 104 à Ménilmontant, 50 au Roule, 67 à Grenelle, 45 à Villejuif863. En 1857, juste avant la suppression de la Caisse de Poissy, les 501 bouchers de Paris sont répartis ainsi : 153 à Montmartre, 140 à Ménilmontant, 89 au Roule, 73 à Grenelle, 46 à Villejuif864. J’ai placé en annexe un plan de Paris permettant de localiser les abattoirs créés sous le Premier Empire865. Pour évoquer cet univers si particulier que constitue l’abattoir, les Vieux Souvenirs d’Henry Matrot demeurent une source vivante et riche en anecdotes. Laissons-le nous présenter les cinq abattoirs parisiens. « L’abattoir Montmartre a été toujours le premier comme chiffre d’abatage, construit sur un terrain de forme allongée entre l’avenue Trudaine et l’ancien mur de Paris, il était resserré, avec peu d’aspect et peu d’arbres, il possédait 64 échaudoirs ; toutes les bouveries avaient des sous-sols pour loger les moutons, ce qui doublait la capacité de chaque bouverie ; c’est à l’abattoir Montmartre que le commerce de la Boucherie en gros a pris le plus de développement, il avait pour clientèle toute la boucherie non régulière des trois quarts de Paris866 ». « L’abattoir de Popincourt, le second comme chiffre d’abatage, fut bâti sur un vaste terrain carré s’étendant de l’Avenue Parmentier à la rue St-Maur, et de la rue du Chemin-Vert à la rue St-Ambroise ; plus favorisé que l’abattoir Montmartre, il était d’un fort bel aspect, deux rangées d’échaudoirs en façade sur une cour immense, des belles allées de tilleuls et une vaste pelouse toujours verte au milieu de ses deux parcs de triage ; sa superficie était de 45.000 mètres. C’était le plus spacieux des abattoirs de Paris et ses dispositions plutôt agréables formaient un contraste avec son emploi. Il possédait 64 échaudoirs, 4 fondoirs, une bergerie, une triperie. Le commerce en gros y était bien moins considérable qu’à l’abattoir Montmartre, la moitié environ des échaudoirs était occupée par ce commerce, le reste par la Boucherie régulière867 ». « L’abattoir du Roule, construit sur un terrain carré à l’extrémité de l’avenue du Roule, disparue avec l’abattoir, était un abattoir Popincourt en petit, avec avenue de tilleuls, pelouse, etc., mais avec en plus un cachet aristocratique, si l’on peut s’exprimer ainsi. Il possédait 32 échaudoirs, tous occupés par la boucherie régulière des quartiers de la Madeleine, faubourg St-Honoré, Champs-Elysées, Chaillot ; presque toujours ce fut le point de départ du cortège du bœuf gras, les bouchers du faubourg St-Honoré, notamment 862 Alain BOULANGER, op. cit., p 20. 863 Pierre HADDAD, Les chevillards de La Villette : Naissance, vie et mort d’une corporation , Thèse de Doctorat, Université de Paris X – Nanterre, mars 1995, p 23. 864 Ibid., p 27. 865 Annexe 18 : Plan des principaux marchés et abattoirs et principaux marchés créés à Paris sous l’Empire. Danielle CHADYCH et Dominique LEBORGNE, Atlas de Paris, 1999, p 123. 866 Henry MATROT, op. cit., p 33. 867 Henry MATROT, op. cit., p 34. 164 M. Rolland, en étant les acquéreurs habituels868 ». « L’abattoir de Grenelle possédait 48 é chaudoirs, tous occupés par la boucherie régulière du faubourg St-Germain et de Passy. Il avait été construit près de la barrière de Sèvres, l'avenue de Saxe et la place Breteuil. C’était dans l’intérieur de cet abattoir que se trouvait la source du célèbre puits artésien du serrurier Mulot d’Epinay 869 ». L’abattoir de Grenelle possédait des étables pouvant accueillir 420 bovins, 520 veaux et 2 400 moutons870. « L’abattoir de Villejuif a été construit sur le boulevard de l’Hôpital près la barrière d’Italie. Il possédait 32 échaudoirs occupés par la boucherie régulière des quartiers des Gobelins et de la Salpétrière ; c’était le plus petit, le plus mal aménagé et a été le dernier supprimé. Par suite de la suppression de l’abattoir de Belleville [31 août 1872], une partie avait été affectée à l’abattage des chevaux 871. Les fournisseurs, adjudicataires des viandes à l’administration de l’Assistance publique pour les Hôpitaux de Paris étaient tenus de faire les abattages dans cet abattoir dont une partie était affectée à la Boucherie centrale des hôpitaux872 ». Maintenant que nous connaissons les cinq abattoirs parisiens, rappelons les quatre grandes étapes du travail du « tueur », le boucher abattant : 3) L’abatage proprement dit, qui consiste à donner la mort aux animaux. 4) La saignée. 5) L’habillage, que l’on pourrait appeler plus justement déshabillage, puisque l’habillage consiste à déshabiller l’animal de sa peau. 6) L’éviscération, opération qui consiste à débarrasser l’animal de ses viscères, c’est-àdire la panse, l’intestin, les poumons, le foie, le cœur, etc 873… Sans entrer dans le détail des opérations, il faut insister sur le fait que les techniques de dépouille sont précises car les cuirs et peaux sont une source de revenus non négligeables pour le boucher. Un cuir mal pourfendu est inutilisable par le tanneur et perd donc toute sa valeur marchande. De même, pour prévenir les éventuelles plaintes du mégissier, le boucher doit dépouiller correctement les peaux de mouton, en évitant les « trous et déchirures qui déprécient leur valeur874 ». Pour encourager les ouvriers à prendre soin des cuirs et peaux, un système de « gages et profits » a été mis en place, sans doute assez rapidement après l’apparition des abattoirs généraux (sorte de pourboire laissé aux employés d’abattoirs sur la vente du sang, de la boyasse, des patins, et de prime accordée si la dépouille des cuirs est faite soigneusement). La datation précise de l’évolution des techniques et des habitudes 868 Le cortège du Bœuf gras est évoqué un peu plus loin, dans le paragraphe traitant du folklore et des anecdotes concernant les garçons bouchers. 869 Henry MATROT, op. cit., p 34. 870 Lucien LAMBEAU, op. cit., p 31. 871 Quand l’abattoir de Villejuif ferme en 1899, il est « remplacé par l’abattoir de Vaugirard (rue Brançion), construit par Moreau en 1894-1897 et destiné plus spécialement à l’abattage des chevaux et mulets. » Alfred FIERRO, op. cit., p 662. 872 La boucherie centrale des Hôpitaux de Paris a été créée en janvier 1849. Nous évoquerons donc cette structure particulière dans notre partie consacrée à la Boucherie parisienne sous la Seconde République. 873 874 Georges CHAUDIEU, Pour le boucher: Nouveau manuel de Boucherie, Paris, Dunod, 1959, p 61. Ibid., p 65. Dans son manuel, Georges Chaudieu propose un schéma pour illustrer les bons et les mauvais types de parfente. 165 professionnelles est loin d’être aisée : la plupart des auteurs qui nous servent de sources sont assez allusifs sur la chronologie des faits. Essayons néanmoins de regrouper les informations disponibles sur le milieu des « sanguins », les bouchers pratiquant l’abatage des bestiaux, en commençant par le problème des apprentis d’abattoir, les « gratte-ratis ». c) Les « gratte-ratis » Les gratte-ratis ont existé jusqu’à la fameuse loi du 22 mars 1841 sur la protection des enfants au travail. Alain Boulanger résume le travail des apprentis : « Avant que la loi sur le travail des enfants ne l’interdise, les apprentis garçons bouchers dans les abattoirs, qu’on appelait les gratte-ratis, se livraient à des travaux pénibles. Agés de 13 à 15 ans, ils étaient employés à dégraisser le « ratis » (d’où leur nom) qui est la partie grais seuse de l’intérieur des bêtes. Après les abattages, l’après-midi, les apprentis se chargeaient de « l’épluchage des canards » (tête de bœuf), de la dépouille des « gosselins sans poils » (veau mort-né) et de faire sécher les peaux qui servaient à la fabrication des tambours875». Dans ses Vieux Souvenirs de 1910, Henry Matrot est plus prolixe sur la condition des gratte-ratis avant 1841. « Les gratte-ratis étaient les apprentis garçons bouchers dans les abattoirs, type aujourd’hui disparu de la Boucherie parisienne. La loi sur le travail dans les manufactures les a fait disparaître en classant les abattoirs publics dans les industries dangereuses ou insalubres, où les enfants ne peuvent être employés avant l’âge de seize ans. C’est une erreur à mon avis, peu d’établissements industriels offrent la même sécurité et l’hygiène qui aide au développement des forces morales et matérielles de l’enfance. La cause invoquée par la loi, est : danger de blessures ; on n’avait pas connaissance d’enfants blessés dans les abattoirs par des accidents professionnels avant la promulgation de cette loi ». Henry Matrot est donc clairement hostile à la loi de 1841 sur la protection des enfants car, pour lui, c’est « surtout un obstacle au recrutement du personnel dans les abattoirs de Paris ; l’enfant quitte l’école à treize ans, c’est-à-dire à l’âge où se dessine sa vocation ; si cette vocation le pousse vers la boucherie dans les abattoirs il faudra qu’il attende trois ans avant de satisfaire son désir et pendant ce laps de temps il travaillera sans courage, sans conviction dans différentes professions et se dégoûtera du travail. Si ce n’était qu’une demivocation il n’y reviendra pas ; dans les deux cas, il y a perte pour le recrutement aux abattoirs ». « La disparition du gratte-ratis est arrivée quelque temps après l’inauguration de l’abattoir général de la Villette (1867). Dans les anciens abattoirs, il y avait un gratte-ratis par brigade, âgé de 13 à 16 ans. C’était l’élément jeune, actif, remuant, que l’entraînement du travail rendait fort et préparait à l’endurance, il était généralement reconnu que la boucherie est un métier où l’on avait du mal , comme il est dit vulgairement, il n’y entrait que ceux que la vocation dirigeait réellement, c’est-à-dire qui possédaient l’amour d’un métier accepté avec joie. Cela décuplait les forces physiques en augmentant d’une façon progressive et rationnelle la résistance à la peine ! La véritable vocation attise sans cesse l’énergie, elle fait supporter les corvées les plus rudes, et donne aussi l’amour-propre, je dirai plus, l’orgueil professionnel que rien ne rebute876 ! ». Henry Matrot conclut assez benoîtement : « Dans cet immense atelier qu’on appelle 875 Alain BOULANGER, op. cit., p 22. Alain Boulanger se contente de résumer, sans les citer, les Vieux Souvenirs d’Henry Matrot. 876 Henry MATROT, Vieux Souvenirs, 1910, p 47. 166 abattoir, composé d’une grande quantité de patrons, tous ces enfants vivaient en bonne intelligence ; quoiqu’appartenant à des patrons différents, s’entraidaient dans les besognes pénibles ou difficiles : ils pratiquaient la vraie confraternité du travail877 ». Cette vision idyllique des abattoirs au fonctionnement familial, artisanal, et non industriel et impersonnel est promise à un bel avenir. 3) LE PROBLEME DES MARCHES ET DES CONTROLES a) La réorganisation des marchés parisiens par Napoléon Outre la question des abattoirs, un autre projet est cher à l’empereur : la réorganisation des halles et marchés de Paris, toujours dans une perspective hygiéniste et monumentale à la fois. Depuis l’arrêté du 10 vendémiaire an XII (3 octobre 1803), le commerce des viandes est permis deux jours par semaine dans les marchés publics sous la surveillance de la police878. Il faut maintenant doter ces marchés de bâtiments sains et pratiques, car les diverses halles d’Ancien Régime ne sont plus adaptées aux réformes urbanistiques amorcées par la Révolution. L’utilitaire n’exclut pas le prestige pour Napoléon, qui a eu cette formule : « Je veux que les Halles soient le Louvre du peuple ». Dans une lettre du 9 février 1811, Napoléon écrit à Montalivet : « Je tiens que les quatre choses les plus importantes pour la Ville de Paris sont les eaux de l’Ourcq, les nouveaux marchés des Halles, les abattoirs et la Halle aux vins879 ». Avant de plonger dans l’approche urbanistique de la question, insistons sur un point essentiel pour notre sujet : la place occupée par le problème des Halles et marchés dans le débat entre corporatisme et libéralisme. Les quelques lignes de Jean-Pierre Jessenne sur le « libéralisme très mitigé » sous le Consulat permettent de résumer admirablement la situation : « L’abandon du Maximum et du dirigisme économique au début de l’an III ne signifie nullement un renoncement des milieux d’affaires à tout soutien de l’Etat. Plus que jamais, ils caressent à la fois deux rêves en apparence contradictoires : la totale liberté d’entreprendre et le bénéfice des interventions protectrices de l’Etat 880. La législation du travail est conçue pour satisfaire ces deux exigences. Dans le même souci d’accompagnement du développement économique, la politique d’incitation aux innovations promue par François de Neufchâteau est poursuivie. La politique commerciale offre l’exemple le plus significatif des relations qui s’instaurent entre l’Etat et les entrepreneurs. Sur le marché intérieur, la volonté de généraliser les échanges s’incarne dans la multiplication des autorisations d’ouverture de foires et de marchés. Face à l’étranger, la politique douanière satisfait les demandes de protection des milieux d’affaires français 881 ». Ces propos s’appliquent tout à 877 Henry MATROT, op. cit., p 48. 878 Article 19 de l’arrêté du 10 vendémiaire an XII. LANZAC DE LABORIE, op. cit., p 302. 879 Pierre LAVEDAN, Histoire de l’urbanisme à Paris , Hachette, 1993, p 352. 880 Il faut lire à ce sujet l’article de Jean-Pierre HIRSCH et Philippe MINARD, « Laissez-nous faire et protégeznous beaucoup » : pour une histoire des pratiques institutionnelles dans l’industrie française (XVIII e-XIXe siècle) », in Louis BERGERON et Patrice BOURDELAIS (dir.), La France n’est-elle pas douée pour l’industrie ?, Belin, 1998, pp 135-158. 881 Jean-Pierre JESSENNE, Histoire de la France : Révolution et Empire (1783-1815), Hachette, 1993, pp 209210. 167 fait au commerce de la viande quand on sait que les droits de douane sur l’importation des bestiaux sont prohibitifs à partir de 1822882. Le tarif douanier de 1841 sur l’importation des bœufs demeure prohibitif. Il faut attendre 1853 et les débuts de la politique libre-échangiste de Napoléon III pour que les tarifs douaniers sur les bestiaux diminuent de façon significative. Pour Bertrand Lemoine, la volonté de doter Paris d’un système cohérent de marchés couverts est née en 1808. « La Ville de Paris vient de récupérer les marchés dans son domaine883 et le « factorat » récemment rétabli par le préfet de police Dubois lui assure une source de revenus non négligeable884. Pour financer les travaux envisagés un emprunt de 8 millions est autorisé par la loi du 10 décembre 1808. Le préfet de la Seine Frochot en définit ainsi l’usage : « Bientôt donc, Messieurs, il faut que dans cette capitale, de vastes places succèdent à des carrefours dangereux, que des rues plus spacieuses établissent d’ailleurs des communications plus directes et une circulation plus facile, procurent les moyens de saisir de différents points l’ensemble de ces monuments qui, de toutes parts, dans les murs, hors les murs de cette nouvelle Rome, s’élèvent ou s’achèvent à la voix d’un nouveau Trajan. Il faut que des marchés publics de forme régulière, plus nombreux, plus étendus, plus salubres, réunissent désormais sous des abris solides et les vendeurs et les acheteurs et les approvisionnements, que tant d’établissements où le sang des animaux exhale une odeur à la fois fétide et dangereuse soient reportés le plus loin possible de la masse des habitations885 ». L’arrière-plan politique de ces mesures est assez clair : « L’approvisionnement de Paris, voilà la mesure de gouvernement la plus susceptible d’influer sur le bonheur du peuple » déclare Napoléon en Conseil d’Etat. Et plus précisément : « Il est injuste que le prix du pain soit maintenu à bas prix à Paris quand il est haut ailleurs, mais c’est que le gouvernement est là, et les soldats n’aiment pas tirer sur les femmes qui avec des enfants sur le dos viennent crier devant les boulangeries886 ». De tels propos peuvent également s’appliquer à la viande. L’Empire s’intéresse donc à la réorganisation des marchés de détail ou marchés de quartier887. « Le 20 janvier 1811, le gouvernement ordonna la construction de quatre marchés couverts : deux sur la rive gauche, les marchés des Carmes et Saint-Germain, et deux sur la rive droite, le marché Saint-Martin et un dans le Marais888 ». Les bouchers s’installèrent très rapidement dans le marché Saint-Germain. Au printemps 1814, « les fondations du corps des boucheries étaient achevées » et le 18 septembre 1818, Le Moniteur annonce que « les travaux de ce vaste édifice seront entièrement terminés dans le courant de l’année prochaine. Déjà plusieurs bouchers ont leurs étaux dans le bâtiment des boucheries889 ». Dans le cas du marché Saint-Germain en 1818, comme dans celui du marché des Jacobins (Saint-Honoré) en 882 « Le plus éclatant exemple de l’escalade inscrite dans la loi douanière du 27 juillet 1822 est fourni par le régime des importations de bestiaux ». Jean CLINQUART, L’administration des douanes en France sous la Restauration et la monarchie de Juillet, Association pour l’histoire de l’administration des douanes, 1981, p 66. 883 Loi du 26 mars 1806. 884 Pour avoir plus de détails sur le rétablissement des facteurs aux Halles en 1807, nous renvoyons à Raoul de PERCIN, Essai historique sur les mandataires aux Halles centrales de Paris, Thèse pour le Doctorat de Droit, Université de Caen, 1910, p 35. 885 FROCHOT, Discours au Corps législatif, 1er décembre 1808. Archives parlementaires, 2e série, 1800-1860, tome X, p 184. 886 Bertrand LEMOINE, Les Halles de Paris, L’Equerre, 1980, p 42. 887 Pour la localisation des divers marchés parisiens, je renvoie à l’annexe 18. 888 Danielle CHADYCH et Dominique LEBORGNE, op. cit., p 122. 889 Jean-Marc LERI, op. cit., p 182-183. 168 1807, on s’aperçoit que les bouchers sont pressés d’installer leurs étaux et qu’ils n’attendent pas la fin des travaux. Cette impatience révèle sans doute les larges profits attendus par les bouchers par leur installation dans les marchés. Le grand projet urbain de Napoléon, qui sera finalement réalisé par son neveu, Napoléon III, est la création d’un grand marché unifié à l’emplacement des Halles 890. Ce projet grandiose est lancé par une série de décrets en 1811. Pierre Lavedan évoque le rôle du préfet de la Seine, Frochot, qui « lors du conseil d’administration du 9 février 1811, convainquit Napoléon de la nécessité d’agrandir les Halles. L’idée fut admise sans peine, mais la question d’un changement d’emplacement ne fut même pas effleurée 891 ». En effet, « les Halles (Grandes Halles), établies depuis le XIIe siècle à la pointe Saint-Eustache, étaient devenues, de l’avis général insuffisantes. Au XVIII e, Dussaussoy s’en plaint en 1767 et plus tard Mercier. Mais nul n’en critiquait l’emplacement 892». Des décrets du 24 février 1811 décidèrent la construction d’une grande Halle, « qui occupera tout le terrain depuis le marché des Innocents jusqu’à la Halle aux farines 893 ». Un décret du 24 février 1811 ordonne un prélèvement de 8 millions et demi sur la Caisse de l’Extraordinaire de la Ville de Paris. La répartition est ainsi faite 894 : • Marchés divers 3 564 000 • Abattoirs 2 000 000 • Grandes Halles 1 000 000 • Halle aux vins 2 000 000 Total 8 564 000 F Concernant la viande, l’a dministration décide de construire un marché spécial, près de l’église Saint-Eustache, entre les rues des Deux-Ecus, du Four et des Prouvaires : les travaux commencent en 1813 et des bâtiments provisoires sont ouverts en 1818895. Selon Bertrand Lemoine, la boucherie de Beauvais aurait été reconstruite en 1808-1810. « Cette boucherie était installée depuis le XIVe siècle dans une cour étroite et allongée au cœur d’un îlot, à l’ouest du charnier des Innocents. On pouvait y accéder des quatre faces de l’îlot par d’étroits passages donnant sur les rues Saint-Honoré, de la Tonnellerie, de la Poterne et au Lard. Lorsqu’en 1791 liberté fut donnée à chacun d’exercer le commerce de la viande en tout lieu, les ventes de la boucherie diminuèrent et elle fut bientôt abandonnée. La reconstruction ordonnée par les arrêtés des 25 floréal et 23 messidor an XII et du 6 juin 1804, suscita plusieurs projets : un premier, dressé le 12 juin 1806 par Petit-Radel, architecte des Domaines, prévoyait simplement deux rangées d’étaux en appentis le long d’un étroit passage 890 Pour comprendre l’ampleur des travaux de réaménagement des Halles de Paris sous l’Empire, j’ai placé en annexe deux plans du quartier des Halles. Annexe 19 : Plan des Halles de Paris en 1789, d’après le plan de Verniquet. Annexe 20 : Plan du quartier des Halles de Paris en 1825. Guy CHEMLA, Les ventres de Paris : les Halles, Rungis, Glénat, 1994, p 27 et p 30. 891 Pierre LAVEDAN, La question du déplacement de Paris et du transfert des halles au Conseil municipal sous la Monarchie de Juillet, Ville de Paris, Commission des travaux historiques, Recherches d’Histoire municipale contemporaine, 1969, p 30. 892 Pierre LAVEDAN, op. cit., p 30. 893 Pierre LAVEDAN, Histoire de l’urbanisme à Paris , Hachette, 1993, p 353. 894 Ibid., p 352. 895 LANZAC DE LABORIE, op. cit., p 302. 169 couvert d’un comble surélevé à deux pentes. Les bouchers avaient demandé un plan à l’architecte Thomas Froideau 896. Celui-ci prévoyait une comble en berceau brisé en charpente « à la Delorme » couvrant la totalité de la cour. Des jours ménagés de place en place au sommet de la voûte donnaient de la lumière. Le projet était assez soigné : l’ouverture des étaux était rythmée par des poteaux jumelés portant des chapiteaux à tête de bœuf, détail allégorique courant dans les boucheries et abattoirs de l’époque. L’ensemble était assez proche d’un passage couvert, dont les premiers venaient tout juste de voir le jour 897 ». Le marché des Prouvaires sert de halle à la viande jusqu’en 1860. L’abbé Baurit indique que « l’administration des Hospices obtint le droit d’édifier, à ses frais, des bâtiments et ainsi, entre 1820 et 1836 furent construits trois bâtiments, pour la viande, pour le poisson et pour les beurres, les œufs et les fromages. En compensation, l’administration eut le droit de percevoir les taxes898 ». Jean-Marc Léri explique bien les rivalités et les luttes d’influence entre les différentes administrations parisiennes (hospices, préfectures de police et de la Seine) et surtout les difficultés financières de la fin de la période impériale, qui poussent le préfet de la Seine à concéder, sous la Restauration, la construction de certains marchés soit aux hospices, soit à des compagnies privées (ce fut le cas pour le marché des Patriarches, le marché Popincourt et celui de la place Beauveau). « Si l’Empire a été fécond en lois et ordonnances sur l’approvisionnement de la capitale, les travaux, en revanche, restaient en grande partie à la charge de la Restauration. Des finances lourdement obérées par la dette de 1815 et par la crise économique qui avait encadré la chute de l’Empire n’empêchèrent nullement le préfet de la Seine, Chabrol, de reprendre les entreprises laissées inachevées par le régime précédent. Sans vouloir régler les problèmes administratifs des marchés, le Préfet s’attacha essentiellement à doter la capitale du réseau bien coordonné de lieux d’approvisionnement que l’Empire avait prévu mais n’avait pas su réaliser. Pour ce faire, le Préfet de la Seine n’hésita pas à laisser les hospices créer, à leur seul profit, un certain nombre de marchés qui s’ajoutaient à ceux déjà concédés en 1813. Il s’agissait du marché des Prouvaires, de celui des Recollets, d’un marché aux poissons, de marée et d’eau douce, situé entre les rues de la Fromagerie et la halle au beurre, et d’un marché en gros de beurre, œufs, fromages et autres produits laitiers entre les rues des Piliers et de la Cossonnerie899 ». Finalement, avec la chute de l’Empire en 1815, « le grand dessein napoléonien n’a donc pas vu le jour faute de temps. Mais la vie des Halles se poursuivant, la population continuant de s’accroître, le marché ne va pas cesser de se transformer, de se meubler d’échoppes et d’abris « provisoires », venant progressivement remplir les espaces dévolus au commerce en plein air. On peut voir dans ce phénomène une réponse « à l’économie » aux problèmes pressants posés par l’augmentation de l’activité du marché : utilisation des espaces libres existants, que ce soit ceux du carreau de la halle, de celui de l’ancienne halle au blé ou de l’îlot nouvellement exproprié des Prouvaires ; constructions légères en bois. Mais il révèle aussi l’indécision et les atermoiements du pouvoir politique face à une situation depuis longtemps décrite par les contemporains comme intenable900». Face à la rigueur de Bertrand Lemoine, Henry Matrot a des propos moins fiables mais 896 Cette initiative des bouchers montre bien qu’ils ont conservé une forte volonté d’action commune, typique de l’esprit corporatiste. 897 Bertrand LEMOINE, op. cit., p 57-58. 898 Abbé Maurice BAURIT, op. cit., p 27. 899 Jean-Marc LERI, op. cit., p 181. 900 Bertrand LEMOINE, op. cit., p 57. 170 plus pittoresques. Dans ses Vieux Souvenirs de 1910, il affirme que « la Halle à la viande, à Paris, a existé depuis les temps les plus reculés ; au commencement du siècle dernier, elle était située sur une petite place couverte d’échoppes, comprise entre les rues de la Tonnellerie, de la Fromagerie et de la Cordonnerie, absorbée aujourd’hui par les Halles Centrales. Après le transfert de la Halle à la viande rue des Prouvaires, le marché à la verdure y fut établi. L’organisation des Halles et marchés fut décidée vers 1810 ; le marché Saint-Germain et le marché des Carmes (place Maubert) furent construits, la Halle à la viande se trouvant trop à l’étroit sur l’emplacement désigné plus haut, il fut résolu de la transférer sur un espace compris entre les rues des Prouvaires, des Deux-Ecus et du Four ; cet emplacement était occupé par des hôtels avec jardins qui furent expropriés ; des constructions devaient s’élever sur le modèle des marchés récemment construits ; les évènements de 1814-1815 empêchèrent la réalisation de ce projet, il y fut établi provisoirement des hangars en bois de chêne ; ce provisoire dura jusqu’à la construction des Halles Centrales actuelles 901 ». La construction de bâtiments neufs se signifie en aucun cas que le pouvoir accorde davantage de faveurs aux marchands forains. La concurrence des bouchers forains est largement contenue car une ordonnance du 26 mars 1811 réduit à 100 le nombre total des places à la halle et en réserve les trois quarts aux bouchers de Paris : « La halle à la viande sera approvisionnée par 75 bouchers de Paris et 25 bouchers forains du département de la Seine ; les bouchers de Paris qui voudront participer à cette vente seront appelés à tour de rôle pour un mois902 ». Emile Levasseur résume bien la conséquence d’une telle mesure : « A la suite du décret de 1811, l’Empire réorganisa la Halle. Le marché des Prouvaires, où elle se tenait, comptait cent places. Soixante-quinze furent assignées aux bouchers de Paris ; vingtcinq seulement aux forains, que le préfet se réserva le droit de désigner. La vente en gros et le regrat furent interdits comme par le passé. Avec de pareilles restrictions, l’admission des forains ne faisait que créer vingt-cinq privilégiés de plus, et leur concurrence ne pouvait avoir une influence sérieuse sur le prix de la viande à Paris903 ». Nous verrons par la suite que l’une des principales réclamations des forains sera d’obtenir un plus grand nombre de places sur les marchés parisiens. La description du fonctionnement de la Halle à la viande, c’est-à-dire le marché des Prouvaires, par Henry Matrot, est riche d’enseignements. « La Halle à la viande se tenait deux fois par semaine, le mercredi et le samedi ; elle possédait 80 places environ ; un quart était réservé à la Boucherie de Paris et les trois autres quarts à la Boucherie foraine, c’est-à-dire les bouchers de la banlieue de Paris904. L’occupation des places se donnait par tirage au sort entre les bouchers de Paris établis et les bouchers forains agréés ayant demandé leur inscription ; la durée de l’occupation était d’un mois pour les bouchers de Paris et de six mois pour les bouchers forains, l’occupation devant être personnelle sous peine de mise à pied temporaire ou d’exclusion. Le commerce des pièces détachées ou demi-gros y fut tantôt interdit, tantôt toléré ». « L’entrée des viandes abattues dans Paris était interdite ; les mercredis et samedis seulement les bouchers forains étaient autorisés à introduire des viandes abattues à condition 901 Il s’agit des célèbres Halles de Baltard. Henry MATROT, Vieux Souvenirs sur les associations syndicales et mutuelles et les anciennes pratiques professionnelles de la corporation de la boucherie, 1910, pp 31-32. Archives du Monde du Travail, 158 AQ 1, dossier n°5. 902 Hubert BOURGIN, op. cit., p 81. 903 Emile LEVASSEUR, op. cit., p 236. 904 Cette proportion est valable à partir de 1848. Auparavant, entre 1811 et 1848, la boucherie régulière disposait des trois quarts des places et la boucherie foraine du dernier quart. 171 que : bœufs, veaux et moutons soient coupés par quartiers et avec interdiction, sous peine d’exclusion, d’en conduire ailleurs que dans leur place à la Halle. Les bouchers forains venaient des anciennes barrières de Paris et des communes limitrophes, ils vendaient dans leurs étaux plus de basse boucherie que de morceaux de choix, ils apportaient à leur place à la Halle, des pans de veau, des cuissots carrés et gigots et aloyaux qui faisaient la joie des bouchers de la chaussée d’Antin, du faubourg St-Honoré et du faubourg St-Germain 905». « Il se faisait à la Halle un commerce de veaux considérable, trois à quatre cents veaux y étaient introduits chaque marché pour les bouchers forains, mais coupés par quartiers ; avant la fente et le découpage, les quatre jarrets étaient marqués d’un chiffre romain au couteau, ce qui permettait de reconstituer le veau entier à l’arrivée à la place. Il s’y faisait aussi un grand commerce de détail, chaque place avait son étalière, quelques-unes en bonnet de paysanne offrant à la clientèle de la viande de la campagne, chaque étalière possédait sa clientèle qui la suivait dans ses changements de place ou de patron occasionnés par le mode d’occupation des places de la Halle906 ». b) Les divers contrôles à Paris du Consulat au Second Empire Autant les contrôles financiers sont tatillons sous le régime de la caisse de Poissy entre 1802 et 1858, autant les règles sanitaires semblent peu surveillées. Depuis une loi des 16-24 août 1790, les municipalités sont chargées de l’inspection des boucheries, de la fidélité du débit, de la salubrité des denrées et de la lutte contre les épizooties. Ont-elles seulement les moyens d’exercer toutes ces missions ? Nous savons peu de chose sur les règles d’hygiène et sur le respect des règlements commerciaux (inspection des poids et mesures, affichage des prix) dans les boucheries. A Paris, les bouchers qui veulent s’installer doivent obtenir l’autorisation du préfet de police. Pour cela, les locaux doivent répondre à certaines normes d’hygiène. Nous ne pouvons pas connaître les dossiers concernant les bouchers parisiens à cause des incendies de 1871, mais nous avons retrouvé plusieurs dossiers d’autorisation pour les bouchers de la banlieue. Ainsi, en 1832, Jean-Pierre Mongarny est autorisé à s’établir comme charcutier à Antony à la condition qu’il fasse « agrandir la cheminée de son laboratoire qui devra être surmontée d’une hotte en maçonnerie907 ». Constant Deré, charcutier à Bagneux, doit « faire carreler en entier la cuisine et réparer le carreau de la boutique908 ». En 1833, le boucher Millot est autorisé à transférer son étal à Gentilly à condition de « faire placer une grille à la baie de la boutique909 ». Entre 1822 et 1852, nous n’avons trouvé que six refus de permission910. Par exemple, Tonnelier, boucher à Montereau, demande à être boucher à Charenton-le-Pont. Sa demande 905 Nous parlerons plus loin des anciennes boucheries des barrières d’octroi et du commerce différencié de certaines pièces de boucherie selon le niveau de vie de la clientèle des beaux quartiers. 906 Henry MATROT, op. cit., p 32. 907 Arrêté du 10 mars 1832. 908 Arrêté du 29 juin 1832. 909 Arrêté du 12 février 1833. 910 Sous-préfecture de Sceaux et de Saint-Denis, Police des communes, Dossiers annuels d’autorisation de boucheries, charcuteries et boulangeries dans les communes de la banlieue (1822-1852). Archives de Paris, DM4/8. 172 est rejetée car « les localités ne sont point propres à recevoir cette destination911 ». En 1851, une tuerie particulière fait l’objet d’une fermeture administrative à Ivry, car elle « présente de graves inconvénients pour la sûreté et la salubrité publique et il est impossible d’après la disposition des locaux de faire disparaître ces inconvénients. L’abattage doit se faire chez un autre boucher912 ». Le régime de la liberté, proclamé en février 1858, ne fait pas disparaître toutes ces dispositions sur la salubrité des locaux. « L’article 2 de l’ordonnance de police du 16 mars 1858 règle l’établissement des boucheries de la manière suivante : le local pour l’ouver ture d’un étal aura au moins 2,50 m d’élévation, 3,50 m de largeur et 4 m de profondeur. Il sera fermé dans toute sa hauteur par une grille en fer ; la ventilation devra y être établie au moyen d’un courant d’air transversal ; le sol sera entièrement dallé avec pente en rigole et en surélévation de la voie publique ; les murs seront revêtus d’enduits ou de matériaux imperméables ; il ne pourra y avoir dans l’étal ni âtre, ni cheminée, ni fourneau ; toute chambre à coucher devra en être éloignée ou séparée des murs sans communication directe. De plus, l’article 14 de l’ordonnance du 24 décembre 1823 portant règlement sur les saillies est ainsi conçu : Tout crochet destiné à soutenir des viandes en étalage devra être placé de manière que les viandes ne puissent excéder le nu des murs de face, ni faire aucune saillie sur la voie publique913 ». En 1887, le préfet de police perd la surveillance de la conformité des locaux, qui revient alors au préfet de la Seine. « Un arrêté du préfet de police de la Seine du 20 avril 1887, modifiant sur ce point une ordonnance de police du 16 mars 1858, détermine les dimensions de l’étal et indique certaines mesures de salubrité et de ventilation. Si les conditions prescrites par cet arrêté ne sont pas remplies, l’administration est autorisée, dans les quinze jours de la déclaration, à faire opposition à l’ouverture de l’étal. Lorsque le requérant a exécuté les appropriations nécessaires, il en donne avis à la préfecture de la Seine et peut ouvrir son étal s’il ne reçoit pas, dans un délai de quinze jours, à dater du dépôt de cet avis, une nouvelle opposition914 ». Il existe donc des contrôles portant sur les lieux de travail (échaudoir, étal, laboratoire, fondoir, etc.). Mais les contrôles portent-ils aussi sur les produits débités ? Comment sont organisés les contrôles sanitaires au XIXe siècle, tant sur la viande que sur les bestiaux ? Madeleine Ferrières affirme que « les années qui vont de 1810 à 1880 voient en France un desserrement général des contraintes sanitaires sur la viande915 ». Ainsi, à Paris, sous la monarchie de Juillet, porter une vache tuberculeuse aux abattoirs pour la livrer à la consommation est tout à fait licite. « Toutes les interdictions d’Ancien Régime concernant la viande de bêtes atteintes de ce qu’on appelle le fy ou la pommelière ont été abolies. De même, les porcs ladres sont en vente libre, et les langueyeurs quasiment au chômage ; ils ne sont plus consultés et rétribués, dans les foires, que par des éleveurs soucieux de maintenir la qualité de leur troupeau916. Après examen par les bouchers experts, si la viande de Babet a 911 Arrêté du 8 janvier 1834. 912 Arrêté du 16 décembre 1851. 913 L. PASQUIER, article « Boucherie », La Grande Encyclopédie, Lamirault, 1888, tome VII, p 551. 914 Ibid. Madeleine FERRIERES, Histoire des peurs alimentaires du Moyen Age à l’aube du XX e siècle, Seuil, 2002, pp 290-291. 915 916 Si les langueyeurs se retrouvent sans emploi, on peut sans doute y voir une trace de la montée en puissance des vétérinaires face aux « empiriques » (les hongreurs par exemple). Selon un témoignage, les langueyeurs sont encore présents à la Villette en 1901 : « le langueyeur regarde, sous la langue, s’il y voit les vésicules qui 173 révélé des lésions tuberculeuses trop profondes, on jette aux lions du zoo les morceaux « à risque917 ». Dans le cas où les tubercules ne seraient point trop avancés, elle a été déclarée bonne pour la vente918 ». Cette vision assez noire de Madeleine Ferrières se retrouve – partiellement – dans les thèses de Françoise Guilbert et d’Alessandro Stanziani 919. Jusqu’en 1855, le Syndicat de la Boucherie semble être responsable des contrôles sanitaires dans les abattoirs, sur les marchés, dans les étaux et à l’entrée des barrières, reprenant ainsi les fonctions de la corporation sous l’Ancien Régime. « Une instruction du préfet de police, du 17 avril 1819, exige des préposés d’abattoirs 920 qu’ils préviennent les inspecteurs Brossard père et Fleury, et à leur défaut, Brossard fils, qui a étudié l’art vétérinaire, pour les visites de viandes de bœuf envoyées au jardin royal des plantes (animaux morts aux abattoirs)921 ». Il semble donc qu’en 1819, les vétérinai res n’interviennent seulement qu’en cas de mort suspecte du bétail. Jusqu’en 1848, les inspecteurs de la Boucherie touchent une prime à chaque opération effectuée dans les abattoirs, sur les viandes saisies et les gosselins (veaux morts-nés) notamment. Par souci d’économie budgétaire, le Syndicat supprime ces primes en 1848, considérant que ces saisies « rentrent dans l’exercice ordinaire de leurs fonctions922 ». Dans une note de 1849, le préfet de police indique clairement qu’il préfère l’expérience pratique des bouchers pour contrôler la viande que la surveillance « inutile » des vétérinaires923. En 1838, quand les bouchers se préoccupent de la mauvaise surveillance des abattoirs, ce n’est nullement pour des motifs sanitaires, mais pour dénoncer les vols et pertes de marchandises (cuirs, peaux, suif, viandes coupées). Ils réclament donc une surveillance des échaudoirs par des agents préfectoraux924. Il faut attendre 1842 pour que les vétérinaires commencent à avoir un rôle, encore bien modeste, dans l’inspection des viandes. « Le 1er juin 1842, 15 vétérinaires de Paris (trois par abattoir), sont appelés auprès des inspecteurs pour expertise en cas de doute ou de contestation925 ». Comment est organisé ce service de contrôle vétérinaire ? Est-il efficace ? Nous n’en savons rien. dénotent la ladrerie, et doit d’abord, pour cette opération, terrasser l’animal, lutter à bras contre lui, et le tenir, une fois terrassé, immobile entre ses genoux. Il lui introduit ensuite un bâton entre les dents, lui empoigne la langue, la lui tire hors de la gueule, la retourne, l’allonge, l’examine, et c’est à cet instant que le cochon pousse ces cris râlants, en vrille, ces cris étranglés, déchirants, horribles, qui remplissent tout le pavillon comme de sanglots d’agonie, comme de clameurs de massacre ». Maurice TALMEYR, La Cité du Sang, Perrin, 1901, pp 35-36. 917 Babet est une vache laitière de réforme, tuberculeuse, qui est portée à l’abattoir de Montmartre en 1839 par une fille malheureuse, Toinette. Cette anecdote est racontée par Louis Charles Bizet, conservateur des abattoirs. 918 Madeleine FERRIERES, op. cit., p 383. 919 Françoise GUILBERT, Le pouvoir sanitaire : essai sur la normalisation hygiénique, Thèse de Droit, Strasbourg, 1992, pp 131-138. Alessandro STANZIANI, Fraudes et falsifications alimentaires en France au XIXe siècle : normes et qualité dans une économie de marché, Thèse HDR, Lille 3, 2003, pp 164-175. 920 S’agit-il de préposés sous la tutelle du Syndicat de la Boucherie ou sous la tutelle du préfet de police ? 921 Camille PAQUETTE, Histoire de la boucherie, Paris, Imprimerie du Réveil économique, 1930, p 119. 922 Syndicat de la Boucherie, Compte-rendu de l’Assemblée Générale des électeurs de la Boucherie de Paris , Imprimerie de Lebègue, 15 décembre 1848, p 3-4. Archives de la Préfecture de Police de Paris, DB 400. 923 Note du préfet de police pour le projet de budget, 6 octobre 1849. Archives de la préfecture de police de Paris, DB 376. 924 Observations sur la boucherie de Paris, octobre 1838, 20 p. BHVP, Ms CP 4818. 925 Camille PAQUETTE, op. cit., p 119. 174 Ronald Hubscher insiste sur le caractère aléatoire des contrôles sanitaires à Paris jusqu’au milieu du XIX e siècle. « Dans la capitale existent divers règlements remontant au XVIIIe siècle, mais ils sont confus et peu appliqués. Les premières mesures de contrôle édictées par la préfecture de police en 1831 et 1842 impliquent le recours aux diplômés des écoles [vétérinaires] ; toutefois le manque de moyens, l’insuffisance de ce personnel qualifié, au demeurant peu motivé, rendent leur application illusoire ». Dans les années 1840 et 1850, les vétérinaires parisiens semblent peu enclins à considérer la fonction d’inspecteur de la boucherie « comme étant de leur ressort, ni même de leur intérêt sur le plan financier ou honorifique926 ». La profession de vétérinaire est récente. La plus ancienne école vétérinaire d’Europe est celle de Lyon, créée en 1762, suivie par celle d’Alfort en 1767 927. Les vétérinaires se penchent très vite sur la question de la qualité de la viande, mais aussi sur les épizooties, notamment la morve, maladie du cheval transmissible à l’homme. C’est d’ailleurs à propos des maladies contagieuses des chevaux qu’apparaît en avril 1825 la première mention d’un « expert-vétérinaire » de la préfecture à Paris928. « L’ordonnance de police d u 17 février 1831 confie à « l’artiste vétérinaire de notre préfecture » la surveillance de tous les animaux atteints de maladies contagieuses. Une nouvelle ordonnance de police prescrit en 1842 la visite par des vétérinaires des lieux où se trouvent des animaux929 ». C’est donc le Syndicat de la Boucherie qui semble conserver la haute main sur l’inspection sanitaire des viandes jusqu’en 1855, les vétérinaires n’intervenant que dans les cas tangents. Par un décret du 13 novembre 1855, la nomination des inspecteurs de la boucherie est attribuée au préfet de police, qui en fixe le nombre, le traitement et les fonctions. C’est ainsi que par une ordonnance du 31 décembre 1855, le préfet de police réorganise les inspecteurs de la boucherie, fixe leurs attributions et porte leur nombre de 8 à 15. Le Syndicat perd alors le droit de proposition qui était le sien depuis 1811. Nous ne savons pas si les contrôles des inspecteurs portent toujours sur la police du métier (contrôle des poids et mesures, respect des règles de la concurrence). Par contre, les contrôles sanitaires doivent constituer l’essentiel de leur activité. 4) FOLKLORE ET REPRESENTATION SOCIALE DES BOUCHERS a) L’image négative des bouchers persiste au XIXe siècle L’image du « tueur » violent et dangereux, déjà évoquée sous l’Ancien Régime, demeure-t-elle au XIXe siècle ? La sentence de Boiste que Pierre Larousse cite dans son Grand dictionnaire universel du XIXe siècle est assez révélatrice de l’opinion commune sur les bouchers : « La santé publique exige que les boucheries soient situées hors des villes. 926 Ronald HUBSCHER, Les maîtres des bêtes : les vétérinaires dans la société française (XVIIIe-XXe siècle), Odile Jacob, 1999, p 193. 927 Sur cette question, il faut consulter l’ouvrage de Ronald HUBSCHER , op. cit., 441 p. 928 Ordonnance de police du 16 avril 1825. 929 Alfred FIERRO, Histoire et dictionnaire de Paris, Robert Laffont, 1996, p 1188. 175 L’échafaud est l’école de l’assassin, comme la boucherie est l’école du bourreau 930 ». Dans la France de la monarchie de Juillet, Paul Sébillot avoue que « l’exercice de cette profession semble disposer ceux qui l’exercent à une sorte d’insensibilité, bien qu’il ne faille pas prendre à la lettre ce passage des Industriels (1842) : Sans cesse occupés à tuer, à déchirer des membres palpitants, les garçons d’échaudoir contractent l’habitude de verser le sang. Ils ne sont point cruels, car ils ne torturent pas sans nécessité et n’obéissent point à un instinct barbare ; mais nés près des abattoirs, endurcis à des scènes de carnage, ils exercent sans répugnance leur métier. Tuer un bœuf, le saigner, le souffler, sont pour eux des actions naturelles. Une longue pratique du meurtre produit en eux les mêmes effets qu’une férocité native, et les législateurs anciens l’avaient tellement compris, que le Code romain forçait quiconque embrassait la profession de boucher à la suivre héréditairement931». Quand Maurice Agulhon évoque les combats d’animaux à Paris au début du XIX e siècle, l’image donnée par les garçons bouchers est peu reluisante. L’origine de ces combats n’est connue « que de seconde main, et par un texte un peu elliptique, celui du vieil historien de Paris Jean-Antoine Dulaure932 ». Que dit-il ? « Combat de taureau, situé sur la route de Pantin, hors de la barrière Saint-Martin. Il s’ouvrit au public, pour la première fois, le 16 avril 1781 : ce spectacle était digne des bouchers ; la police affecta de le prohiber d’abord ; elle le toléra ensuite. On y voyait des femmes d’un certain rang, à l’exemple des dames romaines, prendre plaisir à voir couler le sang, à voir le taureau mis à mort par la fureur des chiens933 ». Le commentaire de Maurice Agulhon sur l’expression « digne des bouchers » est alors savoureux : « Entendons que pour l’auteur, bourgeois éclairé, le spectacle était aussi repoussant que la profession et la collectivité des bouchers, méprisée et crainte à la fois. Le jeu était probablement organisé par les garçons bouchers, comme une sorte de divertissement sur les marges de leur activité normale d’abattage 934». Avant que les combats d’animaux ne soient définitivement interdits à Paris en 1833, les garçons bouchers fournissent souvent les chiens féroces qui affrontent toute sorte d’adversaires (loups, ours, taureaux, mulets, ânes, sangliers). « Le jeu avait lieu les dimanches et lundis à la belle saison » dans une arène rectangulaire à la « barrière du Combat », à la limite du village de Belleville935. Les jours de grand spectacle, les chiens affrontaient des 930 Boiste (1765-1824) est un lexicographe français, auteur en 1800 d’un Dictionnaire universel de la langue française. Cette sentence de Boiste est tirée de l’article « Boucherie » de Pierre LAROUSSE, Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, 1866-1879, Slatkine Reprint, 1982, tome II, deuxième partie, p 1053. 931 Emile DE LA BEDOLLIERE, Les Industriels : métiers et professions en France, Veuve Louis Janet, 1842, p 83-85. Repris par Paul SEBILLOT, « Les bouchers », Légendes et curiosités des métiers, Laffitte Reprints, 1981, p 98. 932 Maurice AGULHON, op. cit., p 83. 933 Jean-Antoine DULAURE, Histoire physique, civile et morale de Paris depuis les premiers temps historiques jusqu’à nos jours , Paris, 1824, tome VIII, p 417. 934 935 Maurice AGULHON, op. cit., pp 83-84. Jusqu’en 1945, la place du Colonel Fabien (où s’élève aujourd’hui le siège du Parti Communiste Français) porta le nom de place du Combat « en souvenir de l’établissement nommé le Combat du Taureau : sur un terrain vague délimité aujourd’hui par la rue de Meaux, la rue des Chaufourniers et l’avenue Mathurin Moreau fut installée en 1778 une arène. Les spectateurs étaient séparés de la piste par une barrière en bois. Ils assistaient à des combats entre animaux sauvages et domestiques. Des chiens se battaient entre eux ou contre des sangliers, des loups, des ours. Il y eut même une fois un affrontement entre un tigre et un cochon mâle, un verrat. Mais, le plus souvent, il s’agissait de combats entre des molosses affamés et des taureaux, d’où le nom de Combat du Taureau. Ces jeux cruels cessèrent seulement entre 1793 et 1796, parce que la disette avait fait disparaître de la capitale les animaux comestibles utilisés dans ces spectacles, tels que porcs, mulets, ânes ou 176 tigres et des lions936 ! Maurice Agulhon reste dubitatif sur ce point : « On voit bien d’où venaient les bovins et les ânes, sous-produit de la boucherie ou de l’équarrissage ; on comprend encore les loups ou les ours, alors indigènes en France, et souvent capturés au profit de montreurs d’animaux ; mais qui fournissait lions et tigres937 ? ». La violence des garçons bouchers est rappelée dans une anecdote concernant ces combats d’animaux. « On prenait des paris ; quelques amateurs de haut rang s’y encanaillaient parfois, comme, en 1825, cet infant du Portugal qui faillit être écharpé par les bouchers en colère parce que ses bull-dogs avaient fait mieux que les champions parisiens938… ». En 1865, Alfred Delvau donne une description pittoresque de la barrière du Combat : « les spectateurs habituels de ce cirque fétide, fort heureusement supprimé en 1833, n’étaient pas, je l’ai dit, la fleur des pois de la société parisienne. Peut-être eût-on trouvé dans la poche d’un la monnaie de mille francs en pièces d’or, parce que plus d’un matador de la boucherie venait là en sportsman ; mais, à coup sûr, la monnaie d’un sentiment d’humanité, de délicatesse, on ne l’eût pas trouvée – même en gros sous. Cependant quelques artistes, quelques gens de lettres, amateurs du pittoresque dans l’horrible, allaient parfois donner un coup d’œil à ces Ribeira de ruisseau, qui faisaient contraste avec les Ribeira du Louvre 939 ». Heureusement pour les bouchers, les équarrisseurs de la butte Montfaucon vont endosser sous la monarchie de Juillet la peu flatteuse réputation du tueur sadique et violent, qui maltraite les chevaux avant de les égorger940. Ancien lieu du gibet, Montfaucon est au début du XIXe siècle le lieu de dépôt des matières fécales (provenant des fosses d’aisance) et le lieu où l’on transporte les chevaux et autres animaux morts de la capitale 941. Comme le dit si bien Louis Chevalier, « à Montfaucon, classes laborieuses et classes dangereuses se trouvent confondues. Du moins dans l’opinion des contemporains qui juge de même manière : les criminels ou seulement les pauvres hères qui vont chercher refuge dans les carrières des Buttes-Chaumont ; les travailleurs des chantiers d’équarrissage qui – tel le Chourineur des Mystères de Paris – sont voués par leur métier aux plus sanglantes violences ; les populations brutales des barrières ou des faubourgs qu’attirent ici les travaux les plus bas ou les combats de taureaux et de molosses ; les pauvres enfin qui, dans les grands moments de misère, cherchent ici et disputent aux chiens, en dépit de tous les règlements et au risque de provoquer la contagion, la viande des animaux abattus942 ». Montfaucon était aussi le quartier des chiffonniers, qui ont des chiens et des mœurs peu douces : on dit encore indifféremment « se taureaux. Au printemps de 1797, le Combat du Taureau rouvre ses portes au public. Plusieurs fois fermé à cause des protestations suscitées par ces carnages, il est une source de profits pour la municipalité de Belleville qui alimente sa caisse des pauvres avec les taxes qu’elle prélève sur le spectacle. Curiosité très appréciée du Paris romantique, disparue entre 1845 et 1850, le Combat du Taureau a servi de cadre à un douloureux épisode de l’Ane mort de Jules Janin... ». Alfred FIERRO, Vie et histoire du XIXe arrondissement, Hervas, 1987, p 9597. 936 « Histoire des barrières de Paris » dans Le Moniteur du 25 mars 1860. 937 Maurice AGULHON, op. cit., p 84. 938 Ibid. 939 Alfred DELVAU, Histoire anecdotique des barrières de Paris, Dentu, 1865, p 138. 940 Il faut lire la description sordide des Buttes-Chaumont avant l’installation du parc par le préfet Haussmann entre 1864 et 1867. Hervé MANEGLIER, op. cit., p 147. 941 Louis Chevalier insiste sur les « images confondues d’immondices et de criminalité, présentes en ces lieux comme deux aspects d’une même déjection urbaine ». Louis CHEVALIER, Classes laborieuses et classes dangereuses à Paris pendant la première moitié du XIXe siècle, Hachette, 1984, p 366. 942 Louis CHEVALIER, op. cit., pp 366-367. 177 battre comme des chiens » ou « se battre comme des chiffonniers943 ». Pour Maurice Agulhon, «les chiffonniers pourraient bien avoir succédé aux bouchers dans l’entretien de ce redoutable folklore, pourtant officiellement interdit », celui des combats de chiens944. b) Le cortège du Bœuf gras au XIXe siècle La cérémonie du bœuf gras, supprimée par la Révolution en 1790 et rétablie par Napoléon en 1805, illustre un curieux paradoxe : l’empe reur autorise le cortège public d’un animal destiné à la boucherie alors que dans le même temps il interdit le spectacle quotidien du sang dans la rue et dans les tueries particulières en créant les cinq abattoirs généraux ! Et que penser de l’attitude des Parisiens ? Ils veulent cacher derrière de hauts murs la mise à mort des animaux et surtout ne pas subir les désagréments de la vue du sang et des odeurs des chairs, mais ils vont participer avec joie au défilé annuel du bœuf gras ! La promenade connaît quelques modifications par rapport à son déroulement sous l’Ancien Régime. « Quand Bonaparte la rétablit, il fut permis aux bouchers de promener le bœuf par la ville pendant trois jours, mais l’ordre du cortège fut fixé : on détermina le nombre des figurants et leurs costumes. Un jeune enfant reprit place sur le bœuf richement harnaché, mais, au lieu de représenter le roi des bouchers, il représentait désormais l’Amour (on se demande pourquoi). Le petit Amour transi, assis dans un fauteuil de velours rouge amarré sur le bœuf dominait le cortège formé de douze garçons bouchers, mais ils ne venaient plus de la Grande Boucherie. Depuis la Révolution et l’abolition des franchises, elle avait cessé de représenter la tête de la profession945». Cette dernière phrase demande une mise au point : il semble évident que c’est le Bureau des bouchers, mis en place en 1802 par la préfecture de police et qui prend le nom de Syndicat de la Boucherie de Paris en 1811, qui devait désigner les douze garçons bouchers participant au cortège. Le cœur de la profession bat donc à la Halle aux veaux entre 1802 et 1858946. Quant à la Grande Boucherie, nous avons vu qu’elle tomba en ruines pendant la Révolution avant d’être détruite en 1802-1803. Pour visualiser le cortège, j’ai placé en annexe une gravure de 1816 montrant la promenade du Bœuf Gras 947. Après avoir décrit les costumes chatoyants portés lors de la cavalcade, Emile de la Bédollière note, en 1842, que la « brillante assemblée parcourt la ville le dimanche et le mardi gras, présente ses hommages au Roi et aux ministres, en reçoit quelques billets de banque, et reconduit le bœuf à l’abattoir. (…) Les frais de cette cérémonie furent longtemps faits par les bouchers qui, avec l’argent des gratifications, organisaient un bal et un banquet. L’administration des abattoirs touche actuellement les sommes données par le Roi et les ministres, et pourvoit à toutes les dépenses. C’est à elle qu’on doit l’invention du char mythologique. Les gens flegmatiques blâment cette solennité populaire ; mais qu’on l’épure, qu’on la transforme, qu’on en profite pour décerner un prix à l’habile herbager qui aura 943 Sur le triste sort des chiffonniers à Paris et l’évolution de leur image dans la littérature du XIX e siècle, on peut se reporter à Hervé MANEGLIER, op. cit., pp 72-73. 944 Maurice AGULHON, op. cit., p 84. 945 Pierre GASCAR, Les bouchers, Delpire, 1973, p 129. 946 Située près de l’église Saint-Nicolas-du-Chardonnet, la Halle aux Veaux est le siège du Syndicat de la Boucherie de Paris. Je renvoie à l’illustration présente dans l’annexe 16. 947 Annexe 21 : Le cortège du bœuf gras en 1816, figure accompagnant le placard de « l’ordre et la marche ». Musée Carnavalet. 178 perfectionné l’espèce animale au point de vue de l’alimentation humaine ; que les symboles des travaux champêtres remplacent les divinités païennes, et peut-être fera-t-on d’une mascarade, une fête en l’honneur de l’agriculture 948 ». Le cortège du Bœuf gras est un événement essentiellement festif au XIX e siècle : « le soir de la cérémonie, les bouchers donnaient un grand bal qui durait jusqu’à l’aube 949 ». La cérémonie est parfois utilisée par les dessinateurs satiriques pour dénoncer l’embonpoint de Louis-Philippe. Ainsi, dans un dessin reproduit en annexe, intitulé « Rencontre de deux monarques gros, gras, etc. », l’auteur s’est plu à montrer le bœuf gra s conduit par des garçons bouchers déguisés en Indiens et entouré de « sa cour mythologique, sale et crottée950 ». On ne sait alors quel souverain est le plus à plaindre et quelle cour est la plus pitoyable… En 1870, Maxime Du Camp condamne cette cérémonie qu’il qualifie de « puérile951 ». On s’en doute, la promenade du Bœuf gras est parfois émaillée d’incidents. Ainsi, en 1821, « le petit Amour dégringola de son trône et se blessa952 ». Dès lors, « le bœuf marcha seul, mais toujours escorté des bouchers costumés953 ». Rien n’est moins sûr, car sur la caricature de Louis-Philippe, Cupidon, avec son arc et sa flèche, est bien présent sur le bœuf. Quand Eugène d’Auriac décrit la cérémonie en 1861, l’enfant est encore signalé. Ce témoignage de 1861 permet d’appréhender les mutations du cortège sous le second Empire : « De nos jours les bouchers promènent plusieurs bœufs, et toujours les plus beaux de nos meilleurs pâturages ; ils ne marchent plus, on les porte. C’est bien le moins que l’on puisse faire pour ces malheureuses victimes vouées à la mort après un jour de triomphe. Les bœufs gras sont précédés d’une nombreuse musique et de cavaliers plus ou moins bien montés ordinairement, enfin le cortège est terminé par un immense char, couvert de draperies et de verdure, sur lequel sont placés les principaux acteurs de cette cérémonie, au milieu desquels on remarque toujours un jeune enfant représentant l’Amour. Mais l’Amour, Vénus, les Grâces et le Temps nous paraissent un peu usés ; ne serait-il donc pas possible de changer cette forme banale de la cérémonie du bœuf gras, et ne pourrait-on point essayer de représenter les antiques fêtes des Egyptiens ? C’est une idée que nous soumettons aux représentants de la boucherie parisienne954 ». Cette tradition est provisoirement abandonnée en 1870. Notons au passage que cette cérémonie a survécu à la suppression de la caisse de Poissy en 1858955. 948 Emile de la BEDOLLIERE, Les Industriels : métiers et professions en France, Veuve Janet, 1842, p 88. 949 Pierre GASCAR, op. cit., p 129. 950 Annexe 22: Le bœuf gras mené devant Louis-Philippe. Paul SEBILLOT, op. cit., p 117. 951 « Il est difficile de parler du commerce de la viande sans dire quelques mots du bœuf gras. D’où vient cette puérile cérémonie ? Du paganisme, sans doute, dont nous l’avons acceptée, sans en conserver la signification religieuse et astronomique. Rabelais raconte que Gargantua s’amusait à jouer au bœuf violé ; c’était là, en effet, le nom qu’on donnait jadis, en France, à l’animal promené dans la ville, au son des violes, le jeudi gras, par les garçons bouchers. Placé sur son dos, un enfant tenait à la main une épée et un sceptre, signes d’une royauté éphémère. » Maxime DU CAMP, Paris, ses organes, ses fonctions et sa vie jusqu’en 1870 , 1869-1875, Monaco, G. Rondeau, Reprints 1993, p 149. 952 Pierre GASCAR, op. cit., p 129. 953 Françoise SALVETTI, op. cit., p 87. 954 Eugène D’AURIAC, Essai historique sur la boucherie de Paris (XII-XIXème), Dentu, 1861, 140 p. Repris par Françoise SALVETTI, op. cit., p 87. 955 Le cortège du bœuf gras de 1859 est décrit par Léo de BERNARD, « Sur le marché de Poissy », Le Monde illustré, 12 mars 1859. 179 c) Folklore et anecdotes sur les garçons bouchers En 1930, dans son Histoire de la boucherie, Camille Paquette aime évoquer les légendes et coutumes du métier, dont la plupart remontent sans doute au XIXe siècle. La brimade la plus fameuse infligée aux jeunes apprentis bouchers consiste pour le patron à lui demander d’aller chercher chez un collègue la « pierre à affûter les allonges ». Les allonges sont en fait les crochets qui servent à suspendre les quartiers de viande. Le pauvre novice va de boutique en boutique à la recherche de la fameuse pierre, mais chaque boucher le renvoie chez un confrère. Le petit jeu peut durer longtemps avant que l’apprenti ne tombe sur un patron magnanime qui lui apprendra que cette pierre n’existe pas, à moins qu’il ne s’aperçoive tout seul qu’il a été dupé 956 ! Une autre tradition est difficile à dater : celle du gobet. Il s’agit de la pièce de viande donnée chaque jour par le patron à son employé, correspondant à la pitance du soir, soit pour une personne soit pour toute la famille, l’employé gardant la liberté de revendre éventuellement cette portion de viande957. Ce gobet est un complément non négligeable au salaire hebdomadaire du garçon boucher. Cette tradition de la boucherie de détail rappelle les « gages et profits » des garçons d’abattoir (pourboire laissé aux employés d’abattoirs sur la vente du sang, de la boyasse, des patins, etc). Face à ces coutumes mal définies chronologiquement, Camille Paquette nous fait part de deux anecdotes « historiques », datées avec précision, l’une en 1839 et l’autre en 1845 958. La première histoire, « La mort de Babet », a été publiée en mai 1839 dans le Journal du commerce par Louis Charles Bizet959. « Les premiers jours de mars 1839, une jeune fille de quinze à seize ans se présenta à l’abattoir de Montmartre suivie par une vache qu’elle menait à la corde. Elle était vêtue pauvrement, c’était la domestique d’un nourrisseur de banlieue qui avait vendu cette vache à un boucher. Sachant qu’elle y était très attachée, son maître lui avait dit que c’était pour la soigner, et qu’elle reviendrait à l’étable, plus tard. Les garçons s’emparèrent de l’animal, et croyant sa conductrice partie, l’abattirent d’un coup de masse. Hélas, méfiante, elle s’était simplement cachée derrière une porte, et au coup sourd du merlin, au bruit plus éclatant de la chute de Babet – c’était le nom de la vache – la jeune fille poussa un affreux cri de désespoir et tomba évanouie sur le corps de sa compagne bien-aimée960. A cette vue, les trois garçons restèrent tout d’abord immobiles et stupéfaits ; ils n’avaient pas remarqué la vive émotion, l’inquiétude incessante de la jeune servante, l’amitié naïve et en quelque sorte exclusive qu’elle avait pour sa vache. Leurs habitudes d’ailleurs n’éloignaientelles pas toute idée d’affection pour un animal, qu’ils savaient, par pratique, providentiellement destiné à la mort pour assurer la vie des humains… » « Après ce moment de surprise, les trois garçons, émus aux larmes, s’empressèrent pour relever et soigner la jeune fille qui ne reprit ses sens que difficilement. Conduite dans le logement du concierge, des torrents de larmes inondaient son visage, et ses premières paroles furent un appel à sa Babet. Des femmes qui l’entouraient et qui partageaient sa douleur 956 Camille PAQUETTE, Histoire de la boucherie, Imprimerie du Réveil économique, 1930, p 153. 957 Cette tradition du gobet est bien connue des anciens bouchers. Lors d’une série d’entretiens oraux en 1997, Louis Plasman nous a confirmé la persistance de cet usage à Paris jusqu’au milieu du XX e siècle. 958 Camille PAQUETTE, op. cit., p 158. 959 Conservateur des abattoirs généraux de la ville de Paris, Louis Charles Bizet est aussi l’auteur Du commerce de la boucherie et de la charcuterie de Paris et des commerces qui en dépendent, tels que la fonte des suifs, la triperie..., Paris, Dupont, 1847, 537 p. 960 Camille Paquette ajoute que la vache Babet était pulmonaire. 180 apprirent qu’elle avait pour nom Toinette, qu’elle avait été prise aux « enfants trouvés » par le maître chez lequel elle travaillait, lequel ne cessait de la maltraiter, que sa seule amitié était dans sa pauvre vache. Un tel événement avait mis en émoi tout l’abattoir, et chacun s’efforçait, mais en vain, de lui offrir des consolations. Soudain, l’un des garçons bouchers, placé sur le perron de la conciergerie, d’où il planait sur une foule de deux à trois cents maîtres et garçons bouchers, s’écria : -- Messieurs, une idée… Le patron a dans la bouverie une jolie génisse de quatre ans 961, qui peut donner du lait pendant dix ans, si l’on veut ; achetons-la ensemble ; nous l’offrirons à Toinette, pour remplacer sa Babet. Ca va-t-il ? -- Bravo ! dit l’un des garçons, v’là ma casquette, que chacun y mette son quibus, selon ses moyens. Et les pièces de cinq francs des patrons, de deux francs des maîtres garçons, des tripiers, des échaudeurs, de pièces de 10 sous et de 20 sous des garçons subalternes et des employés de l’abattoir, de tomber dans l’urne improvisée. La somme recueillie s’élevait à 422,50 F. La vache avait coûté 280 F au maître boucher qui la céda au même prix. Il restait 142,50 F, de quoi assurer la première nourriture de l’animal. -- Il faut faire de Toinette une laitière et lui donner son indépendance. On s’occupa tout de suite de la location d’une chambre et d’une écurie proche de la barrière. On donna congé à son maître, et le soir même Toinette fut installée chez elle, propriétaire d’une vache sur le produit de laquelle elle pouvait trouver de quoi vivre 962 ». Louis Charles Bizet, « en rappelant la caractère de bonté, de générosité et d’intelligence qui se manifesta d’une manière si complète, a rappelé une bonne action analogue qui s’est manifestée à l’abattoir de Ménilmontant, en 1845, à la suite d’un accident mortel dont fut victime un garçon boucher, père de quatre enfants963 ». Après 25 ans de service, le malheureux fut étouffé « par le froissement d’un bœuf contre un mur ». Une collecte produisit 500 F, afin de pourvoir aux premiers besoins de la veuve et des quatre orphelins964. Bizet ajoute alors que « c’est par une longue observation des mœurs et des caractères des gens de la viande, que mon opinion de haute estime s’est formée sur cette classe si utile, si laborieuse et véritablement si humaine965 ». De telles anecdotes, provenant d’auteurs si nettement favorables aux bouchers – qu’il s’agisse de Louis Charles Bizet en 1839, de Camille Paquette en 1930 ou de Georges Chaudieu en 1980 – relèvent davantage de l’hagiographie que de l’histoire, mais elles ont néanmoins le mérite de nuancer la vision négative des garçons bouchers évoquée plus haut. D’autre part, l’anecdote de 1845 sur la mort du garçon d’abattoir a le mérite de souligner une triste réalité du XIXe siècle : l’absence de protection sociale obligatoire. Les risques sociaux, comme la vieillesse, la maladie ou l’invalidité, voire le décès sur le lieu du travail, sont pris en compte par certaines mutuelles professionnelles – les bouchers parisiens en disposent de deux depuis 1824 – mais l’adhésion à une société de secours mutuel restera facultative en France jusqu’au début du XX e siècle. 961 Camille Paquette précise qu’il s’agit d’une belle normande. 962 Récit de Bizet repris par Georges CHAUDIEU, op. cit., pp 109-110. 963 Ibid., p 110. 964 Camille PAQUETTE, op. cit., p 167 965 Georges CHAUDIEU, op. cit., pp 110-111. 181 5) LA « QUESTION SOCIALE » DANS LA BOUCHERIE PARISIENNE AVANT 1858 L’anecdote de Bizet sur l’accident du travail en 1845 montre bien l’absence de toute protection sociale pour les plupart des travailleurs au début du XIXe siècle. De même, à travers le cas des « gratte-ratis », nous avons vu que les enfants ne bénéficient pas d’une bonne protection dans les abattoirs, malgré la loi de 1841. Les bouchers parisiens vont avoir à cœur de recréer dès 1820 une société de secours mutuels, qui renoue avec l’esprit de solidarité et d’entraide qui régnait dans les confréries d’Ancien Régime. Nous allons voir que la mutualité est assez florissante dans la boucherie parisienne jusqu’en 1858, car elle reçoit le soutien financier du Syndicat des bouchers, grâce aux capitaux engendrés par la Caisse de Poissy. Même si la mutualité constitue l’essentiel de la « question sociale » au début du XIXe siècle, un deuxième problème devra être abordé car il constitue à la fin du siècle et au début du XXe siècle le principal enjeu des luttes ouvrières : la question du placement des ouvriers. Plus généralement, l’intervention des pouvoirs publics dans le marché du travail (livret ouvrier, bureaux de placement) sera évoquée. Je passe sous silence la question des boucheries coopératives avant 1848 car mes informations sont beaucoup trop limitées sur ce point. a) Les sociétés de secours mutuels des bouchers parisiens (18201858) La création de la mutuelle des Vrais Amis (1820) Pour Francis Demier, la mise en place d’une « caisse de secours » chez les artisans parisiens serait liée aux milieux ultras nostalgiques de la solidarité corporative d’Ancien Régime. Est-ce le cas pour les bouchers ? Hubert Bourgin reste très laconique sur cet aspect : « En 1817, on voit des groupements corporatifs se constituer pour former des fonds de secours pour les indigents: bouchers, chandeliers, charcutiers, marchands de charbon de bois par eau, marchands de vin, brasseurs, épiciers, etc966... ». Il est indéniable que l’ouverture des cinq abattoirs généraux en 1818 a entraîné une concentration des garçons bouchers dans des 967 locaux communs, « de sorte qu'ils se connurent plus intimement que par le passé ». Notre principale source sur la mutuelle des Vrais Amis est un ouvrage du trésorier de la société, Louis Goyard, Origine et développement des sociétés de secours mutuels, publié en plusieurs fois, entre 1887 et 1888, dans le Bulletin mensuel de la Société de prévoyance et de secours mutuel de la boucherie de Paris968. La principale originalité du mutuellisme naissant chez les bouchers parisiens est la coexistence de deux sociétés de secours mutuels concurrentes, qui fusionneront en 1851 : la société des Vrais Amis, fondée en 1820 par des ouvriers bouchers, et la « Société de prévoyance et de secours mutuels des ouvriers et employés de la Boucherie de Paris », fondée en 1824 par les patrons du syndicat de la Boucherie de Paris. Par commodité, on nommera cette seconde société « la Société du syndicat ». 966 Moniteur universel de 1817, p 132, 209, 319, 356, 389. Georges et Hubert BOURGIN, Les patrons, les ouvriers et l’Etat : le régime de l’industrie en France de 1814 à 1830 , tome 1, p 87. Louis GOYARD, « Origine et développement des sociétés de secours mutuels », Bulletin mensuel de la Société de prévoyance et de secours mutuel de la boucherie de Paris (les Vrais Amis), septembre 1887. BNF, 4° R 916. 967 968 Bulletin de mai 1887. BNF, 4° R 916. 182 Selon Louis Goyard, la société de secours mutuels des Vrais Amis a donc été fondée en 1820 par quatre ouvriers garçons bouchers: Pierre Taffoureau, Jacques Deneux, Antoine Caron et Alexis Bonnet, le projet ayant été lancé le 24 décembre 1819 par Pierre Taffoureau, étalier maître garçon. La dimension religieuse sous-entendue par cette date du 24 décembre se retrouve dans la devise proposée par Taffoureau : « Aimons-nous les uns les autres. Aidonsnous les uns les autres. » Les autres devises de la société ne présentent pas de connotation religieuse : « Prévoyance, Humanité, Sagesse » et « En pensant à notre avenir, l’aspect de nos vieux jours ne nous fait pas frémir ». La société est reconnue le 15 mars 1820 par le préfet de police de Paris969. La première réunion des Vrais Amis se tient le 20 mars 1820 : sur les 45 personnes présentes, 20 sont admises dans la mutuelle. Le droit d’admission est de cent francs et la cotisation d’un franc par semaine, avec un système de pénalités de retard quand le nouveau membre a plus de 30 ans. Le conseil d’administration est formé le 25 mars 1820, avec Caron comme président, Taffoureau comme trésorier, et trois administrateurs (Deneux, Bonnet et Ligneroux). Les prestations proposées aux adhérents sont les suivantes : • payer une indemnité de 2,50 F par jour en cas de maladie. • indemnité de 2 F par jour de convalescence. • pension d’1 F par jour en cas d’infirmité. • payer les soins du médecin. • pension annuelle de 365 F à l’âge de 55 ans. Lors de l’assemblée générale du 16 mai 1821, la société des Vrais Amis reçoit une subvention et quatre brevets d’encouragement donnés par Lebaron, directeur des sociétés philanthropiques de la Préfecture de la Seine. Une médaille pour la naissance du duc de Bordeaux, frappée par Louis XVIII, est déposée dans la caisse de la société. Plusieurs commentaires s’imposent sur cette création des Vrais Amis en 1820. Tout d’abord, la préfecture de police autorise facilement la fondation de cette société. Effectivement, dans une circulaire du 31 octobre 1812 adressée aux préfets, le ministère de l’Intérieur prône une certaine tolérance pour les sociétés de prévoyance et de secours mutuel, alors que les coalitions ouvrières sont réprimées970. De même, les compagnonnages sont tolérés s’ils peuvent être contrôlés. Les ouvriers tentent de s’organiser, sous des formes licites ou tolérées (société de secours mutuels) ou sous des formes clandestines (compagnonnage, sociétés de résistance), et « des passerelles existeront parfois entre les unes et les autres971 ». Le compagnonnage ne semble jamais avoir concerné les bouchers. Les Vrais Amis ne semblent absolument pas être une société de résistance déguisée mais bien davantage une simple société de prévoyance qui manifeste dès que possible sa soumission au gouvernement. Francine Soubiran-Paillet résume ainsi cette nuance : « Une façon pour les ouvriers de sortir de l’ombre consiste à créer des sociétés de secours mutuels, tolérées par l’Administration. Il est vrai que les fondements de la société de secours mutuels, voire de la société de prévoyance, diffèrent de ceux du compagnonnage. Ces derniers sont directement immergés 969 Je ne dispose pas de sources iconographiques sur les Vrais Amis au début du XIXe siècle. J’ai néanmoins placé dans l’annexe 23 une photographie de la bannière des Vrais Amis en 1889. 970 Francine SOUBIRAN-PAILLET, L’invention du syndicat (1791-1884) : itinéraire d’une catégorie juridique , LGDJ, 1999, p 26. 971 Ibid., p 31. 183 dans les rapports de production, alors que par le biais de la société de secours mutuels, les associés cherchent simplement à se protéger de la maladie, de la vieillesse, demeurant ainsi au seuil d’une sphère semi-privée: leur solidarité reste en deçà des relations industrielles. Or c’est notamment l’enjeu du passage de la sphère sinon privée, du moins semi-privée à la production et indirectement dans la sphère politique qui se joue dans les interdits prononcés contre l’agrégation d’intérêts 972 ». Bernard Gibaud nous donne le cadre législatif dans lequel une société de secours mutuels comme les Vrais Amis a pu se créer en 1820 : « La renaissance de la vie associative dans les métiers, au début du XIXe siècle, en dépit du code pénal napoléonien et de son redoutable article 291973, répond à des besoins incompressibles de protection que l’Etat n’a nullement la volonté, ni les moyens de prendre en charge. Les sociétés de secours mutuels bénéficient d’une relative tolérance, à la condition de limiter leurs activités aux seules tâches d’assistance. La mise en place d’un barrage filtrant tend à les différencier en deux grandes catégories : les sociétés vouées exclusivement aux secours et les sociétés plurifonctionnelles de résistance et de prévoyance. Ces dernières, perçues encore récemment comme la forme générique de la mutualité en raison de leur rôle d’antichambre du syndicalisme ouvrier, ne représentent qu’une fraction minoritaire de la gestation mutualiste 974 ». De même, le soutien apporté en 1821 aux Vrais Amis par le directeur des sociétés philanthropiques de la Préfecture de la Seine est loin d’être anodin. Dans les grandes villes comme Paris, la mutualité d’entraide est soutenue par les sociétés philanthropiques, dont les dirigeants sont souvent des aristocrates. Ainsi, Dupont de Nemours (1739-1817), disciple de Quesnay, est une figure marquante du libéralisme économique à la Constituante. Au retour d’une première émigration aux Etats-Unis en 1802, il se consacre à la Société philanthropique de Paris, qui promeut les expériences éparses. Sous la Restauration, cette société « favorise la création de plus de 150 groupements mutualistes professionnels et fait adopter le terme unificateur de société de secours mutuels975 ». Les Vrais Amis participent à cette dynamique. L’origine ouvrière de l’initiative de la création ne doit pas masquer le fait que les Vrais Amis ne sont absolument pas une société ouvrière de résistance mais bien une société de prévoyance, sans doute nostalgique de la solidarité ancienne que l’on trouvait dans les confréries, et donc du modèle politique qui y est attaché. Bernard Gibaud résume ainsi cette nostalgie pour l’Ancien Régime : « Les aristocrates monarchistes tendent à adopter une position sensiblement différente de la bourgeoisie économique sur le phénomène associatif. On ne souhaite, certes pas, encourager l’association, cheval de Troie de la coalition ouvrière, mais redonner vie à des conceptions hiérarchisées de l’organisation sociale, faisant une place relative aux liens solidaires976 ». Bernard Gibaud distingue deux types de sociétés de secours mutuels qui se développent au début du XIXe siècle: la mutualité ouvrière, de prévoyance et de résistance (qui concerne les métiers qualifiés dans les grandes villes) et la mutualité de secours, qui 972 Ibid., pp 32-33. 973 L’article 291 du code pénal napoléonien est ainsi rédigé: « Nulle association de plus de 20 personnes, dont le but sera de se réunir tous les jours ou à certains jours pour s’occuper d’objets religieux, littéraires, politiques ou autres, ne pourra se former qu’avec l’agrément du gouvernement et sous les conditions qu’il plaira à l’autorité publique d’imposer à la société ». 974 Bernard GIBAUD, Mutualité, assurances (1850-1914) : les enjeux, Economica, 1998, p 14. 975 Ibid., p 15. 976 Ibid. 184 organise l’entraide contre les aléas de la vie, sous le contrôle des autorités publiques et patronales977. Les Vrais Amis appartiennent sans aucun doute à la seconde catégorie. Vérifions si c’est également le cas pour la société de secours mutuels créée en 1824 par le syndicat de la Boucherie de Paris, tout en gardant à l’esprit que « les frontières entre la mutualité ouvrière de résistance et la mutualité de pure prévoyance ne sont pas étanches et n’interdisent pas le passage de l’une à l’autre 978 ». La création de la mutuelle du Syndicat de la Boucherie (1824) Louis Goyard demeure notre principale source pour la genèse de cette mutuelle rivale des Vrais Amis979. En 1821, quatre étaliers, Louis Vallée, Pierre Collet, Charles Rousselin et Alexandre Gilan, adressent une pétition à Louis XVIII pour demander la liberté pleine et entière du commerce de la boucherie. L’ordonnance du 9 octobre 1822 donne en partie satisfaction aux partisans de la liberté, en supprimant un article du décret du 13 juin 1808 qui obligeait les bouchers qui voulaient s’établir à acheter deux étaux et à en fermer un (dans la perspective de la diminution du nombre d’étaux dans Paris). En 1823, le syndicat de la Boucherie demande la remise en vigueur de cet article et cherche à nuire aux quatre pétitionnaires. « Pour toute réponse le préfet de police fit publier la pétition des quatre étaliers, qui était toujours restée ignorée et fut alors connue de toute la Boucherie de Paris. Ce fut un événement considérable, les avis étaient partagés en deux camps, les quatre étaliers furent mis un peu au ban de la corporation ; mais à cette époque on manifestait déjà en banquetant980». Toujours en 1823, pendant un banquet organisé par Collet et Gilan, les étaliers réitèrent leur demande d’abolition du privilège et réclament à nouveau la liberté pleine et entière du commerce de la boucherie. Suite à ce banquet, le syndicat réagit en luttant contre les « factieux » et adresse une demande le 1O juin 1823 au préfet de police pour créer la « Société de prévoyance et de secours mutuels des ouvriers et employés de la Boucherie de Paris ». Les patrons bouchers auraient donc créé cette mutuelle pour mettre fin aux revendications libérales d’un groupe de garçons bouchers. Pourquoi ces étaliers n’ont-ils pas tout simplement rejoint les Vrais Amis ? Sans doute à cause des tarifs trop élevés qui ne permettent pas à la plupart des employés d’y adhérer. Les statuts de la mutuelle du syndicat sont déposés en décembre 1823. Le préfet de police donne sa permission le 3 février 1824. La première réunion de la société se tient le 16 juin 1824. Le conseil d’administration compte deux membres du syndicat (Legoux et Lepecq) et deux marchands bouchers (Réquédat et Bayard, trésorier). Les activités de la mutuelle débutent le 1er juillet 1824. La première assemblée générale se tient le 28 septembre 1824, avec Taffoureau comme président et quatre adjoints choisis parmi les sociétaires (Touzeau, Dolbel, Caron, Bonnet). L’équipe dirigeante est quasiment identique à celle des Vrais Amis. Taffoureau est à la fois président de la société du Syndicat et trésorier des Vrais Amis. Caron 977 Ibid., p 17. 978 Ibid., p 19. Louis GOYARD, « Origine et développement des sociétés de secours mutuels », Bulletin mensuel de la Société de prévoyance et de secours mutuel de la boucherie de Paris (les Vrais Amis), septembre 1887. BNF, 4° R 916. 979 980 Henry MATROT, Vieux Souvenirs sur les associations syndicales et mutuelles et les anciennes pratiques professionnelles de la corporation de la boucherie, 1935, p 40. Archives du Monde du Travail, 158 AQ 1, dossier n°5. 185 est président des Vrais Amis et adjoint de la société du Syndicat. Bonnet est administrateur des Vrais Amis et adjoint de la société du Syndicat. Dolbel est adjoint de la société du Syndicat et devient trésorier des Vrais Amis en mars 1829, quand Taffoureau, malade, démissionne avant de mourir le 11 décembre 1829 à l’âge de 44 ans. Un autre signe de la proximité des deux mutuelles est évident : le 3 avril 1825, la société du Syndicat adopte un nouveau règlement, copié sur celui des Vrais Amis. Comment fonctionne la société de secours mutuels du syndicat ? Pendant les six premiers mois d’existence de la mutuelle, les candidats sont admis entre 18 et 45 ans. La limite d’âge est fixée ensuite à 30 ans. Le droit d’admission est de 10 francs (avec une pénalité pour les plus de 30 ans). La cotisation est de 75 centimes par semaine pour chaque sociétaire. Les prestations sont les suivantes: • indemnité journalière de 2,50 F pendant la maladie ou les blessures. • indemnité de 1,50 F par journée de convalescence. • paiement des soins du médecin et des médicaments. • 981 allocation d'une somme pour les funérailles . • pension de retraite de 250 F après 55 ans982. Un secours exceptionnel est accordé en 1824 à douze vieux garçons bouchers infirmes et non sociétaires (172,50 F accordés en quatre versements à chacun). Le 16 octobre 1824, plusieurs garçons bouchers de plus de 45 ans sont admis dans la société, mais les années de cotisation sont plus longues pour eux. Quand la société est fondée en 1824, le syndicat de la Boucherie lui verse 10 000 francs. Le 8 janvier 1825, le syndicat s’engage à verser 2000 F de subvention annuelle à la mutuelle. La principale différence entre les deux mutuelles se trouve dans le mode de gestion. Les Vrais Amis ont une gestion financière beaucoup plus saine : le recrutement suit des normes strictes, les membres paient des cotisations plus élevées et ne peuvent compter sur aucune aide extérieure. Par contre, la société du syndicat a une gestion déficitaire, se permet d’accepter des membres non solvables ou peu rentables, car elle compte sur le syndicat pour combler son déficit chronique. Les Vrais Amis sont viables économiquement alors que l’autre société ne survit que par les aides et subventions du syndicat. Quand le syndicat de la Boucherie sera supprimé entre 1825 et 1829, il semble évident que ce fonctionnement sera de facto remis en cause. Le préfet de police a une part de responsabilité car c’est lui qui autorise dans un rapport d’octobre 1824 le syndicat de la Boucherie à prélever 10 000 F sur les intérêts des cautions pour les verser dans la caisse de la mutuelle983. Dans un règlement de 1845, on trouve la phrase suivante, qui résume bien la situation : « La société est créée en 1824 par le Syndicat de la Boucherie de Paris, qui a versé dans la caisse de cette société, avec l'assentiment des électeurs du commerce, une somme de 10 000 F pour former de suite un fonds convenable et faciliter l'admission des candidats qui avaient atteint l'âge de 40 ans lors 981 Sur « la tradition des obsèques mutualistes », je renvoie à Jean BENNET, La mutualité française à travers sept siècles d’Histoire , Coopérative d’information et d’édition mutualiste, 1975, p 179-186. 982 983 La pension de retraite passe à 365 F en 1833. Rapport du préfet de police de Paris du 13 octobre 1824. Archives de la Préfecture de Police de Paris, DA 365, dossier n°1 sur la société de secours mutuels des ouvriers et employés de la Boucherie de Paris. 186 de la formation de cette société984 ». La mutualité chez les bouchers entre 1830 et 1858 Quelle a été l’évolution des deux sociétés de secours mutuels des bouchers sous la monarchie de Juillet ? La société du Syndicat est toujours confrontée à de sérieuses difficultés financières. Avant 1825, le Syndicat lui versait 2 000 F chaque année. A cause de la suppression du Syndicat entre 1825 et 1829 et divers retards de paiements, la mutuelle est restée 9 ans sans rien toucher (perte de 24 000 F). Vers 1833, elle doit payer neuf pensions d’infirmité de 365 F. Aumont, syndic de la Boucherie, annonce que le Syndicat ne peut payer les 20 000 francs réclamés : il verse 200 F par an pour chacun des membres arrivant à la pension et admis au-dessus de 40 ans (36 sociétaires). Vers 1835, le règlement de la mutuelle est modifié: la durée de cotisation passe à 25 ans pour être admis à la pension. Le médecin, Dufresnoy, et le secrétaire, Legoix, proposent une réduction à 200 F par an de leurs appointements. Les discussions sur le tarif des cotisations vont bon train entre 1835 et 1844985. Bernard Gibaud rappelle que « la faible capacité d’épargne de la population laborieuse et l’absence d’un cadre juridique de référence pour la pratique mutualiste, exception faite de la loi du 22 juin 1835 autorisant des dépôts dans les caisses d’épargne, rendent précaire le fonctionnement des institutions d’entraide 986 ». Le 5 janvier 1836, trois cartes de dispensaire sont achetées pour procurer des médicaments gratuits aux sociétaires malades987. En 1836, plusieurs membres du Syndicat entrent dans la société (Dubourg, Roux, Riom, Duval, Alexandre Leroy, Portefin). En 1839, la convention Aumont est révisée, car sur les 36 vieux sociétaires, 4 sont morts, 17 sont pensionnés et 15 seront bientôt pensionnés : la subvention de 200 F accordée par le Syndicat est réduite de moitié. Quand Purget aîné devient syndic en 1841988, il veut réduire les dépenses du Syndicat : la subvention annuelle est réduite de moitié pour les pensionnés. En 1842, pour suivre l’exemple des Vrais Amis, la société du Syndicat accorde aux veuves le droit de succéder aux maris989. Une nouvelle réduction des subventions intervient en 1843: la situation financière de la mutuelle devient très fragile990. Dans le même temps, le rapprochement entre le Syndicat et la société des Vrais Amis 984 Société de prévoyance et de secours mutuels de la Boucherie de Paris : règlement et tarifs, Paris, Lebègue, 1845. Archives de la Préfecture de Police de Paris, DB 401. 985 Louis GOYARD, « Origine et développement des sociétés de secours mutuels », Bulletin mensuel de la Société de prévoyance et de secours mutuel de la boucherie de Paris (les Vrais Amis), juin 1888. 986 Bernard GIBAUD, Mutualité, assurances (1850-1914) : les enjeux, Economica, 1998, p 20. 987 Sur « les services médicaux et pharmaceutiques » dispensés par les sociétés de secours mutuels au XIXe siècle et les débats sur la gratuité des soins et des médicaments, je renvoie aux éléments fournis par Jean BENNET, La mutualité française à travers sept siècles d’Histoire , Coopérative d’information et d’édition mutualiste, 1975, p 129-145. 988 Purget devient syndic de la Boucherie en 1841 suite à la démission de Vesque, en désaccord avec le préfet de police Delessert dans l’affaire de l’implantation à Paris des Bouillons Hollandais de Van Coppenaal. 989 Jusqu’en 1852, les femmes sont rarement admises dans les sociétés de secours mutuels. Ainsi, à Paris, sur les 193 sociétés créées entre 1791 et 1830, 20 seulement acceptent les femmes (veuves la plupart du temps), ce qui donne un total de 127 femmes sur les 1996 mutualistes parisiens (6,3%). La première société de secours mutuels exclusivement féminine à Paris est « La Sainte Catherine », fondée en 1807. Jean BENNET, op. cit., p 191. 990 Louis GOYARD, op. cit., bulletin de juillet 1888. 187 devient de plus en plus sensible : plusieurs syndics de la Boucherie, comme Aumont en 1834 et André Vesque en 1836, deviennent « membres doubles », c’est-à-dire qu’ils appartiennent aux deux mutuelles. Vers 1840, Caron père, président des Vrais Amis, obtient du Syndicat le droit de tenir les réunions dans la salle des séances du Syndicat, ce qui entraîne une économie de locaux. Un signe est révélateur du rapprochement entre les deux mutuelles : vers 1836, Caron, président des Vrais Amis, est nommé président de la société du Syndicat, « contre son gré ». Etant inspecteur de la Boucherie (à l’abattoir du Roule), Caron est sous les ordres directs des délégués du commerce de la Boucherie : ces membres décident d’être absents aux assemblées générales de la société du Syndicat pour ne pas gêner son action. Par ailleurs, Goyard et Caron fils deviennent membres du Conseil d’administration de la société du Syndicat en décembre 1843. En 1844, quand Caron démissionne, son fils lui succède comme président de la société du Syndicat. En 1844, la mutuelle du Syndicat se met à vendre des pensions : en versant 3829 F à 55 ans, la société verse une rente viagère de 365 F par an. Cette somme de 3829 F peut sembler énorme, mais quand on sait que le boucher prenant sa retraite touche le remboursement des 3000 F de sa caution administrative, le poids de l’effort financier devient supportable. Le bilan comptable demeure instable. En 1844, l’excédent de recettes n’est que de 1147 F. Le détail des recettes n’est pas lu dans les procès-verbaux de l’Assemblée Générale : le conseil d’administration accepte cette omission mais rechigne à cacher aux sociétaires la vraie situation financière de la société. En 1847, le déficit est de 576 F. En avril 1847, Caron fils démissionne de son poste de président et Goyard lui succède. La Révolution de 1848 sonne l’hallali de la société du Syndicat. Face aux différents problèmes qui frappent le Syndicat en 1848, le syndic Barthélemy Claye refuse de payer la subvention de 1848991. Le déficit de la société augmente d’autant plus. Goyard propose alors à Grosset992, président des Vrais Amis depuis le 15 mars 1849, de réunir les deux mutuelles, mais la dette doit être apurée par le Syndicat. La société du Syndicat se livre à des manœuvres comptables pour truquer le bilan, en faisant entrer un grand nombre de cotisations arriérées. En 1849, le déficit s’élève à 1850 F : la liquidation semble proche, même si 50 nouveaux sociétaires entrent alors dans la société du Syndicat. En 1849, Lescuyot, syndic de la Boucherie, refuse tout d’abord d’apurer la dette de la mutuelle, car « les ressources du syndicat sont les intérêts des cautionnements, mais la situation est difficile ». Finalement, en 1850, le syndicat rembourse le déficit et accepte de payer les rentes des vieux pensionnés. La réunion des deux sociétés peut donc se conclure. Elle n’est pas difficile à mettre en place, tant les statuts, l’administration et le personnel sont quasiment identiques dans les deux mutuelles. Le projet est discuté dans chaque assemblée générale en avril 1851. La société du Syndicat se réunit en assemblée générale extraordinaire le 31 mai 1851 et vote à l’unanimité pour la fusion. Les Vrais Amis se réunissent à leur tour le 6 juin 1851 et acceptent la fusion à l’unanimité moins 5 voix. La réunion des deux sociétés est effective le 1er juillet 1851993. Dans un article de la Revue municipale de 1849, A. Rilliot dresse un bilan comparatif des deux mutuelles : 991 Louis GOYARD évoque notamment des pertes sur les cuirs et la tannerie exploitée par le Syndicat. Ce point reste obscur et mériterait d’être éclairci. 992 Grosset est étalier chez la veuve Schmitt, rue Saint-Denis : il est le précurseur des grands étalages de viande. 993 Louis GOYARD, op. cit., bulletin de juillet 1888. 188 Tableau 1 : Bilan financier des deux sociétés de secours mutuels des bouchers en 1848 Vrais Amis Somme en caisse au 1er janvier 1848 Société du Syndicat 202 337 F 148 107 F 12 091 F 11 783 F 9 000 F 6 725 F Total 223 428 F 166 615 F Dépenses - 11 904 F - 16 331 F Capital au 31 décembre 1848 211 524 F 150 284 F Vrais Amis Société du Syndicat 205 256 F 148 348 F entre les mains du caissier 2 373 F 1 200 F entre les mains du secrétaire 3 895 F 736 F 211 524 F 150 284 F Montant reçu en 1848 (cotisations, amendes) Intérêt du capital Composition du capital Inscriptions de rentes 5% au capital de Total La situation financière de 1848 montre clairement que la société la plus ancienne, celle des Vrais Amis, est aussi la plus riche. A. Rilliot reconnaît que les deux sociétés ont presque le même nombre de membres (160 environ), mais « les Vrais Amis ont 9.000 livres de rente alors que l’autre n’en a que 6 725 ». Les Vrais Amis n’ont que 39 pensionnaires, aux quels elle verse 9 842 F, alors que la société du Syndicat compte 54 pensionnaires, auxquels elle donne 14 535 F. Rilliot évoque la principale faiblesse de cette dernière : lorsqu’elle a été formée, « un certain nombre de membres ont été admis sans tenir aucun compte de leur âge pour fixer leur cotisation. La dotation faite par le Bureau de la boucherie n’a pas été assez forte pour compenser le déficit. Mais les deux sociétés sont prospères ». Ce dernier avis me semble peu fondé. Rilliot rappelle ensuite le fonctionnement des deux mutuelles, que nous avons déjà évoqué. L’admission se fait entre 20 et 55 ans. A 20 ans, la cotisation est de 1 F par semaine. Elle augmente selon l’âge du sociétaire à son admission. La personne admise à 21 ans doit payer 1,10 F par semaine (ou verser 52 F de suite pour ne donner qu’un franc). Celle qui entre à 54 ans doit payer 73,65 F par semaine (ou verser 3632,46 francs pour ne donner qu’un franc). La société donne aux malades 2,50 F par jour et 2 F pendant la convalescence. Elle procure le médecin de la société et les médicaments du dispensaire. Les sociétaires ou leurs veuves ont le droit à 55 ans à une pension de 365 francs par an. Si le sociétaire vient à mourir avant d’être arrivé à la pension, sa veuve peut continuer à verser la cotisation qu’il eût payée, et à 55 ans elle reçoit la pension. Rilliot termine son article par quelques considérations morales, assurant que les statuts des deux sociétés sont « justes et moraux, établis sur des bases très solides ». Les bouchers sont de très bons travailleurs, presque jamais malades et ils ne vivent pas très vieux, « circonstances particulières qui allègent singulièrement les charges des sociétés, et qu’on doit attribuer sans doute à la force de leur alimentation994 ». Curieux paradoxe pour un article rédigé en 1849 que d’affirmer que l’alimentation carnée peut entraîner une mortalité précoce ! 994 A. RILLIOT, « Société de secours mutuels de la boucherie de Paris », La revue municipale, 1849, p 234-235. BHVP, Per 4° 133. 189 Quant à Louis Goyard, il dresse un bilan comparatif des deux sociétés au moment de leur fusion. En 1851, les Vrais Amis rassemblent 178 sociétaires pour un capital de 225.108 F. La société de secours mutuels du Syndicat compte 247 sociétaires, pour un capital de 149 028 F, auquel il faut ajouter 116 190 F (aides du syndicat, économie des frais de gestion, retards de cotisation). Le capital réel s’élèverait donc à 265 218 F 995. Une fois la fusion accomplie, le nouvel ensemble compte 401 membres au 1er janvier 1852996. La nouvelle dénomination adoptée après la fusion est « Société de prévoyance et de secours mutuels de la Boucherie de Paris, dite des Vrais Amis ». Par commodité, nous l’appellerons « les Vrais Amis ». L’assemblée générale unifiée du 8 juillet 1851 nomme le nouveau conseil d’administration : Grosset est président, Goyard est trésorier, Heomet père est administrateur, et l’on compte 7 adjoints (Lavaux Charlemagne, Caïn fils, Dubourg jeune, Servières, Morand, Royer, Desboeufs père). Il est décidé que chaque année, le mercredi de la Semaine Sainte, sera organisée une messe à Saint-Eustache pour le repos de l’âme des sociétaires défunts et la prospérité de la société, avec un banquet au soir997. L’existence d’une telle cérémonie religieuse montre bien l’attachement des bouchers à la religion catholique et aux valeurs chrétiennes. Pâques a toujours tenu une place centrale pour l’organisation des festivités du métier. Traditionnellement, le jeudi Saint est le jour des magnifiques étalages dans la vitrine du boucher et le vendredi Saint est le jour de fermeture de toutes des boucheries de France. Paul Sébillot note qu’au Moyen Age, « les bouchers couronnaient de feuillage la viande des animaux fraîchement tués. Villon y fait allusion dans son Petit Testament998. Au commencement du Second Empire cette décoration subsistait encore, seulement pour le jour de Pâques, qui ramenait l’usage de la viande alors interdite pendant le carême 999 ». Il est paradoxal de constater que la société du Syndicat a souffert de la révolution de 1848, alors que la proclamation de la Seconde République aurait du inaugurer une période heureuse pour les mutuelles. Il est vrai que «l’activité des sociétés de secours mutuels bénéficie pendant deux ans de l’abrogation implicite de l’article 291 du code pénal et des dispositions aggravées de la loi de 18341000 ». Mais, en février 1849, quand le débat sur les caisses de secours mutuels et de prévoyance est ouvert à l’Assemblée constituante par René Waldeck-Rousseau et Pierre Rouveure, les idées de couverture globale et de financement public obligatoire sont rejetées1001. Bernard Gibaud évoque une intervention « insolite » de 995 Louis GOYARD, op. cit., bulletin d’août 1888. 996 Sur le total des 425 membres des deux sociétés, il faut ôter 36 pensionnaires qui n’ont pas versé leur cotisation. Sur les 389 cotisants, il y a le cas particulier de 90 sociétaires « membres doubles » (abonnés aux deux sociétés). Louis GOYARD, op. cit., bulletin d’octobre 1888. 997 Louis GOYARD, op. cit., bulletin d’août 1888. 998 Item à Jehan Tronne, bouchier, Laisse le mouton franc et tendre Et un tachon pour esmoucher Le bœuf couronné qu’il veult vendre Ou la vache qu’on ne peult prendre. 999 Paul SEBILLOT, « Les bouchers », Légendes et curiosités des métiers, Laffitte Reprints, 1981, p 106. 1000 La loi du 10 avril 1834 aggrave les sanctions contre les associations non autorisées. « Entre 1825 et 1848, 4460 membres de sociétés sont condamnés à des peines de prison pour délit de coalition, sans compter les affrontements sanglants liés au mutuellisme ». Bernard GIBAUD, op. cit., p 20. 1001 Ibid., p 25. 190 l’Etat dans la protection sociale : la loi du 18 juin 1850 institue une Caisse nationale pour la retraite (avec des livrets individuels gérés par capitalisation)1002. Enfin, avec la loi du 15 juillet 1850 sur les sociétés de secours mutuels, la nomination du président est confiée au chef de l’Etat 1003. Francine Soubiran-Paillet voit dans ce rétablissement de la surveillance administrative une peur de la coalition1004. Les Vrais Amis refusent d’appliquer cette disposition car ils veulent rester « autogérés1005 ». Quelles sont les conséquences de la mise en place du Second Empire sur l’évolution des Vrais Amis1006 ? La société reçoit 163 nouveaux membres en 1852. En mars 1852, le gouvernement réduit le rapport des rentes de 5% à 4,12 %. Comme la société possède 18.000 F de rentes, la perte de capital s’élève à 38 160 F 1007. Cette perte est inattendue et douloureuse pour les bouchers car l’almanach de la Boucherie affirmait en 1848 que le placement en rente sur l’Etat « offre une garantie suffisante de leur prospérité1008 ». A partir du 16 janvier 1854, la recette des cotisations se fait à domicile. Le 31 décembre 1855, le capital est augmenté de 100 000 F. A partir de mars 1857, le paiement des pensions n’a lieu qu’après recouvrement des cotisations. Entre 1851 et 1861, la mutuelle réduit de moitié la réversibilité de la pension à la veuve, mais continue de verser une pension entière jusqu’à la mort des veuves1009. Le décret du 26 mars 1852 distingue trois types de sociétés de secours mutuels1010 : les sociétés autorisées, les sociétés approuvées et les sociétés reconnues d’utilité publique 1011. Si l’on se fie aux propos de Louis Goyard, les Vrais Amis sont une société « autorisée » entre 1852 et 1857. La loi de 1853 permet aux sociétés « approuvées » de choisir elle-même leur Président. En 1857, Grosset est nommé président des Vrais Amis par Gaillardin (de la commission supérieure des sociétés de secours mutuel du ministère de l'Intérieur). Les Vrais Amis demandent l’approbation du gouvernement en octobre 1857 et un décret impérial du 9 décembre 1857 renomme Grosset président de la société1012. Bien plus que tous les 1002 Ibid., p 27. 1003 Ibid., p 29. 1004 La loi du 27 novembre 1849 réaffirme l’interdiction des coalitions. Francine SOUBIRAN-PAILLET, L’invention du syndicat (1791-1884): itinéraire d’une catégorie juridique , LGDJ, 1999, p 70. 1005 Louis GOYARD, op. cit., bulletin d’août 1888. 1006 « A partir de mars 1852, avec l’organisation de la « mutualité impériale » voulue et corsetée par Napoléon III, les choses prennent une toute autre tournure : le pouvoir encourage la multiplication de petites sociétés locales solidement tenues en main par des notables. Il donne à ces groupements de nombreux avantages (subventions, possibilité de placer les fonds à la Caisse des dépôts et consignations à des taux particulièrement avantageux) qui permettent un réel essor de ces sociétés dites « approuvées » tout du long du Second Empire ». Ces propos de Michel Dreyfus ne s’appliquent que partiellement aux bouchers car les Vrais Amis ont toujours été soutenus par les notables locaux. Michel DREYFUS, « La fête en mutualité », in A. CORBIN, N. GEROME et D. TARTAKOWSKY (dir.), Les usages politiques des fêtes aux XIXe-XXe siècles, Publications de la Sorbonne, 1994, p 252. 1007 Louis GOYARD, op. cit., bulletin d’août 1888. 1008 Almanach du commerce de la Boucherie, 1848, p 5. BNF, V 27641. 1009 Louis GOYARD, op. cit., bulletin de septembre 1888. 1010 Le décret du 28 mars 1852 « recentre la mutualité sur sa vocation d’entraide. Il lui apporte toute sorte d’encouragements. Il l’organise sur une base territoriale, et non plus par profession ou par classe sociale. L es notables s’implantent alors dans la mutualité ». André BURGUIERE et Jacques REVEL (dir.), Histoire de la France : l’Etat et les conflits, tome 3 : les conflits, Seuil, 1990, p 402. 1011 Francine SOUBIRAN-PAILLET, op. cit., p 76 et p 111. 191 changements de régimes politiques, c’est le décret du 22 février 1858 supprimant la caisse de Poissy qui est lourd de conséquences pour les Vrais Amis. b) La question du placement et du livret ouvrier chez les bouchers Les bureaux de placement sous le Consulat et l’Empire Outre la question des sociétés de secours mutuels, la gestion de la main d’œuvre est la seconde grande « question sociale » qui concerne la Boucherie parisienne au début du XIXe siècle. L’ordonnance du 25 brumaire an XII (17 novembre 1803) rend obligatoire le livret pour les garçons bouchers, suivant ainsi le modèle de l’ordonnance du 23 ventôse an XI (14 mars 1803) concernant les garçons boulangers1013. Pour les boulangers, le préfet de police Dubois a anticipé d’un mois la promulgation de la loi du 22 germinal an XI (12 avril 1803) qui impose le livret ouvrier. Dans une même démarche, l’administration va chercher à concurrencer le compagnonnage dans le domaine du placement des ouvriers1014. Ainsi, l’ordonnance du 29 pluviôse an XII (19 février 1804) spécifie dans son article 13 qu’il serait établi à Paris des bureaux de placement « pour les classes d’ouvriers à l’égard desquels ils seront jugés nécessaire1015 ». Parmi la liste des professions répertoriées par Georges Bourgin, on trouve les « étaliers et garçons bouchers, charcutiers, chandeliers et fabricants de suif brun », qui sont soumis au placement administratif suivant l’ordonnance du préfet de police du 3 fructidor an XII (21 août 1804)1016. Les trois dispositions essentielles à retenir sont les suivantes : « monopole du placement réservé aux préposés pour chaque profession ; interdiction aux maîtres de recevoir aucun ouvrier non muni de bulletin de placement ; obligation pour l’ouvrier pour obtenir un bulletin de placement 1017 ». Déjà, sous l’Ancien Régime, l’édit d’août 1776 fixait les lieux d’embauchage 1018. Pour les bouchers, c’était la place aux Veaux, où siège le Bureau des bouchers instauré en 1802. Le 26 décembre 1810, un rapport du baron Pasquier, préfet de police de Paris, adressé à Savary, duc de Rovigo, ministre de la police générale, nous éclaire sur les buts visés par l’administration : « On espérait que tous ces bureaux de placement de garçons et ouvriers seraient utiles à la police secrète, mais cet espoir a été presque nul1019 ». Sur les 30 bureaux de placement existants à Paris en 1810, 12 concernent les domestiques et 18 diverses professions (boulangers, bouchers, marchands de vin, limonadiers, perruquiers, imprimeurs, tapissiers, selliers, tailleurs, cordonniers, chapeliers, orfèvres, cochers…). Le bureau des bouchers est tenu par le sieur Ortillon, ancien boucher, que nous avons déjà évoqué. La rétribution payée 1012 Louis GOYARD, op. cit., bulletin de septembre 1888. 1013 Georges BOURGIN, « Contribution à l’histoire du placement et du livret en France », Revue politique et parlementaire, tome 71, n°211, janvier 1912, p 107. 1014 Francine SOUBIRAN-PAILLET, L’invention du syndicat (1791-1884) : itinéraire d’une catégorie juridique , LGDJ, 1999, p 27. 1015 Office du Travail, Le placement des employés, ouvriers et domestiques en France (enquête de 1892), Paris, 1893, p 73. BA, 21365. 1016 Georges BOURGIN, op. cit., p 109. 1017 Ibid., p 108. 1018 Office du Travail, op. cit., p 41. 1019 AN, cote F7/9817. Georges BOURGIN, article cité, p 114. 192 au placeur s’élève à un franc 1020. Le caractère payant du placement sera jusqu’au début du XXe siècle l’un des principaux problèmes pour les employés, qui réclameront la gratuité du placement et la création de bureaux municipaux pour éviter les abus des bureaux privés. Le rapport du baron Pasquier donne des précisions sur le fonctionnement des bureaux de placements en 1810 : « Le placement de tous les ouvriers est libre. Le placement des garçons boulangers et des garçons perruquiers a été forcé, conformément aux anciennes ordonnances, les premiers à raison de la nécessité de leur service, les seconds à cause de la confiance qu’on est obligé de leur donner, et qui, par ce motif, doivent être constamment suivis dans tous leurs mouvements1021. » Les garçons bouchers ne sont donc pas soumis à un placement obligatoire. Quel est donc le contenu du « placement administratif » mis en place pour les bouchers en 1804 par le préfet de police1022 ? La suite du rapport de Pasquier nous éclaire sur l’évolution du placement, de son coût et de son utilité: « Le produit du placement des garçons et ouvriers appartient aux préposés qui ont été nommés par mon prédécesseur. Il a cru devoir les laisser jouir de ce produit pour les indemniser des dépenses qu’ils sont obligés de faire pour location de leurs bureaux, registres, bois, lumière et autres menus frais. Il n’y a que le bureau de placement des garçons boulangers dont le produit est versé entre les mains des syndics ; c’est sur leur présentation que mon prédécesseur a agréé les trois préposés, à chacun desquels ils payent 1800 francs d’appointements. L’établissement des bureaux de placement a pu devenir pour quelques personnes l’objet d’une spéculation ; elles ont pu compter un instant que les maîtres s’empresseraient de recourir à leur intermédiaire, mais, en général, l’expérience les a détrompés. Bientôt la plupart des préposés ont demandé que les placements fussent forcés, mais cette demande devait être et a été en effet rejetée. Il en est résulté qu’un certain nombre de ces bureaux sont restés sans activité ; tels sont ceux des professions ci après : imprimeurs, papetiers, tapissiers, ébénistes, selliers, carrossiers, peintres, sculpteurs, chapeliers. Quelques bureaux ont obtenu une demi-activité, tels que ceux des bouchers, épiciers, charcutiers, tailleurs. Plusieurs ont acquis une utilité réelle. Ce sont ceux des marchands de vin, limonadiers, traiteurs, bijoutiers, cordonniers1023». Le bureau de placement des garçons bouchers n’est donc pas obligatoire mais présente une certaine efficacité. Son responsable, Ortillon, ancien boucher, semble par ailleurs répondre aux attentes du préfet, qui note dans son rapport : « L’activité et l’utilité de ces bureaux dépendent beaucoup de l’intelligence, du zèle et des soins de ceux qui les tiennent. En général, pour les rendre plus utiles, il faudrait que les bureaux de chaque profession fussent tenus par d’anciens maîtres retirés, probes et intelligents 1024». 1020 Ibid., p 116. 1021 Ibid. 1022 Sur la question du placement, on peut lire avec profit l’article de Robert MARQUANT, « Les bureaux de placement en France sous l’Empire et la Restauration. Essais d’établissement d’un monopole », Revue d’Histoire économique et sociale , tome 40, 1962, p 200-237. 1023 Georges BOURGIN, op. cit., p 116-117. 1024 Ibid., p 117. 193 Un contrôle plus strict de la main d’œuvre avec le « code Mangin » (1830) Après l’expérience libérale de 1825, le Syndicat de la Boucherie de Paris est rétabli par une ordonnance royale en octobre 1829. Le 25 mars 1830, une ordonnance du préfet de police, le « code Mangin », réglemente précisément l’exercice de la profession de boucher à Paris. Les moyens de contrôle sur les ouvriers, notamment dans les abattoirs, mais aussi chez les bouchers détaillants, se trouvent fortement augmentés. « L’ordonnance du 25 mars 1830 enjoint aux étaliers et garçons bouchers de se munir du livret dans les trois jours de leur arrivée à Paris, de déposer dans la huitaine leur livret chez le commissaire de police qui les gardera. Les étaliers qui auront deux mois de séjour chez un boucher ne pourront, en le quittant, se placer, chez un autre boucher qu’en laissant cinq étaux d’intervalle. Pour se placer, l’étalier et le garçon boucher étaient tenus de présenter le congé écrit de leur ancien patron. Toute coalition était interdite. A l’abattoir défense de dégrader les murs, de fumer, de coucher dans les échaudoirs, de jouer à des jeux de hasard. L’usage de faire traîner les voitures par des chiens était interdit ; cependant il persista encore à Paris1025 ». Non seulement les employés de la boucherie sont soumis au livret ouvrier, mais de plus le placement n’est absolument pas libre et se trouve étroitement contrôlé par le Syndicat. Alors que l’industrie du placement est libre sous la Restauration pour la plupart des professions, les bouchers font partie de ces métiers régis par des ordonnances spéciales, tout comme les ouvriers en filature et tissus de coton (20 août 1814), les chapeliers (21 décembre 1816, 25 mars 1818, 12 juillet 1818), les boulangers (13 avril 1819, 27 mai 1827) et les domestiques (21 février 1825, 1er juillet 1829)1026. Effectivement, l’ordonnance du 25 mars 1830 soumet les garçons bouchers à des règles de placement spécifiques. Cela confirme le poids du Syndicat dans le contrôle de la main d’œuvre. La question du placement gratuit sera de nouveau posée au moment de la révolution de 1848. Pour montrer que la spécialisation du personnel commence dès le début du XIXe siècle, Hubert Bourgin souligne l’intérêt de la distinction opérée par le code Mangin entre les étaliers et les garçons bouchers, « c’est-à-dire les individus affectés au service de l’étal et au commerce de détail, et les individus affectés au service de l’abattoir ; mais cette spécialisation n’est pas rigoureuse, et, à côté des étaliers et des garçons bouchers, il y a les « doubles mains », qui font à la fois le service de l’étal et le service de l’abattoir 1027 ». En se basant sur une note présentée en 1830 par Riom, Hubert Bourgin affirme que « dès ce moment même, le commerce de détail de la boucherie comporte une division du travail entre le personnel préposé au débit de la viande (étalier, second, troisième) et le personnel préposé à la recette (caissière)1028 ». Henry Matrot donne les termes techniques de cet univers de la boucherie qui se spécialise rapidement. Pour lui, la hiérarchie du métier se décompose ainsi en 1818: un chef étalier, un « maître garçon à deux mains » (étal et échaudoir), un second d’étal, un second 1025 Emile LEVASSEUR, op. cit., p 558. 1026 Georges BOURGIN, « Contribution à l’histoire du placement et du livret en France », Revue politique et parlementaire, tome 71, n°211, janvier 1912, p 119-120. 1027 Hubert BOURGIN, op. cit., p 102. 1028 Ibid. 194 d’échaudoir et le menu fretin, surnommés les « ramasseux d’allonges » (terme péjoratif pour désigner les simples commis, les allonges étant les crochets qui servent à suspendre les quartiers de viande). La journée type s’organise ainsi : le maître garçon et le second d’étal séparent les viandes à l’ouverture de l’étal ; le déjeuner est pris en famille à midi ; le maître garçon et le second d’abattoir partent à l’abattage l’après-midi. Henry Matrot a cette formule pittoresque : « Le chef étalier s’ét ablit, le second d’étal devient chef, tandis que le maîtregarçon reste et devient vieux maître-garçon. Pourquoi ? Les hommes de corvée dans les abattoirs étaient tous d’anciens maîtres-garçons 1029 ». La question du placement des ouvriers entre 1848 et 1852 Le Syndicat de la Boucherie de Paris s’occupe du placement des bouchers depuis 1804, mais ce service de « placement administratif » est facultatif. Il existe peut-être des bureaux de placement privés pour les bouchers dans Paris, mais nous ne les connaissons pas1030. Un des problèmes communs à toute la classe ouvrière, c’est le prix que coûte cette prestation, outre les abus fréquents dénoncés chez les placeurs. La Seconde République ne peut donc pas rester insensible à ce problème. Georges Bourgin retrace avec rigueur les enjeux de l’organisation du placement en 1848. Dès la fin de la monarchie de Juillet, des « initiatives diverses se déclarèrent en faveur d’une organisation du placement : M. de Molinari, dans le Journal des Economistes1031, en 1846, le citoyen Adolphe Leullier, dans un mémoire au Conseil général de la Seine, de la même date1032, demandèrent l’institution à Paris d’une Bourse du Travail qui remplirait ce but. Leullier revint à la charge au mois de mars 1848, dans un mémoire adressé à la Commission du Luxembourg et au Comité du Travail de l’Assemblée nationale, montrant que la Bourse permettrait ce qu’il appelait, d’une expression heureuse, « la mobilisation du travail ». En juillet 1848, l’architecte Charles Duval dressait les plans et devis d’un pr ojet de Bourse du Travail et l’adressait au préfet de police Ducoux, choisi par le général Cavaignac après les journées de juin. C’est averti par les mémoires et projets précédents que Ducoux, élu député, déposa, en 1851, sur le bureau de la Législative, un projet de loi portant institution à Paris d’une Bourse de Travail qui contiendrait les bureaux de placement 1033. Antérieurement, 1029 Henry MATROT, Vieux Souvenirs sur les associations syndicales et mutuelles et les anciennes pratiques professionnelles de la corporation de la boucherie, 1935, p 46. Archives du Monde du Travail, 158 AQ 1, dossier n°5. 1030 Dans l’almanach de la Boucherie de 1848, une publicité signale un bureau de placement pour les étaliers et garçons bouchers situé au n°7, rue des Deux Ecus. Nous ne savons pas s’il s’agit d’un bureau privé ou du bureau de placement rattaché au Syndicat de la Boucherie. Almanach du commerce de la Boucherie, 1848. BNF, V 27641. 1031 Gustave de Molinari (1819-1912), directeur du Journal des Economistes jusqu’en 1909, est un économiste libéral belge, considéré par Murray Rothbard comme le premier anarcho-capitaliste, notamment pour avoir proposé la mise en concurrence des gouvernements. Murray ROTHBARD, An Austrian Perspective on the History of Economic Thought, 1995, tome II, p. 453. Un rameau libéral original « se cristallise autour de l’économiste Adolphe Blanqui et s’exprime dans le Journal des Economistes, fondé en 1841. La réflexion qui s’amorce met en question la société industrielle telle que l’Angleterre en offre le spectacle avec sa misère chronique et ses dépressions périodiques ». Jeanne GAILLARD, « La petite entreprise en France au XIXe et au XXe siècle », in Commission internationale d’Histoire des mouvements sociaux et des structures sociales, Petite entreprise et croissance industrielle dans le monde aux XIXe et XXe siècles, CNRS, 1981, tome 1, p 147. 1032 P. DELESALLE, « Un précurseur des Bourses du Travail : Adolphe Leullier », Revue socialiste, syndicaliste et coopérative, 15 juillet 1911, p 35-45. 1033 Répertoire du droit administratif, tome XXV, p 99. 195 le Gouvernement provisoire avait décrété, le 8 mars 1848, l’établissement d’un bureau gratuit de renseignements concernant le travail dans chaque mairie de Paris ; puis le prédécesseur de Ducoux, Caussidière, avait supprimé, du 25 mars au 29 avril 1848, les bureaux de placement de sept professions importantes, confiant le placement soit aux associations ouvrières, soit à des préposés nommés par les ouvriers1034. Mais un jugement du 1er février 1849 déclara illégal l’arrêté préfectoral, pris en violation de la loi des 2-17 mars 1791, et une enquête ouverte en 1849 par la préfecture de police avait conclu au rétablissement officiel des bureaux de placement1035. Ainsi, cette période révolutionnaire, qui s’était ouverte sous les auspices de l’organisation du travail et des travailleurs, aboutissait, en matière de placement, à un avortement lamentable : libre carrière allait être donnée au Second Empire, tant que les forces ouvrières ne seraient pas capables d’imposer au gouvernement un statut précis sur le placement1036 ». Il ne faut surtout pas surestimer l’impact du décret du 8 mars 1848, qui institue un « bureau gratuit de renseignements » dans chaque mairie de Paris, « avec tableaux statistiques des offres et demandes de travail », pour faciliter les relations entre les demandeurs et les « offreurs d’emploi ». Il s’agit simplement de deux registres en libre accès, l’un pour les demandes d’emploi et l’autre pour les offres (avec le salaire offert et les conditions exigées)1037. Par contre, Georges Bourgin oublie de signaler les travaux de la commission du gouvernement créée le 28 février 1848 pour les travailleurs, la fameuse commission du Luxembourg. Des projets de réglementation de l’industrie du placement existaient mais les travaux de la commission ont été interrompus par le coup d’Etat du 2 décembre 1851 1038. « Dès le mois de janvier 1852, une Commission d’enquête nommée par le ministre de l’Agriculture et du Commerce, utilisant les travaux de 1851, adoptait, en matière de bureaux de placement, le système de l’autorisation préalable, conforme aux traditions impériales, et la législation impériale était tout entière reprise par le décret du 25 mars 18521039 ». Ce décret place les bureaux de placement privés sous le « contrôle » de la municipalité. A Lyon, le contrôle est effectué par le préfet du Rhône et à Paris par le préfet de police1040. En fait, pour obtenir la permission de s’installer comme placeur, il suffit d’avoir une bonne moralité, attestée par les autorités locales. Pour limiter certains abus, le décret du 25 mars 1852 prévoit que le droit d’inscription doit être inférieur à 50 centimes : ce droit sera supprimé par une ordonnance du 16 juin 18571041. En 1900, le président du bureau municipal de placement gratuit du XVe arrondissement de Paris considère que ce décret de 1852 va encourager une solidarité excessive entre les placeurs et la police, les placeurs devenant de véritables 1034 Selon Savoie, secrétaire de la fédération CGT de l’alimentation, le préfet de police interdit le 29 mars 1848 le placement privé pour certaines professions, notamment l’alimentation. A. SAVOIE, Les bureaux de placement, leur origine, leur Histoire, leur suppression, 1913, 39 p. 1035 Répertoire du droit administratif, tome XX, p 2 (Louage de travail). 1036 Georges BOURGIN, « Contribution à l’histoire du placement et du livret en France », Revue politique et parlementaire, tome LXXI, n°211, janvier 1912, p 123. 1037 M. FELIX et E. RAIGA, Le régime administratif et financier du département de la Seine et de la ville de Paris, Rousseau, 1922, p 472. 1038 Office du Travail, Le placement des employés, ouvriers et domestiques en France, Enquête de 1892, p 117. BA, 21365. 1039 Georges BOURGIN, op. cit., p 124. 1040 A Paris, l’ordonnance de police du 5 octobre 1852 réglemente l’ouverture et la tenue des bureaux de placement. 1041 Article « Bureaux de placement », La Grande Encyclopédie, H. Lamirault, 1885-1902, tome 8, p 449. 196 indicateurs sur la population laborieuse1042. En effet, qui mieux qu’un placeur connaît les éléments instables et mutins d’une profession, puisque c’est à son bureau que vient frapper tout travailleur qui se retrouve sans ouvrage ? Le livret ouvrier pendant la Seconde République et le Second Empire « Les livrets d’ouvriers étaient autrefois obligatoires dans toutes les professions, nul ne pouvait exercer un métier s’il n’était porteur d’un livret. Le premier livret était remis à l’ouvrier sur la présentation de son acquit d’apprentissage indiquant qu’il était libre de tout engagement1043 ». Par ces quelques lignes, Henry Matrot nous rappelle que depuis 1803, les bouchers sont soumis au régime du livret ouvrier comme la majorité des travailleurs au XIXe siècle. La Seconde République a-t-elle atténué les rigueurs de cette surveillance administrative humiliante? L’usage obligatoire du livret s’était assoupli sous la monarchie de Juillet : il n’était plus exigé que des ouvriers voyageant1044. « La Cour de Cassation avait même déclaré illégaux, par des arrêts des 9 janvier 1835 et 22 février 1840, des arrêtés du préfet de police et de quelques maires punissant de peines de simple police les patrons qui recevraient des ouvriers sans livret. Cette décadence de l’institution avait frappé les législateurs bourgeois de 18511045 ». Dès 1848, le caractère de contrôle policier du livret ouvrier « se raviva avec la réaction politique et sociale qui suivit les journées de juin : une circulaire de l’intérieur, du 6 octobre 1848, rappelant les lois du 28 mars 1792 et du 10 vendémiaire an IV, qui défendaient aux citoyens de sortir du département et du canton sans passeport, admit que le livret luimême ne suffisait pas et que des passeports seraient exigés des ouvriers en congé, particulièrement de ceux qui se rendaient à Paris. Le Second Empire allait consolider le système1046 ». Des philanthropes s’étaient émus que certains patrons gardaient chez eux les livrets « à des conditions contraires à la liberté », et que « les mentions inscrites sur le livret par les patrons empêchaient fréquemment les ouvriers de se placer ailleurs. C’est pour répondre à ces plaintes des ouvriers que la loi du 14 mai 1851, modifiant la loi de germinal an XI (1803), en ce qui touche les avances, spécifia que leur non-remboursement ne justifierait plus désormais à lui seul la retenue du livret. Mais la loi de 1851 n’a point les visées policières de celle du 14 mai 1854, qui exigea le livret pour l’inscription sur les listes électorales de la prudhomie, l’imposa pour le placement, de façon à assujettir à l’obligation l’ouvrier qui travaillait sous plusieurs patrons, et interdit l’inscription d’annotations qualitatives sur le livret. Le décret du 30 avril 1855 aggrava le système en autorisant les préfets à prendre toutes mesures pour l’exécution de la loi, et en vertu de ce décret, à Paris, on obligea les ouvriers à faire viser dans les huit jours de leur arrivée leur livret à la préfecture de police1047 ». Voué à une lente disparition après 1870, le livret ouvrier devient facultatif avec la loi du 2 juillet 1890. Il reste cependant obligatoire pour les employés mineurs. En 1898, le Syndicat général de la Boucherie Française discute pour savoir s’il est souhaitable d’inscrire le rétablissement du 1042 L. DARD et L. TESSON, Etude sur les bureaux de placement, Oberthur, 1900, p 18. BHVP, 941 667. 1043 Henry MATROT, Vieux Souvenirs, 1910, p 50. 1044 Répertoire du droit administratif, tome XIX, pp 570-571. 1045 Georges BOURGIN, op. cit., p 124. 1046 Ibid., p 123-124. 1047 Ibid., p 124. 197 livret ouvrier parmi les vœux de la corporation. Cette demande n’est finalement pas inscrite dans la liste des souhaits des patrons bouchers1048. Chez les bouchers, le livret semble davantage perçu comme un élément valorisant, une sorte de rite de passage qui marque l’entrée dans la vie active, que comme un instrument répressif de surveillance administrative. Visiblement, Henry Matrot évoque avec émotion le souvenir des livrets ouvriers. « Je possède le livret d’ouvrier de mon grand-père, qui lui fut délivré sous Louis XVI en 1786, celui de mon père, qui lui fut délivré en 1820, et le mien qui me fut délivré à l’abattoir Popincourt en 1846, celui de mon grand-père et celui de mon père ont des couvertures en parchemin, ce qui semblerait avoir donné raison à ceux qui prétendaient que les livrets étaient les parchemins de l’ouvrier ; le mien est un vulgaire cartonné qui m’a été remis par le Préposé de Police de l’Abattoir Popincourt. Nous nous présentions quatre apprentis le même jour et sur convocation ; en ce bon vieux temps la chose avait son importance, le Préposé de Police revêtu de son uniforme bleu de ciel avec la corne d’abondance brodée argent au collet, nous remit nos livrets en nous déclarant que sa possession nous donnait le droit de prendre le titre de garçon boucher1049 ; cette demisolennité a réveillé en moi une pointe d’orgueil professionnel que je n’ai jamais oubliée1050 ! ». Comme souvent, une gravure d’Albert Feuillastre illustre cet épisode. Henry Matrot compare ensuite les livrets des trois générations. « L’étude de ces trois livrets est vraiment très curieuse et démontre par le nombre toujours croissant des articles de loi, que plus la liberté fait de progrès plus il faut la réglementer ! ». Ce commentaire naïf pourrait nous faire croire que l’auteur constate la nécessaire régulation de l’économie capitaliste par l’Etat. Un tel propos n’est finalement pas surprenant dans la bouche d’un ancien responsable syndical et mutualiste. Si certains de ses jugements sont déroutants, on ne peut guère soupçonner Henry Matrot d’une quelconque sympathie pour le corporatisme d’Ancien Régime 1051. Ce troisième chapitre était nécessaire pour présenter clairement le cadre réglementaire dans lequel évoluent les bouchers parisiens au début du XIXe siècle. Les contraintes pesant sur le commerce de la viande sont fortes, tant au niveau de l’approvisionnement en bestiaux, de l’abattage que de la vente sur les marchés. De même, la tutelle administrative sur les bouchers se fait lourdement sentir, au niveau de la gestion de la main d’œuvre (avec les contraintes pesant sur le placement et le livret ouvrier) et au niveau de la méfiance des autorités pour les associations de secours mutuels (dont le financement est étroitement lié à l’existence de la Caisse de Poissy). Par contre, en ce qui concerne les contrôles sanitaires et la répression des fraudes commerciales, la tutelle de l’Etat est faible jusqu’en 1858, le Syndicat étant en fait chargé de l’autodiscipline de la profession (comme sous l’Ancien Régime). Le maintien du cortège du Bœuf gras et de l’image négative des bouchers sont deux aspects plus anecdotiques, qui montrent néanmoins les continuités depuis l’Ancien Régime jusqu’au Second Empire. Maintenant que les cadres structurels sont posés, je peux évoquer l’évolution des rapports entre les bouchers et l’Etat entre 1811 et 1858. 1048 Journal de la Boucherie de Paris, 23 octobre 1898. BNF, Jo A 328. 1049 La réglementation de l’apprentissage change avec la loi du 22 février 1851. Pour plus de détails, on peut consulter Etienne MARTIN SAINT-LEON, Histoire des corporations de métiers, Félix Alcan, 1922, p 646. 1050 1051 Henry MATROT, op. cit., p 50. Quand il évoque le livret ouvrier de son grand-père en 1786, il note : « C’était le temps des jurandes e t des maîtrises, c’est-à-dire du despotisme ». Ibid. 198 CHAPITRE 4 : LE DELITEMENT PROGRESSIF DU MONOPOLE DES BOUCHERS (1811-1858) Maintenant que les grands cadres du marché parisien de la viande ont été posés, nous pouvons retracer la succession des luttes et des débats qui agitent la communauté des bouchers de Paris. De la restauration de la corporation en 1811 à sa suppression en 1858, il faut bien reconnaître que les revers vont se succéder et que le monopole des bouchers est progressivement rogné par les pouvoirs publics, sous la pression de la demande populaire en viande toujours plus forte et sous la pression des partisans du libéralisme économique. Tout en essayant de se battre sous la Restauration pour une application la plus stricte possible du décret de 1811, les bouchers subissent une première offensive libérale entre 1825 et 1829 (sous le ministère Villèle). Après une accalmie au début de la monarchie de Juillet, les rapports deviennent assez tendus pendant le « moment Guizot » (1840-1848). La Seconde République marque le début de la mort annoncée du privilège corporatif des bouchers car le monopole des bouchers sédentaires se trouve sérieusement entamé par une série de mesures en 1848-1849 (réforme des droits d’octroi, avantages accordés aux forains sur les marchés, ouverture d’une vente en gros à la criée, création d’une Boucherie centrale des hôpitaux) et surtout, les autorités lancent diverses enquêtes (enquête municipale de 1850, enquête parlementaire de 1851) qui permettent de préparer les modalités de la suppression de la Caisse de Poissy et de la libéralisation définitive du commerce de la viande à Paris. Après avoir testé la solution de la taxation en 1855, le Second Empire se résout en 1858 à abolir tout l’édifice réglementaire édifié depuis 1811 : les bouchers perdent leurs privilèges corporatifs. 1) VEILLER A LA STRICTE APPLICATION DU DECRET DU 6 FEVRIER 1811 A partir du décret du 6 février 1811 qui restaure la caisse de Poissy et rétablit les privilèges de la corporation, les bouchers ne devraient plus avoir aucune raison de se plaindre aux autorités. Ils ont obtenu satisfaction à l’essentiel de leurs revendications. Mais c’est l’application du décret qui va maintenant poser problème. Les bouchers de Paris ne vont cesser d’harceler les pouvoirs publics pour exiger une application pleine et entière, la plus stricte possible, des mesures mises en place en 1811. La corporation doit aussi veiller à lutter contre les partisans du libéralisme économique, qui vont réussir à déstabiliser les privilèges corporatifs dès 1822, mais surtout entre 1825 et 1829. 199 a) Le fonctionnement du syndicat de la Boucherie entre 1811 et 1825 Comment fonctionne concrètement le Bureau de la Boucherie mis en place en 1802, qui devient le syndicat de la Boucherie de Paris en 1811 ? « Trente marchands bouchers choisis par le préfet de police sont électeurs (renouvelés par tiers chaque année). Ils sont convoqués par le préfet de police tous les ans en décembre pour élire un syndicat de six membres, puis de sept membres après octobre 1829 (1 syndic et 6 adjoints). Le syndic a voix prépondérante et est élu pour un an. Les adjoints sont élus pour trois ans, renouvelés par tiers chaque année. Le syndicat est chargé de la police des marchés aux bestiaux, halles et marchés à la viande. Le syndicat se réunit tous les mardi et vendredi de chaque semaine, pour régler les affaires de la boucherie et concilier les différends. Le syndicat reçoit du Tribunal de commerce toutes les causes rattachées à la boucherie1052 ». Concernant le mode de désignation des dirigeants du syndicat, Louis Lazare souligne avec raison – en 1849 – son caractère peu démocratique : « Quoique ces nominations aient été faites sous l’empire d’ordonnances surannées, et seulement par une trentaine d’électeurs choisis par le Préfet de police sur une liste de soixante bouchers proposés par le syndicat, elles paraissent néanmoins avoir obtenu l’assentiment général 1053 ». Malheureusement, nous ne savons rien sur le mode de financement du syndicat, à part le fait qu’il provient sans doute essentiellement – voire exclusivement – des intérêts des cautions obligatoires versées par les bouchers et détenues par la caisse de Poissy1054. A partir de 1806, les bouchers publient assez régulièrement un almanach annuel, qui s’intitule Tableau des marchands bouchers de Paris entre 1808 et 1818 puis Almanach du commerce de la Boucherie de Paris entre 1821 et 1862, avant de devenir l’Annuaire de la Boucherie de Paris après 1865. Cet almanach indique la composition du syndicat, les membres de la caisse de Poissy, la liste des bouchers de Paris et de la banlieue, des statistiques sur le commerce des bestiaux et rassemble les principaux textes réglementaires concernant ce commerce. Il permet d’appréhender tous les problèmes quotidiens des bouchers. Ainsi, l’almanach de 1806 nous fournit des détails concrets : le siège du Bureau de la Boucherie est situé à la Halle aux veaux ; le Bureau est ouvert chaque mardi de 12h à 15h. Outre le syndic et ses adjoints, le Bureau fonctionne avec un secrétaire1055, un concierge et un huissier attaché aux bouchers. Les membres du Bureau se réunissent tous les vendredi après la vente des veaux1056. Louis GOYARD, « Origine et développement des sociétés de secours mutuels », Bulletin mensuel de la Société de prévoyance et de secours mutuel de la boucherie de Paris (les Vrais Amis), mai 1887. 1052 1053 Louis LAZARE, « Syndicat de la Boucherie de Paris », La Revue municipale, 1er janvier 1849, p 131. 1054 Disposant du bilan comptable du Syndicat pour 1847 et 1848, nous en évoquerons les recettes et dépenses en 1848. 1055 En 1806, le secrétaire du Bureau de la Boucherie est Pierre Ortillon, agent de commerce, qui a rédigé plusieurs mémoires sur la boucherie parisienne en 1801-1802. En 1813, Pierre Ortillon est toujours agent de commerce, secrétaire du Syndicat de la Boucherie, préposé au placement des étaliers. Cela confirme les informations fournies par le baron Pasquier dans son rapport de 1810 sur les bureaux de placement. 1056 Almanach du commerce de la boucherie pour l'an 18O6, contenant les noms des membres du bureau du commerce de la boucherie, les noms, prénoms et demeures des marchands bouchers de Paris, l'année de leur admission, les arrêtés du gouvernement et les ordonnances de police concernant ce commerce, l'indication des marchés, l'établissement de la caisse du cautionnement, terminé par l'état nominatif des bouchers des communes rurales du ressort de la préfecture de police de Paris. BNF, V 27623. 200 Les almanachs de 1811 et de 1813 permettent de comparer l’évolution des trois classes de cautionnement de bouchers1057. Les chiffres de 1811 peuvent être comparés à ceux de l’état nominatif de 18021058. On obtient le tableau suivant : Tableau 2 : Evolution des effectifs des 3 classes de bouchers entre 1802 et 1813 1802 1811 1813 e 136 123 117 - 19 e 252 211 203 - 49 3 classe (1000 F) e 187 142 124 - 63 Total 575 476 444 - 131 1 classe (3000 F) 2 classe (2000 F) Ce sont les bouchers les plus riches, ceux de première classe (versant une caution de 3000 F), qui ont le moins souffert, alors que la diminution est très nette pour la troisième classe de boucher (caution de 1000 F). Cela signifie que les petits bouchers ont beaucoup plus souffert que les autres de la politique restrictive mise en place depuis 1802. Il semble donc évident que le Syndicat de la Boucherie, avec la complicité de la préfecture de police, mène une politique plutôt favorable aux « gros bouchers », appartenant à la première classe de cautionnement. Ce qui est certain, c’est que le Syndicat de la Boucherie de Paris prend grand soin d’afficher son soutien au régime en place et aux valeurs monarchiques et catholiques. Pour s’en convaincre, il suffit de suivre les dépenses « extraordinaires » engagées par le Syndicat entre 1811 et 1824, dont nous avons connaissance du fait que l’autorisation du préfet de police est nécessaire pour toutes ces dépenses ponctuelles qui sortent des attributions officielles prévues par la loi1059. Rappelons que le contrôle du préfet de police sur les comptes du Syndicat et de la caisse de Poissy a du être beaucoup plus tatillon après 1813 à cause des conséquences du scandale Delatour-Egligny. En février 1813, le Syndicat de la Boucherie propose d’offrir des chevaux de cavalerie 1060 à l'empereur . Lors de l’assemblée générale du 12 février 1813, il apparaît que le Syndicat ne peut pas utiliser les fonds de réserve de la caisse et qu’une collecte est difficile à organiser, donc un don patriotique est décidé, avec une cotisation individuelle prélevée sur chaque boucher. Cette cotisation est proportionnelle à la caution : 40 F pour les bouchers de première classe, 30 F pour ceux de seconde classe, 20 F pour la troisième classe. Les fonds sont versés au Bureau de la Boucherie tous les jours entre 10h et 15h (sauf le dimanche), entre le 15 et le 28 février 1813. Un registre alphabétique des déposants est tenu. Finalement, le Syndicat peut offrir en avril 1813 vingt chevaux de cavalerie équipés à l’empereur 1061. Les gestes d’allégeance au pouvoir se multiplient sous la Restauration. En juillet 1816, un buste de Louis XVIII est inauguré dans le Bureau de la Boucherie et les syndics sont 1057 Tableau des marchands bouchers de Paris, 1811 et 1813. BNF, V 27624 et V 27625. 1058 Préfecture de Police de Paris, Etat nominatif des bouchers de Paris, Imprimerie Lottin, 15 frimaire an XI (1802). Archives de la Préfecture de Police de Paris, DB 400. 1059 Archives de la Préfecture de Police de Paris, DA 365, dossier n°2 : « Dépenses diverses imputées sur les intérêts des cautionnements. » 1060 Le contexte militaire étant alors très critique, on peut se demander s’il s’agit d’un cadeau volontaire ou d’un don forcé. 1061 Archives de la Préfecture de Police de Paris, DA 365, dossier n°2. 201 conviés au mariage du duc de Berry. En juin 1823, le préfet autorise la caisse de Poissy à donner 3 000 F au syndic pour la souscription qui sert à l’acquisition du château de Chambord. En octobre 1824, la somme de 2 033 F est accordée pour un service solennel à Notre-Dame de Paris pour le repos de l’âme de Louis XVIII 1062. En décembre 1824, le Syndicat lance une souscription de 500 F pour financer un monument religieux à la mémoire des victimes de Quiberon1063. Non seulement le Syndicat soigne ses relations avec le régime en place, mais il participe aussi au regain catholique du moment, en encourageant des manifestations religieuses corporatistes, comme la messe pour les bouchers défunts, qui rappellent les cérémonies des confréries d’Ancien Régime. En mars 1817, le Syndicat obtient l’autorisation de financer avec les intérêts des cautions une messe funèbre pour le repos des bouchers défunts1064. Ces aspects symboliques sont importants car ils prouvent le sentiment de solidarité présent dans le métier. Le Syndicat montre son attachement aux valeurs monarchiques et catholiques, sans doute partagées par la majorité des bouchers de l’époque. Le Syndicat défend des valeurs communes mais surtout il doit défendre les intérêts du métier face aux professions périphériques : bouchers forains, charcutiers, tripiers, marchands de cuir, fondeurs de suif, herbagers… b) Les bouchers face aux professions voisines Nous ne revenons pas sur la concurrence des bouchers forains, largement contenue suite à l’ordonnance du 26 mars 1811 qui réserve les trois quarts des places au marché des Prouvaires (Halle à la viande) aux bouchers réguliers de Paris. Concernant la triperie, les bouchers vont pâtir du renforcement du cadre réglementaire impérial. Nous avons vu qu’au XVIII e siècle, la triperie était un métier libre et surtout féminin, dont les bouchers avaient peu à craindre. Hubert Bourgin résume ainsi la situation en 1789 : « La vente des tripes crues est retenue par la boucherie ; la cuisson des tripes est monopolisée, non de droit, mais de fait, par des industriels peu nombreux ; enfin, la vente des tripes cuites est presque entièrement faite par des revendeuses1065 ». Une ordonnance de police du 25 brumaire an XII (novembre 1803) réserve aux tripières la vente et la préparation des tripes1066. « On voulait remédier à un mal très réel, empêcher les bouchers de cuire dans leur boutique et éviter la corruption de la chair fraîche, occasionnée par l’odeur des tripes et la négligence que ce mélange semblait autoriser1067 ». Mais les bouchers empiètent encore en 1812 sur la triperie : « Au mépris de l’article 8 des lettres patentes du 1 er juin 1782 et de l’ordonnance de police du 25 brumaire an XII, des bouchers retiennent et débitent, dans leur commerce, une partie des issues des bestiaux qu’ils font abattre 1068». 1062 Ibid. 1063 En juin 1795, des émigrés royalistes ont tenté un débarquement à Quiberon, qui a échoué. 1064 Archives de la Préfecture de Police de Paris, DA 365, dossier n°2. 1065 Hubert BOURGIN, op. cit., p 57. 1066 Ibid., p 58. 1067 Emile LEVASSEUR, op. cit., p 235. 1068 Ordonnance de police du 28 mai 1812 concernant la vente, la préparation et la cuisson des tripes. Collection officielle des ordonnances de police, tome I, p 574. 202 L’ordonnance de police du 28 mai 1812 clarifie définitivement la situation, au détriment des bouchers : « En 1812, quand le décret sur les établissements insalubres eût mis les triperies sous la juridiction du préfet, celui-ci en profita pour réviser sa législation. La défense fut renouvelée à l’égard des bouchers. Ils durent, tous les jours, vendre leurs issues et les livrer immédiatement, les issues rouges à la triperie, les issues blanches à l'entrepreneur de la cuisson qui les remettait toutes préparées à la tripière. Si celle-ci refusait de les accepter, l’entrepreneur les faisait vendre aussitôt aux frais de la prenante. La tripière tombait aussi dans la main de l’administration 1069 ». Le marché aux tripes était installé dans la rue au Lard, « où il est resté jusqu’au 4 avril 1818, date de sa réunion au marché des Prouvaires. Après plusieurs déplacements, les marchés à la vente en gros et à la vente au détail des issues se sont trouvés réunis dans le pavillon 5 des Halles1070 ». Il faut apporter une petite explication technique de vocabulaire : « Les issues rouges des bestiaux se composent du cœur, du foie, de la rate et des poumons de bœuf, vache et mouton. Les issues blanches se composent : celles de bœuf ou vache, des quatre pieds avec leurs patins, de la panse, de la franche-mule, des feuillets avec l’herbière, des mufles, palais et mamelles1071 ; les issues de mouton, de la tête avec la langue et la cervelle, des quatre pieds, de la panse et de la caillette1072». Alors que les bouchers obtiennent satisfaction contre les forains en 1811, ils perdent du terrain face à la triperie en 1812. Concernant le commerce des cuirs, certains bouchers parisiens salent et emmagasinent les cuirs, mais ils « ont trouvé contre eux l’opposition active des marchands de cuirs1073 ». Pendant tout le début du XIXe siècle, la corporation des bouchers aura le projet d’acheter et de gérer une Halle aux cuirs pour résister aux prix imposés par les marchands de cuirs, mais ces multiples projets ne rencontreront jamais un soutien suffisant de la part des autorités locales. Il faut attendre 1841 pour que le Syndicat de la Boucherie achète un dépôt pour les cuirs et patienter jusqu’en 1848 pour que l’administration autorise le financement des appointements du préposé sur les deniers de la caisse de Poissy. En 1784, lors de travaux au marché des Innocents, la Halle aux cuirs de la boucherie de Beauvais avait été transférée « à la rue Mauconseil, à l’emplacement du théâtre de l’hôtel de Bourgogne 1074 ». « Deux hangars, séparés par un passage, furent construits par Dumas. Une couverture mobile fut réalisée en 1824 par Molinos. Un projet de reconstruction assez monumental fut proposé en 1828, puis un autre plus modeste en 1833. La halle aux cuirs fut finalement transférée au faubourg Saint-Marcel en 18661075». 1069 Emile LEVASSEUR, op. cit., p 235. 1070 Léon BIOLLAY, Les anciennes Halles de Paris, 1877, p 55. 1071 Les quatre compartiments de l’estomac sont appelés vulgairement herbière, panse, feuillet et franche-mule. En 1888, la tétine de vache fait partie des abats rouges selon L. KNAB, « Boucherie », La Grande Encyclopédie, Lamirault, 1888, tome VII, p 550. 1072 Article 258 de l’ordonnance de police du 25 mars 1830. Annexes de l’enquête législative de 1851, p XLVI. Archives de Paris, D6Z5. 1073 Hubert BOURGIN, op. cit., p 59. 1074 Bertrand LEMOINE, Les Halles de Paris, L’Equerre, 1980, p 30. Pierre Lavedan écrit également : « En 1784 encore, une nouvelle Halle aux cuirs moins loin, rue Mauconseil, entre la rue Saint-Denis et la rue Montorgueil, sur le terrain de l’ancienne Comédie Italienne. Même architecte, Dumas ». Pierre Lavedan, Histoire de l’urbanisme à Paris , Hachette, 1975, p 291. 1075 Bertrand LEMOINE, op. cit., p 223. Sur les projets de reconstruction de la Halle aux cuirs, plans, coupes et élévations, Bertrand Lemoine renvoie aux Archives Nationales, F 21/1901-1902. 203 Enfin, à aucun moment de la période révolutionnaire au sens large, entre 1789 et 1815, « l’industrie des suifs, c’est-à-dire la fonte et la vente des suifs, n’a constitué une industrie complètement indépendante, servie par un personnel d’industriels spécialisés ; mais elle n’a pas été non plus constamment et régulièrement rattachée au métier de boucher : une partie seulement, et relativement peu considérable, des bouchers avaient un fondoir annexé à leur établissement1076 ». Puisque nous évoquons les métiers proches de la boucherie, nous ne pouvons pas ignorer le sort réservé aux charcutiers : « La charcuterie eut aussi ses règlements. Le porc frais ne put être vendu qu’au marché des Prouvaires où quarante étaux lui étaient réservés. Ceux-ci furent occupés par les marchands en gros désignés sous le nom de « gargots », qui vendirent aux charcutiers ; grâce à la réglementation, quarante fournisseurs eurent de fait le monopole presque entier de l’approvisionnement des porcs (ordonnance du 24 avril 1804). En 1811, la police, se renfermant mieux dans les véritables limites de ses attributions, interdit aux charcutiers, comme aux bouchers, les étalages repoussants de viande qui pendait jusque sur le pavé ; défendit aux charcutiers de faire usage de vases en plomb ou en poterie vernissée, de sel de morue, de varech ou de sel des salpêtrières (ordonnance du 29 janvier 1811). Le préfet entrait dans les plus minutieux détails sur la construction des caves, cuisines et boutiques, et montrait plus d’exigences encore à l’égard des charcutiers qu’il n’avait fait, en 1803, à l’égard des bouchers. Il y avait peut-être quelque luxe de précautions, mais du moins le principe de la concurrence restait sauf1077 ». Outre les contraintes d’abattage, Bertier de Sauvigny note que la charcuterie n’a pas connu toutes les vicissitudes administratives de la boucherie entre 1811 et 1858. Paris compte 308 charcutiers en 1830 et environ 500 en 18581078. Les seules obligations pour les grossistes-détaillants charcutiers était « de faire tuer dans le seul abattoir spécialisé, du Roule, et de porter toutes les carcasses aux quarante places qui leur étaient réservées au marché des Halles centrales. Quant aux simple détaillants, ils pouvaient, s’ils le voulaient, acheter eux-mêmes des porcs dans les marchés autour de Paris et introduire les animaux vivants dans la ville, mais ils devaient les faire sacrifier dans les trois abattoirs privés autorisés1079. Mais il semble bien que la police n’ait pas pu éliminer l’ancienne pratique de beaucoup de charcutiers qui opéraient dans leur cour ou leur cave1080 ». c) Les bouchers face aux plaintes des herbagers Une première incohérence du décret du 6 février 1811 est corrigée en 1813. La caisse de Poissy n’était pas autorisée à faire de prêts pour le marché aux vaches grasses, sans doute pour décourager la consommation de la viande de vache, réputée moins nutritive à l’époque que celle de bœuf, mais surtout pour éviter l’abattage des femelles qui assurent la reproduction de l’espèce. Cette exception injuste disparaît en 1813, suite aux plaintes des marchands de vache : « Un nouveau décret du 15 mai 1813 ordonna qu’à l’avenir les prêts se 1076 Hubert BOURGIN, op. cit., p 59. 1077 Emile LEVASSEUR, op. cit., p 236. 1078 Louis GIRARD, Nouvelle Histoire de Paris : la Deuxième République et le Second Empire (1848-1870), Hachette, 1981, p 220. 1079 Une ordonnance de police du 25 septembre 1815 précise les 3 abattoirs à porcs autorisés : rue du ChercheMidi (impasse des Vieilles-Tuileries), rue Carême-Prenant (actuelle rue Buchat) et rue Saint-Jean-Baptiste, dans le quartier du Roule, en bordure de la voirie de la Pologne. 1080 Guillaume de BERTIER DE SAUVIGNY, Nouvelle Histoire de Paris : la Restauration (1815-1830), Association pour la publication d’une histoire de Paris, Hachette, 1977, p 120. 204 feraient au marché aux vaches grasses aussi bien qu’à la halle aux veaux ; que, dans ces deux établissements, ils auraient lieu sur simples bordereaux à huit jours d’échéance ; qu’ils porteraient intérêt à 5% par an, et qu’enfin ils seraient recouvrables par voie de contrainte. Le même décret étendit le privilège de la ville de Paris sur le prix des peaux et des suifs appartenant aux bouchers1081». Comme on peut facilement l’imaginer, les herbagers ont rapidement exprimé leur mécontentement contre le système de la caisse de Poissy, reprenant ainsi l’habitude des multiples pétitions de l’Ancien Régime. Après le retour de Louis XVIII sur le trône « dans les fourgons de l’étranger », les propriétaires d’herbages adressent une pétition au roi en juillet 18141082. Leur critique ne vise pas les bouchers mais plutôt l’administration impériale : « Par un simple décret du 6 février 1811, la ville de Paris a obtenu, à son bénéfice particulier, le rétablissement de cette Caisse, et les herbages, devenus par cet acte arbitraire tributaires de la capitale, sont assujettis à un impôt qui a fait diminuer de plus d’un cinquième la valeur locative de ces biens, et par suite la matière imposable pour les besoins du Gouvernement1083». Fort habilement, les herbagers réutilisent les arguments de Louis XVI dans l’édit de février 1776 portant suppression de la caisse de Poissy. Les dysfonctionnements de la caisse sont également dénoncés : « Elle ne refuse point de crédit aux bouchers riches avec lesquels les herbagers n’auraient aucun risque à courir sans son intervention ; mais il en est beaucoup dont le crédit n’est pas proportionné à leurs besoins, d’autres dont les moyens sont faibles et peu connus, qui n’en obtiennent point du tout, parce qu’il est dans l’intérêt de l’établissement de faire le moins d’avance possible, vu le faible taux de l’intérêt de l’argent ; aussi arrive-t-il souvent que les crédits ouverts aux bouchers ne sont plus dans la proportion de la quantité de marchandise conduite aux marchés1084». Les pétitionnaires comptent visiblement sur le changement de régime pour obtenir satisfaction : « L’évidence de ces vérités frappa le chef même de l’ancie n gouvernement dans le voyage qu’il fit en Normandie : il provoqua les réclamations des propriétaires d’herbages en leur disant qu’ils devaient être contents du rétablissement de cette Caisse : J’ai été trompé sur cet établissement, leur dit-il après les avoir entendus ; il faut le revoir. Malheureusement l’Asie fit bientôt perdre de vue les intérêts de la France, et…. Mais Louis le Désiré devait monter sur le Trône de ses ancêtres ; c’était à lui qu’il était réservé de rapporter une loi si contraire au bien de l’Etat et aux intérêts de l’agriculture et du commerce 1085. » Malgré ces flatteries, les herbagers n’obtinrent rien, pour l’instant, de la monarchie fraîchement restaurée. d) La lutte pour le maintien des tueries particulières (1814) Tout comme les herbagers espèrent obtenir des concessions à la faveur du retour des Bourbons sur le trône en 1814, les bouchers tentent de réclamer le maintien des tueries 1081 Armand HUSSON, op. cit., p 233. 1082 Demande des propriétaires d’herbages en suppression de la caisse de Poissy, juillet 1814. AN, F11/205. 1083 Ibid., p 1. 1084 Ibid., p 3. 1085 Ibid., p 4. 205 particulières dans Paris1086. Le syndicat de la boucherie publie en 1814 un Mémoire sur les inconvénients de la construction des abattoirs généraux. Cette démarche est directement liée à la lutte du syndicat contre le développement du commerce à la cheville, activité illégale mais tolérée par les autorités. Exposons les arguments des bouchers pour la sauvegarde des tueries particulières. A cause de la concentration et des monopoles provoqués par les abattoirs généraux, « la majeure partie des bouchers de la capitale se verra forcée d’abandonner un état nécessaire à la société et de se livrer au commerce de regrat (revente au détail), défendu de tous les temps comme nuisible au consommateur… Toutes les acquisitions de bestiaux seront faites par un petit nombre d’individus, qui pourraient s’entendre entre eux pour dicter la loi aux marchands forains et herbagers, » et, par suite, dominer tout le marché de la viande sur pied1087. Autre inconvénient : la disparition des tueries entraînera le développement du commerce en gros des viandes. « Si le boucher possède une tuerie, il travaille avec ses garçons, en même temps qu’il veille à ce que l’ordre et l’économie règnent dans sa maison. S’il n’abat point chez lui, il se contente d’envoyer un de ses garçons à l’abattoir d’un de ses confrères : sa surveillance personnelle est remplacée par celle de ce boucher, qui a intérêt de conserver l’achalandage de son abattoir ; lorsque l’opération est terminée, la viande est transportée à son étal, facilement, à peu de frais, avec autant de soin que de propreté1088». Ce type d’argument de défense de l’artisanat et des valeurs paternalistes de la boutique, de peur du monopole des chevillards et de méfiance contre l’évolution « industrielle » du métier, est central et récurrent dans le discours des patrons bouchers : c’est une constante de l’idéologie artisanale jusqu’au milieu du XX e siècle. Il est admirable de le voir formulé si clairement en 1814 alors que les évolutions pressenties ne prendront réellement de l’ampleur que progressivement pendant tout le XIX e siècle. Hubert Bourgin fait une remarque très pertinente face à ce mémoire de 1814 : « Théoriquement, si la création d’abattoirs généraux pouvait avoir une conséquence, c’est, semble-t-il, de libérer les bouchers sans abattoir de la nécessité de recourir aux services des bouchers possédant un abattoir, c’est de les mettre à égalité, en quelque sorte, devant l’industrie de l’abatage, et de raffermir, par suite, l’association entre l’abattage et la vente. Il n’en a pas été ainsi : l’association s’est dissoute en dépit de cette cause nouvelle, extérieure et théorique, de rapprochement1089». Il ne faut pas oublier que le commerce à la cheville existait bien avant la création des abattoirs et que le mercandage est largement attesté sous l’Ancien Régime. Mais il est indéniable que la création des abattoirs généraux et la suppression des tueries particulières va favoriser la différenciation entre la boucherie de gros et de détail. L’auteur du mémoire de 1814 est assez clairvoyant à ce sujet: « Le boucher, ne pouvant être présent, tout à la fois, aux abattoirs et à son étal, sera forcé d’avoir, au moins, un 1086 Une question importante reste sans réponse : a quel rythme disparaissent les tueries particulières dans Paris ? Nous savons que les cinq abattoirs publics créés en 1810 ouvrent en 1818, mais nous ne connaissons pas, par exemple, l’année de la fermeture de la dernière tuerie privée dans Paris. 1087 Syndicat de la boucherie de Paris, Mémoire sur les inconvénients de la construction des abattoirs généraux, 1814, p 15. Hubert BOURGIN, « Essai sur une forme d’industrie : l’industrie de la boucherie à Paris au XIX e siècle », L’année sociologique , n°8, 1903-1904, p 95. 1088 Ibid., p 95. 1089 Ibid., p 96. 206 garçon de plus, qui restera journellement à l’abattoir pour l’y remplacer, panser son bétail et soigner les intérêts les plus importants de son commerce1090. » Hubert Bourgin le confirme : « C’est ainsi que les choses devaient se passer ; et cette spécialisation d’un ouvrier particulier de la boucherie, attaché régulièrement à l’abatage, était une forme préparatoire de la spécialisation industrielle. Cet ouvrier, appartenant à l’entreprise ancienne, représentait l’entreprise nouvelle qui allait résulter de la différenciation 1091». Ce mémoire de 1814 et l’absence de concessions de la part du pouvoir illustrent le fait que les bouchers n’obtiennent pas toujours satisfaction et sont, eux aussi, parfois obligés de se plier aux décisions politiques prises par le gouvernement, attitude docile que le métier a souvent du mal à accepter. Les bouchers sont fiers de leur esprit frondeur et se plaisent par exemple à rappeler le souvenir de Simon Caboche, qui tint tête au roi Charles VI en 1413 dans la lutte des Bourguignons contre les Armagnacs1092. Une anecdote de province illustre bien l’esprit frondeur des bouchers : c’est l’unique exemple de grève dont nous avons trouvé trace pour le début du XIXe siècle, qui est transmis par un bulletin de police de Nancy d’avril 1817 : « Le 10 de ce mois, les bouchers de Nancy n’ont fait aucun achat de bestiaux au marché et se sont abstenus de vendre. C’était l’effet d’une coalition entre eux pour se soustraire à l’exécution du règlement de l’octroi, qui les oblige à faire marquer tous les bestiaux qu’ils achètent. Le 11, on a commencé une information contre les chefs de cette coupable manœuvre. Ils en ont craint les suites. Tous se sont soumis, et la boucherie a été approvisionnée comme auparavant. Cet événement a prouvé que tout cède à l’autorité, dès qu’elle agit avec fermeté 1093 ». Les bouchers nancéiens de 1817 ont été certes frondeurs mais aussi assez timorés et rapidement soumis aux autorités en place. Esprit frondeur mais profond respect pour le pouvoir monarchique : voilà deux tendances difficilement conciliables ! e) Les réformes de la caisse de Poissy en 1819 et 1821 Même si le gouvernement est resté ferme face aux pétitions des bouchers et des herbagers en 1814, il ne pouvait pas rester insensible à certaines réclamations contre les abus évidents de la caisse de Poissy. Louis XVIII pratique d’ailleurs une politique modérée avec le duc de Richelieu puis une politique libérale à partir de 1818, quand Decazes devient premier ministre. Ce qui permet à Armand Husson d’écrire : « En 1818, la Caisse de Poissy fut l’objet d’attaques sérieuses ; on trouva singulier que cette administration, qui avait été créée dans l’intérêt de Paris, et que l’on pouvait considérer comme une branche de l’octroi, étendit sa perception sur la totalité des bestiaux vendus dans les marchés d’approvisionnement, quelle 1090 Syndicat de la boucherie de Paris, Mémoire sur les inconvénients de la construction des abattoirs généraux, 1814, p 9. 1091 Hubert BOURGIN, op. cit., p 99. 1092 Georges CHAUDIEU aime évoquer « l’épopée cabochienne » dans ses nombreux ouvrages. Georges CHAUDIEU, De la gigue d’ours au hamburger ou la curieuse histoire de la viande , La Corpo, 1980, p 113. Alain Boulanger rappelle le rôle des bouchers dans l’épisode cabochien de 1413. Alain BOULANGER, « Quand la viande passe de l’étal à l’étalage : boucheries et bouchers au XIXe siècle », Gavroche, n°63-64, mai-août 1992, p 17. 1093 Bulletin de police de Nancy du 17 avril 1817. AN, cote F7/3788. Georges et Hubert BOURGIN, Les patrons, les ouvriers et l’Etat : le régime de l’industrie en France de 1814 à 1 830, tome 1, pp 66-67. 207 que fût leur destination1094 ; le taux lui-même de la perception donna lieu à des observations. D’un autre côté, l’Administration était frappée de l’importance des fraudes dont elle était victime ; car le commerce n’hésitait pas à dissimuler le prix réel des bestiaux vendus 1095. En conséquence, une ordonnance royale du 22 décembre 1819 réduisit le taux du droit à 3%, en le mettant à la charge des bouchers ; elle limita en même temps le service de la caisse aux bouchers de Paris1096 et elle accorda, pour le paiement du droit, un délai de trente jours pour les achats faits à Sceaux et à Poissy, et de huit jours seulement pour les achats provenant des marchés de Paris ; enfin, elle disposa que, s’il s’élevait quelque difficulté sur l’appréciation de la valeur des bestiaux, les syndics des bouchers de Paris interviendraient comme arbitres1097». Cette dernière disposition est parfaitement illusoire, car il est évident que les syndics ne vont pas débouter un des membres de la corporation pour satisfaire les réclamations des herbagers ou des marchands de bestiaux. Il est curieux de constater que malgré la réduction du taux d’intérêt, qui représente pour la Ville de Paris un sacrifice annuel de 728 000 francs, les bouchers vont protester devant le Parlement par la voie gracieuse1098. L’initiative de cette réforme de 1819 reviendrait au préfet de la Seine Chabrol, qui a reçu le soutien du conseil municipal de Paris dans une délibération du 12 décembre 1819, pour rendre la caisse de Poissy plus efficace en augmentant les délais des prêts et en baissant les taux d’intérêt 1099. Mais cette retouche fut assez inefficace : « L’ordonnance du 22 décembre 1819 ne remplit qu’imparfaitement le but qu’on s’était proposé ; la fraude prit même plus d’extension qu’auparavant et il en résulta des contestations graves entre les bouchers et d’Administration. Comme cela était déjà arrivé en 1690, le commerce réclama lui-même contre le droit ad valorem, tout équitable que semble ce mode de perception, tout favorable qu’il paraisse aux intérêts particuliers. L’Administration municipale crut devoir appuyer cette réclamation, et le 28 mars 1821, intervint une nouvelle ordonnance qui remplaça le droit proportionnel par une taxe équivalente réglée par tête de la manière suivante : bœuf 10 F, vache 6 F, veau 2,40 F et mouton 0,70 F. Cette ordonnance disposa en outre que le droit par tête serait perçu immédiatement1100». L’ordonnance du 28 mars 1821 qui substitue un droit par tête à un droit par poids, a sans aucun doute pour but d’encourager l’élevage et l’engraissement. En effet, quand la taxe est proportionnelle au poids du bétail, cela décourage le boucher d’acheter un bœuf gras. Par contre, avec la taxe par tête, l’obstacle fiscal qui décourage l’achat donc la production de bœufs gras disparaît. La taxation par tête mise en place en 1821 devrait donc permettre une augmentation de la consommation de viande des Parisiens. Ce ne fut pourtant pas le cas. Par 1094 Il est effectivement curieux que les bouchers de banlieue soient de facto soumis au système contraignant de la caisse de Poissy quand ils viennent acheter du bétail sur les marchés obligatoires, alors que la viande qu’ils débitent n’est pas destinée à la consommation des Parisiens mais à celle des habitants de la banlieue. La logique voudrait que le bétail acheté à Sceaux ou à Poissy et destiné à la consommation de la banlieue ne soit pas soumis aux mêmes charges fiscales que le bétail destiné à la consommation parisienne. 1095 Des fraudes ont notamment été découvertes en 1818, mais nous n’en connaissons pas l’ampleur. M. D'AFFRY (Préfecture de la Seine),Notice sur l'institution et l'organisation de la caisse de Poissy , Recueil des actes administratifs, 1849, p 225. BA, 21 520 (3). 1096 Cela signifie que les bouchers de la banlieue ne sont plus soumis au régime si strict de la caisse de Poissy. 1097 Armand HUSSON, op. cit., p 233-234. 1098 Alfred DES CILLEULS, op. cit., p 210. 1099 Ibid., p 286. 1100 Armand HUSSON, op. cit., p 234. 208 contre, la ville de Paris voit ses ressources diminuer de façon certaine après cette réforme1101. Alfred des Cilleuls conclut donc à l’inefficacité des mesures prises en 1819 et 1821 pour réformer la caisse de Poissy, ce qui permet de comprendre la politique libérale menée à partir de 1822. f) Les pressions libérales se renforcent en 1822 La politique commerciale extérieure de la France déplait aux bouchers à partir de 1822 (car les droits de douane sur l’importation des bestiaux sont très élevés), mais ce n’est qu’un sujet d’inquiétude mineur pour eux 1102. La principale menace qui pèse sur les bouchers après 1815 est à chercher du côté du débat qui marque le début de la Restauration entre les partisans du libéralisme et les ultras, conservateurs et réactionnaires, dont la doctrine est bien résumée dans une brochure de l’avocat parisien Levacher-Duplessis en 1817, au titre révélateur, Requête au Roi et mémoire sur la nécessité de rétablir les corps de marchands et les communautés d’arts et métiers 1103. Derrière la simple nostalgie de l’Ancien Régime se cache en fait « le désarroi et les hésitations d’une petite bourgeoisie et de l’artisanat devant la montée et la hardiesse nouvelle d’une plèbe urbaine qui s’installe 1104 ». Cette pétition d’Antoine Levacher-Duplessis fait suite à un « vœu » pour le « rétablissement des jurandes et maîtrises pour les arts et métiers » déposé au pied du trône le 6 mars 1816 par le député Feuillant au nom de la commission du budget1105. Supprimées en 1791 au cours d’un débat sur la fiscalité, les corporations sont à nouveau évoquées dans le même cadre. « Pour réagir à ce vœu, qui n’a du reste aucun succès, le ministère des Finances demande à toutes les chambres de commerce leurs vues sur le budget, et il reçoit notamment en réponse un très long rapport de la chambre parisienne, presque totalement axé sur le problème des corporations, qui rappelle son engagement dans le débat et son aptitude à fournir des argumentations1106». Etienne Martin Saint-Léon résume bien l’atmosphère du début du règne de Louis XVIII. « Le retour des Bourbons ne pouvait manquer de réveiller les espérances des partisans des corporations qui se confondaient alors avec les admirateurs du passé. On sait quelle furieuse réaction politique remplit les premières années de la Restauration et quelle revanche les partisans de l’ancien régime surent prendre de leur longue impuissance. Le moyen et le petit commerce, dont beaucoup de membres encore vivants avaient connu autrefois et regrettaient l’ancienne organisation corporative, trouvaient donc pour leur cause un auxiliaire précieux dans l’exaltation monarchique du moment. Il leur suffisait de rappeler que la 1101 Alfred des Cilleuls estime à 700 000 francs la perte annuelle pour la Ville de Paris. Alfred DES CILLEULS, op. cit., p 286. 1102 Sur le tournant protectionniste de 1822 sur les bestiaux, je renvoie à Jean CLINQUART, L’administration des douanes en France sous la Restauration et la monarchie de Juillet, Association pour l’histoire de l’administration des douanes, 1981, pp 66-67. 1103 LEVACHER-DUPLESSIS, Requête au roi et mémoire sur la nécessité de rétablir les corps de marchands et les communautés des Arts et Métiers, présentée au roi le 16 septembre 1817 par les marchands et artisans de Paris, 84 p. AN, AD XI 65. 1104 Francis DEMIER, « L’impossible retour au régime des corporations dans la France de la Restauration, 18141830 », in Alain PLESSIS (dir), Naissance des libertés économiques, Institut d’Histoire de l’Industrie, 1993, p 127. 1105 Claire LEMERCIER, op. cit., p 170. 1106 Ibid., p 171. 209 suppression des corporations était l’œuvre de la Révolution et que l’usurpateur s’était constamment refusé à rétablir ces associations pour créer dans la noblesse et la bourgeoisie royaliste un courant d’opinion favorable à leurs vœux ; ils ne manquaient pas d’ailleurs de faire valoir la stabilité dont le travail était autrefois redevable à une stricte réglementation et de faire remarquer quels avantages la société et la monarchie pourraient retirer d’institutions aussi conservatrices. Ces idées trouvèrent un premier écho au sein de la Chambre introuvable de 1816, où l’un des rapporteurs de la Commission du budget, M. Feuillant, mentionnait entre autres réformes le rétablissement des jurandes et maîtrises comme nécessaire sous tous les rapports. La dissolution de la Chambre décrétée le 5 septembre sur les conseils du duc Decazes coupa court à ce projet. La Chambre nouvelle, plus modérée, inspira sans doute peu de confiance aux partisans des corporations dont l’action devint alors extraparlementaire. Une pétition rédigée par M. Levacher-Duplessis et signée de quatre notables négociants fut remise au roi le 16 septembre 1817, au nom des marchands et artisans de la ville de Paris. Les signataires y dénoncent la démoralisation croissante du commerce, la rupture de l’ancienne solidarité entre patrons et ouvriers, la violation des règles de l’apprentissage ; cette requête s’élève parfois jusqu’à l’éloquence lorsqu’elle énumère les maux qui sont la conséquence d’un individualisme sans mesure. Malheureusement les pétitionnaires ont de la corporation une conception rétrograde en désaccord avec les idées modernes ; ils ne conçoivent pas la toute-puissance de l’évolution économique qui s’oppose à la résurrection de règlements surannés et s’obstinent à identifier la notion de l’association professionnelle avec celle du monopole. Cette fois encore, le signal de la résistance au mouvement en faveur de la corporation fut donné par la Chambre de commerce de Paris. Dans sa séance du 18 octobre 1817 cette Chambre se prononça formellement contre la pétition1107… » Francis Demier résume très bien l’état d’esprit des ultras en 1817 : « La crainte se manifeste également à l’égard d’un grand négoce renforcé par la Révolution et prompt désormais à contrôler les circuits du commerce. Contre ces dangers, le mouvement animé par Levacher-Duplessis appelle à la restauration d’un gouvernement municipal de Paris protecteur de la petite entreprise installée et susceptible de réorganiser un système de corporations, il appelle à lutter contre l’oligarchie nouvelle de la Banque de France dont les privilèges sont l’expression même du despotisme napoléonien, contre la Chambre de commerce de Paris qui semble s’imposer comme le défenseur privilégié du nouveau libéralisme. La renaissance des liens entre les entreprises doit passer par la mise en place d’une « Caisse de secours » alimentée par le droit payé au moment de l’obtention d’une maîtrise. Cette Caisse de secours aurait bien sûr pour vocation d’assurer l’entraide au sein des professions, d’apporter un soutien aux vieillards, mais elle aurait aussi un objectif économique qui indique assez bien que le but de ce petit commerce traditionnel est d’échapper à la tutelle de la banque parisienne1108 ». Dans le cas précis des bouchers, la corporation est rétablie depuis 1811 et la tutelle bancaire n’est pas un problème avec l’existence de la caisse de Poissy. Par contre, les idées libérales défendues par la Chambre de commerce de Paris réclament une riposte solide de la part des bouchers pour conserver leurs privilèges. De même, l’idée d’une caisse de secours va se concrétiser dès 1820 chez les bouchers avec la création de la société de secours mutuels des Vrais Amis. 1107 Etienne MARTIN SAINT-LEON, Histoire des corporations de métiers depuis leurs origines jusqu’à leur suppression en 1791, suivie d’une étude sur l’évolution de l’idée corporative de 1791 à nos jours et sur le mouvement syndical contemporain, Paris, Alcan, 3e édition, 1922, pp 630-631. 1108 Francis DEMIER, op. cit., pp 127-128. 210 Notons que l’argument en faveur de la limitation du nombre des étaux – argument selon lequel la libre concurrence entraînerait une hausse des prix qui pénaliserait le consommateur – n’est pas l’apanage des bouchers. On le retrouve ainsi en janvier 1822 dans une lettre du maire d’Antony, village de la banlieue parisienne : « Un charcutier nouvellement établi dans ma commune paraît suffire quant à présent à ses besoins. S’il n’exerçait pas son état honnêtement, s’il voulait vendre trop cher, je serais le premier à solliciter l’établissement d’un concurrent que je ne crois pas nécessaire jusqu’à nouvel ordre 1109 ». De nombreux contemporains résonnent encore en terme de « juste prix » et d’équilibre du marché, bien loin des nouvelles idées libérales qui annoncent le triomphe du capitalisme et de la saine concurrence. Vu l’inefficacité des ordonnances du 22 décembre 1819 et du 28 mars 1821, le gouvernement prépare dès 1822 le tournant libéral qui va trouver son aboutissement dans l’ordonnance du 12 janvier 1825 qui supprime la corporation des bouchers. Emile Levasseur explique ce tournant libéral de 1822 par le poids des grands propriétaires fonciers à la Chambre des députés. « Comme ils se plaignaient du peu de débouchés de leurs bestiaux et du bas prix de la viande, qu’ils attribuaient au régime de la boucherie, le gouvernement changea de régime. Ce n’est pas qu’il le trouvât mauvais : il l’avait lui-même introduit dans plusieurs villes1110 ; mais il fallait donner satisfaction à un parti sur lequel les ministres prenaient leur point d’appui. On avait déjà multiplié, dans le double intérêt de la salubrité publique et de la consommation, les abattoirs1111 ; on avait enjoint aux maires de ne pas gêner par leurs arrêtés le commerce de la viande à Paris1112. L’ordonnance du 9-30 octobre 1822 éleva de 300 à 370 le nombre des boucheries autorisées à Paris et prit quelques mesures pour accroître la concurrence des forains sur le marché1113». A quoi correspond ce chiffre de 370 bouchers fixé par l’ordonnance royale du 9 octobre 1822 ? Il semble correspondre au nombre réel de bouchers détaillants vendant en boutique dans Paris. Le législateur ne fait donc qu’entériner une situation de fait. Si l’on suit les estimations statistiques fournies par Hubert Bourgin, l’évolution du nombre de bouchers de détail vendant en boutique se fait ainsi : 700 en 1800, 580 en 1802, 479 en 1805, 454 en 1809, 424 en 1812, 405 en 1815, 384 en 1818, 370 en 1822, 355 en 18241114. On peut donc en conclure que la limitation de 1811 fixant à 300 le nombre de bouchers dans Paris n’a été qu’indicative d’un objectif à atteindre mais n’a jamais été strictement appliquée. Par contre, la réduction est progressive et régulière, ce qui répond aux attentes du syndicat des bouchers. Si maintenant on ajoute les bouchers de détail parisiens vendant dans les marchés, qui s’élèvent à 111 en 1805 et à 72 en 1824, le décalage entre la réalité et l’objectif officiel se trouve accentué. Le nombre total de bouchers détaillants parisiens est en fait de 590 en 1805 et de 427 en 1824, chiffres sensiblement supérieurs au nombre légal fixé par les textes réglementaires. 1109 Lettre du 22 janvier 1822 du maire d’Antony au sous-préfet de Sceaux, suite à la demande de Perpereau fils pour s’installer comme charcutier dans la commune. AD des Hauts-de-Seine, DM5/5/1. 1110 Règlement de la profession de boucher à Versailles (28 décembre 1815), au Mans (25 septembre 1816), à Arras (10 novembre 1819), à Lyon (9 avril 1823), etc… 1111 Il y eut 98 règlements d’abattoirs en France de 1823 à 1830. 1112 Circulaires du ministre de l’intérieur du 23 décembre 1823 et du 22 décembre 1826. 1113 Emile LEVASSEUR, Histoire des classes ouvrières et de l'industrie en France de 1789 à 187O , Arthur Rousseau, 19O4, tome I, p 556. 1114 Hubert BOURGIN, « Essai sur une forme d’industrie : l’industrie de la boucherie à Paris au XIX e siècle », L’année sociologique , n°8, 1903-1904, p 21. 211 Quel rôle a joué la Chambre de commerce de Paris dans la préparation de cette ordonnance du 9 octobre 1822 ? En quoi a-t-elle été le « défenseur privilégié du nouveau libéralisme1115 » ? Francis Demier précise le contexte de l’époque : « C’est surtout à partir de 1821, quand le virage politique de la chambre vers la droite se confirme, et que le danger devient plus grand, que la contre-offensive est la plus vigoureuse. A cette date, LevacherDuplessis reproduit, sous la forme d’une pétition qui fut distribuée aux députés et aux pairs, sa brochure parue en 1817. Alors qu’elle avait été assez divisée en 1805 sur les décisions à prendre, au tournant des années 1820, la Chambre de commerce de Paris engage la bataille avec une grande détermination. C’est Pillet-Will, le grand négociant-banquier qui est chargé de répondre à Levacher-Duplessis mais aussi de tracer un programme de défense du libéralisme1116». Nous l’avons vu, la chronologie donnée par Claire Lemercier est légèrement différente. Pour elle, l’identité libérale de la Chambre de commerce de Paris est déjà clairement établie quand Vital Roux rédige un long rapport de près de 200 pages, imprimé à plusieurs centaines d’exemplaires à partir de février 1805, pour répondre à une pétition des marchands de vin réclamant la restauration de la corporation1117. Dans un style mordant, Vital Roux se place du côté de l’intérêt général et du gouvernement pour dénoncer les revendications corporatives individuelles1118. Ce rapport de 1805 sert de base à la Chambre de commerce en octobre 1817 pour répondre au mémoire de Levacher-Duplessis, tout en contestant la légitimité de l’avocat pour parler au nom des marchands. « C’est donc par le mépris, et en restant systématique, que la chambre traite les efforts de réponse à ses objections ; mais elle éprouve le besoin de le faire publiquement1119 ». La chambre de commerce de Paris n’est pas isolée dans son combat contre le retour des corporations. Au cours d’un vote quasi-unanime du 20 novembre 1817, le Conseil général des manufactures, consulté par le ministre de l’Intérieur, refuse les corporations, mêmes réformées1120. La question a tellement d’importance que Ternaux 1121, dans une proclamation électorale d’octobre 1818, prend fermement position contre le rétablissement des corporations1122. Certes, comme le note Adeline Daumard, « les raisons de cette attitude étaient alors plus politiques qu’économiques, toutefois le souci d’organiser la vie économique ne cessa de hanter les esprits. Il ne s’agit pas de reconstituer les jurandes et les corporations écrit le Moniteur Industriel, mais « les classes industrielles sentent instinctivement qu’il leur 1115 Francis DEMIER, op. cit., p 127. 1116 PILLET-WILL, Réponse au mémoire de Levacher-Duplessis, Didot, 1817, 68 p. AN, AD XI 65. Francis DEMIER, op. cit., p 130. Claire Lemercier analyse très bien l’intérêt du « pamphlet » libéral rédigé par le jeune Pillet-Will en 1817. Claire LEMERCIER, op. cit., pp 173-174. 1117 Vital ROUX, Rapport sur les jurandes et maîtrises et sur un projet de statuts et règlements pour MM. les marchands de vin de Paris, imprimé par ordre de la chambre de commerce du département de la Seine, Stoupe, an XIII-1805. 1118 Claire LEMERCIER, op. cit., p 165. 1119 Dans les journaux est publié un laconique procès-verbal du 8 octobre 1817, dans lequel la chambre de commerce affirme qu’il « ne resta aucun doute sur les funestes effets qu’on devait attendre du rétab lissement des corporations et des privilèges qui en résultent ». CCIP, I.2.61 (1). Ibid., p 172. 1120 Georges et Hubert BOURGIN, Les patrons, les ouvriers et l’Etat : le régime de l’industrie en France de 1814 à 1830, tome 1 (mai 1814-mai 1821), Picard et fils, 1912, pp 78-91. 1121 Le baron Ternaux (1763-1833) est un grand manufacturier du textile, qui créa un genre de châles connus sous le nom de « cachemires de Ternaux ». 1122 Circulaire de Ternaux aux électeurs de la Seine, 27 octobre 1818. BN, 8° Le54/40. 212 manque une organisation quelconque pour leur permettre de résister à cette concurrence illimitée, cause véritable de leur malaise1123 » ; même son de cloche sous une autre plume : « l’industrie doit avoir ses institutions, ses cadres organiques, nous n’avons pas la prétention de dire lesquels ; l’ordre est à ce prix 1124 ». Toutefois ces prises de position ne furent pas suivies d’effet, la liberté d’entreprise resta légale et l’ambition de chacun put librement se donner carrière dans le commerce et l’industrie », sauf dans la boulangerie et la boucherie1125… Ayant reçu le soutien du préfet de la Seine dans un projet de rétablissement de la corporation des marchands de vin, la chambre de commerce n’hésite pas à se lancer en 1818 dans une offensive contre la préfecture de police. « Permettant de renvoyer bien des fautes à la préfecture de police de l’Empire, qui défendait déjà les mêmes projets, donc, de fil en aiguille, au régime impérial, cette offensive sert la rhétorique de la chambre. Elle se déploie dans un nouveau rapport, œuvre conjointe de Vital Roux et de Pillet-Will 1126, les deux auteurs des grands textes précédents, qui s’oppose à un nouveau projet d’ordonnance en 85 articles, visé le 16 mai 1818 par le préfet de police. Ce projet est cette fois inacceptable pour la chambre, puisqu’il prévoit entre autres, à terme, une réduction de moitié du nombre des 3000 débitants de boissons: or les numerus clausus des corporations font partie de leurs « abus » les plus dénoncés, y compris par la plupart de ceux qui souhaitent les rétablir. Là encore, la chambre menace de publier son texte et de le transmettre aux députés. Réécrivant l’histoire du rétablissement des corporations, elle évoque les « vingt professions industrielles », en plus des boulangers et bouchers, déjà pourvues de syndics « créés sans le concours des lois » par les préfets de police successifs. Divers indices témoignent effectivement à la fois de la réalité et du caractère confidentiel de ces recréations (…). De là l’identification opérée par la chambre entre Empire, illégalité et corporations1127». La chambre de commerce dénonce l’autoritarisme impérial, en présentant le rétablissement des jurandes comme un instrument très utile à l’autorité arbitraire. « En contrepartie, la compatibilité entre les lois de 1791 contre les coalitions, « dont la sagesse est justifiée par une longue expérience », et la nouvelle Charte est réaffirmée. Cette argumentation semble avoir porté, puisque le Conseil d’Etat puis le ministre rejettent le règlement proposé. Finalement, le Conseil d’Etat compose en 1820 un règlement plus limité, et les syndicats disparaissent en 18211128. » La chambre de commerce participe ainsi à la construction d’un « retour paradoxal à la culture révolutionnaire classique sous la monarchie constitutionnelle1129 ». Ce retour est « d’autant plus paradoxal, dans son cas, que les lois de 1791 avaient aussi supprimé les chambres de commerce1130». 1123 Moniteur Industriel, 6 mars 1836. 1124 Journal des Débats, 18 avril 1839. 1125 Adeline Daumard signale en note ces deux exceptions notables. Adeline DAUMARD, La bourgeoisie parisienne de 1815 à 1848, EPHE, 1963, p 241. 1126 Observations de la chambre de commerce de Paris sur un projet d’ordonnance pour l’établissement d’une corporation des marchands de vin à Paris, adressées le 13 août 1818 au sous-secrétaire d’Etat à l’Intérieur. CCIP, VII.3.60 (1). 1127 Claire LEMERCIER, op. cit., pp 175-176. 1128 Procès-verbal du 23 septembre 1818 et mémoire rétrospectif adressé à la chambre de commerce le 27 avril 1840 par le préfet de police Gabriel Delessert. CCIP, VII.3.60 ( 1). 1129 Pierre ROSANVALLON, La démocratie inachevée, Gallimard, 2000, p 203. 1130 Claire LEMERCIER, op. cit., p 177. 213 Le débat entre Levacher-Duplessis et la chambre rebondit encore en 1821, mais surtout, fait exceptionnel selon Claire Lemercier, la chambre de commerce est « consultée officiellement, à la demande du Conseil d’Etat », sur la question de la boucherie parisienne en 1822 : « Le Conseil d’Etat, dans son avis du 13 septembre, a clairement fait de la chambre la représentante des intérêts des consommateurs, tout en lui faisant confiance pour recueillir de nombreuses informations sur les règlements, les prix et les quantités échangées1131 ». Quel est donc le contenu des avis rendus en 1822-1823 par la chambre de commerce de Paris sur la boucherie ? Dès janvier 1822, la chambre a reçu un mémoire rédigé par 40 marchands de bestiaux du Centre, qui réclament une réduction plus rapide du nombre des bouchers parisiens et se plaignent de la modicité du droit d’entrée dans le royaume des bœufs. La réclamation protectionniste ne nous intéresse pas ici. Par contre, la réponse de la Chambre, datant du 3 avril 1822, nous éclaire sur les options libérales défendues par ses membres. Voilà en substance le point de vue de l’institution parisienne : la réduction réclamée par les marchands de bestiaux va se retourner contre eux, car « les héritiers des préjugés du XIIIe et XIVe siècle, presque seuls aujourd’hui, combattent les principes de la liberté du commerce et seuls oseraient nier que cette liberté est l'unique moyen d’amener les prix à un véritable équilibre1132 ». La libre concurrence comme source de diminution des prix est donc clairement prônée. « Il est donc constant, en thèse générale, que limiter le droit de vendre, c’est mettre le consommateur à la discrétion des marchands. Mais il n’est point de vérité tellement absolue qu’elle ne puisse admettre quelques raisonnables exceptions 1133 ». Les membres de la commission dénoncent l’alliance entre la police et les bouchers, la confusion entre les abus contre le bien public et le maintien de l’ordre. La préfecture de police agit effectivement trop souvent comme protectrice des intérêts du syndicat de la boucherie. Enfin, la chambre de commerce défend le commerce à la cheville, qui permet des économies et qui se justifie pleinement par le fait que sur les 364 bouchers parisiens, environ 200 seulement font leurs achats eux-mêmes sur les marchés obligatoires, ce qui signifie que les 164 autres se fournissent en viande chez des collègues abattants1134. La pratique du commerce en gros de la viande, pourtant strictement interdite, est donc attestée et apparemment tolérée par les autorités. Pour conclure, la chambre de commerce propose trois mesures : l’ouverture du marché des Prouvaires trois fois par semaine (au lieu de deux) ; un libre accès des bouchers de banlieue au marché (limitation actuelle à 25 bouchers) ; la réunion des abattoirs dans les abattoirs généraux (fin des tueries particulières) et placer 15-20 bouchers par halle pour faire jouer la concurrence. Cette dernière proposition laisse entendre que la disparition des tueries particulières dans Paris est loin d’être acquise en 1822, alors que les cinq abattoirs généraux ont été mis en service en 1818. L’avis de la chambre de commerce est sollicité concernant la délibération du 1131 Ibid., p 179. 1132 Réponse de la Chambre de commerce de Paris à un mémoire des marchands de bestiaux du Centre, 3 avril 1822. Travaux des membres de la commission nommée par la chambre de commerce de Paris (1822-1823). CCIP, VII.3.60 (1). 1133 1134 Ibid. Ces chiffres semblent assez fiables quand on les compare avec ceux donnés au moment de l’enquête parlementaire de 1851. 214 Conseil d’Etat du 13 septembre 1822, qui prépare l’ordonnance du 9 octobre. L’opinion libérale s’y exprime clairement, tout comme dans deux autres rapports de 1823. Dans une note de janvier 1823, la chambre de commerce signale qu’i l n’y a que 100 bouchers abattants dans Paris, dont 70 qui abattent pour eux-mêmes, ce qui signifie que 30 bouchers abattants sont des chevillards, des bouchers de gros, qui se sont spécialisés dans le commerce à la cheville : ils vont s’approvisionner en bestiaux sur les marchés obligatoires, ils abattent, puis livrent la viande à des bouchers détaillants qui en assurent la distribution au public1135. En rappelant qu’à Londres, le marché aux bestiaux est en centre-ville, l’auteur propose de rapprocher de Paris le marché aux bestiaux, car le trajet entre Poissy et Paris est une perte de temps et de rentabilité car les bœufs perdent du poids pendant les 25 km parcourus. L’auteur propose d’installer le marché aux bestiaux à Colombes, car il serait situé sur la route de Normandie tout en étant proche des abattoirs. Cet argument rationnel sur la trop longue distance entre Poissy et Paris est souvent utilisé par les adversaires de la caisse de Poissy1136. Enfin, l’auteur donne sa préférence pour un droit d’octroi au poids plutôt qu’à la tête de bétail et il souhaite que l’on permette aux bouchers de banlieue d’apporter de la viande morte dans toutes les halles de Paris1137. Toutes ces positions sont contraires aux idées défendues par le syndicat des bouchers parisiens, qui lutte ardemment contre le commerce à la cheville et contre la présence des forains dans les halles. La position libérale de la chambre de commerce est affichée avec force dans un rapport d’avril 1823, en comparant la situation parisienne avec celle de la province. L’auteur rappelle que le commerce de la boucherie est libre à Lyon, Rouen, Lille, Amiens, Caen, Limoges et que le prix de la viande y est moins cher qu’à Paris. Les villes avec une corporation de bouchers sont Bordeaux, Orléans, Strasbourg (la viande est taxée à Strasbourg). Les villes qui ont mis en place une taxe de la viande sans instituer de corporation sont Metz, Dijon, Rennes, Niort, Auxerre. Les conclusions du rapport sont sans appel : il faut détruire le monopole des bouchers à Paris et conserver le système des forains ; le versement d’une indemnité pour les bouchers est inutile (pour compenser la perte du privilège) ; il faut supprimer le marché de Poissy et renforcer celui de Sceaux1138. Tous ces arguments pourront justifier la mise en place de l’expérience libérale de la boucherie entre 1825 et 1829. Nous rejoignons donc pleinement Claire Lemercier quand elle dit que « le long rapport de la chambre, à la fois informé et reprenant ses argumentations classiques, ne parvient pas à convaincre immédiatement le gouvernement, bien qu’il soit sans doute une des sources des assouplissements introduits en 1825 dans la législation sur les bouchers1139 ». 1135 Ces estimations concordent bien avec les données dont on dispose pour 1851. Une analyse chiffrée sérieuse est menée à ce sujet par Hubert BOURGIN, op. cit., pp 90-91. 1136 En se basant sur des témoignages de l’enquête parlementaire de 1851, Eugène Blanc tente d’évaluer les « frais de l’éloignement des marchés de bestiaux ». Eugène BLANC, Les mystères de la boucherie et de la viande à bon marché, E. Dentu, 1857, pp 78-79. 1137 Note du 22 janvier 1823. Travaux des membres de la commission nommée par la chambre de commerce de Paris (1822-1823). CCIP, VII.3.60 (1). 1138 Rapport de la chambre de commerce de Paris du 9 avril 1823, envoyé au préfet de la Seine le 14 avril 1823. CCIP, VII.3.60 (1). 1139 Claire LEMERCIER, op. cit., p 179. 215 2) L’ EXPERIENCE « LIBERALE » DE 1825-1829 a) L’ordonnance royale du 12 janvier 1825 Que se passe-t-il donc en 1825 pour la boucherie parisienne ? « L’organisation décrétée en 1811 fut maintenue jusqu’en 1825. Mais des plaintes très vives s’étaient élevées contre le défaut de concurrence résultant de la limitation du nombre des bouchers. Les éleveurs se plaignaient du bas prix des bestiaux qu’ils amenaient sur les marchés, et les consommateurs de la cherté de la viande dans les boucheries de Paris. Une ordonnance royale du 12 janvier 1825 décida la suppression, mais à partir du 1er janvier 1828 seulement, de la limitation du nombre de bouchers. Cette expérience fut de très courte durée. En effet, une nouvelle ordonnance intervint dès le 18 octobre 1829 et remit en vigueur, en les complétant, les dispositions réglementaires appliquées antérieurement à 18251140». Tout en reconnaissant que les sources de mécontentement sont diverses (les consommateurs, les étaliers, les marchands de bestiaux), la plupart des auteurs insistent néanmoins sur le poids des éleveurs dans la décision prise en 1825 : « Les bouchers avaient la réputation de posséder une grande fortune. Les garçons bouchers, eux, réclamaient la liberté de s’installer. Quant aux herbagers normands (dont certains étaient fermiers de M. de Villèle alors ministre des finances), ils refusaient une augmentation de leur loyer si le commerce de la boucherie n’était pas libéré à Paris. Car, à leurs yeux, cette liberté aurait pour conséquence l’augmentation du nombre des bouchers et donc une concurrence favorable à une hausse sensible du prix du bétail. Bref, M. de Villèle intervint auprès du roi qui prescrivit, par une ordonnance du 12 janvier 1825 que cent nouvelles permissions pourraient être accordées jusqu’au 1 er janvier 1828, date à laquelle le nombre des bouchers de Paris cesserait d’être limité1141». Alain Boulanger dénonce clairement l’attitude intéressée du comte de Villèle 1142: l’ordonnance de 1825 n’aurait pas été prise pour améliorer la situation alimentaire des Parisiens mais simplement pour favoriser les intérêts fonciers de sa clientèle normande. Cette vision très hostile aux herbagers est partagée par le chantre de la boucherie française, Georges Chaudieu, qui reprend une anecdote déjà présente dans les Vieux Souvenirs d’Henry Matrot1143. « Un jeudi, Lavoipierre, marchand boucher à la pointe Saint-Eustache à Paris, revenait du marché de Poissy, bien assis dans son « désobligeant » (cabriolet à une place) tiré par un magnifique trotteur. Pendant la traversée de la forêt de Saint-Germain, il rejoignit et dépassa l’équipage de la duchesse d’Angoulême et lui fit respirer la poussière de la route. La duchesse, qui avait remarqué la beauté du cheval et subi les effets de sa brillante allure, 1140 Maurice BLOCK, « Boucherie », Dictionnaire de l’administration française , Berger-Levrault, 1898, p 301. 1141 Alain BOULANGER, op. cit., p 18. 1142 Le comte Jean-Baptiste Guillaume Joseph de Villèle (1773-1854) fit fortune pendant la Révolution à l’île Maurice puis à la Réunion, fut élu député en 1815, devint l’un des chefs des ultras royalistes sous la Restauration, obtint le ministère des Finances en décembre 1821 avant de devenir président du Conseil en 1822 et de décider une série de lois réactionnaires (comme la loi du « milliard des émigrés » du 28 avril 1825) à partir de 1824 sous la pression des ultras de la « Chambre retrouvée ». Il doit démissionner en janvier 1828 suite à la victoire de l’opposition libérale après la dissolution de la Chambre retrouvée. Dominique VALLAUD, Dictionnaire historique, Arthème Fayard, 1995, p 973. On trouve des pages intéressantes sur Villèle et sa politique dans Jean-Claude CARON, La France de 1815 à 1848, Amand Colin, 2002, pp 19-25. 1143 Une gravure d’Albert Feuillastre représente d’ailleurs le cheval de Lavoipierre dépassant l’équipage de la duchesse d’Angoulême (1824). Henry MATROT, Vieux Souvenirs, 1910, pp 30-31. 216 rejoignit Lavoipierre dans la montée de Saint-Germain, et par l’entremise de son cocher, lui fit part de son désir de faire l’acquisition de son cheval. Lavoipierre lui répondit par une fin de non-recevoir, et à la manière du meunier sans-souci, ce dont elle fut vivement mortifiée. Racontant son aventure et sa déconvenue à M. de Villèle, ministre de Sa Majesté et lui-même grand propriétaire, la conversation s’orienta sur la prospérité du commerce de la viande, sur les privilèges dont jouissaient ses membres, etc. La conclusion fut que l’on tâcherait d’obtenir du roi Charles X la suppression du monopole1144». Cette anecdote révèle bien certains traits de caractère maintenant connus chez les bouchers : leur richesse et leur fierté. La suite du récit de Georges Chaudieu est plus technique mais non dénuée d’intérêt : « M. de Villèle, désireux de faire sa cour à la duchesse, mais n’oubliant pas ses intérêts particuliers, écrivit à ses herbagers s’ils étaient toujours partisans de la liberté de la boucherie1145. Les herbagers ajournèrent leur réponse et, en bons normands, recherchèrent l’avantage qu’ils pourraient tirer d’une négociation. Ils vinrent à Poissy munis de la lettre de M. de Villèle, et firent remarquer au syndic de la boucherie que le maintien du monopole dépendait absolument de sa réponse concernant leur désir de supprimer la garantie de neuf jours sur la mortalité des bovins, dont ils étaient responsables devant la loi. C’était un vil marchandage. Le syndic, M. Horaist, répondit au nom du Syndicat qu’à tout prendre, il préférait la suppression du monopole à la suppression de la garantie nonaire. Cette réponse pourrait surprendre, mais il faut savoir que, les animaux venant à pied des régions de production, la mortalité était fréquente, et cette règle coutumière constituait en somme une « assurance-mortalité ». C’est ainsi qu’une ordonnance royale (12 janvier 1825) prescrivit que cent nouvelles permissions d’ouvrir des boucheries pendant les années 1825-1826-1827 seraient accordées, et qu’à partir du 1 er janvier 1828, le nombre des bouchers de Paris serait illimité1146 ». Précisons que la garantie nonaire est effectivement un vieux privilège des bouchers parisiens : c’est un ancien usage, reconnu par un arrêt de règlement du 13 juillet 1699 et des lettres patentes du 17 juin 1782, qui précisent dans l’article 27 que « le vendeur est garant envers le boucher de la mort naturelle des bestiaux dans les 9 jours de la vente, pourvu que cette mort ne soit pas la faute du boucher1147 ». La circulaire ministérielle du 22 décembre 1825 Avant d’évoquer les lourdes conséquences de cette ordonnance royale du 12 janvier 1825, nous quittons un moment Paris pour traiter de la situation nationale. « Les lois du 16 août 1790 (titre XI, articles 3 et 41148), et du 19 juillet 1791 (article 301149), en chargeant les 1144 Georges CHAUDIEU, op. cit., p 45-46. 1145 La liberté du commerce était réclamée par Ovard et Dumont-Thiéville, herbagers de Normandie, locataires de M. de Villèle. Mais il existe aussi un rapport favorable à la liberté, rédigé par le surintendant de l’agriculture, Syriès de Marinhac, et adressé au ministre du commerce. Louis GOYARD, « Origine et développement des sociétés de secours mutuels », Bulletin mensuel de la Société de prévoyance et de secours mutuel de la boucherie de Paris (les Vrais Amis), juin 1888. BNF, 4° R 916. 1146 Ibid., p 46. 1147 HEURTIER, Rapport sur le régime exceptionnel de la Boucherie à Paris, 26 novembre 1853. La revue municipale, juin 1854, p 1260. BHVP, Per 4° 133. 1148 L’article 3 du décret des 16 et 24 août 1790 organise la surveillance des denrées par l’autorité municipale (inspection sur la fidélité du débit des denrées se vendant au poids, salubrité des comestibles exposés en vente publique, pour éviter les épidémies et assurer la sûreté de la voie publique). 217 administrations municipales d’inspecter le débit des denrées qui se vendent au poids et la salubrité des comestibles exposés en vente publique, et en les autorisant provisoirement à taxer la viande de boucherie, donnèrent naissance à une foule de règlements, qui, sous prétexte de l’intérêt public, ressuscitèrent des prescriptions contraires au principe de liberté écrit dans nos constitutions. Les abus de la réglementation furent tels, que le ministre de l’Intérieur, en 1825, dut appeler sur cette matière l’attention des préfets. Il signala dans les règlements municipaux des dispositions en opposition avec la législation, ou en dehors de la compétence municipale1150 ». Dans la circulaire du 22 décembre 1825, le comte de Corbière, ministre de l’Intérieur énumère les anomalies les plus souvent relevées dans les règlements locaux1151: 1°/ La concentration du débit de la viande dans les boucheries publiques, et la défense d’en vendre ou exposer dans les étaux particuliers. 2°/ La perception dans ces établissements de droits illégaux. 3°/ La limitation du nombre des individus qui exercent la profession de boucher ou de charcutier. 4°/ L’interdiction de l’entrée des viandes dépecées dans la ville. 5°/ La défense d’étaler et vendre certaines viandes à des époques déterminées dans le cours de l’année. 6°/ L’obligation imposée aux bouchers et charcutiers des communes voisines d’une ville de venir à l’abattoir public de cette ville pour y abattre leurs bestiaux. 7°/ L’établissement de dispositions pénales nouvelles, ou le renouvellement d’anciennes qui ne s’accordent pas avec le Code pénal, etc… 8°/ L’organisation des bouchers et charcutiers en syndicats. 9°/ L’imposition de cautionnements pécuniaires. 10°/ L’obligation, pour exercer leur état, de se munir d’une permission du maire. 11°/ L’obligation de n’en quitter l’exercice que trois ou six mois après en avoir fait la déclaration au maire. 12°/ La défense d’abattre les bestiaux ailleurs que dans un abattoir commun et public, etc 1152... « On voit, dans cette énumération, que, dans un certain nombre de communes, le commerce de la boucherie était entravé par le retour à d’anciens usages ou par des prescriptions nouvelles. On croyait que la salubrité et la consommation publique auraient à souffrir d’une liberté qui rendrait la surveillance municipale trop difficile ou même 1149 L’article 30 du décret des 19 et 22 juillet 1791donne la possibilité aux municipalités de taxer la viande. Pierre LAROUSSE, article « Boucherie », Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, 1866-1879, Slatkine Reprints, 1982, tome II, 2e partie, p 1053. 1150 1151 Ultra royaliste, le comte de Corbière (1766-1853) est ministre sans portefeuille du second ministère Richelieu en 1820-1821 avant d’être ministre de l’Intérieur sous le ministère Villèle (1821-1828). On trouve une biographie de Corbière dans Benoît YVERT (dir.), Dictionnaire des ministres (1789-1989), Perrin, 1990, pp 116-118. 1152 La circulaire du 22 décembre 1825 est un exposé des principes de la jurisprudence de l’administration supérieure sur les dispositions des règlements de police qui concernent la boucherie et la charcuterie. Un « complément aux instructions relatives au commerce de la boucherie et de la charcuterie » a été apporté par la circulaire du ministre de l’Intérieur du 22 septembre 1826. Archives Départementales du Nord, M 448/1. 218 impossible. D’un autre côté, le gouvernement, qui seul eût pu mettre en harmonie tous ces intérêts, en édictant un règlement général d’administration publique sur cette importante matière, se borna à poser quelques règles dans la circulaire du 22 décembre 1825 (…). De sages prescriptions, dans l’intérêt bien entendu de l’hygiène publique, favorisèrent l’établissement d’abattoirs municipaux, et supprimèrent les tueries particulières. Peu à peu ce régime, qui avait été éprouvé en Belgique, en Suisse, en Piémont, en Prusse, en Angleterre, que Lyon, Lille, Rouen, Toulouse, Bordeaux et les grandes communes suburbaines qui entourent Paris avaient expérimenté avec succès, devint celui de presque toute la France, y compris la capitale1153 ». Après cette parenthèse provinciale, revenons donc à la situation parisienne. Les conséquences de l’ordonnance du 12 janvier 1825 pour les bouchers parisiens Le Syndicat de la Boucherie a réclamé en 1825 une indemnité pour compenser la perte du privilège liée à la fin de la limitation du nombre d’étaux. Le conseil municipal de Paris, la Chambre de commerce et le comité de l’intérieur du Conseil d’Etat ont examiné avec beaucoup de soin cette requête et sont tous arrivés à la même conclusion : il n’y a pas lieu d’accorder une indemnité aux bouchers. Les principaux motifs de ce refus sont les suivants : • Le gouvernement n’est tenu à l’indemnité que dans les cas où, pour raison d’utilité publique, il exige le sacrifice de droits réels ou une cession de propriété. • La loi de 1811 n’a pas confié de droit réel et il n’y a pas eu de contrat entre le gouvernement et les bouchers. • En principe, le gouvernement ne se lie pas par un règlement d’administration publique et il est de son devoir de changer le droit lorsque des raisons d’intérêt général lui en font sentir la nécessité. • Le gouvernement ne garantit à personne le statu quo de la législation et des mesures administratives. • Une spéculation commerciale, entreprise sous l’empire d’une législation, demeure éventuellement soumise à toutes les variations que cette loi peut éprouver. • Les bouchers n’ont payé aucun droit pour jouir des avantages accordés. • Ce n’est pas parce qu’ils ont eu un privilège profitable pendant longtemps que la perte du privilège doit être indemnisée1154. A la lecture de ces éléments, on comprend que l’ordonnance du 12 janvier 1825 n’est pas seulement une mesure prise pour défendre les intérêts particuliers des éleveurs normands ou du ministre des finances, mais qu’elle répond à un désir profond du nouveau roi Charles X de mener une politique de réaction en rupture avec celle de son frère défunt. La dose de libéralisme distillée par Villèle est néanmoins très limitée car « l’administration, qui voulait bien satisfaire les éleveurs en leur procurant le plus d’acheteurs possibles, ne renonça pas à sa tutelle ; elle maintint le certificat de bonne vie et mœurs, le certificat d’apprentissage, le cautionnement, la Caisse de Poissy ; le préfet de la Seine fixa, à la place du syndicat 1153 1154 Pierre LAROUSSE, op. cit., p 1053. HEURTIER, Rapport sur le régime exceptionnel de la Boucherie à Paris, 26 novembre 1853. La revue municipale, juin 1854, p 1260. BHVP, Per 4° 133. 219 supprimé, le crédit des bouchers ; la vente en gros fut prohibée ; chaque boucher ne put tenir qu’un étal, il dut le tenir en personne et faire directement ses achats sur les marchés. Les charges se trouvèrent donc aggravées et les bouchers perdirent le privilège de la limitation qui leur servait de compensation1155 ». Le Syndicat de la Boucherie de Paris est effectivement supprimé le 22 septembre 1825 et l’administration des abattoirs est confiée à la Préfecture de la Seine (appointements des 6 inspecteurs de boucherie et des 18 employés surveillant les bestiaux dans les abattoirs)1156. Un transfert de compétences s’effectue aussi entre le Syndicat de la Boucherie et la Ville de Paris, tant au niveau des dépenses (service des abattoirs, secours et pensions aux anciens bouchers) qu’au niveau des recettes (produit des fumiers des bouveries et des bergeries, produit des vidanges et voiries provenant des abattoirs)1157. Le syndicat est donc supprimé entre 1825 et 1829 et perd ses sources de revenus. La société de secours mutuels du Syndicat semble donc vouée à la faillite. Elle va néanmoins réussir à traverser cette période difficile. En 1825, 30 sociétaires démissionnent de la mutuelle du Syndicat. Les finances sont mauvaises car la subvention annuelle de 2000 francs promise par le Syndicat n’est pas versée en 1826, 1827 et 1828. Quand le Syndicat est rétabli en octobre 1829, la mutuelle s’empresse de réclamer les arriérés dus. A cause de la révolution de juillet 1830, le syndic Horaist, effrayé, décide de suspendre les fonctions du Syndicat pendant trois mois. Finalement, la mutuelle du Syndicat ne touche aucune subvention entre 1825 et 1830 et ne pourra obtenir aucun paiement des arriérés1158. Cette mutuelle se trouve donc durablement affaiblie financièrement face à la société des Vrais Amis qui fonctionne sans l’aide du Syndicat. Les conséquences sur l’abattage et le commerce de gros L’article 12 de l’ordonnance du 12 janvier 1825 établit un monopole pour les abattoirs municipaux, entérinant donc les décisions prises depuis 1810 concernant la fermeture des tueries particulières dans Paris1159. Alain Boulanger remarque que cette décision rejoint « la législation adoptée chez nos voisins belges, suisses ou anglais, et déjà expérimentée avec succès dans quelques villes comme Lyon, Lille, Rouen ou Bordeaux1160 ». Ce qui pose problème aux défenseurs de la boucherie traditionnelle, c’est que l’ordonnance de 1825 favorise aussi le développement du commerce de gros. Ce n’est d’ailleurs pas le monopole des abattoirs généraux qui en serait responsable mais tout simplement la fin de la limitation du nombre des bouchers : « les nouveaux bouchers établis, soit par défaut de connaissance du bétail sur pied, soit par manque de capitaux nécessaires, s’approvisionnèrent chez leurs confrères. C’est ainsi que, bien que la concurrence soit devenue plus grande, il s’établit une sorte de monopole en faveur d’un petit nombre de bouchers qui, seuls, purent continuer à s’approvisionner sur le marché au détriment des 1155 Emile LEVASSEUR, op. cit., p 557. 1156 Louis GOYARD, op. cit., juin 1888. 1157 HEURTIER, op. cit., p 1259. 1158 Louis GOYARD, op. cit., juin 1888. 1159 Alfred DES CILLEULS, op. cit., p 285. 1160 Alain BOULANGER, op. cit., p 18. 220 autres1161 ». Ce raisonnement un peu simpliste reprend les arguments du conservateur des abattoirs généraux de la Ville de Paris, Louis Charles Bizet, auteur en 1847 d’un ouvrage hostile à la liberté de la boucherie1162. Hubert Bourgin, qui s’est interrogé sur le rôle de l’ordonnance de 1825 sur le développement de la boucherie en gros, nous donne une analyse beaucoup plus fine et nuancée. Il part d’un témoignage tiré de l’enquête parlementaire de 1851 : « les nouveaux bouchers (établis après 1825), se trouvant dans la situation de tous ceux qui entreprennent une industrie sans la connaître et sans s’être assuré une clientèle préalable, n’ont pas pu paraître sur les marchés. Ils ont acheté à leurs confrères le peu de viande qu’il leur fallait ; ainsi s’est établie la vente à la cheville. Nous avons la conviction, nous, que, si les règlements permettaient de doubler le nombre des bouchers, le commerce à la cheville deviendrait de plus en plus considérable, quand bien même le marché serait sous les murs de Paris1163 ». Or nous savons que le commerce à la cheville existe depuis le XVIIIe siècle au moins. La fin de la limitation en 1825 a donc pu accélérer une évolution déjà ancienne mais n’est pas seule responsable du déclin de la boucherie traditionnelle associant abattage et commerce de détail. Hubert Bourgin souligne très justement les incohérences du discours des partisans du monopole : « Que deviennent ces démonstrations, que deviennent même ces récits des faits en face de la réalité objective ? Comment l’acte de 1825 a-t-il pu être la cause d’un phénomène constaté bien antérieurement ? Comment l’acte de 1829 a-t-il pu ne pas mettre fin à ce phénomène, puisqu’il abolissait l’acte de 1825 ? La coexistence de deux faits, l’un législatif et l’autre économique, entre 1825 et 1829, a donné lieu à l’hypothèse d’un lien causal, qui n’a pas été vérifiée par l’étude des phénomènes antérieurs et des phénomènes ultérieurs 1164». Avec sa démarche rigoureuse, Hubert Bourgin nous livre alors la solution de l’énigme et détruit le raisonnement simpliste de Louis Charles Bizet : « Cette erreur s’explique par des raisons subjectives, raisons de sentiment et d’intérêt. « On redoute le monopole de 50 bouchers en gros faisant le commerce à la cheville en présence de 450 autres bouchers » écrit le préfet de police en 18421165 : on redoute, et cette appréhension fausse l’interprétation des faits. « Si un tel état de choses pouvait continuer, écrit Bizet au sujet du monopole des bouchers chevillards, il est évident que trente à quarante bouchers finiraient par se rendre les maîtres du prix des bestiaux sur les marchés d’approvisionnement, comme ils se rendraient maîtres du prix des viandes dans les abattoirs, en les vendant à leurs confrères, qui, au lieu d’être bouchers, ne seraient plus alors que des marchands de viande en seconde main 1166 ». Ce dernier phénomène s’est réalisé : s’est-il réalisé comme la conséquence de ceux que décrivait hypothétiquement Bizet ? comme la conséquence d’un monopole résultant d’une liberté factice et anormale ? Il n’en est rien : le phénomène s’est développé et accompli dans sa généralité supérieure aux causes particulières et partielles que lui ont attribuées des 1161 Ibid. 1162 Louis Charles BIZET, Du commerce de la boucherie et de la charcuterie de Paris et des commerces qui en dépendent, Paris, Dupont, 1847, p 485. Bibliothèque Administrative, 3412. 1163 Enquête législative sur la production et la consommation de la viande de boucherie, ordonnée par les résolutions de l'Assemblée nationale des 13 et 21 janvier 1851, tome 1, p 278. Bibliothèque Administrative, 3414. 1164 Hubert BOURGIN, op. cit., p 97. 1165 Préfecture de Police de Paris, Documents fournis par le préfet de police au Conseil municipal de Paris et à la commission d'enquête de l'Assemblée Nationale sur le commerce de la viande , Imprimerie Nationale, 20 juin 1851, p 120. Bibliothèque Administrative, 10 547. 1166 Louis Charles BIZET, op. cit., p 137. 221 observations imparfaites ou prévenues1167 ». En 1861, dans un rapport adressé au ministre de l’agriculture et du commerce, Robert de Massy écrivait : « Le commerce de la cheville s’est maintenu jusqu’ici en dépit de toutes les mesures que l’administration a prises pour le faire cesser, parce que, dans l’état actuel des choses, il est, non seulement utile, mais même nécessaire1168 ». Hubert Bourgin apporte le commentaire suivant : « Cette nécessité, c’est la nécessité du phénomène social, déterminé par des causes sociales dont il est l’effet et le produit. Ces causes sont ici intrinsèques : nous les résumons ou plutôt nous exprimons leur action, c’est-à-dire que nous les constatons sans les expliquer à proprement parler, en disant que le phénomène considéré résulte de la décomposition du procès industriel, et qu’une industrie primitivement intégrée dans ce procès s’en différencie et s’en détache. Contre une pareille action on comprend l’impuissance de toutes les mesures administratives ; on mesure aussi l’erreur de ceux qui, par de telles mesures, prétendaient l’empêcher 1169». Le député Boulay de la Meurthe, membre du Conseil municipal de Paris puis du Conseil général de la Seine, opposé à la liberté de la boucherie, écrit dans son célèbre rapport de 1841 : « Lors même qu’il serait vrai que le commerce à la cheville fût une application du principe de la division du travail, il n’en faudrait pas moins l’interdire, car il irait contre le but que l’on s’est proposé en organisant la boucherie. Ce but a été, non de diviser un travail qui n’a pas besoin de divisions, mais au contraire d’avoir un corps de bouchers connaissant toutes les parties de leur état et capables de concourir entre eux sur toutes ces parties1170 ». Hubert Bourgin réplique sèchement : « Les faits ont réduit à néant cette théorie administrative et dogmatique, et le bon sens des techniciens contemporains y répond victorieusement1171 ». Il cite alors Ernest Pion : « Il y a un fait de division du travail qui ne pourrait être absolument condamné, puisque les rouages sont sans cesse en action, sans qu’on voie nettement qu’aucun soit inutile1172 ». Hubert Bourgin conclut en des termes modestes : « C’est a insi que, par ses transformations, le procès industriel s’adapte aux conditions de la vie économique. La différenciation de l’industrie de l’abatage et de la boucherie en gros est donc due aux causes intrinsèques du développement industriel. Que sont ces causes ? Ce sont des phénomènes internes d’adaptation. Nous en ignorons le mécanisme ; nous en constatons seulement les effets terminaux, qui sont ici les phénomènes de spécialisation ; nous constatons aussi, par une observation générale et confuse, le phénomène extérieur qui les détermine, et qui est la variation du milieu économique auquel l’industrie s’adapte ; mais de cette détermination première au dernier effet terminal, nous ne saisissons pas les actions et les réactions du phénomène intime1173». Les propos d’Henry Matrot sont très clairs, malgré une certaine exagération. « A 1167 Hubert BOURGIN, op. cit., pp 97-98. 1168 Jules Robert de MASSY, Des halles et marchés, et du commerce des objets de consommation à Londres et à Paris, Imprimerie Impériale, 1861, tome II, p 205. 1169 Hubert BOURGIN, op. cit., p 98. 1170 Henri Georges BOULAY DE LA MEURTHE, Rapport sur l’organisation du commerce de la boucherie, fait au conseil municipal de Paris au nom d’une commission spéciale , séance du 13 août 1841. Bibliothèque Administrative, 21 520 (1). 1171 Hubert BOURGIN, op. cit., p 98. 1172 Ernest PION, Le commerce de la boucherie à Paris, Colin, 1890, p 284. BNF, 8° S 6784. 1173 Hubert BOURGIN, op. cit., p 99. 222 l’inauguration des abattoirs, en 1818, toute la boucherie de Paris est régulière. (…) C’est après la liberté de la boucherie, en 18291174, que l’on voit se dessiner une tendance, dans ce commerce, à se diviser en deux corporations distinctes, quelques bouchers commencent à vendre à la cheville aux nouveaux bouchers établis, le maître garçon à deux mains devient maître garçon d’échaudoir ; il y eut à cette époque une poussée pour les maîtres garçons intelligents et capables, maître garçon d’échaudoir était une position, ne faisant plus partie du personnel de l’étal, ils purent alors vivre dans leur famille ; c’est le commencement de la fin du garçon boucher connaissant le travail de l’étal et de l’échaudoir, et c’est là qu’on voit arriver les seconds d’échaudoir, les gratte ratis. Sous la même dénomination de « garçons bouchers » le garçon boucher d’échaudoir sera incapable de reconnaître à quelle partie de l’animal appartient un morceau découpé de même qu’un garçon d’étal sera incapable de couper un pied de mouton : la vente à la cheville créa des spécialistes. Nous en arrivons aux garçons bouchers étaliers et aux garçons bouchers d’échaudoir, les garçons bouchers à deux mains devinrent rares1175». Nous touchons ici du doigt une des évolutions majeures du métier de boucher entre l’Ancien Régime et le XX e siècle : le passage du boucher « polyvalent » (à la fois acheteur de bétail, abattant et débitant de viande) au boucher « spécialisé », soit dans l’achat du bétail et l’abattage (il s’appelle alors boucher de gros ou chevillard), soit dans la vente au détail de la viande (il s’appelle alors boucher détaillant). Cette évolution est décriée et combattue par de nombreuses personnes au XIXe siècle, à commencer par le syndicat de la Boucherie de Paris, et ses soutiens dans les différentes administrations parisiennes (Louis Charles Bizet et Henri Georges Boulay de la Meurthe par exemple). Néanmoins, comme le remarque très justement Hubert Bourgin, cette évolution du métier a été inéluctable et irréversible. L’administration elle-même, en interdisant le commerce à la cheville mais en tolérant son développement progressif, s’est contentée de laisser le processus se dérouler naturellement. Une application plus stricte de l’interdiction du commerce à la cheville aurait peut-être pu ralentir l’évolution mais ne l’aurait sans doute pas empêchée. Si l’on revient précisément à l’ordonnance royale du 12 janvier 1825, il faut reconnaître que ce texte n’est pas à l’origine de changements profonds mais il permet l’accélération de tendances déjà amorcées, en rendant obligatoire l’usage des abattoirs municipaux et en permettant le développement d’une concurrence plus forte (avec la fin de la limitation du nombre des bouchers). Il reste à savoir si la population a pu en retirer quelque profit. Les conséquences pour la population Entre 1825 et 1828, on passe de 370 à 514 bouchers à Paris1176. Mais, contrairement aux résultats escomptés, le développement de cette concurrence nouvelle entraîne une augmentation des prix et des faillites ! La viande augmente de 25% en cinq ans1177. Ce paradoxe est rapporté par de nombreux auteurs, comme par exemple Georges Chaudieu : « Ce qui devait se passer arriva, le nombre des points de vente se multiplia, et l’on vendit de la 1174 Henry Matrot se trompe d’année : la liberté de la boucherie date de 1825, pour disparaître en 1829. 1175 Henry MATROT, Vieux Souvenirs, 1910, p 46. Louis GOYARD, « Origine et développement des sociétés de secours mutuels », Bulletin mensuel de la Société de prévoyance et de secours mutuel de la boucherie de Paris (les Vrais Amis), juin 1888. 1176 1177 Alfred DES CILLEULS, op. cit., p 285. 223 viande jusque dans les étages des maisons. Une concurrence impitoyable s’ensuivit, les plus faibles furent ruinés et ruinèrent du même coup leurs fournisseurs, et dans le désordre il s’établit un monopole de fait en faveur d’un petit nombre. La viande coûta très cher aux Parisiens1178 ». Emile Levasseur confirme que la population ne retire aucun bénéfice de l’expérience libérale de 1825-1829: « Beaucoup de gens s’établirent, mais avec de pareilles conditions, peu devaient prospérer. Les prix du marché s’élevèrent quelque peu à cause de la multiplicité des acheteurs ; mais la consommation ne s’accrut pas 1179 ». Adversaire farouche de la liberté de la boucherie, Louis Lazare dénonce l’ordonnance de 1825 avec des arguments souvent excessifs, qui sont les suivants : • Un monopole s’établit car peu de bouchers ont pu continuer à s’approvisionner sur les marchés (les autres bouchers font faillite ou achètent en seconde main). • La libre concurrence ne peut s’appliquer à la boucherie car la viande est périssable : c’est une denrée achetée en grande quantité et vendue au détail. • Les prix augmentent légèrement depuis 1824. • On assiste à une diminution du nombre de bœufs gras achetés à Paris, et à une baisse des ventes sur les marchés de Sceaux et Poissy en 1827-1829, alors que le nombre de bestiaux augmentait régulièrement avant 18251180. Les adversaires de la liberté du commerce prétendent donc que l’ordonnance de 1825 a été néfaste pour l’élevage et qu’elle a entraîné une désorganisation de l’approvisionnement. Dans son rapport de 1853, le directeur général de l’agriculture et du commerce, Heurtier, dénonce ces spéculations hasardeuses sur la diminution du poids des bestiaux entre 1825 et 1829. Pour lui, non seulement le poids n’est pas un gage de qualité de la viande, mais de plus, le poids moyen des bœufs n’a pas varié entre la période 1825-1829 (325,15 kg) et 1830-1834 (325,17 kg)1181. L’ordonnance de 1825 ne semble donc pas avoir amélioré la situation alimentaire des Parisiens. L’arrivée de Polignac et de son ministère ultra au pouvoir en 1829 va marquer la fin de cette courte et timide expérience libérale. « Une ordonnance du 18 octobre 1829 rétablit le syndicat et interdit le commerce de gros : le nombre des bouchers parisiens revint à 4001182 ». b) L’ordonnance royale du 18 octobre 1829 Dès mai 1826, les bouchers ont envoyé à la Chambre des députés une pétition contre le nombre croissant des nouveaux confrères1183. Face aux plaintes des éleveurs et des bouchers, l’administration revient à ses traditions autoritaires sous Polignac. Adversaire du privilège, Alfred des Cilleuls dénonce la coalition des bouchers et des éleveurs qui ont obtenu 1178 Georges CHAUDIEU, op. cit., p 46. 1179 Emile LEVASSEUR, op. cit., p 557. 1180 Louis LAZARE, « De la boucherie parisienne », La Revue municipale, n°157, 16 octobre 1854, p 1336. 1181 HEURTIER, Rapport au ministre de l’Agriculture, du Commerce et des Travaux Publics, sur le régime exceptionnel de la Boucherie de Paris, 26 novembre 1853. La revue municipale, juin 1854, p 1259. BHVP, Per 4° 133. 1182 Alain BOULANGER, op. cit., p 18. 1183 Séance de la Chambre des députés du 13 mai 1826. Moniteur, p 723. 224 gain de cause, sans que le gouvernement ne sollicite l’avis du Conseil municipal, de la Chambre de commerce ou du Conseil d’Etat 1184. L’ordonnance royale du 18 octobre 1829 remet en vigueur, « en les complétant, les dispositions réglementaires appliquées antérieurement à 1825, c’est-à-dire la limitation du nombre des établissements de boucherie, le syndicat, la nécessité d’une autorisation pour s’établir, le versement d’un cautionnement, l’obligation d’acheter les bestiaux sur certains marchés seulement, l’obligation de les abattre exclusivement dans les abattoirs municipaux, la défense de la vente à la cheville (en gros et demi-gros), la caisse de Poissy, etc1185... ». Auteur favorable au maintien du privilège des bouchers, Louis Lazare note que cette ordonnance du 18 octobre 1829 a été précédée d’une enquête constatant les nombreux abus résultants de la liberté, tels que la hausse des prix ou la santé publique compromise. Il énumère les mémoires qui montrent que la liberté commerciale a été funeste à la Ville de Paris : mémoire du préfet de police Debelleyne en octobre 1828, mémoire du préfet de police Mangin en septembre 1829, mémoire du préfet de la Seine, le comte Chabrol, en décembre 18291186. Louis Lazare affirme qu’en 1828, le comte Chabrol regrette d’avoir obéi au roi en 1825 sur la liberté de la boucherie, et que son successeur à la préfecture de la Seine, le comte de Rambuteau, est beaucoup plus ferme, car il ne veut « à aucun prix faire de concession au sujet de l’approvisionnement de Paris, parce que toute concession de ce genre est nuisible aux gouvernants et fatale à la ville de Paris1187». Ainsi les autorités mettent fin à l’expérience libérale mise en place en 1825 et rétablissent le Syndicat de la Boucherie de Paris (30 membres désignés par le préfet de police). L’ordonnance royale d’octobre 1829 limite « à nouveau le nombre des bouchers à 400, et, pour exercer leur commerce chacun dut verser un cautionnement de 3000 francs à la Caisse de Poissy. Ceux qui purent le faire furent appelés par leurs confrères, tout le reste de leur vie, « bouchers de Charles X1188 ». Avant de commenter l’augmentation de la caution, précisons d’abord que le syndicat des bouchers est rétabli mais qu’il reste étroitement subordonné aux autorités. Emile Levasseur insiste sur l’importance de cette tutelle administrative : « Ce syndicat n’avait pas la même indépendance que celui des anciennes corporations. Il avait la direction des abattoirs, et connaissait, sous le rapport de la discipline intérieure, des difficultés entre bouchers et étaliers. Mais c’était le préfet qui nommait, tous les ans, sur vingt candidats présentés par le syndicat, les dix bouchers chargés de faire les fonctions d’électeurs ; le corps des bouchers ne prenait aucune part aux élections. Le syndicat ne faisait que proposer les six inspecteurs qui surveillaient les étaux et les abattoirs : c’était le préfet qui les nommait 1189 ». Pourquoi avoir augmenté le cautionnement des bouchers, en supprimant la seconde classe (caution de 2000 F) et la troisième classe (caution de 1000 F) ? Emile Levasseur évoque les raisons suivantes : « L’intérêt de ces cautionnements servit à payer les dép enses du syndicat, à racheter successivement des étaux jusqu’à réduction au nombre légal, et à donner, e siècle : tome II (1830-1870), H. Alfred des CILLEULS, Histoire de l'administration parisienne au XIX Champion, 1900, p 183. 1184 1185 Maurice BLOCK, article « Boucherie », Dictionnaire de l’administration française , Berger-Levrault, 1898, p 301. 1186 Louis LAZARE, « De la boucherie parisienne », La Revue municipale, n°155, 16 septembre 1854, p 1314. 1187 Louis LAZARE, « De la boucherie parisienne », La Revue municipale, 1855, p 1536. 1188 Georges CHAUDIEU, op. cit., p 47. 1189 Emile LEVASSEUR, op. cit., p 557. 225 avec l’approbation du préfet, des secours ou des pensions aux anciens bouchers et employés de la boucherie qui manqueraient des moyens suffisants de pourvoir à leur subsistance1190. » Concernant le rachat des étaux pour atteindre l’objectif officiel de 400 bouchers dans Paris, il n’a pas été appliqué car on compte 500 bouchers parisiens entre 1830 et 1858, date de la fin définitive de la limitation. A partir de la monarchie de Juillet, l’administration se contente dans les faits d’une limitation à 500 étaux. Seuls 13 étaux sont achetés et fermés par le syndicat en 1830 (le prix de l’étal est inférieur à 15 000 F) 1191. Selon Heurtier, le principe du cautionnement a été mis en place en 1802 pour empêcher une trop grande variation du nombre des étaux, car tout boucher qui quitte son commerce sans la permission du préfet de police ou sans en faire la déclaration six mois à l’avance, perd son cautionnement. Heurtier remarque que cette disposition n’a pas été reprise dans l’ordonnance d’octobre 1829 1192. Donc, entre 1829 et 1858, la caution de 3000 F versée par les bouchers sert simplement à assurer le service de la caisse de Poissy. L’ordonnance du 18 octobre 1829 rétabli t le syndicat, augmente le cautionnement, défend d’exploiter plusieurs étaux et réaffirme la défense de vendre en gros 1193. Heurtier souligne que l’interdiction du commerce à la cheville est assez illusoire car cette pratique a toujours existé et que la préfecture de police déclare qu’il lui est impossible de l’empêcher. D’autre part, Heurtier affirme que la vente à la cheville est nécessaire à la Boucherie de Paris. Ses arguments sont les suivants : • Tous les bouchers n’ont pas les connaissances et le sens tactile nécessaires pour acheter les bestiaux sur pied (vivants). Ils ont alors plus d’avantage à acquérir la viande abattue d’un confrère. • La différence de consommation entre les quartiers pauvres (bas morceaux) et les quartiers riches (morceaux de choix) rend nécessaire la faculté de pouvoir revendre de la viande à un confrère. • La salubrité y gagne car si un boucher peut vendre ses surplus à un confrère, le surplus ne restera pas à l’étal plusieurs jours. La vente à la cheville permet de proportionner ses achats selon l’importance du débit 1194. L’interdiction de la cheville n’a pas été respectée. L’ordonnance de 1829 « fut éludée par les bouchers chevillards avec l’aide des bouchers acheteurs à la cheville. Le boucher faisait acheter pour son compte, par le chevillard, les animaux dont il avait besoin, et l’opération était déguisée sous le couvert d’un mandat salarié. La préfecture de police devait renoncer à l’application de l’ordonnance et reconnaître la légitimité et l’utilité de ce commerce1195 ». 1190 Ibid., p 558. 1191 Louis GOYARD, op. cit.. 1192 HEURTIER, op. cit., p 1260. 1193 Un seul boucher parisien, Raphaël Danlos, est autorisé à exploiter deux boucheries. Louis GOYARD, op. cit. 1194 HEURTIER, op. cit., p 1260. 1195 Marcel BAUDIER, Le commerce du bétail et de la viande en France, Thèse de Droit, Paris, 1914, p 149. 226 Les réactions face à l’ordonnance de 1829 On s’en doute, la Chambre de Commerce de Paris eut une réaction très hostile à la décision prise par Polignac de rétablir le privilège des bouchers. Dans un rapport de novembre 1829, on trouve des formules très claires (du type « le privilège est une faveur toujours dangereuse ») et l’auteur n’hésite pas à employer des néologismes expressifs comme : « La Chambre doit protester contre l’inutilité ou du moins l’intempestivité de l’ordonnance du 18 octobre 1829, que dans tous les cas elle doit faire comprendre au ministre qui l’a contresignée son illégalité et son inconsistantionalité (sic)1196». Le Syndicat de la Boucherie de Paris est le premier bénéficiaire de l’ordonnance du 18 octobre 1829 et a toutes les raisons d’être satisfait. Pourtant, les bouchers ont tenté une action judiciaire contre la caisse de Poissy à partir de 1829. « Un boucher, le sieur Riom, auquel se réunirent plus tard les syndics de la corporation, prétendit que la Caisse de Poissy percevait un impôt illégal et très onéreux pour le commerce ; car, d’une part, la perception n’avait pas été autorisée par la loi, et, d’autre part, le boucher était tenu de payer l’herbager par l’intermédiaire de la caisse, et d’acquitter, à ce titre, un droit fixe par tête, lors même qu’il avait par devers lui les fonds nécessaires à ses opérations. Les sieurs Riom et consorts attaquaient en conséquence la base même du droit, et ils réclamaient la restitution des sommes qu’ils avaient pu payer à la ville 1197». Comment faut-il interpréter cette requête des bouchers contre la caisse de Poissy ? Dans le cadre de l’expérience libérale de 1825-1829, ont–ils tenté d’obtenir d’importantes concessions pour compenser la disparition du privilège ? Il est néanmoins curieux de voir que le Syndicat lance une action judiciaire contre la caisse de Poissy alors qu’il est évident que sa disparition entraînerait aussitôt la ruine du Syndicat ! Il est paradoxal de voir une institution corporative mener un combat contre les taxes qui servent à son financement ! Cette démarche des bouchers en 1829 s’apparente donc plutôt à une réclamation de patrons contre l’Etat (fonctionnement qu’on retrouvera dans le syndicalisme patronal dans la seconde moitié du XIXe siècle) plutôt qu’une action corporative traditionnelle d’Ancien Régime où le lien « protecteur » entre le corps de métier et le pouvoir monarchique n’est jamais remis en cause. Le Syndicat de la Boucherie étant rétabli en octobre 1829, il est peu probable que la suppression de la caisse de Poissy ait été envisagée par les autorités en 1829. La requête de Riom est d’ailleurs rejetée le 21 août 1829 par le tribunal de première instance de la Seine. « Ce jugement est fondé sur ce que l’on ne peut voir dans le droit dit de la Caisse de Poissy qu’un droit d’octroi ; que le mode de perception, qui est laissé par la loi à la délibération de l’Administration municipale, importe peu ; que les formalités prescrites par la loi du 28 avril 1816, pour l’établissement des droits d’octroi, ont été remplies ; que, dès lors, le droit de Caisse de Poissy ne peut être considéré comme un impôt illégal1198». Là où le pouvoir ne voit qu’un droit d’octroi, les bouchers voient, à juste titre, un système contraignant et inutile de crédit obligatoire et de garantie des paiements. Les bouchers font donc appel du jugement, mais ils sont de nouveau déboutés par un arrêt de la Cour royale de Paris du 15 janvier 1831. « Les bouchers se pourvurent alors en cassation ; 1196 GANNERON, Rapport de la Chambre de commerce de Paris du 11 novembre 1829, envoyé au ministre de l’Intérieur le 25 novembre 1829. CCIP, VII 3.60 (1). 1197 Armand HUSSON, op. cit., p 234. 1198 Ibid., p 234-235. 227 mais un arrêt du 22 mars 1832 rejeta leur pourvoi1199». L’ironie du sort veut que cette démarche en somme assez légitime se soit retournée contre les bouchers parisiens en 1832. « La légalité du droit de Caisse de Poissy se trouvait ainsi établie de la manière la plus formelle. Mais le procès qui avait eu beaucoup de retentissement, eut encore un autre résultat ; le ministre des finances réclama le dixième du produit des droits perçus, et la ville dût acquitter ce dixième, à compter du 1er janvier 18321200. » La tutelle de l’Etat sur la caisse se trouve donc renforcée alors qu’en 1829 Riom réclamait la suppression de celle-ci ! Le « code Mangin » du 25 mars 1830 L’ordonnance royale du 18 octobre 1829, qui rétablit le Syndicat de la Boucherie de Paris, est complétée par une ordonnance du préfet de police du 25 mars 1830, long recueil de 301 articles qui sert de règlement à la profession. Cette ordonnance complète et minutieuse « concernant le régime et la discipline intérieure du commerce de la Boucherie de Paris », est surnommée le « code Mangin », du nom du préfet de police de Paris de l’épo que1201. Selon Bertier de Sauvigny, le code Mangin a sans doute été élaboré avec le concours du Syndicat, ce qui est possible1202. Véritable synthèse des règlements précédents, le code Mangin de 1830 indique avec précision le rôle du Syndicat des bouchers, notamment pour le fonctionnement des abattoirs. Citons quelques extraits d’articles qui nous éclairent sur ses prérogatives : • Article 7 : Il y aura six inspecteurs de la boucherie, et plus, s’il est nécessaire, pour surveiller toutes les contraventions aux règlements qui pourront se commettre, réprimer le mercandage, et concourir, avec le syndicat, à l’exécution de toutes les mesures jugées nécessaires dans l’intérêt général. Ces six inspecteurs seront proposés par le syndicat au préfet de police, et nommés par ce dernier. (…) L’inspecteur de police constatera le fait de la mort des bestiaux morts naturellement dans les abattoirs. Les inspecteurs de la boucherie les enverront à la ménagerie, ainsi que toutes les viandes (dans quelque lieu qu’ils les trouvent) qu’ils reconnaîtront ne pouvoir être livrées à la consommation. 1199 Ibid., p 235. 1200 Ibid. 1201 Alfred DES CILLEULS, op. cit., p 285. 1202 Guillaume de BERTIER DE SAUVIGNY, Nouvelle Histoire de Paris : la Restauration (1815-1830), Association pour la publication d’une histoire de Paris, Hachette, 1977, p 120. 228 • Article 8 : Le syndicat nommera 18 surveillants, et plus s’il est nécessaire, dans les abattoirs, savoir : cinq à l’abattoir Montmartre (il y a deux portes), quatre à l’abattoir de Ménilmontant, trois à l’abattoir de Grenelle, trois à l’abattoir du Roule, et trois à l’abattoir de Villejuif. Ils seront chargés de la garde des clefs des échaudoirs, de la livraison des cuirs, peaux de veaux et moutons aux enleveurs des tanneurs et des mégissiers1203 ; du parcage des bestiaux dans les bouveries et bergeries ; de faire des rondes à certaines heures du jour et de la nuit, pour surveiller les bestiaux qui menaceraient de périr ; d’examiner s’il ne s’introduit pas dans les abattoirs des individus étrangers à leur service ; du lavage des coches ; enfin, d’exécuter tout ce qui peut contribuer à la sûreté et à la salubrité de ces établissements. • Article 9 : Il sera nommé par le préfet de police, sur la proposition du syndicat, deux surveillants aux parquets à moutons des barrières du Maine et de Clichy, pour faire le lotissage des moutons, de manière que les lots marqués appartenant aux divers bouchers leur soient exactement adressés. • Article 10 : (…) Comme il est essentiel que tous les employés de la boucherie connaissent cet état pour bien remplir leur service, dans l’intérêt général, ils (les inspecteurs et surveillants) seront choisis parmi d’anciens bouchers, ou fils d’anciens bouchers qui possèderont l’estime du commerce. • Article 11 : Les syndic et adjoints seront chargés de la répartition des échaudoirs entre les marchands bouchers de Paris, suivant les besoins de chacun d’eux ; mais cette répartition et les mutations qui seront demandées par la suite ne s’effectueront qu’après que le syndicat en aura obtenu l’autorisation de M. le préfet de police. • Article 12 : Ils seront chargés de procéder à la vente des vidanges et voiries provenant de l’abattage des bestiaux, ainsi qu’à celle des fumiers des bouveries et bergeries, dont les produits leur sont attribués par l’ordonnance royale du 28 octobre 1829. Ils seront également autorisés à renouveler le bail de la vente du sang des bœufs et vaches qui existe, et à comprendre dans cette vente le sang des veaux et moutons, pour le temps et de la manière qu’ils le jugeront le plus convenable, dans les intérêts du commerce, comme aussi à en répartir le montant, ainsi que par le passé. • Article 13 : Il y aura cinq conducteurs de bœufs, un conducteur de vaches, et, suivant les besoins du commerce, deux ou trois conducteurs de moutons, qui seront nommés par le préfet de police, sur la présentation du syndicat1204. Le Syndicat est donc clairement responsable de la police des abattoirs et y trouve une part importante de ses revenus, comme l’article 12 le montre. A la lecture de l’article 10, on s’aperçoit que la logique corporative est omniprésente dans les esprits de l’époque. Plutôt que de recruter les surveillants et inspecteurs de manière à en garantir l’impartialité et la plus grande indépendance possible, le préfet de police recommande un système de cooptation, basé sur le mérite et l’hérédité ! La préférence pour une transmission héréditaire du métier est 1203 Alors que le tanneur s’occupe des cuirs de bœuf et des peaux de veau, le mégissier s’occupe, par tannage à l’alun, des peaux très souples à partir de peaux brutes de mouton, d’agneau ou de chevreau. 1204 Préfet MANGIN, Ordonnance de police du 25 mars 1830 concernant le régime et la discipline intérieure du commerce de la boucherie de Paris. Annexes de l’enquête législative de 1851, p XXIV-XXV. Archives de Paris, D6Z5. 229 également présente dans les conditions d’admission au métier. Les articles suivants semblent tout droit sortis des statuts corporatifs d’Ancien Régime : • Article 23 : La veuve d’un boucher pourra succéder, même avant la réduction du nombre des bouchers à 400, à l’étal de son mari, sous quelque régime qu’elle ait été mariée, sauf le précompte des droits des héritiers du titulaire décédé. Lorsqu’une veuve bouchère convolera en secondes noces, son nouveau mari ne sera point titulaire de l’étal ; mais il sera, de plein droit, investi du droit de gérer et d’administrer le dit étal, et, par conséquent, d’aller sur les marchés de Sceaux et de Poissy (…). • Article 24 : Le fils pourra de même succéder à son père. • Article 25 : Il en sera de même de la fille tenant le comptoir de son père, si elle épouse un garçon boucher1205. Le Syndicat valorise la transmission héréditaire du métier et des charges, multiplie les moyens de contrôle sur les employés et conserve les attributions qu’il a obtenues depuis 18021811. Les articles suivants ne sont donc pas novateurs par rapport à la situation précédant 1830 et relèvent du rôle traditionnel du Syndicat : • Article 14 : Le syndicat connaîtra, sous le rapport de la discipline intérieure, de toutes les difficultés qui s’élèveront entre les marchands bouchers, les étaliers, les garçons bouchers et autres individus attachés au service des boucheries. Il connaîtra, par voie de conciliation, des difficultés contentieuses qui s’élèveront, soit entre les bouchers respectivement, soit entre les bouchers et les marchands de bestiaux. • Article 15 : Les mercuriales seront arrêtées dans chaque marché par deux bouchers, deux marchands de bestiaux, et l’inspecteur général des halles et marchés. • Article 16 : Le syndicat sera autorisé à accorder, sous l’approbation du préfet de police, suivant les ressources de sa caisse, des pensions aux anciens bouchers et employés de la boucherie qui manqueront des moyens suffisants pour subvenir à leur existence. Il distribuera par avance, aux bouchers et employés indigents, des secours, dont il présentera l’état de distribution à l’approbation du préfet de police, tous les six mois. • Article 17 : Il présentera, du 20 au 25 de chaque mois au plus tard, au préfet de police, un état indicatif du crédit individuel qui pourra être accordé à chaque boucher de Paris sur la caisse de Poissy, pour le mois suivant1206. La concurrence des bouchers de la banlieue est tolérée mais toujours limitée à certains marchés et seulement deux jours par semaine, comme il est précisé dans l’article 27 : « Les bouchers forains continueront à être admis, concurremment avec les dits bouchers de Paris, à vendre en détail de la viande à la halle des Prouvaires et dans les marchés Saint-Germain, des Carmes et des Blancs-Manteaux, les mercredi et samedi de chaque semaine1207 ». L’article 226 précise la répartition des places au marché des Prouvaires : 72 pour les bouchers de Paris 1205 Ibid., p XXVI. 1206 Ibid., p XXV. 1207 Ibid., p XXVI. 230 et 24 pour les forains1208. Il faut attendre 1848 pour que cette proportion s’inverse et que la vente des viandes à la halle devienne quotidienne. De même, ce n’est qu’en 1849 que la vente de la viande à la criée est autorisée au marché des Prouvaires, alors que le code Mangin de 1830, dans son article 244, interdit toujours le commerce des pièces détachées entre bouchers, à la halle et dans les marchés, « tant pour le boucher de Paris que celui de la campagne1209 ». Cela signifie que le réassortiment est officiellement prohibé alors qu’il se pratique assez couramment à Paris, vu les différences d’habitudes alimentaires et de niveau de vie selon les quartiers. Pourquoi en effet empêcher un boucher d’aller acheter chez un collègue quelques pièces pour réassortir son étalage ? Le code Mangin précise avec détail les domaines respectifs de compétence entre les bouchers et les tripiers, reprenant ainsi l’ordonnance de police du 28 mai 1812 que nous avons déjà évoquée1210. De nombreux articles de l’ordonnance du 25 mars 1830 sont également consacrés au commerce des suifs1211. Le préfet de police distingue trois catégories de personnes dans cette industrie en 1830 : « 1° les bouchers-fondeurs ; 2° les bouchers spécialisés ; 3° les bouchers non fondeurs, qui peuvent faire fondre leurs suifs par des fondeurs ou par des bouchers-fondeurs. A ce moment donc, au regard de l’administration, les fondeurs et les bouchers-fondeurs représentent au même titre l’industrie spéciale qui est en train de se détacher de la boucherie ; mais nous ne savons pas dans quelle proportion ils la représentent en réalité. Cette proportion nous est donnée pour 1844 : sur 15 établissements de fonderie de suif, 2 seulement appartiennent à des « marchands bouchers fondeurs1212 ». La boucherie est décidément en train de perdre cette industrie annexe1213». Enfin, le code Mangin réglemente également les itinéraires et modalités du transport des bestiaux depuis les marchés jusqu’aux abattoirs (huit articles sont consacrés à la « conduite des bestiaux ») et bien sûr la « police des marchés de Sceaux et de Poissy » (45 articles y sont consacrés)1214. 1208 Ibid., p XLIV. 1209 Ibid., p XLV. 1210 Le titre XI du code Mangin (22 articles ) est consacré à la triperie. Ibid., p XLVI-XLVIII. 1211 Le titre V du code Mangin (35 articles) est consacré à la fonte des suifs. Ibid., p XXXII-XXXV. Le titre XII du code Mangin (16 articles) est consacré au commerce des suifs. Ibid., p XLVIII-XLIX. Une ordonnance de police du 5 décembre 1831 complète ces dispositions sur le commerce des suifs. 1212 Almanach du commerce de la Boucherie, 1845, p 92. 1213 Hubert BOURGIN, op. cit., p 86. 1214 Préfet MANGIN, Ordonnance de police du 25 mars 1830 concernant le régime et la discipline intérieure du commerce de la boucherie de Paris. Annexes de l’enquête législative de 1851, p XXXVII-XLI. Archives de Paris, D6Z5. 231 3) LES TENSIONS AVEC LE POUVOIR SOUS LA MONARCHIE DE JUILLET (18301848) a) Des efforts existent sous la Monarchie de Juillet pour améliorer l’alimentation carnée des Parisiens Si l’on considère les choix protectionnistes retenus par la Restauration et par la monarchie de Juillet (la loi douanière de 1841 maintient un tarif prohibitif pour l’importation des bestiaux), on pourrait penser que les autorités se préoccupent peu de faire réellement baisser le prix de la viande. Il faut peut-être nuancer ce propos en ce qui concerne le règne de Louis-Philippe. Tout d’abord, bien que le système strict de la caisse de Poissy et de la limitation du nombre des étaux soit officiellement rétabli en 1829, n’oublions pas que, dès juillet 1830, la monarchie parlementaire suspend de facto l’application du texte. En tolérant le commerce en gros et un nombre important d’étaux de boucherie, surnuméraires aux yeux de la loi, on peut considérer que le nouveau régime se soucie de maintenir une certaine concurrence pour limiter un monopole total et empêcher une augmentation des prix. De même, en violant manifestement l’esprit de l’ordonnance de 1829, la monarchie de Juillet laisse entrer dans Paris toujours plus de « viande à la main », cette viande foraine provenant de la banlieue, qui ne présente peut-être pas toutes les garanties sanitaires requises mais qui se vend à des prix défiants toute concurrence. Reprenant des chiffres fournis par Armand Husson, Alfred des Cilleuls indique la quantité moyenne des viandes introduites annuellement dans Paris entre 1799 et 18451215 : Tableau 3 : Evolution des quantités de viandes introduites "à la main" dans Paris entre 1799 et 1845 1799-1808 596 167 kg 1809-1816 653 416 kg 1817-1824 1 172 589 kg 1825-1840 2 622 939 kg 1841-1845 3 143 439 kg Ces chiffres confirment tout à fait l’impression qui ressort à la lecture du témoignage d’Henry Matrot sur le monde pittoresque des anciennes boucheries des barrières d’octroi, qui a disparu en 1860 avec l’annexion des communes suburbaines 1216. Le pouvoir n’intervient 1215 1216 Alfred DES CILLEULS, op. cit., p 464. « Les barrières étaient largement pourvues de marchands d’objets soumis à l’octroi de Paris, notamment le vin et la viande. Les boucheries des anciennes barrières de Paris tenaient de la boucherie régulière, de la boucherie foraine et de la boucherie en gros ; elles possédaient abattoir, bouveries, bergeries dans les dépendances de l’établissement ; dans la plupart il s’y faisait un commerce considérable, la population de Paris avoisinant les barrières venait s’y fournir et profitait de la tolérance de l’octroi pour l’entrée des viandes, dites à la main, tous les bouchers de la grande et petite banlieue de Paris venaient s’y approvisionner ou s’y réassortir, elles alimentaient la halle à la viande et les marchés de Paris ; toujours titulaires des places réservées à la boucherie foraine, ces bouchers forains faisaient aux halles et marchés, le commerce en gros pour les veaux et le demi-gros pour les pièces détachées de toutes sortes : aloyaux, pans de veaux, carrés et gigots ; ils fournissaient en cuissots de veaux (…) la presque totalité des pâtissiers de Paris ». Henry MATROT, Vieux Souvenirs, 1910, p 43. 232 nullement contre cette « contrebande » active de viande qui se fait au détriment des recettes de l’octroi. Non seulement, le menu peuple est libre d’aller consommer du veau ou du mouton dans les guinguettes des faubourgs, mais de plus, les agents de l’octroi semblent particulièrement souples sur la quantité de viande que chaque famille peut faire entrer « à la main » ou « au panier » dans Paris. On peut alors imaginer que la même tolérance bienveillante s’exerçait vis-à-vis des marchands bouchers forains de banlieue qui viennent vendre leur viande deux fois par semaine sur les marchés de Paris. Ce laisser-aller général qui s’installe à partir de juillet 1830 n’était pas du tout du goût du Syndicat de la Boucherie de Paris : on comprend alors bien mieux la violence et la fermeté des attaques contre les chevillards, les forains et tous les autres fraudeurs possibles, qui agissent en toute quiétude malgré le code Mangin établi en mars 1830. Outre cette attitude laxiste du pouvoir à partir de 1830, qui devait permettre à une bonne partie des Parisiens d’améliorer l’ordinaire, deux nouveautés apparues en 1841 vont aider à l’amélioration de la situation alimentaire de la capitale. Il s’agit tout d’abord de la création des concours régionaux d’animaux gras. En encourageant les éleveurs à améliorer les races bovines, le gouvernement voulait sans doute améliorer leur rendement en lait et en viande1217. Il est révélateur que cette mesure soit prise en 1841, en même temps que la loi de douanes du 6 mai 1841 qui maintenait un tarif prohibitif sur les bestiaux étrangers1218. L’objectif est clair : protéger l’élevage national tout en l’encourageant à se moderniser e t à se rentabiliser. On comprendra assez aisément qu’une telle mesure n’aura d’effets visibles que plusieurs années plus tard. Pour certains auteurs, cette création des concours d’animaux gras n’empêche pas la consommation française de viande de rester faible. Ainsi, selon Jean Bataillard, la consommation générale annuelle en viande par habitant n’est que de 20 kg en France contre 42 kg en Belgique et 68 kg en Angleterre1219 ! L’autre nouveauté qui apparaît en 1841 est bien différente puisqu’il s’agit du premier « bouillon1220 ». Comme souvent, Henry Matrot est notre unique source concernant cette expérience innovante, promise à un bel avenir sous le Second Empire. « En 1841, le Hollandais Van Coppenaal demanda à la Préfecture de police l’autorisation d’ouvrir une boucherie; précurseur des « bouillons Duval » il s’engageait à ouvrir dans les différents quartiers de Paris des établissements de bouillon. Le gouvernement voyant dans le projet Van Coppenaal une œuvre presque philanthropique ou tout au moins qui répondait à un besoin, appuya sa demande auprès du syndicat de la boucherie. M. Vesque, syndic, la refusa en s’appuyant sur les ordonnances de 1829 et 1830. Benjamin Delessert, préfet de police, enjoignit au syndicat d’avoir à accorder la permission 1221 ; forcé de s’incliner devant un ordre 1217 Le spécialiste de cette question est sans conteste Jean-Luc MAYAUD, 150 ans d'excellence agricole en France: Histoire du concours général agricole, Belfond, 1991, 195 p. 1218 Pour plus de détails sur le maintien du protectionnisme sous la Monarchie de Juillet malgré les projets déposés par le comte d’Argout en 1832 et Thiers en 1834, je renvoie à Jean CLINQUART, L’administration des douanes en France sous la Restauration et la monarchie de Juillet, Association pour l’histoire de l’administration des douanes, 1981, pp 144-152. 1219 J. BATAILLARD, Histoire et législation de la boucherie et de la charcuterie, Besançon, 1869. 1220 Un « bouillon » est un restaurant qui offre à des prix raisonnables une cuisine simple mais de bonne qualité. A Paris sont célèbres les « bouillons Duval » et le bouillon « Chez Chartier », qui existe toujours. 1221 Henry Matrot commet une erreur : ce n’est pas Benjamin mais Gabriel Delessert qui est préfet de police de Paris de 1836 à 1848. Benjamin Delessert, frère aîné de Gabriel, est un grand industriel et banquier protestant, qui jouit de beaucoup d’estime et de prestige auprès des Parisiens, « à la façon dont il a fait servir une part importante de son énorme fortune au financement des nombreuses œuvres philanthropiques qu’il a fondées ou animées ». Philippe VIGIER, Nouvelle Histoire de Paris : Paris pendant la monarchie de Juillet, Hachette, 1991, p 359. 233 supérieur, M. Vesque donna sa démission, mais Van Coppenaal n’en eut pas moins sa permission. Il ouvrit un étal de boucherie place du Marché à la Verdure et un grand nombre d’établissements sous le nom de « Bouillon Hollandais » ; moins clairvoyant que Duval, ces établissements ne furent pas montés grandement, Van Coppenaal comptait surtout sur la clientèle à emporter, quelques tables seulement existaient pour la consommation sur place, il n’avait pas vu juste et après quelques années d’une demi-prospérité, tous ces établissements disparurent1222. » Bien qu’il s’agisse d’une initiative privée, le gouvernement et le préfet de police ont activement soutenu cette nouveauté, contre l’avis du Syndicat de la Boucherie. Le souci de répondre aux besoins des consommateurs populaires est nettement présent dans le soutien des autorités pour la création de ces premiers bouillons. Une tension est également clairement perceptible entre le Syndicat et les autorités, car la démission du syndic Vesque n’est pas anodine. b) Le débat sur l’utilité de la Caisse de Poissy est relancé à partir de 1837 Quand Armand Husson, chef de service à la Préfecture de la Seine, rédige en 1849 une note sur la caisse de Poissy, il en vante les mérites et défend son utilité, notamment dans les périodes troublées. « En 1830, immédiatement après les journées de juillet, les bouchers s’étaient rendus sans argent sur les marchés de Sceaux et de Poissy ; d’un autre côté, l’existence des barricades n’avait pas permis à l’Administration d’opérer aucun transport de fonds ; on pouvait donc craindre que le marché ne tint pas. Mais les employés s’étant présentés pour constater les transactions et ayant garanti les payements, la vente eut lieu comme à l’ordinaire et les herbagers furent payés à vue 1223 ». Par contre, Alfred des Cilleuls est très circonspect sur l’utilité de la caisse de Poissy. « On était loin, sous la monarchie parlementaire, d’avoir perdu confiance dans l’efficacité du rôle rempli par la caisse de Poissy, dont le comte de Rambuteau vantait les services1224; Cunin-Gridaine, sept ans après, ne se montra pas moins affirmatif et enthousiaste : « le gouvernement, dit-il, a fait certainement une bonne chose, quand il a créé cette institution1225 ». Vers la même époque, la caisse avait 63% des cautionnements en effets de commerce qui, à concurrence de 2% de leur valeur nominale, étaient irrécouvrables. Or en supposant que, sous l’Empire, l’état économique pût excuser l’emploi d’un établissement officiel, pour servir d’intermédiaire forcé entre les éleveurs et les bouchers, il aurait fallu 1222 Henry MATROT, Vieux Souvenirs, 1910, p 41. 1223 Armand HUSSON, « Notice sur l’inst itution et l’organisation de la Caisse de Poissy », Recueil des actes administratifs, n°9, 1849, p 236. 1224 Claude-Philibert Barthelot, comte de Rambuteau (1781-1869), est resté préfet de la Seine pendant 15 ans (1833-1848), succédant à Chabrol (1812-1830) et au comte de Bondy (1830-1833). Rambuteau s’entendait assez mal avec le préfet de police de Paris, Gabriel Delessert (1836-1848). Pierre LAVEDAN, Histoire de l’urbanisme à Paris , Hachette, 1993, p 362. On trouve une présentation de Rambuteau dans Philippe VIGIER, Paris pendant la monarchie de Juillet, Hachette, 1991, pp 142-143. 1225 Laurent Cunin-Gridaine (1778-1859), manufacturier à Sedan, ministre de l’agriculture et du commerce de mai 1839 à mars 1840, puis d’octobre 1840 à février 1848, est à l’origine de la loi sur le travail des enfants dans les manufactures (1841) et de la loi sur les brevets d’invention (juillet 1844). Benoît YVERT (dir), Dictionnaire des ministres (1789-1989), Perrin, 1990, p 120. 234 prouver que les motifs qui prévalurent en 1811 persistaient au bout de trente ans ! Mais cette démonstration ne fut ni faite, ni tentée1226 ». Alfred des Cilleuls résume assez bien l’opinion libérale des différents adversaires de la caisse de Poissy. Dans une brochure de 1838 imprimée par le Syndicat de la Boucherie de Paris, on trouve des éléments pour reconstituer le débat sur la caisse de Poissy et la situation réglementaire des bouchers parisiens1227. Cette brochure rassemble la correspondance d’Armand Aumont, boucher rattaché à l’abattoir de Grenelle, admis au Syndicat de la Boucherie en 1817 et syndic de la profession en 18321228. Quel est le contexte politique en 1837 ? Après l’échec du ministère Thiers en septembre 1836, Louis Philippe a choisi un proche, le comte Molé, comme président du Conseil. « Cela lui valut les critiques acerbes de ses adversaires, qui lui reprochaient aussi d’être pair de France : le roi n’avait donc pas choisi, pour la première foi s, son principal ministre au sein de la Chambre des députés1229 ». Comme le dit Jean-Claude Caron, « les années 1836-1840 sont marquées par un conflit parfois sourd, parfois ouvert entre le roi qui aspire à diriger personnellement les affaires du royaume, et une partie importante de la Chambre, pour qui le président du Conseil doit avoir les mains libres. Ce conflit se traduit par des renversements d’alliances fréquents et une certaine instabilité ministérielle 1230 ». D’ailleurs, quand Molé dissout la Chambre en octobre 1837 pour obtenir une majorité renforcée, une coalition commence à se former entre Guizot, Thiers et Odilon Barrot contre le « ministère de la Cour1231 ». La Chambre n’est donc pas monochrome quand s’ouvre le débat sur la boucherie parisienne. Les généraux Bugeaud et Demarçay interviennent à la Chambre le 25 mai 1838 pour dénoncer le prix élevé de la viande de boucherie1232. Bugeaud dénonce « la cherté des octrois et le monopole de la Boucherie ». Demarçay demande « de faire que le bétail étranger n'entr e pas chez nous sans charge ; je vous demanderai une protection de 32 à 40% ». Aumont répond à ces attaques dans une lettre du 10 juin 1838, insérée dans Le Constitutionnel du 19 juin 18381233. Il répond à Bugeaud qu’un boucher ne peut être « monopoleur » ni accapareur car le bœuf doit être tué rapidement sinon il dépérit, et vendu rapidement (un jour de retard et il n'est plus consommable et le prix de la viande est perdu). A Demarçay, il répond que depuis la loi 1226 Alfred DES CILLEULS, Histoire de l’administration parisienne au XIX e siècle, tome II (1830-1870), H. Champion, 1900, p 88. 1227 Correspondance d’Armand Aumont, boucher (55 rue de Seine St-Germain), imprimerie Lebègue, 1838, 12 p. BHVP, Ms CP 4818. 1228 Joseph Bonaventure Aumont (55 rue de Seine St-Germain) est syndic de la Boucherie parisienne dans l’Almanach du commerce de la boucherie de Paris de 1832. BNF, V 27630. 1229 Jean-Claude CARON, La France de 1815 à 1848, Armand Colin, 2002, p 117. 1230 Ibid., p 116. 1231 Ibid., p 119. 1232 Bugeaud (1784-1849), envoyé en Algérie en 1836, vainqueur d’Abd el-Kader en 1837, devient gouverneur général de l’Algérie en 1840. Sur le projet de « soldats-laboureurs » et de colonies agricoles de Bugeaud en Algérie, on peut consulter Pierre BARRAL, Les agrariens français de Méline à Pisani, A. Colin, 1968, pp 6364. 1233 Le Constitutionnel incarne avec Thiers le « centre gauche » de la majorité orléaniste, « qui défendent l’idée d’une monarchie parlementaire à l’anglaise, avec un rôle limité pour le roi, et parfois une politique extérieure assez agressive ». Jean-Claude CARON, op. cit., p 116. 235 de douane de 1822, le droit est élevé à la frontière et pour entrer à Paris1234. Dans sa lettre, Aumont défend la profession : « Les bouchers sont peu lettrés mais peuvent se défendre: ils paient leurs impôts et rapportent à l'Etat. En 1837, les droits de la caisse de Poissy, droits d'entrée, d'abattage et de fonte de suif ont rapporté 5 648 989 francs et chacun des 500 bouchers paie entre 250 et 350 francs aux contributions ». Il rappelle que le décret de 1811 a été rompu par l'ordonnance du 12 janvier 1825, ce qui a entraîné la ruine de 370 bouchers (chaque boucherie avait coûté 50 000 F: les étaux ont été achetés entre 40 000 et 70 000 F en 1811). Aumont défend le monopole et réclame l’application de l’ordonnance du 18 octobre 1829 (retour en partie à la situation de 1811 mais sans indemnité !). Il se plaint qu’alors que le nombre d'étaux est limité à 400, l'administration autorise 500 bouchers et empêche le syndicat de racheter les petits étaux pour les fermer. Les bouchers ne sont aux yeux de l'administration « que des individus taillables et corvéables à merci1235 ». Le général Bugeaud fait paraître une réponse le 11 juillet 1838 dans La Presse1236. Par « monopole », il entend le commerce à la cheville : les gros bouchers approvisionnent les petits. Les gros bouchers sont sans concurrence sur les marchés: ils dominent les cours. Le nombre de bouchers est trop élevé. « Mais en diminuant le nombre des bouchers, il faut 1237 prendre des mesures pour qu'ils aillent au marché s'approvisionner directement ». Bugeaud attaque donc le commerce à la cheville et défend l’approvisionnement direct sur les marchés, rejoignant ainsi les positions du Syndicat de la Boucherie de Paris. Notons que la préfecture de police présente en 1837 des rapports qui, bien que rendant compte des prix élevés de la viande, ne remettent absolument pas en cause l’organisation corporative de la boucherie. Ainsi, un rapport du 27 septembre 1837 assure que « les vivres sont à bon marché, exception faite de la viande, victime du système des droits sur les bestiaux aux frontières et à l'octroi de Paris». Un rapport du 17 novembre 1837 rend compte du prix élevé de la viande : « Aussi la consommation de la viande est la même que celle qui avait lieu il y a 40 ans, tandis que celle des œufs, beurres, volailles et légumes a doublé 1238 ». Ce sont donc les trop fortes taxes qui sont désignées comme responsables et non pas l’absence de libre concurrence. Aumont fait paraître une seconde lettre, dans La Presse du 14 juillet 1838, mais cette fois il n’a plus d’adversaires face à lui. Il se contente donc d’un plaidoyer pro domo en faveur 1234 Il est vrai qu’en 1822 Louis XVIII a cédé aux « pressions des propriétaires de mines ou de forges » qui « désiraient protéger à tout prix des industries souvent dépassées sur le plan technologique et économique ». Face au renchérissement du prix de certaines matières premières indispensables au développement industriel, la monarchie de Juillet mène une « politique d’allègement des tarifs douaniers ». Les droits sur le charbon sont réduits en 1836, puis ceux sur le coton et la laine. Alain BELTRAN et Pascal GRISET, La croissance économique de la France 1815-1914, Armand Colin, 1988, p 155. 1235 Lettre d’Aumont du 10 juin 1838, insérée dans Le Constitutionnel du 19 juin 1838. BHVP, Ms CP 4818. 1236 La Presse d’Emile de Girardin est le « premier journal « moderne » du XIXe siècle (prix abaissé à 10 centimes, ouverture à la publicité, feuilleton, tirage en 1840 : 10 000 exemplaires, 1845 : 22 000 exemplaires) ». La Presse exprime les idées du centre-droit de la majorité orléaniste (Guizot, Molé), « conservateurs guidés par le souci de préserver le caractère censitaire de la monarchie, les prérogatives du roi et la paix intérieure ». C’est en 1836 qu’Emile de Girardin a tué en duel Armand Carrel, directeur du National, « grand journal radical du temps ». Jean-Claude CARON, op. cit., p 116. 1237 1238 Lettre de Bugeaud parue dans La Presse le 11 juillet 1838. BHVP, Ms CP 4818. Jean TULARD, La préfecture de police sous la monarchie de Juillet, Commission des Travaux Historiques de la Ville de Paris, 1964. 236 des bouchers. Il revient tout d’abord sur un point important pour la profession : toute charge perdue mérite dédommagement ; or l’ordonnance du 12 janvier 1825 a enlevé 18 500 000 F aux 370 bouchers de Paris sans aucune indemnité ! Ensuite, Aumont propose trois moyens à l’administration pour « faire baisser à un prix modéré la viande de boucherie » : • modifier la loi de douane de 1822 qui frappe d’un droit d'entrée exorbitant les bestiaux étrangers (moutons allemands par exemple). Ainsi les herbagers pourront engraisser. La loi de 1822 profite aux grands propriétaires : les baux de ferme ont doublé. • « abaisser les droits d'octroi que le boucher paie aux barrières pour faire entrer les bestiaux ». Il n'existe pas de droit spécial sur les arines. f Or les bestiaux sont aussi une nourriture de première nécessité. • reprendre le décret du 6 février 1811 et réduire le nombre des bouchers. « Plus l'administration accordera de permissions, plus le public paiera la viande chère, et moins elle sera de bonne qualité ». Le principe de la concurrence est valable uniquement pour les « marchandises manufacturées et dont la conservation est facile ». Pour justifier que la liberté du commerce est nuisible à la Boucherie, Aumont évoque les particularités du métier : • Le boucher doit acheter le bétail à n'importe quel prix. En effet, si l'étal reste dégarni durant 3 jours, le boucher est suspendu pour 6 mois. • Pas de réserves possibles car la viande dépérit. La vente de la viande est forcée, car il n’y a pas de garde possible, sinon la viande devient « avariée et corrompue suivant la saison ». • « Un bœuf auquel il faut 6-7 ans pour arriver au point de grosseur et d'engrais convenable, peut se perdre en moins de 24 heures ». Le bœuf de Cholet et le bœuf maraîchin (marais de Vendée et de Charente inférieure) arrivent à Sceaux et Poissy en juin et juillet : la chair ne se raffermit jamais et semble imprégnée d'humidité. S'il est forcé de marcher, il donne le charbon à celui qui le saigne et verdit sous le couteau au fur et à mesure qu'il est dépouillé. • Des obligations onéreuses sont imposées aux bouchers et les risques sont nombreux. Aumont conclut sur le fait que le système corporatif est indispensable. Une « organisation établie » est nécessaire. Pour qu’un débi t suffisant soit assuré, la limitation du nombre des bouchers est nécessaire. Chaque boucher a au moins 200 francs de frais par semaine. Sur les 500 bouchers de Paris, cent débitent 4000 livres de viande par semaine ; les autres bouchers vendent 3000, 2000 ou 1500 livres1239. Aumont, en bon représentant du Syndicat de la Boucherie de Paris, défend donc une vision corporatiste et artisanale du métier, en lutte contre les chevillards (bouchers en gros) et contre la libre concurrence. Notons néanmoins que le libre échange convient tout à fait aux bouchers s’il peut diminuer le prix de leur matière première, le bétail. Notons que dans ces deux lettres de 1838, Aumont se contente de reprendre un 1239 Lettre d’Aumont du 12 juillet 1838, parue le 14 juillet dans La Presse. BHVP, Ms CP 4818. 237 argumentaire présenté par le Syndicat de la Boucherie de Paris dans une petite brochure en février 1832, à l’époque où il était syndic de cette assemblée. Le Syndicat avait éprouvé le besoin d’imprimer cette défense du métier et du système de la Caisse de Poissy pour réfuter « une fausse assertion renfermée dans la pétition présentée à la Chambre des Députés le 8 janvier 18321240 ». Les propos introductifs de la brochure de 1832 sont assez éclairants : « Depuis quelques années, l’organisation du commerce de la Boucherie de Paris est l’objet de diverses réclamations. D’après le système actuel, il est beaucoup plus facile d’attaquer cette organisation que de la défendre. En effet, il ne s’agit, pour l’attaquer avec succès, que d’invoquer les lois qui proscrivent les privilèges ; il ne s’agit que de représenter toute organisation comme un monopole ; et delà, toutes ces phrases banales, que toute organisation est contraire à la liberté du commerce, qu’elle s’oppose aux progrès et à la prospérité de l’industrie, et qu’elle favorise un petit nombre d’hommes au préjudice des classes nombreuses de la société. Veut-on raisonner sur ce grand mot de liberté du commerce ? On généralise le principe, sans examiner s’il est applicable à tous les états, et l’on se contente de dire, telle est la loi ; peu importent les conséquences. Nous allons toutefois mettre au grand jour les diverses circonstances qui font de la Boucherie de Paris un commerce tout différent des autres, et les considérations majeures qui motivent son organisation. Cette publicité est nécessaire pour détruire les idées fausses que l’on se fait sur cette matière, et dessiller les yeux sur ce prétendu monopole, ce prétendu privilège contre lesquels on n’avance rien que de spécieux1241 ». Dans les pages qui suivent, Aumont reprend les mêmes arguments qui sont exposés en 1838. En octobre 1838, le Syndicat de la Boucherie de Paris publie son rapport annuel sur l’état du commerce de la viande dans la capitale. Ce rapport de vingt pages est signé par le syndic, Lepecq, et ses six adjoints1242. Quel en est le contenu ? Le Syndicat commence par rappeler l’importance de la denrée : « La viande est le plus puissant auxiliaire du pain, indispensable pour toutes les classes, et notamment pour celles qui se livrent à des travaux pénibles ». Puis il retrace les évolutions du métier depuis la Révolution. La concurrence ouverte en 1791 a entraîné des « désordres graves ». Les arrêtés des 24 floréal an IV, 3 thermidor an V et 9 germinal an VIII ont institué des primes pour encourager l'importation des bestiaux étrangers. Quand le décret de 1811 ramène le nombre de bouchers de 500 à 300, la consommation prospère pendant 12-14 ans... L'ordonnance du directeur de l'agriculture et du commerce du 12 janvier 1825 augmente le nombre d'étaux à 510, puis l'ordonnance du 18 octobre 1829 en réduit le nombre à 400. Mais l'application de cette décision est suspendue en juillet 1830. C’est précisément contre la non-application de l’ordonnance de 1829 que le Syndicat se bat. Pour justifier la limitation du nombre des bouchers, le Syndicat avance les raisons suivantes : • la viande n'est pas un produit manufacturé. • la capitale consomme trois ou quatre fois plus de viande que les autres villes, et elle est éloignée des zones d'élevage. 1240 Syndicat de la Boucherie de Paris, Réflexions sur la Boucherie de Paris, Imprimerie de Migneret, 25 février 1832, p 11. Archives de Paris, VD4/4, dossier 611. 1241 Ibid., p 1. 1242 Observations sur la boucherie de Paris, octobre 1838, 20 p. BHVP, Ms CP 4818. 238 • les réserves de bestiaux proches de Paris sont impossibles: il faut stimuler les arrivages deux jours par semaine et encourager l'élevage. • la garde de la viande est impossible: le débit doit être régulier et de bonne qualité. • il faut protéger la salubrité publique. Concernant la fourniture en viande – surtout de la vache – des hospices, des prisons et de la garnison de Paris, le Syndicat rappelle qu’elle ne concerne qu'une dizaine de bouchers. Or c’est le bœuf qui est important, pour le pot au feu de l’ouvrier : le bœuf est « l’aliment le plus nécessaire et le moins cher ». Le débit moyen du boucher est de 1540 livres de viande, soit 2,5 bœufs ou vaches par semaine, plus des veaux et moutons (qui sont sources de pertes). La recherche de la qualité diminue car il n'y a pas de profit possible. La vache remplace le bœuf. La « dégénération » de l'espèceend r les importations nécessaires. Les inquiétudes du Syndicat sont donc nombreuses. Mais leur principale crainte concerne le développement du commerce à la cheville. Selon le Syndicat, l’augmentation du commerce de gros entraîne une viande fournie à bas prix, mais aussi une espèce dégénérée et la cherté des bestiaux. La spéculation est fréquente sur les moutons à cause du commerce en gros. De plus, le commerce en gros cumule les étaux, entraînant un monopole dans les quartiers, grâce à des prête-noms. Le Syndicat dénonce donc la situation de 25-30 bouchers en gros qui profitent d’un « système de spéculation qui sacrifie tout à son intérêt particulier, détruit la production, décourage l'agriculture, détermine la cherté sur les marchés d'approvisionnement, contraint les bouchers réguliers à les déserter et à ne s'approvisionner que par son intermédiaire, n'aspire qu'à la désorganisation, pour mieux dominer, agit au détriment des masses, et grandissant de jour en jour sa clientèle, au fur et à mesure de la détresse croissante du commerce, finira par faire la loi au consommateur... ». Pour Lepecq, les mesures à prendre sont simples : il faut combiner le débit avec les besoins de la consommation et donc exécuter l'ordonnance de 1829 (500 bouchers étant actuellement en place). Il faut aider les éleveurs (engrais, concours agricoles) et organiser la boucherie : • diminuer les droits de douane sur le bœuf gras pour favoriser l'importation momentanée des bestiaux étrangers. • réduire le nombre d’étaux de 500 à 400. • supprimer le commerce en gros. D’autres mesures, de second ordre, sont également nécessaires : 1°/ Marquer les bestiaux (pour reconnaître les acquisitions légales), respecter les horaires de vente sur le marché aux bestiaux et empêcher le commerce en gros. 2°/ Le lotissage des bestiaux (indispensable pour les moutons notamment) pour empêcher les accaparements immenses de quelques fournisseurs en gros (instaurer des quota par étal). 3°/ La fermeture de la vente des bœufs à 15h permettrait moins de précipitation dans les achats et compléter les achats après le marché des moutons (un second marché non autorisé se tient après 14h). 4°/ Défense de revendre sur pied (spéculation). 5°/ Changement du mode d'approvisionnement de la Halle à la viande. Approvisionner la Halle devrait être obligatoire pour tous les bouchers à tour de rôle, pour éviter les places vacantes. Interdire les ventes de place et le mercandage. Veiller à la salubrité. 239 6°/ Injonction aux bouchers de la banlieue de se conformer aux règlements. Le boucher forain ne devrait pas pouvoir revendre en gros ses viandes aux bouchers de la capitale (spéculation sur le veau et sur les denrées chères). Les bouchers forains viennent à la Halle de Paris, ont des viandes insalubres, malsaines ou de mauvaise qualité dans des dépôts clandestins (mercandage) et ils évitent l'octroi (fausses déclarations). Il faut contraindre le forain à vendre au public et en détail, à couper ses viandes par demi quartier (débit au détail) et apporter des trois espèces de viande (bœuf, veau, mouton). Il faut une pesée intégrale à la barrière d’octroi, pour vérifier ensuite le poids à la Halle, car le trajet entre la barrière et la Halle est non surveillé. 7°/ Interdiction du commerce illicite des aloyaux. Abus des tripiers qui peuvent vendre les filets de bœuf cédés par les bouchers. Il existe un colportage illicite des coquilles et aloyaux entiers, sans cautionnement, ni patente, ni étal autorisé (boucherie de chambre clandestine). 8°/ L'interdiction du commerce des pièces détachées, dans les Halles et marchés de demi-gros entre bouchers, est nuisible (la denrée est surenchérie). 9°/ Radiation des bouchers sans étaux. Déclarer illicite la vente clandestine ou la location des étaux, qui permet au boucher de continuer à pratiquer le commerce en gros. 10°/ Répartition plus égale des crédits de la caisse de Poissy: des forts crédits sont accordés aux bouchers fournisseurs en gros, des petits crédits aux bouchers qui achètent sur pied: le commerce à la cheville est ainsi encouragé. 11°/ La surveillance des abattoirs par des agents préfectoraux est nécessaire, à cause des vols et pertes de marchandises (cuirs, peaux, suif, viandes coupées). Réforme nécessaire. 12°/ La représentation du commerce doit se faire par élection directe. Le mode actuel de nomination devrait être remplacé par des élections directes. La boucherie a besoin soit d’un syndicat (1802), soit de délégués (1829), à cause des nombreux conflits à régler. Le syndicat est nécessaire car il s'occupe de : • la médiation avec les autorités. • surveiller la conduite des bestiaux, régler le service des conducteurs et surveillants pour les livraisons dans les abattoirs. • marchés du sang de bœuf, mouton, menus de bœuf, mouton, pieds de bœuf, cuirs, suif, fumiers, vidanges, voiries. En résumé, Lepecq et le Syndicat de la Boucherie de Paris réclament en octobre 1838 1243 l'application «stricte et entière de l'ordonnance de 1829 ». Dans le rapport d’octobre 1839, le Syndicat propose de porter le nombre des bouchers à 430 minimum (et non plus 400 comme en 1838), les étaux supplémentaires étant rachetés par le syndicat et fermés1244. Il faut savoir qu’en 1839, Cunin-Gridaine, ministre de l’agriculture et du commerce, « rassembla une nombreuse Commission pour préparer enfin une organisation sérieuse du commerce de la Boucherie1245 ». Avec le problème du commerce en gros (vente à la cheville), la question du « nombre idéal » de bouchers à Paris est primordiale pour le Syndicat, qui souhaite limiter l’inflation du 1243 Observations sur la boucherie de Paris, octobre 1838, 20 p. BHVP, Ms CP 4818. 1244 Syndic de la Boucherie, Propositions réglementaires, octobre 1839, 11 p. BHVP : Ms CP 4818. 1245 Louis-Charles BIZET, « Boucherie de Paris », La Revue Municipale, n°54, 16 juillet 1850, p 440. 240 nombre des étaux. Le 22 janvier 1840, le syndic Vesque envoie au préfet de la Seine, le comte de Rambuteau, une note à ce sujet. Pour fixer le nombre légal des bouchers autorisés dans Paris, l’administration propose 2 000 habitants pour un boucher. Le Syndicat demande 2 200 habitants, à cause du débit et parce qu’il faut prendre en compte la population fixe (résidant six mois au moins à Paris) et celle qui consomme de la viande. Selon Vesque, la population domiciliée six mois à Paris est de 909 126 habitants, à laquelle il faut ôter 33 246 enfants ne consommant pas de viande, c’est-à-dire les enfants trouvés (24 346 enfants placés à la campagne par l’administration des hospices) et 8 900 enfants envoyés en nourrice hors de Paris. Il reste 875 880 habitants. Avec 2000 habitants pour un boucher, cela donne 437 bouchers, sans compter les 15-20 000 enfants de 1 à 18 mois non concernés par la viande. Selon Vesque, une boucherie est rentable à partir de 200-204 000 livres de viande par an, soit 3 900 livres par semaine. Avec 437 bouchers, le débit moyen est de 3600-3700 livres, donc inférieur au seuil de rentabilité déterminé par le Syndicat. Pour Vesque, si l’administration retient 437 bouchers comme « chiffre légal », il doit être « invariable et stable, permanent et appliqué1246 ». Dans une lettre envoyée en avril 1840 au ministre de l'agriculture et du commerce, le Syndicat de la Boucherie réclame à nouveau d’appliquer fermement l'ordonnance du 18 octobre 1829 (limiter le nombre à 400 bouchers, pour remonter le débit de chaque étal)1247. Vesque réclame aussi l’abandon d’un projet en cours : le Syndicat veut empêcher la vente quotidienne des forains sur les marchés publics de Paris, car le débit des bouchers de Paris est déjà trop faible1248. Ce projet de l’éphémère ministère Thiers sera finalement réalisé par la Seconde République en août 1848. Ce qui est curieux, c’est que la Chambre de commerce de Paris va apporter son soutien au syndicat des bouchers, alors qu’elle était une farouche opposante au corporatisme avant 1830. Dans un rapport du 15 juillet 1840, envoyé au ministre du commerce, la Chambre de commerce reprend l’essentiel des réclamations adressées le 8 juillet par le Syndicat de la Boucherie à la Chambre, à savoir : 1246 • Passer de 500 à 430 bouchers. Il faut 2 000 habitants par boucher mais un recensement quinquennal est nécessaire. Pour le dénombrement, il faut ôter les nomades, les enfants trouvés (vivant à la campagne), les enfants en nourrice, les vacances pendant six mois de l’année, les 3 200 israélites, les hospices fournis par 5-6 bouchers… • Pour devenir boucher, mettre en place un livret ou un certificat de deux ans d’étalier. • Concentrer tous les bestiaux à vendre pour modérer le prix (interdire l’entrée dans Paris des bestiaux non passés par les marchés obligatoires). • Interdire la revente des bestiaux sur pied. • N’admettre que les bouchers de Paris sur les marchés de Sceaux et Poissy. Note du syndic Vesque au comte Rambuteau, préfet de la Seine, 22 janvier 1840, 3 p. BHVP : Ms CP 4818. 1247 Entre mars et octobre 1840 se tient le deuxième ministère Thiers, pendant lequel Thiers s’entoure d’hommes nouveaux et « entend bien agir et faire plier le roi devant ses décisions ». Jean-Claude CARON, op. cit., p 121. 1248 Lettre du syndicat des marchands bouchers au ministre de l'agriculture et du commerce, 8 avril 1840, 7 p. BHVP, Ms CP 4818 241 • Interdire au forain la revente en gros (prix surélevé) : restreindre la vente au détail et au public. • Tout particulier pourra introduire dans Paris jusqu’à 3 kg de viande pour la consommation de son ménage. • Election directe du syndicat pour garantir une bonne représentation1249. Dans son étude sur la Chambre de commerce de Paris, Claire Lemercier évoque ce renversement d’opinion. « La stricte limitation du nombre des bouchers prévue en 1829 n’étant plus appliquée, une commission ministérielle se penche sur la question, et le Conseil d’Etat prescrit, comme dans les années 1820, la consultation de la chambre de commerce. En 1822-1823, les membres s’étaient personnellement procuré des statistiques pour appuyer une déclaration de principe contre les corporations. Au contraire, en 1840, la chambre accorde une audience à six « mandataires de la boucherie de Paris » et leur demande une note écrite. Sans suivre toutes leurs demandes, elle approuve les règlements pris au nom de la salubrité et la limitation du nombre de bouchers à un pour 2 000 habitants. Et le rapport final de la chambre, en juillet 1841, évoque la loi d’Allarde… pour indiquer qu’elle « amena d’affreux désordres ». Le rapport final du conseil municipal reprend le même ton polémique contre les lois révolutionnaires1250 ». Il s’agit du fameux rapport de Boulay de la Meurthe, qu’il faut maintenant évoquer. c) La position municipale : le rapport Boulay de la Meurthe (1841) La position du conseil municipal de Paris sur la Boucherie est résumée en 1841 dans le volumineux rapport d’Henri Georges Boulay de la Meurthe 1251. N’oublions pas que la caisse de Poissy est une source d’argent pour la municipalité, ce qui peut expliquer pourquoi la ville ne souhaite pas sa disparition. Or, l’existence de la caisse de Poissy étant subordonnée pour les bouchers au maintien du régime corporatif, on comprend alors pourquoi la Ville de Paris peut difficilement se prononcer pour la liberté de ce commerce sans craindre la disparition d’une de ses recettes. Alfred des Cilleuls présente ainsi la situation en 1841 : « Les préjugés qui régnaient, au sujet de la boulangerie, se maintinrent avec beaucoup plus de force encore, à l’égard de la boucherie. Cunin-Gridaine avait dû, cependant, promettre « non pas une enquête » mais une demande d’avis des gens éclairés 1252. Un projet d’ordonnance fut communiqué au Conseil municipal et fit l’objet d’amendements 1253 ; on s’accordait, néanmoins, à rendre désormais obligatoire la délivrance des autorisations d’ouvrir des étaux, moyennant certaines garanties d’aptitude, de moralité et de solvabilité. Ce n’était point, d’ailleurs, le libre exercice du métier 1249 Rapport MICHEL du 15 juillet 1840, envoyé au ministre du commerce le 18 juillet 1840. Archives de la Chambre de Commerce de Paris, VII 3.60 (1). 1250 Claire LEMERCIER, Un si discret pouvoir : Aux origines de la chambre de commerce de Paris 1803-1853, La Découverte, 2003, p 216. 1251 Le comte Henri Georges Boulay de la Meurthe (1797-1858), membre du Grand Orient, ancien colonel de la XIe Légion, député de la Meurthe et des Vosges, conseiller municipal de Paris, Président de la Société d’Instruction élémentaire, deviendra vice-président de la Seconde République en 1848. 1252 1253 Chambre des députés, séance du 27 mai 1841. Un projet d’ordonnance royale relatif au commerce de la boucherie est communiqué au Conseil municipal de Paris le 31 juillet 1840 par le préfet de la Seine. Dans sa délibération du 26 novembre 1841, le Conseil municipal émet un avis favorable au projet d’ordonnance proposé, avec quelques modifications. 242 qu’on entendit consacrer mais seulement l’admission au droit éventuel de devenir boucher, en se faisant inscrire sur une liste des candidats appelés, par ordre d’ancienneté, soit à acquérir, si leurs ressources le permettaient, les établis privés de titulaires, soit à fonder de nouvelles boucheries car il était admis que le nombre d’étaux serait proportionnel à la population (1 pour 2500 habitants)1254». Henri Georges Boulay de la Meurthe rend public son Rapport sur l'organisation du commerce de la boucherie lors de la séance du Conseil municipal du 13 août 18411255. Ce rapport est clairement favorable à une « organisation forte et puissante de la boucherie de Paris », c’est-à-dire au maintien du régime corporatif mis en place en 1811 et rétabli en 1829. Il témoigne des « souffrances imméritées d’un commerce qui s’était recommandé pourtant, au pouvoir comme au public, par l’observation fidèle de ses devoirs envers l’un et l’autre 1256 ». Boulay de la Meurthe tente par exemple d’évaluer les bénéfices des bouchers. « Le rapport commence en rappelant les plaintes réitérées qui, tous les ans, émanaient des bouchers détaillants et admet qu’elles étaient en grande partie fondées. De 1825 à 1840, 625 mutations se produisirent, dont 378, soit 60%, à la suite d’un état de gêne, de misère ou à cause d’une faillite. Parmi les 274 autres bouchers, les uns se retirèrent sans motif connu, d’autres avec un très médiocre avoir, un tiers (à peine 15% de l’ensemble) « avec quelque aisance, exception faite des bouchers en gros qui étaient riches1257 ». Les chiffres pessimistes fournis par Boulay de la Meurthe ne concordent absolument pas avec les propos de la plupart des auteurs, qui signalent généralement la situation financière confortable des bouchers1258. Si une étude précise de la fortune des bouchers parisiens existait, cela permettrait de trancher. Il faut bien reconnaître que l’essentiel du rapport est très favorable aux bouchers de Paris. Boulay de la Meurthe dénonce tout d’abord la « viande à la main », la viande abattue en banlieue, sans surveillance, vendue à vil prix, et « défectueuse ». Il évoque de « petites portions noircies, desséchées, corrompues », qui demeurent trois à quatre jours dans les resserres1259. Les bouchers de Paris ne peuvent que se réjouir de cette attaque en règle contre leurs principaux concurrents, les bouchers forains de banlieue. En défenseur du bien public, Boulay de la Meurthe reprend un argument souvent utilisé par les bouchers, celui de la viande de bœuf nécessaire à l’ouvrier pour le fortifier (grâce au bouillon, au pot au feu). Si le prix du bœuf augmente, sa part dans les menus ouvriers diminue, ce qui peut être lourd de conséquences. « Le pot au feu national est en France la base de l’hygiène domestique, autour duquel vient se grouper la famille, qui la retient dans l’intérieur, qui en resserre les liens, et qui est une source d’où découlent non seulement la vigueur et l’énergie indispensables au travail, mais encore l’ordre, l’économie, 1254 Alfred DES CILLEULS, op. cit., p 86. 1255 Ce rapport de 116 pages a été imprimé en 1841 et a connu une seconde édition en 1842. Il sert de document de référence à tous les auteurs, journalistes et hommes politiques qui se penchent sur le régime de la boucherie à Paris. 1256 Présentation du rapport de M. Boulay de la Meurthe, Mémoire présenté par la Boucherie de Paris à la commission créée en 1850 pour examiner toutes les questions relatives à ce commerce, p 14. Archives de la Préfecture de Police de Paris, DB 401. 1257 Adeline DAUMARD, La bourgeoisie parisienne de 1815 à 1848, EPHE, 1963, p 451. 1258 L’enquête de la Chambre de commerce de Paris en 1847-1848 indique plutôt une situation positive. Nous évoquons cela plus loin. 1259 Henri Georges BOULAY DE LA MEURTHE, Rapport sur l'organisation du commerce de la boucherie, fait au conseil municipal de Paris au nom d'une commission spéciale , séance du 13 août 1841, pp 18-19. Bibliothèque Administrative, 21 520 (1). 243 les affections légitimes et la moralité nécessaire au bonheur1260 ». Ainsi, l’ordre moral de la nation est mis en péril si le prix du bœuf est excessif… Or, le meilleur garant d’un approvisionnement régulier et de prix modérés est le maintien du régime corporatif. Les bouchers ne peuvent que rendre hommage à cette sublime démonstration : « M. Boulay de la Meurthe a établi, il a prouvé que la limitation du nombre des bouchers de Paris, qu’on affecte toujours de représenter comme un privilège inventé dans leur intérêt, n’était qu’une institution de garantie et de prévoyance, conçue dans l’intérêt de l’approvisionnement et dans celui des consommateurs, deux nécessités auxquelles une bonne administration municipale doit pourvoir1261 ». Enfin, autre point important pour le Syndicat de la Boucherie : le projet de Boulay de la Meurthe condamne la vente à la cheville. Concentré à l’abattoir de Montmartre, le commerce en gros a fait baisser les prix, mais aussi la qualité. A cause de ce système toléré par l’administration, sur les 500 bouchers de Paris, 300 bouchers de détail, locataires ou tributaires, sont sous la dépendance de 50 bouchers en gros (chevillards). Seuls 150 bouchers respectent donc l’ordonnance de 1829 en se rendant personnellement au marché de Poissy pour acheter des bestiaux1262. L’interdiction du commerce en gros a toujours été réclamée par le Syndicat, mais il faut noter que certains bouchers y trouvent leur compte et défendent la cheville. Ainsi, à l’automne 1841, le sieur Riom, boucher parisien ( 14 rue des AmandiersPopincourt), rédige une brochure en réponse au rapport de Boulay de la Meurthe et envoie une lettre aux conseillers généraux de la Seine1263. Riom a renseigné Boulay de la Meurthe pendant son enquête. Il se permet donc de donner ses observations sur le rapport final. Riom indique trois raisons pour lesquelles il ne faut pas interdire le commerce à la cheville : • Sur les 500 bouchers actuels à Paris, la moitié est incapable d'acheter des bestiaux vivants. Seuls 250 bouchers sont capables de distinguer les provenances, apprécier le poids et la qualité des bestiaux sur pied. Ce serait la ruine pour les bouchers qui feraient leurs achats eux même. L’accès au marché étant interdit, la formation est difficile. • Il faut payer un étalier pour aller s'approvisionner en bestiaux sur le marché. • Le commerce de commission est néfaste (monopole de quelques uns qui ont les connaissances et les capitaux). Si on supprime le commerce de gros, on met en place le commerce de commission. Exprimant un point de vue assez réaliste, Riom assure que le commerce à la cheville existera toujours : il est donc inutile de prendre des mesures inexécutables1264. Si l’on généralise à partir de cet exemple précis, on commence alors à s’apercevoir que les positions défendues par le Syndicat de la Boucherie de Paris sont loin de faire l’unanimité dans la profession. Bien loin des conclusions de Boulay de la Meurthe, des avis hostiles au maintien 1260 Ibid., p 30. 1261 Présentation du rapport de M. Boulay de la Meurthe, Mémoire présenté par la Boucherie de Paris à la commission créée en 1850 pour examiner toutes les questions relatives à ce commerce, p 14. 1262 Henri Georges BOULAY DE LA MEURTHE, op. cit., p 96. 1263 Lettre de Riom aux membres du Conseil Général de la Seine, 17 novembre 1841, 2 p. BHVP, Ms CP 4818. 1264 RIOM, Observations sur le rapport de Boulay de la Meurthe, 6 lettres de septembre et octobre 1841, 12 p. BHVP, Ms CP 4818. 244 du monopole des bouchers existent à la préfecture de police et au ministère du Commerce1265. Ainsi, dans une lettre du 11 novembre 1841 qu’il adresse au ministre du Commerce, le préfet de police Delessert s’exprime d’une façon très claire contre le régime corporatif de la Boucherie : « Que le gouvernement y prenne garde : dans ce pays de mobilité, de réaction dans les idées, dans ce pays où une révolution a été faite pour détruire tout un système de privilèges, il se manifeste une tendance déplorablement prononcée à la création d’un ordre de privilèges nouveaux. Ce ne sont pas des majorats fonciers qu’on veut établir, mais des majorats industriels, et ce sont les mêmes hommes auxquels nos institutions ont facilité l’accès de la propriété et ouvert les portes du travail, qui voudraient les fermer aujourd’hui à ceux qui les suivent. Cette tendance est d’autant plus grave, que la situation des classes ouvrières réclame plus que jamais que l’accès des diverses professions soit facilité autant qu’il est possible 1266». Le rapport de Boulay de la Meurthe, présenté le 13 août 1841 au Conseil municipal de Paris, est resté sans effet. Le rapport préconise de réclamer l’ avis du syndicat et un certificat du maire qui atteste la bonne vie et les mœurs des futurs bouchers, en matière d’apprentissage, d’aptitude et de caution pour la caisse de Poissy. En attribuant au Syndicat un rôle important, le projet ne peut que s’attirer la sympathie des bouchers. P our Alfred des Cilleuls, il est clair que les recommandations du rapport ne furent pas suivies. « Quoiqu’elle eût un caractère bien modeste, cette réforme ne fut point accomplie : les intrigues des bouchers l’empêchèrent d’aboutir, de manière que la situation demeure, jusqu’en 1848, la même qu’à partir de 1829. En dépit des allégations paradoxales et géminées du syndicat de la boucherie, tendant à persuader que le monopole favorisait les consommateurs, la quantité de chairs mortes introduites augmente progressivement et le prix moyen de débit en gros du bétail abattu, à l’intérieur de la capitale, renchérit, de 1828 à 1846, d’environ 25% 1267». d) Le faible rendement des droits sur la viande pour la Ville de Paris Les divers droits instaurés sur la viande depuis 1802 devraient rapporter de confortables sommes d’argent à la municipalité parisienne (droit d’octroi, droit de la caisse de Poissy, droit d’abattage). Les recettes sont-elles à la hauteur des espoirs ? De 1811 à 1830, la caisse de Poissy produisit à la Ville de Paris un total de recettes de 28.763.413 F1268. Gaston Cadoux récapitule les recettes de 1821 à 18501269 : Tableau 4 : Evolution des recettes municipales liées à la viande entre 1821 et 1850 1821-1830 1831-1840 1841-1850 Caisse de Poissy 12 916 350 12 905 417 8 772 500 Abattoirs 10 393 294 10 376 684 10 828 553 1265 Dans le rapport de l’enquête parlementaire de 1851 sur la Boucherie de Paris, Victor Lanjuinais signale deux documents exprimant des idées hostiles au monopole des bouchers : un lettre du préfet de police Delessert au ministre du Commerce du 22 avril 1842 et un rapport du chef de la division Agriculture au ministre du Commerce de mars 1843. Nous ne connaissons pas le contenu précis de ces deux documents. 1266 Victor LANJUINAIS (Assemblée Nationale), Rapport fait au nom de la commission d’enquête sur la production et la consommation de la viande de boucherie, 1851, p 12. 1267 Alfred DES CILLEULS, op. cit., p 86. 1268 Gaston CADOUX, Les finances de la Ville de Paris de 1798 à 1900, Berger Levrault, 1900, p 26. 1269 Ibid., p 36. 245 Ne disposant pas d’éléments de comparaison avec l’ensemble du budget municipal, ces chiffres sont peu exploitables1270. Par contre, quand Philippe Vigier se penche sur le budget municipal de 18451271, il « constate que les quelques 31.740.000 F que l’octroi a rapportés en 1844 à la ville de Paris représentent 68% du montant total des recettes municipales de cette année là, lesquelles se montent à 46 millions de francs environ. Beaucoup moins importants sont les revenus retirés des propriétés communales (ils ne s’élèvent qu’à 147.000 F !) ou d’un certain nombre de services rendus par la ville, pour l’utilisation des abattoirs municipaux, les marchés et entrepôts, ou pour la concession d’eau distribuée aux Parisiens grâce à la canalisation des eaux de la Seine et de l’Ourcq 1272 ». Les recettes de la caisse de Poissy, assez faibles, ne sont même pas mentionnées… Il faut avouer qu’en 1846, l’octroi rapporte 33 989 759 F à la municipalité, alors que la caisse de Poissy ne rapporte que 1 642 483 F (soit 4,8% des recettes de l’octroi) 1273. Les recettes provenant de la régie des abattoirs et des marchés sont assez négligeables, surtout que ces services entraînent des dépenses fixes incompressibles : la commune doit payer les salaires du personnel affecté au fonctionnement de ces établissements1274. Par contre, l’octroi, rétabli à Paris par la loi du 27 vendémiaire an VII (18 octobre 1798), est très rentable, car il rapporte « près de 60% des revenus de la municipalité, pour des frais de perception inférieurs à 5% destinés surtout à rémunérer environ 2 500 employés1275 ». Quelle est la part des viandes dans les recettes de l’octroi? Faute de mieux, les résultats obtenus par Robert Laurent à Dijon peuvent sans doute nous éclairer sur l’octroi parisien 1276. « Des différents chapitres qui composent les revenus de l’octroi, celui des comestibles est un des plus importants : il représente à lui seul en moyenne 40 à 45% des produits annuels1277. La viande fut de l’an VII à 1815 le seul article figurant au tarif sous ce chapitre. L’huile lui fut adjointe en 1815… Le grand gibier n’est imposé qu’en 1838, le petit gibier et la volaille en 1872. C’est avec les chemins de fer, à partir de 1852, qu’apparaissent le poisson et les 1270 « Comme sous l’administration de Chabrol (où ils représentaient de 60 à 65% des recettes ordinaires), ce sont les revenus de l’octroi qui constituent l’essentiel des recettes municipales sous le régime du Roi-citoyen. Or, leur progression, très réelle, nous allons le voir, est moindre, me semble-t-il, qu’on aurait pu s’y attendre, étant donné la façon spectaculaire dont progresse l’activité industrielle et commerciale de la capitale, une fois passée la crise de 1827-1832 ». Philippe VIGIER, Nouvelle histoire de Paris : Paris pendant la monarchie de Juillet (1830-1848), Hachette, 1991, p 180. 1271 Le budget municipal annuel présenté par Horace Say « correspond à l’année 1844 pour les recettes réalisées et à l’année 1846 pour les prévisions de dépenses ». Horace SAY, Etudes sur l’administration de la Ville de Paris et du département de la Seine, Guillaumin, 1846, pp 114-118. 1272 Philippe VIGIER, op. cit., p 181. 1273 Geneviève MASSA-GILLES, Histoire des emprunts de la Ville de Paris (1814-1875), Commission des Travaux historiques de la Ville de Paris, 1973, p 182. 1274 « L’entretien des marchés, la police et les frais de perception faisaient plus qu’absorber le s profits » des droits de place sur les halles et marchés. Ibid. 1275 Ces chiffres datent de 1882 mais la proportion n’a pas du changer. Alfred FIERRO, op. cit., p 1027. 1276 « L’octroi de Paris est soumis à des règles particulières (article 155 de la loi du 28 avril 1816). Il est aujourd’hui régi par l’ordonnance du 22 juillet 1831, d’après laquelle un directeur et trois régisseurs sont chargés de son administration, sous l’autorité immédiate du Préfet de la Seine et sous la surveillance du Directeur général des contributions indirectes ». Edouard VIGNES, Traité des impôts en France, Guillaumin, 1880, tome I, p 216. 1277 « Les objets imposés sont classés sur les bordereaux en cinq grandes catégories : boissons, comestibles, fourrages, combustibles et matériaux de construction, cette dernière n’apparaissant qu’à partir de 1812 ». Robert LAURENT, op. cit., p 7. 246 huîtres1278 ». Il semble donc indéniable que la viande occupe une part importante dans les recettes de l’octroi, principale source de revenu des villes pendant tout le XIX e siècle. Cette manne pourrait être encore plus importante si l’administration n’était pas aussi tolérante envers la « viande à la main », phénomène dont nous reparlerons, sans même évoquer la fraude. A ce sujet, Robert Laurent écrit : « La fraude a existé de tout temps. Son intensité dépend de multiples facteurs. Elle diffère suivant les produits considérés. Difficile à réaliser lorsqu’il s’agit de produits pondéreux et encombrants comme les matériaux de construction ou les combustibles, elle devient au contraire plus aisée lorsqu’il s’agit de certains comestibles comme la viande ou le vin et surtout les alcools1279 ». Dernière question : la caisse de Poissy rapporte-t-elle autant que les autorités municipales pouvaient en attendre ? Alfred des Cilleuls nous fournit les recettes de la caisse de Poissy entre 1831 et 18461280 : Tableau 5 : Evolution des recettes de la Caisse de Poissy entre 1831 et 1846 1831-1832 1 151 762 F 1832-1833 1 263 628 F 1835-1837 1 322 613 F 1838-1843 1 361 389 F 1844-1845 1 432 653 F 1846 1 531 187 F Il ne se prive pas d’un commentaire acide : « Lors de sa fondation, la caisse de Poissy était présumée capable de rapporter annuellement 1 500 à 1 700 000 F quoique le premier de ces chiffres n’ait été atteint qu’une fois, depuis 1830, on n’en constate pas moins une progression assez régulière des recettes, jusqu’en 1846 sauf les vicissitudes tenant aux phénomènes naturels qui influent sur le prix et la consommation du bétail1281». Alfred des Cilleuls arrête ses données en 1846 car il devient ensuite plus difficile de connaître le produit de la caisse. En effet, « l’ordonnance du 23 décembre 1846 rendue en exécution de la loi du 10 mai 1846 réunit le droit d’octroi et celui dit « de consommation », propre à la caisse de Poissy, en une seule taxe assise sur le poids net du bétail1282 ». Chef de service à la Préfecture de la Seine, Armand Husson précise la modification fiscale intervenue en 1846. La loi du 10 mai 1846 « ordonna la conversion en droit au poids des taxes perçues auparavant par tête sur les bestiaux. La ville de Paris dut nécessairement comprendre dans cette conversion, non seulement l’octroi proprement dit, mais encore le droit de Caisse de Poissy. L’ordonnance royale du 23 décembre 1846 fixa en conséquence à 9,40 centimes, plus le décime, soit 10,34 centimes, le droit d’octroi à payer par chaque kilogramme de viande sortant des abattoirs publics de Paris et introduit dans cette ville à compter du 1er janvier 1847. 1278 Ibid., p 88. 1279 Ibid., p 11. Alfred DES CILLEULS, Histoire de l’administration parisienne au XIX e siècle, tome II (1830-1870), H. Champion, 1900, p 407. 1280 1281 Alfred DES CILLEULS, op. cit., p 18. 1282 Ibid. 247 Cette ordonnance régla en même temps à 12,32 centimes, décime compris, la taxe due par les viandes venant du dehors. Le droit de Caisse de Poissy est représenté, dans chacune de ces taxes, par 2,976 centimes1283». Alfred des Cilleuls voit dans l’ordonnance du 23 décembre 1846 une mesure positive, car elle simplifie la fiscalité sur les viandes. « Le régime commun des abattoirs éprouva une modification, dans l’intérêt des bouchers et consommateurs ; ces établissements furent convertis en entrepôts d’octroi. Toutes les taxes auxquelles, depuis 1815, leur usage donnait lieu à Paris, se trouvèrent réunies en un droit de sortie1284 ». Cette modification administrative complique la tâche des historiens qui veulent reconstituer la consommation carnée des Parisiens. Jeanne Gaillard résume bien le problème. « Jusqu’en 1846 compris, l’octroi exerce son contrôle à l’entrée des abattoirs ; mais une ordonnance du 23 décembre 1846 décide le régime de l’entrepôt « pour les viandes, suifs, pieds de bœufs et de vaches dans les abattoirs publics ». Désormais le contrôle de l’octroi aura lieu uniquement à la sortie des abattoirs, il portera sur les viandes et non plus sur les bêtes. Donc les poids enregistrés seront forcément moins importants sans qu'il en résulte une baisse de la consommation. Autre changement prévu par l’ordonnance : « Les bouchers pourront faire des envois à l’extérieur en franchise des droits d’octroi, à la charge de justifier à la sortie de Paris des quantités par eux déclarées ». Le régime d’entrepôt sera étendu aux particuliers par le décret du 24 février 1858 et il est applicable aux abattoirs de La Villette quand ceux-ci commencent à fonctionner en 18671285 ». Cette ordonnance de décembre 1846 est donc lourde de conséquences. Elle repose sur le bon fonctionnement des abattoirs et présuppose une certaine confiance envers les bouchers. Elle suppose que des entrepôts spéciaux qui permettent la conservation de la viande soient construits. Elle inaugure le commerce de la viande à la commission, avec le système des bouchers expéditeurs, promis à un bel avenir sous la Troisième République. Enfin, elle envisage un cas de figure tout à fait nouveau, que Paris puisse devenir excédentaire en viande, ce qui est en rupture totale avec toutes les craintes ancestrales qui se préoccupaient du bon approvisionnement de la capitale. Un tournant majeur s’amorce donc : du statut de ville ogresse qui engloutit les richesses provinciales, Paris pourrait basculer vers une position nouvelle de cité qui transforme et redistribue vers la province1286. Faut-il y voir la fin d’une économie rurale et le début d’une économie industrielle où la ville crée davantage de richesses qu’elle n’en gaspille ? e) Les rapports entre le Syndicat et les autorités semblent se détériorer pendant le « moment Guizot » (1840-1848) Les motifs de tension entre les bouchers et le gouvernement se multiplient à partir de 1830. L’heureuse époque de Louis XVIII, si favorable à la corporation, semble bien révolue. Dès juillet 1830, le gouvernement applique avec beaucoup moins de rigueur les ordonnances 1283 Armand HUSSON, op. cit., p 235. 1284 Alfred DES CILLEULS, op. cit., p 95. 1285 Jeanne GAILLARD, Paris, la ville (1852-1870), Thèse d’Histoire, Université Paris X, 1975, pp 235-236. 1286 Du moins, Paris attire des acheteurs provinciaux sous le Second Empire: « L’Oise, pays d’élevage, s’approvisionne en gros bétail d’abord au marché de Poissy puis, après 1867, à La Villette ». Hubert e siècle, Thèse de Droit, Paris, E. BOURGIN, L'industrie de la boucherie dans le département de l'Oise au XIX Cornély, 19O6. Il faudrait savoir à partir de quand les bouchers picards viennent acheter des carcasses de viande à la Villette et non plus seulement des bestiaux vivants. 248 prises en 1829 et 1830 par Charles X. Le commerce en gros est toléré, tout comme l’entrée massive dans Paris de la viande foraine. Les lois protectionnistes sont plus favorables aux éleveurs qu’aux bouchers. L’avis du Syndicat n’est pas pris en compte, comme le révèle l’incident provoqué en 1841 par la création des « Bouillons hollandais ». De façon générale, il faut noter que la monarchie parlementaire est tout aussi stricte vis-à-vis des syndicats que les Bourbons. Les bouchers, tout comme les boulangers, ont la chance de posséder leur organisation syndicale, officiellement reconnue depuis 1811. Les marchands de vin avaient une organisation corporative en 1813, qui s’est ensuite éteinte. Quand ils tentent de la remettre en vigueur à la fin des années 1830, ils se heurtent à l’opposition du préfet de police, Gabriel Delessert, « qui tolère des délégués, mais refuse un syndicat légal. Le ministre du Commerce Cunin-Gridaine prend la même position en 18391287 ». Malgré le soutien de la Chambre de commerce de Paris et d’intenses négociations avec le préfet de police et le ministre en 1840-1843, les marchands de vin ne parviennent pas à obtenir une reconnaissance officielle de leur syndicat1288. Le climat est donc nettement hostile aux représentations professionnelles, ce qui peut expliquer les décisions fermes imposées par le préfet de police aux bouchers en 1841, notamment en ce qui concerne l’usage que le Syndicat veut faire des intérêts des cautions détenues par la caisse de Poissy. Il faut peut-être chercher dans l’arrivée au pouvoir de Guizot en 1840 la raison qui peut expliquer ce regain de fermeté pour les syndicats. Bourgeois protestant, Guizot se situe d’emblée en 1830 dans le camp de la « résistance » animé par Casimir Perier dont « il partage le tempérament hautain et autoritaire. Il mène avec constance le combat oratoire contre tous ceux qui parlent de démocratie et d’élargissement du droit de suffrage 1289 ». Conservateur affirmé, il rejette tout ce qui nuit à la cohésion sociale. La formule « Enrichissez-vous par le travail et par l’épargne » résume sa pensée politique. Néanmoins, si le « moment Guizot1290 » marque l’apogée du libéralisme, c’est « davantage dans le discours que dans les faits1291 ». En effet, la doctrine libérale de Guizot connaît des entorses certaines avec la loi de 1841 sur le travail des enfants1292 ou la loi de 1842 sur les chemins de fer qui montre le « rôle moteur de l’Etat sur le plan politique et économique 1293 ». L’autoritarisme de Guizot se retrouve dans ses méthodes. « Elles sont d’un classicisme désarmant et d’une efficacité reconnue. Guizot exige une obéissance absolue de ministres choisis autant pour leur docilité que pour leurs capacités. (…) Il applique une politique de contrôle étroit de tous les hauts fonctionnaires, à Paris et en province, épurant et distribuant 1287 Claire LEMERCIER, op. cit., p 215. 1288 « La chambre (de Commerce) semble de toute façon acquise à leur démarche : non seulement elle approuve l’élection de délégués, mais elle accepte les règlements de 1813 sur la fraude, au nom de la salubrité publique. » Claire LEMERCIER, op. cit., p 215. 1289 Jean-Claude CARON, op. cit., p 127. 1290 Cette expression est due à Pierre ROSANVALLON, Le moment Guizot, Gallimard, 1985, 414 p. 1291 Jean-Claude CARON, op. cit., p 135. 1292 La loi du 22 mars 1841 limitant le travail des enfants dans les manufactures (dont les modalités d’application ne permirent pas une réelle efficacité) est la réponse de la Chambre des députés au rapport de Villermé publié en 1840, le Tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine et de soie. Cette enquête sanitaire menée par le docteur Villermé et Benoiston de Châteauneuf, a été rendue possible par le crédit dégagé en 1834 par l’Académie des sciences morales et politiques. Jean-Claude CARON, op. cit., p 130. 1293 Ibid., p 135. 249 les places sans état d’âme par le biais de son ministre de l’Intérieur, Duchâtel 1294 ». Il est donc évident que la fermeté du préfet de police Delessert en 1841 émane directement des directives gouvernementales. La méfiance vis-à-vis des syndicats s’explique aussi par l’agitation ouvrière qui commence à prendre une certaine ampleur1295. Outre la révolte des canuts lyonnais en novembre 1831, on assiste à de grandes manifestations ouvrières dans les années 1839-1842, « doublées parfois d’émeutes agraires 1296 ». Bien entendu, aucune coalition de bouchers n’est relevée à Paris entre 1830 et 1848 1297. Dans les archives de la préfecture de police de Paris, on trouve des traces des relations tendues entre les bouchers et le pouvoir après 1840. Depuis 1811, le Syndicat de la Boucherie est sous la tutelle du préfet de police pour l’utilisation des intérêts des cautionnements des bouchers, déposés à la Caisse de Poissy. Sous la Restauration, aucune trace de conflit entre les bouchers et l’autorité de tutelle n’a été trouvée. Cette bonne entente disparaît en 1841. En novembre 1841, le Syndicat de la Boucherie achète pour 17 761 francs un dépôt pour les cuirs et a besoin d’argent pour le faire fonctionner 1298. Une question se pose : faut-il autoriser le Syndicat à prélever des fonds sur la caisse de Poissy ? La préfecture de police semble donner une réponse négative car il faut attendre la Seconde République pour que l’autorité de tutelle autorise le Syndicat à prélever 4 500 francs sur le compte de la caisse, pour payer les « appointements du préposé à l’entrepôt des cuirs 1299 ». Si les dispositions de l’ordonnance de 1829 étaient respectées, les excédents d’intérêts des cautions devraient servir à racheter les étaux surnuméraires. Dans les années 1830, le Syndicat a pu racheter 13 étaux pour les fermer (le prix de l’étal était alors inférieur à 15.000 F)1300. En 1841, le ministère ajourne toute autorisation de rachat d’étaux. En 1842, le Syndicat réclame à nouveau le droit de racheter les étaux de boucherie vacants et se heurte à un nouveau refus de la tutelle1301. Sur ce point, l’administration est donc en conflit ouvert avec le Syndicat. Par contre, les versements à la caisse de retraite des bouchers semblent tolérés et, en 1841, le préfet de police estime qu’on peut répartir aux bouchers qui n’exercent plus l’intérêt de leur cautionnement. La recherche des ayants droit va aboutir en 1848-1849 : une somme de 2 203 francs est répartie entre 19 personnes, dont certaines sont mortes ou ont un domicile inconnu. Le reliquat est conservé par le Syndicat. La répartition est assez 1294 Ibid., p 128. 1295 Sur les associations ouvrières et les grèves entre 1815 et 1848, on peut lire la synthèse de Jacques ELLUL, Histoire des institutions, tome 5 : le XIXe siècle, PUF, 1993, pp 282-285. 1296 Jean-Claude CARON, op. cit., p 129. A Paris éclatent « l’émeute des tombereaux » en avril 1832, les journées des 5-6 juin 1832, la « grande fermentation ouvrière et républicaine de l’automne 1833 », les journées d’avril 1834… Philippe VIGIER, Nouvelle histoire de Paris : Paris sous la monarchie de Juillet, Hachette, 1991, pp 84-124. 1297 Jean TULARD, La préfecture de police sous la monarchie de Juillet, 1964. 1298 C’est devant Me Tourin, notaire à Paris, que la vente du dépôt des cuirs est signée le 17 novembre 1841. Nous ne savons pas de quoi il s’agit précisément. Cet entrepôt a-t-il déjà cette fonction avant la vente ? Ne faitil pas doublon avec la Halle aux cuirs de la rue Mauconseil ? Est-ce uniquement dans un but lucratif que les bouchers veulent posséder un tel entrepôt, pour avoir plus de poids collectif face aux tanneurs et mégissiers ? 1299 La préfecture de police donne son autorisation le 25 septembre 1848. Archives de la Préfecture de Police de Paris, DA 365, dossier n°5. 1300 Louis GOYARD, « Origine et développement des sociétés de secours mutuels », Bulletin mensuel de la Société de prévoyance et de secours mutuel de la boucherie de Paris (les Vrais Amis), juin 1888. BNF, 4° R 916. 1301 Archives de la Préfecture de Police de Paris, DA 365, dossier n°3. 250 inégale : la veuve Bouchet, installée au Mexique, touche 6,94 francs ; Walter, vivant en Allemagne, 12 francs ; Ostermann, également en Allemagne, 22,37 F ; Lamirault, à la Martinique, 56 F ; Hausmann, à New York, 70 ,55 F ; et jusqu’à 527 francs pour Legros d’Argout, architecte, héritier de son frère boucher 1302. La diversité des sommes et l’exotisme des retraites est assez surprenant ! Cette redistribution d’argent compense-t-elle le préjudice subi par les « bouchers de Charles X1303 » ? Cette expression moqueuse s’applique aux bouchers qui ont été contraints d’acheter deux étaux pour en fermer un, en entrant dans la profession entre 1811 et 1825. Par contre, d’autres plus chanceux, qui ont acquis un étal entre 1825 et 1829, ont conservé une situation de monopole à peu de frais avec l’ordonnance de 1829… Les aléas politiques sont parfois lourds de conséquence pour le commerce ou l’industrie. Comme le Syndicat de la Boucherie entretient des rapports de plus en plus tendus avec le gouvernement et n’obtient plus beaucoup d’écoute, les bouchers vont-ils se tourner vers d’autres formes de défense corporative, comme les coopératives ou le compagnonnage ? Selon Francine Soubiran-Paillet, qui étudie les origines des syndicats modernes, les associations ouvrières sont à la recherche d’une « identité juridique » pendant la monarchie de Juillet. Le contexte doit être rappelé. Un lent rapprochement s’opère entre ouvriers et républicains, par exemple au sein de la Société des Amis du peuple (1832), association républicaine qui rassemble quelques ouvriers animateurs de mutuelles et dénonce la souffrance des ouvriers. La Société des Droits de l’Homme (1833), elle aussi, est favorable à l’assistance mutuelle entre les ouvriers 1304. Le gouvernement craint la formation d’une grande association ouvrière formée contre les maîtres. Pour juguler les associations républicaines (mais aussi légitimistes), la loi du 10 avril 1834 poursuit les associations de plus de 20 personnes formées sans autorisation1305. Certains ouvriers se tournent vers le compagnonnage, surtout que de nouvelles tendances, moins rétrogrades, s’y font sentir après 1830 1306. Malgré l’idéologie locale et artisanale proche de l’Ancien Régime qui anime les compagnonnages et aurait pu tout à fait convenir aux bouchers, nous n’y avons pas trouvé le moindre apprenti étalier 1307. Par contre, le mouvement coopératif va attirer les bouchers. Le terme « coopération » a été importé en France en 1826 par un juge de Grenoble, Joseph Rey, républicain exilé en Angleterre, où il a connu les idées d’Owen 1308. Buchez lance en France l’idée d’association coopérative dans les 1302 Ibid. 1303 On trouve cette expression chez Henry MATROT, Vieux Souvenirs, 1910, p 41. 1304 Francine SOUBIRAN-PAILLET, L’invention du syndicat (1791-1884): itinéraire d’une catégorie juridique , LGDJ, 1999, p 40. 1305 Ibid., p 36. 1306 L’Union des travailleurs du Tour de France est créée à Toulon vers 1831 par des aspirants qui ont quitté les compagnons du Devoir en 1830, sous la forme d’une société de prévoyance, en éliminant les rites traditionnels du compagnonnage, réduisant la durée du noviciat et abolissant les grades. Par contre, un code de moralité et de bonne conduite doit être respecté. Ibid., p 47. 1307 « L’ archaïsme de certains rites initiatiques du compagnonnage précipite leur marginalité après la Révolution de Juillet. On notera, toutefois, l’admiration décalée que lui portent encore Georges Sand et Victor Hugo, au milieu du siècle ». Bernard GIBAUD, Mutualité, assurances (1850-1914) : les enjeux, Economica, 1998, p 19. 1308 En Angleterre, les disciples du socialiste Owen fondent en 1820 la « Ligue pour la propagande de la coopération », qui compte 300 sociétés en 1832. Robert Owen dédaigne les magasins coopératifs, idée que l’on trouve dans l’utopie du Phalanstère de Fourier. Les idées fouriéristes sont appliquées par Derrion et Raynier à Lyon en 1835 avec le magasin du « commerce véridique et social ». Face aux coopératives de production 251 années 18301309. Les premières associations ouvrières inspirées par Buchez sont en 1831 une association d’ouvriers menuisiers à Paris, puis en 1834 une association de bijoutiers en doré1310. Même si la grande époque des coopératives commence avec la Seconde République, Hubert Bourgin relève un projet de fonderie coopérative à Paris en 1844, les bouchers étant en train de perdre la fonte des suifs. Il s’agit d’un projet de « Système de fondage en commun, organisé pour le compte de tout le commerce de la boucherie, sans déboursé aucun pour établissement de fondoir et avec garantie de rendement à chacun suivant la qualité des bestiaux abattus et des dégraisses pour ceux qui n’abattront pas ». Cette organisation serait placée « sous la surveillance d’une commission administrative composée de cinq membres, présidée par le syndic de la boucherie, de trois commissaires nommés par Messieurs les marchands bouchers qui donneront leur suif à l’opération, et de celui qui prendrait la gérance 1311 ». Hubert Bourgin note que « cette espèce de société coopérative » n’a sans do ute jamais « reçu un commencement d’exécution 1312 ». Par contre, les autorités tolèrent toujours aussi bien les sociétés de secours mutuels. Malgré un statut juridique peu clair, ces sociétés sont bien vues par l’administration car elles répondent à un besoin social précis (maladie, accident, vieillesse)1313. Les bouchers de Paris peuvent choisir entre la société des Vrais Amis, fondée en 1820, et la société de secours mutuel des ouvriers et employés de la Boucherie de Paris, fondée en 1824. Francine SoubiranPaillet pense que « les sociétés de secours mutuels ont pu paraître plus aptes que le compagnonnage à canaliser les revendications ouvrières après 1834 », car il n’y a ni noviciat ni grades ni rangs internes, et les rites y sont simples et peu nombreux1314. « Les société de secours mutuels demandaient simplement à l’adhérent de payer sa cotisation, de célébrer la fête patronale et de respecter la réglementation par elles imposées. Elles allaient donc mieux avec l’individualisme, voire la laïcisation en germe en 1789 1315». f) La réforme des patentes en 1844 En juillet 1845, une nouvelle loi sur les patentes suscite selon Jean Tulard une « fermentation » chez les petits marchands dans les halles et marchés parisiens1316. Les d’Owen, on considère traditionnellement que la coopération de consommation naît le 21 décembre 1844 à Rochdale (près de Manchester), avec 28 tisserands qui forment les « équitables pionniers de Rochdale », dont Charles Howarth. Charles GIDE, Les sociétés coopératives de consommation, A. Colin, 1904, p 8. 1309 Philippe Buchez (1796-1865), initiateur avec Lammenais de la pensée chrétienne sociale, participe activement au mouvement en faveur de l’économie sociale, par la création de coopératives ouvrières de production. Le journal ouvrier fondé par Buchez, L’Atelier , ouvre ses colonnes aux sociétés de secours mutuels. Bernard GIBAUD, op. cit., p 24. 1310 Francine SOUBIRAN-PAILLET, op. cit., p 41. 1311 Proposition faite au commerce de la boucherie, Système de fondage en commun…, Paris, 1844. 1312 Hubert BOURGIN, « Essai sur une forme d’industrie : l’industrie de la boucherie à Paris au XIXe siècle », L’année sociologique , 1903-1904, p 87. 1313 Francine SOUBIRAN-PAILLET, op. cit., p 50. 1314 « Par ailleurs, la compétition engagée, depuis l’Empire, ent re la mutualité et le compagnonnage pour gagner les faveurs des salariés tourne à l’avantage des sociétés de secours mutuels. Moins élitistes, plus souples, elles s’affirment mieux adaptées aux besoins vitaux du monde du travail ». Bernard GIBAUD, op. cit., p 19. 1315 Francine SOUBIRAN-PAILLET, op. cit., p 49. 1316 Jean TULARD, La préfecture de police sous la monarchie de Juillet, 1964. 252 bouchers ne semblent pas y avoir pris part. Leur silence sur la loi du 25 avril 1844 sur les patentes est tout aussi remarquable, alors qu’ils sont directement concernés par cette réforme1317. Cette loi, « qui va fixer les principes de la fiscalité jusqu’au vote de l’impôt sur le revenu en 1914, (…) ménage les tout petits entrepreneurs par le jeu des indices et des exemptions tandis qu’elle encourage la grande production et le commerce groupé par des taux faiblement progressifs1318 ». La boucherie étant une activité artisanale, elle avait sans doute peu de motifs économiques de plaintes contre la loi de 1844 sur les patentes, mais elle y perdait au niveau de la représentation politique. La tactique fiscale de la monarchie de Juillet permet en effet d’écarter les « boutiquiers et artisans des centres de décision », car « les tout petits patentés sont imposés au-dessous du cens électoral. Ils font partie « des classes qui ne pourront jamais contribuer au mouvement électoral », déclare un ministre au cours du débat parlementaire de 18441319 ». Dans sa thèse sur la bourgeoisie parisienne de 1815 à 1848, Adeline Daumard, en étudiant l’évolution du corps électoral parisien, montre un élargissement de la bourgeoisie après 18301320. « Alors que la population s’accrut de 20% environ de 1831 à 1841, le nombre des électeurs augmenta de près du tiers de 1831 à 1842, avec un léger ralentissement en 1836. Cet élargissement semble avoir profité surtout aux catégories inférieures, c’est-à-dire à la moyenne bourgeoisie, puisque la proportion des électeurs atteignant le cens de 300 francs est restée à peu près la même par rapport à la population en 1820 et en 18421321 ». Cette tendance se renverse à cause de la réforme de la loi sur la patente en 1844, qui vise à « diminuer la charge pesant sur les plus petites entreprises et à augmenter le poids de l’impôt sur les activités les plus rémunératrices ». Les commerçants détaillants et les artisans tenant boutique « bénéficiaient d’une réduction du droit proportionnel : « du dixième du loyer, il est réduit (…) selon les professions au quinzième, au vingtième, au trentième, afin de mieux répartir les charges en raison des forces de chacun1322 », et même au quarantième. Les journaux d’opposition protestent énergiquement contre cette réforme, car elle permet d’épurer les listes électorales et d’éliminer notamment « les petits électeurs jugés trop indépendants par le gouvernement. De fait, dès 1845, les conséquences étaient sensibles : 16 007 électeurs à Paris, soit une diminution de 2187 par rapport à l’année précédente 1323 ». Les bouchers sont directement touchés par cette contraction du corps électoral. « La comparaison entre les professions des électeurs en 1844 et en 1845 souligne, en effet, que les patentés étaient les plus touchés, spécialement les plus modestes : diminution du nombre des marchands de vins, des bouchers, des boulangers, des épiciers, des tailleurs, augmentation, 1317 L’article 1 de la loi du 25 avril 1844 dit : « Tout individu, Français ou étranger, qui exerce en France un commerce, une industrie, une profession, non compris dans les exceptions déterminées par la loi, est assujetti à la contribution des patentes ». Edouard VIGNES, Traité des impôts en France, Guillaumin, 1880, tome I, p 53. 1318 Jeanne GAILLARD, « La petite entreprise en France au XIXe et au XXe siècle », in Commission internationale d’Histoire des mouvements sociaux et des structures sociales, Petite entreprise et croissance industrielle dans le monde aux XIXe et XXe siècles, CNRS, 1981, tome 1, p 150. 1319 Ibid., pp 150-151. 1320 Sur les hésitations de la politique fiscale de la monarchie censitaire vis-à-vis des boutiquiers, nous renvoyons à Christian BAUDELOT, Roger ESTABLET et Jacques MALEMORT, La petite bourgeoisie en France, Maspero, 1974, p 25-26. 1321 Adeline DAUMARD, La bourgeoisie parisienne de 1815 à 1848, Ecole Pratique des Hautes Etudes, 1963, Albin Michel, 1996, p 50. 1322 Journal des Débats, 10 mars 1844. 1323 Adeline DAUMARD, op. cit., p 50. 253 mais de façon beaucoup moins sensible, de celui des banquiers, des entrepreneurs de bâtiment et des maçons, des marchands de tissus ». Le tableau proposé par Adeline Daumard en note est tout à fait révélateur des conséquences politiques sournoises de la réforme de 18441324. Tableau 6 : Evolution de la composition de l'électorat parisien suite à la réforme des patentes de 1844 1844 Marchands de vin 1845 1 555 803 - 752 Bouchers 307 207 - 100 Boulangers 300 196 - 104 Epiciers 649 405 - 244 Tailleurs 272 177 - 95 Banquiers 60 67 +7 Entrepreneurs de bâtiment 78 200 + 122 Marchands de tissus 24 74 + 50 En 1844, Paris compte 500 bouchers, dont 307 font partie du corps électoral. Cela signifie que 60% des bouchers parisiens sont électeurs censitaires avant la réforme des patentes de 18441325. Cette proportion passe à 40% en 1845. La profession est donc perdante au niveau de sa représentativité politique. Mais comme par ailleurs les bouchers possèdent un Syndicat qui sert d’interlocuteur officiel avec les autorités publiques, cette perte de poids politique n’est pas aussi grave pour eux que pour le reste des artisans et boutiquiers. Cela peut expliquer l’absence de protestations de la part des bouchers contre cette réforme, qui reste avantageuse économiquement. 4) LES BOUCHERS FACE A LA SECONDE REPUBLIQUE (1848-1851) a) La fièvre sociale de 1848 Si nous dressons un bilan des relations entre la corporation et le pouvoir politique entre 1800 et 1848, nous pouvons remarquer que les rapports ont été plutôt positifs, teintés d’une certaine soumission de la part des bouchers. Globalement, le Syndicat réussit à maintenir le régime corporatif en place, malgré l’expérience libérale de 1825-1839. Mais les accrochages se multiplient de plus en plus sous la monarchie de Juillet, le conflit larvé tournant autour du manque d’empressement de la part des pouvoirs publics pour appliquer fermement les dispositions réglementaires prises en 1829 et compilées dans le code Mangin de 1830. Les rapports semblent d’ailleurs de plus en plus tendus à partir de 1841, sous le ministère Guizot. Pourtant, les bouchers peuvent-ils espérer obtenir des avantages avec la révolution de 1848 ? Certainement pas si l’on se souvient de la déréglementation totale qui a 1324 1325 Ibid., p 51. La participation des bouchers au suffrage censitaire est plus importante que celle des boulangers, dont le nombre est limité à 601 dans Paris. 50% des boulangers sont électeurs en 1844 contre 33% en 1845. 254 marqué les débuts de la précédente Révolution. La monarchie absolue aurait dû être le meilleur allié des bouchers dans la défense des intérêts corporatistes. La monarchie parlementaire avec ses tendances libérales s'est montrée assez décevante. Quels sombres abîmes vont être atteints en 1848 ? Et Badinguet pourra-t-il se montrer à la hauteur de son oncle en restaurant fermement la corporation dans son bon droit ? Le gouvernement provisoire a-t-il envisagé la suppression pure et simple de la Caisse de Poissy ? Nous n’en savons rien 1326. Apparemment, le conseil municipal de Paris aurait résisté aux demandes de liberté totale de la boucherie1327. N’oublions pas que le comte Henri Georges Boulay de la Meurthe, conseiller municipal de Paris, auteur du fameux rapport de 1841 si favorable à la corporation, devient vice-Président de la République en décembre 1848. Son influence au sein du Conseil municipal explique sans doute le sursis dont a bénéficié la caisse de Poissy. On ne s’étonnera pas de trouver sous la plume d’Armand Husson, fonctionnaire employé par la Préfecture de la Seine, une défense appuyée de l’utilité de la caisse de Poissy. Pour lui, ce service, nécessaire en « temps de paix et de tranquillité », devient « tout à fait indispensable dans les moments de commotion politique ». Il rappelle alors l’utilité de la caisse tant en 1815, en 1830 qu’en 1848. « En 1848, la Caisse de Poissy n’a pas été moins utile à la population parisienne. Les herbagers avaient, pour la plupart, déclaré qu’ils ne livreraient leurs bestiaux qu’autant qu’ils seraient payés comptant ; quelques-uns d’entre eux refusaient même les billets de banque, surtout les petites coupures nouvelles qu’ils considéraient comme de véritables assignats1328. L’Administration dut en conséquence se mettre en rapport avec la Banque pour obtenir du numéraire. M. le gouverneur de cet établissement reconnut aisément l’importance du service auquel il fallait impérieusement faire face ; et, la veille de chaque marché, il mit à la disposition de la caisse une quantité d’argent monnayé assez considérable pour satisfaire aux exigences des herbagers. Un semblable résultat n’aurait pu être obtenu par de simples particuliers et l’approvisionnement se fût trouvé compromis1329 ». Ces arguments sont assez spécieux. Première correction : il serait plus juste de reconnaître que la caisse de Poissy n’est vraiment utile qu’en cas de crise, c’est-à-dire qu’elle devrait être facultative en temps normal et obligatoire en cas de troubles. Seconde correction : affirmer en 1849 que les bouchers ne sont pas capables de payer comptant leurs achats est un peu fort, quand on sait qu’en province l’approvisionnement des villes se déroule parfaitement sans aucune caisse, et qu’après 1858, les bouchers mettent un point d’honneur à payer comptant et en liquide leurs achats, sitôt la transaction terminée. Dans ses Mémoires, le baron Pasquier (1767-1862), ancien préfet de police de Paris (1810-1814), ancien ministre, président de la Chambre des Pairs (1830-1848), s’interroge sur 1326 On peut tout de même rappeler que les ministères à compétence économique (Finances et Travaux publics) étaient tenus par Garnier-Pagès et Marie, des « républicains libéraux, c’est-à-dire nettement opposés au socialisme, résolus à ne rien sacrifier des valeurs d’ordre, de propriété, et de ce qu’on tenait alors pour l’orthodoxie économique ». Maurice AGULHON, op. cit., p 40. 1327 Louis Lazare rend hommage à cette résistance dans un article de 1854. Louis LAZARE, « La boucherie parisienne », La Revue municipale, 1854, p 1199. BHVP, Per 4° 133. 1328 Pour lutter contre la pauvreté des moyens de paiement et de crédit, « les billets de banque eurent cours forcé et la Banque de France créa des petites coupures (100 F, alors que jusque-là le plus petit billet était celui de 500 F) ». Maurice AGULHON, op. cit., p 43. 1329 Armand HUSSON, « Note sur l’institution et l’organisation de la Caisse de Poissy », Recueil des actes administratifs, n°9, 1849, p 236-237. 255 l’utilité de la caisse de Poissy : « Cette caisse est-elle réellement indispensable ? Je l’ai cru assez longtemps, j’en doute aujourd’hui. Il n’est pas rare que ces sortes d’établissement, assez bien entendus dans leur origine, continuent encore d’exister longtemps après que leur utilité a complètement disparu, et alors il n’en reste plus que les inconvénients 1330 ». Quand on sait que cet avis émane d’un homme influent qui a directement participé à la mise en place de l’institution en 1811 (en tant que préfet de police de Paris), on mesure le crédit que l’on peut y apporter, tant l’honnêteté est rare dans les ouvrages autobiographiques. Même si la suppression de la caisse de Poissy n’e st pas une des premières priorités du nouveau régime, il faut bien reconnaître que cette possibilité est dans l’air du temps. Le débat sur l’utilité de la corporation et de la caisse va d’ailleurs battre son plein pendant la Seconde République. En 1850, l’Assemblée Nationale ordonne une enquête sur l’organisation de la boucherie parisienne. Nous y reviendrons. b) Une série de réformes entament le privilège des bouchers réguliers en 1848-1849 Avec l’arrivée des républicains au pouvoir en 1848 et la volonté de rendre accessible la viande au plus grand nombre, les bouchers parisiens subissent quatre camouflets successifs : les droits d’octroi sont réformés en avril 1848, la vente de la viande sur les marchés devient quotidienne en août 1848, une boucherie centrale des Hôpitaux est créée en janvier 1849 et la vente à la criée de la viande est mise en place aux Halles centrales en mai 1849. Ces mesures entament sérieusement le monopole corporatif des bouchers parisiens sédentaires. La réforme des droits d’octroi en 1848 En avril 1848, le gouvernement provisoire accorde une concession symbolique aux consommateurs : «les droits d’octroi sur la viande ont été supprimés en 1848 pendant quatre mois pour faciliter l’approvisionnement de la capitale 1331 ». Armand Husson détaille les mesures administratives prises en 1848. « Le gouvernement provisoire, par décret du 18 avril 1848, supprima les droits d’octroi sur la viande de boucherie, mais reconnaissant que la taxe afférente à la Caisse de Poissy est le prix d’un service rendu, il crut devoir la maintenir, et un décret du 24 du même mois ordonna que cette taxe serait de nouveau perçue par tête de la manière suivante : Bœuf 8F Vache 4,80 F Veau 1,90 F Mouton 0,60 F Un nouveau décret du 3 mai suivant convertit cette taxe, dont le taux excitait des réclamations, en un droit de commission qui fut mis à la charge des herbagers et qui fut fixé comme il suit : 1330 Etienne-Denis PASQUIER, Mémoires de mon temps, Plon, 1893-1894, tome I, p 462. 1331 Jeanne GAILLARD, Paris, la ville (1852-1870), Thèse d’Histoire, Université Paris X, 1975, p 344. 256 Bœuf 4F Vache 2,40 F Veau 1,20 F Mouton 0,20 F La perception de ce droit de commission eut lieu jusqu’au 31 août 1848, époque à laquelle un décret de l’Assemblée nationale assujettit de nouveau des droits d’octroi les viandes livrées à la consommation de Paris et remit en vigueur le tarif annexé à l’ordonnance du 23 décembre 18461332 ». La chronologie indiquée par Husson ne correspond pas à celle de Maxime Valette dans sa thèse de Droit de 1911, mais l’idée générale demeure la même, c’està-dire que la suppression des droits d’octroi a été très éphémère. Pour Maxime Valette, le gouvernement provisoire tenta en vain de résoudre la question des octrois. « Il décréta, le 18 août 1848, la suppression des droits sur la viande de boucherie et de charcuterie à Paris et les remplaça : 1° par une taxe spéciale et progressive sur le propriétaire et les locataires occupant un loyer de 700 francs et au-dessus ; 2° par un impôt somptuaire sur les voitures de luxe, les chiens et les domestiques mâles quand il y aurait plus d’un domestique mâle attaché à la famille. En plus, l’article 3 de ce décret autorisait le ministre des Finances à étendre aux villes des départements la suppression des droits d’octroi sur la viande. Le ministre voulut user de cette faculté, mais les Conseils municipaux de 1219 communes repoussèrent formellement les propositions du ministre. Du reste, quelques mois à peine s’étaient écoulés que le Pouvoir exécutif rétablissait lui-même les droits. Il en donnait pour motif que la suppression des taxes locales n’avait pas profité aux consommateurs mais seulement au commerce de bestiaux et à la boucherie, et que par suite du déficit dans les recettes on avait dû ajourner l'exécution des nombreux travaux prévus au budget de 1848; ce qui causait un grave préjudice à la classe ouvrière1333 ». A partir de 1848, la taxe se calcule à nouveau au poids et non par tête. Cette mesure déplait fortement au Syndicat de la Boucherie. A. Rilliot, boucher rue Saint-Merri1334, fait écho de ce mécontentement dans un article de la Revue municipale1335. Pour lui, le moyen pour avoir de la viande à bon marché et des revenus pour la ville est de donner de « bonnes primes d’encouragement à l’agriculture » et de réformer l’octroi : il faut revenir au droit par tête et abandonner le droit au poids, qui décourage la production des gros bestiaux (qui vont prendre le chemin de l’Angleterre). Un certain mépris pour les ruraux pointe dans les propos de Rilliot, quand il affirme que « les belles espèces ne conviennent pas à la boucherie des campagnes, dont le débit est généralement trop restreint pour vendre en temps opportun un bœuf entier, lorsque ce bœuf est d’un poids trop élevé ». Selon lui, « en été, les meilleurs bestiaux d’un marché, s’ils sont les plus gros, se vendent beaucoup moins cher, la livre, bien entendu, que les bestiaux de qualité très ordinaire, s’ils sont plus petits ». 1332 Armand HUSSON, op. cit., pp 235-236. Plus laconique, Gabriel Ardant note qu’après les journées de juin 1848, « les droits sur les viandes à l’entrée de Paris furent rétablis ». Gabriel ARDANT, Histoire de l’impôt , Fayard, 1972, tome II, p 371. 1333 Maxime VALETTE, Des suppressions récentes des octrois en France : théorie et réalisation, Thèse de Doctorat en sciences politiques et économiques, Faculté de Droit de Dijon, 1911, pp 26-27. 1334 1335 En 1849, Rilliot serait adjoint de Lescuyot, syndic de la Boucherie Parisienne. A. RILLIOT, « Modification de l’octroi sur la viande de boucherie », La Revue municipale, 1849, pp 136139. BHVP, Per 4° 133 257 Rilliot ne manque pas d’arguments pour défendre le droit par tête. « Le droit par tête peut sembler injuste car il fait payer un petit bœuf autant qu’un gros, mais le petit bœuf peut échapper à cette injustice en n’entrant pas dans les grandes villes puisqu’il est recherché par la boucherie foraine à cause de son faible poids. Le droit par tête ne faisait que rétablir l’égalité dans le nombre des demandes. Le pauvre n’avait pas à en souffrir car il consomme les morceaux inférieurs du gros comme du petit bœuf ». Par contre, le droit au poids est choquant. « Une livre de taureau, bœuf ou vache, qui vaut à peine 7 ou 8 sous, et une livre de veau, qui revient à 16-18 sous, sont frappés du même droit ». La démonstration de Rilliot prend alors des accents démocratiques : « Le veau, viande de luxe, dont la consommation devrait être entravée en vue de l’augmentation de l’espèce, est beaucoup moins taxé que le bœuf, viande de première nécessité. L’injustice est criante car elle lèse le consommateur pauvre et favorise la classe aisée ». Il dénonce un paradoxe : pourquoi donner des prix dans les concours aux producteurs de beaux bestiaux pour ensuite les taxer à l’octroi ? Le droit par tête était un juste dédommagement des frais passés pour augmenter de plus en plus le poids et la qualité des produits. Rilliot se fait ainsi le chantre de la défense de l’élevage de qualité : « Si l’on persiste à faire approvisionner en partie la capitale par les forains1336, il ne s’y trouvera plus en été un seul boucher faisant assez d’affaires pour acheter un bœuf de grande taille! Que deviendront alors nos bons bœufs du Cotentin, et surtout ceux du grand et du petit Marais, qui allaient se perfectionnant d’année en année, si Paris, le principal centre de consommation de ces beaux produits, ne peut plus les utiliser ? ». Trois règles essentielles sont rappelées par Rilliot: • détruire les veaux, c’est manger son blé en herbe. • détruire trop tôt les femelles nuit à la reproduction. • il faut établir un droit différent sur les morceaux de choix et les bas morceaux. Suite à sa démonstration, Rilliot fait plusieurs propositions aux autorités sur les droits d’octroi. Il faut réduire le droit sur le taureau et le bœuf (consommés par l’ouvrier, le malade, le soldat et le pauvre), et augmenter le droit sur le veau, viande de luxe par excellence. Si le prix du veau augmente, sa consommation ralentit et après quelques années la production de bœufs augmente. La vache doit payer le même droit que le bœuf car elle pèse moins, et ainsi elle serait moins souvent abattue. Les boucs, chèvres, béliers, moutons, brebis, agneaux devraient être sans distinction frappés d’un même droit. Un droit beaucoup plus fort devrait être établi sur les pièces détachées, car seuls les morceaux de choix sont introduits dans Paris, pour la classe aisée (les bas morceaux sont très recherchés à l’extérieur). Dans ces conditions, « la désignation d’octroi de bienfaisance 1337 ne serait plus une qualification dérisoire mais un véritable bienfait pour les classes ouvrières ». Rilliot compte sur le soutien de Lanquetin, de Boulay de la Meurthe et de Dupérier1338 dans le nouveau Conseil municipal de 1848 pour 1336 Les forains bénéficient d’une mesure très favorable, l’ordonnance de police du 14 août 1848, que nous évoquerons plus loin. 1337 Le terme d’octroi de bienfaisance date de 1798, quand les droits d’octroi ont été rétablis au bénéfice de l’entretien des hospices et hôpitaux. Depuis leur réforme par la loi du 28 février 1809, les droits d’octroi sont nommés « octrois municipaux ». André NEURRISSE, Histoire de la fiscalité en France, Economica, 1996, p 57. 1338 En janvier 1849, la position de Dupérier sur l’augmentation du droit de location des étaux de boucherie sur les marchés va décevoir Rilliot. 258 soutenir les doléances des bouchers1339. Dans un article d’août 1849, l’ancien conseiller municipal Robinet compare les droits d’octroi dans dix grandes villes françaises. Sur 100 kg de viande, Paris touche 12 francs, Marseille 13 F, Bayonne 11 F, Lyon, Lille, Rouen et Caen 9 F, Bordeaux 8,75 F et Poitiers 2,70 F ! Quelques villes appliquent la mesure réclamée par Rilliot, à savoir un droit moindre sur le bœuf que sur le veau 1340. Néanmoins, déduction faite des droits d’octroi, c’est à Paris que le prix du bœuf demeure le plus élevé : il excède de 7 centimes le prix le plus élevé (Bordeaux) et de 83 centimes le plus bas (Bayonne)1341 ! Dans un article de décembre 1850, le directeur de la Revue municipale, Louis Lazare, revient sur les conséquences négatives de la suppression des droits d’octroi en avril 1848 : « Les millions que produisaient les droits d’octroi n’étaient pas conservés improductifs dans la Caisse municipale. Ils s’écoulaient par des canaux divers pour féconder l’industrie du bâtiment, ils servaient à fonder des écoles pour les enfants du pauvre, à nos hospices pour soulager la misère et la souffrance. Quand la Ville emploie cinq millions en travaux de voirie dans le courant d’une année, elle en fait dépenser quarante, et quels sont ceux qui profitent ? le maçon, le menuisier, le peintre, etc. Le riche sème, comme vous voyez ; le travailleur recueille. Or, grâce à la combinaison ingénieuse de ces merveilleux administrateurs que la révolution avait improvisés1342, l’ouvrier pouvait payer la livre de bœuf un sou de moins, mais il n’avait pas de quoi acheter cette livre de viande, même à prix réduit : il ne travaillait pas1343 ! ». La vente de la viande sur les marchés devient quotidienne (août 1848) Par une ordonnance du 14 août 1848, le préfet de police Ducoux applique les décisions du ministre de l’agriculture et du commerce des 21 février 1848, 12 juillet 1848 et 21 juillet 1848, à savoir : la vente de la viande sur les marchés de Paris devient quotidienne à partir du 1er septembre 1848 et la place réservée aux forains sur les différents marchés est largement augmentée1344. Sur les 161 étaux répartis dans cinq marchés (Prouvaires, Saint-Germain, Carmes, Blancs-Manteaux, Beauvau), 121 sont attribués aux forains et 40 aux bouchers de Paris1345. Cette mesure est donc très hostile au maintien du monopole des bouchers de Paris sur l’approvisionnement en viande de la ville. Le boucher Rilliot proteste vigoureusement contre l’ordonnance du 14 août 1848, qui « a triplé les frais des bouchers et fait vendre de la viande moins bonne, moins fraîche ». Selon lui, « il se vend dans les halles moins de viande 1339 A. RILLIOT, « Modification de l’oc troi sur la viande de boucherie », La Revue municipale, 1849, pp 136139. 1340 A Rouen, l’octroi (pour 100 kg) est de 9 F sur le bœuf , 14 F sur le veau et 11 F sur le mouton. A Strasbourg, le droit est de 5 F sur le bœuf et la vache, 7 F sur le veau, 7,50 F sur le mouton et 5,70 F sur le porc. 1341 Le « prix du bœuf net d’impôt » s’élève à 1,38 F à Paris, 1,31 F à Bordeaux, 1,21 F à Rouen, 1,17 F à Marseille, 1,05 F à Strasbourg, 1,01 F à Lyon et Caen, 0,97 F à Poitiers et 0,55 F à Bayonne. ROBINET, « Du prix de la viande à Paris », La Revue municipale, 16 août 1849, pp 250-252. 1342 Il s’agit du nouveau conseil municipal mis en place en février 1848. 1343 Louis LAZARE, « Du syndicat de la Boucherie de Paris », La Revue Municipale, n°64, 16 décembre 1850, p 522. 1344 Une ordonnance de police du 20 juin 1849 fixe de nouveaux prix pour les étaux de boucherie sur les marchés de Paris. 1345 Louis LAZARE, « De la boucherie parisienne », Revue municipale, n°157, 16 octobre 1854, p 1336. 259 en sept jours qu’autrefois en deux marchés les mercredi et samedi 1346 ». De tels propos semblent bien excessifs. Néanmoins, il semble que le syndic Claye et deux adjoints du Syndicat de la Boucherie aient démissionné en 1848. Des élections sont organisées et Lescuyot est nommé syndic. Insistons sur un inconvénient financier qui alimente le mécontentement des bouchers. La vente sur les marchés devenant quotidienne, les frais de surveillance augmentent. Pour indemniser la ville de Paris, le préfet propose de fixer uniformément le prix de location des étaux de boucherie à 1,50 F par jour (soit 10,50 F par semaine), et de percevoir ce droit par semaine et d’avance. En janvier 1849, au nom du comité des Finances de la Commission municipale, M. Dupérier se déclare « favorable à cette proposition car l’augmentation de 0,50 F par semaine est faible si l’on considère la somme totale des frais d’exploitation des marchés à la viande1347 ». On imagine bien la réaction hostile des bouchers face à cette augmentation de leurs charges. Dans un long article paru en 1849, le boucher Rilliot détaille les motifs de son mécontentement1348. Il rappelle d’abord le prix des places de boucherie sur les marchés parisiens avant septembre 1848 : • Marché des Prouvaires: 12 F par semaine x 96 places = 1152 F • Marché Saint-Germain: 8 F par semaine x 30 places = 240 F • Trois autres marchés: 6 F par semaine x 35 places = 210 F Il se lance ensuite dans l’énumération des charges qui pèsent sur le boucher qui vient vendre sur les marchés. Chaque place exige en moyenne deux personnes, un étalier et une étalière. Certains bouchers mal placés se contentent d’une étalière, mais d’autres emploient trois ou même quatre personnes. Avant l’ordonnance du 14 août 1848, chaque employé gagnait au moins 5 F par jour de marché et un pot au feu la semaine, ce qui constitue un salaire faible car il faut être dès 4-5h du matin sur le marché et y rester une longue journée, exposé aux intempéries, sans repos. En janvier 1849, les employés gagnent 3 F par jour, ce qui fait 42 F par semaine pour deux personnes, plus la nourriture assez dispendieuse car il faut tout aller chercher chez le traiteur (2 F par semaine, soit 28 F la semaine). Un tableau comparatif récapitule les dépenses engagées avant et après l’ordonnance du 14 août 1848. Tableau 7 : Les dépenses engagées par les bouchers sur les marchés parisiens (application de l'ordonnance du 14 août 1848) Dépense moyenne pour une place actuellement dans l’ancien système Location de l’étal 10 F 10 F Employés 42 F 20 F Nourriture 28 F 8F 5F 2F 85 F 40 F Menus frais Total 1346 A. RILLIOT, « Modification de l’octroi s ur la viande de boucherie », La Revue municipale, 1849, p 136. 1347 Le rapport présenté à la commission municipale par M. Dupérier au nom de son comité des Finances, relativement à la location des étaux de boucherie sur les marchés de Paris, est inséré dans Le Constitutionnel du 15 janvier 1849. 1348 A. RILLIOT, « Rapport de la commission municipale des finances », La Revue municipale, 1849, pp 145147. 260 Pour Rilliot, la mise en place de la vente quotidienne double les frais d’exploitation et accroît le mécontentement d’un bon tiers des titulaires de places (12 F de frais par jour, le dérangement, le tort d’abandonner sa maison, le déchet d’une marchandise mince et humide, exposée à tous les vents). De plus, quand la place est mauvaise, un boucher ne vend même pas pour 12 F de viande par marché. La valeur des places est si différente que tel numéro devrait être loué 50 F par semaine et un autre donner droit à une indemnité, surtout pendant les chaleurs (le prix de la viande plus élevé et la vente diminue). L’abandon des places deviendra plus fréquent car la location se fait à la semaine. Dans le passé, le boucher était retenu par la location au mois. Rilliot signale un moyen de retenir le boucher à sa mauvaise place: il ne faut donner les numéros que pour un mois et n’admettre dans le tirage que ceux qui ont approvisionné leur place les mois précédents. Avec des mutations plus fréquentes, l’égalité des prix de location des places serait justifiée. On trouve sans problème des bouchers pour louer les bonnes places pendant un an ou six mois, mais c’est plus dur pour les mauvaises places, trop chères par rapport au commerce que l’on peut y faire. Ainsi, la nouvelle ordonnance double les frais d’exploitation des bouchers et diminue les revenus de la ville (à cause des places vacantes). De plus, le consommateur paie plus de frais sur la viande qu’autrefois. Enfin, Rilliot fait remarquer qu’autrefois, le boucher bradait la viande en fin de journée de peur de la perdre (car il n’y avait pas de vente le lendemain), donc la viande était toujours fraîche. Aujourd’hui, la moitié de la viande a plusieurs jours de date et les achats diminuent. Le boucher vend parfois à perte, mais c’est de la viande vieille et avariée (qui a été remise en vente pendant trois ou quatre jours)1349. Cet argument sur la mauvaise qualité se retrouve sous la plume d’un ancien conseiller municipal, Robinet, qui déclare préférer la viande de Paris à 1,50 F que celle des forains à 1,40 francs1350. L’ordonnance du 14 août 1848 ne se contente pas de rendre la vente sur les marchés quotidienne, elle accorde également une large place aux bouchers forains. Le développement de cette concurrence ne peut pas laisser Rilliot indifférent. Il accuse les forains de vendre beaucoup de veau (qui s’achète plus facilement que du bœuf), beaucoup de morceaux de choix pour les beaux quartiers et rien pour l’ouvrier. Si le boucher avait acheté les veaux directement à Sceaux, à Poissy ou aux Bernardins plutôt qu’à un forain, la viande aurait eu moins d’intermédiaire, elle serait moins chère et plus fraîche. Avec la nouvelle ordonnance, la vente en gros augmente et celle au détail diminue. Rilliot démontre également l’inefficacité des forains par rapport aux bouchers réguliers. Dans les quatre derniers mois de 1848, l’approvisionnement des marchés a été de 4 411 763 kg. Selon l’octroi, les 121 bouchers forains ont introduit 2 126 713 kg de viande, donc les 41 bouchers de Paris ont apporté 2 285 050 kg sur les marchés. Un boucher de Paris fait donc trois fois plus de détail qu’un forain dans les Halles, car les forains vendent en gros et en chemin, alors que le boucher de Paris ne fait que du détail. Sa conclusion est sans appel : « On pourrait donc fort bien avoir autant de concurrence que maintenant dans Paris, en laissant la Boucherie foraine chez elle (en banlieue), et en établissant convenablement dans les différents marchés de la capitale 80 places occupées successivement de mois en mois par les bouchers de Paris ». La maxime finale dénonce clairement la libre concurrence : « Si vous voulez que l’Agriculture prospère, que le consommateur ait de la viande bonne et à bon marché, réduisez partout où vous le pourrez le nombre des détenteurs de viande pour 1349 Ibid. 1350 ROBINET, « Du prix de la viande à Paris », La Revue municipale, 16 août 1849, p 252. 261 augmenter le débit de ceux qui resteront1351 ». Rilliot reprend ainsi un vieil adage maintes fois défendu par le Syndicat de la Boucherie. Ayant vigoureusement protesté contre l’ordonnance du 14 août 1848 auprès du ministre du commerce, des préfets de police et de la Seine, le Syndicat n’a « pu obtenir que l’exécution rigoureuse de l’ordonnance, c’est-à-dire l’exclusion immédiate, et pour l’année 1849, des titulaires de places qui les ont vendues ou fait desservir par d’autres personnes 1352 ». En décembre 1848, le Syndicat adresse une demande au ministre du commerce pour répartir plus équitablement les places sur les marchés, c’est-à-dire moitié pour les forains et moitié pour la boucherie régulière. Le Syndicat demande également que le tirage au sort des places se fasse mensuellement, afin qu’un plus grand nombre de bouchers puisse y participer 1353. Aucune de ces réclamations ne trouvera une réponse favorable de la part de l’administration. La Boucherie centrale des Hôpitaux de Paris est créée en 1849 Le Syndicat de la Boucherie de Paris subit de nombreux revers en 1848-1849 avec la réforme des droits d’octroi (avril 1848), les concessions accordées aux bouchers forains sur les marchés (août 1848) et la mise en place de la vente en gros de la viande à la criée (mai 1849). Un nouveau camouflet est reçu avec la création le 1er janvier 1849 de la Boucherie centrale des Hôpitaux de Paris, établie à l’abattoir de Villejuif (151 boulevard de l’Hôpital) 1354. Avec l’apparition d’un tel établissement, qui rappelle le système existant sous l’Ancien Régime, c’est une partie du marché de la viande qui échappe à la corporation des bouchers de Paris, car un système d’adjudication annuelle est mis en place, que l’on imagine moins lucratif que le mode d’approvisionnement précédent 1355. Il serait d’ailleurs intéressant de connaître les bouchers qui détenaient les marchés publics de fourniture de viande de l’Assistance Publique – et de l’armée 1356 – avant 1848 pour voir si la création de la Boucherie centrale des hôpitaux remet en cause ou non leur monopole. Nous ne savons quasiment rien de cette institution, outre un tableau dressé en 1888. La Boucherie centrale des Hôpitaux de Paris « occupe huit échaudoirs, des bouveries et des écuries. L’administration ne paye pas de loyer, la fourniture de la viande est mise en adjudication tous les ans, en un seul lot. Le service comprend deux parties : 1° la distribution de la viande dans tous les établissements, qui se fait l’été de cinq heures à huit heures du 1351 A. RILLIOT, « Rapport de la commission municipale des finances », La Revue municipale, 1849, pp 145147. 1352 Syndicat de la Boucherie, Compte-rendu de l’Assemblée Générale des électeurs de la Boucherie de Paris , Imprimerie de Lebègue, 15 décembre 1848, p 2. Archives de la Préfecture de Police de Paris, DB 400. 1353 Ibid. 1354 Après la fermeture de l’abattoir de Villejuif (entre 1899 et 1904), les étaux réservés à l’Assistance Publique se trouvent à l’abattoir de Vaugirard. 1355 Quand la caisse de Poissy est restaurée en 1811, un conflit financier oppose le préfet de la Seine et le boucher Bayard, adjudicataire en 1809 de la fourniture de la viande de boucherie pour les hospices de Paris pour trois ans. A part ce cas particulier, nous ne savons pas comment se déroulent les adjudications de viande pour les hospices avant 1849. Rapport et projet de décret relatifs à l’indemnité réclamée par le sieur Bayard, entrepreneur de la fourniture de la viande nécessaire au service des Hospices de Paris, 15 octobre 1812. Imprimés du Conseil d’Etat, collection Gérando. 1356 Concernant l’armée, nous savons que « 8 ou 10 bouchers ont accaparé la fourniture de la garnison ». Mais nous ne savons rien sur les 5 ou 6 bouchers qui fournissent les hôpitaux de Paris avant 1848. A. RILLIOT, « Vente à la criée des viandes expédiées de province », La Revue municipale, 1849, p 215. 262 matin et l’hiver de six heures à neuf heures ; la viande est portée par le boucher adjudicataire à chaque hôpital ; 2° l’abatage : après la distribution, on marque les bœufs qui doivent être tués dans l’après-midi. (…) Le personnel de la boucherie comprend un directeur à 7 000 francs, un expéditionnaire à 3 000 francs et un garçon de bureau à 1 400 francs et habillé. Tout le reste est à la charge de l’adjudicataire : les garçons bouchers, le linge, les voitures, etc. Il a été distribué en 1887 : 1 500 337 kg de viande à 1,09 F le kg = 1 635 367,33 F. Les droits d’octroi ont été de 170 506,13 F ; le droit d’abatage de 1 935 F et les frais généraux de 13.736 F, soit 1 824 629 F. (…) Le nombre des animaux abattus en 1887 a été de : bœufs, 5 869 ; veaux, 4 434 ; moutons, 10 800. Cette année, 1888, le service a augmenté d’un tiers. Aucun produit inférieur n’est vendu par l’Assistance publique. Le boucher adjudicataire garde les abats, les peaux, les cornes, etc. La triperie est fournie par des adjudications spéciales1357 ». La mise en place de la vente de la viande à la criée (mai 1849) La mesure prise en mai 1849 est beaucoup plus novatrice et encore plus lourde de conséquences que les concessions accordées aux forains en août 1848. L’ordonnance de police du 3 mai 1849 instaure, au marché des Prouvaires (Halle à la viande), la vente à la criée des viandes de toute espèce expédiées des départements. Cette vente quotidienne est assurée par un facteur et contrôlée par les agents du service des Halles et marchés. Le facteur a le droit à une commission de 1% sur le produit brut des viandes vendues. Le produit net des ventes est payé comptant par le facteur aux propriétaires des marchandises1358. C’est donc un service nouveau qui est créé ; la vente en demi-gros des viandes est enfin autorisée! C’est une mesure attendue non seulement par de nombreuses collectivités (restaurateurs, hôteliers, pensions, casernes1359), mais aussi par tous les petits bouchers qui n’abattent plus eux-mêmes. Dorénavant, ils pourront acheter des quartiers de viande soit à un chevillard (profession interdite mais tolérée), soit au marché des Prouvaires. Le réassort devient donc beaucoup plus facile. Auparavant, seule la vente au détail était permise aux Prouvaires. Le commerce de demi-gros et de gros va pouvoir se développer sans entraves administratives à partir de 1849. Dans sa thèse sur L’industrie de la boucherie dans le département de l’Oise , Hubert Bourgin note que les bouchers picards envoient « par le chemin de fer des viandes dépecées pour y être vendues parce qu’ils en retirent un prix plus élevé », ce qui signifie que le marché à la criée connaît un succès rapide1360. A en croire Paul Hubert-Valleroux, ces deux mesures libérales ont peu affecté les affaires des bouchers réguliers. « Comme le nombre des bouchers restait limité, alors que la population de la capitale croissait sans cesse, le prix des étaux était monté, en 1848, de 30 000 à 100 000 francs. A ce moment, les bouchers parisiens eurent à subir la concurrence des forains admis à vendre dans les marchés, mais sans pouvoir ouvrir boutique. Leur situation n’en resta pas moins fort bonne, et un objet d’incessantes réclamations 1361 ». 1357 BOURNEVILLE et Albin ROUSSELET, « Boucherie », La grande encyclopédie, H. Lamirault, 1888, tome VII, p 552. 1358 A. RILLIOT, « Vente à la criée des viandes expédiées de province », La Revue municipale, 1849, p 214. 1359 Les hôpitaux ne sont pas concernés car ils disposent d’une Boucherie centrale depuis le 1 er janvier 1849. 1360 Hubert Bourgin est cité par Jeanne GAILLARD, Paris, la ville (1852-1870), Thèse d’Histoire, Université Paris X, 1975, p 237. 1361 Paul HUBERT-VALLEROUX, Les corporations d’arts et métiers et les syndicats professionnels en France et à l’étranger , Guillaumin, 1885, p 196. 263 Pouvons-nous résister au plaisir d’évoquer ces fameuses réclamations des bouchers, relayées avec tant d’empressement par la Revue municipale1362 ? Pour Louis Lazare, la vente à la criée « a produit le gaspillage de la viande, qui augmente la cherté et fera naître la disette. Tout possesseur de bestiaux peut abattre et envoyer par morceaux de la viande à la criée de Paris : il ne craint guère de livrer de la marchandise malsaine. L’administration a des agents qui vérifient la viande mais cette vérification manque de garantie. Comment déceler la phtisie sur de la viande morte ? ». Selon Lazare, l’introduction de la viande en m orceaux dans Paris a été tentée 17 fois et s’est soldée par 17 échecs. Ainsi, en 1604, Henri IV autorise l’introduction des viandes abattues hors de Paris. Le prix diminua mais les échevins constatèrent la mauvaise qualité de cette viande et un gaspillage horrible eut lieu : Paris avait appauvri la France en bestiaux. Henri IV revint alors sur sa décision1363. Lazare en appelle donc à la sagesse des magistrats pour qu’ils suppriment la vente à la criée. L’argument sanitaire est également utilisé par A. Rilliot, dans un article de 1849 1364. Il rappelle que si l’arrêté du 3 thermidor an V (1797) a suspendu la vente de la viande dans les Halles, c’est dans l’intérêt de la salubrité publique, car « des particuliers qui n’avaient aucune connaissance de la boucherie exposaient journellement en vente des viandes insalubres, compromettant la santé des citoyens ». Pour lui, sous la Seconde République, la mauvaise alimentation est pour beaucoup dans l’effrayante mortalité de la ville. « Jamais, en aucun temps, il n’a été mis en vente une si grande quantité de viande corrompue ». Les inspecteurs de la boucherie ne peuvent pas être partout : • aux marchés d’approvisionnement, pour consigner les bestiaux insalubres. • aux abattoirs, pour contrôler la qualité des animaux. • aux barrières, pour contrôler la qualité des viandes. • aux casernes, où les caporaux et les cuisiniers ordinaires, moyennant une forte remise, ferment les yeux sur la triste viande que leur livrent les 8 ou 10 bouchers qui ont accaparé la fourniture de la garnison. • aux Halles et marchés, où la surveillance devrait être plus rigoureuse (l’apparence de fraîcheur trompe trop souvent la pauvre mère de famille). A une époque où il n’existe pas encore de transports frigorifiques, Rilliot s’interroge sur la qualité des viandes expédiées en été. Par ailleurs, les bouchers de Paris auraient perdu des viandes de bonne qualité à cause de la concurrence des expéditions, car le boucher de province expédie à Paris des beaux morceaux. Pour Rilliot, il faut donc suspendre la vente à la criée pendant plusieurs mois de l’année (en été) et percevoir un droit d’octroi très élevé sur les morceaux de choix. Mais il reconnaît que la vente à la criée présente deux avantages : 1362 Louis Lazare (1811-1880), « gérant rédacteur » de la Revue municipale de 1848 à 1862, est auteur avec son frère Félix Lazare d’un remarquable Dictionnaire administratif et historique des rues et des monuments de Paris (1855). Louis Lazare affiche clairement son soutien aux bouchers : « Quant à nous, dont la mission est de combattre les innovations maladroites qui tendent à ruiner une classe de commerçants dévoués au pays, sans profit réel pour le public, nous continuerons à suivre la ligne que nous nous sommes tracée. Nous croyons fermement que si la Boucherie de Paris doit être soumise à un régime restrictif du droit commun, et sous plusieurs rapports préjudiciables à ses intérêts, il convient d’admettre aussi sans hésitation, franchement, ce que ce régime peut produire de conséquences favorables à la prospérité de ce commerce ». Louis LAZARE, « Syndicat de la Boucherie de Paris », La Revue municipale, 1er janvier 1849, p 131. BHVP, Per 4° 133. 1363 1364 Louis LAZARE, « De la boucherie parisienne », La Revue municipale, n°173, 16 juin 1855, pp 1485-1486. A. RILLIOT, « Vente à la criée des viandes expédiées de province », La Revue municipale, 1849, pp 214216. 264 • en les abattant en province, la criée soustrait les bestiaux à la fatigue et au dépérissement qui résulte d’un long trajet effectué soit à pied, soit en voiture ou sur les chemins de fer, car tous ces moyens de transport réclament de grandes améliorations. • le producteur traite directement avec le consommateur, sans autre intermédiaire que l’agent officiel chargé de la vente. Les intermédiaires parasites augmentent sans utilité le prix de la viande. Enfin, Rilliot propose de prendre exemple sur une ordonnance d’Hugues Aubriot, prévôt de Paris, le 22 novembre 1375, qui établissait une vente à la criée, mais ayant remarqué que la viande ne se conserve pas facilement, les enchères publiques avaient lieu sur les marchés d’approvisionnement (bestiaux vivants). Les jurés-vendeurs permettaient de se passer d’intermédiaires onéreux et ils répondaient du paiement dans les 8 jours de la vente. Ils ont été remplacés par la caisse de Poissy. « Il est regrettable que la caisse ne soit pas chargée de vendre à la criée les bestiaux, que, de tous les points de la France, on ne manquerait pas de lui envoyer ». En résumé, « pour garantir la santé publique, encourager l’agriculture et obtenir de la viande bonne et bon marché au consommateur pauvre », Rilliot demande: • l’institution d’une caisse de Poissy complétée, qui vendrait des bestiaux à la criée. • des Halles rendues à la boucherie de Paris, et supprimées en été, où elles pourraient être occupées plus utilement par les marchands de verdure. • le rétablissement du droit d’octroi par tête. • l’exécution sévère de l’ordonnance qui oblige tous les bouchers à s’approvisionner directement sur les marchés autorisés. • une surveillance active dans les abattoirs et les halles1365. c) La situation de la Boucherie parisienne sous la Seconde République L’état du commerce de la Boucherie à Paris en 1847-1848 Malgré les réformes prises pendant la Seconde République, Paul Hubert-Valleroux affirme que la situation des bouchers « n’en resta pas moins fort bonne 1366 ». Henry Matrot assure également que « les 501 boucheries de Paris marchèrent paisiblement et heureusement pécuniairement parlant1367 ». Cette vision optimiste est-elle confirmée par l’enquête menée par la Chambre de commerce de Paris en 1847-1848 ? Bien que consacrée à l’industrie, cette enquête traite de nombreuses professions artisanales, « car la plupart des commerçants se livraient à des travaux manuels. Dans l’alimentation par exemple, les bouchers étaient 1365 Ibid. 1366 Paul HUBERT-VALLEROUX, Les corporations d’arts et métiers et les syndicats professionnels en France et à l’étranger , Guillaumin, 1885, p 196. 1367 Henry MATROT, Vieux Souvenirs, 1910, p 41. 265 considérés comme des industriels car ils tuaient les bêtes1368 ». Les informations fournies par la Chambre de Commerce dans son enquête sur l’état de l’industrie à Paris en 1847-1848 sont très intéressantes. Tout d’abord, la Boucherie, profession exclusivement masculine, est encore artisanale car aucun établissement à Paris ne compte plus de 10 employés. En 1847, la Boucherie compte 500 patrons et 1 429 ouvriers (1 302 adultes et 127 jeunes gens de 12 à 16 ans), soit 1 929 personnes. 470 bouchers ont de 2 à 10 ouvriers. 31 bouchers n’ont qu’un seul ouvrier 1369. La chambre de commerce recense 129 apprentis charcutiers, 112 apprentis bouchers et 75 apprentis épiciers à Paris. En 1847, le chiffre d’affaires de la Boucherie s’élève à 74.893.432 F, soit une moyenne de 38 825 F par boutique. En 1848, le chiffre d’affaires passe à 45.685.000 F, soit une diminution de 39% par rapport à l’année précédente. Cette contraction des affaires est confirmée par la réduction du nombre des bestiaux abattus (même si elle n’est que de 12%). L’enquête fournit les chiffres suivants 1370 : Tableau 8 : Evolution du nombre des bestiaux de boucherie abattus à Paris entre 1847 et 1848 Bœufs abattus Vaches abattues Veaux abattus Total Moutons abattus 1847 82 521 24 994 83 580 503 117 694 212 1848 75 163 19 139 74 497 442 322 611 121 Tableau 9 : Evolution du volume de viande consommée à Paris entre 1847 et 1848 1847 Viande abattue Viande entrée à la main Total consommé 1848 48 879 815 kg 26 830 909 kg 4 653 282 kg 3 503 425 kg 53 533 097 kg 30 334 334 kg Ces chiffres doivent être complétés par les statistiques de Louis Charles Bizet, conservateur des abattoirs généraux de la ville de Paris, qui nous rappelle que l’abattage est loin de concerner tous les bouchers de Paris, tant le commerce en gros (la cheville) a pris de l’ampleur depuis le début du XIX e siècle. En 1847, il dénombre autant de bouchers réguliers (qui achètent les bestiaux, les abattent eux-mêmes et vendent la viande au détail) que de bouchers irréguliers (qui n’abattent plus et se contentent d’acheter des quartiers de viande aux chevillards). Bizet fournit la répartition des différents types de bouchers dans les cinq abattoirs parisiens1371 : 1368 Adeline DAUMARD, La bourgeoisie parisienne de 1815 à 1848, Ecole Pratique des Hautes Etudes, 1963, Albin Michel, 1996, p 446. 1369 Statistique de l'industrie à Paris résultant de l'enquête faite par la Chambre de commerce pour les années 1847-1848, Paris, 1851, tome II, p 17. CCIP, 7 Mi 2. 1370 1371 Ibid., tome I, p 79. CCIP, 7 Mi 1. Louis Charles BIZET, Du commerce de la boucherie et de la charcuterie de Paris et des commerces qui en dépendent, tels que la fonte des suifs, la triperie... Paris, Dupont, 1847, p 182. 266 Tableau 10 : Répartition des différents types de bouchers dans les 5 abattoirs parisiens en 1847 Bouchers réguliers Bouchers en gros Bouchers acheteurs Total des bouchers Nombre d’échaudoirs Abattoir de Montmartre 60 30 64 140 64 Abattoir de Ménilmontant 52 24 70 137 64 Abattoir de Grenelle 47 9 33 96 48 Abattoir de Villejuif 24 7 18 64 32 Abattoir du Roule 31 4 28 64 32 214 74 213 501 240 Total Dans son enquête, la Chambre de commerce propose de mesurer l’évolution de divers métiers de l’alimentation entre 1847 et 1848 : Tableau 11 : Contraction de l'activité économique des métiers alimentaires à Paris entre 1847 et 1848 Diminution des affaires Diminution du personnel Glaciers 56% 34% Confiseurs 51% 34% Pâtissiers 46% 30% Fromagers 42% 7% Pâtes 40% 18% Bouchers 39% 13% Eaux gazeuses 38% 42% On s’aperçoit alors que la boucherie est une des professions du secteur alimentaire a avoir le moins souffert de la crise économique. Globalement, les conditions de vie des ouvriers de l’alimentation sont plus favorables que celles des autres ouvriers : « plus de moitié parmi les hommes sont logés chez le patron, ils font en quelque sorte partie de la famille et conservent ainsi des habitudes d’ordre et d’économie ». Pour les bouchers, 96% sont logés chez le patron et 4% en garni. Quelques bouchers vivent dans leurs meubles : « les salaires qu’ils reçoivent, soit en argent, soit en nature, les mettent à même de vivre avec facilité 1372 ». Certains gains sont même qualifiés de « considérables » : « il est quelques garçons habiles et forts dans les abattoirs, qui gagnent jusqu’à 25 ou 30 F dans 24 heures ; un très grand nombre se font de 12 à 15 F1373 ». Par contre, le travail est intermittent car il existe une « morte saison » en juillet-août, quand les familles riches quittent Paris pour la province. Le salaire des garçons abatteurs est à la tâche : « les premiers garçons sont payés à raison de 1,75 F et 2 F par tête de bœuf et de vache, de 1,50 F par tête de veau et 0,15 F par tête de mouton abattu ; ils ont, en outre, d’assez forts bénéfices par la vente de certains 1372 Parmi le salaire en nature se trouve le « gobet », morceau de viande que le patron donne à son employé pour ses repas. Cette pratique a subsisté jusqu’à la fin du XX e siècle dans les boucheries de détail artisanales. 1373 Statistique de l'industrie à Paris résultant de l'enquête faite par la Chambre de commerce pour les années 1847-1848, Paris, 1851, tome I, p 87. 267 déchets1374 ». Il s’agit des fameux « gages et profits » évoqués par Henry Matrot dans ses Vieux Souvenirs1375. Si les salaires sont élevés, le travail des premiers garçons est pénible : « ils doivent être à l’ouvrage à 2h du matin, aussi bien en hiver qu’en été. Après avoir porté les viandes à l’étal où ils la dépècent et la classent par qualité, ils retournent à l’abattoir, souvent jusqu’à la nuit, et ont ainsi peu de repos 1376 ». L’enquête indique le mode d’engagement des 7 951 employés de l’alimentation (secteur qui regroupe 17 industries) : 1 778 sont payés à la journée, 6.137 à la semaine, 2 111 au mois, 831 à l’année et 36 sont fils de patrons 1377. Chez les 1302 employés adultes (plus de 16 ans) de la Boucherie parisienne, 8,5% sont engagés à la journée (110 individus), 68,5% à la semaine (893), 19% au mois (247) et 3% à l’année (38). Parmi le 1% restant, on trouve « 6 fils de patrons, 3 ouvriers dont le salaire n’a pas été indiqué, 2 payés avec les débris et 3 au pair, recevant comme traitement, 2 la nourriture et le logement, et le 3e le logement seulement1378 ». Les salaires des employés de la boucherie varient énormément selon le rang occupé, notamment entre les abattants et les autres. Les employés engagés à la journée gagnent en moyenne 3,40 F par jour (le repas du soir n’est souvent pas fourni). Les employés engagés à la semaine (les plus nombreux) gagnent en moyenne 2,65 F par jour (18,46 F par semaine). Sur les 862 bouchers nourris, logés et engagés à la semaine, 142 reçoivent entre 2 et 9 F, 440 entre 10 et 20 F, 275 entre 22 et 45 F, 5 plus de 45 F (un touche 80 F et un autre 100 F par semaine!). Les employés engagés au mois touchent en moyenne 56 F par mois (environ 1,8 F par jour). Parmi les employés engagés à l’année, la moyenne est de 687,83 F (soit 1 F par jour) ; un employé à l’année touche 1 500 F, sans être nour ri ni logé1379. Les salaires élevés du secteur alimentaire ont parfois des effets pervers : « beaucoup d’hommes se laissent aller à l’inconduite et se dérangent : ces hommes, ne sachant pas économiser ce qu’il leur faudrait pour acheter un mobilier, logent le plus souvent en garni. Le travail pour eux est intermittent, ils ne s’y soumettent que pendant le temps nécessaire pour avoir une somme suffisante et vivre deux ou trois jours dans ce qu’ils regardent comme des plaisirs ; ils vont à l’hôpital quand ils s ont malades et finissent par tomber dans la misère. C’est dans cette catégorie d’individus que les garçons bouchers prennent les hommes de corvée qu’ils paient eux-mêmes pour les aider dans les jours où le travail est le plus fort 1380 ». Les hommes de corvée gagnent environ 2,50 F par jour : ils touchent 0,50 F par bœuf abattu. « Ce sont en général des hommes dissipés, adonnés à l’ivrognerie, et chômant volontairement lorsqu’ils ont gagné quelque argent ; ils logent presque tous en garni1381 ». Le statut des apprentis de la boucherie est traité en détail par les enquêteurs1382. Sur les 1374 Ibid., tome II, p 19. 1375 Henry MATROT, Vieux Souvenirs, 1910, p 61. 1376 Statistique de l'industrie à Paris résultant de l'enquête faite par la Chambre de commerce pour les années 1847-1848, Paris, 1851, tome II, p 19. 1377 Ibid., tome I, p 79. 1378 Ibid., tome II, p 20. 1379 Ibid., tome II, p 19. 1380 Statistique de l'industrie à Paris résultant de l'enquête faite par la Chambre de commerce pour les années 1847-1848, tome I, p 87. 1381 1382 Ibid., tome II, p 19. La réglementation sur l’apprentissage fut renouvelée par une loi du 22 février 1851. Pour une présentation rapide des dispositions de cette loi, nous renvoyons à Etienne MARTIN SAINT-LEON, Histoire des corporations de métiers, Alcan, 1922, p 646. 268 127 jeunes gens (entre 12 et 16 ans) employés dans la profession, 15 sont considérés comme des salariés et 112 comme des apprentis. Sur les 112 apprentis, 6 sont sans condition connue, 5 sont fils de patrons, 11 sont engagés pour trois ans, 2 pour deux ans et six mois, 29 pour 2 ans, 9 pour un an et six mois, 16 pour un an, 3 pour six mois et 31 sont engagés pour un temps indéterminé. La plupart des contrats sont verbaux, seuls 3 apprentis sont engagés par contrat écrit (pour trois ans). La plupart des apprentis sont nourris, logés et entretenus mais ne reçoivent pas de gratification1383. Ainsi, les résultats de l’enquête menée par la Chambre de commerce sur l’état de l’industrie à Paris en 1847-1848 semblent dresser un tableau plutôt positif de la Boucherie parisienne au niveau des salaires, même si le travail y est souvent long et pénible. Si l’on utilise l’évaluation effectuée par Louis Charles Bizet, il apparaît que les bénéfices moyens des bouchers sont assez élevés. « En 1846, les 500 bouchers de Paris avaient fait un chiffre d’affaires de 5 600 000 francs environ 1384. Leurs frais (loyer des étaux, salaires des garçons, coût des voitures, du linge) s’élevaient à 3.850.000 francs, ce qui représentait un bénéfice net de 1 750 000 francs, soit 3 500 francs par an et par boucher en moyenne. Ce chiffre, concluait le conservateur, n’est « pas aussi important qu’on le dit, mais il est appréciable pourtant 1385 », d’autant que les bouchers rentraient assez vite dans leurs frais, n’ayant besoin de dépenser que le prix des acquisitions du bétail nécessaire chaque mois, 4 800 000 francs soit 9 600 francs par boucher. Cette somme de 9 600 francs suffisait à assurer la marche de la maison et, comparée au bénéfice net annuel, le capital rapportait donc un intérêt de 36%1386 ». Adeline Daumard souligne que « ce calcul ne tient pas compte du capital engagé dans l’achat du fonds de commerce, distinct du montant du loyer qui seul était compté dans les frais déduits ici du chiffre d’affaires. Mais si l’on admet l’évaluation officielle de 1841 1387, selon laquelle la valeur moyenne des étaux vendus en 1841 était de 10 000 francs, le capital moyen engagé est porté à 19 600 francs. Comparé au bénéfice annuel moyen de 3 500 francs, cela représente un intérêt de 17 à 18%, ce qui est appréciable1388 ». Rappelons que Bizet et Boulay de la Meurthe sont deux auteurs favorables à la Boucherie : on peut donc difficilement les soupçonner d’avoir volontairement grossi les profits des bouchers. La conclusion d’Adeline Daumard est savoureuse : « De tels calculs n’ont qu’une valeur limitée. Ils reposent sur des moyennes et ils ne distinguent pas le commerce de la boucherie en gros dont l’importance pouvait déformer la réalité 1389. Ensuite ils intéressent un secteur assez particulier : les bouchers pouvaient avoir des sujets de plainte, mais ils appartenaient à une profession protégée et les règlements de police, limitant le nombre des étaux, réduisaient les risques de la concurrence. Quelles perspectives s’ouvraient aux autres boutiquiers ? Faute de document, il est impossible de calculer le profit. Ce qui est certain, 1383 Statistique de l'industrie à Paris résultant de l'enquête faite par la Chambre de commerce pour les années 1847-1848, tome II, p 20. 1384 Les chiffres fournis par Bizet n’ont rien en commun avec ceux de la Chambre de commerce ! Il faudrait savoir exactement quelle définition est donnée à « chiffre d’affaires » par chacun. 1385 Louis Charles BIZET, op. cit., p 247. 1386 Adeline DAUMARD, La bourgeoisie parisienne de 1815 à 1848, EPHE, 1963, p 451. 1387 Il s’agit du fameux rapport de Boulay de la Meurthe sur l'organisation du commerce de la boucherie, fait au Conseil municipal de Paris au nom d'une commission spéciale (séance du 13 août 1841). 1388 1389 Adeline DAUMARD, op. cit., p 451. Comment pourrait-on étudier une profession qui est officiellement interdite ? La boucherie en gros se trouve dans cette situation paradoxale jusqu’en 1858. 269 c’est que beaucoup de petits commerçants parisiens faisaient des bénéfices puisque, dès les premières années de leur installation, ils achetaient des immeubles à Paris. Il est vrai qu’ils n’avaient pas toujours le capital nécessaire pour s’acquitter ; ce fut souvent une cause de ruine, notamment quand la baisse des immeubles s’ajouta au ralentissement des affaires, au cours des crises de 1820 et de 1848. Mais, en escomptant l’avenir, bien des boutiquiers avaient fait un calcul juste : l’enrichissement que font apparaître les inventaires après décès de bien des commerçants retirés en est la preuve. Incapables de faire des prévisions un peu longues, les boutiquiers ne cherchaient pas à étendre leur commerce. Ils désiraient s’enrichir, y parvenaient parfois, mais leur réussite était liée aux hasards de la conjoncture et de la demande1390 ». Si l’on considère les résultats de l’étude de Jean-Clément Martin sur les faillites à Niort entre 1817 et 1874, il apparaît clairement que les bouchers font partie des professions rarement mises en faillite, alors que la plupart des autres métiers de l’alimentation sont assez souvent touchés par la faillite1391. Notons d’ailleurs que « seules des entreprises des professions de l’alimentation, du cuir, du textile avaient été touchées par la faillite avant 1845-18501392 ». Les résultats obtenus dans les Deux-Sèvres ne sont pas forcément identiques à ceux qu’on trouverait à Paris, mais en tout cas ils confirment l’image traditionnelle du boucher riche et bien portant, efficacement protégé par le système de la caisse de Poissy. La situation financière du Syndicat de la Boucherie en 1848 Chaque année, le Syndicat de la Boucherie tient son assemblée générale, qui est l’occasion de présenter notamment le bilan financier des opérations de la Caisse de la Boucherie. Nous avons vu que le Syndicat dispose en effet de sommes importantes, provenant des intérêts des cautionnements, dont l’utilisation est soumise à l’autorisation du préfet de police. Dans un article de 1856, Louis Lazare note que le capital de la caisse de Poissy s’élève à 1 503 000 francs (somme de la caution de 3000 F versée par les 501 bouchers de Paris). Ce capital produit un intérêt à 5%, la somme de 75 150 F payée annuellement par la Ville de Paris au Syndicat, qui en dispose librement1393. Pour entrer dans les détails, nous possédons le compte-rendu intégral de l’assemblée générale du 15 décembre 1848, Lescuyot étant syndic1394. Outre les réclamations contre l’ordonnance du 14 août 1848 et contre les modifications du droit d’octroi, quels sont les autres sujets abordés par le Syndicat en décembre 1848 ? En 1841, le Syndicat a acheté un dépôt pour les cuirs, mais le financement des appointements du préposé pose problème car la préfecture de police rechigne à autoriser le Syndicat à utiliser des fonds provenant des intérêts des cautionnement pour cette dépense. Ce n’est qu’en avril 1848 que l’autorité de tutelle autorise le Syndicat à prélever de l’argent sur le 1390 Adeline DAUMARD, op. cit., p 451-452. 1391 Jean-Clément MARTIN, « Le commerçant, la faillite et l’historien », Annales ESC, novembre-décembre 1980, n°6, pp 1259-1260. 1392 Ibid., p 1253. 1393 Louis LAZARE, « Caisse de Poissy », Revue municipale, 1856, p 1607. 1394 Syndicat de la Boucherie, Compte-rendu de l’Assemblée Générale des électeurs de la Boucherie de Paris , Imprimerie de Lebègue, 15 décembre 1848, 20 p. Archives de la Préfecture de Police de Paris, DB 400. 270 compte de la caisse de Poissy pour payer le salaire du préposé, Lesguillon1395. Entre 1841 et 1848, les appointements sont restés « à la charge de la Caisse du Commerce », institution mystérieuse dont nous ne savons rien. Vue la crise économique en 1848 et la diminution du travail, le salaire du préposé a été réduit de 3 000 à 2 000 francs à partir de novembre 18481396. L’heure est donc aux économies budgétaires. Le Syndicat décide également une « réduction assez importante » sur « la somme qui était allouée aux inspecteurs pour les saisies de viandes ». Le contrôle sanitaire des viandes est en effet l’une des attributions du Syndicat. Dans leur compte de 1848, les inspecteurs avaient fait figurer les gosselins (veaux morts-nés) et les viandes saisies dans les abattoirs. « Le Syndicat, considérant que ces saisies rentrent dans l’exercice ordinaire de leurs fonctions, et qu’ils doivent les remplir exactement, sans qu’il soit nécessaire de les y encourager par une prime ou une indemnité, a décidé que : pour ce compte et ceux à régler à l’avenir, il ne leur serait accordé que les indemnités relatives aux viandes saisies dans les marchés, dans les étaux et à l’entrée des barrières 1397 ». Cette mesure semble révéler le caractère encore très corporatif de l’inspection sanitaire des viandes en 1848. Notons que ce pouvoir de contrôle sanitaire a servi de moyen de pression au Syndicat contre les forains. Pour lutter contre cette concurrence déloyale à leurs yeux, « le Syndicat a cru devoir redoubler de surveillance et de sévérité. Les inspecteurs ont reçu les instructions les plus rigoureuses relativement à la saisie des viandes insalubres et à la vente des places1398 ». La suite du compte-rendu est consacrée à une longue exposition du bilan comptable du Syndicat. Jusqu’en 1848, les « opérations des cuirs et des suifs » n’étaient pas intégrées au bilan comptable global. En 1848, le Syndicat décide d’intégrer ces opérations dans la comptabilité générale, ce qui augmente sensiblement le résultat comptable, qui passe de 348 859 F en 1847 à 1 200 923 F en 1848. Les bénéfices du syndicat augmentent régulièrement : 28 970 F en 1846, 36 008 F en 1847, 38 747 F en 1848. Cette progression positive des bénéfices a été possible car, face à la crise économique, les dirigeants ont préventivement réduit plusieurs postes de dépenses, notamment les salaires versés et les primes distribuées. Il est dommage que nous ne possédions pas d’autres comptes-rendus pour pouvoir effectuer des comparaisons, sans doute éclairantes. L’actif du syndicat évolue ainsi entre 1846 et 1848 : 1395 Le 25 septembre 1848, le Syndicat de la Boucherie est autorisé à prélever 4 500 F sur les intérêts des cautionnements pour payer les appointements du préposé à l’entrepôt des cuirs. Archives de la Préfecture de Police de Paris, DA 365, dossier n°5. 1396 Syndicat de la Boucherie, Compte-rendu de l’Assemblée Générale des électeurs de la Boucherie de Paris , 15 décembre 1848, p 3. 1397 Ibid., pp 3-4. 1398 Ibid., p 4. 271 Tableau 12 : Evolution de la composition de l'actif du Syndicat de la Boucherie de Paris entre 1846 et 1848 1846 Mobilier 1847 1 036 Ustensiles des abattoirs Banque de France Jetons 1399 1848 1 036 1 165 1 500 1 500 4 000 26 500 697 60 Titres de rente (pensions) 33 671 33 671 33 671 Caisse des consignations 15 000 15 000 14 895 Débiteurs divers 12 235 210 085 18 387 100 7 000 7 000 40 000 40 000 Fondoir (suifs) Entrepôt des cuirs Débiteurs douteux 5 626 Cuirs salés 48 960 Caisse 35 777 30 201 40 506 23 326 Conduite des bestiaux 1 114 Comptabilité des cuirs 1 003 162 Total 157 104 F 384 859 F 1 200 923 F Concrètement, les recettes s’élèvent à 28 900 F en 1847, 16 400 F provenant de la vente des fumiers des bouveries et des « voieries » (déchets d’abattoirs), de la conduite des bestiaux, etc…, et 12 500 F provenant du bénéfice sur la vente du sang 1400. Par contre, les résultats de 1848 sont lourdement touchés par la liquidation des cuirs et suifs, qui laisse un passif de 1 046 736 F (supérieur à l’actif de 1 003 162 francs). Nous ne savons pas exactement ce que les syndics entendent par « liquidation des cuirs et suifs1401 », mais il est clair que cette opération a lourdement endetté la corporation. Dans une note manuscrite datant sans doute de 1850, Riom nous éclaire sur ce point. Apparemment, le Syndicat avait mis en place un système spécial d’entrepôt des cuirs et des suifs invendus en 1846, pour faire face à la chute des cours, imputée à l’attitude déloyale de certains fondeurs de suif spéculateurs et des commissionnaires en cuirs qui se sont « totalement emparés du commerce des cuirs verts ». Les cuirs invendus ont été salés et entreposés en attendant une remontée des cours. Les cuirs et les suifs invendus ont été « consignés » à des banques. Le système prospéra jusqu’au jour où les banques exigèrent le remboursement des sommes avancées. « Les opérations étaient tellement engagées qu’il était impossible de pouvoir réaliser sans éprouver une perte énorme ». Une souscription fut lancée auprès des bouchers pour rembourser les banquiers. Les stocks avaient pris une telle ampleur (30 000 cuirs) et les cours du cuir continuant de s’effondrer, les pertes de cette initiative 1399 Nous ne savons pas ce que sont ces jetons. 1400 Syndicat de la Boucherie, Compte-rendu de l’Assemblée Générale des électeurs de la Boucherie de Paris , 15 décembre 1848, p 7. 1401 Ibid., p 19. 272 d’entrepôt furent énormes… Certains cuirs s’abîmant à cause de la durée du dépôt, il fallut les saler une seconde fois, augmentant ainsi leur coût. Il fallut trois ans pour écouler progressivement tous les cuirs auprès des tanneurs. Quant aux suifs, la dépréciation des cours et « des plaintes en coalition faites contre les syndics ont forcé la réalisation immédiate de plus de sept millions de suif ». La perte totale a été d’environ 600 000 fran cs, à la charge des bouchers1402 ! Le tableau dressé par Riom est donc apocalyptique. Il ne semble pas que cette note ait été écrite dans le but de critiquer l’incurie des syndics, car finalement cette opération partait sans doute d’un bon sentiment. Plus prosaïquement, Riom envoie cette lettre au préfet de police pour justifier le bien-fondé du projet de fonderie qu’il présente avec Charles Leroy. L’autorisation du préfet de police est nécessaire à ces deux bouchers pour pouvoir installer un fondoir « communautaire », rue des Vignes, qui servirait à rembourser l’énorme dette de la corporation. Cette demande a sans doute été rejetée par l’administration. Un projet de fonderie coopérative – ou plutôt « corporative » – avait déjà été relevé par Hubert Bourgin en 18441403. Cette idée est donc tenace et réapparaît périodiquement. Vues ces multiples tentatives de fonderies coopératives et d’entrepôts de cuirs, on peut affirmer que la corporation a beaucoup de mal à se résigner à la perte de son prestige et de son monopole. Le Syndicat ne subit pas passivement le développement de la concurrence des fondeurs industriels et des tanneurs en gros. En réclamant régulièrement l’interdiction de la cheville, c’est toujours contre la spécialisation et contre « l’industrialisation » du métier que le syndicat lutte. Ces combats sont mus par la même volonté : conserver la dimension artisanale de la boucherie face aux évolutions modernes qui attirent de plus en plus d’opérations dans la sphère industrielle et capitaliste (l’abattage, la fonte des suifs, le traitement des cuirs). Si l’approvisionnement en carcasses des Halles de Paris devient possible grâce aux chemins de fer et aux expéditeurs de province, c’est la fin du métier qui est signée ! La mise en place de la vente en gros à la criée au marché des Prouvaires en 1849 constitue donc un fâcheux précédent pour la boucherie de détail régulière. Les bouchers ennemis du peuple ? (le coût élevé de la viande) Pendant l’été 1849, le journal La Liberté publie deux articles dénonçant les privilèges exorbitants et la fortune rapide et colossale des bouchers1404. Sommes-nous revenus aux heures sanglantes de la Terreur, où les sans-culottes voulaient passer par le fer le moindre accapareur ? Sans doute pas, mais la dénonciation du prix élevé de la viande est un thème 1402 RIOM, Origine et causes de la dette du commerce de la Boucherie, 4 p. Archives de la Préfecture de Police, DB 400. 1403 Hubert BOURGIN, « Essai sur une forme d’industrie : l’industrie de la boucherie à Paris au XIXe siècle », L’année sociologique , 1903-1904, p 87. 1404 La Liberté, journal des idées et des faits, est un quotidien éphémère, paru de mars 1848 à juin 1850 et dirigé par Lepoitevin Saint-Alme. « D’abord très modérée et insignifiante, La Liberté fit plus tard une violente opposition, au profit, dit-on, des idées napoléoniennes », ce qui lui attira deux suspensions. Ce journal défend toutes les libertés, notamment « l’ab olition de toutes les lois d’entraves ou de monopole ». Il réclame la « suppression des impôts sur le sel, la viande, les vins ordinaires, cidre, bière et autres denrées alimentaires de première nécessité » et « l’établissement des impôts de luxe sur les v oitures, les chevaux, les domestiques mâles, les chiens de chasse et de fantaisie, les vins fins et les liqueurs, les cartes, etc. ». Grâce à sa rédaction spirituelle et pittoresque et son prix modique (5 centimes), ce quotidien « obtint un succès prodigieux ; son tirage était permanent, et la vente allait jusqu’à 100 000 exemplaires par jour ». Alexandre Dumas y collabore dès le 25 mars 1848. Eugène HATIN, Bibliographie historique et critique de la presse périodique française, Firmin Didot, 1866, pp 473-474. 273 récurrent dans la presse. A chaque fois, les bouchers sont soupçonnés de profits occultes exagérés. « Qu’ils nous suffise de dire que dans un moment où le veau revient à 7 ou 8 sous la livre aux bouchers, ils le font payer 20 sous au public, et que le bœuf qui leur coûte 8 sous la livre est payé 16 sous par les consommateurs1405 ». En réponse à cette attaque, le Syndicat de la Boucherie remet au journal les mercuriales des marchés de Poissy et de Sceaux des 15 et 18 juin 1849, qui constatent que le bœuf revient en moyenne à 11 sous et le veau à 10 sous la livre1406. La Liberté persiste en annonçant des prix de vente à 16 sous la livre pour le bœuf et 18 sous la livre pour le veau. Dans la Revue municipale, Rilliot répond que le bœuf est affiché presque partout entre 7 et 14 sous et le veau entre 15 et 20 sous1407. Le journaliste de La Liberté affirme que « les bouchers de Paris gagnent en moyenne 5 sous sur chaque livre de bœuf et 8 sous sur chaque livre de veau... En supposant donc qu’un boucher à Paris ne vende par jour que 400 livres de bœuf et 200 livres de veau (chiffre bien supérieur à la moyenne selon Rilliot, surtout pour le veau), il réalise sur cette vente un bénéfice de 140 F par jour; plus de 48 000 F par an ». Rilliot rectifie le calcul : « en comptant bien, cela fait même 65 700 F par an, somme qui dépasse le total des ventes de la plupart des bouchers, quoiqu’on ait négligé d’y ajouter les bénéfices faits sur la vente du mouton ». Avec de tels chiffres d’affaires, les fonds de commerce devraient valoir entre 300 000 et 400 000 F. Rilliot demande alors pourquoi ils ne se vendent souvent qu’entre 6 000 et 10 000 F (y compris le matériel, l’achalandage, etc.) et certifie qu’on peut le vérifier auprès de Me Fabien, notaire rue de Sèvres, « qui a vendu ces jours derniers le fonds de Lepecq, ancien syndic » (rue des Boucheries)1408. Avec plus de recul – l’ouvrage est publié en 1885 – Paul HubertValleroux évoque des étaux valant entre 30 000 et 100 000 F à Paris en 18481409. Le journaliste de La Liberté termine ainsi son réquisitoire contre la corporation des bouchers parisiens: « La misère et la dégénération des classes laborieuses sont le résultat de cet absurde privilège... Et l’on sait que les trois quarts de la France ne mangent pas de viande, grâce à cette institution féodale qui a subsisté jusqu’à nos jours... ». Comment Rilliot va-t-il répondre à cette sévère remise en cause ? Concernant le fameux « privilège » des bouchers réguliers, il rappelle que le monopole par la limitation des étaux est supprimé de facto, car l’administration s’oppose à l’exécution de l’ordonnance de 1829 (qui limite le nombre de bouchers à 400) et elle établit tous les jours dans les halles et marchés des bouchers forains. Rilliot en profite pour rappeler les servitudes auxquelles les bouchers réguliers sont soumis : « on continue d’exiger un cautionnement des bouchers et de les priver du droit d’acheter à crédit et où bon leur semble, de disposer de leur marchandise comme ils l’entendent, et une foule d’autres restrictions appelées par dérision le privilège de la boucherie de Paris ». Pour lui, la viande des classes populaires est moins chère à Paris qu’en province. Par contre, la viande des classes aisées est plus chère à Paris mais le service est meilleur. Rilliot 1405 Extrait d’un article de La Liberté, cité par A. RILLIOT, « Du prix de la viande à Paris », La Revue municipale, 1er septembre 1849, p 253. 1406 Rilliot signale par ailleurs que le prix réel d’achat du bétail est supérieur à celui des mercuriales, car les marchands ont intérêt à dissimuler l’élévation des cours (pour ne pas payer un droit de Caisse de Poissy trop élevé). RILLIOT, « Du prix réel de la viande de bœuf », La Revue municipale, 1849, pp 287-289. 1407 Pour mémoire, un sou correspond à 5 centimes. 1408 A. RILLIOT, « Du prix de la viande à Paris », La Revue municipale, 1er septembre 1849, p 253. 1409 Paul HUBERT-VALLEROUX, Les corporations d’arts et métiers et les syndicats professionnels en France et à l’étranger , Guillaumin, 1885, p 196. 274 n’hésite pas à critiquer le boucher de province: « lorsqu’il n’est plus possible de faire l’argent d’une marchandise sans élever ses prix, il cesse d’en vendre 1410 !». Les arguments de Rilliot sont clairs : la régularité et la qualité de l’approvisionnement ont un coût, ce qui explique les différences de tarif entre la boucherie régulière et les forains. Selon lui, pendant les six derniers mois d’abondance et de viande bon marché, le public des halles n’a pu s’y procurer ni une bonne pièce d’aloyau, ni même une seule livre de bonnes côtelettes. « La maladie régnante ayant considérablement accru la consommation des viandes rôties, le boucher de ville, qui ne recule devant aucun sacrifice pour satisfaire sa clientèle, tout en ne vendant ces morceaux que 14 ou 15 sous, les achetait communément 16 et même 18 sous aux bouchers forains, qui n’avaient garde d’en détailler un seul, à moins cependant qu’il fût trop mauvais pour être vendu dans une boucherie de ville ». C’est ainsi que le boucher de ville perd de l’argent alors que le forain en gagne. Pourtant, « le faiseur de statistiques peut affirmer que pendant l’été 1849, les côtelettes sont vendues 50 centimes les 500 grammes dans les Halles et 75 centimes dans les étaux de ville ». Certaines pièces de qualité se trouvent à un prix élevé dans les étaux fixes, mais en permanence: les forains l’ont à un prix moindre, mais seulement par intermittence. Rilliot termine son article par une formule sibylline, qui fait sans doute écho aux virulentes attaques de La Liberté : « Moi aussi je suis démocrate, mais démocrate de bon aloi1411!». d) Deux enquêtes sont lancées sur le sort de la Boucherie parisienne (1850-1851) La commission d’enquête municipale sur la Boucherie (1850) Même si le système de la caisse de Poissy – les marchés obligatoires aux bestiaux et l’organisation corporative des bouchers – a survécu à la Révolution de 1848, il n’en reste pas moins que l’organisation contraignante mise en place par Napoléon en 1811 montre de sérieuses limites et est ouvertement remise en cause par de nombreuses personnes, soit des professionnels qui réclament plus de liberté (chevillards, forains), soit des hommes politiques qui s’émeuvent des prix élevés de la viande, sans parler des penseurs libéraux qui rejettent par principe la survivance de structures archaïques à l’heure où le capitalisme moderne se met en place. En 1850, le préfet de police Carlier forme une commission municipale qui doit travailler sur le commerce de la viande à Paris1412. L’attention du préfet pour cette question 1410 A. RILLIOT, « Du prix de la viande à Paris », La Revue municipale, 1er septembre 1849, pp 253-254. 1411 A. RILLIOT, « Du prix réel de la viande de bœuf », La Revue municipale, 1849, pp 287-289. 1412 Pierre Carlier (1799-1858) est le préfet de police qui fait arracher les arbres de la liberté pendant l’été 1849. Il montra un grand zèle à soutenir la politique de Louis-Napoléon Bonaparte. Il participe le 20 août 1851 à la réunion des conjurés qui préparent le coup d’Etat du Prince-Président. Les plans qu’il propose sont insensés et dangereux, car porteurs de troubles. Soupçonné de penchants royalistes et de complaisance pour Changarnier (général monarchiste, commandant en chef de l’armée de Paris, renvoyé le 3 janvier 1851), Carlier est remplacé par Maupas en même temps qu’un bonapartiste docile, Thorigny, est nommé ministre de l’Intérieur, en octobre 1851. Néanmoins, quand la répression bat son plein, Carlier est investi dès le 8 décembre 1851 par Bonaparte « d’une mission extraordinaire de commissaire du gouvernement pour les départements du Cher, de l’Allier et de la Nièvre ». A son retour, il fut élevé au rang de conseiller d’Etat. Maurice AGULHON, 1848 ou l’apprentissage de la République (1848-1852 ), Seuil, 1973, p 134, p 160 et p 193. Pierre LAROUSSE, op. cit., tome III, 1ère partie, p 406. 275 aurait été éveillée par la situation belge, où la liberté de la boucherie a été proclamée. Selon Emile de Girardin, directeur de La Presse, Carlier souhaite doubler la quantité des viandes vendues chaque jour aux enchères (qui s’élève à 30 000 kg en 1850) et veut obtenir une diminution substantielle du prix de la viande. Alors qu’un boucher vend au marché SaintHonoré de la viande de première qualité à 65 centimes la livre, Carlier trouve ce prix encore trop cher. Son objectif est audacieux : « Il faut que dans six mois la viande soit à 55 centimes la première qualité, 45 centimes la seconde et 30 centimes les bas morceaux, et l’on y arrivera. Ce sera pour le peuple un avantage énorme1413 ». Emile de Girardin admire la détermination du préfet de police et souhaite que l’objectif fixé soit rapidement atteint. Il faut pour cela que la liberté de la boucherie soit proclamée à Paris. Le choix des membres de la commission municipale ne va pas rassurer les partisans du libéralisme. Sous la présidence du préfet Carlier, la commission est composée de l’incontournable Husson (chef de division à la Préfecture de la Seine), huit membres du Conseil municipal (Riant, H. Say, Delestre, Lupin, De Kergorlay, De Torcy, De Tourdonnet, Mosselman), deux fonctionnaires de la préfecture de police (Dubois, chef de division, et Baube, chef de bureau), un chef de bureau du ministère du commerce (Julien), le directeur de la Caisse de Poissy (Daniel, malade, en province), le régisseur de l’octroi (Lesourd), l’inspecteur général des Halles et marchés (Durand) et le syndic de la Boucherie (Lescuyot)1414. La composition de cette commission municipale ne laisse guère de doutes sur l’avis favorable au maintien de la caisse de Poissy qu’elle a dû rendre 1415. Néanmoins, on peut y noter l’absence de Louis Charles Bizet, conservateur des abattoirs généraux de la ville de Paris et auteur en 1847 d’un ouvrage sur la boucherie et la charcuterie à Paris, où il prenait des positions assez favorables au système corporatif1416. Dans un article de la Revue municipale, Louis Charles Bizet ne manque pas de commenter les travaux de la commission municipale1417. Il faut également relever une autre absence remarquable, celle de Boulay de la Meurthe, député et membre du Conseil général de la Seine, auteur du fameux rapport de 1841 si favorable à la Caisse de Poissy et au monopole de la Boucherie. Faut-il voir dans l’absence de ces deux notables ouvertement hostiles à toute suppression de la caisse de Poissy un choix délibéré de la part du préfet de police ? Si l’on considère que Carlier connaît les intentions libérales du Prince-Président, on peut alors comprendre pourquoi Bizet et Boulay de la Meurthe sont volontairement écartés de la commission municipale. Cela suppose que Louis-Napoléon Bonaparte sait déjà en 1850 que la caisse de Poissy est en sursis et que sa suppression est inéluctable, bref que le tournant libéral de 1858-1860 germe déjà dans l’esprit du sphinx. Cette hypothèse est tout à fait 1413 Propos attribués au préfet de police Carlier par Emile de Girardin dans un article de La Presse du 16 décembre 1850. Pierre GASCAR, Les bouchers, Delpire, 1973, p 150. 1414 Documents fournis par le préfet de police au Conseil municipal de Paris et à la commission d'enquête de l'Assemblée Nationale sur le commerce de la viande , Imprimerie Nationale, 20 juin 1851. APP, DB 401. 1415 Nous ne connaissons pas les conclusions de la commission d’enquête municipale. 1416 Il récidive dans un article de 1849. Louis Charles BIZET, « Protestation contre le régime de liberté dont jouit le commerce de la boucherie », Revue Municipale, n°20, 16 mars 1849, pp 167-168. 1417 Bizet soutient clairement les conclusions de Boulay de la Meurthe en 1841 : « Si donc la Commission créée par le préfet de la Seine veut bien se pénétrer des hautes pensées philanthropiques et administratives de ce magistrat, elle maintiendra la belle institution de la caisse de Poissy, en faisant revivre le décret du 6 février 1811 ; elle fera plus, elle sollicitera M. Berger de demander au très-honorable et très-savant M. Dumas, ministre du Commerce, la promulgation du projet d’ordonnance de 1841 sur l’organisation du commerce de la Boucherie et sa mise en action immédiate ». Louis Charles BIZET, « A propos de la commission nommée pour s'occuper de l'organisation de la Boucherie de Paris », Revue Municipale, n°54, 16 juillet 1850, p 440. 276 recevable. Bien qu’il ne soit pas retenu comme membre de la commission municipale, Boulay de la Meurthe ne se prive pas de faire à nouveau connaître ses vues dans un rapport qu’il publie en 18501418. Nous pouvons tenter d’imaginer les positions défendues par certains membres de la commission formée par Carlier. On peut sans trop de risques classer Husson, Daniel et Lescuyot parmi les défenseurs de la caisse de Poissy et donc du maintien de l’organisation corporative du métier. Comme d’habitude, à chaque fois que les intérêts du métier sont menacés, le Syndicat publie un mémoire pour défendre sa vision de la Boucherie. En 1850, il est particulièrement volumineux car il compte tout de même 112 pages1419. L’argumentation en est maintenant bien connue : c’est la même que sous la monarchie de Juillet ; c’est celle que l’on retrouve abondamment sous la plume de Rilliot ou de Louis Lazare dans la Revue municipale. Concernant les conseillers municipaux De Tourdonnet et De Kergorlay, on peut les classer parmi les partisans d’une libéralisation de la Boucherie. Pour les autres membres de la commission municipale, nous ne les connaissons pas assez pour pouvoir connaître leur position. Dans la séance du 7 mai 1850 du Conseil général de l’agriculture, des manufactures et du commerce, le comte de Kergorlay1420 rapporte les travaux de la commission chargée de l’examen de l’organisation de la boucherie, qui propose de nombreuses réformes pour assouplir le système mis en place en 18111421. Dans deux brochures parues en 1851, A. de Tourdonnet, défend un point de vue très hostile au système corporatif de la Boucherie et à la caisse de Poissy1422. En se définissant comme membre de la « Société de placement des produits agricoles », il agit en tant que représentant des intérêts des éleveurs contre ceux des bouchers1423. Sa position est proche de celle du comte Jean-Florian-Henri de Kergorlay, passionné d’agronomie et auteur en 1838 d’un ouvrage, De la réduction du droit d’entrée sur les bestiaux étrangers, dont le seul titre illustre les positions libérales. Quel est le discours de Tourdonnet ? Le monopole est néfaste sur les prix: le système de la criée est préférable. Les ordonnances de 1848 et 1849 ne sont pas assez libérales: la liberté du commerce de la boucherie est nécessaire. La délibération de la commission municipale du 7 mars 1851 1418 BOULAY DE LA MEURTHE, Rapport sur le projet de l'organisation de la boucherie , 1850. BNF, V 32335. 1419 LESCUYOT, Mémoire présenté par la Boucherie de Paris à la commission créée en 1850 pour examiner toutes les questions relatives à ce commerce, Paris, 1850, 112 p. APP, DB 401. BNF, V 16082. 1420 Dans la dynastie légitimiste des comtes de Kergorlay, il s’agit sans doute de Jean-Florian-Henri (1803-1873), qui s’est retiré dans la Manche après 1830 pour s’adonner entièrement à l’agronomie, ce dont nous avons déjà parlé. « M. de Kergorlay était connu pour son attachement à la légitimité lorsque, après le coup d’Etat du 2 décembre 1851, il se montra un chaud partisan du nouvel état de choses. Elu en 1852 député au Corps législatif, avec l’appui du gouvernement, dans une circonscription de la Manche, il fut réélu en 1857, mais échoua en 1863 et rentra dans la vie privée après avoir appuyé silencieusement de ses votes toutes les mesures proposées par le pouvoir impérial ». Pierre LAROUSSE, op. cit., tome IX, 2e partie, p 1190. 1421 Comte de KERGORLAY, Sur la question relative à l'organisation du commerce de la boucherie dans Paris , Rapport au nom de la commission du Conseil général de l'agriculture, des manufactures et du commerce, Séance du 7 mai 1850, 16 p. BNF, 8° Lf 263/101. 1422 A. de TOURDONNET, Réforme de la boucherie: fonctionnement actuel de la boucherie parisienne (1ère partie), Guillaumin, 1851, 71 p. et A. de TOURDONNET, Réforme de la boucherie: organisation et fonctionnement de la boucherie libre (2ème partie), Paris, 1851, 80 p. BHVP, 4001 et 8° 14078 n°2. 1423 Dans la première brochure, A. de Tourdonnet se définit comme membre de la « Société d’écoulement des produits agricoles ». Nous ne savons rien sur cette association. 277 affirme qu'une réforme de la boucherie est nécessaire. Paris doit tenir compte de la province (complexité des droits et réglementation des arrivages de bestiaux). Les mesures préconisées par A. de Tourdonnet sont les suivantes: • construire des entrepôts pour réguler les arrivages. • placer les marchés d'approvisionnement près des barrières (établir des liens avec les chemins de fer). • la vente doit être quotidienne dans les entrepôts d'approvisionnement et régie par des facteurs ou commissaires-priseurs. • l'abattage des animaux doit pouvoir se faire aussi bien hors de Paris qu'à l'intérieur. • la vente intérieure peut s'organiser de différentes façons: -- un marché central (vente en gros et demi-gros) avec une criée quotidienne. -- des marchés de quartier, marchés de détail ouvert à tout acheteur (de préférence dans chaque abattoir). -- supprimer les étaux de revente. -- libérer le colportage, comme pour le poisson. -- la viande salée et fumée doit pouvoir être vendue par les bouchers. • salubrité: il faut continuer les contrôles. La viande cuite est peu dangereuse (vache phtisique, bœuf carbonné, porc ladre) et l'odorat de l'acheteur reste le meilleur juge. • suppression du cautionnement des revendeurs de viande: la caution doit être libre et facultative. Le boucher paie simplement la patente. La caution de 3OOO F a été créée pour limiter l'accès à la profession, augmenter le monopole et constituer le fonds de la caisse de Poissy. • les mercuriales doivent relater un fait accompli et non être une appréciation fictive, une estimation facultative. Les mercuriales doivent être recueillies par l'administration municipale et rendues publiques. • La caisse de crédit sera facultative et municipale, ses droits et intérêts réduits (le preneur paie à terme). La caisse sera alimentée par le cautionnement des commissaires priseurs, des facteurs dans les entrepôts, sur le marché central et sur tous les marchés où la criée sera autorisée, et le cautionnement libre des bouchers pour ouverture de crédit. • Pour la sécurité de l'approvisionnement: en cas de problèmes, la ville accorde une prime aux expéditeurs ou aux revendeurs de bétail (selon la prévision du déficit). • les droits fiscaux: droit d'octroi, droit de la caisse de Poissy, droit d'abattoir, droits de criée (droit d'abri et de resserre perçu par la ville, droit de factage du facteur, droit de pesage et de déchargement, droit de garde de nuit). Ces droits sont exorbitants et injustes: les expéditeurs sont touchés doublement quand la viande est déjà abattue en province. Les seuls droits qui sont à payer sont les droits d'octroi et ceux pour service rendu. • une réduction progressive des droits d'octroi est souhaitée: la baisse sera compensée par la hausse de la consommation. 278 • Il faut une perception des droits ad valorem: la tête ou le poids (critère retenu depuis 1846) ne sont pas les bons critères. Le droit ad valorem a existé entre les ordonnances du 22 décembre 1819 et du 28 mars 1821 (prix débattu, vente à l'amiable). Avec le système de la vente à la criée et aux enchères, le prix est connu (valeur réelle). Le droit fixe au poids sera maintenu pour les viandes provenant des tueries libres et des provinces. • les bureaux de perception: il faut instituer un bordereau de la criée pour le prix ad valorem et le pesage pour les autres barrières. Le système de pesage de 1846 doit être amélioré: un morceau spécimen est pesé sur une bascule à main ou dans un panier portatif, ce qui entraîne une perte de temps et la malpropreté de la viande. • le mode des constructions: les Halles doivent être couvertes, solides, spacieuses, aérées et abritées des intempéries. La disposition des pavages doit permettre la propreté et le ramassage des engrais. • les veaux et porcs: il ne faut plus fixer arbitrairement les proportions de chaque espèce mise en vente par le boucher. • Le droit de garantie de 9 jours (garantie nonaire): la loi de 1838 sur les vices rédhibitoires maintient ce droit absurde, qui doit être supprimé1424. On s’aperçoit que certains membres du Conseil municipal de Paris sont des ultralibéraux. Ce type de discours hostile au corporatisme et au monopole des bouchers se retrouve largement dans les conclusions de l’enquête parlementaire de 1851. L’enquête parlementaire de 1851 sur la Boucherie de Paris Parallèlement aux travaux de la commission municipale présidée par Carlier, la question de la Boucherie de Paris préoccupe aussi l’Assemblée Nationale. Le 24 décembre 1850, le député Corne aurait présenté un premier rapport sur l’organisation de la boucherie de Paris, dont nous ne connaissons pas la teneur1425. Dans la séance du 10 février 1851, le même Corne serait rapporteur du « rapport fait au nom de la 16ème commission sur la proposition de MM. Clary et Demulier, relative à la suppression du privilège de la Boucherie, et sur la proposition de J. Langlais (député de la Sarthe), relative à la liberté du commerce de la Boucherie1426 », dont le contenu nous est tout aussi inconnu. Par contre, le 10 décembre 1850, le député Adolphe Cordier dépose une proposition de loi à l’Assemblée Nationale, qui entraîne la création d’une commission d’enquête sur la production et la consommation de la viande de boucherie à Paris1427. L’enquête est ordonnée par une résolution des 13 et 21 janvier 1851. La commission d’enquête est présidée par Victor Lanjuinais, ancien ministre du 1424 A. de TOURDONNET, Réforme de la boucherie: organisation et fonctionnement de la boucherie libre (2ème partie), Paris, 1851. 1425 CORNE, Rapport de l'Assemblée législative sur l'organisation de la boucherie de Paris , 24 décembre 1850. BNF, Le 74/3. 1426 CORNE, Rapport fait au nom de la 16ème commission sur la proposition de MM. Clary et Demulier, relative à la suppression du privilège de la boucherie, Séance du 10 février 1851, Imprimerie Nationale, 10 p. AD Pas-de-Calais, B 1331/5. 1427 Adolphe CORDIER, Proposition relative à l'examen de diverses questions (organisation de la boucherie de Paris, industrie du bétail), 10 décembre 1850, Imprimerie de l'Assemblée Nationale, 1851, 4 p. BNF, Le 74/3. 279 commerce1428. Même si le rapport définitif ne sera jamais communiqué à la Chambre à cause du coup d’Etat du 2 décembre 1851, qui a interrompu les travaux de la commission, tous les résultats de l’enquête sont connus, car ils ont été publiés dans trois épais volumes, dont la lecture est très instructive1429. Dans le rapport final, Lanjuinais démontre l’inefficacité de la caisse de Poissy et prône un retour à la liberté totale du commerce de la Boucherie à Paris. Le rapport Lanjuinais commence par rappeler les origines du système de la caisse de Poissy, pour mieux en démontrer le caractère archaïque et révolu. Alors que la situation de la boucherie en province est simple1430, elle est beaucoup plus complexe à Paris. Suite à la pétition des bouchers du 9 pluviôse an VIII (29 janvier 1800), l’arrêté consulaire du 30 septembre 1802 a rétabli la corporation (dans les termes des lettres-patentes du 1er juin 1782), et l’a placé sous l’autorité du préfet de police. Le décret de 1802 a donc été dicté par des intérêts privés, suite aux perturbations révolutionnaires. Les étapes suivantes sont connues : l’ordonnance du 15 ventôse an XI (6 mars 1803) interdit la vente de viande hors des étaux et des halles, l’ordonnance du 23 brumaire an XII (novembre 1803) limite la vente à la Halle à deux jours par semaine (uniquement les mercredi et samedi, au détail seulement), l’ordonnance du 13 juin 1808 oblige à l’achat de deux étaux pour pouvoir s’installer (un étal doit être fermé), et enfin le décret du 6 février 1811 instaure la caisse de Poissy (avec un taux de crédit usuraire) et limite le nombre des bouchers à 300 à Paris. Lanjuinais justifie ainsi la mesure impériale : « Le pouvoir de cette époque y trouvait l’avantage d’une autorité absolue sur une classe influente de la population de la capitale ; les bouchers y trouvaient, à côté des inconvénients de la dépendance, les profits d’un commerce dégagé des difficultés et de risques ; le public seul faisait les frais d’une organisation qui élevait les prix par l’effet du monopole et de la taxe fiscale de la caisse de Poissy, et par les grèves et entraves de toute sorte introduites aussi bien dans le commerce de la viande sur pied que dans celui de la viande abattue1431 ». Suite aux plaintes des éleveurs, l’ordonnance du 9 octobre 1822 autorise 370 bouchers dans Paris. L’ordonnance royale du 12 novembre 1825 dissout le Syndicat. Malgré des faillites, le nombre d’étaux se stabilise à 514. Avec l’ordonnance du 18 octobre 1829, on revient à un système de limitation (à 400 étaux). L’ordonnance de police du 25 mars 1830, le fameux code Mangin de 300 articles, qui réglemente la profession, marque le triomphe des 1428 Le vicomte Victor-Ambroise Lanjuinais (1802-1869), secrétaire général de l’administration des postes, puis substitut près le tribunal de la Seine, est destitué en 1831 à cause de ses « opinions politiques très libérales, et même alors très avancées ». Nommé député en 1838 par un collège électoral de Nantes, il siège dans les rangs de l’opposition libérale jusqu’en 1848. « En 1844, il devint un des principaux propriétaires du journal Le Commerce, dans lequel il publia un assez grand nombre d’articles sur des questions financières, maritimes et économiques ». Elu député en 1848, membre du comité des Finances, il lutte contre les doctrines socialistes et l’emploi du papier-monnaie. Le 2 juin 1849, il entre comme ministre de l’Agriculture et du Commerce dans le cabinet Odilon Barrot. Redevenu simple député en octobre 1849, il rédige « le rapport dans lequel le ministère était blâmé au sujet de la destitution du général Changarnier, blâme qui amena la chute du cabinet ». Lors du coup d’Etat du 2 décembre 1851, « il fut arrêté avec plusieurs de ses collègues à la mairie du Xe arrondissement, conduit à Vincennes et rendu, le 5 décembre, à la liberté ». Il se tient à l’écart des affaires publiques jusqu’en 1863, où il revient siéger au Corps Législatif dans l’opposition. Pierre LAROUSSE, Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, 1866-1879, tome X, 1ère partie, pp 164-165. 1429 Enquête législative sur la production et la consommation de la viande de boucherie, ordonnée par les résolutions de l'Assemblée nationale des 13 et 21 janvier 1851 , Paris, Imprimerie de l'Assemblée Nationale, 1851, 3 volumes. Bibliothèque Administrative, 3414. 1430 En province, le commerce de la boucherie est régi par les lois du 14-17 juin 1791 et du 1er brumaire an VII. Les municipalités peuvent instaurer une taxe de la boucherie depuis la loi du 19-22 juillet 1791. 1431 Victor LANJUINAIS, Rapport fait au nom de la commission d’enquête sur la production et la consommation de la viande de boucherie, 1851, p 6. 280 intérêts privés (ceux des bouchers et de quelques herbagers). Mais l’ordonnance de 1829 n’est pas appliquée: on compte in facto 501 bouchers, la cheville et la vente en demi-gros à la Halle sont tolérées, le Syndicat perd le droit de diriger les inspecteurs de la Boucherie, la vente foraine devient quotidienne en 1848 et la criée est établie en 1849 dans l’intérêt des éleveurs (pour faire contrepoids au monopole des chevillards)1432. Lanjuinais retrace ensuite la lutte entre les défenseurs et les adversaires du monopole, notant que le rapport de Boulay de la Meurthe de 1841 a été réfuté par une notice sur la régime de la Boucherie publiée en 1850 par le ministre du commerce1433. Des vérités évidentes sont proclamées : il faut rétablir la liberté du commerce, mais l’administration doit réprimer les fraudes (salubrité, ordre des marchés). Il est impossible de concilier un prix élevé pour les cultivateurs et les bouchers et un prix modéré pour les consommateurs : le législateur doit donc effectuer un choix, éminemment politique1434. Quels sont les arguments de Lanjuinais pour justifier l’inutilité de la caisse de Poissy ? Tout d’abord, toutes les grandes villes de France et d’Europe fonctionnent sans corporation et l’approvisionnement en viande s’y déroule aussi bien qu’à Paris. A Berlin, en Belgique, en Suisse, dans le Piémont, la boucherie n’est ni limitée ni organisée. A Londres, la corporation des bouchers ne concerne que la City1435. Aux Etats-Unis, il n’y a ni taxe du pain ni taxe de la viande. En Angleterre, il n’y a pas de taxe sur la viande et celle sur le pain a disparu depuis 30 ans1436. Ensuite, si l’on reprend les chiffres de l’octroi, la consommation de la viande à Paris s’est bien portée entre 1799 et 1802 alors que la liberté du commerce était totale 1437 ! Enfin, le taux usuraire de la caisse de Poissy est vigoureusement dénoncé (5% sur les sommes avancées aux bouchers et 3,5% sur les ventes)1438. Un des grands intérêts du rapport parlementaire de 1851, c’est qu’une vaste enquête orale a été menée – apparemment très sérieusement – auprès de tous les professionnels ou magistrats concernés par la question de la Boucherie. Les témoignages recueillis sont des plus éloquents. Ainsi, un herbager, M. Châle, affirme que « la caisse de Poissy est un outil avec lequel la Ville de Paris prend 1 200 000 F par an dans la poche de l’agriculteur, sous prétexte d’assurer ses paiements, qu’elle n’assure pas du tout 1439 ». De même, les réponses fournies par les commissionnaires des marchés de Sceaux et de Poissy montrent que, pendant la Révolution de 1848, la caisse de Poissy n’a fourni aucun effort particulier de crédit et les bouchers n’ont fait aucun effort particulier d’approvisionnement. Les entretiens oraux passés avec les maires de Belleville et de La Chapelle montrent que l’approvisionnement est régulier 1432 Ibid., p 10. 1433 Ibid., p 11. 1434 Ibid., p 13. 1435 Ibid., p 17. 1436 Ibid., p 68. 1437 Selon l’octroi, Paris consomme 189 503 249 kg de viande entre 1799 et 1802 contre seulement 176 001 189 kg entre 1803 et 1806, période à laquelle le Bureau de la Boucherie est mis en place. C’est également à partir des chiffres de l’octroi que Lanjuinais montre que les allégations du Syndicat de la Boucherie sur la période 1825-1829 et 1830-1834 sont fausses. Ibid., p 20. 1438 Le droit de caisse de Poissy a été réduit à 3% par l’ordonnance royale du 22 décembre 1819 et transformé en droit par tête le 28 mars 1821. La loi du 10 mai 1846 instaure un droit de 2,97 centimes par kg, qui rapporte 1 400 000 F par an. 1439 Enquête orale de 1851, p 274. 281 en banlieue malgré toutes les révolutions, alors que la boucherie y est libre depuis 18221440 ! Lanjuinais note que les craintes sur l’approvisionnement de la capitale sont puériles à l’heure du télégraphe et du chemin de fer. Paris, avec ses 1 200 000 habitants, est un puissant appel de consommation, donc les prix sont attractifs pour les producteurs du Poitou, de Normandie, etc1441. Les arguments libéraux de Lanjuinais sonnent moins positivement à nos oreilles quand il affirme que « le consommateur est le meilleur juge de la qualité de la viande et les règlements, loin d’assurer la salubrité de la viande, en causent parfois la corruption1442 ». Ce genre de phrase, qui révèle une conception ultra-libérale de l’économie, proche de celle de Bastiat, n’est pas acceptable pour quelqu’un qui a connu le scandale de la vache folle ou de simples problèmes d’intoxication alimentaire. Puisque nous abordons la question des contrôles sanitaires, il faut bien avouer que c’est un aspect important de notre sujet et que nous n’avons quasiment aucune information dessus 1443. L’argument sanitaire est souvent utilisé par les bouchers réguliers pour dénoncer les abus des forains. Lanjuinais réplique à cela qu’on trouve aussi des viandes douteuses chez les bouchers réguliers. Par ailleurs, il ne voit pas pourquoi la vente quotidienne de la viande abattue sur les marchés de Paris (depuis 1848) poserait des problèmes, alors qu’à Londres, « un seul marché, celui de Newgate, en livre à la consommation pour 100 000 000 francs chaque année1444 ». Enfin, le syndic de la Boucherie, Lescuyot, et son adjoint, Rilliot, ont reconnu eux-mêmes que la concurrence de la vente à la criée a obligé les bouchers réguliers à baisser leurs prix en 1848-18491445. Dans divers articles de la Revue municipale, Rilliot affirme que les frais des bouchers augmentent quand le nombre des bouchers devient illimité, ou quand la concurrence des forains est favorisée. Pour Lanjuinais, cet argument est spécieux car dans le cadre du monopole, le droit d’acheter se vend et s’achète aussi, donc les frais augmentent également1446. Il répond à ceux qui craignent l’apparition de monopoles capitalistes sur la viande en cas de liberté du commerce que ce danger est infondé car il s’agit d’une denrée très périssable (donc difficile à accaparer). Par ailleurs, aucune ville de province n’a connu une telle dérive. Et si la concentration entraîne une baisse des prix de détail, elle devient positive et souhaitable1447. Pour défendre sa cause, Lanjuinais n’oublie pas de rappeler le vote unanime de la Chambre des députés pour la liberté de la boulangerie le 25 octobre 18491448. La corporation 1440 Ibid., p 211 et pp 222-224. 1441 Victor LANJUINAIS, Rapport fait au nom de la commission d’enquête sur la production et la consommation de la viande de boucherie, 1851, p 26. 1442 Ibid., p 30. 1443 Les informations disponibles sur les contrôles sanitaires sont plus nombreuses à partir de la Troisième République. On peut consulter Françoise GUILBERT, Le pouvoir sanitaire : essai sur la normalisation hygiénique, Thèse de Droit dirigée par Jean-Pierre Baud, Université de Strasbourg, 1992, et l’ouvrage issu du séminaire "Normes et produits" de l'UMR IDHE (Institutions et dynamiques historiques de l'économie) du CNRS, dirigé par Alessandro STANZIANI, La qualité des produits en France, XVIIIe-XXe, Belin, 2003, 344 p. 1444 Victor LANJUINAIS, op. cit., p 32. 1445 Ibid., p 36. 1446 Ibid., p 37. 1447 Ibid., p 38. 1448 Ibid., p 42. 282 des boulangers de Paris a été rétablie par un arrêté du 19 vendémiaire an X (11 octobre 1801)1449. La caisse syndicale des boulangers a été établie en février 18171450. Le monopole de la boulangerie à Paris est supprimé en octobre 1849, alors que Lanjuinais est ministre de l’Agriculture et du Commerce dans le cabinet Odilon Barrot, mais une caisse de service de la boulangerie sera instituée par un décret du 27 décembre 1853 et la liberté du commerce de la boulangerie finalement proclamée par le décret impérial du 22 juin 18631451. Un décret du 31 août 1863 supprimera la taxe officielle sur le pain, mais le préfet de la Seine garde le droit de la rétablir si nécessaire1452. Après avoir remis en cause le monopole inefficace des bouchers, Lanjuinais s’attaque à la caisse de Poissy, qui, selon lui, est proche du communisme : « Le principe posé pour la caisse de Poissy y conduit directement, et il est parfaitement conforme aux doctrines insensées qui fermentent dans les cerveaux malades de notre époque1453 ». Avec le système des cautions, la caisse est un « emprunt forcé ». On retrouve exactement les mêmes propos sous la plume d’Alfred des Cilleuls : « Ce n’est pas la caisse de Poissy qui fait crédit aux bouchers, mais ce sont les bouchers qui font crédit à la caisse, dans la plus mauvaise de toutes les formes, l’emprunt forcé 1454 ». Sur les 501 bouchers de Paris, 262 ne vont pas sur les marchés aux bestiaux. Sur les 239 bouchers s’y rendant, 170 utilisent le crédit de la caisse et 69 y renoncent. Il y a donc 331 bouchers qui ont versé une caution sans profiter de la caisse de Poissy (qui dispose d’un fonds de roulement de 993 000 F). La caisse n’utilise pas les deux tiers de son fonds de roulement (peu de crédits sont effectués). Cette institution est donc devenue complètement inutile. Le paiement comptant des bestiaux se pratique partout, comme sur le marché de Smithfield à Londres par exemple. A Poissy, les commissionnaires en bestiaux font crédit aux bouchers de la banlieue solvables et même à certains bouchers de Paris1455 ! Le maintien de l’interdiction de la cheville est tout aussi ridicule, alors que 262 bouchers détaillants dépendent déjà de 73 bouchers en gros. En effet, sur les 239 bouchers se rendant sur les marchés obligatoires, 166 achètent pour leur propre débit, mais 73 sont des chevillards, qui achètent les bestiaux en gros pour les revendre par quartiers1456. Après avoir dénoncé le monopole du commerce des suifs et des cuirs, Lanjuinais assure qu’il faut supprimer la garantie nonaire de neuf jours1457. Créée en 1673, réaffirmée dans les lettres-patentes du 1er juin 1782 et maintenue après la loi du 26 mai 1838 sur les vices rédhibitoires, la garantie nonaire protège le boucher, au détriment de l’éleveur, en cas de décès du bétail dans les neuf jours qui suivent la vente. 1449 Judith MILLER, Mastering the market : the State and the grain trade in Northern France (1700-1860), New-York, Cambridge University Press, 1998, p 273. 1450 Ibid., p 246. 1451 Ibid., p 287 et p 296. 1452 M. FELIX et E. RAIGA, Le régime administratif et financier du département de la Seine et de la ville de Paris, Rousseau, 1922, p 318. 1453 Victor LANJUINAIS, op. cit., p 47. e siècle : tome II (1830-1870), H. Alfred DES CILLEULS, Histoire de l'administration parisienne au XIX Champion, 1900, p 185. 1454 1455 Victor LANJUINAIS, op. cit., p 51. 1456 Ibid., p 60. 1457 Ibid., p 64. 283 L’article 1641 du Code Civil considère comme vices rédhibitoires les défauts cachés d’un animal lors d’une transaction et l’article 1648 stipule que la réclamation « doit être intentée dans un bref délai ». Ni la nature des défauts cachés ni les délais de recours n’étant spécifiés, la loi du 20 juillet 1838 a éclairci les modalités d’application de la mesure, pour « faire régner la bonne foi et la probité dans un commerce d’où elles semblent trop souvent bannies, où l’on se fait trop souvent un jeu de la ruse et de la supercherie1458 ». Depuis le début du XIXe siècle, « les tribunaux font appel aux vétérinaires dans le cadre d’expertises et d’arbitrages portant sur la vente des chevaux atteints de maladies et de vices rédhibitoires1459 ». Ronald Hubscher ne nous dit pas si les bœufs sont également concernés par l’expertise vétérinaire. Avec le maintien de la garantie nonaire pour les bœufs jusqu’en 1858, il faut croire que les vétérinaires n’ont jamais été appelé à se prononcer sur ce point. Un arrêt de la Cour de Cassation du 19 janvier 1841 reconnaît cette garantie de neuf jours uniquement pour les bœufs vendus à Sceaux et à Poissy, et destinés à Paris : il s’agit donc bien d’un privilège exorbitant réservé aux bouchers parisiens. Les éleveurs réclament soit sa suppression, soit la réduction du délai à 3 ou 4 jours. En 1850, le département de l’Agriculture a consulté le préfet de police et le conseil des professeurs de l’école vétérinaire d’Alfort sur le maintien de la garantie nonaire. La préfecture de police propose d’en réduire la durée à 4 jours après le marché et de faire supporter les frais de constatation de la mort moitié par l’acheteur moitié par le vendeur. Cette mesure forcerait les bouchers à abattre plus promptement les animaux trop fatigués, ce qui diminuerait le nombre des accidents. Le conseil des professeurs de l’école vétérinaire d’Alfort propose de réduire le délai à 3 jours et de faire supporter la perte trois quart par le vendeur et un quart par l’acquéreur. Dans un rapport adressé au ministre de l’Agriculture et du Commerce, M. Renault, directeur de l’école vétérinaire d’Alfort, préconise l a suppression pure et simple de la garantie nonaire1460. La commission Lanjuinais ne voit pas de motifs valables pour maintenir une dérogation aussi considérable aux règles de droit commun. Le témoignage d’un marchand de bestiaux, au cours de l’enquête parlementaire, est assez éloquent : « Il n’est pas rare, si nous avons un bœuf fatigué, qu’un boucher vienne nous dire : Voilà un bœuf qui va mourir, combien voulez-vous perdre ? Si vous ne consentez pas à perdre tant, je vais le laisser mourir ». Depuis la loi des 19-22 juillet 1791, les municipalités françaises ont la possibilité de contrôler les prix de la viande de façon autoritaire. Lanjuinais dénonce le caractère profondément injuste de toute taxe sur la boucherie, car le prix de la viande sur pied est très difficile à connaître. Les mercuriales sont contestables. Ainsi, à Sceaux et à Poissy, le prix d’un bœuf varie entre 80 et 600 F, donc la moyenne de 340 F ne signifie rien ! Les prix du suif et du cuir varient différemment de celui de la viande1461. Les frais de boucherie varient de 10 000 à 50 000 F selon les étaux. Enfin, « la qualité et la valeur de la viande varient pour chaque animal de la même espèce, et presque pour chaque partie de l’animal. Il y a, dans le bœuf, l’aloyau, la côte couverte, la tranche, le flanchet, le collier, etc… qui ont une valeur 1458 Journal des vétérinaires du Midi, 1838, p 186. Ronald HUBSCHER, Les maîtres des bêtes : les vétérinaires dans la société française (XVIIIe-XXe siècle), Odile Jacob, 1999, p 187. 1459 1460 RENAULT, Examen critique de la législation actuelle sur la garantie due aux bouchers de Paris par les marchands de bœufs sur les marchés de Sceaux et de Poissy, 1850, 48 p. BHVP, 4006. 1461 Victor LANJUINAIS, op. cit., p 72. 284 différente et des prix qui peuvent varier de 40%1462 ». Face à de telles variations, comment mettre en place une taxe équitable sur la viande ? Sur 76 départements, 33 ont renoncé à la taxe (ce sont des départements très peuplés), 21 l’ont dans des villes secondaires et 22 où la viande est encore taxée dans le chef-lieu et des villes secondaires (prix moyen arbitraire)1463. Sur la question des abattoirs, le rapport Lanjuinais rappelle que le décret du 15 octobre 1810 place les tueries dans les établissements insalubres de première classe (permission par décret du Conseil d’Etat). L’ordonnance du 14 janvier 1815 place en troisième catégorie les tueries dans les villes de moins de 10 000 habitants (permission du préfet). L’ordonnance du 15 avril 1838 place les abattoirs publics ou communs dans la première classe. Les abattoirs relèvent souvent d’un monopole municipal 1464. A Paris, « le système des abattoirs nuit à la concurrence des forains », car ils sont soumis à des doubles frais : ils payent le droit d’abattage alors qu’ils abattent dans leurs tueries particulières, en banlieue 1465 ! La dernière question sensible est celle des droits d’octroi. En 1849, au niveau national, l’octroi a rapporté 86 millions de produit brut, soit 66 millions de produit net, dont 24 millions pour la viande. En 1851, 1213 communes ont un octroi sur la viande. Le tarif de l’octroi par tête est toujours faible : il est limité à 8 F par bœuf depuis la loi du 10 mai 1846. Le tarif au poids peut être plus élevé, comme à Marseille ou en Arles. A Paris, le droit d’octroi s’élève à 10,34 centimes par kilo de viande nette (y compris le droit de la caisse de Poissy), plus un droit d’abattoir de 2 centimes par kilo pour les usagers des abattoirs intra muros. Suite à un long débat qui s’est tenu au sein de la commission parlementaire, une majorité s’est dégagée contre tout impôt sur la viande1466. Sur ce point, les conclusions du rapport Lanjuinais se seront pas suivies car le régime de la taxe sur la viande est établi à Paris en 1855. Par contre, sur l’essentiel de ses réflexions (suppression de la caisse de Poissy et de la corporation des bouchers, autorisation de la cheville et du commerce en demi-gros, développement de la concurrence des forains et de la vente à la criée, suppression de la garantie nonaire), il faut bien avouer que la commission Lanjuinais verra ses conseils largement appliqués en 1858. Entre l’enquête parlementaire de 1851 et la suppression de la caisse de Poissy en 1858, tous les éléments du débat sont plantés pour que commence le combat final entre les adversaires et les défenseurs de la liberté du commerce. A nous d’identifier les deux camps et de démêler les différents types d’arguments, en se méfiant des simplifications abusives. Doiton forcément soupçonner tous les professionnels, bouchers comme éleveurs, de défendre leurs intérêts corporatifs ? Les magistrats municipaux sont-ils uniquement guidés par le souci de ne pas voir diminuer les recettes communales ? Quel crédit faut-il accorder aux journalistes qui se piquent d’apporter des solutions miracles au problème de la viande chère ? Napoléon III at-il proclamé la liberté de la boucherie pour satisfaire les réclamations des penseurs libéraux ou pour améliorer sincèrement la situation alimentaire des Parisiens ? Comment peut-on comprendre les positions d’Armand Husson, favorable à la caisse de Poissy en 1849, alors qu’il publie en 1856 une remarquable étude sur les consommations alimentaires des Parisiens ? Plongeons donc dans ce sinueux débat entre libéralisme et corporatisme. 1462 Ibid., p 73. 1463 Ibid., p 74. 1464 Ibid., p 83. 1465 Cela n’est vrai que depuis la loi du 10 mai 1846 qui fusionne le droit de caisse de Poissy et le droit d’octroi dans un droit unique d’abattage. Ibid., p 85. 1466 Ibid., p 87. 285 5) LES DEBATS SUR LA SUPPRESSION DU PRIVILEGE (1852-1858) De nombreux intérêts s’expriment en 1850-1851, au moment où les deux enquêtes parallèles sont menées, l’une municipale et l’autre parlementaire, sur la question de l’organisation de la boucherie parisienne. Les intérêts agricoles se manifestent pour défendre la libéralisation du marché de la viande1467. Jules Borrelli de Serres, ancien maire de Mende, vice-Président honoraire de la Société d'Agriculture de la Lozère, ancien inspecteur général des Halles et marchés de Paris, publie une notice de 60 pages sur le commerce de la boucherie à Paris dans les Annales agronomiques en octobre 1851, où il dénonce les abus du monopole des bouchers depuis 18021468. Le Syndicat de la Boucherie1469 et le directeur de la Caisse de Poissy prennent leur plume pour défendre leur existence1470. Un paradoxe est relevé par Alfred des Cilleuls. Alors que le système mis en place en 1811 est en sursis après 1851, vu les conclusions de l’enquête parlementaire, les tribunaux continuent d’avoir une lecture très stricte de certaines dispositions désuètes. Ainsi, un jugement en cassation de la chambre criminelle du 1er juillet 1831 confirme que l’ordonnance royale du 18 octobre 1829 est « légale et obligatoire » et entre dans l’esprit et le but de la loi des 2-17 mars 1791. Dans des arrêts du 18 février 1848 et du 14 février 1856, la Chambre de cassation déclare toujours en vigueur la seule disposition restrictive de l’édit de février 1776 (la défense de cesser l’exploitation d’un étal sans avoir prévenu la police locale un an à l’avance). « La rigueur des criminalistes officiels alla jusqu’à dire qu’on pouvait prohiber la vente des viandes, ailleurs qu’aux marchés publics, et qu’il y avait colportage illicite, dans le fait de livrer à domicile, même pour exécuter des commandes et non offrir sa marchandise1471 ». Une première victoire pour les partisans de la liberté commerciale est obtenue en 1853 quand Napoléon III diminue sensiblement les droits de douane sur les bestiaux. Cette étape n’est que la première vers la libéralisation progressive du commerce de la boucherie, mais elle a son importance. Pour mieux comprendre les tâtonnements du pouvoir dans le choix de la voie libérale, nous allons tout d’abord présenter le statut des boulangers parisiens en 1853. a) L’exemple éclairant de la boulangerie parisienne (1853) La question de la Boucherie fait partie d’un problème plus vaste, celui des subsistances. La question du choix entre liberté et réglementation se pose autant pour les boulangers que pour les bouchers, tout comme les réformes douanières de 1853 portent autant 1467 O. DELAFOND, De l'insalubrité et de l'innocuité des viandes de boucherie vendues à la criée du marché des Prouvaires à Paris, Société nationale et centrale d'agriculture, 24 décembre 1850, 20 p. BNF, 8 Tc 52/38. 1468 Jules BORRELLI DE SERRES, Notice sur le commerce de la boucherie à Paris, Gide et Baudry, 1851, 63 p. BNF, V 32736. BA, 3413. BHVP, 9852. 1469 Syndicat de la Boucherie de Paris, Question de la Boucherie, adressée à Mrs les membres de l'Assemblée Nationale législative, 4 novembre 1851, 23 p. Archives de la Préfecture de Police de Paris, DB 401. 1470 DANIEL, Observations sur le projet de rendre libre le commerce de la boucherie et de supprimer la caisse de Poissy, Lettre du directeur de la Caisse de Poissy au Préfet de la Seine, 30 octobre 1852, 11 p. BNF, Vp 22692. 1471 Cassation de la chambre criminelle (12 octobre 1850 et 25 juin 1851). Alfred des CILLEULS, Histoire de l'administration parisienne au XIXème siècle: tome II (1830-1870), H. Champion, 1900, p 180. 286 sur les céréales que sur les bestiaux. En nous basant sur la thèse de Jeanne Gaillard1472, exposons les circonstances qui ont amené à l’institution d’une Caisse de la Boulangerie en décembre 1853, alors que la suppression de la caisse de Poissy est clairement proposée dans un rapport du Conseil d’Etat du 26 novembre 1853 1473. Jeanne Gaillard expose d’abord la crise alimentaire des années 1853-1856. Les niveaux de la production de blé sont « particulièrement critiques » en 1853-1854. « Jamais plus pendant la seconde moitié du Second Empire la production de céréales ne tombera aussi bas1474 ». Cette crise est aggravée par celle de la vigne et de la pomme de terre, qui joue un rôle très accessoire dans l’alimentation parisienne, mais dont la pénurie a des conséquences néfastes sur l’élevage porcin. Autrefois nourris de glands, les porcs sont largement dépendants de la production de cette tubercule si répandue dans les villes industrielles anglaises1475. Le gouvernement impérial doit veiller au « maintien des prix à un niveau accessible aux petites gens » pour éviter tout mécontentement populaire. « Des placards affichés au faubourg Saint-Antoine associent la vie chère au régime nouveau. « Mort à l’empereur ! Le pain à douze sous ! Les propriétaires à la lanterne ! », voilà ce que l’on peut lire sur les murs à l’automne 1856 1476 ». Le préfet de police prône donc une baisse du prix du pain1477. « Dès l’été 1853 les autorités parisiennes prennent les chertés à leur charge et décident d’indemniser la boulangerie pour qu’elle maintienne ses prix au-dessous de la mercuriale. Un arrêté du préfet de police du 30 août 1853 maintient le prix du pain à 40 centimes le kg au lieu de 451478. La réduction des droits de vente sur les bestiaux est annoncée le 26 octobre suivant par Le Moniteur. Puis le 24 décembre 1853, une Caisse de la Boulangerie est instituée par décret ; elle entrera en service au cours de l’année 1854 1479 ». Le fonctionnement de la caisse des boulangers est très différent de celui de la caisse des bouchers. Elle fonctionne comme une caisse de compensation. « Aux périodes de cherté la Caisse versera aux boulangers la différence entre le prix de vente du pain et le prix réel des farines – à la baisse, c’est le contraire qui se produira ; les boulangers rembourseront la Caisse de ses avances antérieures et la Caisse constituera un trésor de guerre pour les chertés à venir. Bien entendu, le système suppose un contrôle de la Ville sur les stocks détenus par les boulangers, sur l’utilisation de la farine qui ne peut pas servir à la pâtisserie ». Les autorités municipales parisiennes misent donc sur la réglementation pour « assurer l’abondance, la qualité et le bas prix des denrées essentielles1480 ». Les effets de la crise frumentaire sont donc 1472 Le titre utilisé par Jeanne Gaillard pour cette partie est très expressif : « Le ravitaillement de Paris : de la réglementation à la liberté surveillée ». Jeanne GAILLARD, Paris, la ville (1852-1870), Thèse d’Histoire, Université Paris X, 1975, p 254. 1473 Il s’agit du rapport Heurtier sur lequel nous reviendrons longuement. 1474 Jeanne GAILLARD, op. cit., p 254. 1475 ENGELS, La situation de la classe laborieuse en Angleterre, 1866. 1476 D’après le rapport du préfet de police du 1 er novembre 1855, un des mots d’ordre des mécontents est le suivant : « Sous Louis-Philippe le pain n’a jamais coûté plus de 40 centimes ». AN, BB30/366. 1477 Jeanne GAILLARD, op. cit., p 254. 1478 La taxe de la viande sera mise en place en octobre 1855. 1479 Jeanne GAILLARD, op. cit., p 256. 1480 Ibid. 287 fortement atténués dans la capitale : le peuple y mange du pain blanc1481, qui est moins cher qu’en banlieue et qu’en province 1482 ! La situation très réglementée de la capitale est singulière ; elle ne correspond absolument pas à celle de la province, où un désaveu cinglant est infligé à tout fonctionnaire coupable d’avoir pris des mesures analogues à celle du préfet de police de Paris 1483 ! « Dans le domaine si particulièrement sensible de l’alimentation populaire, les nécessités urbaines infléchissent le libéralisme gouvernemental, de sorte que Paris reste la capitale de la réglementation dans un pays où la liberté des transactions fait la loi sur les marchés1484 ». b) La situation de la boucherie parisienne en 1853 : le rapport Heurtier Nous avons vu que la mise en place de la vente de la viande à la criée au marché des Prouvaires en 1849 a été une étape importante de la libéralisation de la boucherie, car la criée instaure une concurrence nouvelle pour les bouchers sédentaires. Dans un avis du 17 décembre 1853, le préfet de police autorise la généralisation de ce système, en créant des ventes au détail à la criée de la viande de boucherie sur quatre marchés de quartier (Beauvau, Saint-Martin, Carmes et Rue de Sèvres). L’absence de réaction sur cette mesure montre sans doute que le principe de ce mode de mise en vente de la viande est maintenant accepté par tous. Par contre, quand le Conseil d’Etat rend en novembre 1853 un rapport favorable à la suppression de la caisse de Poissy, le Syndicat de la Boucherie proteste vivement contre ce projet. Heurtier, directeur général de l’Agriculture et du Commerce, adresse le 26 novembre 1853 à Magne, ministre de l’Agriculture, du Commerce et des Travaux publics 1485, un long rapport sur le « régime exceptionnel de la Boucherie à Paris1486 », préparé par le conseiller d’Etat Cornudet 1487. Si l’on admet que les membres du Conseil d’Etat sont « tous de fidèles serviteurs de Louis-Napoléon », chargés de « préparer, sous la direction du gouvernement, les lois et les décrets1488 », on peut considérer que le rapport Heurtier-Cornudet exprime en fait les vues de l’empereur sur la boucherie. Dans le cas de Cornudet, la soumission à l’empereur n’est pas indéfectible, à cause de son passé orléaniste. Chef de cabinet en 1836 de Martin du Nord (ministre de l’Agriculture et du Commerce), auditeur puis maître des requêtes au conseil 1481 La commission municipale interdit l’abaissement du taux de blutage et le mélange de céréales secondaires au froment. Archives de Paris, VF4. 1482 En 1853, le kilo de pain se paie 40 centimes à Paris, 50 à St-Germain-en-Laye, 49,5 à Chartres, de 54 à 59 centimes à Rouen selon la qualité. Annales de l’Agriculture , 10 décembre 1853. 1483 Par exemple, le préfet du Tarn-et-Garonne désavoue un commissaire de canton qui verbalisait « à tort » contre les hausses des prix. Annales de l’Agriculture , 20 août 1853. 1484 Jeanne GAILLARD, op. cit., p 254. 1485 Pierre Magne (1806-1874), avocat orléaniste, rallié à Louis-Napoléon Bonaparte en 1849, est ministre de l’Agriculture et du Commerce depuis juin 1853. Jean GARRIGUES, La France de 1848 à 1870, Armand Colin, 2002, p 72. 1486 Le rapport Heurtier est publié intégralement dans La Revue municipale, juin 1854, pp 1257-1263. 1487 Vicomte Alfred CORNUDET, Rapport au ministre de l’agriculture, du commerce et des travaux publics sur diverses questions relatives au régime du commerce de la boucherie dans la ville de Paris, 5 décembre 1853, 22 p. Archives de Paris, D6Z5. 1488 Jean GARRIGUES, op. cit., p 55. 288 d’Etat, Léon Cornudet fut exclu temporairement du conseil d’Etat en 1852 « à la suite de son rapport dans l’affaire des biens de la famille d’Orléans », avant de retrouver son siège en mars 1853, dans la section des travaux publics1489. Que contient le rapport de novembre 1853 ? Dans les grandes lignes, il reprend les conclusions de l’enquête parlementaire de 1851 menée par Victor Lanjuinais. Après un rappel historique, Heurtier note que « l'organisation des bouchers de Paris a donc encore aujourd'hui beaucoup d'analogie avec celle des anciennes corporations ». Depuis 1830, leur nombre est limité à 500, avec une caution de 3 000 F. Le préfet de police désigne les 3O bouchers qui forment le Syndicat. Le boucher doit exercer lui-même sa profession et ne peut pas posséder plus d'un étal. L’achat des bestiaux se fait sur les marchés établis (les deux principaux étant Sceaux et Poissy). Le boucher doit abattre dans les abattoirs de Paris. Tous les achats sont payés au comptant (paiement immédiat garanti par la caisse de Poissy). En pratique, la moitié des bouchers achètent la quantité nécessaire de viande abattue par les confrères dans les abattoirs: c'est la vente à la cheville, interdite depuis 1829. Après ce rappel, le rapport Heurtier est organisé en douze points, dont voici les arguments : 1°/ De la limitation du nombre des bouchers : Pour Heurtier, elle n’est pas nécessaire à la régularité de l’approvisionnement ni favorable à la qualité, à la salubrité et au juste prix des viandes. De nombreux témoignages confirment que la boucherie de Paris n’a eu aucun problème pour fournir de la viande pendant les troubles de 1830 et 1848. De plus, l’approvisionnement en viande de la banlieue se fait très bien sans aucun régime exceptionnel. Entre 1825 et 1829, la limitation a été supprimée et l’approvisionnement n’en a pas souffert. Il a existé une spéculation sur la diminution du poids des bestiaux entre 1825-1829, mais le poids n’est pas un gage de qualité de la viande. De plus le poids moyen des bœufs n’a pas varié entre 1825-1829 (325,15 kg) et 1830-1834 (325,17 kg). Si la salubrité des viande s’est dégradée pendant la Révolution, c’est à cause d’une mauvaise police et non pas à cause de l’absence de corporation. Dans l’enquête de 1851, les syndics de la Boucherie affirment que la limitation diminue les frais généraux des commerçants et donc le prix de la viande. Heurtier répond à cela : « N’est-il pas évident, au contraire, que lorsqu’un privilège comme celui des bouchers est établi, le droit de l’exercer se vend et s’achète, et que le prix de ce privilège vient accroître les charges naturelles de l’exploitation ? Il est même à remarquer que la valeur des étaux s’élevant en raison de la prospérité du commerce, il semble que, par la succession des individus à titre onéreux, les charges de l’industrie doivent augmenter au détriment du public, à mesure que cette industrie devient plus lucrative ». Heurtier souligne les conséquences positives de la concurrence des forains depuis 1848 : la consommation de viande augmente et les bouchers sédentaires proches du marché sont obligés de diminuer leurs prix, proportionnellement à la distance du marché. Par ailleurs, le régime de la taxe, qui pourrait être un correctif du monopole, est impraticable à Paris, « tout comme dans les petites villes où il n’y a guère qu’un seul prix pour tous les morceaux ». A Paris, dans les quartiers pauvres, les bouchers vendent surtout des bas morceaux et ceux des quartiers riches des morceaux de choix. Si on adoptait un prix unique, cela avantagerait les riches consommateurs qui obtiendraient toujours les meilleurs morceaux. Pour Heurtier, il est trop difficile d’établir une taxe particulière sur chaque qualité de viande et chaque partie de l’animal. « Les bouchers sont comme les autres commerçants, ils cherchent à vendre leur 1489 Pierre LAROUSSE, Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, tome V, p 161. 289 marchandise le plus cher possible, et du moment qu’on reconnaît l’impossibilité de leur imposer un tarif, il semble que la libre concurrence est le seul moyen d’empêcher que le consommateur ne paye la viande plus qu’elle ne vaut ». 2°/ Du syndicat : Pour Heurtier, le Syndicat peut exister sans la limitation, mais son maintien constituerait une dérogation grave au droit commun. La loi des 14 et 17 juin 1791, qui défend aux citoyens d’un même métier de former un syndicat, était opportune au moment de la suppression des corporations mais elle n’est pas rigoureusement exécutée depuis longtemps. Sans corporatisme ni volonté de coalition, les professionnels ont besoin d’avoir des délégués, soit pour être en relation avec les autorités soit pour « exercer une espèce de police et d’action disciplinaire dans l’intérêt général de la profession ». Le gouvernement a tendance à seconder ces tendances. Il faudrait donc conserver le syndicat. « L’existence du syndicat serait très utile à l’Administration pour être éclairée sur le degré de solvabilité des bouchers auxquels la caisse ferait des avances ». En outre, l’administration doit pouvoir entrer en contact rapidement et régulièrement avec la profession, par l’intermédiaire d’un petit nombre de personnes. Si l’on abolit le régime exceptionnel de la Boucherie, il faudrait, comme en 1825, mettre à la charge de la ville les différentes dépenses aujourd’hui à la charge du syndicat (services dans les abattoirs généraux, secours et pensions aux anciens bouchers) et lui attribuer comme compensation le produit des fumiers des bouveries et bergeries, les produits des vidanges et voiries provenant des abattoirs. 3°/ Du cautionnement : En 1802, les deux motifs qui ont justifié l’instauration de la caution sont les suivants : • former une caisse commune destinée à faire des prêts aux bouchers. • empêcher la trop fréquente variation du nombre des étaux : tout boucher qui quitte son commerce sans permission du préfet de police ou sans la déclaration préalable (6 mois à l’avance) perd son cautionnement. Cette disposition n’a pas été reprise dans l’ordonnance royale du 18 octobre 1829. En 1853, Heurtier estime qu’il n’est plus nécessaire de garantir le public contre l’insuffisance du nombre de bouchers. Depuis 1829, la caution sert à assurer le service de la caisse de Poissy. Si la caisse est supprimée, la caution peut disparaître. La caution peut être conservée comme mesure transitoire, pour empêcher l’accroissement trop rapide du nombre de bouchers et atténuer les effets de la transition entre le régime réglementé et celui de la liberté complète. 4°/ Des marchés obligatoires : Ils ont été créés bien avant la Révolution pour assurer l’approvisionnement dans des conditions équitables. Leur utilité est illusoire car le prix est déterminé par l’offre et la demande. La seule obligation utile est celle de la fixité des lieux et des dates de marché, condition liée à la nature du commerce des bestiaux. Leur maintien est inutile, surtout si la caisse de Poissy est supprimée. Par ailleurs, l’état sanitaire est plus facile à constater quand l’animal est mort. Les contrôles doivent donc être effectués dans les abattoirs et non sur les marchés. 5°/ De la caisse de Poissy : En 1853, le droit de caisse de Poissy s’élève à 2,70 centimes (compris dans le droit d’octroi de 9,40 centimes) que paie le kilo de viande de boucherie à son entrée dans Paris. La caisse de Poissy rapporte 1.500.000 F à la ville pour 250.000 F de dépense à peine. Beaucoup d’agriculteurs sont attachés au maintien de la caisse (solvabilité des bouchers). Lyon et Bordeaux ont songé à mettre en place une institution analogue. Cette caisse est-elle vraiment utile ? 290 • La garantie offerte aux producteurs est apparente car la plupart des éleveurs ne viennent pas sur les marchés mais expédient les bestiaux à des commissionnaires qui traitent avec les bouchers et à qui la caisse remet le prix des animaux vendus. Le producteur est libre de choisir le commissionnaire de son choix, mais le choix est restreint car leur nombre est réduit. • Depuis 1819, la caisse n’intervient plus dans les achats faits par les bouchers de banlieue et pourtant l’approvisionnement de la banlieue est très régulier. Les achats pour lesquels la caisse est obligatoire s’élèvent en moyenne à 50 millions de francs par an. Les achats faits sur les marchés de Sceaux et Poissy pour la banlieue ou les départements voisins s’élèvent à près de 25 millions de francs et se font très bien sans caisse pour assurer le paiement au comptant. • La Caisse n’a joué aucun rôle particulier en cas de troubles ou de révolution car en 1848 elle n’a pas fait plus d’avances qu’en temps normal. • La Caisse devient inutile car le chiffre de ses avances a décru rapidement depuis plusieurs années. En 1820, les sommes avancées correspondent à la moitié des achats effectués. En 1850, la caisse avance un sixième des acquisitions (7.208.000 F sur 47.680.000 F). En 1852, elle n’avance que 6 520 000 F sur 52.000.000 F, c’est-à-dire 62.000 F en moyenne par marché. • Dans l’enquête parlementaire de 1851, les bouchers sont défavorables à la caisse car la moitié n’en tirent aucun avantage car ils ne sont pas sur les marchés et pourtant ils doivent fournir un cautionnement. • La caisse de Poissy oblige au maintien des marchés obligatoires, système qui augmente les frais par rapport à un système plus libre, avec des marchés plus rapprochés des différents points d’arrivage ou dans lesquels les bouchers pourraient faire venir directement les bestiaux des éleveurs. Le coût du transport des bœufs n’est pas négligeable : 25 F pour des bœufs conduits de Choisy-le-Roi à Poissy, puis 15 F pour aller de Poissy à Paris, sans oublier les 65-70 centimes pour les conducteurs. Heurtier propose de suivre la solution évoquée en 1851 par Lanjuinais : maintenir la caisse facultative pendant 3 ans et décider que les fonds nécessaires seraient donnés par la ville, qui continue à percevoir (seulement pendant 3 ans) les 2,70 centimes par kilo de viande représentant le droit de la caisse. 6°/ De la défense de revendre des bestiaux sur pied : Elle sert à réduire autant que possible les intermédiaires entre producteur et consommateur. Le système actuel de limitation du nombre des bouchers et des marchés obligatoires oblige l’éleveur à diviser ses bœufs en lots et de les vendre un peu plus cher que s’il vendait le troupeau entier en une seule fois. Avec la liberté de revendre des bêtes à des confrères, le prix des bestiaux n’augmenterait pas. 7°/ De l’interdiction de la vente à la cheville : L’ordonnance de 1829 interdit la cheville (vente en gros ou demi-gros de viandes abattues d’un boucher à l’autre). Mais la pratique a toujours existé et la préfecture de police déclare qu’il lui est impossible de l’empêcher. Pour Heurtier, la vente à la cheville est nécessaire à la Boucherie de Paris : • Tous les bouchers n’ont pas les connaissances et le tact nécessaires pour acheter les bestiaux sur pied. Ils ont alors plus d’avantage à acquérir la viande abattue d’un confrère. 291 • La différence de consommation entre quartiers pauvres (bas morceaux) et quartiers riches (morceaux de choix) rend nécessaire la faculté de pouvoir revendre de la viande à un confrère. • La salubrité y gagne car si un boucher peut vendre ses surplus à un confrère, le surplus ne restera pas à l’étal plusieurs jours. La vente à la cheville permet de proportionner ses achats selon l’importance du débit. • Depuis 1848, la vente en gros à la criée de la viande abattue constitue une concurrence qui rend les petits bouchers plus indépendants des chevillards qu’autrefois. 8°/ De l’obligation d’abattre dans les abattoirs de Paris : Quand un abattoir est créé dans une ville, toutes les tueries particulières sont supprimées et tout boucher qui veut abattre dans la ville doit conduire ses bestiaux à l’abattoir, mais il peut les faire abattre dans les tueries particulières hors de la ville. La situation à Paris est moins favorable qu’en province. Si l’on souhaite un régime libre, il faut autoriser les bouchers de Paris à pouvoir abattre hors des cinq abattoirs de Paris. Surtout que depuis la criée et la vente quotidienne sur les marchés, une grande partie de la viande consommée dans Paris est abattue au dehors sans aucun problème de santé publique. 9°/ De l’obligation de n’exploiter qu’un seul étal : Cette mesure permet d’atténuer le monopole existant, en empêchant la concentration de nombreux étaux dans les mains d’un seul boucher. La libre concurrence fonctionne très bien en province : aucune compagnie ne concentre assez d’étaux pour empêcher une juste concurrence. 10°/ De l’obligation de tenir chaque étal garni de viande : L’article 10 de l’ordonnance royale du 18 octobre 1829 stipule que « tout étal qui cessera d’être garni de viande pendant trois jours consécutifs sera fermé pendant six mois ». Cette mesure perd tout intérêt si le nombre de bouchers n’est plus limité. 11°/ Du privilège de la garantie nonaire : Cet usage ancien a été maintenu pour les bœufs par un arrêt de la Cour de cassation du 19 janvier 1841. Les agriculteurs réclament depuis longtemps contre ce privilège qui n’existe que pour les bouchers de Paris et qui a donné lieu à de graves abus. En 1850, M. Renault, directeur de l’école vétérinaire d’Alfort, préconise la suppression pure et simple de la garantie nonaire. La commission parlementaire de 1851 ne voit pas de motifs valables pour maintenir une dérogation aussi considérable aux règles de droit commun. Les cas étant rares (moins de 25 accidents par an en moyenne), on pourrait conserver cette garantie. Mais les abus existent : le boucher se fait rembourser l’animal mort et vend une partie de la viande insalubre. Heurtier propose donc de supprimer cette règle dérogatoire. 12°/ Une indemnité pour les bouchers ? En 1825, le Conseil municipal, la Chambre de commerce et le comité de l’Intérieur du Conseil d’Etat ont examiné avec beaucoup de soin la question de l’indemnité à verser aux bouchers (suite à la suppression du monopole) et leur réponse a été négative. Les principaux motifs du refus étaient les suivants en 1825 : • Le gouvernement est tenu à l’indemnité que dans les cas où, pour raison d’utilité publique, il exige le sacrifice de droits réels ou une cession de propriété. • La loi de 1811 n’a pas confié de droit réel et il n’y a pas eu de contrat entre le gouvernement et les bouchers. • En principe, le gouvernement ne se lie pas par un règlement d’administration publique et il est de son devoir de changer le droit lorsque des raisons d’intérêt général lui en font sentir la nécessité. 292 • Le gouvernement ne garantit à personne le statu quo de la législation et des mesures administratives. • Une spéculation commerciale, entreprise sous l’empire d’une législation, demeure éventuellement soumise à toutes les variations que cette loi peut éprouver. • Les bouchers n’ont payé aucun droit pour jouir des avantages accordés. • Ce n’est pas parce qu’ils ont eu un privilège profitable pendant longtemps que la perte du privilège doit être indemnisée. Heurtier ajoute un nouveau motif de refus en 1853 : l’organisation de la boucherie étant en débat depuis longtemps, ceux qui ont acheté des étaux ont dû prévoir l’éventualité de la suppression du monopole. Pour conclure son rapport, Heurtier présente un projet de décret au ministre : 1490 • Article 1 : Fin de la limitation du nombre des étaux. Chacun est libre d’ouvrir un étal après déclaration préalable à la Préfecture de police. • Article 2 : Le syndicat de la Boucherie est maintenu tel que constitué dans l’ordonnance royale du 18 octobre 1829. • Article 3 : Fin du cautionnement. La caution versée à la caisse de Poissy sera restituée dans un délai de trois mois. • Article 4 : Les bouchers peuvent acheter sur tous les marchés régulièrement établis. • Article 5 : Intervention facultative de la caisse pour les acheteurs et les vendeurs. La ville de Paris pourvoit à la caisse pendant trois ans et continue à percevoir pendant trois ans le droit de caisse de 2,70 centimes par kilo de viande. • Article 6 : Les bouchers peuvent introduire dans Paris des viandes abattues au dehors, selon des règles de salubrité et de fidélité du débit. • Article 7 : Toute interdiction de revendre sur pied ou à la cheville est supprimée. • Article 8 : Abolition des articles 4 (exploiter un seul étal et soi-même) et 10 (étal non garni pendant 3 jours consécutifs est fermé pendant 6 mois) de l’ordonnance de 1829. • Article 9 : Suppression de la garantie nonaire des 9 jours. Les cas de mort naturelle après livraison sont régis par le droit commun. • Article 10 : Les dépenses de boucherie dans les abattoirs généraux sont imputées sur le budget de la ville de Paris comme dépenses d’administration, y compris les pensions et secours payés aux anciens bouchers et à leur famille (jusqu’à extinction et sur état dressé et vérifié). Les produits des fumiers des bouveries et bergeries et ceux des vidanges d’abattoir appartiendront à la ville de Paris. • Article 11 : Aucune indemnité pour la suppression du privilège. • Article 12 : Les dispositions du décret du 6 février 1811 et de l’ordonnance royale du 18 octobre 1829 non contraires au présent décret continuent à recevoir leur exécution1490. « Rapport Heurtier », La Revue municipale, juin 1854, p 1263. 293 À part l’article 2 (maintien du Syndicat de la Boucherie), les conclusions du rapport Heurtier seront intégralement suivies en 1858. Il est donc clair que la suppression de la Caisse de Poissy n’est plus qu’une affaire de mois. Pourquoi le gouvernement n’applique-t-il pas dès 1854 les mesures proposées par Heurtier ? Ce retard est-il du au contexte alimentaire difficile ou aux pressions des bouchers ? Les deux éléments ont sans doute eu leur importance. Ce qui est certain, c’est que les bouchers sont très bien informés du sort qui les attend. Dès le 17 décembre 1853, le syndic de la Boucherie, Lescuyot, publie une lettre de protestation contre le rapport Heurtier. c) La réaction hostile des bouchers face au rapport Heurtier Le Pays, journal bonapartiste1491, publie le 15 décembre 1853 un article qui rend compte prématurément des projets de lois et de décrets soumis au Conseil d’Etat. Le rédacteur, reprenant les conclusions d’Heurtier, y affirme qu’il est normal de refuser d’accorder aux bouchers une indemnité pour le préjudice de l’application de la liberté du commerce. Le syndic des bouchers, Lescuyot, répond à cette attaque dans une lettre du 17 décembre 1853, reproduite dans la Revue municipale de Louis Lazare1492. Lescuyot est tout à fait conscient du climat hostile au monopole de la Boucherie : « La corporation reconnaît qu’en présence des préventions actuelles de l’opinion publique, ses explications seraient peu écoutées et mal comprises; elle laissera à l’expérience qui va être tentée le soin d’éclairer le débat et de changer les esprits ». Lescuyot rappelle qu’à chaque fois que la liberté a été décrétée (1791 et 1825), le gouvernement a finalement rétabli l’ancienne réglementation à cause « des abus et des dangers pour la santé et l’alimentation publique ». Le syndic affirme préférer « l’illimitation » au système établi par les ordonnances de police de 1848 et 1849, « système qui a aggravé les charges déjà considérables imposées à la boucherie de la Ville, tout en supprimant les avantages que la législation de 1829 lui avait attribués comme une juste compensation; système, par conséquent, qui ne permet plus de supporter sans pertes la concurrence privilégiée que nous font aujourd’hui les marchands du dehors ». La corporation en appelle à la prompte réalisation du projet de liberté commerciale, mais avec une indemnité pour le préjudice. « Le gouvernement peut prendre toutes les mesures administratives qui, à tort ou à raison, lui paraissent avantageuses au public. C’est incontestable. Mais qu’en prenant ces mesures, il décrète en même temps le refus d’indemnité à l’égard des citoyens qui pourraient être lésés, voilà qui est impossible. Cela est contraire à la Constitution, aux lois politiques et civiles, aux règles de la justice et de l’équité ». Le débat ne porte donc plus sur le maintien du monopole, dont les bouchers ont accepté la disparition prochaine, mais sur les compensations financières qu’ils espèrent en tirer. « L’E tat exproprie une maison, il la paie ; il enlève au propriétaire l’usage d’une mine renfermée dans le sol, il stipule une redevance; il supprime la force motrice d’une usine, il répare le dommage ; il interdit à un particulier la vente d’une denrée dont à l’avenir il se réserve le monopole, il indemnise1493 ». Pour Lescuyot, l’indemnité réclamée par les bouchers pour la perte de leur monopole est donc tout à fait justifiée. L’ordonnance de 1829 avait prescrit qu’il ne pourrait s’établir un nouveau boucher dans Paris que si ce boucher acquiert 1491 Le Pays, fondé en décembre 1852 et dirigé par Granier de Cassagnac, appartient à la « Société des journaux réunis », groupe de presse créé en 1848 par Mirès et le publiciste Moïse Millaud. Jean GARRIGUES, La France de 1848 à 1870, A. Colin, 2002, p 78. 1492 La Revue Municipale, décembre 1853, p 1144-1146. BHVP, Per 4° 133. 1493 Lescuyot renvoie à l’article 43 de l’ordonnance royale du 13 février 1835. 294 deux étaux à la fois, dont un restera supprimé. Beaucoup de membres de la boucherie ont dû ainsi payer double prix pour le droit exclusif de vendre de la viande dans Paris. Cet effort mérite dédommagement. En outre, l’administration municipale, tutrice de la caisse de Poissy, a souvent fait vendre aux enchères publiques, non pas l’achalandage et le matériel d’un étal, mais bien le droit exclusif de vendre de la viande à Paris, et duquel elle dessaisissait réellement ceux des bouchers de la ville qui restaient débiteurs insolvables de la caisse. Lescuyot proteste « au nom de la justice et de l’équité contre cette pensée que l’indemnité pourrait nous être déniée en principe ». Les bouchers réguliers « ont acquis et payé la propriété de leurs étaux telle qu’elle a été créée par l’ordonnance du roi de 1829. Cette propriété fait partie du patrimoine de chacun ; c’est la ressource des veuves et des orphelins de notre corporation. Nous croyons trop aux sentiments de justice et d’équité qui animent le Gouvernement, pour que nous puissions admettre que l’on songe à nous dépouiller sans un légitime dédommagement ». Suite à ces réclamations de Lescuyot, Louis Lazare apporte un commentaire bienveillant. Pour lui, le syndic de la Boucherie « a su se concilier, par sa conduite toujours honorable et digne, les sympathies de l’autorité municipale ». Lazare rappelle que 56 édits ou lettres patentes traitent de la boucherie entre Charles V et 1789, et que ces actes imposent aux bouchers des obligations toujours plus impérieuses et coûteuses, en échange d’avantages faisant de la profession de boucher un état exceptionnel et à l’abri de toutes vicissitudes. Dans les documents administratifs, l’étal est toujours considéré comme une propriété que le boucher peut vendre avec l’approbation de l’autorité municipale. Selon Lazare, le boucher est « esclave de l’autorité », qui lui dit : « Votre étal aura telle dimension, il le faut aéré de telle manière, je veux une grille devant », et tout cela, c’est un « impôt coûteux que paye le boucher ». L’étal du boucher, par effet de la limitation, se transmet et se cède comme la charge d’un notaire ou d’un avoué. « Dans le principe, la charge du notaire ou de l’avoué a été donnée. En 1802, de par l’ordonnance, quiconque voulait exercer le commerce de la Boucherie, était tenu d’acheter deux fonds et d’en fermer un. Maintenant, si l’autorité fait table rase en mettant le boucher né d’hier sur la même ligne que le boucher qui a payé son fonds 30 à 40 000 francs, doit-elle un dédommagement à celui qu’elle exproprie d’une limitation ? ». Pour Lazare, la réponse s’impose d’elle même 1494. d) La propagande de Louis Lazare en faveur du maintien du monopole (1853-1855) Louis Lazare, directeur de la Revue Municipale, sentant les menaces se préciser sur le système de la caisse de Poissy, multiplie les articles entre 1853 et 1855 pour défendre le monopole de la Boucherie régulière et les bienfaits de la limitation du nombre des étaux. Le 16 novembre 1853, il s’en prend aux « utopistes et démagogues » qui ont proposé la liberté de la boucherie au printemps 1848, sans se souvenir des « funestes expériences du passé » (abus révolutionnaires). S’appuyant sur l’exemple italien, il rappelle que la boulangerie a été libre à Rome pendant la révolution de 1848 et que cela entraîna une hausse des prix du blé, qui passa de 40-50 francs le rouble (deux sacs) à 90-150 francs, avant qu’on ne revienne à l’ancien régime. De même, la liberté de la boucherie à Bruxelles en 1791 entraîna une hausse des prix de la viande. Lazare cite un rapport présenté en 1846 au conseil communal de Bruxelles, qui constate que le bœuf se vendait 30-35 centimes la livre en 1791 (60 bouchers), 45 centimes en 1810 (250 bouchers) et 45-60 centimes en 1850 (313 bouchers). Même si le prix du bétail a 1494 La Revue Municipale, décembre 1853, pp 1144-1146. 295 pu augmenter entre 1791 et 1850, la liberté du commerce est loin d’être toujours l’amie du peuple pour Lazare. Par ailleurs, si la liberté est proclamée en 1853, Paris comptera 1 000 bouchers, la concurrence sera rude et la fraude se multipliera : le boucher trichera sur le poids ou la qualité, en dépit des contrôles de police. 600 faillites sont à attendre et de « grosses maisons à gros capitaux » tueront la concurrence et établiront ensuite un monopole1495. Le 1er décembre 1853, Lazare publie une réponse aux propos de Babaud-Laribière, auteur d’un article sur les subsistances paru le 4 novembre 1853 dans La Presse, journal d’opposition au ton très libre 1496. Babaud-Laribière décrit les nombreux intermédiaires existant entre l’éleveur limousin et le boucher parisien et les multiples frais qui en résultent : vente sur le marché local par le producteur, frais du transport vers Poissy, vente au boucher, droit du commissionnaire, droit d’octroi à la barrière de Paris, vente au consommateur… Il propose de supprimer les intermédiaires inutiles, en installant par exemple à Poissy ou Sceaux une agence destinée à recevoir les bestiaux venant de province, à les présenter au marché, à les vendre au cours du jour, ou bien à les conserver pour les marchés suivants en cas d’encombrement, et tenir compte aux producteurs des prix de vente par des lettres de change payables dans chaque localité, soit par la banque de France soit par le Trésor. Le producteur ne serait plus à la merci des marchands de bestiaux et il expédierait directement ses bêtes par chemin de fer à l’agence. L’agence prélèverait un droit déterminé à l’avance pour frais de régie et elle expédierait au producteur le véritable prix de sa marchandise. L’agence pourrait tenir au courant les producteurs des besoins de la capitale et les produits ne seraient demandés que selon les exigences du marché. Bref, Babaud-Laribière propose d’instaurer un système d’expéditionnaire pour les bestiaux vivants comme il existe des facteurs à la Halle pour les viandes abattues. Quels sont les arguments de Lazare contre un tel projet ? Il rappelle tout d’abord les risques du capitalisme, une compagnie étant « une réunion de capitalistes qui s’entendent pour gagner de l’argent, dont toute l’intelligence travaille, est en ébullition pour faire suer les écus ». Lazare est d’accord pour confier aux compagnies privées l’exécution rapide de grands travaux d’utilité publique, la distribution des eaux, l’éclairage des rues, car le budget municipal est insuffisant, mais il estime que l’alimentation doit rester dans les mains du gouvernement. Il reprend la « sage maxime administrative » de Napoléon, quand il rétablit la caisse de Poissy : « Il faut toujours que le pouvoir sente battre sous sa main le cœur du pays. Si vous déléguiez à une compagnie une partie de l’alimentation de la capitale, vous escompteriez la sécurité du pays tout entier ». Toujours féru d’Histoire, Lazare rappelle les méfaits du « pacte de famine » sous Louis XV, quand les accapareurs font du profit sur le dos des consommateurs affamés1497. Il poursuit sa démonstration dans un second article, citant l’exemple déplorable des compagnies de chemin de fer, soumises à des intérêts privés et tendant à des monopoles. Le gouvernement ne doit céder ni concession ni privilège pour l’approvisionnement de la capitale, car « l’argent est un métal qui ne se fond pas au contact de la misère ». Lazare vante la stabilité des prix sur les marchés parisiens, alors qu’à Londres, les prix « varient brusquement de 20-30 centimes 1495 Louis LAZARE, « Du commerce de la Boucherie dans Paris », La Revue Municipale, 16 novembre 1853, pp 1104-1105. 1496 La Presse, dirigée par Emile de Girardin, est un quotidien libéral, « progressionniste », soutenu par les patrons protestants du textile alsacien. « Emile de Girardin, qui avait multiplié les insolences à l’encontre du président Bonaparte, a été arrêté au moment du coup d’Etat et éloigné jusqu’en mars 1852 ». Jean GARRIGUES, op. cit., p 77. 1497 Louis LAZARE, « De la viande de boucherie », La Revue Municipale, 1er décembre 1853, pp 1111-1113. 296 par livre de viande sur pied ». Il estime que la concurrence des marchands de bestiaux est plus saine que la mise en place d’une agence unique. « Si les intermédiaires disparaissent, l’agence fera subir la loi des financiers aux producteurs1498 ». En juillet 1854, Lazare revient sur la situation belge, en commentant un extrait de l’ Indépendance Belge du 25 juin 1854. Il rappelle qu’à Bruxelles, à cause de la liberté de la boucherie, les prix de la viande ont régulièrement augmenté, et que des associations destinées à procurer aux consommateurs de la viande à meilleur marché ont été organisées en vain en Belgique1499. Dans la livraison du 16 août 1854, Louis Lazare annonce qu’il publiera régulièrement une chronique sur la Boucherie parisienne, car « le moment est donc heureusement choisi pour faire monter jusqu’à nos conseillers quelques-unes de ces vérités utiles et pratiques que nous devons à l’étude et plus encore à l’intelligence éclairée des administrateurs qui nous ont frayé le chemin ». Entre l’été 1854 et l’ét é 1855, il publie périodiquement des articles sur la question, puisant à chaque fois des exemples dans l’histoire médiévale ou moderne et s’évertuant à démonter les uns après les autres les arguments du rapport Heurtier. Pour défendre la limitation du nombre des bouchers, il affirme que si Paris abrite 1 000 bouchers au lieu de 500, les frais d’exploitation des étaux vont doubler et le consommateur paiera cette surcharge. La liberté va profiter aux bouchers les plus puissants. La guerre des prix va aboutir à des faillites et donc au monopole de certains. Lazare lance donc un avertissement aux conseillers municipaux : « Si vous abandonnez aux capitalistes cette branche si importante de l’approvisionnement d’une grande Cité, savez-vous ce que vous livrez à la spéculation ? La tranquillité de Paris, qui est le repos de la France1500 ». Lazare souligne que les deux dernières tentatives de libéralisation de la boucherie (1791-1802 et 1825-1829) se sont soldées par la multiplication des viandes insalubres sur les marchés1501. Quand la liberté de la boucherie a été proclamée en 1791, seuls 12 magistrats sur 146 sont parisiens et ils ne connaissent rien à l’administration de la ville. L’approvisionnement de Paris fut livré à des « énergumènes » et la viande était pourrie et corrompue. Lazare attribue cette formule à Napoléon en 1802 : « Ne livrons plus la tranquillité de Paris, qui est le calme de la France, au caprice dangereux des passions politiques ». Selon Lazare, la corporation des bouchers est loyale et utile : « Depuis 12 siècles, les bouchers n’ont jamais fait hausser ni baisser la viande d’un centime, ils ne créent pas les cours, ils les subissent ». La cherté des viandes en 1854 s’expliquerait par les mesures maladroites prises en 1846 (droit d’octroi perçu au poids et non plus par tête de bétail), qui décourage la vente des bœufs gras. La vente à la criée, instaurée en 1849, aurait fait diminuer la production des veaux (veaux de Pontoise, Arpajon, Mantes, Poissy, Coulommiers, Nangis, Nemours, Pithiviers), car la vente à la criée en reçoit beaucoup de régions plus éloignées, veaux jadis destinés à la reproduction. Les veaux vendus à la criée sont abattus trop jeunes. La criée permet la vente dans Paris d’une viande de mauvaise qualité, sans origine connue, destinée à une clientèle 1498 Louis LAZARE, « De la viande de boucherie (suite) », La Revue Municipale, décembre 1853, p 1134. 1499 H. DU LISCOET, « Boucherie Parisienne », La Revue Municipale, 1854, p 1271. 1500 Louis LAZARE, « De la Boucherie parisienne », La Revue Municipale, n°153, 16 août 1854, pp 1295-1296. 1501 Louis LAZARE, « De la Boucherie parisienne », La Revue Municipale, n°154, 1er septembre 1854, pp 13021304. 297 pauvre (aubergistes, pensions, fabricants de bouillon)1502. Lazare souligne que depuis 1848, l’esprit de l’ordonnance de 1829 est trahi, la concurrence des forains est favorisée, alors que les bouchers réguliers demeurent soumis à toutes les contraintes du code Mangin de 1830, situation donc très injuste1503. Suite à un article paru le 5 novembre 1854 dans le Journal des Débats (presse d’opposition), Lazare corrige certaines erreurs commises par l’auteur, partisan de la liberté de la Boucherie. Le rétablissement de la corporation en 1802 aurait été traité à la légère par le premier consul. Lazare s’insurge contre cette erreur historique et assure que la question de la boucherie a été longuement étudiée sous le Consulat et l’Empire, point sur lequel nous ne lui donnons pas tort1504. En juin 1855, Lazare résume ses convictions sur la boucherie : 1°/ La liberté de la boucherie conduit au monopole : des capitalistes sont prêts à fonder des étaux dans Paris et vendront à bon marché pour tuer la concurrence puis ils seront maîtres du commerce. 2°/ La modification des droits d’octroi en 1846 (droit par tête transformé en droit au poids) a été une mauvaise mesure. Les animaux sont devenus moins gras. 3°/ La vente à la criée a produit le gaspillage de la viande, qui augmente la cherté et fera naître la disette. L’éleveur de province ne craint guère de livrer de la marchandise malsaine. L’administration a des agents qui vérifient la viande mais cette vérification manque de garantie. Comment déceler la phtisie sur de la viande morte1505 ? En août 1855, Lazare invente un dialogue entre Henri IV, Sully et François Myron, prévôt des marchands, préconisant une application ferme et solide de la réglementation de la boucherie : suppression de la criée, exclusion des forains, interdiction des chevillards… Le projet de taxer la viande étant d’actualité en 1855, Lazare propose d’établir une taxe sur les bas morceaux vendus à la classe ouvrière : « Tarifez la viande que mange l’ouvrier, et laissez les riches payer les morceaux de choix, comme ils payent le pain de fantaisie1506 ». Nous verrons que le régime de la taxe, mis en place à Paris en octobre 1855, ne donna pas les résultats escomptés et fut abandonné en février 1858. e) Projets variés pour diminuer le prix de la viande : le mirage des profits du cinquième quartier (1853-1857) Pendant le Second Empire, époque florissante pour les initiatives capitalistes, il faut avouer que les projets « modernes », visant à réduire le prix de la viande, ont été nombreux. Ainsi, en 1853, Eugène Blanc, ancien rédacteur en chef de la Gazette des communes1507, 1502 Louis LAZARE, « De la Boucherie parisienne », La Revue Municipale, n°155, 16 septembre 1854, pp 13131315. 1503 Louis LAZARE, « De la Boucherie parisienne », La Revue Municipale, n°157, 16 octobre 1854, pp 13351337. 1504 Louis LAZARE, « De la Boucherie parisienne », La Revue Municipale, 1854, p 1354. 1505 Louis LAZARE, « De la Boucherie parisienne », La Revue Municipale, n°173, 16 juin 1855, pp 1485-1486. 1506 Louis LAZARE, « De la Boucherie parisienne », La Revue Municipale, n°176, 1er août 1855, pp 1517-1519. 1507 La Gazette des communes, « journal des intérêts provinciaux », est parue de novembre 1850 à juillet 1851. Eugène HATIN, Bibliographie historique et critique de la presse périodique française, Firmin Didot, 1866, p 520. 298 propose de réduire le prix de la viande en appliquant une méthode rationnelle de valorisation du cinquième quartier (cuir, suif, abats, boyaux, os, crins, etc…). Ce projet est évoqué par Eugène Blanc dans un ouvrage polémique de 1857, pamphlet virulent contre la corporation des bouchers de Paris1508. Selon Blanc, le cinquième quartier, mieux exploité, pourrait rapporter entre 18 et 20 millions de francs par an, à répartir entre les 200 bouchers abattants. Cette « cagnotte » devant profiter aux consommateurs, il propose de supprimer le monopole des 50 bouchers en gros1509 et de créer une grande institution publique qui centraliserait toutes les opérations de la Boucherie (suivant l’exemple des hospices de Paris), c’est-à-dire l’achat direct et l’abattage des bestiaux, le dépeçage et la livraison de viande aux bouchers détaillants, puis la vente des issues (cinquième quartier). Selon Blanc, son projet était soutenu par le duc de Mouchy, Charles Lesseps et Ch. Lemonnier, secrétaire du conseil d’administration du Crédit Mobilier. Par contre, le banquier Henri Place a eu peur de « se compromettre avec les bouchers » et le préfet de police assure que la tentative est vouée à l’échec car jamais l’administration n’autorisera un tel monopole1510. Le projet d’Eugène Blanc est repris par Auxcousteaux, qui rédige une brochure de 20 pages, imprimée en mai 1856 par le Moniteur Universel1511. En 1855, Louis Lazare rapporte une anecdote. Un homme aux « manières élégantes et polies » s’est présenté dans les bureaux de la Revue municipale et a demandé à parler au directeur. Sous prétexte de cherté de la viande et du triste sort de la classe ouvrière, il confie à Lazare un manuscrit, un projet d’association fondée par plusieurs capitalistes qui désirent la liberté de la boucherie1512. Il s’agit d’une société au capital de 50 millions qui achète des bestiaux en province et à l’étranger et veut organiser 100 étaux dans Paris pour débiter de la viande à bas prix. Lazare dénonce le véritable but du projet : après la ruine des anciens bouchers, le prix de la viande augmente et la Compagnie se retrouve en situation de monopole, les commerçants respectables étant ruinés1513. Il ne faut pas croire que la position de Lazare est toujours rétrograde en ce qui concerne le capitalisme moderne. Dans un article du 16 août 1854, il défend une initiative privée, un projet de « fonte centrale des suifs de la Boucherie de Paris et de la banlieue » présenté par la société Riom, Pellerin et compagnie. Il s’agit d’une entreprise « honnête », car cette société veut opérer au grand jour, « sans pression ni coalition ». Le suif représente un cinquième de la valeur du bétail, mais les graisses ne profitent à l’industrie qu’après la fonte. Il existe beaucoup de débats contradictoires entre les bouchers et les fondeurs sur le rendement présumé de la fonte du suif. Lazare déplore le fait que le cours du suif soit fixé par les fondeurs, rendant tout contrôle de la quantité et du chiffre des ventes impossible. L’importance des fondeurs augmente depuis qu’ils sont aussi devenus fabricants chandeliers : 1508 Eugène BLANC, Les mystères de la boucherie et de la viande à bon marché: révélations authentiques sur les abus et les bénéfices illicites de la boucherie (sur les véritables causes de la cherté de la viande dans toute la France et sur les moyens d'en développer la production et la consommation par l'application du 5ème quartier (la peau et le suif) à la réduction du prix de la viande à l'étal) , E. Dentu, 1857, p 131. BA, 3412. 1509 Cette estimation est approximative. L’enquête de la Chambre de commerce de Paris en 1847-1848 indique qu’il y a 74 bouchers en gros à Paris. 1510 Eugène Blanc évoque « H. Mosselmann » comme préfet de police en 1853, alors que Pierre Marie Piétri est préfet de police de Paris entre 1852 et 1858. 1511 Eugène BLANC, op. cit., p 131. 1512 C’est en 1855 que sont créés les bouillons Duval. Cette anecdote de 1855 présente une grande ressemblance avec l’expérience coopérative Cernuschi de 1859, dont nous reparlerons. 1513 Louis LAZARE, « De la Boucherie parisienne », La Revue Municipale, 1855, p 1425. 299 ils ont fait disparaître du marché beaucoup d’acheteurs fabricants. Pour Lazare, « une sorte de monopole dans les achats de suif s’est formée, dont la boucherie est la victime ». Un nouveau système doit être créé sur la base du rendement réel, contre le rendement hypothétique par évaluation. Il faut remplacer les cours établis à l’amiable par des cours réguliers et publics. La société Riom et Pellerin propose d’opérer la fonte en présence des bouchers ou de leurs représentants directs, et les appeler à faire eux-mêmes la répartition du produit en réglant définitivement le compte de chacun d’après le rendement réel des suifs confiés. Pour un prix juste, les ventes de suif doivent être faites par un officier public qui constate l’importance et les conditions des ventes soit à l’amiable soit à la criée. Le prix exact de la marchandise étant connu, le fondeur n’aura plus qu’à faire connaître ce qu’il demande pour la dépense et ce qu’il réclame comme bénéfice. La société ouvrira son capital aux bouchers, qui pourront exercer un droit de surveillance. Pour Lazare, ce projet est « une utile création qui doit réussir1514 ». Il n’obtint pas plus de succès que la tentative de fonderie coopérative de 18441515. Pourquoi ce projet de fonderie centrale corporative trouve-t-il grâce à ses yeux alors que les autres projets « capitalistes » de rationalisation ou de concentration sont violemment écartés ? Faut-il simplement y voir des relations de clientélisme et des soutiens intéressés ? Lazare, malgré ses éloges appuyés de la sagesse des administrateurs d’Ancien Régime et des bienfaits du système corporatif, serait-il un défenseur sincère de la coopération face aux tentatives destructrices du capitalisme sauvage? Nous ne connaissons pas assez le personnage pour pouvoir trancher. Rappelons que le Syndicat de la Boucherie, propriétaire d’un entrepôt de cuirs depuis 1841, avait tenté en 1846 une opération de stockage des cuirs, proche de l’accaparement, qui a tourné au fiasco financier sous la Seconde République. Dans une délibération du 10 juin 1853, le Conseil municipal estime inutile une nouvelle Halle aux cuirs, tout comme en 1817. Suite à divers projets et pétitions, « il fut avis de concéder, sans monopole, à un particulier, le droit d’ouvrir une halle dans le faubourg Saint-Marcel » (délibérations du 8 décembre 1854 et du 8 mai 1861)1516. Le Syndicat a ainsi définitivement perdu la partie sur ce point. Puisque les profits sur les cuirs ne sont pas possibles, il est normal que la profession tourne son appétit lucratif vers le suif ou les abats, mais la concurrence des fonderies et des triperies industrielles est impitoyable. Les charcutiers ont dû connaître les mêmes déceptions avec le développement des conserveries industrielles. Plus tard, à l’époque du scientisme triomphant, du positivisme et de la médecine pastorienne, certains bouchers fonderont de nouveaux espoirs de gains miraculeux dans les produits opothérapiques, c’est-à-dire toutes les glandes endocrines des bestiaux, dont la chimie et la biologie moderne se servent pour élaborer des produits pharmaceutiques1517. 1514 Louis LAZARE, « Fonte centrale des suifs de la Boucherie de Paris et de la banlieue », La Revue Municipale, 16 août 1854, p 1299. 1515 Hubert BOURGIN, « Essai sur une forme d’industrie : l’industrie de la boucherie à Paris au XIXe siècle », L’année sociologique , 1903-1904, p 87. e siècle : tome II (1830-1870), H. Alfred des CILLEULS, Histoire de l'administration parisienne au XIX Champion, 1900, p 297. 1516 1517 En 1959, Georges Chaudieu dresse la liste des produits opothérapiques utilisés en pharmacie : hypophyse, épiphyse, pancréas, glandes surrénales, glandes thyroïdes, ovaires, mamelles, testicules, prostate, placenta, thymus, foie, rate, reins, poumons, moelle épinière, muqueuses, os de fœtus, ganglions, suc musculaire, tissus embryonnaires. « Les organes doivent être récoltés dans des conditions d’hygiè ne parfaite et dans un temps minimum après la mort de l’animal et leur congélation doit se pratiquer, selon les organes, de – 15 à – 25°C ». Georges CHAUDIEU, Pour le boucher : Nouveau manuel de Boucherie, Dunod, 1959, p 212. 300 Ce que nous retenons pour la période 1811-1858, c’est l’échec de la corporation à établir un monopole efficace sur les profits potentiels énormes que le cinquième quartier représente1518, notamment au niveau des cuirs et des suifs. Face aux tripiers, aux tanneurs et aux fondeurs de suif, les bouchers n’ont pas réussi à former un front commun qui aurait pu leur permettre d’obtenir collectivement des tarifs intéressants et des profits plus substantiels. Cet échec est sans doute révélateur de l’individualisme profond qui marque toute profession artisanale. Même si le Syndicat multiplie les tentatives de monopole sur les cuirs ou les suifs, il faut bien reconnaître que les projets sont mal menés ou avortent avant même d’avoir connu un début d’exécution. L’idéal corporatiste aurait-il été plus fort que la volonté de profit collectif ? Plus simplement, les divers projets syndicaux ne devaient concerner que certains bouchers bien informés, les plus riches, les dirigeants du syndicat, qui n’ont sans doute pas su intéresser (ou pas voulu faire participer) l’ensemble de la profession, d’où leur échec. f) La mise en place de la taxe de la viande en 1855 Dans sa séance du 20 mai 1854, le Conseil d’Etat rend un avis sur le rapport Heurtier du 26 novembre 1853. Cornudet résume ainsi la question : faut-il supprimer la caisse de Poissy dans trois ans ? Il estime que le Conseil municipal doit être consulté sur les trois points suivants : 1°/ La Ville de Paris doit-elle pourvoir au fonctionnement de la caisse de Poissy (car celle-ci perd les cautions des bouchers) ? 2°/ La Ville de Paris doit-elle prendre en charge les dépenses actuellement supportées par le syndicat des Bouchers (service de la boucherie dans les abattoirs généraux, pensions et secours payés aux anciens bouchers et à leur famille) ? 3°/ Les recettes de l’octroi de la Ville de Paris vont diminuer avec la disparition de droit de la caisse de Poissy (réduction de 2,97 centimes par kilo de viande). Faut-il réduire les droits d’octroi ? Le 3 juin 1854, Magne, ministre de l’agriculture, envoie une lettre à Haussmann, préfet de la Seine, pour lui demander de réunir au plus vite la Commission municipale pour qu’elle se prononce sur le rapport Heurtier. Haussmann expédie le rapport dès le 8 juin à la Commission municipale de Paris, pour recevoir son avis1519. Les documents étudiés sont aussitôt publiés par le Conseil municipal1520, qui fait connaître sa position dans une délibération du 19 octobre 1855. Les magistrats parisiens sont favorables au maintien de la limitation du nombre des étaux, à l’interdiction de la cheville, au retour au droit d’octroi par tête. Par contre, ils demandent la suppression des marchés de Sceaux et de Poissy, trop éloignés, et leur remplacement par un marché aux bestiaux plus proche de Paris et desservi par le chemin de fer1521. 1518 Lors des entretiens oraux que nous avons eu en 1997 avec Pierre Haddad, ancien chevillard de la Villette et auteur d’une thèse sur sa profession, il apparaît clairement que le « cinquième quartier » demeure après 1945 une source de revenus non négligeable pour le chevillard. 1519 Louis LAZARE, « Organisation de la Boucherie de Paris », La Revue Municipale, juin 1854, pp 1256-1257. 1520 Commission municipale, Organisation de la Boucherie de Paris, Vinchon imprimeur, juin 1854, 27 p. BHVP, Ms CP 4818. 1521 Conseil municipal de Paris, Réorganisation du commerce de la Boucherie, Délibération adoptée le 19 octobre 1855, 7 p. Archives de Paris, D6Z5. 301 Les termes du débat changent en 1855 car une nouvelle mesure se profile : la taxe de la viande1522. N’arrivant pas à prendre un parti définitif entre la liberté et la réglementation, le gouvernement tente une nouvelle expérience en octobre 1855, celle de la taxation de la viande, pour atteindre des prix plus bas. Cette idée de plafonner le prix des denrées alimentaires est vieille comme le monde. Georges Chaudieu nous rappelle les expériences de taxation du passé, en remontant à l’Empire romain, où Tibère « voulut que le Sénat réglât tous les ans les prix des denrées et ordonnât des sanctions », avant que « la dictature la plus audacieuse instituée dans le domaine de la production et du commerce » ne soit mise en place par Dioclétien. En France, quand la disette menace, Philippe le Bel taxe les denrées en 1304. Pendant les grandes famines de 1692 et 1693, la taxation mise en place par Louis XIV ne porte que sur les grains et les farines. « Sous le règne de Louis XV on vit apparaître certaines taxations locales ; l’une d’elles, « le roi étant à Fontainebleau », réglemente le prix de la viande dans la région et fixe le prix de la livre de bœuf, de veau, de mouton, de porc, ou en mélange à six sols. Un autre édit fixe pour la ville de Versailles le prix des viandes vendues par le « Boucher de Carême », pendant toute la durée du jeûne, aux seules personnes autorisées à en acheter, pour cause de santé… ou autre ! Paradoxe étrange, il faut attendre l’avènement du libéralisme pour que les denrées alimentaires soient taxées avec une rigueur que la monarchie n’avait pas osé employer. C’est ainsi que l’Assemblée Nationale ayant, par la loi des 2 et 17 mars 1791, proclamé le principe de la liberté du commerce, n’hésita pas, quelques mois plus tard, à supprimer cette liberté pour la viande et le pain. Il convient de remarquer qu’une partie de l’Assemblée s’était montrée hostile à l’adoption de ces dispositions, dont elle comprenait le danger. « Si vous permettez aux municipalités de taxer à leur gré, déclarait notamment Rewbell, député du baillage de Colmar, vous ouvrez la porte à l’arbitraire ». Malgré cette intervention et d’autres, le pro jet fut voté en stipulant que le pain et la viande pouvaient être taxés provisoirement sans que cette faculté de taxation pût en aucun cas s’étendre à d’autres denrées 1523 ». Ces propos sont intéressants car ils montrent le point de vue d’un boucher attaché au corporatisme vichyssois mais hermétique aux mesures dirigistes de Robespierre. En France, chaque municipalité peut provisoirement taxer la viande, selon l’article 30 de la loi des 19 et 22 juillet 1791. Plusieurs villes de province ont mis en place ce système pendant toute la première moitié du XIXe siècle. A Paris, le régime de la taxe est établi suite à une ordonnance du préfet de police du 1er octobre 1855. Dans son Dictionnaire de l’administration française (1898), Maurice Block décrit bien le système de la taxe : « Le soin d’en déterminer le mode d’exécution fut confié à une commission spéciale composée de fonctionnaires appartenant au ministère de l’agriculture et du commerce, à la préfecture de la Seine et à la préfecture de police ». Nous reviendrons plus tard sur le conflit qui oppose les deux préfets sur cette question. « La commission reconnut que la fixation du prix de vente des diverses sortes de viandes devait résulter de la combinaison des éléments suivants : 1° le prix du bétail sur pied ; 2° le poids de chaque animal en viande nette ; 3° le poids du cuir ou de la peau ; 4° le poids et le prix des suifs ; 5° la valeur des abats et issues ; 6° le poids et la valeur des os dits de réjouissance et des suifs désignés sous le nom de dégrais d’étal ; 7° la division des morceaux 1522 Sur les débats autour de la taxe de la viande au XIXe siècle et la mise en place des nomenclatures bouchères, nous renvoyons à Anne LHUISSIER, Réforme sociale et alimentation populaire (1850-1914) : pour une sociologie des pratiques alimentaires, Thèse de Sociologie dirigée par Christian Topalov, EHESS, 2002, pp 219-245. 1523 Georges CHAUDIEU, De la gigue d’ours au hamburger ou la curieuse histoire de la viande , La Corpo, 1980, pp 42-43. 302 d’un même animal en catégories ; le rendement des animaux de chaque espèce en viandes des diverses catégories ; la proportion entre les quantités de viandes de chaque catégorie et le poids total de l’animal ; l’écart de prix à établir entre chaque catégorie ; 8° les droits d’octroi et d’abatage ; 9° l’allocation à accorder aux bouchers pour frais et bénéfices, allocation basée d’après les dépenses de loyer, d’impôts, de personnel, de matériel, l’intérêt du capital de premier établissement et du fonds de roulement, du commerce, et tous les frais divers incombant à l’exercice de la profession 1524 ». Le moins que l’on puisse dire, c’est que les paramètres qui déterminent la taxe sont nombreux. Les adversaires du système montreront justement que les bouchers vont habilement profiter de la technicité et de la variété des opérations de boucherie pour rendre caducs les effets de la taxation. La taxe est révisée tous les 15 jours. « La commission indiqua comment ces différents éléments d’un tarif de taxe devraient être déterminés dans la pratique, et la taxe de la viande appliquée à Paris à partir du 16 octobre 1855 fut ensuite régulièrement publiée de quinzaine en quinzaine jusqu’au mois de février 1858 ». Maurice Block souligne l’échec de la mesure : « La taxe destinée à remédier aux inconvénients du monopole et de la limitation du nombre des bouchers, était loin d’avoir produit les résultats qu’on en attendait. On reconnaissait que les bouchers n’ayant plus un intérêt personnel à discuter le prix du bétail, ce prix s’établissait en vue de la taxe, ce qui favorisait la permanence de la cherté. On constatait, en outre, que malgré les précautions prises, la taxe ne prévoyait pas et ne pouvait pas prévoir les habiletés de métier qui venaient détruire toute l’économie de ses calculs. Les bénéfices des bouchers se trouvaient ainsi augmentés indûment au détriment du public, abus d’autant plus fâcheux qu’il se produisait sous le couvert et pour ainsi dire sous la responsabilité d’une administration dépourvue des moyens de l’empêcher 1525 ». Quelles sont ces « habiletés de métier » qui faussent les résultats de la taxe ? Eugène Blanc les énumère dans son pamphlet de 1857. Tout d’abord, les bouchers ont obtenu de l’administration la dispense de la taxe sur divers morceaux (filet, faux-filet, rognons de chair, côtelettes de mouton parées, etc.). Une quatrième catégorie a été ajoutée (os), qui permet de renchérir la troisième catégorie (plus 20-30 centimes par kilo), alors que la quatrième représente 15-20 kg et la troisième 80-90 kg. L’administration permet de compter 20 kg d’os par bœuf dans le prix de la viande. Pour Eugène Blanc, les bouchers ont obtenu tous les aménagements réclamés ; la taxe est devenue inoffensive. Si les bouchers se plaignent encore, c’est pour sauver les apparences 1526 ! En 1851 déjà, le rapport Lanjuinais signalait les inconvénients du régime de la taxe : le boucher n’a pas intérêt à débattre le prix de la viande sur pied car si le prix est bas, c’est le consommateur qui en profite ; si le prix est élevé, la taxe s’élève. « Il arrive fréquemment que l’acheteur et le vendeur s’entendent pour déclarer des prix exagérés, afin de surélever la taxe et de se partager le bénéfice de leur fraude commune1527 ». 1524 Maurice BLOCK, article « Boucherie », Dictionnaire de l’administration française , Berger-Levrault, 1898, p 301. 1525 Ibid., p 302. 1526 Eugène BLANC, Les mystères de la boucherie et de la viande à bon marché: révélations authentiques sur les abus et les bénéfices illicites de la boucherie (sur les véritables causes de la cherté de la viande dans toute la France et sur les moyens d'en développer la production et la consommation par l'application du 5ème quartier (la peau et le suif) à la réduction du prix de la viande à l'étal) , E. Dentu, 1857, p 110. BA, 3412. 1527 Victor LANJUINAIS, Rapport fait au nom de la commission d’enquête sur la production et la consommation de la viande de boucherie, Imprimerie de l’Assemblée Nationale , 1851, p 41. 303 Les difficultés de la mise en place d’une taxe de la viande étaient également très bien exposées dans les témoignages recueillis pendant l’enquête parlementaire de 1851. Le directeur de la caisse de Poissy indique que le prix des bœufs varie de 150 à 500 F. Le gîte à la noix est classé en première qualité. Mais, dans un bœuf à 150 F, le gîte est dur. Dans un bœuf à 500 F, il est très délicat. Dans ces conditions, comment rendre la taxe équitable 1528 ? Loiset, membre du conseil municipal de Lille, souligne les effets déplorables de la taxe à Valenciennes, qui entraîne une baisse de la qualité et des conflits entre l’administration, les bouchers et le public1529. Torcy, conseiller municipal de Paris, assure que la taxe est inapplicable car l’autorité administrative est incapable de distinguer les différents morceaux et les différentes qualités d’animaux 1530. Dans un mémoire de 1850, le Syndicat de la Boucherie avait prévenu sur les difficultés techniques de la taxe, vu le grand nombre des variantes qui forment le prix de la viande1531. Eugène Blanc répond qu’il ne faut pas demander l’avis des bouchers pour réformer la boucherie, car les maîtres de poste étaient opposés aux chemins de fer et les ouvriers aux machines. Il est évident que les bouchers s’opposent à une mesure qui réduit leurs bénéfices1532. Même s’il est favorable au régime de la taxe, Eugène Blanc reconnaît néanmoins son échec, car les contrôles n’ont pas été assez stricts et l’administration pas assez ferme. Entre 1855 et 1857, la taxe a augmenté le prix moyen de la viande de 60 centimes par kilo : le bœuf est passé de 1,42 à 2,02 F le kg. La viande de première qualité a augmenté de 43 centimes par kg, celle de deuxième qualité de 28 centimes et la troisième de 8 centimes1533. Par ailleurs, la vache insalubre est favorisée par la taxe, car son prix est inférieur de 50 centimes par kilo sur celui du bœuf. Pourtant, aucun boucher n’indique la différence vache-bœuf sur l’étal et tout est vendu au prix du bœuf ! La taxe permet donc au boucher de vendre de la mauvaise marchandise pour de la bonne et au même prix ! Eugène Blanc note également une diminution des poids moyens des bœufs et des vaches en viande nette entre 1854 et 1856, alors que les entrées de viande à la main (surtout de la vache de réforme) progressent1534. En conclusion, de nombreux abus subsistent malgré la taxe : les prix demeurent prohibitifs ; la consommation ralentit, surtout chez les ouvriers ; la viande de banlieue, malsaine et peu nutritive, augmente ; la santé publique est altérée ; l’élevage diminue, donc l’engrais diminue, entraînant la rareté et la cherté des céréales 1535. Pour Eugène Blanc, ce n’est ni la liberté ni le monopole qui vont résoudre le problème de la viande chère, mais le renforcement des contrôles administratifs : il réclame une « punition sévère des escroqueries des marchands » et « l’application entière de l’article 423 du code pénal » (faux poids, fausses mesures, tromperies sur la quantité des biens vendus)1536. 1528 Enquête législative sur la production et la consommation de la viande de boucherie, ordonnée par les résolutions de l'Assemblée nationale des 13 et 21 janvier 1851 , tome I, p 27. 1529 Ibid., tome I, p 175. 1530 Ibid., tome I, p 146. 1531 Eugène BLANC, op. cit., p 108. 1532 Ibid., p 114. 1533 Ibid., p 106. 1534 Ibid., p 117. 1535 Ibid., p 119. 1536 Ibid., p 125. 304 Alors que les auteurs du Second Empire, tel Eugène Blanc, soulignent l’échec de la taxe à obtenir des prix bas, les historiens actuels qui étudient la période, comme Jeanne Gaillard, présentent les années 1850 comme une époque où « le bon marché est pour tous puisque les autorités ont fini par taxer les denrées essentielles1537 ». Jeanne Gaillard souligne le terme « pour tous » car « les riches bénéficient de la taxe et les pauvres ont en outre des distributions gratuites1538 ». Paris est présenté comme une sorte de havre, face à une situation moins favorable en province, et le « bon marché relatif de la viande et du pain » serait un « élément fondamental de la décision des migrants qui, par centaines de mille, affluent dans la capitale ou la banlieue proche pendant les premières années de l’Empire 1539 ». Même si Chevalier note avec raison que le haut coût de la vie ne peut « que diminuer encore la faible marge des salaires qui avantage l’ouvrier parisien 1540 », Jeanne Gaillard affirme que « pendant la période de crise qui inaugure l’Empire, le décalage est justement favorable à la capitale qui offre à la fois au provincial l’attraction de salaires plus hauts et de prix plus bas. Si l’on ajoute que l’émigration populaire se porte essentiellement sur les localités de la banlieue proche où l’on peut jouer à la fois sur le bon marché local des loyers et sur la proximité de Paris où le pain et la viande sont taxés, il devient difficile de penser que des calculs fort précis ne soient pas entrés en ligne de compte dans la décision des ruraux qui se décidaient au voyage. La réglementation parisienne, reconnaîtra en 1861 la Commission de la Boulangerie, constitue « une véritable prime à l’émigration populaire ». Les contemporains ont eu parfaitement conscience du lien qui existait entre la politique alimentaire suivie par les autorités et l’avenir démographique de la capitale. Leur réflexion se trouve aiguisée autour de 1856 quand à la crise alimentaire succède une crise boursière et que le chômage fait son apparition dans les grandes usines parisiennes… Le dénombrement de 1856 qui montre le gonflement de la population achève de relancer le débat : doit-on respecter la « prime » à l’immigration constituée par la réglementation 1541 ? ». Jeanne Gaillard nous présente donc une nouvelle raison pour expliquer que l’instauration de la liberté de la Boucherie devient de plus en plus pressante à partir de 1856. Mais les autorités locales sont toujours divisées en 1855-1856. « Le préfet de police et la commission municipale tiennent pour la réglementation, le gouvernement et Haussmann défendent le libéralisme. En pleine crise (1855), le débat est posé publiquement par le Moniteur qui n’hésite pas à opposer « la fameuse loi du maximum de sinistre mémoire » d’une part, « la confiance et la liberté des transactions » de l’autre 1542. En clair, pour le Moniteur et le gouvernement , la solution de la crise est dans l’ouverture des frontières progressivement réalisée par décret entre 1853 et 1855. Aussi bien, la création de la Caisse de la Boulangerie n’est pas incompatible avec l’optique libérale dans la mesure où elle garantit la liberté des prix au niveau des marchands en gros de farine. L’article du Moniteur constitue un 1537 Jeanne GAILLARD, Paris, la ville (1852-1870), Thèse d’Histoire, Université Paris X, 1975, p 257. 1538 Il faudrait savoir si ces distributions concernent uniquement le pain ou bien également la viande. 1539 Jeanne GAILLARD, op. cit., p 257. 1540 Louis CHEVALIER, La formation de la population parisienne au XIXe siècle, PUF, 1950. 1541 Jeanne GAILLARD, op. cit., p 258. 1542 Moniteur Universel du 19 septembre 1855. Le Moniteur, journal officiel de la monarchie de Juillet, devenu Moniteur universel en 1852, bénéficie des faveurs du régime impérial (subventions, privilège des annonces légales, exclusivité de certaines informations distillées par l’agence Havas). Jean GARRIGUES, La France de 1848 à 1870, A. Colin, 2002, p 78. 305 désaveu formel de la taxation de la viande qui sera décrétée par le préfet de police moins d’un mois plus tard, en octobre 18551543 ». Les deux préfets parisiens ne sont donc pas d’accord sur la solution à adopter. Le baron Haussmann, préfet de la Seine depuis 1853, s’oppose à Pierre-Marie Piétri, préfet de police de 1852 à 18581544. Derrière les choix idéologiques, Jeanne Gaillard rappelle qu’il existe « des raisons plus spécifiquement parisiennes à l’op position que le préfet Haussmann manifeste à l’encontre de la réglementation. Celle-ci coûte cher ! Trois millions par an en moyenne, dira la Commission de la Boulangerie en 1861 ; les avances consenties aux boulangers ont absorbé des sommes énormes, jusqu’à 67 millions pendant les années « rigoureuses »… L’exécution du deuxième réseau de travaux dans lequel la Ville projette de s’engager risque de se trouver compromise. Dès 1855-56, le choix qui est en question transparaît à travers les articles du Moniteur : l’assistance traditionnelle par la pesée sur les prix, ou bien l’assistance par le travail ? Entre les travaux publics et les subventions même temporaires, le gouvernement n’hésite pas. La première solution écarte les lazzaroni de la capitale, la seconde les attire. Un article peut-être imprudent du Moniteur1545 a rappelé dès 1855 que les salaires doivent permettre aux ouvriers de payer le pain à son prix1546 ». « Entre le préfet de la Seine et le préfet de police le conflit déjà ouvert s’aggrave en 1856 lors de la baisse du blé ; Haussmann voudrait maintenir le prix du pain à 60 centimes (alors qu’il pourrait être à 46) afin que la Caisse de compensation puisse retrouver une partie de ses avances. Dans plusieurs rapports successifs, le préfet de police fait au contraire valoir la nécessité de baisser le prix du pain en raison de la crise financière et du chômage ; en 1857 Haussmann doit s’incliner, le prix du pain baisse. Il a perdu dans l’immédiat mais il ne l’emporte pas moins à terme 1547 ». Effectivement, la liberté de la Boucherie est proclamée en 1858, celle de la Boulangerie en 18631548. Alfred des Cilleuls évoque lui aussi le rôle de la rivalité entre les deux préfectures dans les choix contradictoires – ou plutôt leur décalage – concernant la Boucherie et la Boulangerie. « Rien ne montre mieux la dépendance étroite du Conseil municipal vis-à-vis d’Haussmann, que le contraste des résolutions prises par cette assemblée à l’égard de la boulangerie et de la boucherie : les raisons de décider étaient les mêmes pour ces deux industries ; toutes les considérations que l’on fit valoir, en faveur de l’une, furent invoquées en faveur de l’autre. Mais, le préfet de la Seine, en déclarant que l’administration n’avait point à diriger l’approvisionnement de Paris, avait réservé la boulangerie, qu’il tenait entre ses 1543 Jeanne GAILLARD, op. cit., p 258. 1544 Dans sa notice biographique sur Pierre Marie Piétri (1810-1864), Pierre Larousse raille son brusque retournement politique en 1848 à partir du moment où Louis Napoléon Bonaparte a posé sa candidature à la Présidence de la République. Jusque là ardent républicain et libéral, Piétri rejoignit rapidement le parti de l’ordre. Pour Larousse, 1849 marque le début de la « vie administrative » de Piétri. Préfet de l’Ariège puis de Haute-Garonne, il devient préfet de police en 1852 en remplacement de Maupas, devenu ministre de la police. Piétri « sut se maintenir au milieu de complications et de conflits sans nombre élevés entre ces pouvoirs rivaux. M. de Maupas fut sacrifié à Piétri, qui s’était rendu l’homme indispensable. L’attentat du 14 janvier 1858 l’obligea pourtant à résigner ses fonctions. Sénateur depuis le mois de juin 1857, Piétri fut nommé en 1863 préfet de la Gironde, pour faire les élections dans le département » (système des candidatures officielles). Pierre LAROUSSE, Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, tome XII, 2e partie, p 996. 1545 Moniteur Universel du 19 septembre 1855. 1546 Jeanne GAILLARD, op. cit., pp 258-259. 1547 Ibid., p 259. 1548 L’enquête du Conseil d’Etat sur la Boulangerie conclut à la suppression de la Caisse de la Boulangerie malgré l’avis de la Commission municipale. 306 mains, par la Caisse de ce service et, ensuite, par la taxe du pain. Au contraire, quand eut lieu l’examen du régime qui conviendrait à la boucherie, un nouveau partage d’attribution n’avait pas encore été opéré, entre les préfets de la Seine et de police ; ce dernier avait seul autorité, pour établir une taxe sur la viande et il usa de ses pouvoirs : si la caisse de Poissy relevait de son collègue, elle déclinait trop visiblement pour flatter l’amour propre du fonctionnaire ayant la surveillance des opérations. La lumière se fit donc, sans effort, dans l’esprit du Conseil municipal, qui, tout ensemble, admit l’abolition des entraves entourant la boucherie et, par voie de conséquence, la fermeture de la Caisse des cautionnements et avances (délibération des 19 octobre 1855 et 4 décembre 1857)1549 ». g) La suppression de la caisse de Poissy : le décret du 24 février 1858 En 1857, le Conseil municipal de Paris est prêt à accepter la suppression de la Caisse de Poissy et la fin du monopole des bouchers. Le Conseil d’Etat a clairement exprimé sa position dès 1853. En 1856, il imprime son enquête sur la boucherie, qui confirme les résultats de la commission législative de 1851. Le Syndicat des bouchers lui même sait que la fin est proche. Dans une lettre du 27 novembre 1857 adressée à la Chambre de Commerce de Paris, le Syndicat proteste contre le projet de liberté de la Boucherie et réclame une indemnité pour la perte du privilège1550. Le 14 janvier 1858, la Chambre soutient les bouchers, reprenant ainsi la position qui était la sienne en juillet 1840, dans le précédent rapport envoyé au ministre du Commerce, déjà favorable au maintien de la limitation du nombre des étaux1551. Dans sa réponse du 8 mars 1858, le ministère est très sec : le Conseil d’Etat s’est déjà prononcé pour la liberté de la boucherie et l’intervention de la Chambre de commerce est « superficielle », sa décision ayant été prise « à la légère ». Piquée au vif, la Chambre envoie une lettre de protestation au ministre le 26 mars1552. Le soutien apporté par la Chambre de commerce aux bouchers n’empêche pas la volonté gouvernementale de s’appliquer. Dans un article de 1856, Louis Lazare reconnaît que les prêts consentis par la caisse ont diminué entre 1840 et 1854, mais il attribue cette diminution à la « classe d’intermédiaires qui s’est substituée à la Caisse et neutralise sa bienfaisante action 1553 ». Lazare reconnaît que les chevillards accordent aux bouchers détaillants des « conditions plus avantageuses que la caisse de Poissy ». Le taux des prêts de la caisse devrait donc être ramené à 4% et les délais de crédit accordés aux bouchers devraient être allongés, si l’on veut sauver la caisse et « détruire la concurrence des chevillards ». Mais cela suppose que le taux de rémunération de l’intérêt des cautions doive également diminuer. « La ville, payant un intérêt de 5% pour les cautionnements déposés dans la caisse municipale, ne peut pas, en fournissant de l’argent au moyen de la Caisse de Poissy, le prêter à un intérêt inférieur à celui qu’elle payait au syndicat1554 ». Lazare caresse donc encore l’espoir d’une réforme de la caisse, qui la rendrait e siècle : tome II (1830-1870), H. Alfred des CILLEULS, Histoire de l'administration parisienne au XIX Champion, 1900, p 311. 1549 1550 CCIP, VII.3.60 (1). 1551 Rapport Letellier-Delafosse du 14 janvier 1858, envoyé le 19 au ministre du Commerce. 1552 CCIP, VII.3.60 (1). 1553 Selon Lazare, la caisse de Poissy consent 11 432 179 F en « souscriptions » en 1840 contre seulement 6 890 335 F en 1854. 1554 Louis LAZARE, « Caisse de Poissy », Revue municipale, 1856, pp 1606-1607. 307 plus efficace face à la concurrence des chevillards. Ce qu’il ne conçoit pas, c’est de laisser au secteur privé, à la libre concurrence, au capitalisme sauvage un secteur aussi sensible que l’approvisionnement de la capitale en bestiaux. C’est pourtant ce que Napoléon III fait le 24 février 1858 par le décret qui supprime – définitivement – la caisse de Poissy et le monopole des bouchers (limitation du nombre des étaux). Dans son rapport du 27 février 1858 sur le commerce de la boucherie à Paris, Rouher, ministre de l’Agriculture, du Commerce et des Travaux Publics, agit, selon Alfred des Cilleuls, en « courtisan avisé », cherchant à ménager la mémoire de l’illustre prédécesseur, Napoléon Ier, qui a rétabli la caisse de Poissy en 1802. Rouher « fit en sorte d’établir que le Consulat avait eu d’impérieux motifs, pour violer le principe de la liberté professionnelle, tandis que, depuis 1814, et à partir de cette époque seulement, rien ne pouvait excuser le maintien du régime de réglementation1555 ». Le rapport ministériel est publié le 28 février 1858 dans le Moniteur Universel. Cet « organe officiel du ministère saisit l’occasion qui se présentait, pour affirmer hautement que, grâce à l’Empire, la consommation de la viande, dans la classe ouvrière, avait éprouvé un notable accroissement, ce qui n’était ni exact pour Paris ni prouvé pour les petites localités ». Alfred des Cilleuls assure également que « parmi les divers points traités, dans le rapport de Rouher, le seul qui soit à retenir concerne les résultats économiques constatés de 1850 à 1857. Tout le monde se plaignait : les éleveurs, à cause des prix dérisoires obtenus pour le bétail ; le public, à raison de la cherté des viandes, nonobstant le gain minime des producteurs ; les bouchers, eu égard à l’influence modératrice des ventes à la criée; cependant, les cours résultant des enchères n’exerçaient point une pression assez forte pour contraindre les bouchers à restreindre sensiblement leurs exigences, puisque la police, devant les protestations générales, imposa la taxe, qu’on sut, d’ailleurs, rendre illusoire, par les finesses du métier1556 ». Par delà cette présentation partisane, que contient le rapport Rouher du 27 février 1858 ? Le ministre rappelle d’abord les circonstances révolutionnaires troublées qui expliquent l’échec de la tentative libérale de 1791 à 1802 : assignats, Terreur, maximum, réquisitions de l’armée, guerre civile qui perturbe l’élevage dans le Poitou, le Maine, la Normandie, et mesures de police insuffisantes (viandes malsaines vendues sur la voie publique). Avec la crise alimentaire, les doléances du public se font plus intenses depuis 1854 à cause de la viande chère. Le régime de la taxe se révèle insuffisant. Les progrès actuels du télégraphe électrique permettent de transmettre les ordres rapidement dans les pays d’élevage. Le système de crédit de la caisse de Poissy est devenu inutile car les acheteurs affluent et le paiement au comptant est entré dans les mœurs. Les bouchers de Paris achètent pour 78 millions de francs de bestiaux et ne demandent que 6,5 millions à la caisse de Poissy. Par ailleurs, les bouchers de banlieue achètent pour 30 millions et les bouchers des départements voisins de la Seine achètent pour 18 millions comptant, sans bénéficier de la caisse de Poissy. Rouher assure qu’il n’y a pas de crainte à avoir pour la salubrité : le gouvernement renforcera si nécessaire l’inspection des viandes à l’abattoir et à l’entrée de Paris. La viande à la main représente actuellement 25% de la consommation parisienne. Les viandes corrompues sont reconnues par le public et sa vigilance. Les maladies et les viandes trop jeunes doivent être inspectées aux barrières. Les risques sont aussi nombreux pour la charcuterie, l’épicerie ou le poisson : la surveillance y est efficace malgré la liberté du commerce. La concurrence va diminuer les prix et encourager la consommation populaire : le public trouvera des viandes 1555 e Alfred des CILLEULS, Histoire de l'administration parisienne au XIX siècle : tome II (1830-1870), H. Champion, 1900, p 312. 1556 Ibid., p 313. 308 moins chères. Les risques de monopole sont chimériques : la spéculation sur la viande est difficile car c’est une denrée périssable, qui nécessite des soins minutieux et une surveillance directe du maître. Paris ne doit pas craindre la liberté, la boucherie étant libre dans de nombreux pays européens (Belgique, Suisse, Piémont, Prusse, Angleterre), dans de grandes capitales comme Berlin (600 000 habitants) ou Londres (2 millions d’habitants), dans les grandes villes de province (Lille, Rouen, Toulouse, Bordeaux, Lyon) et dans les communes suburbaines (Batignolles, Montrouge, Ternes, La Chapelle, Montmartre). Le Conseil d’Etat et le conseil municipal de Paris sont favorables à la liberté : l’ordonnance du 18 octobre 1829 doit être abrogée. L’ordonnance générale du 15 avril 1838 reste valable (interdiction des tueries particulières dans Paris). Il faut supprimer le syndicat, mais la déclaration préalable est maintenue et le colportage de viande dans Paris reste interdit. Des offices de facteurs sur les marchés aux bestiaux (avec caution et garantie administrative) pour vendre le bétail expédié de province (à la criée ou à l’amiable) devront être créés. Le Conseil d’Etat avait prévu une caisse de crédit facultative. Par une délibération du 4 décembre 1857, le conseil municipal de Paris refuse de financer cette caisse facultative. Rouher souligne que le crédit rendu par la caisse est devenu trop faible : il ne couvre que la moitié des achats en 1820 et seulement 10% en 1858. La caisse est donc devenue inutile, la garantie des paiements profitant aux commissionnaires travaillant pour les éleveurs. L’inspection des abattoirs sera payée par le budget municipal (la taxe d’abattage est un revenu important). Enfin, Rouher prévient qu’il ne faut pas attendre une baisse des prix du rétablissement du droit commun : les prix fluctueront selon les cours du bétail. La loi du marché (et ses aléas) est consacrée1557 ! Toutes les précautions étant prises, l’empereur peut signer le décret du 28 février 1858 qui supprime la caisse de Poissy et le Syndicat de la Boucherie (sans indemnité), mettant fin à la limitation du nombre des étaux et au système des marchés obligatoires. Le régime de la liberté est enfin mis en place à Paris à compter du 31 mars 1858. h)Plaintes des bouchers et liquidation du Syndicat de la Boucherie Selon Jeanne Gaillard, le commerce de la boucherie devient libre à Paris en 1858 « sous la pression conjointe des bouchers et des éleveurs1558 ». Mais de quels bouchers parlons-nous ? Les chevillards et leurs clients se réjouissent sans doute de la proclamation de la liberté commerciale. Mais s’il s’agit des dirigeants du Syndicat, ils perdent pouvoir et prestige à cause du décret du 24 février 1858 et se battent pour obtenir une indemnité à cause de la perte du privilège. Le 17 mai 1858, le ministre de l’agriculture et du commerce refuse toute indemnité. 460 bouchers se regroupent alors derrière l’ancien syndic, Bellamy, font connaître leurs doléances dans une brochure imprimée et déposent un recours contentieux devant le Conseil d’Etat. Les bouchers réclament en fait deux choses : une indemnité « à raison du préjudice subi par les membres de la corporation à la suite du décret du 24 février 1858 », et la restitution « des sommes de 1829 employées par la corporation pour le rachat des étaux 1557 Rapport de Rouher sur le commerce de la Boucherie à Paris, 27 février 1828. Moniteur Universel du 28 février 1858. Documents de la collection Lazare. Archives de Paris, D1Z30. 1558 Jeanne GAILLARD, Paris, la ville (1852-1870), Thèse d’Histoire, Université Paris X, 1975, p 237. 309 excédant le nombre fixé par ordonnance1559 ». Le Conseil d’Etat les déboute le 30 juin 18591560. Dans une lettre du 6 novembre 1858, le syndic de la Boucherie demande un entretien à Thibaut, président de la Chambre de Commerce de Paris, mais cette action a été vaine1561. Par un jugement du tribunal civil de la Seine du 15 février 1859, les anciens dirigeants du Syndicat, les bouchers Bellamy, Duret, Lepron, Danlos, Aubry et Blet, sont chargés de liquider les droits du Syndicat. Ceux-ci déposent une requête en contentieux devant le Conseil d’Etat, enregistrée le 8 août 1859, portant sur la répartition des intérêts des cautionnements, qui étaient réservés pour : • le remboursement du prix des étaux dont le rachat aurait été ordonné par le préfet de police. • les dépenses du syndicat. • le service de la Boucherie dans les abattoirs. • les pensions et secours accordés aux employés et anciens bouchers. La question de la liquidation du Syndicat est suffisamment épineuse pour posséder un dossier aux archives de la Préfecture de Police de Paris1562. On y apprend que, jusqu’en juillet 1855, le produit annuel des intérêts des cautions était supérieur aux dépenses (l’excédent étant versé à la caisse des dépôts et consignations). Jusqu’en 1847, l’excédent était distribué aux ayants droits. Par une lettre du 7 mai 1849, le préfet de police ordonne que les excédents soient utilisés comme suit : • pour couvrir le déficit de gestion du syndicat pendant les dernières années. • pour payer les pensions des Vrais Amis. • pour payer les pensions et les secours à la charge du syndicat (bienfaisance). Le Syndicat étant dissous au 1er mars 1858, la mutuelle des Vrais Amis ne reçoit plus sa subvention de 1000 francs. En juillet 1860, le président des Vrais Amis, Grosset, réclame une indemnité de 15 000 F au Syndicat1563. Le Bureau de la Boucherie fait une offre à 12.000 F, acceptée par Grosset. Un accord amiable est donc trouvé sur ce point, devant le préfet de police. Dans une lettre du ministre de l’agriculture et du commerce du 8 septembre 1858, le préfet de police est informé que le Syndicat de la Boucherie n'était pas habilité à mener l'opération sur les cuirs de 1845 (entrepôt des cuirs) car c'est une opération privée. Le Syndicat se retrouve donc avec une nouvelle créance à honorer, auprès d'une caisse de commerce. Le préfet a choisi les liquidateurs parmi les anciens syndics. Même si le Conseil d’Etat statue au printemps 1860 sur la liquidation du Syndicat, il n’en demeure pas moins 1559 Suppression du privilège de la boucherie de Paris. Question d'indemnité. Observations présentées au Conseil d'Etat par Me Bureau, avocat de Bellamy et consorts, Chaix, 3 juin 1859, 20 p. Archives de Paris, VD4, carton 4, dossier 618. e siècle : tome II (1830-1870), H. Alfred des CILLEULS, Histoire de l'administration parisienne au XIX Champion, 1900, p 313. 1560 1561 CCIP, VII.3.60 (1). 1562 Archives de la Préfecture de Police de Paris, DA 365, dossier n°6. 1563 Registre des délibérations du Conseil d'administration des Vrais Amis du 24 juillet 1860. 310 encore des problèmes1564. Le 21 juillet 1862, un conflit demeure entre les mandataires de la Boucherie de Paris et 18 marchands bouchers1565… Alfred des Cilleuls résume ainsi les luttes vaines du Syndicat. « Vaincue, dans une lutte prolongée, avec des alternatives de succès habituels et de revers passagers, la corporation des bouchers tenta, du moins, d’obtenir un dédommagement pécuniaire pour ses membres ; elle ne réussit pas ; ses efforts furent aussi infructueux lorsqu’elle voulut reconstituer un syndicat (Conseil d’Etat du 20 février 1868) 1566 ». Nous reviendrons plus tard sur ce point important. Ce quatrième chapitre a permis de présenter le délitement progressif des privilèges des bouchers. La période 1811-1858 est ponctuée d’attaques successives contre le monopole corporatif. Sous la Restauration, la caisse de Poissy est réformée dès 1819, en attendant l’expérience libérale tentée par le ministère Villèle entre 1825 et 1829. L’objectif de la limitation à 300 bouchers, fixé en 1811, ne sera finalement jamais mis en application. Entre 1825 et 1858, Paris compte au moins 500 bouchers réguliers, auxquels il faut ajouter les forains. Sous la monarchie de Juillet, les autorités tolèrent de nombreuses pratiques – notamment le commerce à la cheville – qui bafouent le « code Mangin », un long et minutieux règlement de police publié en mars 1830. Même si les rapports entre le gouvernement et le Syndicat des bouchers deviennent très tendus sous le ministère Guizot (1840-1848), c’est surtout avec la proclamation de la Seconde République que les bouchers vont subir quatre revers successifs : la réforme des droits d’octroi (avril 1848), les concessions accordées aux forains sur les marchés de quartier (août 1848), la création de la Boucherie centrale des Hôpitaux de Paris (janvier 1849) et l’autorisation de la vente à la criée en gros des viandes (mai 1849). Parmi ces quatre mesures, les deux renforçant la concurrence des forains et des Halles centrales nuisent gravement aux bouchers et marquent le début de la remise en cause du système de la caisse de Poissy et de l’interdiction de la cheville car la création de facteurs à la criée, pouvant vendre des carcasses, facilite l’approvisionnement des bouchers qui ne pratiquent plus l’abattage et se fournissent chez des tiers (soit les facteurs soit les chevillards). Dès que les deux enquêtes sur la situation de la boucherie sont lancées, l’une municipale en 1850 et l’autre nationale en 1851, on sent bien que le régime de la Caisse de Poissy est en sursis. Les rapports administratifs hostiles au maintien du système corporatif se succèdent. Les choix libéraux de la Seconde République vont finalement être appliqués – avec un peu de retard – par Napoléon III. Le rapport du Conseil d’Etat de 1853 (rapport Heurtier), que nous avons présenté en détail, montre bien que l’évolution vers la liberté du commerce est inévitable. Après moult hésitations, alors qu’une Caisse de la boulangerie est mise en place à Paris en 1853 (pour disparaître en 1863), le gouvernement impérial teste la solution de la taxe de la viande en 1855, se rend compte de l’inefficacité des mesures réglementaires et opte finalement pour la liberté pleine et entière du commerce de la boucherie en 1858. Les bouchers parisiens doivent maintenant s’adapter à des conditions d’exercice de la profession totalement nouvelles. 1564 Décision du 13 avril 1860. Décret du Conseil d’Etat n°414 du 15 mai 1860. 1565 Archives de la Préfecture de Police de Paris, DA 365, dossier n°6. e siècle : tome II (1830-1870), H. Alfred des CILLEULS, Histoire de l'administration parisienne au XIX Champion, 1900, p 313. 1566 311 TROISIEME PARTIE : LA BOUCHERIE PARISIENNE A L’HEURE LIBERALE (1858-1944) 312 CHAPITRE 5 : LES GRANDS CADRES DU COMMERCE DE LA VIANDE A PARIS APRES 1858 Le Second Empire est un tournant majeur dans l’histoire de la France contemporaine par la volonté claire d’entrer dans la voie libérale et d’accélérer la modernisation du pays. En ce qui concerne la boucherie, des mesures essentielles sont prises sous Napoléon III, qui vont déterminer de façon durable (jusqu’en 1914, voire jusqu’en 1944) le mode de fonctionnement de la profession. La suppression définitive de la Caisse de Poissy et de la corporation en 1858 marque l’entrée brutale de la boucherie parisienne dans les cadres de l’économie de marché. La libre-concurrence va transformer durablement l’activité et les modes de financement des bouchers. La réforme des abattoirs, des Halles et des marchés, marquée par la création des abattoirs généraux de la Villette en 1867 et par la réforme du factorat, va profondément transformer les modes d’approvisionnement en viande. Les deux pans du métier de boucher, le gros et le détail, se séparant de manière de plus en plus nette à partir de 1867, nous abandonnerons peu à peu les chevillards pour nous concentrer sur les détaillants. Enfin, l’entrée dans un « monde libéral » et la disparition du système corporatif supposent tout de même que l’Etat assume de nouvelles tâches, notamment au niveau des contrôles. La répression des fraudes commerciales étant mal connue, nous avons concentré notre présentation sur l’évolution des contrôles sanitaires. 1) LES CHANGEMENTS PROVOQUES PAR LA DISPARITION DE LA CAISSE DE POISSY a) La fin de la limitation du nombre des bouchers La première conséquence logique du décret du 24 février 1858 est la forte augmentation du nombre de bouchers détaillants dans Paris, la limitation du nombre des étaux étant abolie. « L’institution de la liberté, en 1858, favorise à son tour la multiplication des boucheries de détail. En novembre 1850, on comptait 299 bouchers parisiens dont 262 détaillants1567. L’Annuaire de la Boucherie recense 1 132 boutiques en 1860 après l’annexion, 1 453 en 1868, 1 539 en 1876, etc1568… ». Les chiffres donnés par Hubert Bourgin montrent clairement l’impact du décret de 1858, mais aussi de l’annexion des communes périurbaines 1567 Discussion de la commission municipale, 1858. Archives de Paris, VF4. 1568 Jeanne GAILLARD, op. cit., p 237. 313 (au 1er janvier 1860)1569. Tableau 13 : Evolution des effectifs des diverses catégories de bouchers entre 1842 et 1896 Bouchers détaillants en boutique Bouchers forains sur les marchés Bouchers en gros (chevillards) Total des chefs d’entreprise 1842 500 73 50 702 1847 500 77 74 735 1857 501 121 1860 1 132 103 1873 1 442 157 159 2 018 1883 1 658 422 264 2 639 1896 1 870 526 291 2 919 Total des actifs de la boucherie 2 164 4 115 6 188 12 035 Les bouchers parisiens demeurent soumis à une simple formalité administrative. Depuis la promulgation du décret du 24 février 1858, « tout individu voulant exercer la profession de boucher à Paris n’est obligé que de faire préalablement à la préfecture de police, une déclaration où il indique la rue et le numéro de la maison où il doit s’établir. Cette déclaration est renouvelée toutes les fois que la boucherie change de propriétaire ou de locaux. Les attributions du préfet de police en matière de petite voirie ayant été transférées au préfet de la Seine par le décret du 10 octobre 1859, c’est aujourd’hui à la préfecture de la Seine que doivent être faites ces déclarations1570 ». En 1860, la Chambre de commerce de Paris mène une enquête sur la situation de l’industrie à Paris, comme elle l’avait fait en 1847-1848 1571. Les enquêteurs soulignent que deux phénomènes expliquent l’explosion du nombre des boucheries dans Paris : non seulement la liberté du commerce (février 1858), mais aussi l’annexion de la banlieue (janvier 1860)1572. Jusqu’en 1858, la densité des boucheries par habitants est très faible dans Paris et beaucoup plus forte en banlieue, car celle-ci n’est pas soumise à la limitation officielle. En 1852, il y a 13,48 bouchers pour 10 000 habitants dans l’arrondissement de Saint-Denis et 17,88 bouchers pour 10 000 habitants dans l’arrondissement de Sceaux, alors qu’en 1856 Paris ne compte que 4,25 bouchers pour 10 000 habitants1573. Après l’annexion de 1860, la zone centrale de Paris se trouve naturellement avec une densité de boucheries par habitants très inférieure à celle des arrondissements périphériques. Ainsi, les enquêteurs de 1860 notent que « de tous les arrondissements de Paris, le 18e (Montmartre) est celui où la boucherie a le 1569 Hubert BOURGIN, « Essai sur une forme d’industrie : l’industrie de la boucherie à Paris au XIX e siècle », L’année sociologique , 1903-1904, pp 22-23. 1570 L. PASQUIER, article « Boucherie », La Grande Encyclopédie, Lamirault, 1888, tome VII, p 551. 1571 Chambre de commerce de Paris, Statistique de l'industrie à Paris résultant de l'enquête faite par la Chambre de commerce pour l'année 1860 , Paris, 1864. CCIP, 7 Mi 5. 1572 Avec l’annexion de 1860, Paris passe de 12 à 20 arrondissements, sa superficie double et sa population augmente en une seule fois de 400 000 personnes. Alain BELTRAN et Pascal GRISET, La croissance économique de la France (1815-1914), Armand Colin, 1988, p 44. 1573 Hubert BOURGIN, op. cit., pp 51-52. 314 plus d’établissements (97). Le 16 e (Passy) est celui qui en compte le moins (28). Pour chacun des autres arrondissements, la moyenne est de 561574 ». Cette distribution est profondément modifiée dès 1867 et finalement, Hubert Bourgin démontre qu’en 1896 la logique « sociale » (fort pouvoir d’achat, donc forte consommation de viande de s quartiers bourgeois) a repris ses droits : « les arrondissements où la proportion des bouchers est la plus forte, ce sont encore ceux du centre, et ce sont aussi, très nettement, ceux du nord-ouest, qui sont des arrondissements à classe moyenne accrue1575 ». En 1860, 1 132 bouchers sont recensés par la Chambre de commerce à Paris, 804 (71%) employant de 2 à 10 ouvriers et 328 (29%) employant un ou aucun employé. La moyenne du chiffre d’affaires est de 135 086 F par boutique. Sans surprise, « les résultats donnés par les 1er, 2e, 9e et 10e arrondissements sont supérieurs à ceux des seize autres circonscriptions. Le total des loyers payés en 1860 par les 1 132 bouchers a été de 1.777.085 F, soit une moyenne par établissement de 1 570 F ». Concernant les ouvriers, la Boucherie de Paris en comptait 1 429 en 1849, elle en compte 2 697 en 1860 (2 516 hommes, 92 femmes et 89 enfants de moins de 16 ans)1576. En 1872, Paris compte 1 622 patrons bouchers et 4 000 ouvriers. Le revenu moyen des patrons bouchers est en 1872 de 7,50 F par jour pour les hommes et de 5 F par jour pour les femmes1577. En 1893, l’Office du Travail mène une enquête sur les salaires et la durée du travail dans l’alimentation parisienne. On y apprend que Paris compte 2110 patrons bouchers et 592 patrons en banlieue. Le département de la Seine (Paris et banlieue) compte 12 500 ouvriers (étaliers, garçons), 300 filles de boutique, de 400 à 500 caissières et un « personnel flottant et sans ouvrage » de 2000 à 2500 personnes. Le revenu hebdomadaire d’un chef étalier varie entre 30 et 50 F, celui du second chef entre 15 et 30 F, celui des garçons entre 6 et 15 F (sans compter le logement et la nourriture). Une caissière gagne 30 ou 40 F par semaine. Le travail commence généralement vers 5h30 en été (6h30 en hiver) pour s’achever vers 19h (17h le dimanche). Les enquêteurs de 1893 insistent sur le fait que le métier de boucher « est celui de Paris où l’élévation au patronat est le plus facile. Nulle part la distance entre patrons et ouvriers ne semble moins grande. Ainsi la fondation de maisons nouvelles est-elle devenue assez rapide1578 ». L’étude menée par Gisèle Escourrou sur la localisation des boucheries de détail à Paris entre 1860 et 1960 nous permet d’appréhender l’évolution du nombre des boutiques sur la longue durée. On s’aperçoit que la densité des boucheries par habitant a certes augmenté après 1858-1860, mais dans une proportion assez faible : il y a 4,25 bouchers pour 10 000 parisiens en 1856 et 7,73 bouchers pour 10 000 parisiens en 1876. Cette proportion est remarquablement stable jusqu’en 1954 : 7,37 en 1896, 7,09 en 1911, 6,23 en 1931, 7,52 en 1574 Pour une analyse plus fine de la localisation des boucheries de détail dans les différents arrondissements de Paris, nous renvoyons à Hubert BOURGIN, op. cit., p 38-62 et à Gisèle ESCOURROU, La localisation des boucheries de détail à Paris, Thèse de 3e cycle de Géographie, Paris-Sorbonne, 1967, pp 100-107. 1575 Hubert BOURGIN, op. cit., p 62. 1576 Chambre de commerce de Paris, Statistique de l'industrie à Paris résultant de l'enquête faite par la Chambre de commerce pour l'année 1860 , Paris, 1864, p 13. 1577 Chambre de commerce de Paris, Enquête sur les conditions du travail en France pendant l’année 1872 : Département de la Seine, Paris, 1875, p 66. CCIP, 7 Mi 7. 1578 Office du Travail, La petite industrie (salaires et durée du travail), tome 1 : l’alimentation à Paris , Imprimerie nationale, 1893, p 219 et p 228. 315 1946 et 6,96 en 19541579. Un mouvement de fond est mis en évidence par Gisèle Escourrou : la densité des boucheries augmente jusqu’en 1896 puis diminue jusqu’en 194 0. « De 1860 à 1886-1896 environ, ce sont surtout les aspects positifs d’une politique libérale qui interviennent : la forte demande due à l’augmentation de la population à Paris, la possibilité de s’installer là où les conditions d’exploitation sont les plus favorables, l’absence relative de concurrence et de législation économique et sociale ont permis un développement important du commerce de la viande à Paris ». Pour la période 1896-1940, la baisse régulière de la densité des boucheries est imputée à quatre facteurs principaux : « le prix de revient de la viande augmente, l’inflation entraîne la hausse des prix, la consommation baisse et la concurrence devient très vive1580 ». Une question importante ne doit pas être oubliée : qui peut profiter de la liberté du commerce de la boucherie à partir de 1858 ? Un important investissement de base et une longue formation professionnelle sont-ils indispensables pour s’installer boucher à Paris ? Giselle Escourrou donne une réponse claire mais peut-être un peu caricaturale : « La liberté commerciale a permis à de nombreux employés de devenir patrons dès qu’ils trouvaient un peu d’argent à emprunter ; ils étaient remplacés par de nombreux campagnards qui voyaient là une forme de promotion sociale. Avant de venir à Paris, ils faisaient généralement un court apprentissage chez un boucher de province, puis se plaçaient à Paris. Leur rêve était de devenir propriétaire d’une boucherie, symbole de l’accession à la petite bourgeoisie. Un renouvellement constant se produisait. Les conditions pour s’établir sont simples : avoir quelques petites économies, toute la famille participe souvent à la constitution de ce petit capital, parfois le patron lui-même. Le nouveau patron a acheté sa maison avec un certain crédit qu’il remboursera en plusieurs années. L’installation d’une boucherie ne nécessite pas grand investissement1581 ». Tous ces éléments semblent plausibles, mais demanderaient une étude plus approfondie. Le fonctionnement décrit par Gisèle Escourrou se retrouve chez les bouchers lyonnais étudiés par Michel Boyer1582. En 1842 déjà, Emile de la Bédollière affirmait que « l’étalier finit presque toujours par acheter un fonds. Le maître auquel il succède ne renonce pas absolument à son état. Il suit avec plaisir la marche ascendante du garçon qu’il occupait ; il donne des conseils à quiconque veut l’entendre sur les affaires de la boucherie, s’informe du cours de la viande et du suif, et se rend à Poissy dans toutes les occasions importantes, par exemple, à l’époque de la mise en vente du bœuf gras 1583 ». b) La liberté profite aux bouchers ou aux consommateurs ? A travers une chanson satirique, La boucherie libre et ses agréments, qui comporte 20 vignettes en couleur (illustrant les 20 couplets), nous pouvons tenter d’appréhender la réaction « populaire » face à la proclamation de la liberté du commerce de la boucherie en 1858 à 1579 Gisèle ESCOURROU, op. cit., p 50. 1580 Ibid., p 69-70. 1581 Ibid., p 61-62. 1582 Michel BOYER, Les métiers de la viande à Lyon de 1860 à 1914 : une étude sur la petite bourgeoisie, Thèse de 3e cycle, Lyon II, 1985, pp 291-299. 1583 Emile de LA BEDOLLIERE, Les Industriels : métiers et professions en France, Veuve Janet, 1842, p 87. 316 Paris1584. L’opulence de la boucherie et le plaisir du consommateur face aux belles pièces de viande (gigot, rôti) est souligné par le dessinateur (couplets 2 et 16). La caisse de Poissy est clairement assimilée à une entrave négative pour le commerce (couplet 2). Pour l’auteur, la disparition du monopole marque la fin des profits juteux des bouchers (couplet 3) mais aussi le début d’un enrichissement facile pour les nouveaux venus dans la profession (couplet 12). La crainte de voir n’importe quel commerçant (la fruitière, le perruquier, le cordonnier, la couturière) se mettre à débiter de la viande est soulignée (couplets 5, 6 et 7). Les animaux de boucherie (bœuf, veau, mouton) tremblent d’effroi face à la folie carnassière des hommes (couplets 9 et 17) alors que les animaux domestiques non consommés habituellement craignent pour leur avenir : le chien craint de passer sous le couteau d’un boucher improvisé (couplet 8), le cheval ne veut pas être transformé en bouillon (couplet 10), l’hippopotame craint de partager le sort du cochon (couplet 11) et un cortège de chats et de chiens se placent sous la protection de la loi Grammont (couplet 19). Bref, la « carnophagie » généralisée risque de rendre périlleuse toute mise en vente de viande en ville à cause de la violence déchaînée (couplets 13 et 14) et d’aboutir à une « hécatombe immense », ne laissant plus que des os sous la dent du consommateur (couplet 18). Derrière cette satire, il apparaît clairement que l’homme de la rue semble avoir quelques craintes au moment où le gouvernement libéralise la boucherie. L’argument est simple : la multiplication des revendeurs de viande risque d’entraîner une baisse de la qualité, un développement rapide de la fraude et une pénurie de bestiaux. C’est à peu près le même message que Cham a voulu faire passer dans une estampe de 1858 où l’on voit des carcasses pendre à toutes les fenêtres de la ville1585. Daumier a consacré de nombreux dessins aux bouchers de Paris. Deux dessins de 1858 m’intéressent particulièrement car ils illustrent très bien les craintes des consommateurs – notamment les plus vulnérables, ceux qui ne peuvent faire pression sur leur fournisseur de chair fraîche – face à la liberté de la boucherie proclamée en 1858. Sur le premier dessin, toute la hargne du boucher face à la cliente est superbement exprimée par le mouvement du corps et le regard noir du commerçant, dont la violence est renforcée par la « feuille » – sorte de hachoir – qu’il tient dans la main droite 1586. Sur le second dessin, la scène est beaucoup plus calme, mais le rapport de force entre le marchand et la cliente est cruellement souligné par la réplique benoîte du boucher : « Eh ben ! puisque vous voulez qu’les bouchers soient libres, pourquoi qu’vous voulez m’empêcher d’mettre que z’os dans la balance ?… J’vous trouve drôle, vous encore, la p’tite mère ! ». Traditionnellement, le boucher peut en effet ajouter des « réjouissances », des os, à la pesée de la viande vendue au détail1587. Pour Hubert-Valleroux, la proclamation de la liberté de la Boucherie a eu des conséquences positives, au niveau des prix et de la consommation notamment. « Le prix de la viande, en effet, ne baissa pas, mais pendant huit ans il resta à peu près stationnaire, alors que pendant les huit années précédentes, et malgré la taxe, il n’avait cessé de hausser. Or, de 1849 à 1857, la consommation annuelle n’avait augmenté que de 17 millions de kilos ; de 1857 à 1864, elle a augmenté de 44 millions de kilos, proportion très supérieure à celle de 1584 Annexe 24 : La boucherie libre et ses agréments, chanson satirique sur l’air de Fualdès, Gangel, imprimeur à Metz. Musée National des Arts et Traditions Populaires, 53.86.4934. 1585 Annexe 25 : La liberté de la Boucherie vue par Cham (1858), estampe, Musée Carnavalet. 1586 Annexe 26 : Boucher menaçant une cliente par Daumier, 1857. 1587 Annexe 27 : La liberté de la Boucherie vue par Daumier, 1858. 317 l’accroissement de la population parisienne1588 ». Le régime de la caisse de Poissy a perdu tout crédit à ses yeux. « Le monopole concédé aux bouchers n’avait été lucratif que pour eux et seulement après que l’administration se fut relâchée de ses rigueurs ; il avait été onéreux aux consommateurs. Quant au monopole octroyé aux boulangers, il avait coûté cher au public sans enrichir ceux à qui on l’avait concédé. La liberté s’est depuis montrée plus efficace, et si on lui peut adresser des critiques, il faut se souvenir de l’expérience faite, pour n’être point tenté de proposer comme remède aux inconvénients qu’elle présente, le rétablissement de ce régime que l’on a vu si mal réussir 1589 ». Alors que Paul Hubert-Valleroux dénonce l’appât du gain des bouchers, Jeanne Gaillard assure que le sort de la plupart des détaillants n’est guère fameux. « La boucherie n’en demeure pas moins un commerce de gagne-petit sauf pour une très faible minorité de grossistes. En 1858, sur 501 bouchers de l’ancien Paris, 292 vivaient à peine de leur industrie et 95 étaient au-dessus de leurs affaires1590. La plupart des bouchers de quartier ne débitent pas un bœuf par semaine ; ils achètent à la cheville un quartier dépecé qui suffit à leur clientèle pour plusieurs jours. Et la profession comporte des commerçants plus modestes encore, les colporteurs, dont le nombre est bien difficile à déterminer et qui vendent la viande « à la main » provenant des bêtes tuées hors de Paris1591 ». En 1862, Robert de Massy estime lui aussi que les bénéfices des détaillants ne sont pas énormes : « Des appréciations fort diverses et dont quelques unes sont empreintes d’exagération manifeste, ont été faites sur le bénéfice des bouchers : c’est là une question extrêm ement délicate et sur laquelle les renseignements précis font défaut. Je crois, toutefois, que les résultats que j’ai indiqués pour Londres s’applique également à Paris, et que l’on peut évaluer de 20 à 22 centimes l’écart moyen entre le prix de la viande en gros et celui de la viande au détail1592 ». De même, alors qu’Hubert-Valleroux dresse un tableau positif de la réforme libérale de 1858, Jeanne Gaillard souligne au contraire les conséquences très négatives sur les prix dans les années 1860. « Paris sous le régime de la réglementation était la capitale du bon marché, il est devenu la capitale de la cherté ». Les prix du pain et de la viande deviennent plus élevés à Paris qu’en province et « parallèlement il arrive que les consommations parisiennes de viande soient dépassées par certaines villes de province1593 ». Ce sont les consommateurs pauvres qui en souffrent le plus. « Tandis que les entrées de bœuf sur pied, viande chère consommée par les gens aisés, se maintiennent, les entrées de vaches dont la viande est destinée aux pot-au-feu populaires baisse de près d’un tiers entre 1866 et 1868 ; quant au porc dont la viande est encore meilleur marché, sa consommation grandit d’un cinquième environ pendant la même période1594 ». Selon Michelle Perrot, de mauvaises 1588 Paul HUBERT-VALLEROUX, Les corporations d’arts et métiers et les syndicats professionnels en France et à l’étranger , Guillaumin, 1885, p 197-198. 1589 Ibid., p 198. 1590 Discussion de la commission municipale, 1858. Archives de Paris, VF4. 1591 Jeanne GAILLARD, Paris, la ville (1852-1870), Thèse d’Histoire, Université Paris X, 1975, p 237. 1592 Robert de MASSY, Des halles et marchés et du commerce des objets de consommation à Londres et à Paris, Imprimerie Impériale, 1862, tome II, p 232. 1593 « La Statistique générale de 1871 évalue à 71 kg de viande en moyenne par personne la consommation de Bordeaux entre 1865 et 1869, contre 67 kg à Paris et Lyon. En revanche la consommation de viande est notablement plus basse à Marseille, Lille et Nantes où elle tourne autour de 50 kg ». Jeanne GAILLARD, op. cit., p 353. 1594 Ibid., p 265. 318 récoltes et l’inflation liée à l’Exposition universelle de Paris en 1867 entraînent une hausse du coût de la vie1595. De 1865 à 1868, l’indice alimentaire établi par Jeanne SingerKérel hausse de 6%. Même si l’indice des prix de la viande augmente globalement entre 1850 et 1914, Jeanne Singer-Kérel note que « le mouvement de hausse est particulièrement rapide sous le Second Empire. Alors que l’alimentation et le coût de la vie sont à un maximum en 1856, l’indice de la viande continue à monter jusqu’en 1857 ; en sept ans la hausse est de 43,5% à laquelle succède une baisse de deux ans (13%) moins profonde que celle de l’indice du groupe1596 ». Pour Jeanne Gaillard, les effets négatifs de la libéralisation économique sont indéniables. « Non seulement la concurrence n’a pas créé le bon marché mais la libéralisation est elle-même en partie responsable des chertés. Car elle a créé pour le commerce de la viande et du pain, naguère réglementés, des conditions de fonctionnement plus coûteux ; en particulier, la suppression des Caisses (Caisse de la Boulangerie, Caisse de Poissy pour la boucherie en gros) oblige désormais les commerçants à disposer de sommes plus considérables pour leurs achats ; il en résulte des hausses dont la consommation fait d’autant plus les frais que le réseau de distribution ne s’est pas élargi à la mesure de la croissance démographique. Il a donc été très facile aux commerçants de créer des goulots d’étranglement qui ont joué à sens unique pour la hausse et contre la baisse. Dès 1863, le procureur du ressort de Paris fait état de la réglementation « occulte » arrêtée par les boulangers pour empêcher le pain de revenir à un prix normal après la hausse de 1862. Ce sera bien pire après 1866 : « On regrette généralement le prix de la taxe officielle », écrit le procureur du ressort de Paris le 10 novembre 18681597 ». Pour Louis Girard, « en 1872 le nouveau Paris compte 1574 bouchers et le problème de l’approvisionnement en viande demeure préoccupant 1598 ». La solution des « boucheries municipales » n’a pas été ten tée à Paris sous le Second Empire. D’ailleurs, le pain vendu par l’Assistance Publique vers 1869 a été un échec. Nous reviendrons plus loin sur les différentes tentatives de municipalisation de la boucherie sous la Troisième République. Dans les années 1860, le regard porté sur la hausse des prix change. L’opposition républicaine ne fait plus dépendre le niveau de vie de la réglementation mais du niveau des salaires. C’est donc sur ce point que portent les réclamations du Manifeste des Soixante en 1863-1864. Dans le programme de Belleville, c’est la suppression des octrois qui est demandée, car elle apparaît comme « la seule manière de faire baisser les prix ramenés au plus bas par le jeu de la concurrence1599 ». Les accusations contre les bouchers ne sont plus d’actualité dans un tel état d’esprit. Par ailleurs, Jeanne Gaillard explique très bien que le décalage entre l’abondance de nourriture affichée (étalages de viande, cartes des restaurants, publicités des bouillons) et les faibles capacités de la consommation populaire a pu faire autant de ravages que la simple hausse des prix. Sous le Second Empire, les Parisiens « pensent bourgeoisement » leur nourriture. « Or la politique alimentaire d’Haussmann tout en assurant la régularité des 1595 Michelle PERROT, Les ouvriers en grève : France 1871-1890, Thèse de Doctorat, Paris I, 1971, EHESS, 2001, tome I, p 76. 1596 Jeanne SINGER-KEREL, Le coût de la vie à Paris de 1840 à 1954, A. Colin, 1961, p 187. 1597 Jeanne GAILLARD, op. cit., p 265. 1598 Louis GIRARD, Nouvelle Histoire de Paris : la Deuxième République et le Second Empire (1848-1870), Hachette, 1981, p 220. 1599 Jeanne GAILLARD, op. cit., p 266. 319 approvisionnements substitue la vie chère aux chertés. La lente montée des prix est certes moins défavorable à l’ordre public que leurs brusques flambées parce qu’elle érode mieux les « émotions » mais elle a aussi pour effet de reculer les temps de satisfaction. C’est une des causes entre autres du malaise parisien pendant la deuxième moitié de l’Empire. Les couches populaires ne vivent peut-être pas plus mal dans l’ensemble mais entre leurs rêves alimentaires et les réalités quotidiennes la distance tend à s’accroître. C’est là une forme de paupérisation particulièrement virulente1600 ». c) Le divorce entre chevillards et étaliers est consommé après 1867 Le témoignage d’Henry Matrot est précieux car il souligne le lien étroit qui demeure après 1858 entre les deux mondes de la boucherie, celui des abattoirs et celui de l’étal, de la boutique. Pourtant, même si les contacts sont fréquents entre le chevillard et le boucher de détail qui vient s’approvisionner à la Villette, il faut bien insister sur le fait que 1858 marque la séparation définitive entre les deux pans du métier. En se basant sur les chiffres indiqués par Robert de Massy, on se rend compte que la profession de chevillard est encore assez marginale en 1862, car Paris n’en compte que 100, alors qu’elle compte 1000 bouchers détaillants. Le système des échaudoirs banaux – places dans les abattoirs réservées à l’abattage des bouchers de détail du quartier – semble largement fonctionner en 1862 car, sur les 1000 bouchers détaillants parisiens, 150 abattent cinq bœufs par semaine, 200 en abattent trois par semaine, 300 deux par semaine et 350 un bœuf et demi par semaine1601. Néanmoins, le recours aux services des chevillards va rapidement progresser ensuite. Même s’il ne fournit aucune donnée chiffrée, Henry Matrot souligne le développement rapide du commerce à la cheville dans les années 1860, favorisé par la liberté de la boucherie de 1858 mais surtout par l’annexion des communes suburbaines en 1860. « Le commerce à la cheville est plus que doublé, les bouchers des communes annexées classés dans les abattoirs de Paris, amènent avec eux tout leur personnel ; au bout de quelque temps ils disparaissent en grande partie, mais leurs garçons restent. Le nombre des garçons d’échaudoir est plus que triplé ; on commence à voir des garçons bouchers sans place et des hommes de corvée à la grille… De 1860 à 1867 le commerce à la cheville va toujours grandissant, un mouvement considérable se produit ; de nouveaux commerçants surgissent ; pour monter leurs brigades, ils recherchent les bouchers travailleurs et intelligents. C’est encore une nouvelle poussée plus profitable encore que les premières, surtout pour ceux que leur patron, tout en les intéressant dans les bénéfices, emmène aux marchés pour les instruire dans les achats des bestiaux. Ceuxci s’établissent et font du commerce sous le nom d’un boucher régulier titulaire d’un échaudoir, c’est le premier pas qui devait amener la liberté des échaudoirs. A l’inauguration, en 1867, de l’abattoir général de la Villette, toute la boucherie de Paris est régulière ou du moins soi-disant telle, tous les bouchers classés ont un étal sous leur nom. On sent que la grande révolution du commerce de la Boucherie arrive ! Tout est préparé. Le décret du 24 février 1858 en proclamant la liberté de la Boucherie a autorisé les marchands de bestiaux à abattre et à vendre leurs marchandises dans les échaudoirs, il ne s’agit plus que d’obtenir la 1600 1601 Ibid., pp 267-268. Robert de MASSY, Des halles et marchés et du commerce des objets de consommation à Londres et à Paris, Imprimerie Impériale, 1862, tome II, p 231. 320 liberté des échaudoirs pour que la séparation accompli1602 ». du commerce de la Boucherie soit un fait Il est dommage que nous ne sachions pas à quelle date a été rédigé ce témoignage d’Henry Matrot. La date de publication (1910) n’est pas d’un grand secours car elle correspond seulement au moment où les différents articles ont été rassemblés pour former un recueil sous le titre de Vieux Souvenirs. Henry Matrot a le mérite de souligner un point important : les conditions d’attribution des échaudoirs à la Villette semblent encore très archaïques en 1867, car l’idée de « boucher régulier » semble toujours très prégnante. Cela signifie qu’à la fin des années 1860, les pouvoirs publics raisonnent toujours selon le schéma ancien où le boucher de détail doit pouvoir accéder aux abattoirs publics pour pouvoir abattre lui-même les bestiaux qu’il achète vivants au marché aux bestiaux de la Villette. De quand date alors l’évolution vers le système « moderne » où le boucher détaillant se rend simplement aux abattoirs de la Villette pour choisir des carcasses d’animaux abattus par les chevillards ? Il est clair qu’on ne peut pas donner une année charnière précise, mais néanmoins, il faudrait réussir à cerner la période où le basculement s’effectue. Pour cela, il faudrait par exemple comparer le nombre d’échaudoirs réservés aux chevillards et aux détaillants, ou mieux, comparer les quantités de bestiaux abattus par les uns et les autres. Si l’on utilise les chiffres de Robert de Massy (1862), d’Armand Husson (1875) et de Gaston Cadoux (1900), l’évolution semble rapide. Les chevillards sont 38 en 1854, 100 en 1862, 159 en 1872, 225 en 1881 et 290 en 1899. Cela signifie que les chevillards occupent une très grande majorité des échaudoirs dès 1880. Robert de Massy indique qu’en 1862, 1000 bouchers détaillants pratiquent encore l’abattage 1603. Selon Armand Husson, ils ne sont plus que 177 en 18721604. Selon Gaston Cadoux, il en reste 98 en 1881 et 26 en 18991605 ! Le basculement entre les deux systèmes, initié en 1858, a donc été assez rapide : il s’est effectué sans doute en moins de dix ans, entre 1867 et 1877, le siège de 1870 ayant pu jouer un rôle d’accélérateur du phénomène. Pour Hubert Bourgin, c’est la création de l’abattoir général de la Villette qui « a ouvert une période de spécialisation définitive pour la boucherie en gros, différenciée de la boucherie au détail par le travail, l’entreprise, le personnel et l’établissement », même s’il est entendu que la concentration des chevillards à l’abattoir de Montmartre était déjà largement attestée dès les années 18301606. L’évolution qui frappe beaucoup les témoins est le formidable développement du nombre des bouchers abattants, travailleurs spécialisés, qui sont au service des chevillards. Cela permet d’affirmer que malgré la structure artisanale du complexe, la Villette ressemble fort à une usine, la « cité du sang1607 », qui rassemble plusieurs milliers d’ ouvriers, sans qu’on 1602 Henry MATROT, Vieux Souvenirs, 1910, p 46. 1603 Robert de MASSY, op. cit., tome II, p 231. 1604 Armand HUSSON, Les consommations de Paris, Paris, Hachette, 2e édition, 1875. 1605 Gaston CADOUX, op. cit., pp 462-463. 1606 Hubert BOURGIN, « Essai sur une forme d’industrie : l’industrie de la boucherie à Paris a u XIXe siècle », L’année sociologique , 1903-1904, pp 99-100. 1607 Nous empruntons cette expression au titre de l’ouvrage de Maurice TALMEYR, Tableaux du temps passé: la cité du sang, Paris, Perrin, 1901, 288 p. 321 connaissance exactement leur nombre car ils sont répartis entre 290 patrons en 19001608 ! Henry Matrot ne manque pas de relever ce phénomène, en soulignant l’origine souvent modeste des patrons chevillards : « Le nombre des bouchers acheteurs à la cheville augmente dans des proportions considérables, la séparation du commerce de la Boucherie s’accentue et devient pour les garçons bouchers deux professions absolument distinctes. Deux hommes d’initiative et d’expérience entreprirent de battre en brèche ce dernier rempart de la vieille Boucherie, ils réussirent complètement, et 1868 vit les nouveaux classés inscrits au livre d’Or 1609. C’est de 1868 que date la troisième poussée pour les garçons bouchers d’échaudoir, poussée plus considérable encore que les devancières dans ses conséquences. En effet, le commerce en gros de la Boucherie de Paris devenait une carrière, les échaudoirs étant accessibles à tous. Cette troisième poussée fut la plus prodigieuse et la plus profitable, car en peu d'années la presque totalité du Commerce en gros de la Boucherie de Paris passa dans les mains des garçons bouchers. Pour les garçons bouchers étaliers, l’évolution du commerce de la boucherie de Paris fut un grand bien, la suppression du monopole a eu pour conséquence qu’un grand nombre d’étaliers purent s’établir ; le nombre des étaux de boucherie qui était de 501 avant la liberté s’éleva rapidement à plus de 2000. La liberté du commerce de la boucherie, gros et détail fit disparaître un fief corporatif dont il ne reste plus qu’un vieux souvenir 1610 ! ». André Gravereau explique lui aussi le divorce, la spécialisation progressive des métiers de chevillard et de détaillant après 1867. « La mise en marche de la Villette convenait aux grosses boucheries, une partie du personnel s’occupant exclusivement des travaux d’abattoir. Mais pour les petits détaillants, l’achat des animaux, l’abattage, le transport de la viande, créaient des soucis professionnels supplémentaires et une perte de temps, en raison de l’éloignement de leur boutique. Dès les premières années de démarrage, l’organisation du travail se fit avec des ouvriers restant sur place, on les appelait les « volontaires ». Ces volontaires selon l’importance commerciale de leur employeur intermittent servaient un, deux, ou plusieurs détaillants. Puis pour ces volontaires, la méthode changea, ils achetèrent pour leur compte le bétail sur pied, qu’ils revendaient à leurs premiers employeurs. En continuant de ravitailler les bouchers détaillants en vendant de plus en plus. Tout changea, ces ouvriers créèrent la corporation des bouchers en gros, les « chevillards », et parmi ceux-ci, tous ceux qui avaient la bourse bien garnie formèrent la catégorie des gros « chevillards1611 ». Par le terme de « corporation des bouchers en gros », André Gravereau entend sans doute le « Syndicat du commerce en gros de la Boucherie de Paris », fondé en 1886, qui compte 220 membres en 1900 et 345 membres en 1910. Auparavant, il existait une commission chargée de l’administration des abattoirs de la Villette, la « Commission administrative de la Boucherie en gros de Paris », qui a déposé des statuts le 9 janvier 1873 et le 1er juin 1882. Selon Pierre Haddad, cette commission administrative, même si elle a été réglementée en 1873 et 1882, a fonctionné dès 1858. Chargée de « représenter la boucherie en 1608 En 1893, l’Office du Travail indique qu’il y a 1000 ouvriers à la Villette et entre 100 et 120 ouvriers à Grenelle. Office du Travail, La petite industrie (salaires et durée du travail), tome 1 : l’alimentation à Paris , Imprimerie nationale, 1893, p 203. 1609 Henry Matrot évoque sans doute le cas de deux garçons bouchers détaillants qui ont réussi à être classés comme locataires d’échaudoirs à la Villette, marquant ainsi la démocratisation du monde de l’abattage, d’anciens employés devenant patrons chevillards. 1610 Henry MATROT, Vieux Souvenirs, 1910, p 47. 1611 André GRAVEREAU, Chère Villette. Histoire d’un quartier de Paris , Oberthur, 1977, p 106. 322 gros auprès de l’administration », la commission administrait « toutes les parties communes de l’abattoir laissées par la Ville de Paris à la charge de la corporation. Elle procédait notamment à l’enlèvement des fumiers dans les bouveries et bergeries et à celui des « voiries » dans les cours d’abattage ; à la livraison des cuirs et des peaux de mouton par un surveillant livreur ; à la fourniture des cordes ou des chaînes des bouveries et enfin à l’organisation de tous services reconnus utiles aux occupants des échaudoirs 1612 ». Quant aux ouvriers abattants, ils fondent en 1890 une « Chambre syndicale des ouvriers de la Boucherie en gros de Paris », qui compte 350 membres en 1900, signe de la faible syndicalisation des ouvriers bouchers. Les témoignages d’Henry Matrot et d’André Gravereau s’accordent pour souligner l’origine « ouvrière » des chevillards, qui étaient pour la plupart d’anciens employés de la boucherie de détail. Gaston Cadoux reprend la même idée : « les bouchers à la cheville sont généralement d’anciens garçons commandités au début par le chevillard dont ils prennent la clientèle1613 ». Ces affirmations ne sont étayées par aucune étude précise ou donnée chiffrée. Il s’agit peut être d’une légende. Néanmoins, cette supposition est tenace et se retrouve sous de nombreuses plumes. Cette question demeure énigmatique pour l’instant. Certes, il y a des « gros » et des « petits » chevillards, mais il y a surtout à la Villette une hiérarchie, un cloisonnement indiscutable selon les espèces, entre les « bœuftiers », les « veautiers » et les « moutonniers ». Les « gargots » (saigneurs de porcs) et les tripiers (pansiers, boyaudiers) occupent le bas de l’échelle honorifique. Cette « spécialisation par l’objet » est ancienne selon Hubert Bourgin ; elle serait même antérieure à la spécialisation de la boucherie en gros par rapport à la boucherie de détail. Dès 1861, Robert de Massy note la spécialisation des chevillards entre l’abattage des bœufs, des veaux et des moutons 1614. « De cette spécialisation Massy parle comme d’un fait bien connu, et qui n’était pas récent : il se peut qu’elle ait suivi d’assez près, encore indistincte et incertaine, les débuts de la différenciation » entre boucherie de gros et de détail1615. Assez logiquement, « l’importance des maisons est constituée par le nombre de bœufs abattus par mois ». En 1893, le maximum chez les bœuftiers atteint 300 à 350 bœufs mensuels, « le niveau moyen, 200 à 250 ; le minimum est fixé à 10 par l’article 16 du règlement du 10 juillet 1889 (préfecture de la Seine) ». En 1893, les 259 échaudoirs de la Villette « se classent en 20 grosses maisons, 100 moyennes, 159 petites1616 ». Ce qui est certain, c’est que la distinction des trois catégories bœuf-veau-mouton est une réalité incontournable du monde de la Villette entre 1867 et 1974, tant au niveau de la géographie des étaux, des techniques d’abattage, du poids financier du chevillard que du prestige de l’ouvrage. La dépouille d’un bœuf n’est pas aussi facile que celui d’un mouton. L’investissement financier pour l’achat du bétail vivant n’est pas le même non plus entre un bœuftier et un moutonnier ! Chacun a son savoir-faire, même si les bœuftiers revendiquent la place la plus élevée dans l’échelle du prestige. Hautains, les bœuftiers forment l’aristocratie 1612 Pierre HADDAD, Les chevillards de la Villette : Naissance, vie et mort d’une corporation , Thèse de Doctorat, Paris X, 1995, p 35. 1613 Gaston CADOUX, Les finances de la ville de Paris de 1798 à 1900, Berger Levrault, 1900, p 463. 1614 Robert de MASSY, op. cit., tome II, p 208. 1615 Hubert BOURGIN, op. cit., p 101. 1616 Office du Travail, La petite industrie (salaires et durée du travail), tome 1 : l’alimentation à Paris , Imprimerie nationale, 1893, p 204. 323 de la Villette1617. d) Suifs et cuirs La fonte des suifs a été pendant longtemps une source de revenus importante pour les bouchers. Les métiers de chevillard et de boucher détaillant se séparant de plus en plus nettement dans les années 1870, les revenus des suifs devraient logiquement revenir de droit aux chevillards et ne plus préoccuper la boucherie de détail. C’est oublier un peu vite qu’il existe divers types de suifs. « Sous la dénomination de suif vert, ou de suif brut ou encore de suif en branche, il était récolté, soit dans les abattoirs sous la forme de suif d’abat et suif de rognons, de suif de triperie et suif de boyauderie, soit dans les boutiques de détaillants sous forme de suif d’étal 1618 ». Camille Paquette explique bien la situation des fondeurs de suif : « Jusqu’en 1867, les fondoirs de suif étaient installés dans les abattoirs ; il en existait 28 dans les 5 abattoirs créés en 1818 et d’autres dans les abattoirs des communes annexées. Lors de la fermeture de ces abattoirs, les fondeurs installèrent leur industrie aux environs de Paris, dans les localités où les municipalités voulurent bien les accueillir1619 ». Cette précision n’est pas anodine quand on sait que les fonderies de suif sont classées dès 1810 parmi les établissements insalubres, à cause de l’odeur très désagréable et du danger de feu 1620. La concentration industrielle semble avoir été assez rapide chez les fondeurs de suif parisiens. « Pour différentes raisons, un certain nombre cessèrent ou cédèrent leur industrie à des confrères qui ont installé des usines importantes. Entre 1870 et 1880, cette industrie s’est modifiée et modernisée profondément ; il ne resta bientôt plus sur la place de Paris que quelques fondeurs qui imposaient des prix d’achat des suifs, que les bouchers trouvaient insuffisants. Aussi, en 1886, la boucherie, mécontente depuis longtemps déjà des fondeurs de suif, créa le Fondoir central de la Boucherie, société anonyme pour la fabrication et l’exploitation des suifs par la boucherie elle-même 1621 ». Cette initiative n’a rien de surprenant : en 1895 sera créée une autre société anonyme, la Factorerie syndicale de la Boucherie française, au capital de 200 000 francs, dont nous ne connaissons pas le rôle1622. Camille Paquette précise le fonctionnement du Fondoir central de la Boucherie, créé en 1886. « Aux termes des statuts, les adhérents, c’est-à-dire ceux qui s’engagent à fournir pendant deux ans la totalité de leurs suifs à la société, participent à une répartition de 45% du 1617 Sur la rivalité entre bœuftier et veautier, on peut consulter Gérard PONTHIEU et Elisabeth PHILIPP, La Villette, les années 30. Un certain âge d’or , Atlas, 1987, p 89. 1618 Pierre HADDAD, op. cit., pp 59-60. 1619 Camille PAQUETTE, op. cit., p 124. 1620 Selon le décret du 15 octobre 1810 et l’ordonnance de classement du 14 janvier 1815, les établissements de fabrication de suif brun, de suif d’os et les « fonderies de suif en branche à feu nu » sont classés en 1ère classe, les fonderies de suif au bain-marie ou à la vapeur sont classées en 2ème classe. Ordonnance de la préfecture de police de Paris du 30 novembre 1837 concernant les établissements dangereux, insalubres ou incommodes. Archives de Paris, DM5/1, dossier n°3. 1621 1622 Camille PAQUETTE, op. cit., p 124. La Factorerie syndicale de la Boucherie française siège en 1895 au 37 rue Quincampoix (Paris 4e). Elle est dirigée par L. Violet. Le Conseil d’administration est présidé par G. Léger, archiviste du Syndicat de la Boucherie de Paris entre 1908 et 1914. Archives de la Préfecture de Police de Paris, DA 722. 324 bénéfice après prélèvement de la réserve légale et de la somme nécessaire au paiement de l’intérêt du capital-actions 1623 ». Malheureusement, nous ne savons pas si ce Fondoir central fut une grande réussite économique. Il est certain qu’il a existé jusque vers 1930 et qu’il revêtait une certaine importance aux yeux de la corporation car plusieurs présidents du Syndicat des bouchers de Paris en ont été responsables, notamment Lioré, Aulet et Seurin. Il est curieux de noter qu’en 1890, la moyenne du rendement en suif des animaux de boucherie abattus à Paris était de 47 kg, alors qu’il n’était que de 35 kg en province, signe sans doute de la supériorité technique de la capitale1624. En octobre 1898, le Syndicat général de la Boucherie française souhaite la suppression de l’impôt sur la bougie car ce mode d’éclairage ne constitue plus un luxe1625. Il est possible que les bouchers cherchent ainsi à protéger les intérêts du Fondoir central. Une publicité de 1904 indique que le Fondoir central de la Boucherie, « pour la fabrication et l'exploitation de ses suifs par la Boucherie elle-même», est une société anonyme au capital de 1 500 000 F et dont le siège se trouve au 130 route de Flandre à Pantin. Dirigé par Victor Aulet, ancien président du Syndicat de la Boucherie de Paris, le Fondoir central a reçu des médailles d'or aux expositions universelles de Paris de 1900 et de 1889, et à celle d'Anvers en 1894. Le fondoir produit de l’oléo-margarine, de la margarine, des rognons de bœuf en branches, des graisses alimentaires, des suifs pressés et des suifs pour la parfumerie, de la corroierie et de la chandellerie1626. Une publicité de 1906 indique la liste des membres du conseil d’administration, présidé par le marchand boucher Millot (31 rue d’Auteuil) avec l’ancien boucher Noblet (31 grand rue à St-Mandé) comme vice-président 1627. En 1912, le directeur du Fondoir central est Mirouel, ancien président de la société de secours mutuel de la Boucherie de Paris (les Vrais Amis)1628. En 1928, le Fondoir central est une SA au capital de 400 000 F, avec toujours le même siège social à Pantin (130 avenue Jean Jaurès)1629. La société conserve toujours des relations avec le syndicalisme patronal car, par exemple, l’Assemblée générale du 3 mai 1928 se tient au 10 rue de Lancry, siège de l’Union Nationale du Commerce et de I’Industrie. Georges Beaugrand nous renseigne sur la fonte des suifs. Dans les années 1890, il existait cinq fondoirs : le Fondoir central, Tricoche, Mouriez, Pellerin et Cordewener. « Tous avaient leurs usines de transformation dans la banlieue immédiate : Aubervilliers, Pantin, PréSaint-Gervais. Les ouvriers d’abattoir appelés « fondeurs » collectaient auprès des chevillards le suif et la graisse des animaux. Le fondeur épluchait et centralisait pour chaque chevillard le suif récupéré sur les boyaux, les panses, les toilettes et le dégras. Le tout était mis dans des sacs, pesé et transporté dans l’une des usines citées plus haut. Le suif, soumis à diverses opérations, était transformé en margarine, graisse alimentaire ou industrielle. Vers 1930 ces cinq maisons ont fusionné pour ne former qu’un seul et unique trust étendant ses ramifications en province, s’alliant avec les industriels hollandais de même nature, pour la préparation et la 1623 Camille PAQUETTE, op. cit., p 125. 1624 Annuaire du commerce en gros de la Boucherie de Paris, 1891. 1625 Journal du Syndicat de la Boucherie de Paris, 23 octobre 1898. 1626 Publicité pour le Fondoir Central de la Boucherie parue dans L'Union mutuelle corporative , organe de la société de secours mutuel de la Boucherie de Paris, 1904, n°4. BNF, Jo A 1813. 1627 La Mutualité corporative, bulletin n°51, 30 novembre 1906. BNF, Jo 15026. 1628 Ibid., bulletin n°190, 1er septembre 1912. 1629 Journal de la Boucherie de Paris, 8 avril 1928. BNF, Jo A 328. 325 vente des produits finis particulièrement de la margarine1630 ». Dans les années 1950-1960, le chevillard Pierre Haddad se souvient que le cours des suifs était fixé une fois par mois1631. Les suifs étaient vendus à des entreprises comme Pellerin ou Lever (stéarine, glycérine). Bénéficiant en fait d'un monopole, certaines multinationales comme Unilever ont parfois abusé de la situation, en achetant les suifs à bas prix, selon les cours mondiaux1632. Georges Beaugrand a raison d’évoquer les « industriels hollandais » car Unilever est né en 1929 de la fusion d’une société anglaise (Lever Frères) et d’une société hollandaise (Margarine Unie), « elle-même le résultat de la fusion en 1927 de Jurgens et Van den Berghs, deux entreprises hollandaises1633 ». Il est maintenant clair que le Fondoir central de la Boucherie n’a pas dû connaître un grand succès économique. Les bouchers vont-ils pouvoir faire des profits sur les cuirs et les peaux ? Nous savons que les tentatives du Syndicat des bouchers au milieu du XIXe siècle pour fonder un entrepôt des cuirs se sont soldées par des échecs retentissants. Il semble qu’après 1867, la question des cuirs ne préoccupe plus les détaillants1634. Seuls les chevillards sont concernés1635. Tout d’abord, il faut savoir que le cuir est l’élément du cinquième quartier qui rapporte le plus d’argent 1636. En clair, le cuir d’un animal de boucherie est l’élément le plus lucratif après la viande. Pierre Haddad indique même « qu’un certain nombre de bouchers en gros fondaient toute leur stratégie commerciale sur les cours du cinquième quartier, la vente de la viande passait presque au second plan1637 » ! La valorisation du cinquième quartier par la « coopération des bouchers » a été bien exposée par Marcel Baudier dans une thèse de droit de 1914 : nous renvoyons aux divers exemples d’unions de la boucherie mises en place en France dans le sillage de l’Union de la boucherie en gros de Paris , fondée le 5 août 1898 par le Syndicat de la boucherie en gros de Paris1638. 1630 Georges BEAUGRAND, op. cit., pp 54-55. 1631 Après 1945 a existé un système de cotation du suif « à la raie ». Pierre HADDAD, op. cit., p 60. 1632 Témoignage oral de Pierre Haddad, 1997. 1633 J-P BERLAN et J-P BERTRAND, Unilever, une multinationale discrète, Cerf, 1978, p 13. 1634 Pour plus de détails sur l’organisation des « ventes publiques de cuirs et peaux », nous renvoyons à André DEBESSAC, Histoire de la corporation des métiers des viandes, Société d’édition de publications corporatives, 1943, pp 60-65. 1635 Il a été créé en 1892 un « syndicat de la Boucherie de Paris et de la banlieue pour la vente directe de ses cuirs classés », dont nous ne savons rien. Il devait sans doute regrouper des chevillards parisiens, mais nous ignorons tout de son activité. Les bouchers de province ont formé diverses sociétés anonymes pour la vente collective des cuirs et des suifs. L’Union de la boucherie de Dijon a été fondée en 1908. L’Union de la Somme groupe 886 bouchers picards pour un chiffre de ventes de 4 000 000 F par an. Dans d’autres villes, c’est le Syndicat de la boucherie qui procède directement aux opérations sur les cuirs, les suifs et la triperie, comme à Versailles, Orléans, Lyon, Rouen, Valenciennes, Limoges, Tours. Par contre, à Bordeaux, ce sont des maisons de commerce privées qui « se partagent l’enlèvement des cuirs » et « les abats sont vendus aux tripiers qui passent des marchés annuels avec les bouchers chargés de les approvisionner. Le sang est recueilli et traité par la maison Bourgeois spécialisée dans l’exploitation du sang et qui possède une douzaine d’usines en France ». Marcel BAUDIER, Le commerce du bétail et de la viande en France, Thèse de Droit, Paris, 1914, pp 274-276 1636 Au cours d’une conférence en décembre 1952, André Debessac, délégué général de la Fédération nationale de la Boucherie en gros et du commerce en gros des viandes, détaille les postes de la « décharge », la différence de prix entre le bétail vivant et la carcasse dépouillée. Pierre HADDAD, op. cit., p 58. 1637 1638 Ibid. L’Union de la Boucherie en gros de Paris est une société anonyme de production à capital variable, qui siège à Aubervilliers (44 rue de la Haie-Coq) et qui « a pour objet l’exploitation coopérative des sous-produits de 326 Le cinquième quartier comprend la peau, le suif, les pieds, les os, les patins, la corne, la bourre, les intestins, le sang et les abats. En 1888, la Grande Encyclopédie précise les différents débouchés commerciaux du cinquième quartier : « La peau est vendue aux tanneurs, aux hongroyeurs, aux mégissiers et aux parcheminiers, qui la soumettent à des manipulations en rapport avec l’usage ultérieur qu’on en veut faire. Le suif est d’abord mis en œuvre par les fondeurs, puis livré aux fabricants de chandelles, aux stéarineries et aux parfumeurs. Les pieds de bœuf sont principalement utilisés par les fabricants d’huile. Les gros os, particulièrement les tibias, sont vendus aux tabletiers ; quant aux petits os, ils servent à faire du noir animal. La corne est également utilisée par les tabletiers. La bourre est employée par les tapissiers et les bourreliers. Avec le sang et ce qu’on appelle rognures ou épluchures, on fait des engrais pour l’agriculture. Les intestins et la vessie constituent les matières premières du boyaudier. Les patins ou tendons d’Achille servent à fabriquer diverses sortes de colles1639 ». Le marchand de cuir passe dans les abattoirs toutes les semaines ou tous les 15 jours pour ramasser les cuirs, mais aussi les cornes et les sabots, qui servent à la fabrication des « objets de Paris » (peignes, boutons). Avec les poils de la queue de vache, on fait des 1640 brosses. Le marchand de cuir s'occupe du ramassage, du salage et de la vente des cuirs . Dans les années 1930, « quatre maisons ramassaient les cuirs de bœufs. Pour les moutons, l’établissement Floquet était le plus important pour le ramassage de ces peaux, l’usine se trouvait à Saint-Denis. Il y avait encore 4 ou 5 petits acheteurs peaussiers du 5ème arrondissement et de Gentilly. Les cuirs de bovidés étaient achetés au poids et au cours établi par le marché central des cuirs1641. Un contrat d’une année était passé avec le chevillard. Pour les peaux de moutons, les transactions étaient différentes. Sur le marché aux bestiaux, le chevillard ayant acheté une bande de moutons, les peaux étaient estimées et vendues à la pièce. Le représentant de la peausserie qui traitait de l’affaire, évaluait les peaux selon leur grandeur, la qualité de la laine et la race du mouton pour déterminer la valeur1642 ». Les cuirs ayant une certaine valeur, le chevillard leur accordait une grande attention au moment de la dépouille. A partir de 1926, l’appareil « Perco », sorte de petite scie électrique, permettait d’éviter les coutelures et les perforations du cuir. Mais les cuirs pouvaient être abîmés par les fils de fer barbelés et surtout par les varrons, larves parasitaires des bovins qui perforent la peau, rendant le cuir inutilisable. Pierre Haddad explique que dans les années 1950, les peaux sont vendues à la commission. Le courtier en cuirs, au moment de l'achat des peaux, déduit les frais de livraison, de salage et prend une commission. Il existait plusieurs catégories de peaux, selon le poids de la bête (28-30 kg, 30-35 kg, 35-40 kg). Pour trouver des clients, le commissionnaire en cuirs accorde parfois des prêts aux jeunes chevillards qui 1643 s'installent . boucherie et leur transformation en matières premières destinées à l’agriculture et à l’industrie ». Je pense que cette Union ne s’occupe pas des cuirs mais uniquement des sous-produits (sang, os, suif). Elle est dirigée par Mulet entre 1906 et 1914. En 1921, on trouve à la même adresse la Société Bourgeois, qui collecte le sang des abattoirs. Cela laisse penser que l’Union a disparu pendant la guerre 1914-18. 1639 L. KNAB, « Boucherie », La Grande Encyclopédie, Lamirault, 1888, tome VII, p 550. 1640 Les peaux étaient souvent conservées dans du sel gris (sel gemme). 1641 Le marché aux cuirs se situait avenue des Gobelins (Paris 13e). 1642 Georges BEAUGRAND, op. cit., p 55. 1643 Témoignage oral de Pierre Haddad, 1997. 327 Les principaux marchands de cuirs dans les années 1950 étaient le « marché aux cuirs de la Villette » (SA au capital de 24 000 000 F), la « Halle aux cuirs de Paris » (établissements Marcel Delamaire), le groupe « Le progrès » à Aubervilliers (SA à capital variable), les établissements Joseph Fischer (SARL au capital de 30 000 000 F, 21 quai de la Gironde à Paris 19e). Tous ces négociants organisaient des « ventes publiques de cuirs et peaux de la Boucherie de Paris et de la banlieue1644 ». La vente est mensuelle, à la commission, et le chevillard est payé après la vente du cuir par le collecteur. Pierre Haddad explique la dépendance des chevillards vis-à-vis des marchands de cuir. « Ne disposant pas dans l’ancien abattoir de locaux d’entreposage pour les cuirs – pas plus d’ailleurs que d’entrepôts frigorifiques dignes de ce nom, pour la viande 1645 – la boucherie en gros s’en remettait à 4 ou 5 maisons spécialisées, bénéficiant en fait d’un véritable monopole, qui se chargeaient de collecter et de vendre cette précieuse marchandise après pesage, classement et salage. Bien entendu, le chevillard pouvait, si la conjoncture lui semblait défavorable, refuser, après accord avec son collecteur, de vendre son stock de cuirs, mais il courait le risque de voir les cours fléchir encore davantage le mois suivant et de connaître dans le même temps une importante gêne de trésorerie. Des événements lointains eurent parfois une incidence notable sur les cours enregistrés lors des ventes publiques de cuirs. Ce fut le cas du déclenchement de la guerre de Corée (1950-1953) qui provoqua une hausse brutale des cours. Inversement, la fin du conflit entraîna un effondrement des prix1646 ». Bref, les bouchers se plaignent facilement de leur soumission face aux marchands de cuir ou aux fondeurs de suif. C’est là un point commun des revendications entre les bouchers « réguliers » du début du XIXe siècle et les chevillards du XXe siècle. e) La diversification de l’activité de détaillant Au début du XIXe siècle, les secteurs lucratifs qui attiraient l’attention des bouchers détaillants étaient la triperie, le suif et les cuirs. Ce sont les profits non négligeables du « cinquième quartier1647 ». Qu’en est-il à la fin du XIX e siècle ? Depuis l’ouverture de la Villette en 1867, un long processus de spécialisation trouve son aboutissement dans les années 1870-1880 avec la séparation entre boucherie en gros et au détail. Cela signifie que les détaillants perdent une bonne partie de leurs anciens revenus. Par tradition, les os, le sang et les glandes reviennent de droit à l’abatteur : les détaillants ne les réclament jamais au 1644 Annuaire du syndicat de la boucherie en gros de Paris, 1954. 1645 En 1896, le ministère de la Guerre installe un frigorifique aux abattoirs de la Villette « pour servir au camp retranché en cas de guerre » : cette installation est destinée aux garnisons militaires et non aux chevillards. Il faudra attendre 1930 pour qu’un frigorifique à usage commercial soit installé aux abattoirs de la Villette, alors que ceux de Vaugirard en possèdent un depuis 1917. Des frigorifiques ont été installés dans les abattoirs de Chambéry dès 1902 et à Dijon en 1903. Pour Marcel Baudier, « l’hostilité des négociants en bestiaux et des bouchers, surtout des bouchers en gros, contre l’installation des frigorifiques [dans les abattoirs], s’explique par des raisons de routine et aussi par la crainte que leur établissement amène un changement complet dans le régime du commerce et, en particulier, la suppression du commerce du bétail sur pied ». Marcel BAUDIER, op. cit., pp 277-278. 1646 1647 Pierre HADDAD, op. cit., p 59. La viande forme les 4 quartiers. Tout le reste forme le « cinquième quartier » (abats, cuirs et peaux, suif, sang, os, glandes et matières stercoraires, c’est-à-dire les excréments contenus dans l’appareil digestif), source de profits non négligeables pour le chevillard. 328 chevillard1648. Mais les abats, les cuirs et les suifs constituent une source de revenus importante : un débat a donc existé entre chevillards et détaillants pour savoir comment évaluer leur valeur de façon consensuelle. En effet, quand le détaillant vient acheter des carcasses à la Villette, peut-il exiger que lui soit livrés les cuirs et les abats de la bête ? De quand date la coutume qui veut que les carcasses soit vendues seules, sans abats ni suif ni cuir ? Et surtout, les deux professionnels doivent être d’accord sur la valeur réelle ou supposée de ces biens pour mesurer le juste prix de la carcasse nue. Le problème du suif et du cuir venant d’être traité, abordons maintenant la question des abats. Hubert Bourgin présente bien la situation paradoxale de la triperie à la fin du XIXe siècle. Depuis l’Ancien Régime, l’évolution semblait dessiner une séparation de plus en plus stricte entre la boucherie et la triperie. Chaque secteur était bien défini et surtout bien hermétique, pour éviter toute forme de concurrence. Mais, dans les années 1880, de plus en plus de bouchers détaillants se tournent vers la commercialisation des abats. Face à la concurrence des charcutiers et des hippophagiques, les bouchers empiètent sur le territoire des tripiers et commencent à s’attaquer à celui des traiteurs-cuisiniers. L’enquête de 1893 sur la petite industrie signale que « la triperie se rapproche de la boucherie et s’associe avec elle dans l’entreprise et dans le local de certains bouchers » et qu’il y a un « nombre croissant de bouchers qui commencent la vente des abats1649 ». Le phénomène n’est ni isolé ni surprenant. « Du moment que la triperie n’est qu’une spécialité commerciale, la réunion des spécialités qui s’opère dans tout le commerce parisien devait nécessairement s'y produire. Les facteurs à la viande (halles centrales) sont depuis longtemps facteurs à la triperie1650 ». Il serait intéressant de connaître la réaction d’Artus, président du Syndicat de la triperie de Paris en 1894. La société Artus était une entreprise phare à la Villette. C’était « l’unique usine de transformation se trouvant à l’intérieur de l’abattoir dès sa mise en route en 1871 1651 ». Artus collectait toutes sortes d’abats : fraises et têtes de veaux, ris, pieds, glandes, etc1652... Employant une main d’œuvre importante, cette Société Anonyme « avait le monopole de l’échaudage à la Villette 1653 ». L’échaudage, le blanchiment et le raclage nécessitant beaucoup de bras, « un grand nombre de femmes furent employées par la société Artus, surtout à partir 1648 A la Villette, le ramassage du sang, des cadavres d’animaux, de la viande saisie et du nivet (détritus de viande), a longtemps été le monopole de la société Bourgeois. Dans les années 1930, la société BourgeoisVerdier-Dufour traitait le sang et les cadavres d’animaux dans une usine d’Aubervilliers (transformation en produits chimiques et graisses industrielles). Georges BEAUGRAND, Un siècle d’Histoire : l’abattoir de la Villette de 1871 à 1959, dactylogramme, 1970, p 51. 1649 Hubert BOURGIN, « Essai sur une forme d’i ndustrie : L’industrie de la boucherie à Paris au XIX e siècle », L’année sociologique , 1903-1904, p 104. 1650 Ministère du commerce, Office du Travail, La petite industrie: salaires et durée du travail, tome I: l'alimentation à Paris , Paris, 1893, p 243. 1651 Georges BEAUGRAND, op. cit., p 53. 1652 Georges Beaugrand décrit en détail l’activité de la société Artus : cabochage des têtes de moutons, préparation des pieds et panses de moutons, des pieds et des têtes de veaux. Il souligne la modernité et le caractère innovant des machines mises en place par Artus, « usine pilote sur le plan national et international ». Ibid., pp 53-54. 1653 Pierre HADDAD, Les chevillards de la Villette : naissance, vie et mort d’une corporation , Thèse de Doctorat, Paris X – Nanterre, 1995, p 292. 329 de 19141654. En 1954, cette SA était au capital de 23 760 000 francs1655 ». Une fois que les abats sont préparés, ils sont vendus en gros aux « tripiers qui, à leur tour, les transforment. Andouillettes, saucisses, saucissons et tripes finiront enfin sur l’étal des détaillants1656 ». Outre le travail à façon confié à la société Artus par les patrons tripiers, il existait plusieurs autres usines de triperie à proximité de la Villette, la plus célèbre étant Pharamond1657. Georges Beaugrand, ouvrier boyaudier à la Villette, décrit très bien l’activité des triperies industrielles parisiennes des années 1930 (Pharamond, Chenaud, Besancenot, Berthomier, Cleret, Ronnot, Jouanne). « Les abats blancs (panse, pieds, mamelles) sont prélevés par les ouvriers pansiers pour le compte des industriels, qui préparent les tripes à la mode de Caen et le gras-double ». Les abats blancs « étaient achetés à l’année au patron chevillard. Celui-ci passait un marché avec l’industriel et les prix pratiqués variaient selon la qualité de l’animal et aussi le nombre de bêtes abattues 1658 ». Dans les années 1950, le chevillard Pierre Haddad passait un marché fixe tous les six mois avec un tripier en gros (contrat oral) ; il y avait un barème des prix pour chaque catégorie d'abat (langue, foie, poumon, cœur, rate, cervelle...) et un ajustage selon les pièces manquantes (en cas de maladie, les abats sont souvent saisis par les services vétérinaires)1659. Le système des marchés à terme existait pour les abats mais aussi pour les boyaux1660. Le circuit de la triperie à partir des années 1880 apparaît alors assez simple : le chevillard vend certains de ses abats à des industriels type Pharamond qui revendent ensuite les tripes préparées aux bouchers détaillants. Les autres abats sont préparés à façon par Artus puis vendus aux détaillants qui peuvent les commercialiser. Il reste à savoir si la vente au détail de la triperie doit être réservée aux seuls tripiers ou peut être autorisée aux bouchers. L’enquête de 1893 montre que les bouchers se sont rapidement arrogés le droit de vendre au détail de la triperie. Curieuse ironie du sort ! Sous l’Ancien Régime, la corporation des bouchers se battait pour conserver le monopole de la vente exclusive de la viande de boucherie, en interdisant aux tripiers, aux charcutiers et aux traiteurs de vendre des chairs de bœuf, de veau et de mouton. A la fin du XIX e siècle, la situation est renversée : les bouchers détaillants parisiens revendiquent le droit de pouvoir vendre de la charcuterie, de la triperie et même des plats cuisinés ! On assiste donc dans les années 1890 à l’apparition de la profession de boucher-charcutier-traiteur qui connaîtra un grand succès au XXe siècle, surtout dans les zones rurales. 1654 On trouve des photos des ateliers d’échaudage Artus, avec la main d’œuvre féminine, dans l’ouvrage de Gérard PONTHIEU et Elisabeth PHILIPP, La Villette, les années 30 : un certain âge d’or , Atlas, 1987, pp 8687. 1655 Pierre HADDAD, op. cit., p 73. 1656 Gérard PONTHIEU et Elisabeth PHILIPP, op. cit., p 87. 1657 La société Pharamond consacrait une partie de sa production à la fabrication des conserves. Les « tripes Pharamond » étaient célèbres à la Belle Epoque et jusqu’au milieu du XX e siècle. Outre l’usine, Pharamond avait une boutique de vente en gros de tripes à la mode de Caen et un restaurant aux Halles. 1658 Georges BEAUGRAND, op. cit., p 52. 1659 Entretiens oraux avec Pierre Haddad, 1997. 1660 Pour les usages alimentaires, les boyaux sont salés au sel sec. Pour les usages industriels, les boyaux sont salés au « sel dénaturé » ( sic). Les boyaux de mouton et de porc servent à faire du catgut, fil chirurgical qui se résorbe à l'intérieur de l'organisme. Les boyaux de bœuf servent à faire les cordes d'instruments de musique (violon, guitare...) et de raquettes de tennis. Témoignage oral de Louis Plasman, 1997. 330 En 1903, Hubert Bourgin note l’empiètement des bouchers sur les traiteurs. « A la boucherie de détail s’est associée une industrie qui ne représente pas une partie du procès industriel, mais qui comporte la transformation des produits fournis par lui : cette industrie est celle de la cuisine. Aujourd’hui, dans la boucherie de détail de Paris, un nombre considérable des établissements livrent, en outre des produits du débit et du détail de la viande, des produits culinaires résultant de la préparation de certains de ces produits1661 ». L’atelier de détail ne suffit plus ; « la cuisine lui sert quelque peu d’annexe, par suite de l’usage de plus en plus fréquent de la préparation du bouillon avec les déchets des étaux et morceaux non vendus1662 » ; ces déchets et ces morceaux passent eux-mêmes à la vente. Hubert Bourgin avoue que le phénomène peut difficilement être mesuré. « Mais ce qu’il importe de remarquer, c’est qu’il se présente avec une extension en quelque sorte indéfinie et illimitée, du moment que l'association est nouée entre l’industrie de la boucherie de détail, qui débite la viande, et l’industrie de la cuisine, qui la prépare sous des formes multiples pour la consommation. On remarquera aussi que cette association s’est constituée dans le moment même où la boucherie de détail se différenciait plus complètement de la boucherie en gros, et devenait plus commerciale en devenant moins industrielle. Les établissements qui, aujourd’hui, à Paris, représentent la forme la plus purement commerciale de la boucherie de détail, avec catégories de morceaux tout préparés et prix-courants réguliers, ces mêmes établissements nous présentent aussi l’association à ce commerce de l’industrie culinaire, au plus haut degré de développement et de combinaison que cette association comporte encore jusqu’à présent 1663 ». Hubert Bourgin appuie son propos en renvoyant aux catalogues des maisons Olida1664 et Félix Potin1665. Selon Jeanne Gaillard, « le succursalisme commence dans l’alimentation dès 1867 1666 », mais il faut semble-t-il attendre 1904 pour que 1661 Hubert BOURGIN, op. cit., p 104. 1662 Ministère du commerce, Office du Travail, La petite industrie: salaires et durée du travail, tome I: l'alimentation à Paris , Paris, 1893, p 220. 1663 Hubert BOURGIN, op. cit., pp 104-105. 1664 La maison Olida est créée en 1885. Pour plus de détails, on peut consulter Michel RACHLINE, La saga Olida : un art de vivre à la française, A. Michel, 1991, 78 p. 1665 Jean-Louis-Félix Potin (1820-1871) a ouvert son premier magasin d'alimentation 28 rue Coquenard à Paris en 1844. Il applique trois principes qui feront sa fortune : vente à bon poids, produits de qualité achetés par luimême, marge bénéficiaire réduite. En 1860, il inaugure boulevard Sébastopol un magasin sur deux niveaux, première grande surface d’épicerie. Le succès est tel que Félix Potin construit une usine à La Villette en 1861 (première fabrique édifiée par un épicier), qui est agrandie en 1864 et comprend une distillerie et une chocolaterie. La boutique du boulevard Malherbes ouvre en 1864 et le service de livraison à domicile est mis en service en 1870. En 1880, une deuxième usine est installée à Pantin. En 1886, les héritiers déposent la marque Félix Potin. Un deuxième grand magasin ouvre en 1904 rue de Rennes. Les usines parisiennes comptent 1 800 personnes en 1906 et 8 000 en 1927. La société à nom collectif Félix Potin (créée en 1890) compte 70 succursales, 10 usines, 5 chais et 650 chevaux en 1923. En 1956, les 1 200 magasins sont transformés en libres-services (supérettes). En 1958, les descendants du fondateur vendent à André Mentzelopoulos (1915-1980). En 1977, le groupe Potin compte 1 600 magasins et 3 millions de francs de chiffre d’affaires. Après diverses reprises, le groupe est placé en liquidation judiciaire en 1995 et les 370 derniers magasins ferment en 1996 (Promodès en reprend 105). Informations tirées du site internet www.quid.fr. 1666 « La première maison à succursales fit son apparition à Reims, dans le domaine alimentation, en 1866. Elle se dénommait : les Etablissements économiques des Sociétés de secours mutuels de Reims ». Gilles NORMAND, La guerre, le commerce français et les consommateurs, Perrin, 1917, p 176. 331 la boucherie soit concernée par cette forme de concurrence1667. L’évolution majeure de la Belle Epoque est bien là : le boucher détaillant parisien devient avant tout un commerçant. Certes, la dimension artisanale (transformation d’une matière première) est toujours centrale dans le métier, mais l’aspect commercial (maîtrise des techniques de vente) prend de plus en plus de place. Madeleine Ferrières présente assez bien les attentes nouvelles du consommateur face au boucher détaillant vers 1900 : « Si le comportement devant l’étal du poissonnier reste le même, à la boucherie tout a changé. Le boucher, débarrassé des stigmates attachés au statut d’équarrisseur 1668, est depuis 1863 en France un débitant comme les autres, un fournisseur en qui on peut avoir confiance. La confiance en son fournisseur : voilà une donnée nouvelle, un mode de relation inconnu (ou invisible) dans les siècles passés, où les statuts urbains véhiculaient une méfiance généralisée envers les professionnels de l’approvisionnement. Pour les métiers de bouche, l’ère du soupçon officiel est révolue. Le fournisseur n’est pas anonyme, il est « du coin », et cette proximité autant que son nom, qu’il étale volontiers sur sa vitrine, en précisant « maison de confiance », rassure l’acheteur 1669. Il n’est pas interdit de voir dans cette relation interpersonnelle comme une façon d’être tranquillisé sur la provenance des produits de bouche – comme une alternative à ce contrôle direct que le consommateur zoophage exerçait sur la viande et qu’il n’exerce plus, parce que les abattoirs sont exilés loin des boutiques, parce que, devenu sarcophage, il veut savoir sans voir. Le commerçant 1900 exerce une fonction assez neuve, celle de conseiller sa clientèle1670 ». Même si l’explication fournie par Madeleine Ferrières est peu satisfaisante, car, à notre connaissance, la population n’a jamais exercé le moindre « contrôle direct » sur les abattoirs ou sur les tueries particulières, il n’en demeure pas moins que les bouchers détaillants sont sans doute investis d’une nouvelle mission à partir des années 1880-1890, un rôle purement commercial qui consiste à informer – et si nécessaire rassurer – le consommateur sur l’origine et la qualité de la viande débitée. Le soin apporté aux étalages de viande est un signe du savoir-faire commercial du détaillant. Selon Henry Matrot, la tradition des « beaux étalages » de viande à la devanture des boutiques de détail remonterait à 1845, sur l’initiative de l’étalier Grosset, rue SaintDenis1671. La recherche esthétique transformait même certains étalages en véritable attraction au moment du vendredi saint ou du carnaval. « Cette tradition des étalages fort onéreuse pour les bouchers, tend à disparaître » écrit Matrot vers 1900. En 1862, une ordonnance de police interdit aux professionnels de la viande (bouchers, charcutiers, tripiers, rôtisseurs et autres) de 1667 Jeanne GAILLARD, « La petite entreprise entre la droite et la gauche », in G. LAVAU, G. GRUNBERG et N. MAYER (dir.), L’univers politique des classes moyennes , FNSP, 1983, p 48. 1668 Ces propos de Madeleine Ferrières nous laissent perplexe : les bouchers parisiens n’ont jamais été équarrisseurs à notre connaissance. 1669 Il serait intéressant de savoir à quelle date apparaissent les premières devantures de boucherie portant le nom du propriétaire. Madeleine FERRIERES, Histoire des peurs alimentaires du Moyen Age à l’aube du XX e siècle, Seuil, 2002, p 405. 1670 1671 On peut mesurer l’évolution du soin apporté à la présentation de la viande en comparant les deux dessins des annexes 28 et 29. Annexe 28 : La bouchère vers 1830 (BNF). Annexe 29: Le premier étalage dans la Boucherie de Paris (1845). Dessin d’Albert Feuillastre. 332 « former des étalages de viandes en saillie du nu des murs de face1672 ». Dans les années 1890-1900, les étaux, « par leur propreté irréprochable, leurs vives couleurs rehaussées de glaces et de dorures ont un aspect plus attrayant ; mais l’exposition des viandes aux intempéries est en contradiction avec les intérêts pécuniaires de la corporation. Aussi vont-on de plus en plus les bouchers tenir leurs marchandises à l’abri, de manière à ne les présenter aux consommateurs qu’à l’état frais et au fur et à mesure de leurs besoins. A la nouvelle génération d’apprécier ces tendances plutôt rationnelles ou de regretter les splendeurs d’autrefois 1673 ! ». Selon Gisèle Escourrou, les premières « vitrines » d’exposition seraient appa rues en 1904. « C’est en 1904 que, pour la première fois, un boucher parisien se mit à exposer des morceaux de viande sur des vitrines au lieu de suspendre des grosses pièces, demi-bœuf, veau, mouton entiers. Le succès de cette innovation a été rapide et elle fut adoptée par tous. Mais cette exposition en plein air présente le désavantage de faire sécher la viande et le boucher est obligé d’éplucher davantage les morceaux pour que ceux-ci gardent un aspect appétissant, ce qui représente une perte non négligeable1674 ». Les bouchers peu scrupuleux utilisaient du « silopire » ou du sang de cochenille pour que la viande conserve plus longtemps un aspect bien rouge, commercialement plus attractif qu'une viande qui noircit. J’ai placé en annexe deux illustrations, l’une de 1880 et l’autre de 1904, montrant le soin apporté à l’étalage de la viande sur la devanture de la boutique1675. Je remarque que le tablier « à la parisienne » – composé en fait de trois tabliers superposés dans un ordre bien précis – se fixe à la Belle Epoque1676. Je note aussi l’évolution des techniques d’exposition de la viande : les pièces sont parées et présentées avec davantage de soin et de recherche en 1904 qu’en 1880. Dans les années 1950 et 1960, certains étalages de viandes, lors d’expositions de prestige, présentent une véritable débauche de moyens et d’artifices variés par parer et décorer la viande 1677. Puisque nous évoquons le commerçant dans sa boutique et les techniques d’exposition de la viande, auxquelles le boucher devient peu à peu sensible, il faut dire un mot du local et du matériel utilisé1678. L’évolution esthétique et architecturale des boucheries parisiennes pourrait constituer un sujet de recherche intéressant. Dans un article récent sur les boucheries 1672 Ordonnance du préfet de police de Paris du 25 juillet 1862. A. SOUVIRON, article « Charcuterie », La Grande Encyclopédie, Lamirault, 1882-1902, tome X, p 612. 1673 Henry MATROT, Vieux Souvenirs, 1910, p 33. 1674 Gisèle ESCOURROU, op. cit., p 71. 1675 Annexe 30 : Une boucherie parisienne en 1880. Gravure anonyme française. Musée Carnavalet. Annexe 31: La grande boucherie du Bon Marché en 1904. Boucherie de Georges Lazard, 8 rue Monge, Paris 5e. Cliché aimablement communiqué par Pierre Haddad. 1676 Pour plus de détails, je renvoie à la communication « Importance et évolution des apparences dans la boucherie parisienne aux XIXe-XXe siècles : une simple adaptation aux attentes de la clientèle ? » que j’ai donné dans le cadre de l’ACI Paraître et apparences dans l’Histoire en Europe Occidentale, coordonnée par Isabelle Paresys. Colloque « Codes, signes et fabrication du paraître et des apparences en Europe occidentale du Moyen Age à nos jours », Université François Rabelais, Tours, 10 juin 2005. 1677 On trouve des clichés d’étalages de viande assez édifiants dans l’ouvrage de G. CHAUDIEU et A. BONNEVILLE, Boucher de Paris, 1971. Les artisans exercent également leurs talents artistiques sur le suif en sculptant de surprenantes compositions. Tout ce savoir-faire technique, perpétué par l’Ecole Professionnelle de la Boucherie de Paris, constitue l’un des éléments de la fierté professionnelle des artisans bouchers. 1678 La question du froid, notamment du passage des glacières aux frigorifiques, est très intéressante mais assez mal connue. 333 de Rouen, l’architecte Francis Courpotin propose une analyse instructive de l’évolution de l’aspect des façades et de l’aménagement des boutiques urbaines 1679. Nous n’allons pas développer cet aspect. Notons juste que dès les années 1890 (et même sans doute auparavant), les publicités sont nombreuses dans le Journal de la Boucherie de Paris pour des entrepreneurs qui proposent l’aménagement complet d’une boucherie (mobilier, carrelage, vitrines, façade). Les boucheries doivent respecter certaines règles d’hygiène et de sécurité : étal spacieux et bien ventilé, sol dallé, murs imperméables, aucune saillie de crochets sur la voie publique. Les dispositions de l’ordonnance de police du 16 mars 1858 sont modifiées par un arrêté du préfet de police de la Seine du 20 avril 1887. Si les mesures prescrites ne sont pas respectées, l’administration peut fermer la boutique. Je serais curieux de connaître le nombre des boucheries fermées par la préfecture pour cause d’insalubrité, tant le décalage entre la pratique et la théorie est souvent important. Je souligne le fait que le boucher détaillant fait vivre de nombreuses professions annexes : glacier, blanchisseur, rémouleur, meneur de viande (pour livrer les carcasses), marchand de couteaux, balances et instruments divers (trancheurs, attendrisseurs…). A Paris, la Blanchisserie de Grenelle semble avoir été la plus célèbre pour les bouchers : elle passait une fois par semaine pour apporter les tabliers propres et ramasser les sales1680. La Grande Blanchisserie de Pantin possède également avant 1914 un pavillon spécial de lingerie à la Villette1681. Quand le Bal de la Boucherie est organisé au profit de l’œuvre des récompenses, en mars 1906, Léon Edeline, patron de la Blanchisserie de Grenelle, est le principal souscripteur, avec un don de 400 francs1682. f) Le système de crédit des bouchers après 1858 Quand la caisse de Poissy est supprimée en 1858, les facilités de crédit autrefois accordées aux bouchers détaillants disparaissent subitement. Tout le système public de crédit savamment mis en place depuis l’Ancien Régime est brutalement balayé. Comment font les nouveaux bouchers qui se multiplient après 1858 pour acheter les bestiaux ou les carcasses ? Comment font les chevillards pour acheter de grandes quantités de bestiaux sur le marché ? Les témoignages sont assez contradictoires. Dans l’enquête de 1893, l’Office du Travail insiste sur le fait que l’accès au patronat est facile dans la boucherie de détail, ce qui n’est pas le cas chez les chevillards. La facilité d’accès au patronat chez les détaillants serait le trait dominant du métier : « certains fonds sont vendus 3 000 et 5 000 francs ; 50 000 francs, surtout 100 000 francs représentent la valeur des entreprises les mieux achalandées ». Néanmoins, la spéculation qui existe dans la boulangerie sur les fonds de commerce se retrouve chez les bouchers. « Le commerce de gros, 1679 Francis COURPOTIN, « De la boutique sur rue au magasin : construction et aménagement », in Natacha COQUERY (dir.), La boutique et la ville : commerces, commerçants, espaces et clientèles XVI-XXe siècles (actes du colloque de Tours, 2-4 décembre 1999), CEHVI, 2000, pp 315-337. 1680 La Blanchisserie de Grenelle, dirigée par Léon Edeline, siège en 1902-1906 au 31 boulevard de Grenelle. En 1910, « l’usine modèle » se trouve à Issy-les-Moulineaux (14 rue Rouget de l’Isle). En 1954, la B lanchisserie de Grenelle a toujours son siège au 14 rue Rouget de Lisle à Issy-les-Moulineaux. Annuaire de la Boucherie en gros de Paris, 1954. 1681 La Grande Blanchisserie de Pantin, dirigée par Maurice Leducq, est située rue du Débarcadère à Pantin. Journal de la Boucherie de Paris, 1906. 1682 Journal de la Boucherie de Paris, mars 1906. 334 chevillards et facteurs aux halles rééditent les agissements de la meunerie, avances d’argent et asservissement des détaillants surtout par le crédit verbal. Les placeurs réapparaissent avec leurs procédés de transmission, compliqués de combinaisons matrimoniales1683 ». En 1900, Gaston Cadoux affirme que le crédit entre professionnels se pratique couramment, ce qui suppose que les chevillards disposent de réserves financières importantes. Pour lui, les chevillards « font parfois de très fortes avances aux étaliers » et « les détaillants paient de plus en plus rarement au comptant ; ils effectuent leurs versements de préférence le mercredi à la recette de la régie du marché aux bestiaux, où tous les bouchers des abattoirs déposent l’argent nécessaire à leur commerce. Cette situation, qui risque de mettre les cours à la merci d’une entente des chevillards, est défavorable aux détaillants et aux consommateurs1684 ». Avec ce témoignage, on est loin de l’ima ge des chevillards anciens ouvriers qui accèdent à l’autonomie par leur labeur. En 1900, les chevillards apparaissent davantage comme de grands capitalistes capables de mobiliser des sommes énormes, pour financer les achats de bestiaux et pouvoir accorder « de très fortes avances » aux bouchers de détail. Nous reviendrons plus loin sur la « régie du marché aux bestiaux ». A l’opposé, André Gravereau insiste sur l’importance des paiements au comptant à la Villette : « Le boucher en gros (ou chevillard) payait donc comptant les bestiaux qu’il achetait sur le marché de la Villette. Il se rendait parfois en province pour acquérir des bestiaux sur les foires locales, Parthenay, Bressuire, la Souterraine, etc. et emportait sur lui les espèces. (…) Le boucher détaillant payait souvent comptant et faisait aussi mettre « en Recette ». La facture était ensuite remise à la banque des Bouchers avec mission de l’encaisser à domicile le mercredi suivant ; tarif unique de timbrage de 0,10 F1685 ». Si l’on recoupe ces deux témoignages, on en déduit que les avances accordées par les chevillards aux détaillants sont en fait un délai de paiement à très court terme, sur quelques jours. Deux organismes bancaires jouent un rôle central à la Villette : la « Régie du marché aux bestiaux » et la « Recette de la Boucherie » (banque Blache-Gravereau). Nous connaissons bien la banque Blache-Gravereau à travers un manuscrit d’Henri Courtin, qui y a fait toute sa carrière de 1913 à 1963, et le témoignage oral de deux descendants de la famille Gravereau1686. La « Recette de la Boucherie » a été fondée en 1859 aux abattoirs de Grenelle par Camille Auguste Blache (1815-1887), ancien employé de la caisse de Poissy, et qui possède sans doute par ailleurs un bureau de placement pour les bouchers à Paris1687. Camille Blache a eu trois enfants : Narcisse, Eugène et Eugénie, qui 1683 Office du Travail, La petite industrie (salaires et durée du travail), tome 1 : l’alimentation à Paris , Imprimerie nationale, 1893, p 225. 1684 Gaston CADOUX, Les finances de la ville de Paris de 1798 à 1900, Berger Levrault, 1900, p 463. 1685 André GRAVEREAU, Chère Villette. Histoire d’un quartier de Paris , Oberthur, 1977, p 91. 1686 Outre les ouvrages rédigés par André Gravereau et le fonds de la banque Gravereau versé aux Archives du Monde du Travail, nous avons eu deux entretiens oraux très instructifs, en avril et en juin 1997, avec Bernard et François Gravereau, les deux fils d’André Gravereau, qui m’ont donné une copie du témoignage écrit d’Henri Courtin, garçon de course entré à la banque Gravereau en décembre 1913 pour y terminer sa carrière comme fondé de pouvoirs en 1963. 1687 En juillet 1891, la Chambre syndicale ouvrière de la Boucherie de Paris signale au préfet de police cinq bureaux de placement de la corporation (dont Blache) qui ne seraient plus régulièrement autorisés en raison de décès des titulaires ou de la vente de ces établissements. Il s’agit sans doute du bureau de placement de Camille Auguste Blache (1815-1887). Archives de la Préfecture de Police de Paris, BA 1409. 335 épouse en 1871 Adolphe Gravereau. Avec l’ouverture des abattoirs de la Villette en 1867, la Recette de la Boucherie s’y transporte. L’agence de la Villette est dirigée par Camille et Eugène Blache, alors que Narcisse s’occupe d’un bureau moins important aux abattoirs de Grenelle. Peu intéressé, Narcisse ferme son agence vers 1873. En 1882, Camille quitte Paris pour retourner dans son pays natal, Chabeuil (Drôme), et Eugène Blache (1845-1917) prend sa succession. Le 20 décembre 1900 la Recette de la Boucherie devient une société en nom collectif quand le neveu, Germain Gravereau, rejoint son oncle Eugène et son cousin Henri Blache1688. Germain Gravereau (1872-1958), fils d’Eugénie Blache, était comptable pour des chevillards de la Villette avant d’entrer dans la banque. Quant Eugène Blache meurt en 1917, Germain Gravereau utilise la dot de sa femme pour reprendre l’affaire à son compte. Henri Blache, ingénieur, nullement intéressé par la banque, lui cède sa participation sans problème. La « banque Gravereau » devient une entreprise familiale quand André Gravereau (1900-1990) rejoint vers 1925 son père Germain Gravereau en tant qu’associé en nom collectif. En 1926, l'affaire est une SARL au capital de 500 000 francs qui prend comme raison sociale « Banque des abattoirs de la Villette et de la Boucherie de Paris - Gravereau et fils » et adhère à la Chambre syndicale des banquiers1689. L’acte notarié signé le 31 mai 1926 indique que la banque a son siège au 26-28 avenue du pont de Flandres et dispose d’une annexe sur le marché aux bestiaux, 206 avenue Jean Jaurès1690. Les apports de la SARL en 1926 sont constitués du fonds de commerce, du mobilier commercial de la banque, des accords et engagements aux clients, fournisseurs et employés ; d’un pavillon à usage de banque de 64 m² (26-28 avenue du pont de Flandres) appartenant à la ville (10 000 F), et des droits aux baux. Le total des apports en nature s’élève à 450 000 F et André Gravereau apporte 50 000 francs en espèces. Le capital est de 500.000 F, divisé en 500 parts de 1000 F. Germain Gravereau possède 450 parts et André Gravereau 50. En 1930, le bâtiment, de plain-pied, occupé par le siège de la banque dans les abattoirs de la Villette, est démoli et remplacé par un autre, plus vaste, à un étage. Avec la loi d'orientation bancaire du 12 juin 1941, l’entreprise devient une société en nom collectif au capital d’un million de francs 1691. L’acte notarié du 27 août 1941 prévoit qu’en cas de décès de l’un deux gérants (Germain et André Gravereau), la société deviendra une commandite simple1692. Pour la répartition du capital en 1941, Germain possède 700 parts et André 300 1688 Eugène Blache (1845-1917) a eu deux fils, Marcel et Henri. Quand Marcel décède en 1900, Henri entre dans la banque familiale. 1689 La SARL (société à responsabilité limitée) est créée en 1925 sur un modèle allemand. Elle détrône la « rassurante SNC (société en nom collectif) parce que, comparée aux formes antérieures de sociétés par actions, et malgré son titre, ce qu’elle limitait, c’était, par un contrôle réciproque des partenaires, leur irresponsabilité ». Jean-Pierre HIRSCH, « L’impossible propriété collective », in Steven KAPLAN et Philippe MINARD (dir.), La France, malade du corporatisme ? XVIIIe-XXe siècles, Belin, 2004, p 191. 1690 Acte sous seing privé du 31 mai 1926 devant Me Labouret, notaire à Paris, confirmé par un acte du 13 mars 1931, portant sur la formation pour 75 ans d’une SARL entre Germain Gravereau et son fils André Gravereau. CAMT (Centre des Archives du Monde du Travail), 158 AQ 1, dossier 1: Statuts et déclaration au registre du commerce (1910-1973). 1691 La loi du 12 juin 1941 est la première qui régit la profession de banquier en France. Elle interdit le statut de SARL pour les banques. 1692 Acte passé le 27 août 1941 devant Me Labouret, notaire à Paris 16e. Centre des Archives du Monde du Travail (CAMT, Roubaix), 158 AQ 1, dossier 1. 336 parts1693. En 1954, le capital de la banque d’apport en numéraire des droits sociaux 1694. passe à 5 millions de francs, par voie En 1958, au décès de Germain Gravereau, la banque devient une société en commandite simple (au capital de 4 millions de francs) et André Gravereau dirige l’entreprise jusqu’en 1979, en tant que gérant commandité puis comme Président-directeur général 1695. Les deux fils d’André Gravereau, François et Bernard, travaillent également dans la banque familiale à partir de 1953-1955. L’entreprise devient une Société Anonyme en 1972 (avec un capital de 2,5 millions de francs) et ouvre son capital à la Société Générale. La banque Gravereau ouvre dès 1970 une agence au Marché de gros de Rungis et ferme en 1974 son agence de la Villette, avec la disparition des abattoirs. En 1979, la Société Générale prend le contrôle complet de la banque Gravereau, dont le nom et le siège disparaissent en 1992. De 1859 à 1979, on peut donc suivre l’histoire d’un petit établissement bancaire original dédié aux transactions des chevillards de la Villette. Après avoir présenté les évolutions statutaires de l’entreprise, voyons quelles en sont les activités. Dans les années 1860, la « Recette de la Boucherie » est une « libre entreprise de recouvrements de factures, de paiements et de comptabilité pour les bouchers1696 ». Jusqu’en 1914, elle se livrait surtout à des opérations d'encaissement, de facturation et de tenue de comptes-clients. Les chevillards vendaient des carcasses aux bouchers détaillants. Le paiement s'effectuait à la semaine. Les bouchers en gros donnent leurs factures à la Recette, qui envoie dans Paris ses encaisseurs faire la tournée des bouchers détaillants, avec des sacoches spéciales pour collecter l'argent. Si la sacoche est pleine pendant la tournée, l'encaisseur fait un dépôt à un guichet de la Société Générale. André Gravereau décrit cette activité, qui rappelle les tournées de recette décrites avant 1858 par Henry Matrot1697 : « Les receveurs de la banque allaient recouvrer chaque semaine les factures chez les bouchers détaillants de Paris et de la banlieue. Des dizaines d’encaisseurs arpentaient donc les rues de Paris et de la banlieue avec environ 5.000 factures à recouvrer dans la journée du mercredi. Sur la grande table de la banque, près de la presse à copier et du poêle ronflant joyeusement s’amoncelait le soir la récolte monétaire : les billets, les pièces de bronze et d’argent et avant 1914, les napoléons en or… Les balances Roberval entraient en action afin de déceler les pièces en plomb, ou cristal doré, et sur les tables de bois c’était un amoncellement d’or. Les comptables descendaient ensuite des colonnes et des colonnes d’additions de cinquante chiffres aussi aisément qu’avec une machine. (…) Les opérations des bouchers se passaient donc à peu près au comptant, se renouvelant cinquante deux fois dans l’année 1698 ». Cette activité d'encaissement à domicile semble avoir pris fin dans les années 1920, tout comme la tenue de la comptabilité des clients bouchers. Quand Henri Courtin entre à la banque BlacheGravereau en 1913, la principale activité consiste encore au paiement des chèques et à l'encaissement des factures. Henri Courtin nous donne des détails sur l’activité de la Recette de la Boucherie, qui 1693 Acte notarié du 22 décembre 1941. 1694 Acte notarié du 28 mai 1954 devant Me Uguen, notaire à Paris 16e. CAMT, 158 AQ 1, dossier 1. 1695 Par acte des 7-8 juillet 1958 devant Me Uguen, notaire à Paris 16e, la banque Gravereau devient une société en commandite simple, avec André Gravereau pour gérant unique. 1696 CAMT (Roubaix), 158 AQ 1, dossier 4. 1697 Henry MATROT, Vieux Souvenirs, 1910, p 53-54. 1698 André GRAVEREAU, Chère Villette. Histoire d’un quartier de Paris , Oberthur, 1977, p 91. 337 compte 12 employés en 1913. « Tous les jours de la semaine la Banque effectuait les paiements, mais il y avait surtout les versements conséquents de nos clients à recevoir. Cela représentait une activité assez considérable car les bouchers en gros recevaient beaucoup d'espèces des bouchers détaillants en règlement de leur marchandise; les paiements par chèques n'existaient pas. Ces monnaies étaient surtout représentées par la monnaie métal (bronze, argent or) très peu de billets. En 1914 pièces de bronze 5 et 10 centimes; argent 0,501-2-5 F ; billets 50-100-1000; or 10 et 20 F... La Banque avait aussi pour mission de payer aux marchands de bestiaux et commissionnaires les achats de bêtes effectués sur les marchés par les bouchers en gros. Ces derniers remettaient des « bons » qui étaient des genres de chèques de l'époque sur lesquels étaient mentionnés le nombre et le prix de bœufs, vaches et moutons achetés et la somme à payer. Ces « bons » étaient présentés à notre caisse qui en 1913 avait pour siège l'arrière fond d'un de ces restaurants renommés, je crois Chez « Labalme ». Il se trouvait juste en face du marché aux bestiaux, rue d'Allemagne(actuellement avenue Jean Jaurès)1699 ». Les espèces occupent donc une place importante sur le marché de la Villette. La pratique des « bons » peut expliquer le recours tardif aux chèques. « Même après la loi du 22 octobre 1940 instituant le paiement par chèque, la Villette disposait du statut de champ de foire, bénéficiant par la loi de la dérogation du paiement par chèque. Les transactions aboutissaient à un énorme échange de billets. Ultérieurement, c’est seulement en 1960 que le paiement par chèque devint obligatoire sur les champs de foire1700 ». La circulation considérable des espèces à la Villette attire l’appétit des malfrats. André Gravereau raconte ainsi la vie de René Jean, « chevillard bandit des abattoirs », qui assassine la femme d’un chevillard en 1918 pour voler la recette d’une grosse journée (100 000 francs) et tue en 1920 une caissière sur le marché aux bestiaux pour la dépouiller de sa recette. Il finit sa vie au bagne de Cayenne1701. Dans les années 1950 et 1960, les activités de la banque Gravereau restent en grande partie les mêmes qu’avant 1914. Les activités de facturation ont existé jusqu'en 1966. Le chevillard dépose ses factures à recouvrer chaque soir. Quand la banque tient le compte du boucher détaillant, elle effectue un prélèvement automatique du compte du détaillant vers le compte du chevillard. Le lundi, jour de fermeture des commerçants, les bouchers détaillants viennent déposer la recette du week-end à la banque. Dans les années 1950, les chevillards qui venaient le lundi faire leurs achats de bestiaux, retiraient des espèces le lundi matin à l'agence de la banque Gravereau située dans le marché aux bestiaux, avenue Jean Jaurès. En fin de matinée, ce sont les commissionnaires en bestiaux qui viennent toucher leurs espèces à l’agence Gravereau, alors que la plupart ne sont pas clients de la banque. Les chèques étaient payés à vue, en confiance et en reconnaissant la signature du chevillard client sur le chèque. Trois millions de francs avaient ainsi transité dans la journée. La banque Gravereau avait pour clientèle quelques commissionnaires en bestiaux, trois quart des bouchers en gros de la Villette, trois quart des facteurs à la criée et un bon tiers des bouchers détaillants parisiens (soit environ 2000 bouchers de détail). Les détaillants avaient confiance en la banque Gravereau et lui confiaient leur fortune privée, sous forme de 1699 Témoignage écrit d’Henri Courtin (1967). 1700 André GRAVEREAU, op. cit., p 86. 1701 Ibid., p 126-127. 338 bons de caisse ou de bons du Trésor (bons à intérêt anonymes). Ces bons au porteur permettaient aux bouchers détaillants de ne pas déclarer une partie de leur fortune. Ces bons ont ensuite été fortement fiscalisés et sont devenus dissuasifs. Gravereau était davantage la banque des petits bouchers détaillants que celle des gros bouchers à succursales multiples qui avaient de gros besoins financiers. Les Gravereau ont permis à de petits bouchers de lancer de belles affaires. Dans les années 1930, Lepeuve et Paquette étaient clients de la banque Gravereau quand ils se sont lancés dans l’ouverture de plusieurs boucheries dans Paris. De même, Chevy a été client de Gravereau jusque vers 1975. Quand Chevy a acheté plusieurs fonds de commerce, la banque n'a pas pu suivre. Gravereau pratiquait peu d'escompte avec les chevillards, mais plus souvent avec les marchands de cuir et les négociants en sous-produits de la viande (glandes...). Certaines grandes entreprises qui traitaient avec les chevillards ouvraient un compte chez Gravereau pour faciliter les règlements, comme par exemple la savonnerie Lever, la margarine Pellerin, le chimiste Kulhmann (suifs), le laboratoire Gubler (Etablissements Antoine Gubler & SORGA réunis, pour les glandes et les produits opothérapiques), la SOPRORGA (Société des Produits Organiques, à Aubervilliers) ou Babol (boyaux pour les cordes de raquette). Le système de retraite des artisans étant pratiquement inexistant, les bouchers 1702 prenaient des assurances décès et invalidité par l'intermédiaire de la banque Gravereau .A partir des années 1960, Gravereau effectue des prêts pour l'achat de fonds de commerce, avec garantie et caution (50-75% sur six ou dix ans). La banque passe un accord avec la banque Suez pour certaines formes de crédit spécialisé, pour les marchands de fonds de commerce de boucherie-charcuterie par exemple. Même si la base du métier ne change pas, Gravereau diversifie néanmoins ses activités dans les années 19601703. Outre la banque Blache-Gravereau, le deuxième établissement financier indissociable de la Villette est la « Régie du marché aux bestiaux ». Alors que la Recette de la Boucherie traitait surtout avec les bouchers et les chevillards et avait son siège principal avenue du pont de Flandre (avenue Corentin Cariou), du côté des abattoirs, la Régie du marché traitait surtout avec les marchands de bestiaux et siégeait au 209 de l’avenue Jean Jaurès (ancienne rue d’Allemagne), du côté du marché aux bestiaux. Les deux établissements financiers sont donc davantage complémentaires que concurrents après 1918. Avec l’apparition de nouveaux intermédiaires, les chevillards, c’est un peu comme si les activités de la caisse de Poissy s’étaient divisées en deux pôles distincts, l’un s’occupant des relations commerciales entre marchands de bestiaux et chevillards et l’autre des créances entre bouchers de gros et de détail. La Régie du marché aux bestiaux, ou « Société Anonyme Parisienne de Crédit », fondée en 1869, s’occupe de financement à moyen terme. La Régie sert avant tout d’intermédiaire financier entre les marchands de bestiaux de la Villette et les éleveurs ou les expéditeurs de province. La plupart des commissionnaires en bestiaux sont clients de la Régie et des banques installées autour des Halles centrales (banque Varin Bernier, agence J de la Société Générale, Crédit commercial de l’Ouest, BNP, etc…). Habituée à travailler avec les 1702 Le service d’assurance avait été monté par l’Office commercial des Banques Privées, un organisme de liaison et d’information créé par des petites banques de Paris et de de province. N’ayant pas eu le succès escompté, ce service a été rapidement abandonné. 1703 Toutes nos informations sur les activités de la banque Gravereau depuis 1945 viennent de nos entretiens oraux avec Bernard et François Gravereau en 1997. 339 paysans et les marchands de bestiaux, la Régie tenait encore ses comptes à la main en 1960, demandait peu de garanties à ses clients et fonctionnait beaucoup sur l'oral, alors que la banque Gravereau s’est informatisée de façon assez précoce (ordinateurs Bull dans les années 1960). Outre ses activités bancaires, la Régie avait une concession de la Ville de Paris pour l'entretien et le nettoyage de la voirie du marché aux bestiaux de la Villette, ce qui confère à cet établissement un statut un peu particulier. En 1942, son capital est de 7 400 000 francs1704. En 1954, son capital est de 41 440 000 francs et elle possède cinq bureaux permanents à Paris : un sur le marché aux bestiaux de la Villette (209 avenue Jean Jaurès), un aux abattoirs de la Villette (28 avenue Corentin Cariou), un aux Halles centrales (1 rue de la Réale), un aux abattoirs de Vaugirard (40 rue des Morillons) et un sur le marché aux chevaux de Vaugirard (133 rue Castagnary)1705. En 1972, la Régie a installé son siège au Marché d’Intérêt National de Rungis, avant d’être absorbée en 1975 par l'Union de Banques à Paris. En 1900, le journaliste Maurice Talmeyr explique très bien le rôle central tenu par la Régie à la Villette. Ce témoignage montre que l’activité des deux entreprises, la Recette de la Boucherie et la Régie du marché aux bestiaux, était très proche au tournant du siècle. « Ancienne Société parisienne de l’Approvisionnement, et devenue, de son vrai nom, la Société Anonyme de Crédit Régie, la Régie, en 1865, prêtait 25 millions à la Ville de Paris, pour l’achat des terrains et la construction des bâtiments nécessaires à l’établissement du marché et des abattoirs. Consenti à peu près dans les conditions où se pratiquent les prêts du Crédit Foncier, ce prêt de la Régie à la Ville, fait pour 50 ans, et remboursable en 50 annuités, assurait à la Régie l’exploitation du marché, et lui en réservait le gouvernement, pendant ces 50 années. La Ville, en outre, lui servait une indemnité annuelle de 140 000 francs, pour frais de services administratifs, et la Régie, en échange, se chargeait de percevoir, pour le compte de la Ville, tous les droits qui devaient lui revenir. En même temps, auprès de ces services, la Régie avait le droit d’en créer d’autres, notamment de banque et de crédit, pour faciliter et multiplier l’activité du marché, et l’immense majorité des affaires s’opère, à l’heure qu’il est, grâce à elle, par un procédé de circulation simple et vivant. Le boucher au détail a huit jours de crédit pour le paiement de la marchandise prise aux « chevilles » du boucher en gros, et la Régie, au bout de ces huit jours, vient encaisser les fonds, chez le boucher au détail, au compte du « chevillard ». Elle les garde dans ses caisses, le boucher en gros paye en chèques sur le marché, et le marchand, à son tour, réalise les chèques aux guichets de la Régie, sur l’argent recouvré chez le boucher au détail 1706 ». La manipulation des espèces impressionne tout autant Maurice Talmeyr dans son évocation de la Régie qu’Henri Courtin dans celle de la banque Blache-Gravereau. « Ponctuellement, chaque mardi soir, le chevillard dresse donc un relevé de ses créances sur les boucheries, le remet au pavillon de la Régie, et le mercredi, dès le matin, une cinquantaine de garçons partent pour récolter les sommes dans toutes les boucheries de Paris. On en compte environ 2000, et les rouleaux de louis, de demi-louis, les sacs d’écus, de pièces blanches, de sous, rendus par ces 2000 boucheries, ont bientôt fait une charge sous laquelle les porteurs ploient. Deux voitures, alors, vers midi, deux petites voitures noires, bien fermées, attelées chacune d’un petit cheval, et donnant un peu l’idée de voitures cellulaires en réduction, quittent le pavillon de la Régie, et passent dans les différents quartiers, aux heures fixées, sur les points convenus, où les garçons les rejoignent et se déchargent de leurs paquets. 1704 Chiffre tiré d’une publicité parue dans La Boucherie Française de janvier 1942. BNF, Jo 21171. 1705 Annuaire du Syndicat de la Boucherie en gros de Paris, 1954. 1706 Maurice TALMEYR, La Cité du Sang, Perrin et Cie, 1901, pp 41-42. 340 Le garçon hisse la recette au conducteur, lui remet un bordereau de la somme déclarée, prend un reçu du bordereau, puis la voiture repart, et roule à d’autres rendez-vous, où d’autres garçons l’attendent, pour s’y débarrasser de leurs fardeaux. Vers quatre heures, enfin, les garçons commencent à revenir au pavillon, après de nouvelles recettes, leurs sacoches pleines, et portant sur leurs épaules de longs boudins et de lourds saucissons de toile qui sont des boudins de pièces de deux francs et des saucissons d’écus de cent sous 1707 ». La vérification des comptes commence alors… Maurice Talmeyr note que deux autres organes financiers fonctionnent à la Villette en 1900 : la recette Blache et la maison Pottier et Mas, qui assurent les mêmes services que la Régie (recouvrement de factures, encaissement de chèques) mais brassent des sommes deux fois moins importantes. La Régie manie plus de deux millions de francs par semaine, alors que les maisons Blache et Pottier et Mas remuent chacune un million. « Au total, quatre ou cinq millions par semaine, seize ou vingt millions par mois, vont et viennent, par les trois maisons, de la Villette à la province et de la province à la Villette, comme par trois canaux inégaux. La Régie, toutefois, outre qu’elle est le plus grand agent de recette, n’est pas qu’un agent de recette, mais encore de commission, et nous touchons ici, avec les « commissionnaires », à l’autre gros organe du mécanisme 1708 ». Nous évoquerons leur rôle un peu plus loin. « En dehors de son rôle d’agent de recette, la Régie pratique le crédit agricole, en se réservant dans ses prêts d’être le commissionnaire des éleveurs à qui elle prête, et c’est ainsi qu’elle est maison de commission, en même temps que maison de recette. Mais elle ne joue plus là le rôle dominant, et sa valeur organique n’est plus la même. En tant que commissionnaire, elle n’est plus qu’un commissionnaire comme un autre, et en compagnie de beaucoup d’autres, dont le nombre, d’après les annuaires, s’élève à près d’une centaine 1709 ». Dans les années 1950-1960, on compte une trentaine de commissionnaires en bestiaux à la Villette, qui possèdent une Chambre syndicale autonome depuis 1884. 2) CHEVILLARDS, MANDATAIRES, FACTEURS : LES DIFFERENTS PROFESSIONNELS QUI FOURNISSENT DE LA VIANDE ABATTUE AUX BOUCHERS DETAILLANTS La principale décision prise par Napoléon III est sans conteste la suppression de la caisse de Poissy, du Syndicat de la Boucherie et de toutes les contraintes administratives liées à ce système. Mais l’action de modernisation et d’adaptation de la vie économique parisienne au capitalisme moderne menée par le Second Empire ne se limite pas à la mise en place de la liberté du commerce. Prenant sans doute exemple sur les grands projets urbanistiques de son oncle, Napoléon III consacre beaucoup d’énergie et d’attention à moderniser les Halles centrales de Paris, les marchés aux bestiaux et les abattoirs1710. Ces différents travaux doivent 1707 Ibid., p 43. 1708 Ibid., pp 45-46. 1709 Ibid., p 47. 1710 En ce qui concerne le transfert ou le maintien des Halles dans le centre de Paris, des débats nourris existent depuis 1837, notamment sur l’impulsion du conseiller municipal Lanquetin. La décision de maintenir les Halles centrales près de l’église St-Eustache et le choix de l’architecte Baltard pour la reconstruction des 341 être évoqués car ils permettent de planter le nouveau décor qui sera celui des bouchers parisiens jusqu’au milieu du XX e siècle. Entre 1870 et 1970, le pavillon de la viande des Halles Baltard et les abattoirs de La Villette sont les grands lieux symboliques des professionnels de la viande car ils constituent les deux principaux modes d’approvisionnement en viande de la capitale – je passe sous silence les abattoirs de Vaugirard1711. En effet, le boucher détaillant peut acheter des carcasses soit à la Villette (en s’adressant aux chevillards ou à la criée après 1878) soit aux Halles centrales (en s’adressant aux facteurs à la criée ou aux mandataires). Les mandataires et les commissionnaires en viande du pourtour des Halles proposent aussi des carcasses à la vente aux bouchers, aux restaurateurs et aux collectivités. Enfin, le boucher détaillant a le droit d’aller lui-même faire ses achats de bestiaux vivants (soit au marché de la Villette soit sur les marchés de province, de banlieue ou directement dans les fermes) pour les faire abattre à façon à la Villette ou dans une tuerie particulière. Bref, les circuits d’approvisionnement en viande de Paris sont très diversifiés. Nous n’abordons pas la question des marchés aux bestiaux (qui se résume essentiellement à une centralisation autour de la Villette) car, à partir des années 1870, ce sont essentiellement les chevillards qui fréquent le marché aux bestiaux et non plus les bouchers détaillants. Nous n’abordons pas non plus le long débat concernant la réforme du factorat (autour du décret du 28 janvier 1878 et de la loi du 16 juin 1896 notamment) car cette question a déjà été largement abordée par divers auteurs1712. Nous concentrons notre attention sur les principaux professionnels qui sont en contact direct avec les bouchers détaillants, à savoir les chevillards, les mandataires et les facteurs à la criée. J’ai placé en annexe un schéma qui récapitule bien les différents intermédiaires de la filière viande1713. a) La réforme des abattoirs parisiens après 1860 Sous le Premier Empire, Napoléon avait créé cinq grands abattoirs dans Paris1714. Sous le Second Empire, Napoléon III ferme progressivement les cinq établissements pour créer de vastes abattoirs modernes à la Villette, le projet d’implantation dans ce quartier périphérique étant lié à l’annexion des communes suburbaines le 1 er janvier 1860. Le décret du 6 avril 1859 prévoit la création conjointe d’abattoirs généraux et d’un marché aux bestiaux à la Villette, pavillons datent de 1845, Rambuteau étant préfet. Pour plus de détails, je renvoie à Pierre LAVEDAN, La question du déplacement de Paris et du transfert des halles au Conseil municipal sous la Monarchie de Juillet, Commission des travaux historiques, Recherches d’Histoire municipale contemporaine, Paris, 1969. 1711 Les abattoirs de Vaugirard entrent en service en 1896 pour les porcs et en 1898 pour les animaux de boucherie (bovins, ovins). A partir 1899, une tuerie spéciale pour les chevaux est installée à Vaugirard (à cause du développement rapide de l’hippophagie à la Belle Epoque). Les Halles centrales sont transférées en 1969 à Rungis. Les abattoirs de la Villette ferment en 1974. 1712 Je renvoie essentiellement à Raoul de PERCIN, Essai historique sur les mandataires aux Halles centrales de Paris, Thèse de Doctorat de Droit, Université de Caen, 1910, 239 p ; Robert FACQUE, Les Halles et les marchés alimentaires de Paris, Recueil Sirey, 1911, 331 p ; Claude PRUDHOMME, La question des halles et le problème actuel du ravitaillement de Paris, Thèse de Doctorat de Droit, Paris, 1927, 221 p. 1713 Annexe 32 : Les intermédiaires de la filière viande. Même si ce schéma date de 1949, la plupart des éléments indiqués existent déjà avant 1914. Henri ROUY, La viande, PUF, 1949, pp 56-57. 1714 Sur la genèse des abattoirs parisiens et notamment sur le processus de centralisation de l’abattage, je renvoie à la thèse récente d’Elisabeth PHILIPP, Approvisionnement de Paris en viande ; entre marchés, abattoirs et entrepôts (1800-1970), Conservatoire National des Arts et Métiers, 2004, pp 133-169. 342 dans le souci d’économiser les frais de transport entre les deux établissements1715. Après 1858, les recettes des abattoirs augmentent. Un décret du 1er août 1864 donne au préfet le pouvoir de statuer sur la fixation des taxes d’abattage en stipulant que le maximum serait de 0,015 F par kilo de viande et de 0,02 F dans le cas d’emprunt ou de concession 1716. Par ailleurs, il faut noter que « l’exten sion de Paris en 1860 double le nombre des abattoirs par l’adjonction de ceux des Batignolles (impasse Chalabre et gare de marchandise), de La Villette (…) et de Belleville (rues Rébeval et de l’Atlas), abattoirs à porcs de la rue des Fourneaux (rues Mizon et Brown-Séquart) et de la rue de Château-Landon (emplacement du collège Colbert)1717 ». Les deux abattoirs réservés aux porcs remontant à la monarchie de Juillet, l’annexion de 1860 ne fait entrer dans Paris que trois abattoirs, ceux des Batignolles, de Belleville et de La Villette (rue Curial). Selon Bernard Garnier, il s’agit de « trois petits abattoirs communaux où on égorge aussi bien des porcs que des animaux de boucherie1718 ». Comme le souligne Jean Favier, « une nouvelle concentration devient nécessaire, que réalise la création en 1865 des abattoirs généraux de la Villette, ouverts en 1867 à côté du marché aux bestiaux1719». Dès que les nouveaux échaudoirs de la Villette sont disponibles en janvier 1867, la Ville de Paris supprime les abattoirs de Rochechouart (Montmartre) et de Ménilmontant (Popincourt), celui du Roule ayant déjà été fermé auparavant1720. Les deux abattoirs de la rive gauche connaissent un certain sursis : l’abattoir de Grenelle, dont la fermeture est décidée par une délibération du 27 juillet 1887, ferme à la fin du XIXe siècle1721 ; l’abattoir de Villejuif se tourne vers l’abattage des chevaux après 1870, avant d’être remplacé par l’abattoir de Vaugirard entre 1899 et 1904 1722. Dans une enquête de 1893, l’Office du Travail indique qu’il y a encore 8 chevillards à Villejuif, avec 25-30 ouvriers (en ne tenant pas compte des hippophagiques), 43 chevillards à Grenelle (avec 100-120 ouvriers) et 253 chevillards à la Villette (avec 1000 ouvriers)1723. La fermeture de l’abattoir de Belleville est décidée dans une délibération du 15 juillet 1715 Alfred des CILLEULS, op. cit., p 322. 1716 Ibid., p 240. 1717 Alfred FIERRO, Histoire et dictionnaire de Paris, Robert Laffont, 1996, p 661. 1718 Bernard GARNIER, op. cit., p 595. 1719 Jean FAVIER, op. cit., p 599. 1720 Alfred des CILLEULS, op. cit., p 322. 1721 L’abattoir de Grenelle « reprit une vie éphémère avec une occupation artistique » dans le cadre de l’Exposition Universelle de 1900. Un compte-rendu de l’exposition est publié sous le titre « Les artistes aux abattoirs » dans les Annales politiques et littéraires du 8 août 1900. André GRAVEREAU, op. cit., p 80. Lucien Lambeau note à propos des abattoirs de Grenelle : « Désaffectés comme conséquence de la construction d’un abattoir unique sur la rive gauche, l’emplacement qu’ils occupaient fut loti en vertu d’une délibération du Conseil municipal de Paris, du 27 décembre 1900, comportant également l’ouverture de voies nouvelles en cet endroit ». Lucien LAMBEAU, Histoire des communes annexées à Paris en 1859 : Grenelle, Paris, E. Leroux, 1914, p 31. 1722 Selon Pierre Couperie, les abattoirs de Ménilmontant, de Montmartre et du Roule sont détruits en 1868. L’abattoir de Grenelle est détruit à la fin du XIX e siècle et celui de Villejuif en 1904. Pierre COUPERIE, Paris au fil du temps : Atlas historique d’urbanisme et d’architecture , Ecole Pratique des Hautes Etudes Historiques, Editions Cuénot, 1968, p 103. 1723 Office du Travail, La petite industrie (salaires et durée du travail), tome 1 : l’alimentation à Paris , Imprimerie nationale, 1893, p 203. 343 1872 et celle de l’abattoir des Batignolles dans une délibération du 31 juillet 18731724. L’abattoir aux porcs de Château-Landon a dû fermer après 1867. Quant à l’abattoir aux porcs des Fourneaux, dont la fermeture est décidée dans une délibération du 27 juillet 1887, il subsiste jusqu’en 1902. Bernard Garnier confirme qu’ il « faut attendre la mise en service de la tuerie de Vaugirard, 1896 pour les porcs et 1898 pour les animaux de boucherie, pour que disparaissent les Fourneaux, Grenelle et Villejuif1725 ». L’annexion des communes suburbaines en 1860 est lourde de conséquences sur le régime de la boucherie en banlieue, car tout d’abord elle « provoque la fermeture d’un nouveau contingent de tueries particulières1726 ». En effet, les bouchers des communes annexées doivent maintenant se plier aux règlements applicables à la capitale, notamment en matière d’abattage. Pour Jeanne Gaillard, l’annexion de la banlieue, en « supprimant le privilège des banlieusards en matière d’octroi », renforce « l’alignement de la capitale sur la province en matière de politique alimentaire1727 ». D’un point de vue urbanistique, l’implantation des abattoirs et du marché aux bestiaux à La Villette participe à la vaste réorganisation des quartiers de la capitale, dont l’annexion de 1860 n’est qu’une étape. Les plans et le style monumental choisis pour construire les abattoirs de La Villette participent bien sûr à l’urbanisme moderne, clair et aéré cher aux architectes hygiénistes du Second Empire. Très vite, La Villette va devenir le modèle d’abattoir type « qui inspira, non seulement les constructeurs de ces ensembles en France, mais aussi à l’étranger 1728 ». Les travaux ont été menés par Louis-Adolphe Janvier et Jules de Mérindol, « sous le contrôle du conseil d’ architecture dirigé par Baltard1729 ». Ils ont du être particulièrement coûteux si l’on se fie à ce témoignage du préfet Haussmann dans ses Mémoires : « Je ne dois pas oublier de dire que les millions qu’il coûta furent compensés, dans une très large mesure, par le prix de vente ou la valeur d’emploi des terrains, mieux situés, des anciens abattoirs qu’il remplaça 1730 ». Les abattoirs généraux de La Villette occupent 20 hectares. « Au moment se son ouverture, l’abattoir pouvait recevoir dans ses étables et dans ses cours 1 360 têtes de gros bétail, 1 950 veaux, 3 900 moutons et 3 240 porcs. Il comptait 151 échaudoirs et 23 ateliers d’abatage ; un abattoir spécial à porcs y fut établi en 18741731 ». En 1900, Gaston Cadoux dénombre 209 échaudoirs et huit cases de brûloir pour les porcs, et il distingue trois types d’utilisateurs : • les bouchers qui tuent à la Villette et débitent dans leurs étaux : ce sont les anciens « bouchers réguliers », les seuls qui existaient légalement avant 1858. Leur disparition est rapide : ils ne sont plus que 98 en 1881 et seulement 26 en 1899. 1724 Alfred DES CILLEULS, L’administration parisienne sous la III e République, Picard, 1910, p 145. 1725 Bernard GARNIER, op. cit., p 595. 1726 Bernard GARNIER, op. cit., p 595 1727 Jeanne GAILLARD, Paris, la ville (1852-1870), Thèse d’Histoire, Université Paris X, 1975, p 259. 1728 André GRAVEREAU, Chère Villette : histoire d’un quartier de Paris , Oberthur, 1977, p 79. 1729 Danielle CHADYCH et Dominique LEBORGNE, Atlas de Paris : évolution d’un paysage urbain , Parigramme, 1999, p 163. 1730 Hervé MANEGLIER, op. cit., p 216. 1731 Lucien LAMBEAU, Histoire des communes annexées à Paris en 1859 : la Villette, E. Leroux, 1926, p 308. 344 • l’abattage à commission, pour le bouchers le pratique en 1899. • les chevillards, qui achètent les bestiaux vivants et les revendent abattus : ils sont 225 en 1881, 258 en 1890, 290 en 18991732. La Villette devient leur fief. compte des propriétaires de bestiaux : 29 Comment est géré l’abattoir général ? S’agit-il d’un établissement public ou mixte ? Le statut juridique des locaux et des personnels nécessaires au fonctionnement de cette vaste entité est aussi flou que celui des cinq abattoirs créés en 1810. Entre 1858 et 1868, il n’y a plus de syndicat officiel pour gérer les abattoirs. La municipalité a-t-elle repris à son compte toutes les tâches autrefois confiées au Syndicat de la Boucherie de Paris (nettoyage, entretien, contrôles sanitaires, police des abattoirs) ? Le 16 mars 1858, la préfecture de police propose que le traitement des surveillants placeurs de bestiaux dans les abattoirs soit à la charge de la ville de Paris ; 14 000 francs sont demandés à cet effet. Il ne s’agit que d’un exemple parmi tant d’autres. Plonger dans le fonctionnement précis de La Villette supposerait une étude approfondie, qui n’a pas encore été menée. Nous verrons que la société anonyme de « Crédit Régie » a obtenu en 1865 un bail de la Ville de Paris pour l’entretien du marché aux bestiaux, mais nous ne savons pas si cette concession concerne aussi les abattoirs. Il existe également une « Commission administrative de la Boucherie en gros », dont l’activité est mal connue et sur laquelle nous reviendrons plus tard1733. Faute de mieux, nous pouvons utiliser le témoignage d’un contemporain, Maxime du Camp, qui rédige en 1868 une description des nouveaux abattoirs généraux1734. « On compte les animaux lorsqu’ils entrent à l’abattoir, en ayant soin de ne les laisser pénétrer qu’un à un par la grille entr’ouverte. En face de cette grille, au-delà d’une vaste cour pavée, s’étendent trente-deux pavillons séparés en groupes égaux par trois rues perpendiculaires et trois rues transversales qui s’entre-croisent à angle droit ; ces pavillons contiennent des bouveries destinées à abriter les animaux et 123 échaudoirs où on les dépèce lorsqu’ils ont été abattus dans la cour intérieure qui s’allonge au centre de ces constructions. Ces échaudoirs et ces cours sont dallés avec soin, et le terrain, disposé en pente, aboutit à une rigole qui se dégorge dans une bouche d’égout ; partout il y a des fontaines et de l’eau en abondance. Chaque jour, un millier d’ouvriers bouchers, fondeurs, tripiers, fréquentent l’abattoir, et lui donnent une singulière et sinistre animation. Le travail commence, selon les saisons, de quatre à six heures du matin, et se prolonge jusque vers une heure de l’après-midi. A deux heures, les bouchers viennent faire leurs achats aux chevillards ; on appelle ainsi des hommes dont le commerce consiste à acquérir des bestiaux au marché, à les faire abattre et à les vendre, morts et parés, aux marchands détaillants. Tout animal habillé est pendu à une forte cheville en fer, d’où le nom de chevillard. Cent quatre-vingts voitures numérotées, tarées, dont on connaît le poids exact, font le service de l’abattoir aux différents quartiers de la ville. Avant de franchir la grille, elles passent devant le pavillon des employés de l’octroi et s’arrêtent sur une bascule ; on pèse ainsi exactement la quantité de viande qu’elles emportent. Les droits, acquittés immédiatement, sont de 11,0735 centimes par kilogramme ; sur cette somme, 2 centimes sont réservés spécialement pour ce que l’on nomme les droits de l’abattoir. Les frais de 1732 Gaston CADOUX, op. cit., pp 462-463. 1733 Pierre HADDAD, Les chevillards de la Villette : Naissance, vie et mort d’une corporation , Thèse de Doctorat, Paris X, 1995, p 35. 1734 J’ai placé en annexe une gravure de 1861 qui illustre bien les différentes étapes de l’abattage tel qui devait être pratiqué à Paris sous le Second Empire. Annexe 33 : Scènes d’abattoir, gravure de Danjou (1861). 345 construction seront ainsi promptement couverts par cette faible surtaxe1735 ». L’abattoir général de La Villette a été créé pour les besoins de la capitale mais il répond aussi largement à ceux de la banlieue. Nous avons vu que l’ordonnance du 23 décembre 1846 envisageait une situation nouvelle, que Paris puisse être excédentaire en viande, et donnait la possibilité aux chevillards de faire « des envois à l’extérieur en franchise des droits d’octroi, à la charge de justifier à la sortie de Paris des quantités par eux déclarées ». Ce régime d’entrepôt « sera étendu aux particuliers par le décret du 24 février 1858 et il est applicable aux abattoirs de La Villette quand ceux-ci commencent à fonctionner en 18671736 ». La Villette doit disposer d’un entrepôt à viande pour assurer cette fonction redistributrice. Jeanne Gaillard rappelle que la Compagnie des Entrepôts et Magasins Généraux des frères Pereire s’intéresse aux produits dont le stockage est aisé, comme le sucre, où les profits sont faciles à réaliser. Mais la viande, produit de consommation courante comme le vin, qui passe par l’entrepôt pour éviter l’octroi, pose des problèmes particuliers de stockage et de conservation. Dès 1867, les abattoirs de La Villette, qui ont statut d’entrepôt, « fournissent de viande de bœuf Paris et les campagnes de la région parisienne où la consommation de la viande de boucherie est trop réduite pour justifier un abattage régulier du gros bétail ». C’est oublier un peu vite la survivance des tueries particulières dans les communes rurales de la Seine et de la Seine-et-Oise. « En dotant le marché et les abattoirs de La Villette du statut d’entrepôt, les pouvoirs publics ont sciemment favorisé le rôle régional joué par la capitale. Pour des raisons d’ordre public d’abord : la franchise encourage les arrivages, Paris est largement ravitaillé et la concurrence fait baisser les prix – pour des raisons industrielles d’autre part : les sous-produits de l’abattage, suif, noir animal 1737, peaux fraîches, sont des matières de première importance pour le commerce et l’industrie parisiennes. Leur collecte deviendrait onéreuse, leur conservation serait difficile si Paris cessait d’être un centre régional d’abattage 1738 ». La viande étant une denrée de première nécessité, le préfet refuse d’en abandonner le commerce à une compagnie privée : l’entrepôt des viandes de La Villette est soumis au régime municipal, tout comme le grenier d’abondance pour les céréales. b) Les différents intermédiaires commerciaux (facteurs, mandataires, commissionnaires et chevillards) sont-ils utiles ou nuisibles ? Pour stimuler la concurrence entre les divers professionnels chargés de l’approvisionnement alimentaire de la capitale, l’Etat maintient une fiscalité différente pour les marchands sédentaires et ceux des Halles. Jeanne Gaillard résume bien ce choix : « Les droits de marché perçus aux Halles sont inférieurs aux droits d’octroi ; ainsi l’a voulu la Seconde République quand elle a décidé de faire payer aux denrées l’entrée de Paris ; son objectif : ne pas détourner les arrivages des Halles centrales mais au contraire les favoriser. Le Second Empire a lui aussi conservé le décalage entre les droits d’octroi et de marché à des 1735 Maxime DU CAMP, op. cit., p 311. 1736 Jeanne GAILLARD, Paris, la ville (1852-1870), Thèse d’Histoire, Université Paris X, 1975, pp 235-236. 1737 Le noir animal est utilisé par les raffineries de sucre. 1738 Jeanne GAILLARD, op. cit., p 512. 346 fins analogues1739 ». La vente en gros des viandes à la criée est autorisée aux Halles centrales de Paris depuis 1849, mais les bâtiments accueillant les marchands remontent au Premier Empire – pour les bouchers, il s’agit du marché des Prouvaires. Dans le cadre des travaux hygiénistes d’urbanisme et d’embellissement de la ville du baron Haussmann, préfet de la Seine (18531870), le Second Empire va entièrement réaménager le quartier des Halles centrales. De 1854 à 1874, Baltard édifie sur le même modèle dix pavillons, « qui suscitèrent l’admiration des contemporains ». Les Halles de Baltard – 12 pavillons ont été construits sur les 14 prévus – connurent « un immense succès et furent copiées aussi bien en France, où l’on érigea 400 édifices similaires, qu’à l’étranger. A Paris, une quarantaine de marchés couverts s’en inspirèrent, mais la plupart ont été démolis1740… ». Dans les années 1860 et 1870, l’activité des marchés de quartier augmente notablement. Paris compte 21 marchés municipaux en 1870. En 1869, la foire au lard, la seule foire d’Ancien Régime qui a survécu à la Révolution, est transférée boulevard Richard Lenoir pour devenir la foire aux jambons1741. J’ai placé en annexe un plan des pavillons des Halles centrales1742. Aux Halles centrales, le pavillon de la boucherie (pavillon n°3) a été ouvert en 18681869, en même temps que celui des fruits et légumes1743. Le pavillon n°3 est divisé en deux parties, l’une réservée à la vente en gros et l’autre à la vente au détail. Dans un article de 1868, Maxime du Camp assure que la criée produit d’excellents résultats et « elle augmente d’importance tous les jours ; en 1858, les transactions s’opéraient sur 10 millions de kilogrammes de viande, et en 1867 ce chiffre avait plus que doublé, puisqu’il s’est élevé à celui de 20 310 308 kilogrammes1744 ». Les étaux de boucherie sont loués 3 francs par jour1745. Les resserres sont louées 5 centimes par jour et par mètre superficiel1746. Dans Le ventre de Paris, Emile Zola décrit en 1873 l’atmosphère si pittoresque qui règne autour des Halles centrales, avec par exemple les « marchands d’arlequins » – ou « bijoutiers » – qui vendent des résidus ramassés dans les déchets des grandes tables, pratique déjà présente sous l’Ancien Régime avec la vente des reliefs des tables nobles. Quant à la verdeur du vocabulaire des marchandes des Halles, la célébrité du Catéchisme poissard parle d’elle-même. Les Halles centrales fonctionnent surtout grâce aux expéditions de viande des bouchers abattants de province. Mais quel régime doit être appliqué aux professionnels chargés de vendre à commission les biens expédiés, sachant que la confiance doit être assurée si l’on veut que l’approvisionnement de Paris soit abondant ? Nous retrouvons ici notre débat entre liberté et réglementation. L’Etat doit-il intervenir pour encadrer de près les facteurs à la criée et fixer arbitrairement leurs tarifs ? Est-il préférable de laisser le marché libre, en ne 1739 Ibid., p 260. 1740 Danielle CHADYCH et Dominique LEBORGNE, op. cit., p 162. 1741 Robert FACQUE, Les Halles et les marchés alimentaires de Paris, Recueil Sirey, 1911, p 70. 1742 Annexe 34 : Plan des Halles centrales de Paris en 1910. Raoul de PERCIN, Essai historique sur les mandataires aux halles centrales de Paris, Thèse de Droit, Caen, 1910, p 123. 1743 Le pavillon n°11 (la Vallée) est celui réservé à la volaille et au gibier. 1744 Maxime DU CAMP, « L’alimentation de Pa ris », La revue des deux mondes, 15 mai 1868, p 316. 1745 Pour comparaison, les comptoirs de la marée sont loués 1,25 F par jour, ceux du poisson d’eau douce 1,50 F, ceux de la volaille 1 F, ceux de la verdure 75 centimes et ceux des huîtres 20 centimes par jour. 1746 Maxime DU CAMP, « L’alimentation de Paris », La revue des deux mondes, 15 juin 1868, p 893. 347 fixant aucune limite aux marges commerciales des intermédiaires ? Les abus des intermédiaires (le scandale de la Vallée éclate en 1875 autour des marchands à la volaille) ne risquent-ils pas de tuer la confiance des expéditeurs de province et de nuire au bon approvisionnement de la capitale ? Toutes ces questions se posent dès le Second Empire mais ne trouveront que très progressivement des réponses, selon les priorités politiques de l’autorité régulatrice. L’une des particularités des Halles centrales de Paris est que deux types d’intermédiaires commerciaux différents s’y côtoient : les facteurs à la criée et les mandataires1747. La confusion qui a régné entre les deux intermédiaires commerciaux a mis longtemps à être éclaircie. Si un décret du 28 janvier 1878 et une loi du 11 juin 1896 vont permettre de préciser les attributions de chacun, le débat entre le statut des facteurs (profession réglementée) et celui des mandataires (intermédiaire libre) commence entre 1854 et 1858 quand apparaissent les premiers mandataires en fruits et légumes, soumis à aucune réglementation car ces aliments occupent un rôle mineur dans l’alimentation populaire – ce qui n’est pas le cas du pain et de la viande. Le préfet de police de Paris a tenté de soumettre les mandataires à l’obligation de vendre leurs marchandises dans les Halles, pour les astreindre à payer les droits de marché. Mais, par un décret du 10 octobre 1859, le gouvernement désavoue le préfet de police, favorable à la réglementation, pour attribuer au préfet de la Seine, favorable à la liberté, la fixation des tarifs, de l’assiette et la perception des droits de marché. Le préfet de police conserve néanmoins le maintien du bon ordre dans les Halles et le contrôle de la salubrité des denrées et de la loyauté des transactions. Le décret du 10 octobre 1859 ne réussit pas à mettre fin à la rivalité entre les deux préfets car chacun revendique la nomination des agents préposés au contrôle des ventes à la criée1748. Le 27 décembre 1859, le ministre de l’Intérieur Billault tranche en faveur du préfet de police sur ce point précis1749. Un long débat débute alors entre le préfet de la Seine et le préfet de police pour savoir quel est le meilleur système pour les Halles de Paris : les facteurs (la réglementation, la criée obligatoire) ou les mandataires (la liberté du négoce, la vente à l’amiable) ? En 1866, une loi établit la liberté du courtage et les agriculteurs soutiennent la quête de liberté des mandataires. Le débat rebondit en janvier 1868 car le Conseil municipal de Paris émet le vœu que le service des Halles et marchés soit remis en entier à la préfecture de la Seine. Par ailleurs, une question importante reste en suspens : comment distribuer les places de facteurs aux Halles ? En 1869, la sous-commission de l’Enquête agricole réclame la suppression du factorat, car il constitue une entrave inutile à la liberté des transactions. La sous-commission propose des ventes à la criée facultatives, confiées à des courtiers selon la loi du 18 juillet 1866. La commission supérieure de l’Enquête agricole, encore plus libérale, 1747 Jeanne Gaillard explique bien la différence entre les deux statuts et est frappée « de constater à quel point la force d’une tradition nourrie du souvenir des accapareurs et de la vie chère reste vivace au milieu du XIX e siècle. Cette force se mesure à l’organisation des Halles que caractérise sous le Second Empire le maintien d’une centralisation absurde mais indispensable à la surveillance des denrées ». Jeanne GAILLARD, op. cit., p 260. 1748 Sur les limites de l’efficacité du décret du 10 octobre 1859, on peut consulter les détails fournis par Raoul de PERCIN, Essai historique sur les mandataires aux Halles centrales de Paris, Thèse pour le Doctorat de Droit, Université de Caen, 1910, p 40. 1749 Robert FACQUE, Les Halles et les marchés alimentaires de Paris, Recueil Sirey, 1911, p 58. 348 propose des ventes à la criée facultatives, sans intervention d’un officier public 1750. Une délibération du Conseil municipal du 30 décembre 1873 tranche provisoirement le débat sur les facteurs et souhaite l’institution d’un marché libre. Le ministre des finances forme en 1875 une commission sur la question du factorat1751. Le contexte du procès de la Vallée (concernant les fraudes et les abus des commis des facteurs aux volailles et au gibier), qui débute en avril 1875, constitue un lourd handicap pour les défenseurs du factorat1752. Un décret du 28 janvier 1878 vient clarifier légèrement la répartition des droits et des devoirs des facteurs et des mandataires mais l’article 9 est contradictoire car il affirme que « les facteurs ne peuvent dans aucun cas et sous aucun prétexte faire soit directement soit indirectement, le commerce des denrées qu’ils ont charge de vendre » et le paragraphe suivant assure que les facteurs « ne peuvent à quelque titre que ce soit, sinon, comme commissionnaire ou représentant des producteurs, être intéressés aux ventes où ils opèrent officiellement1753 ». Le facteur possède donc une double personnalité ! Quand il dirige la criée, il est « facteur officiel », tel un commissaire priseur au-dessus de tout soupçon et de toute partialité. Mais le reste du temps, le facteur peut pratiquer avec toute la liberté possible les activités d’un mandataire, d’un commissionnaire, sans aucun contrôle spécial. Cela revient à dire qu’un facteur possède une double casquette alors que le mandataire n’en possède qu’une. Ce système rappelle le statut actuel des notaires. En matière de transactions immobilières, le notaire, agent ministériel, possède un privilège, celui d’authentifier officiellement les ventes de biens immobiliers, action qu’une simple agence immobilière ne peut pratiquer. Par contre, le notaire peut tout à fait se livrer à l’activité des agents immobiliers. Tel le facteur, le notaire peut avoir deux rôles, alors que les mandataires comme les agents immobiliers se contentent d’être des intermédiaires libres qui ne disposent d’aucune parcelle d’autorité publique. Le débat sur les lacunes du statut de facteur est relancé dès 1878 par le député Cluseret dans La Lanterne : il dénonce notamment les faux procès-verbaux dressés par les facteurs1754. Le rapport Foussier de 1891 mentionne les abus, les fraudes des facteurs et les plaintes adressées contre le système1755. En 1889, en réaction au projet de Cluseret, le Conseil municipal forme une commission pour réformer le décret de 1878. Le député Mesureur, représentant la vision municipale, se déclare favorable à un élargissement des pouvoirs du préfet de la Seine, alors que le groupe agricole de la Chambre des députés soutient le préfet de 1750 Robert FACQUE, op. cit., p 64. 1751 Ibid., p 66. 1752 Pour plus de détails sur ce procès, qui est à l’origine du décret de 1878 et de la loi du 11 juin 1896, nous renvoyons à l’article d’Antoine de RAYMOND, « Le procès de la Vallée », mis en ligne le 6 octobre 2003 sur le site http://www.melissa.ens-cachan.fr. Ces aspects sont repris dans un autre article d’Antoine de RAYMOND, « La construction d’un marché national des fruits et légumes : entre économie, espace et droit (1896-1995) », Genèses, n°56, septembre 2004, p 28-50. Sur les conséquences du procès de la Vallée, on peut aussi consulter Raoul de PERCIN, op. cit., p 43-45. 1753 Robert FACQUE, op. cit., p 73. 1754 Les articles de Cluseret sont virulents et pittoresques. Il dénonce par exemple « l’imbécillité toute macmahonnienne du décret de 1878 » ou encore « le secret professionnel du rond de cuir vis-à-vis du représentant du peuple accomplissant son mandat » (car l’inspecteur des Halles et la préfecture de police refusent de l’aider dans son enquête). Plusieurs articles de La Lanterne de mars 1890 sont disponibles aux Archives de la préfecture de police de Paris, DA 672. 1755 Robert FACQUE, op. cit., p 182. 349 police. C’est finalement une solution transactionnelle qui est adoptée en 1895 : le préfet de la Seine conserve la perception des taxes aux Halles mais le préfet de police garde davantage d’attributions car c’est lui qui répartit les places aux vendeurs et contrôle les agents du commerce1756. Concernant le régime du factorat aux Halles, c’est la loi du 16 juin 1896 qui vient clarifier nettement le statut des mandataires et des facteurs et qui met en place diverses mesures pour contrôler la fidélité des ventes : livre à souches, frais tarifés (pour la manutention, le transport, les droits de garde et de découpage), frais accessoires (correspondance, mandats, timbres), bonne tenue des registres et communication des livres de compte aux deux préfectures1757. Le système est réformé par un décret du 8 octobre 1907, par lequel les cours de la viande en gros sont établis par une commission formée de trois mandataires et d’un inspecteur principal de la préfecture de police 1758. En 1925, le législateur ajoute de nouvelles compétences professionnelles (en droit commercial par exemple), en plus des conditions d’honorabilité et de bonne moralité exigées depuis 1896, pour l’attribution des postes de mandataires. Notons que dans les années 1920, la valeur des postes de mandataire aux Halles est assez élevée, variant de 200 000 francs à plus d’un million. Les enjeux du débat entre facteurs et mandataires ne sont plus les mêmes à la Belle Epoque que sous le Second Empire car la criée, devenue facultative depuis 1878, ne représente plus qu’une part minime des transactions aux Halles centrales. Il n’y a guère que pour le secteur des BOF (beurre, œuf, fromages) que la criée demeure importante avant 1914. Aux Halles de Paris en 1905, 97% des poissons se vendent à l’amiable, tout comme 83% des fruits, 80% des viandes et 56% des volailles1759. La criée a encore moins de succès sur les marchés de réassortiment des abattoirs. En 1909, seulement 14% des viandes sont vendues à la criée à la Villette. Aux abattoirs de Vaugirard, la quasi totalité des viandes sont vendues à l’amiable 1760. Les prix sont sensiblement moins élevés aux Halles qu’aux abattoirs, grâce à la saine concurrence des viandes expédiées de province. En 1914, « sur les 140 ou 150 millions de kilogrammes abattus à la Villette et à Vaugirard, il n’en n’est pas vendu 10 aux Halles centrales, tandis que la province en fournit plus de 45 millions1761 ». Maintenant que la situation – complexe – des intermédiaires est mieux connue aux Halles centrales de Paris, évoquons les autres intermédiaires commerciaux, présents sur les marchés aux bestiaux ou aux abattoirs. Y retrouve-t-on la dualité facteur – mandataire existant aux Halles ? Du côté du marché aux bestiaux, ce sont les commissionnaires en bestiaux qui jouent un rôle central, dès 1867, en relation étroite avec la Régie du marché1762. Les facteurs 1756 Ibid., p 166. 1757 Robert FACQUE, op. cit., p 198-201. Sur le déroulement détaillé des opérations (et les différentes fraudes possibles après 1896), nous renvoyons à Raoul de PERCIN, op. cit., pp 186-199. 1758 Robert FACQUE, op. cit., p 210. 1759 Robert FACQUE, op. cit., p 163. En 1910, pour les viandes, « les ventes ont lieu dans la proportion de 81,6% à l’amiable et 18,4% à la criée ». Raoul de PERCIN, op. cit., p 71. 1760 Robert FACQUE, op. cit., pp 252-255. 1761 Marcel BAUDIER, Le commerce du bétail et de la viande en France, Thèse de Droit, Paris, 1914, p 150. 1762 En 1900, Maurice Talmeyr présente clairement les « commissionnaires » ou facteurs du marché aux bestiaux de la Villette, qui servent d’intermédiaires commerciaux entre le marchand de bestiaux et le chevillard. Maurice TALMEYR, La Cité du Sang, Perrin, 1901, pp 46-47. 350 en bestiaux institués le 26 février 1858 n’ont connu aucun succès. En 1911, Louis Bruneau présente les abus des commissionnaires en bestiaux de la Villette comme une des causes de la cherté de la viande à Paris1763. « Au nombre de 129 (chiffre relevé au 31 décembre 1910), ils forment une corporation puissante, soigneusement fermée, dont les membres, étroitement unis, se sont répartis les ventes suivant les espèces diverses de bétail : il y a 48 commissionnaires en gros bétail, 13 en veaux, 34 en moutons et 34 en porcs. Les ventes faites par leur entremise s’effectuent expressément au comptant et le montant en est adressé, le jour même, par le commissionnaire à son expéditeur, avances et frais déduits ». Ils concentrent « à peu près toutes les opérations effectuées à la Villette » et ont une connaissance fine des cours et des moindres fluctuations, ce qui les placent dans une « situation privilégiée vis-à-vis des producteurs de bétail1764 ». Selon Bruneau, les frais des commissionnaires (rétribution personnelle, frais de débarquement, conduite à l’étable, nourriture, abreuvage pour les veaux, lotissement pour les moutons, droits perçus par la Ville) « n’ont en apparence rien que de très licite », mais en fait, « à côté de ce qu’on voit, il y a ce qu’on ne voit pas, c’est-à-dire les « à-côté » du métier, soigneusement dissimulés aux yeux du profane, et qui, si l’on en croit des personnes bien informées, viendraient fortement grossir le montant de la commission normale ». Il s’agit de fraudes sur les pesées ou sur les frais de nourriture. Louis Bruneau pense que la confiance des expéditeurs serait renforcée si les commissionnaires « se trouvaient assujettis à un contrôle sérieux, analogue à celui qui existe aux Halles centrales pour les mandataires depuis la loi du 11 juin 18961765 ». Dans sa thèse, Marcel Baudier résume bien l’état des débats en 1914 sur une éventuelle réforme du statut des commissionnaires en bestiaux, pour éviter le regrat notamment1766. À partir du témoignage d’un chevillard de la Villette sur l’activité des commissionnaires en bestiaux dans les années 1950 et 1960, il apparaît que chaque commissionnaire était spécialisé dans une province française. L'accès au métier était réglementé et le montant des commissions était strictement fixé. Une partie importante des profits provient des frais de fourrage. Les commissionnaires sont garants du paiement par les chevillards. Les deux principaux dangers pour le commissionnaire sont de ne pas être payé par le chevillard et de ne plus trouver de fournisseur (s'il négocie mal la vente des bêtes qui lui sont expédiées). Le commissionnaire peut tromper le chevillard de différentes façons, en donnant à boire aux bestiaux pour en augmenter le poids, en trichant sur le cru ou sur la provenance de la bête1767... Du côté des abattoirs, une grande nouveauté apparaît en 1878 : l’ouverture d’une criée à la Villette. Certains chevillards de la Villette deviennent alors des « approvisionneurs », avec un statut comparable à celui des mandataires en viandes des Halles. Plus tard, une petite criée sera également installée à l’abattoir de Vaugirard. Les facteurs à la criée de la Villette 1763 Louis Bruneau semble défendre les intérêts du consommateur et du producteur agricole contre tous les intermédiaires nuisibles de la filière viande. 1764 Louis BRUNEAU, « La cherté de la viande et ses causes », La grande revue, n°506, 25 octobre 1911, p 801. 1765 Ibid., pp 802-803. 1766 Marcel BAUDIER, Le commerce du bétail et de la viande en France, Thèse de Droit, Paris, 1914, pp 194196. 1767 Entretiens oraux en 1997 avec Pierre Haddad, ancien chevillard de la Villette, ancien secrétaire général de la Fédération de l’industrie et des commerces en gros des viandes, auteur d’une thèse d’Histoire, Les chevillards de la Villette : Naissance, vie et mort d’une corporation , Thèse de Doctorat, Paris X – Nanterre, 1995, 784 p. 351 sont « autorisés à vendre des viandes qu’ils avaient abattues ou achetées1768 ». Leur activité est donc plus diversifiée que celle des facteurs des Halles, simples intermédiaires commerciaux qui ne peuvent absolument pas abattre de bêtes vivantes. « En 1898 s’était créée la première Chambre syndicale des facteurs commissionnaires et approvisionneurs de la criée de rassortiment des abattoirs de La Villette. En avril 1962, les différentes terminologies furent supprimées et remplacées par : Chambre syndicale des facteurs assermentés à la criée de la Villette. En fait les facteurs assermentés à ces marchés de vente en gros et demi-gros des viandes de boucherie et charcuterie exerçaient les mêmes fonctions que les mandataires aux Halles. Au départ ils n’eurent pas la propriété de leur poste, ne pouvant le vendre ni le transmettre ; plus tard cette mesure fut rapportée, et, quand le Marché d’Intérêt National Paris-La Villette fut mis en place tous les vendeurs de ce marché ainsi que celui des Halles prirent le nom de négociants commissionnaires ». « Dans la cour des abattoirs de La Villette un bâtiment avait été prévu pour la fonte des suifs de boucherie, il ne fut pas utilisé. Les approvisionneurs s’installèrent donc dans ce bâtiment, qui fut agrandi par la construction de chapelles latérales jusqu’au jour où les affaires s’amplifiant il fallut envisager une construction nouvelle sur le même emplacement. En 1930, l’ancien bâtiment disparut et un grand édifice en ciment-armé d’une superficie de 1 622 m² le remplaça ; intérieurement 392 travées réparties en 48 postes constituaient sa salle de vente ». « Les titulaires des postes de la criée de la Villette ne cessèrent de prospérer car comme les Halles centrales ils recevaient des viandes foraines, c’est-à-dire des viandes mortes venant de province. Leurs activités étaient contrôlées par la préfecture de la Seine et la préfecture de police, le montant des ventes de la journée devait être expédié le soir même aux expéditeurs. Ces derniers n’utilisaient pas le virement bancaire et des monceaux de lettres chargés, revêtues de cinq cachets de cire rouge, apportaient en billets dans les provinces le règlement des ventes effectuées à la Villette. Petit à petit, cette façon d’opérer fut remplacée par l’envoi de chèques ou virements bancaires 1769 ». Dans les années 1930, la concurrence de la criée est mal vécue par les chevillards de la Villette car les approvisionneurs peuvent vendre en demi-gros alors que « le chevillard n’a le droit de vendre qu’en gros. A la criée, en revanche, on découpe les viandes et les bouchers peuvent acheter par pièces de sept kilos, en choisissant, bien sûr, les morceaux les plus demandés. C’est un marché en plein développement qui perturbe la vente en gros de la Villette1770 ». André Gravereau indique qu’aussi « paradoxal que cela puisse paraître, une notable partie des viandes provenant des abattages de la Villette étaient transportées et vendues aux Halles centrales, soit dans le pourtour, soit dans les pavillons des Halles. D’après un rapport fait en 1952, le pourcentage de la viande foraine reçue des expéditeurs de province était de 65% pour le pourtour des Halles ; 87,5% pour les pavillons des Halles et pour la Villette 51,5%. Le pourcentage des viandes reçues des abattoirs parisiens était pour le pourtour des Halles de 35%, des pavillons des Halles 12,5% et pour la criée de la Villette qui la recevait toute chaude si l’on peut dire, 48,5%. Cette criée de la Villette prenait chaque année de l’extension. Le chiffre d’affaires de la Villette s’élevait environ à 500 millions de nouveaux 1768 André GRAVEREAU, Chère Villette. Histoire d’un quartier de Paris , Oberthur, 1977, p 92. 1769 Ibid. 1770 Gérard PONTHIEU et Elisabeth PHILIPP, La Villette, les années 30. Un certain âge d’or , Atlas, 1987, p 127. 352 francs1771 ». Même si leur activité est proche, quasi identique, les approvisionneurs de la Villette et les mandataires en viande des Halles n’ont pas exactement le même statut juridique, n’appartiennent pas à la même chambre syndicale et ne bénéficient pas de la même confiance auprès des expéditeurs de province. En 1954, l’annuaire du Syndicat de la Boucherie en Gros de Paris distingue clairement trois syndicats différents : celui des « facteurs assermentés et approvisionneurs de la Villette », celui des « mandataires à la vente en gros des viandes aux Halles centrales de Paris » et celui « des commerçants en viandes de boucherie, porcs et abats en gros et demi-gros du quartier des Halles » (aussi appelé « syndicat du périmètre », dont André Gravereau évoque l’activité sous le terme de « pourtour des Halles »). Le « syndicat du périmètre » regroupe les facteurs ou commissionnaires en gros et demi-gros en boutique, très nombreux autour des Halles (ils sont 450 en 1946 et 670 en 1954). Parmi les facteurs en boutique de 1954, 509 s’occupent des fruits et légumes, 70 des beurres-œufs-fromages, 38 des poissons, 34 des viandes, 11 des volailles-gibier, 10 de la triperie1772… Doit-on classer les « marchands d’aloyaux » parmi les marchands du périmètre ? C’est Hubert Bourgin qui évoque cette curieuse catégorie de bouchers en demi-gros, dénommés « marchands d’aloyaux avoisinant les Halles centrales » dans un annuaire de 18831773. « Massy nous parle, en 1861, d’un échange de morceaux qui avait lieu entre les bouchers des quartiers riches écoulant chez les bouchers des quartiers pauvres les bas morceaux en échange des morceaux de qualité supérieure1774 ; et cette pratique était ancienne1775. Ce fut là l’origine d’une spécialisation qui devint complète par la création d’établissements spéciaux ayant pour objet la vente d’une catégorie spéciale de produits 1776 ». Pour Hubert Bourgin, les « marchands d’aloyaux » forment une branche autonome de la boucherie de détail, tout comme la boucherie hippophagique, « qui a toujours été différenciée et dont l’histoire ne se confond pas avec celle de la boucherie1777 ». Bernard Gravereau nous a expliqué que les mandataires des Halles disposent d’une assise financière bien plus importante que celle des approvisionneurs de la Villette. Entre 1920 et 1970, il existait 5 à 10 gros mandataires aux Halles, riches affaires familiales qui bénéficiaient d’importantes cautions bancaires et d’une certaine solidarité financière avec la Ville de Paris, ce qui explique la confiance quasi absolue dont ils jouissaient auprès des expéditeurs en viande de province. Ces derniers exigeaient souvent une bonne caution bancaire pour les intermédiaires parisiens avec lesquels ils traitaient. Les cautions des facteurs à la criée de la Villette étant plus symboliques, la confiance qu’on leur accordait était moindre. Le dépôt-caution était un pourcentage du chiffre d'affaires ; il pouvait se faire sous forme de caution bancaire ou par des achats de Bons du Trésor ou d'obligations de la Ville de 1771 André GRAVEREAU, op. cit., p 93. 1772 Abbé Maurice BAURIT, Les Halles de Paris des Romains à nos jours, IGC, 1956, p 64. 1773 Annuaire statistique de la ville de Paris, 1883, p 409. 1774 Robert de MASSY, Des halles et marchés et du commerce des objets de consommation à Londres et à Paris, Imprimerie Impériale, 1862, tome II, pp 233-234. 1775 Légalement, ce réassort en demi-gros n’est possible que depuis que la vente à la criée des viandes est autorisée, en mai 1849. 1776 Hubert BOURGIN, « Essai sur une forme d’industrie : l’industr ie de la boucherie à Paris au XIXe siècle », L’année sociologique , 1903-1904, p 100. 1777 Ibid. 353 Paris. De nombreux approvisionneurs de la nom collectif1778. Villette s’étaient constitués en sociétés en Le regard que porte le chevillard Pierre Haddad sur les mandataires des Halles est un peu différent de celui porté par le banquier. Dans les années 1950 et 1960, il y avait une quarantaine de mandataires aux Halles1779. Sur les viandes reçues, ils touchent un ducroire (frais d'intermédiaire), un pourcentage (commission de vente) et facturent des frais de coupe. 1780 L'ensemble de ces droits tourne autour de 3% . Le ducroire, qui existe également pour les commissionnaires agréés et les agents de change, est une prime accordée à l'intermédiaire (le mandataire des Halles), agissant en son nom mais pour le compte d'autrui (le boucher expéditeur), responsable vis-à-vis de son commettant de la solvabilité du client avec lequel il traite, et vis-à-vis du client, de la solvabilité de son commettant. A Paris, les mandataires vendaient des caissettes de viande en provenance des abattoirs de province et même de l’étranger (Angleterre, Hollande, etc.). Avant le développement des transports frigorifiques, les viandes foraines arrivaient par train, dans des wagons réfrigérés à la glace1781. Les mandataires pouvaient vendre leur charge à la personne de leur choix (la transmission de la charge peut donc être héréditaire), chose impossible pour les chevillards (système de liste d'attente et de tirage au sort). Les mandataires employaient des coupeurs (pour découper les carcasses de viande) et des vendeurs, souvent payés à la commission. La fortune du mandataire dépendait des capacités commerciales des vendeurs employés. La place étant limitée, les halles devaient être vidées dans les deux jours. Au moment du transfert des Halles Centrales de Paris à Rungis1782, en 1969-1970, les mandataires sont devenus négociants ; leurs fonds propres sont alors engagés. Les expéditeurs ont mis fin au système de la commission car le pourcentage prélevé était trop élevé. Mal préparés aux transformations des années 1970, au passage de la commission au négoce, certains mandataires ont rapidement disparu après leur installation à Rungis1783. Après le témoignage d’un banquier et d’un chevillard, il est intéressant de confronter le regard porté sur les mandataires par un troisième point de vue, celui d’un boucher 1778 Entretien oral avec Bernard Gravereau le jeudi 24 avril 1997. 1779 En 1956, l’abbé Baurit note qu’il existe 325 mandataires aux Halles centrales de Paris : 69 pour la viande, 75 pour les fruits et légumes, 70 pour la triperie, 69 pour les poissons, 16 pour les œufs et beurre, 6 pour les fromages, 20 pour les huîtres… Abbé Maurice BAURIT, op. cit., p 62. 1780 Selon le témoignage d’un boucher expéditeur, le pourcentage touché par le mandataire s’élevait plutôt à 5% des ventes. Entretien oral avec Louis Plasman le 26 octobre 1996. 1781 Selon le témoignage de Louis Plasman, le transport des veaux forains (carcasses) se faisait avant 1940 dans des bourriches (avec des lattes en bois). Les premiers navires frigorifiques sont apparus vers 1876. En 1912, seulement 0,68% des denrées transportées par voie ferrée en France ont été véhiculées dans des wagons frigorifiques. En France, ce sont des wagons isolés ou isothermes qui sont utilisés et non des wagons réfrigérants (comme le Frigator adopté par la Suède) ou des wagons à glace (comme le système Lutherland mis au point en 1867 à Détroit dans le Michigan). La France compte 200 wagons isothermes en 1914 et 1000 en 1918. A la fin de la guerre, les Américains laissent 1450 wagons de 30 tonnes en France : 1050 sont achetés par le Paris-Orléans, 200 par le Paris-Lyon-Marseille et 200 par la Compagnie d’Etat. P. BARATON, Viande congelée. Exploitation des frigorifiques, Charles Lavauzelle, 1923, pp 157-162. 1782 Le MIN de Rungis ouvre en 1969. Les 12 pavillons de Baltard furent démolis d’août 1971 à janvier 1976. Le pavillon n°8 fut transféré à Nogent-sur-Marne grâce à son maire, Roland Nungesser. Sur le débat du réaménagement du secteur des Halles dans les années 1970, on peut consulter Pierre LAVEDAN, Histoire de l’urbanisme à Paris , Hachette, 1993, pp 681-682. 1783 Entretiens oraux avec Pierre Haddad le 12 janvier 1997, le 1er février 1997, le 28 juin 1997 et le 4 août 1998. 354 expéditeur de province, Louis Plasman (1915-1999), qui a été boucher à SaintBenoit-du-Sault (Indre) entre 1944 et 1949. En tant que boucher expéditeur, Louis Plasman achetait des bêtes à des fermiers, les abattait dans sa tuerie particulière puis expédiait les carcasses aux Halles de Paris, où elles étaient vendues par un mandataire (système de la viande foraine). C'est le mandataire qui détermine le prix de mise en vente des carcasses, selon la demande du jour. Aux Halles, la viande est toujours vendue, même s'il faut la brader: les Halles sont ainsi surnommées « le bazar ». Certes, dès 1910, les mandataires possédaient d'immenses frigos électriques, en sous-sol, la «resserre », pour entreposer la viande invendue. Mais la viande qui sort de la resserre pour être vendue le jour suivant perd 40% de sa valeur1784. Louis Plasman souligne que le mandataire prend peu de risques, car si la viande reste invendue, c'est le boucher expéditeur qui perd sa marchandise, sans dédommagement. Cette situation est bien plus favorable que celle du chevillard. En effet, si une bête achetée par un chevillard se trouve impropre à la consommation ou d'un rendement en viande très faible, il perd de l'argent. La prise de risques est donc plus importante chez les chevillards que chez les mandataires1785. À partir de ces différents témoignages, on perçoit bien l’importance des intermédiaires sur le marché parisien de la viande. Jusqu’en 1858, la logique du système de la caisse de Poissy voulait éviter à tout prix le développement des intermédiaires : chevillards, facteurs à la criée, mandataires en viande, commissionnaires en bestiaux… Dès 1849, la vente des viandes à la criée est autorisée aux Halles. A partir de 1858-1867, les chevillards obtiennent un statut officiel, tout comme les commissionnaires en bestiaux. Une criée ouvre à la Villette en 1878… Progressivement, tout un système complexe se met en place. Entre 1880 et 1970, l’organisation de l’approvisionnement en viande de Paris est restée relativement stable, tout comme la géographie des abattoirs et des marchés, qui compte alors trois pôles principaux : la Villette, Vaugirard et les Halles de Paris. Ce qui est frappant, c’est que toute la filière (exception faite des mandataires des Halles) est restée très artisanale, c’est-à-dire qu’il n’y a pas eu de concentration capitaliste. Aucune grande société n’a été créée pour s’assurer le monopole d’un secteur d’activité, qu’il s’agisse du négoce des bestiaux ou des carcasses, de l’abattage, du crédit, du transport ou de la vente au détail… Il faudrait s’interroger sur une telle absence de concentration. Les projets n’ont pourtant pas manqué dans les années 1860, suite à la proclamation de la liberté du commerce. Ainsi, en 1862, L. Girard dépose à la préfecture de la Seine un projet de création d’une « factorerie impériale ou centrale pour l’approvisionnement de Paris en bestiaux et en viande ». Voici comment Girard présente son projet : « La factorerie centrale que nous proposons n’est pas une factorerie ordinaire : elle agit d’abord sur un chiffre d’affaires beaucoup plus considérable ; elle peut, ensuite, faire subir aux produits une transformation qui lui permet de vendre la viande abattue, si elle ne peut la vendre sur pied. Notre factorerie n’est pas non plus formée par la réunion de facteurs. C’est une factorerie opérant à commission fixe, s’interdisant toute spéculation, et par suite, n’ayant aucun intérêt à produire une abondance ou une rareté factice. La surveillance dont elle sera l’objet, rendra, du reste, impossible toute opération non régulière. Les ventes s’opéreront aux enchères publiques, à la criée, le prix du bétail et celui de la viande étant fixé en toute connaissance de cause, par la 1784 Le premier frigorifique pour les viandes a été installé entre 1905 et 1910 dans le sous-sol du pavillon n°3 des Halles Centrales de Paris (pavillon de la vente au détail de la boucherie, charcuterie et triperie). 1785 Entretien oral avec Louis Plasman le 26 octobre 1996. 355 seule force de la concurrence publique et le jeu naturel des intérêts. Ce mode de vente a été vainement tenté par les facteurs actuels1786… ». Pour concurrencer réellement les profits et les spéculations des chevillards, rendus responsables de la cherté des viandes, L. Girard propose donc de créer une Société Anonyme puissante, dont « la nomination du directeur et du président pourra au besoin être réservée soit au gouvernement, soit à la ville », et qui sera un intermédiaire sérieux et unique entre l’éleveur de province et le boucher détaillant parisien. Tout risque de monopole est écarté car « la factorerie centrale vend seule, pour le compte du producteur, mais elle vend en concurrence avec les commissionnaires qui subsistent comme par le passé1787 ». Pourtant, un peu plus loin, l’auteur réclame la suppression des 18 facteurs aux bestiaux au bénéfice de la puissance factorerie centrale. Vu qu’en 1862 la Villette ne fonctionne pas encore, L. Girard propose de créer un marché unique de bestiaux et un vaste abattoir central sur les terrains de Ménilmontant et de « transformer les abattoirs actuels en marchés d’arrondissement abondamment pourvus de toutes les denrées alimentaires ». Le projet signale également l’utilité « d’instituer une caisse de payement facultative pour la facilité des transactions », spectre de la caisse de Poissy. Enfin, une concession étant réclamée pour le marché aux bestiaux et les abattoirs centraux, Girard rassure le préfet de la Seine en promettant qu’à « l’expiration de ladite concession, nous abandonnerons à la ville les plus beaux établissements du monde et l’organisation la plus rationnelle pour l’approvisionnement et l’alimentation d’une grande capitale 1788 ». Cet ambitieux projet a du être rapidement rejeté par les pouvoirs publics car il n’a connu aucun début d’application et ne laisse aucune autre trace dans les archives. Après l’ouverture de la Villette en 1867, un second projet est lancé : il s’agit des « Comptoirs généraux de la Boucherie », société anonyme au capital social de dix millions de francs, ayant son siège social au 39 rue de Richelieu, qui dépose ses statuts et sa déclaration constitutive en 1869 devant Me Robin, notaire à Paris. Ce projet ressemble fortement au projet Girard de 1862. L’administrateur-directeur, Franck Latruffe, propose de supprimer les intermédiaires onéreux qui pèsent sur le prix de la viande, en réalisant directement des achats de bestiaux auprès des éleveurs français et étrangers, en vendant des bêtes vivantes sur le marché de la Villette ou sur les autres marchés de province, en vendant « au détail de ces mêmes animaux abattus, directement aux consommateurs, dans des étaux spéciaux, établis sur les différents quartiers de la capitale », et en vendant « à l’étiquette » des viandes abattues, « depuis un demi-kilogramme jusqu’à quatre kilogrammes, dans les différents quartiers de la capitale1789 ». Le projet est encore une fois très ambitieux, pour ne pas dire utopique, surtout quand on sait l’échec des boucheries coopératives d’Henri Cernuschi en 1862. La société souhaite installer un réseau dense d’acheteurs sur tout le territoire français, avec des agences spéciales dans les 55 départements qui concourent à l’approvisionnement de la capitale. « Toutes ces agences particulières relèvent immédiatement de la direction centrale de la Société qui leur transmet ses ordres et surveille leurs opérations. De cet accord doit se 1786 Projet Girard relatif à la création d’une factorerie impériale ou centrale pour l’approvisionnement de Paris en bestiaux et en viande, 1862, pp 11-12. Archives de Paris, V2F4/54. 1787 Ibid., p 13. 1788 Ibid., p 15. 1789 Statuts des Comptoirs Généraux de la Boucherie, 1869, p 2. Archives de la Préfecture de police de Paris, DB 400. 356 produire une exacte régularité, non seulement dans les achats, mais encore dans la fixité des prix. Ainsi, avec une pareille organisation, la Société viendra en aide aux producteurs, aux éleveurs et même aux simples métayers, en leur achetant les bestiaux sur le lieu même de la production, tout en contribuant à l’approvisionnement de la capitale dont elle aura, en quelque sorte, le monopole1790 ». Franck Latruffe assure à la fois des profits substantiels aux actionnaires souscripteurs de la société (un bénéfice annuel de 8 750 00 F est attendu) et une baisse des prix salutaire pour le consommateur1791 ! Le projet a du connaître un début de réalisation, mais la société fait faillite en 18751792. Franck Latruffe ne semble pas avoir été un personnage très honnête. Dans un rapport de 1872 du député Daussel, membre de la commission des marchés1793, sur l’approvisionnement de Paris en bestiaux avant le siège de 1870, on apprend que Latruffe est un ancien lieutenant de gendarmerie à Loches, qui a démissionné en 1868 suite à un conflit survenu dans un banquet de comice agricole entre lui et plusieurs habitants. Il monte à Paris, devient rédacteur au Moniteur de la gendarmerie, puis fonde les Comptoirs Généraux de la Boucherie. Le 23 août 1870, le ministre de l’agriculture lui commande pour « autant de bœufs qu'il pourra en livrer». Latruffe achète presque tous les bœufs sur le marché de la Villette, ce qui, « pour cette période est une faute, car l'objet même de ces contrats est d'approvisionner Paris en viande venant de province pour résister en cas de siège ». De plus, Latruffe fraude au niveau de l’apposition des marques sur les bestiaux. Selon une lettre du ministre au ministère public, « il aurait fait apposer sa marque à côté de celle appartenant à l'approvisionnement et à l'aide de ce procédé, il aurait fait passer sur la bascule des animaux déjà pesés et reçus pour le compte de l'Etat. Il aurait en second lieu substitué ou fait substitué sa marque à celle des divers bouchers sur des bœufs leur appartenant pour en opérer le détournement ». Bref, Latruffe a cumulé les opérations frauduleuses. A cause de la disparition des pièces de l’affaire dans l’incendie du Palais de Justice pendant la Commune et de la difficulté de retrouver les témoins, il a bénéficié d’un non-lieu 1794. Daussel conclut ainsi son rapport : « Il n'en reste pas moi ns que ce marché est un de ceux contre lesquels l'opinion publique s'est le plus énergiquement prononcée et les antécédents du personnage ne justifient que trop les appréciations défavorables ». Emprisonné pour une autre affaire, Latruffe a « disparu dans la nature » après sa sortie de prison1795. La composition du conseil d’administration des Comptoirs généraux était à la fois prestigieuse et hétéroclite. Autour du fondateur et directeur, Franck Latruffe, propriétaire1790 Ibid., pp 3-4. 1791 Une souscription publique de 20 000 actions de 500 F est ouverte du 28 octobre au 4 novembre 1869. Elle peut se faire au siège social de la société (39 rue de Richelieu), au Crédit rural de France (5 rue Scribe) ou dans toutes les succursales de la Banque de France, au compte du Crédit rural de France. 1792 MONCHARVILLE (syndic de la liquidation), Faillite de la SA des comptoirs généraux de la boucherie, 1er février 1875, Walder, 1875. BNF, 4° FM 7641. 1793 Il s’agit de marchés passés entre le ministre de l’agriculture et des marchand de bestiaux pour l’approvisionnement de Paris en cas de siège. Latruffe est un de ces marchands de bestiaux. 1794 DAUSSEL (Assemblée Nationale), Rapport de la commission des marchés sur l’approvisionnement de Paris avant le siège. Journal Officiel du 13 novembre 1872 (publication de l’annexe n°1371 de la séance du 29 juillet 1872). 1795 Nous remercions Helène Lemesle, qui prépare une thèse de Doctorat d’Histoire à Paris X – Nanterre sous la direction de Michel Lescure sur les marchés passés entre l’Etat et des entrepreneurs pendant et après la guerre de 1870. C’est elle qui nous a communiqué le rapport Daussel de 1872. 357 agronome, on trouve Pierre Benoît DauzatDembarrère, ancien député, membre du Conseil général d’Agriculture, directeur de la ferme-école de Vizens, comme Président 1796, et le baron Cochin, agriculteur, membre du Comice agricole de Seine-et-Oise, ancien conseiller d’arrondissement de Corbeil, comme vice-président. Les autres membres du conseil d’administration sont le comte de Dax, ancien membre du Conseil du gouvernement de l’Algérie, des propriétaires-éleveurs (le prince Antoine Galitzin et le vicomte Charles Ordener), des propriétaires (le comte de Montmort et le commandant O. Oudart) et Mathurin Couder, président de la Chambre syndicale de la Boucherie de Paris, dont la présence ici va entraîner un procès. Le conseil judiciaire compte un notaire (Me Robin), un avocat à la Cour impériale (Emile Durier) et un docteur en droit (Bacqua de Labarthe). Le docteur Lelièvre est membre du Conseil d’hygiène. En octobre 1869, des affiches annoncent la création de la Société anonyme des « Comptoirs généraux de la Boucherie » et les bouchers apprennent que Couder est membre du conseil d’administration. Le 5 novembre 1869, la Chambre syndicale de la Boucherie se réunit et vote la déchéance du président Couder. Mais Couder refuse de restituer les registres, pièces et valeurs du syndicat. Les bouchers attaquent alors leur ancien président devant le tribunal civil de la Seine, qui condamne le lucre de Couder. En tant qu’administrateur des Comptoirs généraux, il cumule son traitement, 15% des bénéfices à partager entre les membres du conseil d’administration, 10 000 F d’actions de la société, la vente de deux étaux de boucherie (60 000 F) et les chances de bénéfices jusqu’à la fin des deux baux (50 000 F). Le tribunal civil de la Seine confirme que Couder ne peut plus être président de la Chambre syndicale et qu’il devra restituer les registres, documents et deniers 1797. L’appât du gain d’une part des bouchers n’est décidément pas légendaire… Puisque nous évoquons le thème des intermédiaires « nuisibles », qui sont souvent rendus responsables de la cherté de la viande, nous ne pouvons pas passer sous silence les reproches adressés aux chevillards1798. Dans un ouvrage de 1889, Jules Le Conte dénonce leurs pratiques frauduleuses (notamment le regrat) et leurs divers moyens pour dominer les cours1799. Dans sa fameuse enquête de 1894 sur la « question ouvrière », Planteau du Maroussem présente les bouchers en gros sous un jour peu favorable : « Chacun d’eux a reçu sa part d’échaudoir, c’est-à-dire de ces vastes bâtiments disposés bout à bout en longues rues de ville industrielle et dont l’ensemble occupe tout le centre de cet immense égorgeoir de 31 hectares qui s’appelle la Villette. Il est installé dans ce fief, délivré à l’ancienneté d’inscription par ce suzerain : la commune, mais non héréditaire, et en cela séparé nettement 1796 Pierre Benoît Dauzat-Dembarrère est un agronome né en 1809. « Il se démit, en 1848, de fonctions judiciaires qu’il remplissait depuis 1833, pour s’occuper d’exploitation agricole. Sa belle propriété agricole de Visens, dans laquelle il établit un quartier de remonte important [fécondation d’une jument par un étalon], attira l’attention du gouvernement, qui l’acheta pour en faire une ferme-modèle, dont il reçut la direction. Lors des élections de 1852, M. Dauzat se présenta comme candidat du gouvernement aux électeurs de Tarbes, qui l’envoyèrent siéger au Corps législatif. Il n’a pas été réélu ». Pierre LAROUSSE, Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, tome VI, 1e partie, p 153. 1797 La Gazette des tribunaux du 8 mai 1870 fait le compte-rendu des audiences du Tribunal civil de la Seine des 18 mars 1870, 1er avril 1870 et 22 avril 1870. Archives de la Préfecture de police de Paris, DA 718. 1798 Pour plus de détails, nous renvoyons à Marcel BAUDIER, Le commerce du bétail et de la viande en France, Thèse de Droit, Paris, 1914, pp 186-189. 1799 Jules LE CONTE, L’agriculture dans ses rapports avec le pain et la viande , Librairie agricole de la Maison Rustique, 1889, 125 p. BNF, 8° S 7236. 358 des « places » des dames de la Halle1800. Atelier et cour intérieure – l’échaudoir est à proprement parlé l’atelier du « chevillard » – loin du public ignorant parfois de leur existence, vont devenir le centre des opérations industrielles et aussi des combinaisons commerciales qui assureront la maîtrise sur les détaillants1801 ». Ce thème de la domination des bouchers détaillants par les chevillards est largement développé par Louis Bruneau, qui dénonce les abus des bouchers en gros après avoir dénoncé ceux des commissionnaires en bestiaux, dans un article de 1911 sur la cherté de la viande. Pour Louis Bruneau, les chevillards « forment un état-major peu nombreux (300 environ pour les deux abattoirs de la Villette et de Vaugirard, contre 3000 titulaires d’étaux que comptent Paris et sa banlieue), une aristocratie puissante qui domine de haut, de très haut même, la foule des détaillants, dont la clientèle leur est nécessairement attachée, soit en raison du monopole de fait que leur assurent la possession de l’échaudoir et la suppression des tueries particulières, soit par l’habitude des ouvertures de crédit, plus fréquentes qu’on ne le croit . (…) Solidaires les uns des autres, les chevillards savent s’entendre à merveille pour, le cas échéant, faire la loi sur le marché de la Villette, où il leur est d’autant plus facile de peser sur des cours trop élevés à leur avis, qu’ils peuvent faire venir directement de province, sans acquitter les droits de marché, les animaux qui leur sont nécessaires1802 ». Après avoir proposé une estimation des bénéfices du chevillard (sur l’abattage et le cinquième quartier), Louis Bruneau considère que, malgré les aléas du métier, le boucher en gros a de nombreuses occasions de gain. Par exemple, « la fièvre aphteuse qui, entraînant l’abattage obligatoire des animaux atteints, permit à la boucherie en gros de réaliser des bénéfices importants, et d’autant plus sensibles qu’elle eut soin de maintenir ses cours au même niveau 1803 ». Néanmoins, le chevillard n’est pas l’intermédiaire qui s’enrichit le plus si l’on en croit la synthèse des « frais et bénéfices » de la filière bovine, dressée par Bruneau1804 : Frais de transport et de vente, bénéfice du commissionnaire : 75,00 F Bénéfice du chevillard : 57,30 F Bénéfice du boucher : 177,30 F Total : 309,60 F Selon Bruneau, le consommateur paie sa viande deux fois plus cher qu’il ne devrait à cause des divers intermédiaires. Il est curieux de voir que les bienfaits du libéralisme sont clairement remis en cause en 1911, alors qu’on pourrait penser que la liberté commerciale de la boucherie, proclamée en 1858, ne serait plus jamais remise en cause. Or Bruneau l’attaque ouvertement : « Lorsqu’un régime de liberté commerciale absolue aboutit à un tel résultat et que cet objet de première nécessité qu’est la viande de boucherie se trouve grevé de frais aussi élevés au profit des seuls intermédiaires, n’est-on pas fondé à réclamer des mesures énergiques pour la protection des droits trop longtemps méconnus de la consommation ? ». Bruneau n’a rien d’un communiste. Il réclame simplement des contrôles administratifs plus 1800 Nous revenons plus loin sur les modalités d’attribution des échaudoirs. Le vocabulaire féodal utilisé par Maroussem semble tout à fait adapté à la réalité des pratiques des chevillards. 1801 Pierre-Robert PLANTEAU DU MAROUSSEM et Camille GUERIE, La question ouvrière, tome IV : Les halles centrales de Paris, le commerce de l’alimentation , A. Rousseau, 1894, 304 p. 1802 Louis BRUNEAU, « La cherté de la viande et ses causes », La grande revue, n°506, 25 octobre 1911, p 804. 1803 Ibid., p 807. 1804 Ibid., p 810. 359 stricts sur les intermédiaires pour vérifier la sincérité des transactions, tant en condamnant « l’organisation défectueuse de tout ce qui touche au commerce du bétail, organisation qui se caractérise par la prédominance injustifiée et la multiplicité exagérée des intermédiaires interposés entre la production et la consommation, et qui permet aux commissionnaires, chevillards et détaillants de frapper la viande de boucherie d'un impôt autrement lourd et pénible à supporter que les droits de douane1805 ». Tout d’abord, Bruneau considère qu’une réglementation plus ferme est souhaitable pour défendre les intérêts des éleveurs, en prenant exemple sur la loi du 11 juin 1896 qui régit les Halles centrales. Il souhaite « la création de mandataires véritablement dévoués à leurs mandants, soumis à des obligations précises, à une surveillance rigoureuse et de tous les instants, et tenus sous des sanctions disciplinaires sévères à la stricte observation des prescriptions que leur imposera l’Administration pour le contrôle de leurs opérations. Le taux de leur commission pourra, comme aujourd’hui être librement débattu, mais par contre les frais divers auxquels donnera lieu le bétail pendant son séjour sur le marché devront être soigneusement tarifés et consignés dans un bordereau adressé à l’expéditeur et dont celui-ci aura toujours le droit de demander la vérification. Le marché de la Villette n’en continuera pas moins, d’ailleurs, à être ouvert aux producteurs de bétail, qui auront toujours la faculté d’y venir vendre les animaux qu’ils ont élevés ». Une transparence plus grande dans le système permettra aux bouchers de « connaître les prix réels d’achat des bêtes abattues ». Quant au « chevillard se faisant adresser des animaux directement de la province », il devra être « assimilé à un mandataire et assujetti comme tel aux mêmes obligations1806 ». Bruneau propose également diverses mesures simples concernant la boucherie de détail (affichage des prix par qualité de morceaux, obligation d’indiquer l’origine de la viande vendue (bœuf-vache-taureau) et obligation de la vente au poids net, sans les os), tout en rejetant la taxe, « dont l’expérience a révélé les multiples inconvénients ». Au nom de la défense des consommateurs, Bruneau souhaite une lutte active contre « l’intermédiaire, rouage la plupart du temps inutile au point de vue social, parce que non producteur ». Le discours devient alors très virulent : « Le parasitisme dont souffre, à l’heure actuelle, l’organisme social tout entier doit, dans l’intérêt supérieur de la collectivité aux dépens de laquelle il vit et se développe, être progressivement éliminé jusqu’à sa disparition complète ». Pour Bruneau, la solution la plus efficace est le développement des coopératives agricoles (avec la création d’abattoirs régionaux pour expédier la viande vers Paris) en relation avec des coopératives de consommateurs1807. Nous développons en détail la question des solutions coopératives contre la cherté des viandes dans une autre partie. Si nous avons évoqué aussi largement les arguments exposés par Louis Bruneau, c’est qu’ils nous semblent très représentatifs de l’état d’esprit qui règne en 1910-11 dans l’opinion publique vis-à-vis des divers intermédiaires commerciaux de la filière viande, depuis le commissionnaire en bestiaux jusqu’au boucher de détail, en passant par le mandataire des Halles et le chevillard. Il y a un point précis que nous voulons maintenant approfondir : c’est le mode d’attribution des places de mandataire et de boucher en gros, qui nous semble beaucoup plus opaque que les textes officiels ne le laissent penser. 1805 Ibid., p 811. 1806 Ibid., p 812. 1807 Ibid., p 813. 360 c) Une attribution des places assez opaque Nous savons bien qu’il existe souvent un certain décalage entre la norme et la pratique. Dans le domaine de l’attribution des places des chevillards, des mandataires et des facteurs à la criée, il faut bien avouer qu’un fossé énorme sépare l’objectif défini par le législateur et la réalité des faits. Ce point est très sensible. En mars 1889, quand le Conseil municipal de Paris – Joseph-Achille Foussier1808 étant rapporteur – veut mettre en adjudication les échaudoirs de la Villette, le projet déclenche un tollé général au sein du Syndicat de la Boucherie en gros. Quand, en novembre 1891, les édiles municipaux veulent abolir le droit exclusif d’abattage des chevillards, cette tentative déchaîne la fureur des bouchers, qui rejoignent rapidement les équipes xénophobes et antisémites du marquis de Morès1809. Les pouvoirs publics ne semblent pas avoir réussi à imposer des règles transparentes et démocratiques pour l’attribution des échaudoirs. Nous nous contenterons de deux témoignages pour illustrer ce phénomène : le premier porte sur les chevillards et le second sur les facteurs à la criée de la Villette. Dans une enquête de 1893 sur l’alimentation parisienne, l’Office du Travail souligne que chez les chevillards, contrairement aux détaillants, « l’élévation au patronat est assez malaisée, bien que les patrons soient des ouvriers chefs de métier ; il faut, en effet, d’abord un numéro d’échaudoir, difficile à obtenir ; et en outre un fonds de roulement, car les avances au commissionnaire de bestiaux (marché de la Villette) et aussi du détail constituent la sécurité du commerçant de gros. Les fils de maîtres occupent les meilleures places, à cet égard, bien que les échaudoirs soient occupés par rang d’ancienneté et non par transmission héréditaire1810 ». La transmission héréditaire existe pour les places des dames de la halle et des « bouchers de détail » du pavillon n°3, « à la manière d’une sorte de fief, passant d’aîné en aîné ». Pour les échaudoirs de la Villette, « à la mort du titulaire ou, si l’on préfère, du vassal, le suzerain [la Ville de Paris] exerce le retrait sans rémission. Une nouvelle investiture sera prononcée1811 ». L’a rticle 21 du règlement de la préfecture de la Seine du 10 juillet 1889 prévoit que « le délai d’ancienneté de classement dans l’abattoir déterminera l’ordre dans lequel chaque titulaire ou boucher classé est appelé à faire choix de l’emplacement mis en distribution ». Le système officiel valorise donc l’aîné des confrères et non pas le fils du chevillard. L’échaudoir n’est pas susceptible d’être vendu ou acheté, ce qui n’empêche pas l’existence de « certains contrats irréguliers, qui se concluent en dehors de l’administration 1812 ». Vers 1910-1914, dans une note sur les abattoirs régionaux présentée à la Société nationale d’agriculture de France, le vétérinaire Henri Martel montre que les chevillards réussissent assez facilement à contourner les règlements administratifs. « Par crainte d’une monopolisation excessive du commerce de la boucherie entre les mains de chevillards riches 1808 Foussier, négociant en vins, opposant à Napoléon III, conseiller municipal de Paris, était membre de la Ligue de l’enseignement de Jean Macé. Nobuhito NAGAI, op. cit., p 249. 1809 Pierre HADDAD, op. cit., p 129. 1810 Office du Travail, La petite industrie (salaires et durée du travail), tome 1 : l’alimentation à Paris , Imprimerie nationale, 1893, p 204. 1811 Ibid., p 208. 1812 Ibid., p 209. 361 et puissants, la ville de Paris s’est efforcée de limiter l’importance de la boucherie en gros. La préfecture de la Seine a essayé de restreindre l’étendue du commerce des bouchers en gros en n’accordant pas les concessions de plusieurs cellules d’abatage à un seul et même boucher. Il en est résulté des manœuvres qui font qu’à l’heure présente, il est, dit-on, des titulaires d’échaudoirs pourvus de véritables rentes par le jeu des associés et des prête-noms. On cite tel boucher en gros qui monopolise la fourniture de 25 à 30 régiments, place ses frères, parents et amis et réalise le commerce en gros au véritable sens du mot. Le résultat prouve que les règlements préfectoraux sont faciles à tourner1813 ». Nous connaissons mal le mode d’attribution des 300-350 places d’échaudoirs. « A la Villette, les échaudoirs sont attribués selon un système plutôt complexe, d’autant que leur nombre est forcément limité. En outre, il y en a de plus réputés pour la vente, comme ceux de la rue du Centre. Les bœuftiers ont la priorité du choix : place aux gros ! Par ailleurs, des échanges se pratiquent assez souvent. Tout cela s’organise selon des usages plus ou moins définis. Après la Grande Guerre, le malheur des uns a favorisé certains autres : en 1919, en effet, on a enregistré la plus forte attribution d’échaudoirs, soit 38 pour cette seule année. Cela ne dura pas, bien sûr, et en 1927 on est retombé à la moyenne de deux attributions par an. Comment cela se passe-t-il ? Prenons le cas d’un type qui travaille chez un patron chevillard et qui, un jour, se dit qu’il pourrait bien, lui aussi, devenir patron. Il s’inscrit donc sur la liste d’attente. Et il attend… Il doit d’abord attendre qu’un échaudoir se libère, mais aussi qu’un second soit également libre et qu’il puisse le partager avec un autre ; alors seulement il pourra exercer comme patron… L’avantage théorique d’un tel système est d’empêcher la mainmise de lignées familiales. D’où la formule : à la Villette, on transmet son savoir, pas son échaudoir. Ouais… En réalité, ça n’empêche pas qu’au fil des années on voit se constituer de véritables lignées de bouchers en gros : les Lazard, les Duval, les Lépicier et autres Canteloube1814. Mais tous, il est vrai, sont reconnus comme de véritables professionnels1815 ». Dans sa thèse, Elisabeth Philipp a étudié la « pérennité dans le métier », à partir de 2028 noms de chevillards de la Villette connus entre 1888 et 1967. Même si les dynasties familiales (au sens de clan large) sont plutôt des exceptions (Lépicier), il n’en demeure pas moins que les exemples de « binôme père fils » (Cottereau, Aguesseau, Walther), de « trinôme père, fils, petits-fils » (Arnou, Baccarat) ou de « famille étendue » (Lazard, Camus, Jehl, Cahen, Gautier, Lévy, Duval, Chevalier) ont été fréquents à la Villette. Elisabeth Philipp en conclue que « la profession de bouchers en gros avait trouvé sa place à la Villette. L’adaptation de la profession à son lieu de travail s’est manifestée par une recherche de solutions pour répondre aux règles par un travail souvent familial et solidaire sous forme de regroupement familial, de façon à se retrouver proche les uns des autres ou proche du centre des affaires. Malgré tout, les contraintes réglementaires limitaient son évolution, par l’obligation d’abattre uniquement dans les abattoirs où le professionnel était classé, ce qui limitait son chiffre d’affaires ou l’obligeait à le réaliser pour répondre aux normes imposées de rentabilité d’un échaudoir par la Préfecture de la Seine, propriétaire des abattoirs. Ceux qui duraient dans la profession étaient peu nombreux au regard de ceux qui disparaissaient 1813 Rapport de Martel cité par Marcel BAUDIER, op. cit., pp 202-203. 1814 Pierre Haddad indique plusieurs exemples de lignées de chevillards à la Villette : les Dorinckx, les Styger, etc. Pierre HADDAD, Les chevillards de la Villette : Naissance, vie et mort d’une corporation , Thèse de Doctorat, Paris X, 1995, pp 74-75. 1815 Gérard PONTHIEU et Elisabeth PHILIPP, La Villette, les années 30. Un certain âge d’or , Atlas, 1987, p 110-111. 362 rapidement. Dans le meilleur des cas, les professionnels avaient su s’adapter par une évolution géographique à l’intérieur des abattoirs 1816 ». La famille Lazard présente effectivement un bel exemple de dynastie de chevillards. Les Lazard, famille juive de bouchers originaires de Vantoux, près de Metz, ont quitté la Lorraine après la guerre de 1870. Julien Lazard, chevillard « classé » à la Villette depuis 1886, ouvre trois boucheries de détail dans Paris : la première en 1894 (137 rue du faubourg du Temple), la seconde en 1904 (174 rue Saint-Antoine) et la troisième en 1914 (57 rue SaintAntoine). Fournisseur de la place militaire de Verdun avant 1914, Julien Lazard installe ses trois frères chevillards à la Villette : Alphonse est « classé » en 1892, Félix et Georges le sont en 1893. Georges Lazard (1865-1941) ouvre également trois boucheries de détail à Paris, au 8 rue Monge, au 75 avenue d’Orléans et sur l’avenue des Gobelins. En 1904, on trouve ainsi 7 boucheries de détail appartenant à des Lazard à Paris1817. La génération suivante compte encore des bouchers car André Lazard, fils de Félix, est boucher détaillant à Paris (il possède 3 boutiques) et Adrien Lazard (1897-1945), fils de Georges, est d’abord détaillant au 27 rue du commerce avant de devenir chevillard à la Villette en 1930. En 1938, Adrien Lazard quitte son échaudoir pour devenir éleveur en Seineet-Marne (il achète une ferme de 40 hectares pour faire de l’engraissage). La tradition se perpétue car Pierre Haddad (né en 1922), neveu d’Adrien Lazard et petit-fils de Georges Lazard, devient à son tour chevillard à la Villette en 1953. A-t-il pour autant bénéficié d’un passe-droit ? Il semble que non, signe sans doute que les conditions d’attribution des échaudoirs étaient plus rigoureuses après 19451818. Pour obtenir une place dans les années 1940 et 1950, il fallait faire une demande à la Ville de Paris. Le candidat doit avoir 18 ans, être de nationalité française et avoir un casier judiciaire vierge. Le candidat s'inscrit sur une liste d'attente et il attend qu'une place se libère, suite à un décès, une mise en retraite ou une faillite. Un tirage au sort avait lieu tous les ans. Les postulants étaient convoqués chez le gestionnaire de la Villette (employé de la Ville de Paris) et choisissaient un emplacement parmi les échaudoirs vacants. Les chevillards occupaient un échaudoir à titre précaire : le local était attribué après tirage par rang d'ancienneté. «Faire du tonnage » était indispensable pour garder son échaudoir. Si la production passait en dessous d'un certain tonnage, on adjoint un associé au chevillard. Parmi les chevillards, il y avait environ 80% d'anciens ouvriers et seulement 20% de fils de patrons. 1819 Les fils de patrons s'inscrivaient sur la liste des postulants dès 18 ans . Pierre Haddad a attendu 13 ans pour être « classé » chevillard, mais l’attente était parfois plus longue1820. Sur les conseils de son grand-père, Pierre Haddad s’est inscrit dès 1940 sur la liste d’attente 1821. En 1946, il possède une patente de « boucher en gros à 1816 Elisabeth PHILIPP, Approvisionnement de Paris en viande ; entre marchés, abattoirs et entrepôts (18001970), Thèse de Doctorat, Conservatoire National des Arts et Métiers, 2004, p 207. 1817 Annuaire du commerce en gros de la Boucherie de Paris, 1904. 1818 La pratique des passe-droits semble plus marginale après 1945. André Dubois, ancien directeur de cabinet de Chautemps, président du marché aux cuirs de la Villette et président du Syndicat des ventes publiques de cuirs de France, a été classé chevillard à la Villette sans passer par la liste d’attente. 1819 Entretiens oraux avec Pierre Haddad en 1997. 1820 Dans les années 1950, Pierre Dorinckx a attendu 14 ans pour être classé. Lucien Beck a patienté 17 ans ! Pierre HADDAD, op. cit., p 76. 1821 Les fils de patrons étaient favorisés car ils s’inscrivaient dès 18 ans sur la liste d’attente. 363 domicile » : il achète des bêtes sur le marché aux bestiaux, les fait abattre à commission chez différents chevillards de la Villette puis vend les carcasses. Entre 1950 et 1952, il est classé chevillard à Vaugirard (place obtenue en huit jours), mais c’est un échec commercial par manque de clients. En 1952-1953, il fait à nouveau abattre des bêtes à commission à la Villette quand il obtient enfin en 1953 son classement comme chevillard. Il demeure boucher en gros à la Villette jusqu’à la fermeture des abattoirs en 1974, puis il est responsable d’un poste de mandataire en viande à Rungis jusqu’en 1976 1822. Il ne suffit donc pas d’être le descendant d’une prestigieuse lignée de chevillard pour obtenir rapidement une place de chevillard à la Villette. Mais par contre, les conditions d’attribution des échaudoirs étaient encore assez opaques jusqu’au milieu du XX e siècle et ont permis à des familles d’occuper une place importante dans le monde de la boucherie parisienne sous la Troisième République. Le cas des Lazard est d’autant plus intéressant qu’il montre les liens étroits qui peuvent encore demeurer jusqu’en 1940 entre la boucherie de gros et celle de détail. Si des lignages de chevillards ont existé à la Villette malgré le règlement officiel, des lignages de facteurs ont du également exister. Nous n’avons pas d’exemples concernant les Halles centrales mais, sachant que les facteurs pouvaient vendre leur charge à la personne de leur choix, la possibilité de lignées de facteurs est tout à fait envisageable1823. Le témoignage de Georges Bonneau montre que, malgré le règlement officiel, la transmission héréditaire des places se pratiquait chez les facteurs à la criée de la Villette jusqu’au milieu du XX e siècle. « Georges Bonneau est un ancien vendeur aux Halles qui ne supportait pas le travail de nuit. N’ayant pas d’argent pour acheter une charge de mandataire, il décida d’aller travailler à la Villette et de s’inscrire sur la liste d’attente des candidats facteurs à la Criée dont le recrutement se faisait sur aptitude après examen. A son retour de la guerre, en 1946, aucune place ne fut déclarée vacante car, illégalement, les veuves de facteur, pour ne pas perdre le poste, en avaient confié la gestion au premier vendeur de leur mari. Georges Bonneau demanda donc l’application du « décret de 29 » qui régissait la nomination des facteurs sur poste vacant suivant l’ordre d’inscription sur la liste d’attente 1824. Pour défendre ses droits et ceux de tous les inscrits, il créa le Syndicat des candidats facteurs dont il devint président en 1949. Après plusieurs années de conflits, l’affaire fut même portée devant le Conseil d’Etat, il obtint gain de cause et fut nommé facteur mandataire en 1956 1825 ». Georges Bonneau évoque un « examen » pour déterminer l’aptitude des candidats facteurs. Dans les années 1960, la ville de Paris a organisé un examen pour les chevillards candidats à la Villette. Après avoir obtenu cet examen, le jeune chevillard pouvait exercer la 1822 Entretiens oraux avec Pierre Haddad en 1997. 1823 L’article 20 du décret d’application du 8 octobre 1907 mentionne que « l’attribution d’un poste vacant est faite dans l’ordre suivant : 1° à un mandataire exerçant dans le même pavillon, au mandataire ou candidat mandataire ayant acquis la clientèle du mandataire dont le poste est vacant ; 2° aux candidats mandataires ». Cette disposition montre bien qu’il existe une gêne pour les nouveaux arrivants dans la profession. Par ailleurs, « la spéculation scandaleuse qui est faite sur les ventes de clientèle des mandataires mérite d’attirer l’attention des autorités ». Raoul de PERCIN, op. cit., p 159 et p 165. Au hasard de nos recherches, nous avons trouvé un document intéressant de 1924 : une question d’Emile Desvaux sur la transmission des postes de mandataires (et les prix exorbitants pratiqués, avec un système de vente aux enchères) et la réponse faite par la préfecture de police de Paris dans le Bulletin Municipal Officiel du 3 décembre 1924. Archives de la Préfecture de police de Paris, DA 672. 1824 1825 Nous n’avons pas de précisions sur ce décret de 1929. Guy CHEMLA, Les ventres de Paris : les Halles, Rungis, l’histoire du plus grand marché du monde , Glénat, 1994, p 146. 364 profession en s'associant avec un chevillard en place et en partageant son échaudoir. Ce système ne fut possible que lorsque les chevillards ont obtenu le droit d'association. Par contre, il n'a jamais existé d'école professionnelle pour les apprentis bouchers en gros et il n'existait aucun diplôme spécifique pour pouvoir devenir boucher en gros avant les années 19601826. Ces deux témoignages portent sur les chevillards et sur les facteurs à la criée de la Villette, mais il semble bien que les nombreuses irrégularités dans l’attribution des places d’intermédiaires se retrouvent dans toute la filière viande. Ainsi, en 1911, Louis Bruneau présente les commissionnaires en bestiaux de la Villette comme « une corporation puissante, soigneusement fermée1827 ». Pourquoi les pouvoirs publics ont laissé de tels abus subsister aussi longtemps ? Est-ce par peur de nuire au bon approvisionnement de la capitale ? Cette question mériterait d’être traitée plus en détail. 3) LES CONTROLES SANITAIRES SUR LA VIANDE Le Second Empire, avec les décisions prises en 1858 et 1867, marque l’entrée de la boucherie dans le monde de la libre-concurrence. Mais les autorités savent bien qu’on ne peut guère faire confiance aux professionnels de l’alimentation pour la discipline interne du métier, tant au niveau des fraudes commerciales que sanitaires. Je sais très peu de choses sur le système de répression des fraudes commerciales et des instances de respect de la concurrence au XIXe siècle. La thèse récente d’Alessandro Stanziani défriche largement certains aspects1828. A partir de sources de seconde main et de notes de lecture, je me propose simplement de montrer comment l’Etat est obligé d’assumer son rôle de contrôle de la qualité sanitaire de la viande une fois que la corporation est dissoute (1858). La suspicion qui entoure l’autorisation de l’hippophagie en 1866, constitue un puissant accélérateur de l’efficacité des contrôles vétérinaires sur la chair morte, l’essentiel des contrôles sanitaires portant auparavant sur les bestiaux vivants, avant l’abattage. Si la prise de conscience de la nécessité pour les autorités locales d’organiser un système de contrôles sanitaires fiables – confié à des scientifiques, les vétérinaires, et non plus à des empiriques, les bouchers, les hongreurs ou les langueyeurs – est attestée sous le Second Empire, il faut attendre les années 1880 pour que les premières mesures efficaces soit prises. a) Les contrôles sur les marchés parisiens Si nous connaissons mal la nature des contrôles effectués par les inspecteurs de la Boucherie, Maxime du Camp nous informe assez précisément sur le rôle des « inspecteurs ambulants des comestibles » sous le Second Empire. Appelés vulgairement les « flaireurs », ces inspecteurs « sont chargés de visiter toute maison, quelle qu’en soit l’enseigne, où l’on vend des denrées alimentaires ». En 1868, ce service comprend 28 agents dirigés par un 1826 Entretiens oraux avec Pierre Haddad en 1997. 1827 Louis BRUNEAU, « La cherté de la viande et ses causes », La grande revue, n°506, 25 octobre 1911, p 801. Alessandro STANZIANI, Fraudes et falsifications alimentaires en France au XIXe siècle : normes et qualité dans une économie de marché, Thèse HDR, Lille 3, 2003, 418 p. 1828 365 inspecteur principal et un adjoint. « Toujours marchant, allant par rues, faubourgs, quais, places et boulevards, ils veillent incessamment sur la santé des Parisiens, qui ne s’en doutent guère. Les altérations que les débitants font subir aux objets destinés à la subsistance sont sans nombre. En les réunissant, on pourrait faire un gros livre plein de révélations curieuses qui prouvent de la part des marchands plus d’imagination que de probité. L’amour d’un bénéfice anormal, d’un gain illicite, développe en eux des ressources qu’il est difficile de soupçonner. Les avertissements, les reproches, les procès-verbaux, les condamnations, les amendes, l’emprisonnement même, sont impuissants à ramener ces incorrigibles fraudeurs à la sincérité. Les inspecteurs ambulants ne s’épargnent pas, et ils visitent en moyenne 8 000 établissements chaque mois, les saisies varient de 300 à 600 selon les saisons ; pendant l’été, les substances alimentaires se détériorent bien plus rapidement qu’en hiver, aussi les destructions de denrées sont-elles fréquentes en juillet, août et septembre. Chaque mois, un rapport détaillé est adressé à la préfecture de police, relatant la quantité et l’espèce des saisies. Les marchands de comestibles, les fruitiers, les épiciers en détail, sont le plus ordinairement frappés et dans une notable proportion1829 ». Maxime du Camp énumère alors les fraudes les plus fréquentes sur le lait, le café, l’huile, la charcuterie, etc 1830… Notons que les « flaireurs » examinent, et font saisir au besoin, les ustensiles employés à la confection et à la conservation des aliments. Toujours en 1868, Maxime du Camp décrit avec précision les contrôles sanitaires aux Halles centrales de Paris1831. Même si un laboratoire municipal d’histologie, chargé de la saisie et du contrôle des viandes sur tous les marchés de Paris, est installé en 1885 aux Halles centrales, il est curieux de noter qu’en 1910, on retrouve sous la plume de Raoul de Percin une description des contrôles sanitaires très proche de celle de Maxime du Camp quarante ans auparavant – seule la marque de l’estampille ayant changée 1832 ! 1829 Maxime DU CAMP, « L’alimentation de Paris », La revue des deux mondes, 15 juin 1868, pp 911-912. 1830 « Que dire de ce charcutier qui truffait des pieds de cochon à l’aide de morceaux d e mérinos noir, et qui, traduit en police correctionnelle, fut acquitté parce qu’il parvint à prouver que cette étrange denrée n’avait été mise en montre que pour servir d’enseigne ? ». Ibid., p 913. 1831 « Dès une ou deux heures du matin, les viandes parées, venues des abattoirs ou des débarcadères des chemins de fer, sont apportées, mises en place, accrochées à des chevilles et divisées, selon les propriétaires auxquels elles appartiennent, en un certain nombre de gobets, c’est-à-dire de lots de vente. Quand ce premier travail est achevé, que chaque morceau est numéroté, les inspecteurs de la boucherie commencent leur tournée, et, à l’aide d’un cachet imbibé d’encre bleue, marquent d’un V majuscule chaque pièce jugée saine. Celles qui ont été reconnues insalubres sont mises à part. Toute viande qui conserve encore, malgré une mauvaise apparence, des qualités nutritives, est expédiée pour la nourriture des animaux féroces au Muséum d’histoire naturelle, qui en 1867 en a reçu 94 362 kilogrammes. Le reste est arrosé d’essence de térébenthine et remis à des équarrisseurs qui l’utilisent pour des usages industriels. La quantité des viandes saisies en 1867 a été de 111 353 kg. Quand les viandes sont estampillées, on en vérifie la marque et on les met sur le plateau, énorme balance spécialement surveillée par les préposés du poids public ; une fiche de papier répétant le numéro d’ordre de la pièce sert à inscrire le poids reconnu, et on la fixe par une épingle sur le morceau lui-même. Quand tous ces préliminaires sont terminés, la vente à la criée commence ». Maxime DU CAMP, « L’alimentation de Paris », La revue des deux mondes, 15 mai 1868, pp 316-317. 1832 « Les vétérinaires sanitaires, notamment, présents dès l’arrivée des viandes, c’est-à-dire dès quatre heures du matin, les examinent, les estampillent d’un cachet portant « PP » (Préfecture de police), si elles sont bonnes à la consommation ; ils saisissent les autres. Les viandes saisies sont dénaturées au moyen d’aspersion d’essence, qui en rend la vente impossible, ou sont livrées aux équarrisseurs pour des emplois industriels. Certaines sont envoyées au Jardin des Plantes pour la nourriture des carnassiers (ordonnance du 20 juillet 1897, article 9) ». Raoul de PERCIN, Essai historique sur les mandataires aux halles centrales de Paris, Thèse de Droit, Caen, 1910, p 175. 366 b) La mise en place de contrôles de 1866 sanitaires plus efficaces à partir La situation française semble en retard par rapport à l’Angleterre, où la première loi contre les fraudes alimentaires, Adulteration of Food Act, est votée dès 1860. En France, à l’échelle nationale, la loi du 21 juillet 1881 marque un tournant pour les contrôles sur le bétail vivant. Il faut attendre les années 1880 pour qu’un service sanitaire efficace et moderne soit mis en place à Paris dans les Halles et les abattoirs. Même si les grandes mesures sont prises au moment de l’arrivée au pouvoir des républicains, la prise de conscience du « risque sanitaire » se fait sous le Second Empire. En effet, le développement du mouvement zoophile et l’autorisation des boucheries hippophagiques en 1866 marquent le début d’une réflexion sur la nécessité d’organiser des contrôles sanitaires fiables. Le contexte scientifique est alors en pleine transformation avec les travaux de Pasteur sur les fermentations, puis sur les vaccinations après 1879. Les conséquences de l’autorisation de l’hippophagie à Paris en 1866 sont remarquables car elles vont concerner autant la lutte contre les épizooties que la surveillance des lieux d’abattage. La prise de conscience de la part des autorités se fait donc à partir de 1866 et la mise en place administrative et budgétaire se réalise massivement vers 1881-1882. C’est à travers une ordonnance sur les chevaux que le préfet de police organise en 1875 un premier service vétérinaire, composé de cinq vétérinaires assistés de confrères inspecteurs1833. « Malgré des résultats limités imputables à la mauvaise volonté des détenteurs d’animaux, le département de la Seine ouvre véritablement la voie dans la lutte contre les épizooties. La loi de 1881 sur la police sanitaire des animaux s’en inspire largement 1834 ». Dans sa thèse sur Le cheval à Paris de 1850 à 1914, Ghislaine Boucher montre très bien comment le développement de l’hippophagie après 1866 va renforcer les contrôles sur tous les lieux d’abattage (y compris les clos d’équarrissage) et accélérer le combat contre les maladies contagieuses des chevaux1835. Elle note que « la sévérité des contrôles de la viande de cheval eut une autre incidence heureuse : elle jugula les ventes clandestines et les fraudes ». Effectivement, « la fraude sous toutes ses formes (vente de viande de cheval sous une fausse dénomination, comme viande de gibier, par exemple, vente de viande insalubre en provenance d’équarrissage, mélange de viande de cheval à d’autres viandes…) sévissait durement jusqu’à la publication de l’ordonnance du 9 juin 1866 », qui autorise l’hippophagie. Néanmoins, bien après 1866, « des bouchers continuèrent à vendre des saucissons de cheval ou d’âne prétendus de porc, et les gargotiers à inscrire sur leurs menus « chevreuil » et à servir de la viande de cheval. Les services d’inspection durent faire preuve d’une singulière vigilance pour traquer les fraudeurs1836 ». Il apparaît donc que le cheval concentre après 1866 tous les soupçons et toutes les précautions de l’administration. Les maladies équines, les conditions d’abattage et les risques 1833 Ce service sanitaire a pour mission d’inspecter les animaux aux marchés aux chevaux, à la fourrière, dans les entreprises de transport, etc… La viande de boucherie n’est donc pas concernée. 1834 Ronald HUBSCHER, Les maîtres des bêtes. Les vétérinaires dans la société française (XVIIIe-XXe), Odile Jacob, 1999, p 193. 1835 Ghislaine BOUCHET, op. cit., pp 235-239. 1836 Ibid., pp 239-240. 367 de la consommation de viande de cheval corrompue servent de laboratoire pour les autorités de tutelle. Les vétérinaires ayant démontré leur savoir-faire et leur efficacité, le préfet de police va pouvoir leur confier l’ensemble des contrôles sanitaires portant sur les espèces « nobles » de la boucherie, le bœuf, le veau, le mouton. Non seulement les pouvoirs publics sont prêts à accorder une place plus importante aux vétérinaires, mais Ronald Hubscher souligne également que les vétérinaires prennent conscience de leur responsabilités et sont à la recherche de nouveaux « débouchés professionnels » dans les années 1870. Les réformes de 1881-1882 se trouvent à la conjonction de deux intérêts convergents, outre peut-être également la pression des consommateurs, que nous connaissons mal. Pour Hubscher, « les vétérinaires répondent aux attentes d’une population citadine réceptive au discours sur l’hygiène publique tenu par les autorités médicales et repris par la presse. Dès lors, les événements s’enchaînent. Fort de son autorité et de son prestige, Chauveau, dès 1872, invite ses confrères à se préoccuper de l’inspection des viandes 1837 ». En 1878, le premier Congrès national vétérinaire se déclare favorable à l’intervention des vétérinaires dans l’inspection des viandes et l’école d’Alfort met en place un cours sur le sujet pour « disqualifier le savoir des bouchers1838 ». En 1878, la préfecture de police de Paris ouvre un concours pour le recrutement d’inspecteurs de boucherie réservé aux vétérinaires. Un second concours est ouvert en 1884 pour remplacer les bouchers inspecteurs1839. Comme le dit très bien le boucher parisien Camille Paquette, « c’est en somme à partir de 1879 que l’ inspection méthodique et raisonnée, établie sur des bases scientifiques, fut organisée à Paris. Avant 1879, il y avait bien déjà un vétérinaire inspecteur (M. Cordonnier) devenu inspecteur principal, mais l’inspection était encore faite par des hommes de métier, dont les connaissances étaient purement empiriques, qui procédaient par comparaison des entrailles des victimes saines avec celles de victimes malades. Le décret du 12 juin 1882 place les abattoirs et les tueries particulières sous la surveillance d’un vétérinaire désigné par l’autorité compétente 1840 ». A Paris, il s’agit du préfet de police. Alfred Fierro résume l’organisation des services d’inspection sanitaire à Paris sous la Troisième République. « Il faut attendre l’arrêté du 26 janvier 1883, comp lété par les instructions préfectorales des 15 novembre 1883, 24 mai 1886, 9 octobre 1886, pour que soit organisé l’inspection sanitaire des animaux au marché aux bestiaux de La Villette, confiée à cinq vétérinaires inspecteurs de la boucherie1841. Le 23 juin 1884, un arrêté préfectoral crée le service départemental des épizooties avec quatre vétérinaires sanitaires1842 ». En 1885, l’inspection de la boucherie compte tout de même 57 vétérinaires : trois chefs de service et contrôleurs, dix inspecteurs principaux, dix de première classe, 34 de seconde classe. Paris bénéficie ainsi de contrôles sanitaires mieux organisés qu’en province mais un problème se pose rapidement car trois services vétérinaires coexistent à la préfecture de police à partir de 1890 : le service des épizooties, l’inspection de la boucherie de Paris et du 1837 Directeur de l’Ecole vétérinaire de Lyon, Chauveau est un des pionniers de la science vétérinaire moderne. 1838 Ronald HUBSCHER, op. cit., p 194. 1839 Ibid. 1840 Camille PAQUETTE, op. cit., p 119. 1841 Selon Hubscher, le service sanitaire du marché aux bestiaux de la Villette apparaît en 1890. 1842 Alfred FIERRO, op. cit., p 1189. 368 département de la Seine, le service sanitaire du marché aux bestiaux de La Villette. « Le développement rapide de trois services ne manque pas de susciter des dysfonctionnements. Des chevauchements étaient prévisibles, générant des rivalités, des conflits de compétence, conflits alimentés aussi par les déséquilibres des ressources humaines entre les différentes inspections. Le professeur Barrier, d’Alfort, qui a joué un rôle essentiel dans la mise en place des services sanitaires, estime leur réforme indispensable. Sur sa proposition, un projet de fusion est adopté par le Conseil général de la Seine auquel il appartient, et le 16 juillet 1885 le Service d’inspection vétérinaire de Paris et du département de la Seine, composé de 69 professionnels voit le jour1843 ». En 1893, le service de l’inspection des viandes de Paris est dirigé par Villain, auteur de divers ouvrages sur la salubrité des viandes. « La fonction particulière de ce service est d’examiner le bon état ou le mauvais état des viandes : 1° aux halles centrales (là est le quartier général pour ainsi dire) ; 2° aux abattoirs ; 3° aux gares ; 4° aux huit portes où le passage des viandes est autorisé ; 5° aux marchés ; 6° dans toutes les boutiques de Paris et de la banlieue (parcourues d’après un certain circuit). Les fonctionnaires, qui le composent, sont exclusivement des vétérinaires sortis des écoles d’Alfort, de Lyon et de Toulouse, recrutés après concours. Les anciens bouchers praticiens sont exclus1844 ». Il faut attendre 1895 pour voir apparaître à Paris un système cohérent d’inspection sanitaire, avec la fusion des trois anciens services. Le rapport d’activité établi en 1896 « permet de constater l’étendue et l’importance de leurs tâches : dans une centaine d’étables ont été signalés des cas de tuberculose bovine, de péripneumonie, de fièvre aphteuse, de gale des moutons. Plus de 13 000 chevaux, atteints par la morve ou le farcin, ont été soignés ou abattus, près de 500 cas de rage ont été signalés, deux tonnes de viande de cheval impropre à la consommation ont été saisies, etc1845 ». Ronald Hubscher note que les chefs de section sont chargés essentiellement des épizooties et que les « postes les moins prisés correspondent à l’inspection des viandes 1846 ». Dans la hiérarchie honorifique, l’inspection de la boucherie se situe donc au plus bas niveau. « Un véritable corps de fonctionnaires recrutés au concours est créé, et un stage de deux ans doit corriger les inconvénients d’un apprentissage initial sur le tas. À partir du moment où le recrutement porte sur les seuls diplômés, le caractère scientifique reconnu à l’inspection sanitaire revalorise ceux qui en ont la charge 1847 ». Si la situation parisienne connaît des progrès notables à partir des années 1880, les contrôles sanitaires dans la banlieue, la campagne et la province restent organisés selon des modalités très disparates et globalement assez archaïques, à cause du maintien des tueries particulières1848. A partir d’un exemple concernant Clichy en 1889 (quand le maire décide de 1843 Ronald HUBSCHER, op. cit., p 195. 1844 Office du Travail, La petite industrie (salaires et durée du travail), tome 1 : l’alimentation à Paris , Imprimerie nationale, 1893, p 216. 1845 Alfred FIERRO, op. cit., p 1189. 1846 Ronald HUBSCHER, op. cit., p 404. 1847 Ibid., p 195. 1848 Annexe 35 : Tuerie particulière à Gagny vers 1907. J’ai placé ce cliché en annexe pour évoquer les conditions d’hygiène assez précaires des tueries particulières de banlieue (ou de zones rurales). A gauche, l’homme à la caquette tient dans ses mains un merlin anglais, avec lequel il va tuer le bovin. On voit le fusil, qui sert à affûter les couteaux, qui pend sur le tablier d’un boucher à droite. Le panier en osier fixé sur la bicyclette sert pour les livraisons de viande. Je remercie Mme Béranger de m’avoir communiqué ce cliché. 369 fermer toutes les tueries particulières), Françoise Guilbert montre combien demeurent fortes les rivalités entre le Comité des Arts et Manufactures (qui défend la liberté des commerçants) et le Comité des épizooties (qui défend la santé des consommateurs)1849. En 1914, Marcel Baudier souligne la mauvaise volonté des bouchers ruraux. Le nombre des tueries particulières n’a pas diminué malgré la loi de 1905. « La surveillance des tueries, rendue obligatoire par l’article 63 de la loi du 21 juin 1898 et possible par la loi du 8 janvier 1905, reste le plus généralement un vain mot, malgré tous les efforts de l’administration ». Le vétérinaire ne pouvant pas contrôler chaque jour toutes les tueries rurales, certaines communes chargent un préposé non vétérinaire d’exercer un contrôle permanent et de prévenir le vétérinaire en cas de doute sur la conformité des carcasses. « Les bouchers ont cependant résisté à cette manière de faire qui leur permet d’abattre en tout temps, suivant les besoins de leur étal, et ils soutiennent qu’il résulte des dispositions de l’article 63 de la loi du 21 juin 1898, que l’inspection sanitaire des animaux ne peut être confiée qu’à un ou plusieurs vétérinaires et refusent l’entrée de leur tuerie au préposé désigné 1850 ». En 1980, le boucher Georges Chaudieu reconnaît qu’il « fallut attendre encore longtemps pour que l’examen des viandes prenne un caractère national ». Pour lui, « il n’y a jamais eu de code national sanitaire des viandes et, en 1978, il n’y en a pas encore, contrairement à ce qui existe dans certains pays (Allemagne de l’Ouest, USA par exemple). Mais il existe des textes partiels qui confient l’inspection des denrées d’origine animale aux vétérinaires et réunissent en un Service National, dépendant du ministère de l’Agriculture, les services d’inspection qui, jusque-là, étaient municipaux (sauf à Paris où ils dépendaient de la préfecture de police). On ne peut donc pas parler d’un véritable « code », mais d’un corps de doctrines concrétisées progressivement par d’éminentes personnalités du monde vétérinaire et enseignées dans les Ecoles Nationales Vétérinaires d’Alfort, de Lyon, de Toulouse, de Rennes, par de très éminents professeurs dont la science rayonne sur le monde entier1851. En somme, avec ou sans code, l’examen des viandes est actuellement [1980] assuré en France avec beaucoup de compétence1852 ». c) Les contrôles sanitaires à la Belle Epoque En 1901 débute une campagne très violente contre les viandes foraines. En 1904, plusieurs conseillers municipaux de Paris vont en voyage en Allemagne, en Autriche et au Danemark pour y observer le fonctionnement de leur système sanitaire. La nécessité d’installer des chambres froides aux Halles s’impose alors. Suite à un long débat, le conseil municipal décide le 30 décembre 1904 qu’il est nécessaire de réorganiser le service de 1849 Françoise GUILBERT, Le pouvoir sanitaire : essai sur la normalisation hygiénique, Thèse de Droit, Strasbourg, 1992, pp 126-130. 1850 Marcel BAUDIER, Le commerce du bétail et de la viande en France, Thèse de Doctorat de Droit, Paris, 1914, pp 130-131. 1851 Cet hommage appuyé de Chaudieu aux vétérinaires français s’explique sans doute par les bonnes relations qu’il a du entretenir avec eux en tant que directeur de l’Ecole Professionnelle de la Boucherie de Paris entre 1949 et 1970. Par ailleurs, le professeur Henri Drieux de l’Ecole Nationale Vétérinaire d’Alfort, ancien président de l’Académie Vétérinaire de France, rédige la préface du livre de Chaudieu, De la gigue d’ours au hamburger. 1852 Georges CHAUDIEU, De la gigue d’ours au hamburger : la curieuse histoire de la viande, La Corpo, 1980, p 124. 370 l’inspection véto-sanitaire de Paris. Les moyens du laboratoire d’histologie des Halles sont augmentés et les employés mieux payés1853. En 1910, la pavillon n°3 des Halles, consacré à la boucherie, possède ainsi un service d’inspection modernisé, avec laboratoire, resserre et chambre froide pour les viandes consignées. Concernant la propreté des locaux et des ustensiles, l’ordonnance de police du 12 août 1890 indiquait très minutieusement les règles à respecter en matière d’hygiène et de traitement des déchets, surtout dans les pavillons de la boucherie, de la charcuterie et de la triperie1854. Une personnalité importante a marqué la réorganisation des contrôles sanitaires à Paris à la Belle Epoque : le docteur Henri Martel, membre puis président de l’Académie de Médecine, auteur de nombreux travaux sur l’inspection vétérinaire 1855. « En 1907, Henry Chéron, sous-secrétaire d’Etat, ému des scandales par fournitures de viandes insalubres aux troupes de l’intérieur, faisait appel à Henri Martel, directeur des services vétérinaires de la Seine, pour mettre un peu d’ordre dans les contrats de fournitures de viandes, les établissements de fabrication de conserves étant alors les seuls surveillés1856 ». La modernisation des contrôles sanitaires a eu un coût économique, que nous connaissons mal et qui est rarement évoqué par les auteurs. Les dépenses devaient essentiellement être à la charge des pouvoirs publics. Mais très vite, il est apparu logique de faire supporter une part du coût des efforts sanitaires aux professionnels. C’est sans doute ainsi qu’il faut comprendre le décret du 2 juin 1882 qui met en place la perception d’une taxe de désinfection et d’assainissement sur chaque tête d’animal introduit sur le marché à bestiaux de la Villette1857. Il faut donc attendre le début du XXe siècle pour qu’un système moderne et efficace de contrôle sanitaire soit mis en place, tant pour les bestiaux vivants que pour la viande1858. La répression des fraudes alimentaires est tout aussi mal connue. Un vétérinaire écrit : « La répression se précise à la Révolution (grand progrès du système métrique), puis avec l’article 423 du Code pénal. C’est surtout la loi du 1 er août 1905 qui punit le mensonge d’amendes et jusqu’à deux ans de prison (peines dont l’affichage est possible). Le décret-loi du 14 juin 1938 multiplie les obligations, dont les précisions à porter sur nature, composition, provenance, date1859 ». La loi du 1er août 1905 est très importante car elle porte sur la répression des fraudes dans la vente des marchandises et des falsifications des denrées alimentaires et agricoles. Cette attention renforcée pour la sécurité alimentaire se retrouve dans de nombreux pays : au Japon en 1900 avec la loi contre les substances nocives présentes dans l’alimentation, aux Etats Unis en 1906 avec le Pure Food and Drug Act… En 1906, une circulaire ministérielle française rend obligatoire l’inspection sanitaire dans tous les 1853 Robert FACQUE, op. cit., pp 132-133. 1854 Ibid., p 137. 1855 Henri MARTEL, L'examen des viandes: guide élémentaire à l'usage de toutes les personnes qui ont à reconnaître et à apprécier les viandes, Dunod et Pinet, 1909, 243 p. 1856 Georges CHAUDIEU, op. cit., p 124. 1857 Alfred des CILLEULS, L’administration parisienne sous la III e République, Picard, 1910, p 84. 1858 Sur la surveillance sanitaire du marché aux bestiaux de la Villette, je renvoie à Elisabeth PHILIPP, Approvisionnement de Paris en viande ; entre marchés, abattoirs et entrepôts (1800-1970), Thèse de Doctorat, Conservatoire National des Arts et Métiers, 2004, pp 276-279. 1859 Michel ROUSSEAU, « Les fraudes dans les aliments de l’homme », in Alain COURET et Frédéric OGE (dir.), Droit et animal, IEP de Toulouse, 1988, p 123. 371 abattoirs1860. En 1902, J-P Langlois, professeur de médecine à la Faculté de Paris, indique les différents critères du contrôle sanitaire de la viande (odeur, couleur, consistance) et souligne que ce n’est pas « à l’étal du boucher, mais à l’abattoir, que l’examen doit être fait par les vétérinaires ». En effet, « il est souvent fort difficile, sinon impossible de juger sur un morceau séparé la qualité hygiénique d’une viande 1861 ». On comprend alors mieux pourquoi l’Etat s’efforce d’organiser en priorité les contrôles sanitaires dans les abattoirs, le service de répression des fraudes au niveau des boucheries de détail étant mis en place plus tardivement et de façon bien moins systématique. A l’entrée principale des abattoirs de la Villette se trouvent deux rotondes, qui, à l’origine, devaient servir de fondoirs à suifs, activité à laquelle on renonça vite à cause des odeurs. La rotonde de droite accueille la perception municipale, la police et la Commission de la boucherie. Celle de gauche a d’abord été transformée en halle pour la vente à la criée, avant d’accueillir les services vétérinaires. « En 1906, après une épizootie ravageuse, on installe le laboratoire des vétérinaires dans la rotonde de gauche qui restera, jusqu’à la fin, la rotonde des vétérinaires1862 ». Pour Ronald Hubscher, la réorganisation des services d’inspection sanitaire donne des résultats très positifs. « En peu de temps, l’hygiène alimentaire de Paris s’améliore sensiblement ; les quantités croissantes de viande saisies et l’efficacité des mesures prises contre les maladies contagieuses le prouvent. Les vétérinaires ont réussi à s’arroger un monopole total de l’inspection sanitaire et à en évincer les bouchers, pourtant puissamment installés dans leurs anciens privilèges. Parvenant même en 1906 à élargir leurs compétences au contrôle de la volaille, du gibier, des poissons ou crustacés, voire des jambons exposés aux foires de Paris ou de Chatou, les vétérinaires ont fait main basse sur « le ventre de Paris1863 ». L’inspection sanitaire étend son ressort sur les œufs en 1919 puis sur le lait et les produits laitiers en 19421864. d) Les contrôles sanitaires à Paris entre 1918 et 1940 En 1927, dans une thèse de Droit sur les Halles de Paris, Claude Prudhomme affirme que « le contrôle sanitaire des viandes est particulièrement rigoureux à cause de la facile et dangereuse altérabilité de ces produits. Les inspecteurs vétérinaires, fonctionnaires de la Préfecture de police, qui sont répartis dans les différents pavillons, sont aidés, ici, par des surveillants sanitaires1865 ». Le boucher Camille Paquette nous décrit le fonctionnement dans les années 1920 des services d’inspection vétérinaire de la préfecture de police de Paris, dirigés par Henri Martel : « Plusieurs laboratoires d’histologie sont installés aux Halles, au marché de la Villette, au pavillon de la fourrière. Des instruments et réactifs nécessaires aux 1860 Madeleine FERRIERES, op. cit., p. 431. 1861 J-P LANGLOIS, « Viande », La Grande Encyclopédie, Lamirault, 1902, tome XXXI, p 916. 1862 Gérard PONTHIEU et Elisabeth PHILIPP, La Villette, les années 1930 : un certain âge d’or , Atlas, 1987, p 64. 1863 Ronald HUSCHER, op. cit., pp 195-196. 1864 Alfred FIERRO, op. cit., p 1189. 1865 Claude PRUDHOMME, op. cit., p 115. 372 recherches micrographiques servent à étayer le jugement de l’inspecteur sur des bases scientifiques qui sont la justification des saisies et des procès-verbaux dressés en vertu des règlements et constituent le critérium expérimental obligatoire. Ce sont les découvertes de Pasteur qui mirent en évidence l’obligation de recourir au microscope pour déterminer avec plus de certitude les lésions qui altèrent les viandes. L’examen microscopique du sang et des tissus est le complément indispensable de toute inspection. Si bien exercés que soient les sens d’observation, ils ne peuvent suppléer aux préparations bactériologiques, seules capables de préciser les caractères des maladies contagieuses et la nature des parasites qui envahissent l’organisme animal 1866 ». Ce discours est intéressant car il montre qu’il faut attendre les années 1920 pour que les professionnels, ceux de Paris du moins, prennent vraiment conscience de l’importance des contrôles scientifiques issus de la révolution pastorienne. Ce souci de l’analyse rigoureuse, à partir de prélèvements de tissus, contraste fortement avec le discours traditionnel des chevillards, où le regard du professionnel est valorisé avant tout. Sans doute que d’autres bouchers avaient pris conscience avant 1914 de l’utilité des examens chimiques ou biologiques pratiqués sur les viandes pour en déterminer l’innocuité, mais jusqu’à maintenant, nous n’en avons pas trouvé trace. D’ailleurs, je ne suis pas sûr que le point de vue de Camille Paquette soit vraiment représentatif d’une majorité des professionnels de la viande. Certes, l’élite éclairée du métier, dont Camille Paquette et Georges Chaudieu font partie, ont eu conscience très tôt de l’intérêt de contrôles sanitaires irréprochables pour rassurer le consommateur, à une époque où la sécurité alimentaire existait déjà, même si elle n’était pas formalisée de façon aussi rationnelle et scientifique que depuis les années 1970. Mais combien de bouchers et de chevillards considéraient encore dans les années 1920 et 1930 le vétérinaire comme un empêcheur de tourner en rond et ses prélèvements inutiles ? On touche là à l’histoire des représentations, toujours difficile à manier. Continuons à suivre le précieux témoignage de Camille Paquette : « Les inspecteurs visitent les viandes aux abattoirs et toutes celles qui sont expédiées de province et de l’étranger. Leur effort se porte principalement aux halles centrales, aux pavillons 3 et 5 et chez les commissionnaires environnant les Halles. A mesure que les paniers sont descendus des voitures et alignés sur le carreau, les viandes sont examinées et marquées, toutes sans exception, de deux P (Préfecture de Police). Aux abattoirs, elles sont vues et marquées sur les pentes. Les viandes suspectes sont portées dans un local, nommé le découpage, où un examen microscopique du sang est effectué. En banlieue, où il existe encore des tueries particulières, le rôle des inspecteurs est moins facile qu’à Paris, mais des visites fréquentes et inopinées sont faites pour contrôler les fournitures de boucherie des établissements scolaires, hôpitaux, assistance publique, etc… ». « Les viandes insalubres sont saisies et immédiatement transportées dans la resserre, local bien fermé à clé, où elles demeurent jusqu’à accomplissement des nécessités commerciales. Si la bête est entière, elle est dépecée et les morceaux incisés dans tous les sens, sont ensuite abondamment arrosés de pétrole. La dénaturation est un travail minutieux, absolument nécessaire, qui permet au liquide infectant de pénétrer dans tous les muscles de façon à les imprégner jusqu’à saturation, pour qu’on ne puisse les utiliser de façon détournée, pour la consommation humaine. Les viscères et autres organes saisis sont également dénaturés. Tout ce qui est saisi et dénaturé est livré à l’équarrissage ou détruit par incinération. Les cuirs provenant d’animaux atteints d’affections contagieuses sont 1866 Camille PAQUETTE, op. cit., p 120. 373 désinfectés dans une solution antiseptique avant d’être livrés au commerce. En somme, toutes les mesures indispensables pour préserver la santé publique ont été prises depuis une cinquantaine d’années et elles sont appliquées strictement partout où le service d’inspection vétérinaire est bien organisé1867 ». Cette restriction indiquée par Camille Paquette nous incite à penser que les contrôles sanitaires parisiens étaient sans doute beaucoup plus stricts et sérieux qu’en province. Déjà, Camille Paquette a rappelé que la tâche des inspecteurs est plus difficile en banlieue du fait de la survivance de nombreuses tueries particulières. Il est donc fort probable que le système de contrôle vétérinaire mis en place dans la capitale à partir des années 1880 a été suivi par toutes les grandes villes de province disposant d’abattoirs généraux, de personnels compétents et d’un budget, mais que la situation devait être beaucoup plus aléatoire dans les petites villes et dans les communes rurales, vu l’éparpillement des tueries et le manque de moyens financiers. Ce cinquième chapitre permet de voir à quel point les décisions prises sous le Second Empire amorcent largement les grandes évolutions du commerce de la viande jusqu’au milieu du XXe siècle. La liberté de la boucherie en 1858 (et de la boulangerie en 1863), l’implantation d’un abattoir général et d’un marché aux bestiaux à la Villette en 1867 (à proximité des chemins de fer et du canal de l’Ourcq), le maintien et le réaménagement complet des Halles Centrales (avec les célèbres pavillons Baltard), la réforme du statut des mandataires et des facteurs à la criée, l’autorisation de l’hippophagie (1866) et la mise en place de contrôles sanitaires plus efficaces sont autant d’exemples des grandes orientations initiées sous Napoléon III, qui seront suivies et développées par la Troisième République. Bien sûr, c’est la rupture entre la boucherie de détail et de gros, acquise en 1870, qui constitue le tournant majeur de la profession. Les relations – financières notamment – entre les deux mondes, sont loin d’être simples. Confrontés à la perte des revenus importants du cinquième quartier (cuirs, suifs, abats), les bouchers détaillants doivent diversifier leur activité et s’adapter rapidement à la libre-concurrence. Pour la suite de notre étude, nous abandonnons les chevillards pour nous concentrer sur les bouchers détaillants. 1867 Camille PAQUETTE, op. cit., pp 120-121. 374 CHAPITRE 6 : L’ORGANISATION DE LA PROFESSION ENTRE 1858 ET 1914 Depuis 1867, les boucheries de détail et de gros forment deux mondes distincts. L’univers des chevillards de la Villette a été longuement étudié par Pierre Haddad 1868. Avant de présenter les différentes luttes des bouchers détaillants contre l’Etat, nous souhaitons retracer la constitution des syndicats « modernes » dans la boucherie de détail. Loin de l’unité corporative imposée en 1811, deux chambres syndicales opposées voient le jour à 18 ans d’intervalle : les patrons bouchers disposent d’une organisation professionnelle dès 1868 alors que les ouvriers bouchers (les étaliers) doivent attendre 1886 pour voir la création d’une Chambre syndicale ouvrière de la Boucherie de Paris. Nous verrons que les préoccupations des deux organisations sont évidemment assez différentes. En parallèle de la mise en place du syndicat patronal, nous verrons tout d’abord comment la mutuelle des patrons bouchers a surmonté la libéralisation du commerce en 1858. 1) L’ ORGANISATION PROFESSIONNELLE DES PATRONS BOUCHERS a) La mutuelle des bouchers après 1858 Le décret du 22 février 1858 est lourd de conséquences pour les Vrais Amis : le commerce de la Boucherie devient libre à Paris à partir du 1er avril 1858, la caisse de Poissy est abolie, le Syndicat est supprimé. Comme pendant chaque crise (1825-1829, 1848), le Syndicat refuse de payer les subventions du 1er trimestre 1858 à la mutuelle. Le Conseil d’Etat soutient les réclamations des Vrais Amis. Suite à une transaction à l’amiable passée le 27 novembre 1860, les mandataires de la Boucherie versent 12 000 francs dans la caisse des Vrais Amis. En 1858-1860, les pertes de la société se situent entre 26.667.207 F et 36.364.837 F. Suite à la suppression du Syndicat, les Vrais Amis doivent quitter les locaux de la Halle aux veaux et installent leur siège au 8 rue Larrey. Les séances sont tenues dans la 1869 salle Saint-Jean de l'Hôtel de ville, mise à disposition par le préfet Haussmann . La mutuelle se trouve donc dans une situation matérielle assez délicate à partir de 1858. On trouve dans les archives de la préfecture de police de Paris un dossier sur la « liquidation de la caisse des retraites des bouchers et employés du Syndicat (1858-1860) ». 1868 Pierre HADDAD, Les chevillards de la Villette. Naissance, Vie et Mort d'une corporation (1829-1974) , Thèse d'Histoire dirigée par Alain PLESSIS, Paris X, 1995, 784 p. 1869 Louis GOYARD, « Origine et développement des sociétés de secours mutuels », Bulletin mensuel de la Société de prévoyance et de secours mutuel de la boucherie de Paris (les Vrais Amis), septembre 1888. BNF, 4° R 916. 375 Cela donne à penser qu’un organe parallèle aux Vrais Amis a subsisté malgré la fusion de 1851. Il s’agit de la vente d'une inscription de rente aux Vrais Amis, dont le capital est formé par des retenues sur les traitements des employés de la Boucherie (retenue de 5%). Ce projet de caisse de pension avait été approuvé par les électeurs de la Boucherie en décembre 1834, mais avait été rejeté par la préfecture de police en 1835 et 18361870. En 1858, 29 personnes (dont 16 veuves) sont concernées par ces pensions, qui se trouvent liquidées entre 1858 et 18601871. Dans son enquête de 1860 sur la situation de l’industrie parisienne, la Chambre de commerce de Paris indique que presque tous les ouvriers de la Boucherie « font partie d’une société de secours mutuels, qui, moyennant une cotisation mensuelle, leur assure des ressources en cas de maladie et une retraite à l’âge de 55 ans 1872 ». Ce tableau est idyllique mais erroné. Sachant que Paris compte 1 132 bouchers et 2 600 ouvriers en 1860, cela signifierait que les Vrais Amis rassemblent 3 732 adhérents ! A moins qu’il ne s’agisse de la « caisse des retraites des bouchers et employés du Syndicat », dissoute en 1858 et en voie de liquidation en 1860 ? Nous ne connaissons pas la proportion des bouchers qui cotisent aux Vrais Amis, mais nous savons que les effectifs de la mutuelle n’ont jamais du dépasser 500 personnes au XIXe siècle. Les Vrais Amis regroupent 400 adhérents en 1852, 450 en 1874, 427 en 1880 et 376 en 18881873. Grosset, président des Vrais Amis depuis 1848, démissionne en 18611874. Il est remplacé par Alfred Hersant, nommé par un décret impérial du 2 décembre 1861. En 1862, la mutuelle convertit ses rentes d’Etat : elle possède 15 500 F de rentes et décide de payer la soulte de 18 600 F. Les relations avec les autorités sont excellentes dans les années 18601875. Les Vrais Amis sont reconnus d’utilité publique par un décret du 22 décembre 1866. En juin 1864 meurt le docteur Dufresnois, médecin de la mutuelle. Une souscription est lancée pour élever un monument à sa mémoire. En juillet 1865, le président Hersant prononce un discours devant le monument funéraire, où il fait l’éloge du dévouement et de l’abnégation du bon docteur1876. Son remplaçant, le docteur Carteaux, meurt en 1871 : la société lui témoigne sa confiance et son affection. Louis Goyard note que pendant la guerre de 1870, 204 jeunes membres de la société sont appelés sous les drapeaux : deux trouvent la mort et quatre sont blessés1877. La guerre fragilise la situation financière des Vrais Amis. Des dons permettent de renflouer la caisse de la mutuelle. En 1871, Alphonse Bernard Greyveldinger, ancien marchand boucher, lègue 3 1870 Un arrêté du préfet de police du 1er avril 1848 décide de former un fonds destiné aux pensions de retraite pour les garçons bouchers de Paris. C’est sans doute cette caisse de retraite qui est liquidée en 1858-1860. 1871 Archives de la Préfecture de police de Paris, DA 365, dossier 4. 1872 Chambre de commerce de Paris, Statistique de l'industrie à Paris résultant de l'enquête faite par la Chambre de commerce pour l'année 1860 , Paris, 1864, p 14. 1873 Société de prévoyance et de secours mutuels de la Boucherie de Paris (les Vrais Amis), Wattier, 1889, p 10. Archives de la Chambre de Commerce de Paris, 352 126. 1874 Grosset fonde un bureau de placement en 1868, sous le patronage des Vrais Amis. Il décède le 22 septembre 1876. 1875 Nous revenons sur ce point dans notre partie sur le comportement politique des bouchers. 1876 Louis GOYARD, op. cit., bulletin de septembre 1888. 1877 Louis GOYARD, op. cit., bulletin d’octobre 1888. 376 000 F à la société. En janvier 1873, les Vrais Amis comptent 556 sociétaires. En mars 1873, la recette de la mutuelle, autrefois trimestrielle, devient mensuelle. Louis Goyard indique que, pour prospérer, il faut que le revenu annuel couvre la moitié du service des pensions, et que la société doit augmenter le nombre de ses membres de 10% par an, à cause de la perte de 8% (démissions, radiations, décès). Hors, la société n’augmente que de 2% : elle doit recevoir 55 membres en 1873 pour ne pas être déficitaire. Au 1er janvier 1873, le capital des Vrais Amis s’élève à 539.120 F, dont 27 215 F de rentes1878. Louis Goyard, tout en insistant sur les bases financières fragiles des Vrais Amis, dresse un récapitulatif des pertes de la société entre 1820 et 18731879 : Perte faite par les Vrais Amis: Perte faite par la Société du Syndicat: Secours donnés aux vieux garçons bouchers Infirmes et non sociétaires: Perte subie en 1852 (réduction des rentes): Perte subie en 1862 (réduction des rentes): Déficit causé par l'achat des pensions 13/20: Arriéré dû à la Société à cause de 1870-71: Total des pertes : 92 962 741 F 69 114 444 F 9 697 730 F 101 407 899 F 5 559 242 F 21 498 922 F 33 000 000 F 333 240 978 F Une autre statistique des dépenses de la mutuelle est dressée en septembre 18871880 : Tableau 14 : Evolution des dépenses de la mutuelle des Vrais Amis entre 1852 et 1882 Pensions: effectifs Sommes payées 1852 84 40 338,44 F 1862 116 58 403,15 F 1872 118 55 849,95 F 1882 145 56 568,65 F En janvier 1875, l’Assemblée générale des Vrais Amis vote à l’unanimité la création d’une caisse de réserve. Dans une liste des membres honoraires fondateurs de cette caisse, dressée en 1889, on trouve diverses professions : des bouchers de détail et en gros, un facteur à la criée en viande, un facteur aux abats, des restaurateurs. On y remarque également des professionnels qui traitent avec les bouchers, comme le bandagiste Breuil-Guth, l’épurateur d’huiles Giquet, l’imprimeur Wattier, le serrurier « pour la boucherie » Soulage et PinardBoulanger, qui s’occupe de la vente de fonds et de placement du personnel. Les soutiens apportés à la société de secours mutuels semblent donc assez variés. On peut aisément imaginer que la générosité des donateurs est récompensée par des relations privilégiées avec les adhérents de la mutuelle et du syndicat, et sans doute de la réclame gratuite dans les publications professionnelles. C’est sans doute pour garder sa clientèle que H. Brunon, 1878 Ibid. 1879 Louis GOYARD, op. cit., bulletin de novembre 1888. 1880 Bulletin mensuel de la Société de prévoyance et de secours mutuel de la boucherie de Paris (les Vrais Amis), septembre 1887. BNF, 4° R 916. 377 commissionnaire en cuirs, a fait un don de 2000 F aux Vrais Amis1881. Les membres libres et membres honoraires renoncent à l'indemnité de maladie ou d'infirmité, mais conservent le droit à la pension de retraite. Ces membres ont un « but humanitaire » : ils donnent l'exemple de la prévoyance et de la solidarité aux employés de la Boucherie. La mutuelle conserve des liens étroits avec le syndicat patronal de la Boucherie. Garde, directeur du Fondoir central, et Douillet, juge suppléant au tribunal de commerce et ancien président du Syndicat des bouchers, sont des membres honoraires de la société. Au milieu des années 1880, la Chambre syndicale de la Boucherie de Paris, présidée par Lioré, fait un don de 800 F aux Vrais Amis. Dans les années 1880, le Bal de la Boucherie est organisé au profit de la caisse de réserve de la mutuelle. En juillet 1881, la société des Vrais Amis verse 100 000 F à son fonds de retraite1882. Quand un concert lyrique est organisé en décembre 1887 au profit de la caisse de réserve des Vrais Amis, il a lieu dans la salle des conférences du n°10 de la rue de Lancry, siège de l’Union générale du Commerce et de l’Industrie, fondée en 1858, ancêtre de la Confédération nationale du patronat français 1883. Dans les années 1890 et jusqu’en 1914, le Journal de la Boucherie de Paris n’omet jamais d’annoncer les assemblées générales et la fête annuelle des Vrais Amis 1884. Ainsi, le 27 février 1896, le bal de la Boucherie, grande fête de bienfaisance au profit des Vrais Amis, se tient à l’Hôtel continental 1885. La société modifie ses statuts en 1877 et en 1883. En 1879, les Vrais Amis obtiennent un diplôme d’honneur pour sa participation à l’exposition de 1878 : ils sont classés au huitième rang sur les 5 923 sociétés de secours mutuels existantes en France. Les récompenses officielles s’accumulent sur les dirigeants de la mutuelle 1886. Lors de la cérémonie de 1878 où Alfred Hersant et Paul Matrat reçoivent leur médaille, le vice-président de la mutuelle, Matrot improvise un discours aux côtés de Leroy-Daniel, président de la Chambre syndicale de la Boucherie de Paris. Cette remise de médaille se tient à la salle de la Redoute, annexe de la Bourse du Travail, ancien siège de la franc-maçonnerie1887. L’approbation administrative des Vrais Amis est renouvelée en décembre 1884 : un premier arrêté d’approbation datait du 4 février 1819. Il s’agit donc d’une société approuvée et non libre. En 1884, le siège de la société se trouve au 2 rue de la poterie (Paris Ier). On peut devenir participant actif dès 16 ans : la cotisation augmente avec l'âge. Les objectifs de la 1881 Société de prévoyance et de secours mutuels de la Boucherie de Paris (les Vrais Amis), Wattier, 1889, 16 p. Archives de la Chambre de Commerce de Paris, 352 126. 1882 Ibid. 1883 Bulletin mensuel de la Société de prévoyance et de secours mutuel de la boucherie de Paris (les Vrais Amis), décembre 1887. BNF, 4° R 916 1884 Sur l’évolution du rôle des banquets et fêtes organisés par les mutuelles sous le Second Empire et la Troisième République, nous renvoyons à Michel DREYFUS, « La fête en mutualité », in A. CORBIN, N. GEROME et D. TARTAKOWSKY (dir.), Les usages politiques des fêtes aux XIXe-XXe siècles, Publications de la Sorbonne, 1994, pp 252-257. 1885 Journal de la Boucherie de Paris, février 1896. BNF, Jo A 328. 1886 Sous le Second Empire, des médailles récompensent les « généreux bienfaiteurs » des mutuelles. L’attribution des médailles (or, argent, vermeil, etc.) se fait « selon un système compliqué et minutieux qui ne commercera à se limiter qu’après la Seconde Guerre mondiale sans pour autant disparaître complètement ». Michel DREYFUS, op. cit., p 254. 1887 Henry MATROT, Vieux Souvenirs, 1910, p 22. 378 mutuelle sont réaffirmés en 1884 : 1°/ procurer en cas de maladie les soins d'un médecin et les médicaments nécessaires. 2°/ payer une indemnité journalière pendant les maladies et blessures (2,50 F par jour) et 1,50 F par journée de convalescence. 3°/ servir une pension de retraite, réversible pour partie sur la tête de la veuve1888. 4°/ assurer des funérailles convenables1889. Les Vrais Amis fondent un bulletin mensuel en janvier 1887, dont la publication cesse en décembre 1888 à cause du « peu d'empressement des sociétaires à souscrire à l'abonnement de cette feuille » (recette annuelle de 400 F pour une dépense de 700 F). Des protestations s’expriment au conseil d’administration contre le choix des insertions payantes parues dans le journal de la Chambre syndicale de la Boucherie. Les responsables de la mutuelle rappellent que la publicité est nécessaire pour obtenir de nouvelles adhésions1890. L’arrêt de la publication du bulletin mensuel en décembre 1888 et la mort de Louis Goyard en mars 1888 marquent la fin d’une source documentaire importante sur les Vrais Amis. C’est effectivement dans le bulletin mensuel que Goyard a publié par morceau son ouvrage sur l’Origine et le développement des sociétés de secours mutuels , qui est tout simplement une chronique des Vrais Amis entre 1820 et 1873. Nous connaissons beaucoup moins bien l’évolution des Vrais Amis après 1889. En 1902, la société de secours mutuel de la Boucherie de Paris se dote à nouveau d’un organe de presse, La Mutualité corporative, qui aurait été « le plus fort tirage des journaux corporatifs » de la mutualité française, avant de disparaître en 19141891. La collection présente à la Bibliothèque nationale est assez lacunaire1892. Après la fusion de 1851, les Vrais Amis apparaissent comme une mutuelle professionnelle à l’équilibre financier précaire, qui rassemble avant tout des patrons bouchers et dont les intérêts sont très liés à ceux de la Chambre syndicale patronale de la Boucherie de Paris. Les ouvriers bouchers parisiens vont tenter de créer leur propre mutuelle en 1871. Les années 1870 marquent un tournant dans la mutualité, car le clivage entre ouvrier et patron s’y fait de plus en plus sentir. Pour Francine Soubiran-Paillet, les fonctions des sociétés de secours mutuels sont peu diversifiées (maladie, accident, vieillesse), il n’est jamais question d’intérêts dans les statuts et on n’y détecte aucun indice de cristallisation d’un sentiment d’appartenance à une même classe1893. Elle rappelle aussi que « les sociétés de secours mutuels, encore dans les années 1888 Sur la place des femmes dans la mutualité française, je renvoie à Jean BENNET, La mutualité française à travers sept siècles d’Histoire , Coopérative d’information et d’édition mutualiste, 1975, pp 187-194. 1889 Dossier sur la mutuelle des Vrais Amis (1884). Archives de la Préfecture de police de Paris, BA 1409. 1890 L’existence d’une bannière suppose que les Vrais Amis participaient à des fêtes mutualistes. La bannière de la société (en 1889) est visible dans l’annexe 23. 1891 Jean BENNET, op. cit., p 175. 1892 La BNF dispose d’un numéro de l’Union mutuelle corporative , du 30 novembre 1904 (n°4). BNF, Jo A 1813. Elle dispose de quelques numéros de La Mutualité corporative en 1906 (n°40), 1907 (n°58) et 19091913 (n°109-202). BNF, Jo 15026. 1893 Francine SOUBIRAN-PAILLET, L’invention du syndicat (1791-1884): itinéraire d’une catégorie juridique , LGDJ, 1999, p 102. 379 1880, voient leurs activités suivies de près par l’Administration. Il faut éviter tout détournement de leurs fonds au profit de mouvements de grèves. Des fonds qui sont vus comme des modes de financement potentiels d’arrêts de travail 1894 ». Par ailleurs, « en 1870, 5 700 sociétés réunissent 800 000 membres. Les mutualistes sont devenus surtout des gestionnaires1895 ». Evoquons la tentative ouvrière de 1871 pour voir comment la mutualité permet alors aux ouvriers bouchers d’essayer de regrouper leurs intérêts face à ceux des patrons. Le contexte social est chargé car Thiers vient d’écraser la Commune de Paris pendant la Semaine sanglante (21-28 mai 1871). Au cours de l’été 1871, la « Chambre syndicale des ouvriers et employés de la Boucherie » projette de créer la Fraternelle, une société de secours mutuels qui ne verra jamais le jour, mais qui suscite de vives inquiétudes chez les patrons bouchers. En juin 1872, la société compte 70 membres et propose de créer un bureau de placement gratuit pour les garçons bouchers, au 30 rue de la Grande Truanderie. Lors d’une réunion qui se tient en juin 1872 à la salle de la Redoute (35 rue Jean-Jacques Rousseau), l’alcoolisme de certains garçons est condamné et l’exclusion des prussiens est votée 1896. Le dossier sur la Fraternelle monté par la préfecture de police est assez pauvre. Quelques coupures de presse nous renseignent un peu plus1897. Dans La Vérité du 31 août 1871, le vice-président de la Fraternelle, A. Héroult, signe un article de défense des buts de la société face aux attaques patronales. La Fraternelle se présente comme une œuvre de solidarité, « afin de nous entraider et nous secourir, en cas de blessures ou de maladie, et de remplacer pour beaucoup de jeunes gens la famille éloignée ; ensuite d’affranchir tous nos sociétaires de l’exploitation des bureaux de placement ». A mots couverts, on reconnaît dans ces propos le principe d’une société ouvrière de résistance qui lutte contre les abus des placeurs privés. La méfiance patronale semble alors tout à fait justifiée. Pourtant, toute idée de lutte de classe (ou de recours à la grève) est clairement écartée par A. Héroult : « Loin d’être en désaccord avec les intérêts de messieurs les patrons, att endu que la sympathie et l’union sont nécessaires à nos intérêts communs, puisque la prospérité de l’un est le résultat du travail et de la coopération de l’employé et par cela même augmente son bien-être. Il est donc clairement illogique que les membres de la Société combattent ou entravent, par quelques moyens que ce soit, le commerce, le travail ou l’avenir des maîtres de maison. Voilà pourquoi nous avons tenu à honneur de détruire une imputation, qui peut être très préjudiciable à la prospérité de notre Société ». De même, Héroult récuse tout projet de coopérative ouvrière. « On a répandu le bruit que les membres de la Société s’étaient réunis dans le but d’ouvrir des boucheries sous le titre d’Association fraternelle des employés de la Boucherie , et de faire une concurrence efficace aux anciennes maisons. Nous, membres de la Société, protestons de la manière la plus formelle contre cette exploitation du titre de notre Société, tandis que celle-ci y est restée 1894 Ibid., p 112. 1895 André BURGUIERE et Jacques REVEL (dir.), Histoire de la France : l’Etat et les conflit s, tome 3 : les conflits, Seuil, 1990, p 402. 1896 S’agit-il réellement de bouchers prussiens ou d’alsaciens, qui ont acquis la nationalité allemande suite à l’annexion ? Ce point est oscur. 1897 Les articles de presse utilisés se trouvent dans le dossier n°2000.93 sur la Fraternelle. Archives de la Préfecture de police de Paris, BA 1409. 380 complètement étrangère ; il est vrai que quelques-uns d’entre eux sont avec nous, mais ils ont agi en cela sans la participation et contre l’assentiment du reste des membres de la dite Société ; d’ailleurs, des reproches énergiques leur ont été adressés à l’Assemblée générale qui a eu lieu, salle de la Redoute, le 1er août, à la suite de laquelle nous avons pris la résolution de protester par la présente et par tous les autres moyens en notre pouvoir, afin de mettre la Société et ses membres à l’abri d’une responsabilité qui semble vouloir retomber sur elle ; et pour assurer toute la boucherie parisienne, que tous nos efforts ne tendront qu’à resserrer les bons rapports qui doivent unir la corporation tout entière, et à travailler de toutes nos forces à mériter l’estime et la considération de ceux dont nous sommes et voulons rester les fidèles et dévoués serviteurs ». Le ton de l’article se révèle assez curieux ! Mais si le bureau de placement de la Fraternelle veut avoir quelques chances de réussite, la confiance des patrons bouchers est incontournable, sinon la tentative est vouée à l’échec. En avril 1872, le conseil d’administration de la Fraternelle propose aux membres de la mutuelle « de constituer une Chambre syndicale des garçons bouchers », qui « aurait pour objet principal le placement des garçons bouchers, qui pourrait s’effectuer dans des conditions de prix très modiques. Il a été calculé qu’il suffirait d’un versement mensuel de 50 centimes par chaque membre adhérent à la chambre syndicale pour couvrir les frais d’administration 1898 ». Ces éléments permettent d’affirmer que les membres de la Fraternelle tentent en 18711872 d’organiser rationnellement les différentes revendications ouvrières du moment : disposer d’une caisse d’assurance maladie et d’un bureau de placement gratuit. Ce dernier point est central dans la constitution d’un syndicalisme ouvrier autonome au début des années 1880. Nous reviendrons sur ce point important. Outre cette tentative de création d’une mutuelle ouvrière des bouchers à Paris, qui échoue en 1872, que savons-nous sur les mutuelles du secteur alimentaire ? Les patrons charcutiers parisiens créent avec succès leur mutuelle en 1879, l’Union de la Charcuterie, qui traverse tout le XXe siècle1899. Une société éphémère a existé : la « Solidarité de la Boucherie », société mutualiste autorisée en mars 1882 et rayée en mars 1888, sur laquelle nous ne savons rien1900. Le 1er septembre 1892 est fondée la société de secours mutuels des ouvriers de la Boucherie en gros, qui siège à la Villette (176 rue de Flandre) et qui est dirigée en 1910 par A. Kimmerlin. Le 16 août 1897 est fondée la société de secours mutuels des ouvriers boyaudiers, siégeant également à la Villette (176 rue de Flandre), présidée en 1910 par Jean Alayrat1901. L’enquête de l’Office du travail de 1894 sur les associations professionnelles ouvrières indique que le secteur de l’alimentation à Paris compte 147 syndicats (17 474 membres), 75 1898 Article du 20 avril 1872 sur la Fraternelle. Archives de la Préfecture de police de Paris, BA 1409. 1899 L’Union de la Charcuterie est fondée le 28 novembre 1879 par M. Bouchard. Entre 1936 et 1986, la mutuelle des charcutiers est dirigée par A. Guiot, qui organise la médecine du travail des charcutiers après 1945 avec la médecine préventive Bachaumont. La mutuelle élargit son champ d’action en 1967 et devient l’Union de la Charcuterie et de l’Alimentation française. Elle élargit encore sa clientèle en 1974 en devenant l’UMIAD (Union Mutualiste Interprofessionnelle de l’Alimentation et Dérivés) puis en 1989 en devenant la MPI (Mutuelle Prévoyance Interprofessionnelle). Entretien oral du 26 juin 1997 avec Hilaire Bégat, président du Souvenir de la Charcuterie française. 1900 Archives de Paris, 1315 W 112. 1901 Henry MATROT, Vieux Souvenirs, 1910. 381 sociétés de secours mutuels (10 263 membres) et deux coopératives (12 sociétaires)1902. En France, les bouchers disposent de huit sociétés de secours mutuels, qui rassemblent 978 membres. Si l’on considère que les Vrais Amis doivent compter entre 500 et 600 adhérents en 1894, cela signifie que les autres mutuelles sont très confidentielles. Au niveau national, il n’existe que cinq coopératives de production en 1897 : deux chez les bouchers, deux chez les boulangers et une dans l’alimentation 1903. On peut en conclure que la mutuelle des Vrais Amis constitue une belle réussite, exceptionnelle au niveau national. Une enquête de l’Office du Travail de 1893 indique l’existence d’une mutuelle originale à la Villette : « La tentative la plus curieuse, parallèle au syndicat est la « Mutualité de la boucherie en gros » dirigée par un conseil d’administration à part. Cette caisse assure les accidents, non seulement en cas de responsabilité patronale, vis-à-vis des tiers (article 1384 du Code civil : animaux échappés), non seulement en cas de la faute du patron, mais aussi en cas de risques professionnels. L’ouvrier blessé pendant son travail a droit aux soins gratuits (médecin et médicaments) et à une indemnité de 2 francs par jour. Si sa faute seule a amené l’accident, le même secours peut lui être alloué par bienfaisance. Les patrons payent seuls la cotisation. Une tentative de retenue mensuelle sur le salaire des ouvriers n’a pas réussi. Avant la fondation de cette caisse, les chevillards s’adressaient (les deux tiers environ n’ont pas abandonné leur vieille habitude) à la « Caisse des familles », 4 rue de la Paix1904 ». L’histoire de la mutualité française est marquée par une étape importante : la loi du 1er avril 1898, qui constitue une véritable « Charte de la mutualité », et qui marque, pour Bernard Gibaud, « l’entrée de la société française dans l’ère de l’assurance sociale 1905 ». Suite à la circulaire ministérielle du 20 octobre 1898 du président du Conseil Henri Brisson, puis celle envoyée aux préfets le 29 juillet 1899 par Waldeck-Rousseau, des subventions peuvent être accordées aux sociétés de secours mutuels. Dans un Etat des sociétés de secours mutuels de la Seine dressé en 1899, il est mentionné trois mutuelles de bouchers à Paris, qui sont toutes « approuvées » : la société des Vrais Amis (n°46), approuvée le 20 décembre 1884, présidée par Mirvault ; la société de la Boucherie de Paris (n°56), approuvée par un décret du 22 décembre 1866, présidée par Mirouel1906 ; et la société des Vrais Amis réunis (n°126), approuvée le 30 décembre 1896, présidée par Chabaille. Parmi ces trois sociétés, les deux dernières nous sont inconnues. Elles n’ont sans doute pas connu le succès des Vrais Amis, société fondée en 1820 et puissamment soutenue par la Chambre syndicale patronale de la Boucherie de Paris. Dans un Etat des sociétés de secours mutuels libres de la Seine de 1905, il est fait mention d’une mutuelle « privée », enregistrée sous le numéro 648, la Caisse de secours des ouvriers de la maison Bernard, dont les statuts ont été déposés le 1er août 1878. En 1905, cette mutuelle regroupe 66 personnes et est présidée par le boucher Bernard (48 rue de 1902 Ministère du commerce, Office du Travail, Les associations professionnelles ouvrières, tome I : Alimentation, 1899, p 276. 1903 Ibid., p 440. 1904 Office du Travail, La petite industrie (salaires et durée du travail), tome 1 : l’alimentation à Paris , Imprimerie nationale, 1893, p 210. 1905 1906 Bernard GIBAUD, Mutualité, assurances (1850-1914) : les enjeux, Economica, 1998, p IX. Mirouel est élu en 1899 au Conseil Supérieur de la Mutualité (composé de 36 membres), battant un mutualiste émérite, Jules Arboux, président de la Ligue Nationale de la Prévoyance et de la Mutualité, président de plusieurs Congrès nationaux de la mutualité. Jean BENNET, La mutualité française à travers sept siècles d’Histoire , Coopérative d’information et d’édition mutualiste, 1975, p 151. 382 la Glacière à Paris)1907. Il s’agit peut être du fameux groupe des boucheries Bernard qui connaîtra un formidable essor à Paris après 1945. b) La constitution de la Chambre syndicale de la Boucherie (1868) Le syndicat de la Boucherie de Paris a été dissous le 1er mars 1858, avec la disparition de la caisse de Poissy. La liquidation du Syndicat a posé quelques problèmes, résolus au début des années 1860. Si les bouchers détaillants sont demeurés dix ans sans chambre syndicale (entre 1858 et 1868), le cas des chevillards est un peu différent car ils possèdent dès 1858 une « Commission administrative de la Boucherie en gros de Paris », chargée de l’administration des parties communes des abattoirs1908. Pour Pierre Haddad, cette commission représentait, bien avant la formation du Syndicat de la Boucherie en gros de Paris (1886), les intérêts moraux et matériels des chevillards1909. À partir de 1864, le Second Empire tolère les grèves et assouplit ses positions dans le domaine social. « Tentant de rallier les masses ouvrières » après 1862, année où une délégation ouvrière est envoyée à l’Exposition Universelle de Londres, le gouvernement « abandonne une tactique demeurée jusque là sélectivement répressive : ainsi, entre 1853 et 1862, 98 coalitions patronales et 749 coalitions ouvrières sont poursuivies1910 ». En dépit de la loi Le Chapelier du 14 juin 1791, de nombreuses chambres syndicales patronales existent déjà à Paris, notamment la fameuse Union Nationale du Commerce et de l’Industrie (UNCI), fondée en 1858 par l’avocat Pascal Bonnin, qui siège d’abord au 82 boulevard Sébastopol puis dans un très bel hôtel particulier au 10 rue de Lancry1911. « Illégales, ces chambres syndicales de patrons sont comme celles des ouvriers tolérées par le pouvoir qui n’intervient qu’en cas de coalition manifeste, comme il l’a fait en 1866, par l’entremise du préfet de police, contre les boulangers et les bouchers1912 ». Que s’est-il donc passé chez les bouchers parisiens en 1866 ? Nous n’avons pas trouvé de trace d’une grève de bouchers en 1866, mais par contre, les patrons bouchers mènent des 1907 Dossier sur les sociétés de secours mutuels de la Seine. Archives de la Préfecture de police de Paris, DB 246. 1908 Pierre Haddad considère que la Commission administrative fonctionne dès 1858. Je me demande si elle n’a pas fonctionné à partir de l’ouverture de la Villette, en 1867. Les statuts de la commission sont déposés en 1873 et en 1882. De façon assez logique, André Debessac retient 1873 comme date de création de la Commission administrative de la Boucherie en gros de Paris. André DEBESSAC, Histoire de la corporation des métiers des viandes, Société d’édition de publications corporatives, 1943, p 69. 1909 Pierre HADDAD, Les chevillards de la Villette : Naissance, vie et mort d’une corporation , Thèse de Doctorat, Paris X, 1995, p 35. 1910 Joël DUBOS, Aux origines du syndicalisme d’union patronale. André Lebon et la Fédération des industriels et des commerçants français, de la création en 1903 à la première Guerre Mondiale, Thèse de Doctorat, Paris X, 1997, p 490. Sur la naissance du syndicalisme patronal dans le secteur industriel dans les années 1830, on peut consulter la thèse de Bertrand GILLE, Recherches sur la formation de la grande entreprise capitaliste (1815-1848), SEVPEN, 1959, pp 130-147. 1911 Pascal Bonnin est en fait le pseudonyme utilisé par Paul Périssat. Sur les circonstances de la création de « l’Union nationale du commerce et de l’indu strie contre la contrefaçon et la fraude » en 1859, nous renvoyons à Marie-Geneviève DEZES, « Les patrons français : association versus syndicat », in C. ANDRIEU, G. LE BEGUEC et D. TARTAKOWSKY (dir.), Associations et champ politique : la loi de 1901 à l’é preuve du siècle, Publications de la Sorbonne, 2001, p 118. 1912 Georges LEFRANC, Les organisations patronales en France du passé au présent, Payot, 1976, p 26. 383 démarches auprès de l’administration pour créer un syndicat. En septembre 1866, Mathurin Couder demande l’autorisation à la préfecture de police de former un syndicat professionnel de patrons bouchers. Le 10 novembre 1866, 800 bouchers, qui ont obtenu l’autorisation de se réunir, forment un syndicat provisoire, dont Couder devient le syndic 1913. Par un arrêté du 21 décembre 1866, le préfet de police dissout le syndicat. Couder, Lièpe et Souchet déposent alors une requête devant le Conseil d’Etat. Le 4 février 1867, le ministre du commerce rejette la réclamation des bouchers. Dans un arrêt du 31 janvier 1868, le Conseil d’Etat repousse à son tour la demande de Couder. Cette décision reçoit l’approbation impériale le 20 février 1868. La Gazette des tribunaux justifie ce refus : malgré la faveur dont jouissent les syndicats libres (il en existe alors 80 à Paris), la requête des bouchers a été rejetée car « le souvenir du monopole est trop récent chez eux1914 ». Non découragés par ce premier échec, les patrons bouchers détaillants fondent en 1868 la Chambre syndicale de la Boucherie de Paris, présidée par Duval. Il s’agit à la base d’une « commission arbitrale de la Boucherie », qui obtient un large vote de confiance des détaillants le 21 septembre 1868. Mais un conflit éclate en janvier 1869 entre Duval et Couder. Lors d’une réunion publique à la salle de la Redoute le 19 janvier 1869, à laquelle 126 personnes sont présentes, Duval rudoie Couder et le traite notamment de « menteur ». La situation est assez confuse mais il semble que Couder rassemble une majorité derrière lui, fait voter les statuts du syndicat lors d’une assemblée générale le 29 juillet 1869 et en est élu président, avec Lièpe comme vice-président et Godfrin comme secrétaire. En octobre 1869, des affiches annoncent la création de la Société anonyme des Comptoirs généraux de la Boucherie, avec Mathurin Couder comme membre du conseil d’administration. Le 5 novembre 1869, la Chambre syndicale se réunit et vote la déchéance du président Couder, remplacé par Leroy-Daniel, qui restera président jusqu’en 1882. Mais Couder refuse de restituer les registres, pièces et valeurs du syndicat. Les bouchers attaquent alors leur ancien président devant le tribunal civil de la Seine, qui condamne le goût du lucre de Couder1915. Pour Joël Dubos, « les années 1850-1860 représentent pour le syndicalisme patronal la première phase de croissance rapide. L’exemple parisien reste particulièrement évocateur de cet essor : le nombre de chambres syndicales, de onze en 1848, est ainsi passé à 50 en 1866 pour dépasser 80 en 1869. L’âge d’or du syndicalisme patronal s’était ainsi ouvert, indépendamment des conditions juridiques théoriques1916 ». Outre la tolérance pour les syndicats affichée par le ministre du commerce en mars 18661917, les chambres syndicales se sont multipliées après la circulaire Fourcade du 30 mars 1868, qui prescrit la tolérance à l’égard des chambres ouvrières. A Paris, fin 1868, on ne compte pas moins de « 23 chambres syndicales mères » (à vocation fédérale) et une quarantaine de chambres en formation. Pour 1913 La législation du droit de réunion est modifiée par une circulaire du ministre de l’Intérieur du 12 février 1866 (autorisation du préfet nécessaire). La loi du 6 juin 1868 réglemente les réunions publiques (déclaration préalable nécessaire). Francine SOUBIRAN-PAILLET, L’invention du syndicat (1791-1884): itinéraire d’une catégorie juridique, LGDJ, 1999, p 82. 1914 La Gazette des tribunaux, 4 mars 1868. Archives de la Préfecture de police de Paris, DA 718. 1915 La Gazette des tribunaux du 8 mai 1870 fait le compte-rendu des audiences du Tribunal civil de la Seine des 18 mars 1870, 1er avril 1870 et 22 avril 1870. Archives de la Préfecture de police de Paris, DA 718. 1916 Joël DUBOS, op. cit., p 493-494. 1917 Le Moniteur du 21 mars 1866. 384 Jeanne Gaillard, « la revendication pour les conditions de travail est à l’origine de ces organisations syndicales1918 ». Cela est sans doute vrai pour les professions ouvrières du secteur industriel mais sûrement pas pour le secteur artisanal et commercial. Les seuls employés du monde de la boucherie qui peuvent être concernés par cette logique sont les ouvriers d’abattoirs, qui possèdent dès 1868 leur propre Chambre syndicale, qui rassemble 40 personnes1919. C’est un effectif très modeste, mais, vu la faiblesse du mouvement syndical dans les industries alimentaires, cette initiative a le mérite d’exister, un an après l’ouverture des abattoirs généraux de la Villette. La chambre syndicale de la Boucherie de Paris qui se forme en septembre 1868 n’est pas une chambre ouvrière mais plutôt une chambre patronale. Certes, d’après les statuts, il s’agit d’une chambre mixte, car les « ouvriers bouchers » y sont représentés, mais en fait, ce sont les patrons qui mènent le jeu, négligeant les intérêts des employés1920. Le syndicat des bouchers ne semble guère participer à l’agitation sociale de l’époque, notamment la « forte poussée gréviste » dans les vieux métiers urbains après 18641921. Nous avons du mal à cerner les motivations des bouchers parisiens, si ce n’est leur volonté de reconstituer un groupe de défense de leurs intérêts corporatifs. À part les déconvenues du président Couder en 1869, nous ne savons rien des activités du syndicat des bouchers jusqu’en 1873, date à laquelle les dossiers de la préfecture de police nous renseignent plus précisément. Dans un courrier de 1874, le préfet de police note que son administration a eu jusqu’à ce jour pour principe de n’autoriser la constitution régulière d’aucune chambre syndicale. « Mais elle les laisse fonctionner en vertu d’une tolérance, fort large d’ailleurs. Toute réunion [de la chambre syndicale] doit faire l’objet d’une demande d’autorisation qui est rarement repoussée à la condition que les ouvriers de la corporation seuls y seront admis et qu’on ne s’y occupera pas de questions étrangères aux intérêts de la société. Il est bien entendu qu’un agent de mon administration assiste à ces réunions et m’y rend compte. Quant aux statuts des chambres syndicales, sans avoir à les approuver, je me réserve le droit de faire supprimer tout article qui me paraîtrait, par exemple, porter atteinte au libre exercice du travail1922 ». Cela signifie que les chambres syndicales ne bénéficient pas du régime de la déclaration de la loi de 1864 sur les réunions1923. c) Une fonction essentielle du syndicat : l’arbitrage des conflits En se basant sur l’étude de 70 statuts de chambres syndicales parisiennes, rédigés entre 1867 et 1884, Francine Soubiran-Paillet note que leurs fonctions sont larges : intervenir dans les conflits entre ouvriers et patrons, régler les conditions de travail, organiser 1918 Jeanne GAILLARD, « Les associations de production et la pensée politique en France (1852-1870) », Le Mouvement social, juillet 1965, n°52, p 82. 1919 Ministère du commerce, Office du Travail, Les associations professionnelles ouvrières, tome I : Alimentation, 1894, pp 438-439. 1920 Dans la composition du conseil syndical de 1877, six places sont réservées aux « ouvriers bouchers », mais cela ne suffit pas à faire de la Chambre syndicale de la Boucherie une chambre syndicale mixte. 1921 Jean SAGNES, Histoire du syndicalisme dans le monde, des origines à nos jours, Privat, 1994, p 44. 1922 Lettre du préfet de police du 17 septembre 1874. Archives de la Préfecture de Police de Paris, BA 150. 1923 Francine SOUBIRAN-PAILLET, L’invention du syndicat (1791-1884): itinéraire d’une catégorie juridique , LGDJ, 1999, p 113. 385 l’enseignement ou l’apprentissage, trouver du travail aux membres de la profession, défendre en justice les membres du syndicat, fournir des arbitres aux prud’hommes, allouer des secours (en cas de chômage, d’accident, de vieillesse ou de maladie) 1924. Dans le cas des bouchers, il semble bien que la fonction arbitrale soit au centre de leurs préoccupations. D’ailleurs, c’est sous la dénomination de « commission arbitrale de la Boucherie » que Duval fonde en septembre 1868 la Chambre syndicale des bouchers. Cela n’est pas spécifique aux bouchers. Outre la fonction de renseignement et la lutte contre la contrefaçon, le règlement des contentieux est la principale activité du groupe de la Sainte-Chapelle dans les années 1870 (pour les métiers du bâtiment)1925. Nous pouvons tenter de reconstituer l’activité du syndicat à partir des statuts de 1882. A cette date, la Chambre syndicale de la boucherie de Paris regroupe les chevillards, les détaillants et les « personnes exerçant un commerce ou une industrie en relation directe avec les bouchers ». Il est clairement précisé que seuls les bouchers parisiens (gros et détail) y sont admis : il ne s’agit donc pas d’une fédération nationale1926. L’article 2 des statuts précise que la Chambre a pour but : • de créer des relations et des liens de confraternité entre les membres. • de veiller à la dignité, à la considération du commerce, et de maintenir la loyauté dans les transactions. • de donner, aux intérêts communs à tous les membres, une représentation constamment organisée pour agir auprès du gouvernement, des préfectures de la Seine et de Police, des administrations, octrois, compagnies de chemin de fer, assurances et de tout autre société particulière. • de fournir aux tribunaux des experts compétents1927. Visiblement, les secours, la formation et le placement ne font pas partie de leurs préoccupations. Concernant les secours, les patrons bouchers disposent d’une société de secours mutuels depuis les années 1820. Outre le souci de la représentation collective auprès des pouvoirs publics et des partenaires institutionnels, c’est bien la fonction arbitrale qui semble privilégiée. L’article 20 prévoit que « la Chambre se constitue en tribunal paternel pour régler toutes les contestations qui peuvent s’élever entre les membres du Syndicat ». Les articles 24, 25 et 26 précisent le fonctionnement des commissions d’arbitrage. Elles siègent à tour de rôle et sont représentées par deux membres de chaque groupe (gros et détail). Chaque 1924 Ibid., pp 94-95. 1925 Selon Joël Dubos, le groupe de la Sainte-Chapelle, formé en 1821 pour grouper les métiers du bâtiment parisien, illustre « la nécessité de mettre en place une véritable police interne destinée à réguler la profession : lutte contre la contrefaçon et arbitrage constituent le véritable motif du groupement. Sur ce point, il peut sembler à juste titre que la structure d’union a été créée, avec la bénédiction des pouvoirs publics, pour suppléer l’absence de règles propres à la profession, absence consécutive à la suppression des corporations. Ensuite, la fonction de renseignements s’affirme : réservé aux adhérents, ce service apporte l’ensemble des informations proprement professionnelles et techniques utiles aux patrons. Puis le service du contentieux s’accroît à son tour pour devenir l’activité dominante : ainsi, en 1876, 1764 affaires impliquant des adhérents ont été soumises au groupe de la Sainte-Chapelle. Après intervention de l’union, 1 203 cas avaient été réglés par conciliation et 74 abandonnés ». Joël DUBOS, op. cit., pp 563-564. 1926 Statuts de la Chambre syndicale de la Boucherie de Paris, 1882, article 4. Archives de Paris, 1070 W 2-252. 1927 Ibid., article 2. 386 commission d’arbitrage siège pendant un mois1928. « Pour toute affaire qui sera soumise à l’arbitrage de la Chambre, il sera perçu un droit qui ne pourra être moindre de 5 francs. Ce droit ne sera perçu que sur les non-adhérents seulement ; toutefois, pour chaque affaire venant, entre membres adhérents, il sera perçu un droit de 2 francs, pour frais de bureau et de correspondance1929 ». Les séances d’arbitrage ont lieu chaque mercredi, au siège de la Chambre syndicale1930. La Chambre pratique donc une médiation interne à la profession, à titre payant, mais elle fournit également des « experts compétents » aux tribunaux. Cette fonction, très mal connue, est très importante, car, en pratique, elle signifie que la Chambre syndicale reçoit une confiance quasi aveugle de la part du Tribunal de commerce pour trancher les affaires relevant de la boucherie. Institué par la loi des 16 et 24 août 1790, le Tribunal de commerce n’a vraiment pris la suite de la juridiction consulaire d'Ancien régime qu'à partir de mai 1792. Composé comme sa devancière de juges élus par les commerçants, le tribunal de commerce tranche les litiges entre commerçants ou associés de sociétés commerciales, examine les contestations portant sur des actes de commerce et règle les faillites et les liquidations judiciaires des commerçants. Enfin, jusqu'en 1909, il est la juridiction d'appel des jugements du conseil de prud'hommes. A partir de 1866, quand les élections consulaires se libéralisent, elles deviennent un enjeu de pouvoir important pour le syndicalisme patronal parisien et l’UNCI cherche à « contrôler » les listes de candidats notables commerçants1931. Dans la pratique, le tribunal de commerce de Paris ne compte qu’une vingtaine de juges alors qu’il y a plusieurs dizaines de milliers d'affaires par an. Donc, à peu près toutes les affaires sont systématiquement renvoyées à des « arbitres-rapporteurs », qui concilient s’ils peuvent ou sinon font un rapport, dont les conclusions sont le plus souvent suivies par les juges. Il semble que la plupart des « arbitres-rapporteurs » sont des professionnels payés, qui se consacrent uniquement à cette activité. Face aux nombreuses critiques, le tribunal de commerce a pris l’habitude, dès les années 1840, de renvoyer les affaires pour arbitrage préalable aux chambres syndicales, qui n’ont pourtant pas d’existence légale avant 1884. Claire Lemercier précise bien que le tribunal renvoie les affaires « à la chambre elle-même, comme personne morale, et non pas seulement à ses dirigeants1932 ». Dans le cas de la boucherie, le Syndicat officiel a assuré dès 1811 la fonction d’arbitrage des conflits de la profession. En 1848, un compte-rendu d’activité du syndicat des Bouchers nous informe que « 182 affaires ont été soumises à la décision du Syndicat. Sur ce nombre, 61 ont été renvoyées par-devant lui en arbitrage, 25 rapports ont été adressés au 1928 Ibid., article 24. 1929 Ibid., article 25. 1930 Ibid., article 26. Nous savons pas quel est le siège du syndicat des bouchers entre 1868 et 1884. Après 1871, les réunions se tiennent généralement dans une salle de la mairie du Premier arrondissement de Paris. 1931 1932 Sur ce point, nous renvoyons à Joël DUBOS, op. cit., pp 570-573. Nous remercions vivement Claire Lemercier pour les précieux renseignements qu’elle nous a transmis sur le fonctionnement des tribunaux de commerce, notamment en matière d’arbitrage, et que l’on peut retrouver dans un document de travail dirigé par Emmanuel LAZEGA et Lise MOUNIER, Régulation conjointe et partage des compétences entre les juges du Tribunal de commerce de Paris, rapport au GIP, mission de recherche Droit et Justice, juillet 2003. 387 Tribunal de Commerce, et 157 affaires ont été conciliées1933 ». Ces proportions montrent qu’en 1848, l’essentiel des conflits (86%) est réglé par le Syndicat. Il faudrait consulter les archives du Tribunal de Commerce pour savoir quels types d’affaires lui sont confiés. Le cas des bouchers est loin d’être isolé. En 1843, la Chambre syndicale des marchands carriers s’est vu renvoyer 84 conciliations pour arbitrage par le Tribunal de commerce de Paris, et sept par le juge de paix du canton de Sceaux1934. En 1854, la Commission représentative du commerce des vins et spiritueux de Bercy doit augmenter ses effectifs pour pouvoir examiner toutes les affaires envoyées par le Tribunal de commerce; dans les années 1860, ce sont plus de 700 affaires par an que ce dernier renvoie à la nouvelle commission du commerce en gros des vins et eaux-de-vie de Paris. Devenue chambre syndicale du commerce en gros des vins et spiritueux, celle-ci est décrite par un de ses dirigeants comme « un véritable tribunal semi-consulaire » à la fin de la décennie1935. Pendant l’exercice 1867, la Chambre syndicale des tapissiers a concilié 168 affaires sur les 228 qui lui ont été soumises1936. En 1873, cette Chambre note qu’elle voit « toujours s’augmenter le nombre des affaires soumises par les Tribunaux ou Justices de paix, et qui font aussi que nous voyons souvent des architectes en appeler eux-mêmes à votre arbitrage et à votre impartialité1937 ». Dans un rapport de 1873, on apprend que la Chambre syndicale de la Boucherie de Paris a eu 735 affaires à juger, la plupart soumises par le Tribunal de commerce1938. Il s’agit sans doute du décompte de l’ensemble des affaires soumises depuis 1871, et pas seulement de celles de 1872-1873. Nous n’avons malheureusement pas plus de détails sur la mission arbitrale exercée par la Chambre syndicale des bouchers. Il aurait été intéressant, par exemple, d’avoir accès à certains dossiers pour connaître les types de conflits qui étaient les plus fréquents à l’époque. Plusieurs signes montrent les rapports étroits entretenus avec le Tribunal de commerce de Paris. Emile Douillet, président de la Chambre syndicale de la Boucherie en 1882-1883, devient juge suppléant au Tribunal de commerce de 1886 à 1889, puis juge de 1890 à 18931939. En mars 1882, au cours du banquet organisé en l’honneur du départ de Leroy-Daniel, qui quitte la présidence du Syndicat, un arbitre du Tribunal de commerce, Labiche, lit un poème intitulé La Confiance1940 ! 1933 Syndicat de la Boucherie, Compte-rendu de l’Assemblée Générale des électeurs de la Boucherie de Paris , Imprimerie de Lebègue, 15 décembre 1848, p 5. Archives de la Préfecture de Police de Paris, DB 400. 1934 Chambre des marchands carriers, Rapport à l’Assemblée générale , 15 janvier 1843. Archives de la Chambre de Commerce de Paris, I-2.26(1), dossier 1842. 1935 René LEROY, La chambre syndicale du commerce en gros des vins et spiritueux de Paris et du département de la Seine, 1840-1902, ses origines, son œuvre, Imprimerie de Kugelmann, 1903. 1936 Sur les 228 affaires soumises, 12 émanent du Tribunal civil de la Seine, 112 du Tribunal de commerce de la Seine, 26 de diverses justices de paix et 78 du mandat direct des parties. 1937 Compte rendu des opérations de la Chambre syndicale des tapissiers pour l’exercice 1872. Archives de Paris, D1U3/54. 1938 Rapport des brigades de recherche de la préfecture de police sur la Chambre syndicale de la Boucherie de Paris, 13 juin 1873. Archives de la Préfecture de Police de Paris, BA 1409. 1939 1940 Victor LEGRAND, Juges et consuls de Paris (1563-1905), Bordeaux, G. Delmas, 1905, pp 178-182. Rapport des brigades de recherche de la préfecture de police sur la Chambre syndicale de la Boucherie de Paris, 9 mars 1882. Archives de la Préfecture de Police de Paris, BA 1409. 388 En août 1892, Le Temps lance une campagne de presse contre les tribunaux de commerce, critiquant notamment la gestion des arbitres salariés et gratuits. Le Journal de la Boucherie de Paris s’empresse alors de défendre le système de l’arbitrage utilisé par la justice consulaire. Il reproduit la défense de Guillotin, ancien président du Tribunal de commerce1941 ; et Edmond Lioré, président du Syndicat de la Boucherie de Paris, affiche son soutien au système de la conciliation contre toute tentative de mise en place de plaidoiries systématiques1942. En octobre 1892, lors de l’Assemblée générale de la Boucherie de Paris, on apprend que les conflits commerciaux se sont résolus en 1891-1892 pour 27% devant le Tribunal de commerce (24 cas) et pour 73% à l’amiable (64 cas) 1943. L’attachement des bouchers à la conciliation peut s’interpréter comme une volonté d’autonomie « corporative » face à une intrusion des juristes professionnels. d) L’organisation interne de la Chambre syndicale de la Boucherie (1868-1886) Avant la loi du 21 mars 1884 qui légalise les syndicats professionnels, la Chambre syndicale de la Boucherie de Paris rassemble toutes les branches qui gravitent autour de la viande à Paris. Après 1884, chaque profession va progressivement prendre son indépendance et créer sa propre chambre syndicale autonome : les commissionnaires en bestiaux dès 1881, les bouchers en gros en 1886, les hippophagiques en 1890, les bouchers des Halles et en demi-gros en 1902... Dans les statuts de 1882, le bureau directeur de la Chambre syndicale est composé de 45 membres, « dont 20 choisis dans le groupe du commerce en gros (15 pour l’abattoir de la Villette, 3 pour celui de Grenelle et 2 pour celui de Villejuif) ; 23 dans le groupe du commerce de détail, dont 1 par arrondissement de Paris, 1 pour les Halles centrales et 2 pour chacun des marchés (rive droite et rive gauche)1944 ». Les bouchers détaillants possèdent donc une courte majorité au sein des instances dirigeantes du Syndicat. La cohabitation entre les différentes branches professionnelles a peut-être donné naissance à des heurts ou des conflits de pouvoir. Entre 1869 et 1882, la Chambre est présidée par Leroy-Daniel. En janvier 1877, quand il constitue le conseil de la Chambre syndicale, Leroy-Daniel « fusionne » les bouchers de détail et les tripiers, les bouchers en gros et les commissionnaires en bestiaux, sans que nous sachions exactement de que recouvre le terme de « fusion1945 ». En mars 1877, le syndicat, qui compte 1 400 adhérents, prend soin de représenter toutes les spécialités au conseil syndical (67 syndics), dans les proportions suivantes : 20 syndics pour les bouchers détaillants (un par arrondissement), 20 syndics pour les bouchers en gros (un par arrondissement), 6 pour les commissionnaires en bestiaux, 6 pour les tripiers, 6 pour les ouvriers bouchers, 3 pour les 1941 Amédée Léon Jean Guillotin est président du Tribunal de Commerce de Paris en 1889-1890. Victor LEGRAND, Juges et consuls de Paris (1563-1905), Bordeaux, G. Delmas, 1905, 189 p. 1942 Journal de la Boucherie de Paris, 18 septembre 1892. BNF, Jo A 328. 1943 Ibid., 6 octobre 1892. 1944 Statuts de la Chambre syndicale de la Boucherie de Paris, 1882, article 6. Archives de Paris, 1070 W 2-252. 1945 Rapport des brigades de recherche de la préfecture de police sur la Chambre syndicale de la Boucherie de Paris, 16 janvier 1877. 389 tanneurs, 3 pour les mégissiers, 2 pour les bouchers des marchés (un pour chaque rive) et un pour les bouchers des Halles1946. C’est le journal Le cours du suif qui est chargé de publier le nom des élus le 8 mars 1877. La Chambre syndicale de la Boucherie a la chance de posséder plusieurs relais de presse. Outre Le cours du suif, le syndicat peut largement exprimer ses vues dans La Réforme de la Boucherie. Son rédacteur en chef, Eugène Delahaye, tient d’ailleurs une conférence le 20 janvier 1877 à la salle de la Redoute (35 rue Jean-Jacques Rousseau) sur la Chambre syndicale de la Boucherie de Paris1947. En avril 1877, un boucher propose d’agrandir le format du journal de la Chambre pour pouvoir y insérer le procès verbal de chaque séance1948. En mai 1877, moyennant une rémunération annuelle de 6 francs par sociétaire, Eugène Delahaye s’engage à représenter les intérêts généraux de la boucherie dans le Bulletin de l’approvisionnement . Edifiée par la déloyauté de Delahaye, la corporation des bouchers, comme celle des marchands de vin, met fin à ce contrat en octobre 1878. Le bulletin cesse alors de paraître1949. En février 1879, Leroy-Daniel propose de fonder un journal qui serait l'organe de la Chambre syndicale, pour donner les cours de la boucherie et rendre compte des travaux du syndicat1950. En 1873, le syndicat des bouchers a reçu une proposition de rapprochement de la part de l’Union commerciale , qui a été repoussée car la cotisation annuelle était trop élevée1951. Quelle est cette mystérieuse Union commerciale ? S’agit-il de l’Union Nationale du Commerce et de l’Industrie (UNCI), fondée en 1858 et ancêtre de la Confédération nationale du patronat français ? S’agit-il du comptoir de l’Union commerciale parisienne, dont on trouve trace en décembre 1875 d’un « projet de formation d’une société de défense et de protection en faveur du commerce secondaire de détail de Paris1952 » ? Ce point demeure très obscur. Quand l’histoire de l’UNCI sera mieux connue, nous pourrons trancher en toute confiance, car il serait intéressant de savoir pourquoi les bouchers sont demeurés – ou ont souhaité demeurer – à l’écart des premières tentatives de regroupement syndical interprofessionnel patronal1953. Dans les années 1890, plusieurs assemblées générales du Syndicat de la boucherie se tiennent dans l’Hôtel des syndicats, 10 rue de Lancry (Paris 10e)1954. Cela laisse supposer que les bouchers parisiens ont finalement adhéré à l’UNCI dans 1946 Ibid., rapport du 1er mars 1877. 1947 La salle de la Redoute, ancien siège de la franc-maçonnerie, servira de siège à la première Bourse du Travail de Paris, inaugurée le 3 février 1887. 1948 Rapport des brigades de recherche de la préfecture de police sur la Chambre syndicale de la Boucherie de Paris, 12 avril 1877. 1949 Ibid., rapport du 2 octobre 1878. 1950 Ibid., rapport du 5 février 1879. 1951 Ibid., rapport du 13 juin 1873. 1952 S.-Ch. VALNY, Comptoir de l'Union commerciale parisienne , E. de Soye et fils, 1876, 14 p. BNF, 8° V Pièce 47. 1953 Dans sa thèse de sociologie, Joël Dubos évoque très bien la création et le rôle de l’UNCI. Joël DUBOS, Aux origines du syndicalisme d’union patronale. André Lebon et la Fédération des industriels et des commerçants français, de la création en 1903 à la première Guerre Mondiale, Thèse de Doctorat, Paris X, 1997, pp 566-569 et p 660. 1954 Les assemblées générales de 1892 et 1895 se tiennent dans la grande Salle des Conférences de l’Hôtel des Syndicats, 10 rue de Lancy. En 1894, 1896 et 1898, les assemblées générales se tiennent au Grand Orient de France (16 rue Cadet). 390 les années 1880, mais nous ne savons pas en quelle année exactement. En 1886, Joseph Barberet précise que le syndicat des bouchers en gros et des commissionnaires en bestiaux (créé en 1873 et qui compte une vingtaine d’adhérents) est rallié à l’UNCI (rue de Lancry) mais laisse penser que ce n’est pas le cas du syndicat des bouchers détaillants (qui regroupe 1200 adhérents et siège 2 rue de la Poterie)1955. En mars 1877, plusieurs commissions sont formées : l’une est chargée de rédiger les statuts du syndicat, une autre doit choisir un local pour le siège social, et une troisième se penche sur la question des suifs en branches et la création d’un fondoir de la boucherie, preuve que ce projet est décidément récurrent tout au long du siècle. Les statuts de la Chambre sont révisés en novembre et en décembre 1877. La question du siège social révèle la rivalité entre bouchers de détail et chevillards. Les bouchers en gros proposent que le siège syndical soit installé à la Villette. En avril 1879, un certain Belin s’y oppose farouchement : le siège « doit être près des Halles, c'est-à-dire au centre des affaires. Si on fait ce déplacement, cela fera une scission parmi les bouchers de Paris entre ceux de la rive gauche et ceux de la rive droite1956 ». Effectivement, en 1887, le Syndicat siège près des Halles, au n°2 rue de la Poterie, avant de s’installer entre 1890 et 1942 au n°11 rue du Roule (Paris I er). Nous disposons de très peu d’informations sur la situation financière du Syndicat. Nous savons qu’en 1868, la cotisation annuelle s’élève à 10 francs. En juin 1878, la Chambre compte 1 200 membres et a reçu 13 000 F de cotisations en 18771957. En mars 1879, les appointements annuels du secrétaire de la Chambre s’élèvent à 2 400 F 1958. En mars 1882, quand le banquet en l’honneur du départ du président Leroy-Daniel est organisé au restaurant Lemardelay (100 rue de Richelieu), le prix du couvert est de 12 F (148 bouchers sont présents)1959. Notons au passage que la convivialité n’a jamais été négligée par la Chambre syndicale, soit sous forme de banquets, de bals1960 ou plus tard, par l’organisation de compétitions sportives, notamment des courses cyclistes1961. En 1891, la Chambre syndicale de la Boucherie de Paris compte 2 643 adhérents (dont 2 117 patrons bouchers parisiens) et tire ses ressources du produit des cotisations (10 F par an). La cotisation donne droit au journal hebdomadaire, à un annuaire de 500 pages (le Bottin de la Boucherie), la gratuité des renseignements et la gratuité des arbitrages pour le règlement des conflits. La Chambre compte parmi ses membres quelques bouchers de province. Si l’on considère que la Seine compte 2702 bouchers détaillants en 1893 (2036 bouchers parisiens, 592 en banlieue et 74 détaillants du pavillon 3 des Halles), cela signifie que le taux de 1955 Joseph BARBERET, Le travail en France: Monographies professionnelles, Berger-Levrault, 1886, tome 1, p 363. 1956 Rapport des brigades de recherche de la préfecture de police du 2 avril 1879. 1957 Ibid., rapport du 5 juin 1878. 1958 Ibid., rapport du 5 mars 1879. 1959 Ibid., rapport du 9 mars 1882. 1960 Un bal de la Boucherie s’est tenu en février 1889 au Grand Hôtel, 12 boulevard des Capucines. Ibid., rapport du 21 février 1889. 1961 Le journal L’Auto du 10 avril 1925, dans sa rubrique « Chez les corporatifs », consacre un article sur le 24e Championnat cycliste de la Boucherie (course entre Montgeron et Montargis, avec un banquet à Montargis). Cela signifie que cette tradition remonte au moins à 1901. En avril 1927, la course cycliste des bouchers se fait entre Dreux et Versailles et rassemble 130 coureurs. L’Auto du 16 avril 1927. BNF, Micr D 156/92 et 100. 391 syndicalisation est de 78% dans la boucherie parisienne1962. Dans les années 1890, le syndicat de la boucherie de Paris est le plus puissant au sein du Comité de l’alimentation de Paris. Une question importante s’est posée à la Chambre : le syndicat doit-il se limiter à Paris ou peut-il devenir une fédération qui regrouperait les bouchers des villes de province ? En février 1879, un boucher de Rouen, Block, est reçu comme sociétaire du syndicat1963. En novembre 1879 est discuté un projet de « jonction » du syndicat central des bouchers de Rouen à la Chambre syndicale de Paris1964. Mais les bouchers sont conscients que ce rapprochement risque d’être interdit par le préfet de police. En effet, même si la préfecture de police, dès 1878, est favorable à une loi légalisant les chambres syndicales (considérées comme un rempart contre la grève), elle reste très vigilante sur les fédérations (problème du regroupement) et sur l’interdiction des activités politiques 1965. Toujours prudents, les bouchers ont du renoncer à leur projet de « jonction » entre Rouen et Paris. Il faudra attendre 1894 pour que les bouchers français disposent d’une confédération nationale. e) Les débats au sein Boucherie (1873-1886) de la Chambre syndicale de la Les questions « sociales » sont abordées dans les réunions de la Chambre syndicale, mais les solutions apportées sont très conservatrices, signe que la Chambre représente et défend avant tout les intérêts patronaux. Le principal débat social porte sur le problème du placement des garçons bouchers, mais nous traiterons ce point en détail plus loin. Retenons simplement que les patrons s’opposent à la création d’un bureau de placement gratuit pour les employés. Le deuxième problème discuté est celui de l’âge des apprentis. En mars 1877, les bouchers lancent une pétition pour abaisser de 16 à 14 ans l’âge des apprentis dans les abattoirs, « attendu que le travail des apprentis n'est pas pénible et n'offre aucun danger1966 ». Les bouchers demandent aussi qu'on leur accorde un emplacement pour créer une école où les apprentis pourraient se rendre dans l'après-midi et où ils recevraient l'instruction exigée par le règlement. M. Maurice, inspecteur divisionnaire de la Seine pour le travail des enfants dans les manufactures, est venu faire une conférence sur l'application de la loi du 19 mai 1874. En juillet 1879, la Chambre réclame à nouveau l’abaissement de l’âge légal de la mise au travail des enfants. Le boucher Mentel remarque que « l'âge de 16 ans est tro p élevé et souvent, on ne fait plus un boucher à cet âge. (...) Il faudrait que l'âge réglementaire fut fixé à 14 ans, car il est prouvé que l'enfant, loin de perdre des forces dans le commerce de la 1962 Office du Travail, La petite industrie (salaires et durée du travail), tome 1 : l’alimentation à Paris , Imprimerie nationale, 1893, p 218. 1963 Rapport des brigades de recherche de la préfecture de police sur la Chambre syndicale de la Boucherie de Paris, 5 février 1879. 1964 Ibid., rapport du 22 novembre 1879. 1965 Francine SOUBIRAN-PAILLET, L’invention du syndicat (1791-1884): itinéraire d’une catégorie juridique , LGDJ, 1999, p 115. 1966 Rapport des brigades de recherche de la préfecture de police sur la Chambre syndicale de la Boucherie de Paris, 20 mars 1877. Archives de la Préfecture de Police de Paris, BA 1409. 392 boucherie, se développe plus que partout rassurants pour la protection juvénile1968 ! ailleurs1967 ». Voilà un argument des plus Les positions de la Chambre syndicale sont tout à fait paternalistes. Un bon employé est un employé soumis, protégé dès le plus jeune âge par le patron dans la cellule artisanale et utilement guidé dans sa carrière par les tenanciers des bureaux de placement privés. C’est également dans un cadre paternaliste que s’inscrit, en décembre 1885, la distribution de récompenses aux employés de la Boucherie, avec un grand concert organisé avec le concours gracieux de la Société musicale du 19e arrondissement1969. Cette cérémonie devait récompenser les meilleurs employés, c’est-à-dire les plus méritants aux yeux des patrons bouchers. Déjà, le 3 avril 1878, Leroy-Daniel propose « d’ouvrir un registre conf identiel, pour que les patrons bouchers inscrivent les étaliers infidèles ». Les bouchers présents considèrent « qu’il suffit que les patrons se renseignent mutuellement et consciencieusement sur le compte de leurs employés1970 ». Si la Chambre syndicale est peu sensible au sort des ouvriers de la boucherie, elle participe volontiers aux opérations charitables et philanthropiques. Ainsi, en décembre 1878, la Chambre s’associe à la fondation Montyon 1971 pour une opération de bons de viande distribués par l’Assistance Publique 1972. En décembre 1881, la Chambre apporte son soutien à une œuvre de « bons de consommation », dont la commission exécutive se réunit au Grand Orient de France (16, rue Cadet)1973. La question est à nouveau évoquée en mars 1882 : « Diverses loges maçonniques demandent à la Chambre syndicale de vouloir bien leur venir en aide et de s'entendre avec elles pour la distribution et le remboursement des bons de viande distribués par les délégués des loges maçonniques qui ont adhéré à cette œuvre philanthropique1974 ». On peut imaginer sans peine que les bouchers ont répondu favorablement à cette demande. Les rapports sont parfois tendus avec les pouvoirs publics, même si les bouchers arrivent à recevoir sans trop de peine des soutiens de la part des hautes sphères administratives. Face à la concurrence des viandes américaines, les bouchers obtiennent très rapidement gain de cause car de nombreux porcs abattus à Chicago sont atteints de trichinose. Une épidémie de trichinose éclate en 1878 à Crépy-en-Valois. Le préfet de police de Paris assure les bouchers « qu'il ne serait plus importé de viandes d'Amérique en France, parce que 1975 la commission avait reconnu qu'elles étaient nuisibles à la santé ». En fait, il ne s’agit nullement de prudence sanitaire mais tout simplement de protectionnisme. Le 9 mars 1882, lors du banquet de départ de Leroy-Daniel, un toast est porté par l’économiste Léon Chotteau, 1967 Ibid., rapport du 2 juillet 1879. 1968 Pour plus de détails sur la protection des enfants au travail, nous renvoyons à Vincent VIET, Les voltigeurs de la République, l’inspection du travail en France jusqu’en 1914 , CNRS Editions, 1994, pp 187-190. 1969 Rapport des brigades de recherche de la préfecture de police du 9 décembre 1885. 1970 Ibid., rapport du 3 avril 1878. 1971 Le baron Jean-Baptiste Antoine de Montyon (1733-1820), maître des requêtes au Conseil d’Etat, intendant, fonde en 1782 un prix de vertu attribué par l’Académie française. 1972 Rapport des brigades de recherche de la préfecture de police du 4 décembre 1878. 1973 Ibid., rapport du 5 décembre 1881. 1974 Ibid., rapport du 2 mars 1882. 1975 Ibid., rapport du 6 mars 1878. 393 favorable à l’importation des bœufs américains1976. Un autre toast est porté par Bravais, chimiste à la commission d’hygiène de la Ville de Paris. Il ne manque plus qu’un toast porté par le préfet de police et l’inspecteur vétérinaire en chef pour que l’ensemble constitue une bien singulière assemblée ! En avril 1878, un conflit éclate entre les bouchers et le service de l’octroi de Paris. Lors d’une réunion du 3 avril, Leroy-Daniel demande aux bouchers « quels moyens on pourrait employer pour atténuer les excès de zèle des brigadiers d’octroi ». En accord avec le directeur de l’octroi, il propose de « signaler les employés dont on aurait à se plaindre ». Les 23 bouchers présents reconnaissent qu’il y a « dans l’octroi de Paris des chefs de service qui ne sont pas intelligents et qui commettent des actes tout à fait arbitraires ». Les plaintes sont motivées par l’existence d’une « prime qui est allouée aux employés de l’octroi sur chaque contravention saisie ». Des menaces seraient même proférées par certains agents de l’octroi, du style : « Ah ! Vous avez voulu la République ! Et bien, vous la paierez1977 ». Lors d’une réunion du 26 avril 1878, on apprend qu’un conflit récent a éclaté à l’entrée de Paris entre Arsène Bru, voiturier, et un brigadier d’octroi. Le brigadier « a dressé procès-verbal pour 11 kg de viande qui n’étaient pas déclarés sur une quantité de 1558 kg ». Le voiturier a refusé de payer l’amende de 221 francs. Le boucher Matreau a protesté contre le procès-verbal, « affirmant que les pesées n’avaient pas été faites convenablement ». Le brigadier et le contrôleur ont refusé de peser une seconde fois la viande. Le convoi a pu entrer, sans caution, sous la responsabilité de Matreau. « Cette mesure a été cause que plusieurs bouchers n’ayant pas reçu, en temps utile, leur marchandise, font retomber la responsabilité de ce retard sur l’expéditeur et le poursuivent devant le tribunal de commerce ». L’assemblée syndicale propose alors d’entamer un procès contre l’octroi, « ne fût-ce que pour éveiller son attention et obtenir plus d’équité de la part de ses employés. Depuis 15 mois que le service a été changé, le commerce de la boucherie est continuellement en lutte avec l’octroi et cela pourrait occasionner des faits regrettables qu’il est urgent de prévenir ». Les bouchers réclament la révocation du fameux brigadier d’octroi, qui se vante qu’il se fait 400 F par mois sur les prises et contraventions. Leroy-Daniel préconise d’attendre les résultats d’une commission de conciliation formée avec l’accord du directeur de l’octroi. « Du reste, le tribunal de commerce a promis d’intervenir pour faire accorder aux bouchers 1% d’évaporation sur le poids des viandes transportées, ce qui éviterait tout conflit ultérieur 1978 ». Finalement, le brigadier est révoqué en mai 1878 pour ses « excès de zèle préjudiciables aux bouchers de gros et au détail » et Leroy-Daniel est chargé d’en remerci er l’administration de l’octroi 1979. Des dysfonctionnements plus ou moins graves sont révélés au cours de certaines 1976 Léon Chotteau (1838-1895) rapporta d’un voyage en Amérique « une conviction profonde de la supériorité des théories libre-échangistes. Par le journal et par la parole, il s’en fit le propagateur ardent ». Paul AUGE (dir.), Larousse du XXe siècle, 1928, tome II, p 242. Auteur de nombreux ouvrages sur les Etats-Unis, ses idées sont bien résumées dans un article de L’Economiste français du 6 juin 1885. Léon CHOTTEAU, Le commerce entre la France et les Etats-Unis, et la question des viandes américaines, Chaix, 1885, 8 p. BNF, 8° V Pièce 5576. 1977 Rapport des brigades de recherche de la préfecture de police sur la Chambre syndicale de la Boucherie de Paris, 3 avril 1878. Archives de la Préfecture de Police de Paris, BA 1409. 1978 Ibid., rapport du 27 avril 1878. 1979 Ibid., rapport du 5 juin 1878. 394 réunions du Syndicat. En mars 1878, Mathé, conseiller municipal, demande que le service des abattoirs soit assuré par des gardiens de la paix1980. Cette proposition laisse penser que la commission administrative de la Boucherie en gros n’effectue pas loyalement son rôle. En mai 1880, le Syndicat formule des plaintes sur « la négligence avec laquelle est faite 1981 l'inspection des viandes à la vente à la criée aux Halles centrales ». En juin 1880, c’est « l'incompétence notoire des inspecteurs de boucherie» qui est décriée1982. Les inspecteurs des Halles sont même accusés de corruption. En effet, la vente « au panier », c’est-à-dire le colportage des viandes, serait toléré par les inspecteurs car ils reçoivent une gratification du vendeur ambulant1983. Rappelons que le colportage des viandes est autorisé à Paris depuis un arrêté du préfet de police du 12 septembre 1870. Depuis 1871, le Syndicat n’a de cesse de vouloir faire interdire à nouveau cette concurrence déloyale à ses yeux. Nous reviendrons plus en détail sur cette question. Non contente de défendre les intérêts collectifs des patrons bouchers, ce qui est son rôle, la Chambre syndicale se préoccupe aussi de la prospérité « individuelle » de certains de ses membres, ce qui n’est pas son mandat. En juin 1873, des bouchers demandent s’il est encore possible de changer le mode de fourniture de la viande aux troupes. Leroy-Daniel leur répond qu’il est trop tard : les marchés sont passés et le ministre de la Guerre ne peut rien changer au cahier des charges1984. Le nombre des fournisseurs en viande de l’armée étant assez réduit, cette question est donc très limitée pour ainsi mobiliser l’attention du syndicat. En juin 1878, Leroy-Daniel a obtenu une entrevue au sujet des fournitures de l’armée avec le ministre de l’Agriculture et du Commerce, Pierre Edmond Teisserenc de Bort (18141892), qui promet d’en parler au ministre de la Guerre. Le syndicat est certain d’avoir 500 compagnies à fournir en viande. Les bouchers autorisent leur président à traiter avec le ministre de la Guerre s’il est appelé à ce sujet 1985. Le rapport ne nous fournit malheureusement pas davantage d’informations. On s’aperçoit que les activités de la Chambre syndicale de la Boucherie sont très diversifiées, que son président est reçu par de hauts responsables administratifs et que son action est souvent couronnée de succès. Ce bilan est remarquable quand on sait que les syndicats professionnels n’ont pas de personnalité juridique officielle jusqu’en 1884 ! En conclusion, la Chambre syndicale de la Boucherie de Paris apparaît entre 1868 et 1886 comme un syndicat mixte, paternaliste et conservateur. f) Le syndicat des patrons bouchers détaillants entre 1886 et 1914 L’activité de la Chambre syndicale de la Boucherie de Paris est bien connue entre 1868 et 1884 car nous disposons de nombreux rapports de la préfecture de police, puisque les organisations syndicales sont tolérées mais non légales, donc étroitement surveillées par les brigades de recherche. Avec la loi du 21 mars 1884, les syndicats professionnels deviennent 1980 Ibid., rapport du 6 mars 1878. 1981 Ibid., rapport du 5 mai 1880. 1982 Ibid., rapport du 2 juin 1880. 1983 Ibid., rapport du 19 juin 1880. 1984 Ibid., rapport du 13 juin 1873. 1985 Ibid., rapport du 5 juin 1878. 395 légaux, donc la surveillance policière disparaît. Plus précisément, le préfet de police n’envoie plus d’agents aux réunions de la chambre syndicale patronale. Par contre, l’administration continue à surveiller de près l’activité des chambres ouvrières, toujours menaçantes à cause du risque de grève ou d’émeutes. Les luttes ouvrières sont donc bien connues après 1884. Mais nous ne disposons pas de dossiers de police sur la Chambre patronale après 1884. La seule obligation légale se limite à avertir de tout changement statutaire et d’informer la préfecture de la Seine de la composition du Bureau syndical à chaque renouvellement de l’équipe dirigeante, obligation scrupuleusement respectée par les patrons bouchers1986. Notre principale source sur les activités syndicales patronales après 1884 est la presse, générale ou professionnelle. En ce qui concerne la presse professionnelle, la Bibliothèque Nationale dispose d’une belle collection de périodiques, notamment avec le Journal du Syndicat de la Boucherie de Paris entre 1869 et 19401987. La Chambre syndicale de la Boucherie de Paris, fondée en 1868, change ses statuts en juin 1886 pour devenir le Syndicat de la Boucherie de Paris et de la Seine, qui regroupe uniquement les bouchers détaillants. Le nouveau syndicat dépose ses statuts le 2 juillet 1886 et est inscrit à la préfecture de la Seine sous le matricule n°252. Sa dissolution est prononcée le 24 juillet 1974, sans doute à cause d’une réorganisation syndicale après la fermeture des abattoirs de la Villette. Officiellement, le syndicat n’est pas affilié à la Confédération Nationale de la Boucherie Française (CNBF), fondée en octobre 18941988. Entre 1890 et 1942, le siège social se trouve 11 rue du Roule. Entre 1943 et 1974, il se trouve au 23 rue Clapeyron1989. En 1910, le Syndicat de la Boucherie de Paris possède un office de placement, une caisse de secours, une bibliothèque, un journal hebdomadaire et un annuaire. La Chambre compte 1.200 adhérents en 1886, 1.352 membres en 1900 et 2.867 membres en 1910. Après le long mandat de Leroy-Daniel (1868-1882), le Syndicat de la Boucherie de Paris a été présidé par : • Emile Douillet (1882-1883), qui devient ensuite juge au Tribunal de Commerce de Paris1990. • Edmond Lioré (1884-1892), administrateur délégué de la Mutuelle Richelieu, commissaire aux comptes du Fondoir central et de l’Assurance moderne. • Yvon-Plet (1892-1893)1991. 1986 Les déclarations administratives du Syndicat de la Boucherie de Paris et de la Seine (1868-1974) sont conservées aux Archives de Paris (dépôt de Villemoisson), 1070 W 2 dossier 252. 1987 BNF, Jo A 328. 1988 La pratique est bien différente car le Syndicat parisien et la Confédération Nationale de la Boucherie française partagent jusqu’en 1963 les mêmes locaux (11 rue du Roule puis 23 rue Clapeyron). La CNBF transfère son siège social en mars 1963 au 57 rue Ampère (Paris 17e) puis en 1976 au 98 boulevard Péreire (Paris 17e). Par ailleurs, les dirigeants parisiens occupent souvent des postes importants dans l’équipe dirigeante de la CNBF. 1989 C’est la « Société immobilière de la Boucherie Française » qui s'est rendue acquéreur de l’immeuble sis 23 rue Clapeyron à Paris 8e en 1942. 1990 Emile Douillet est juge suppléant au Tribunal de Commerce de Paris de 1886 à 1889, puis juge de 1890 à 1893. Victor LEGRAND, Juges et consuls de Paris, 1563-1905, Bordeaux, G. Delmas, 1905, pp 178-182. 1991 La présidence d’Yvon-Plet a été très éphémère. Il est démissionnaire pendant l’été 1893, sans que nous en sachions les raisons. 396 • fondateur du Syndicat Général de la Octave Perreau (1893-1898), Boucherie Française (future CNBF), puis mandataire aux Halles et président du Syndicat des mandataires du pavillon de la Boucherie. • Victor Aulet (1899-1902), directeur du Fondoir central de la Boucherie. • Alexandre Georges Seurin (1903-1910), administrateur du Fondoir central et membre de la Chambre de commerce de Paris1992. • Maxime Lefèvre (1911-1918), fondateur de la Société coopérative de la Boucherie1993. La plupart des dirigeants parisiens ont également présidé la CNBF ; cela est certain pour Octave Perreau en 1894-1895 et pour Maxime Lefèvre entre 1911 et 1914. Malheureusement, nous ne connaissons pas les dirigeants de la CNBF entre 1896 et 1910, mais il est fort probable que Victor Aulet et Alexandre Seurin aient présidé la CNBF pendant leur mandat à la tête du syndicat parisien1994. Comme souvent dans les organisations syndicales, le rôle du secrétaire est très important. En 1943, André Debessac, lui même futur secrétaire de la Fédération nationale de la Boucherie en gros dans les années 1950 (sous la brillante présidence d’Ernest Lemaire-Audoire), souligne le rôle actif tenu par les secrétaires successifs du Syndicat de la Boucherie de détail de Paris, notamment Eugène Genest1995 entre 1894 et 1912 puis Louis Sonnet entre 1912 et 19391996. Pour le peu que nous les connaissons, les finances syndicales semblent prospères, du moins entre 1886 et 18951997. La CNBF aurait été créée en 1894 par Octave Perreau pour défendre la profession suite à une « croisade » organisée contre la boucherie française. En 1893, la sécheresse aurait entraîné un abattage hâtif des bestiaux et les éleveurs se seraient plaints des bas prix du bétail. Face aux multiples attaques dont ils étaient victimes, les bouchers se sont donc groupés à l’échelle nationale pour coordonner leurs moyens de défense. Le premier congrès national de la Boucherie française a eu lieu du 22 au 26 octobre 1894 à la Bourse du Commerce de Paris. Le Syndicat général de la Boucherie Française est constitué en janvier 1895, rassemblant alors 50 chambres syndicales. La CNBF fédère 60 syndicats en 1900, 120 en 1914, 220 en 19351998. Pour avoir une idée de l’état financier de la CNBF avant 1914, j’indique le budget 1992 Alexandre Georges Seurin (1859-1936), chevalier du Mérite agricole, a été membre de la CCIP de 1909 à 1919. Il a appartenu à divers comités consultatifs officiels pendant la guerre 1914-18. Son dossier personnel est disponible aux Archives de la CCIP, I.2.55 (43). 1993 Camille PAQUETTE, Histoire de la boucherie, Paris, Imprimerie du Réveil économique, 1930. 1994 Une liste (incomplète) des présidents successifs et divers statuts de la CNBF nous ont été adressés en 1998 par la Mairie de Paris, Bureau des affaires générales, Cellule des syndicats professionnels. Nous les en remercions car la CNBF n’a jamais accepté de nous ouvrir ses archives pour le moment. Nous savons qu’en 1894, Victor Aulet est trésorier de la CNBF et du Syndicat de la Boucherie de Paris. 1995 Durant son mandat de secrétaire général de la CNBF, Eugène Genest signe la plupart des articles qui paraissent dans le Journal de la Boucherie de Paris. 1996 André DEBESSAC, Histoire de la corporation des métiers des viandes, Société d’édition de publications corporatives, 1943, p 92. 1997 Le budget de 1894-1895 présente un excédent de 19 320 F (57 230 F de recettes et 37 910 F de dépenses). L’actif passe de 3 281 F en 1886 à 10 306 F en 1888, 14 989 F en 1890, 15 526 F en 1892 et 19 320 F en 1894. Journal de la Boucherie de Paris, octobre 1895. 1998 Louis SONNET, « Une grande organisation corporative : le Syndicat général de la Boucherie Française », Revue commerciale de la boucherie et de la charcuterie française, n°4, octobre 1935, p 7. BNF, 4° Jo 1599. 397 confédéral tel qu’il est présenté par Chenu, trésorier adjoint, lors de l’Assemblée générale annuelle du 26 octobre 1910 au Grand Orient de France (16 rue Cadet) : Recettes : Adhérents et abonnés Publicité du journal Publicité de l’annuaire Recettes du vestiaire Intérêt des valeurs Publicité dans les bureaux Total des recettes 35 318 F 11 840 F 2 612 F 8 919 F 4 543 F 1 683 F 64 987 F Dépenses : Frais de bureau : appointements, récompenses Impression et expédition du journal Impression et expédition de l’annuaire Frais du vestiaire Subvention aux œuvres Moins value des valeurs Total des dépenses Excédent de recettes 30 849 F 15 820 F 4 008 F 3 103 F 1 581 F 198 F 55 563 F 9 424 F Bureau de placement : Cotisations spéciales de 5 F Dépenses Déficit 11 287 F 13 985 F 2 698 F Valeurs du portefeuille au 30 septembre 1909 : 730 F rente perpétuelle à 3% 29 Villes de Paris 1892 1 Ville de Paris 1871 1400 F rente à 4% de l’ Alimentation Achat de 25 obligations Afrique occidentale Total des valeurs 23 688 F 10 947 F 406 F 35 000 F 11 338 F 81 207 F Actif : Espèces en caisse Espèces au Crédit Lyonnais Valeurs du portefeuille Assurance Alimentation (ristourne) Valeurs mobilières du siège Valeurs mobilières : loyer d’avance 775 F 8 476 F 81 182 F 25 F 1 840 F 1 800 F 398 Sommes à recouvrer : Abonnés de la CNBF Annonces, traites Débiteurs Total de l’actif 784 F 478 F 4 622 F 99 984 F Passif : Caisse de secours Caisse des dépôts Avoir de la CNBF : Valeurs du portefeuille En caisse Total du passif 236 F 6 351 F 5 827 F 3 436 F 15 852 F L’avoir de la CNBF au 30 septembre 1910 s’élève à 84 132 F 1999. Nous connaissons mal les débats et les activités du Syndicat de la Boucherie de Paris entre 1886 et 1914. Par contre, il est clair qu’il s’agit d’un organe qui regroupe les patrons bouchers détaillants. Le clivage entre patron et ouvrier est maintenant net car chacun possède sa propre chambre syndicale. Le souci d’ouverture vers les professions voisines n’est plus de mise après 1884. Le Syndicat de la Boucherie de Paris défend les bouchers détaillants, contre les autres professions annexes s’il le faut, comme c’est le cas en 1898 contre les hippophagiques. Dressons la liste des chambres syndicales patronales qui se forment dans le monde parisien de la viande2000 : 1999 • 1881 : Syndicat des commissionnaires en bestiaux et divers. • 1881 : Chambre syndicale des commissionnaires en cuir brut. • 1886 : Syndicat de la Boucherie en gros de Paris2001. • Vers 1886 : Syndicat des suifs et corps gras2002. • 1890 : Syndicat de la Boucherie hippophagique de Paris2003. • 1896 : Chambre syndicale des facteurs, commissionnaires et approvisionneurs de la criée de la Villette2004. Journal de la Boucherie de Paris, octobre 1910. 2000 Barberet évoque une Chambre syndicale des bouchers en gros et commissionnaires en bestiaux, qui aurait été créée en 1873 et regrouperait une vingtaine d’adhérents en 1886. Nous n’avons aucune idée de la provenance et de la fiabilité de cette information. Joseph BARBERET, Le travail en France: Monographies professionnelles, Berger-Levrault, 1886, tome 1, p 363. 2001 A sa création, le Syndicat de la Boucherie en gros souffre de la concurrence de la « Commission administrative de la Boucherie en gros de Paris », mise en place en 1858. Il faut attendre des statuts adoptés en avril 1900 pour que cette dualité anormale se résolve. Pierre HADDAD, Les chevillards de la Villette : naissance, vie et mort d’une corporation , Thèse de Doctorat, Paris X – Nanterre, 1995, p 36. 2002 Annuaire du commerce en gros de la boucherie de Paris, 1888. Archives de Paris, PER 310. 2003 Ce syndicat est fondé sur l’initiative d’Emile Decroix, grand défenseur de l’hippophagie. 399 • fabricants de salaisons, conserves de viandes 1897 : Chambre syndicale des et charcuterie de gros de la région parisienne. • 1899 : Chambre syndicale des facteurs et commissionnaires, approvisionneurs de la criée des abattoirs de Vaugirard. • 1902 : Syndicat des bouchers des Halles et en demi-gros2005. • 1907 : Chambre syndicale des détaillants de la triperie de Paris et de la Seine2006. Divers autres syndicats ont été créés, sans que nous puissions en dater l’apparition : la Chambre syndicale de la mégisserie lainière, la Chambre syndicale des marchands d'abats en gros de Paris, la Chambre syndicale patronale des débarqueurs et conducteurs de bestiaux, le Syndicat des marchands de porcs en gros, le Syndicat des équarrisseurs, etc... Dans les années 1890, les premières confédérations nationales sont créées. Les boulangers, qui organisent leur premier Congrès National en juin 1884, disposent dès 1889 d’un Syndicat Général de la Boulangerie Française 2007. En juin 1891 est créé le Syndicat Général de la Charcuterie Française, sur l’initiative des syndicats charcutiers de Rouen, Dijon, Tours et Paris2008. En 1894, Octave Perreau fonde le Syndicat Général de la Boucherie Française, qui devient en 1938 la Confédération Nationale de la Boucherie Française (CNBF). La Fédération nationale de l’industrie hippophagique est fondée en 1905, année de création du Syndicat général de l’industrie chevaline de France 2009. La Fédération nationale des syndicats de conserves de viandes, foies gras et truffes est créée en 1912 par M. Bourreau2010. La Fédération nationale du commerce des animaux vivants est fondée en 1920 par André Roche2011. La Chambre syndicale de la boyauderie française est fondée en 19212012. La Fédération des chambres syndicales de fabricants de salaisons, saucissons, conserves de viandes et charcuterie en gros de France est créée en 19242013. Notons que les chevillards 2004 Ce syndicat est remplacé en 1902 par « la Chambre syndicale des facteurs assermentés à la criée de la Villette ». André DEBESSAC, op. cit., p 86. 2005 « Jusqu’en 1889, l’organisation des facteurs à la viande fait partie intégrante du Syndicat des facteurs aux Halles ». Un syndicat propre aux facteurs est créé en 1896 et une seconde scission se produit en 1900. Les activités syndicales des mandataires sont présentées en détail par André DEBESSAC, op. cit., pp 77-85. 2006 Un premier syndicat parisien des tripiers semble avoir eu une existence éphémère vers 1886-88. Selon Debessac, « le mouvement syndical de la triperie prend naissance aux environs de 1900. Mais l’appel lancé à cette époque par les Marchal, Pigou, Lefranc, Gouin, etc…, ne rencontre que peu d’échos malgré les difficultés que rencontre la profession ». André DEBESSAC, op. cit., p 104. 2007 Le Syndicat général de la Boulangerie française est créé en 1889 lors du second Congrès National de la Boulangerie, qui se tient au palais du Trocadéro à Paris. Siégeant au 7 quai d’Anjou, le Syndicat général est dirigé par Cornet, président du Syndicat de la Boulangerie de Paris. 2008 Pour plus de détails sur les activités syndicales des charcutiers, on peut consulter avec profit André DEBESSAC, op. cit., pp 88-91. 2009 « Cette fédération groupe les éleveurs hippiques, les marchands de chevaux et les bouchers hippophagiques de France ». André DEBESSAC, op. cit., p 99. 2010 Ibid., p 101. 2011 Ibid., p 70. 2012 Ibid., p 111. 2013 Elle devient en 1941la « Fédération nationale de l’industrie de la salaison et de la charcuterie en gros ». Ibid., p 103. 400 restent isolés jusqu’en 1925, année où Léon Cazes, président du Syndicat de la Boucherie en gros de Paris, organise un Congrès intersyndical à Paris pour former la Fédération nationale de la Boucherie en gros2014. Le Syndicat des ventes publiques de cuirs de France est créé en 1936 par André Dubois2015. Nous ne connaissons pas la date de création du Syndicat des fondeurs de suif de France. La Confédération nationale de la Triperie Française est la plus tardive car elle est créée en 19412016. Outre les confédérations professionnelles nationales, il ne faut pas oublier que les professions alimentaires parisiennes se sont regroupées dès 1885 pour coordonner leurs efforts. Les bouchers ont fait partie du Comité de l’alimentation de Paris, fondé en 1885 par Jean-Nicolas Marguery, mais nous ignorons l’année précise où la Chambre syndicale patronale de la Boucherie de Paris l’a rejoint 2017. Jean Nicolas Marguery (1834-1910) est un restaurateur parisien. Il paie sa première patente en 1860, quand il prend la direction du restaurant Lecomte (boulevard de Bonne-Nouvelle), qu’il transforme en restaurant à la mode2018. En 1876, il fonde la Chambre syndicale des restaurateurs et limonadiers de Paris, dont il est le vice-président jusqu’en 1889, puis président de 1889 à 1900. Il a également été président du Syndicat général de l’ostréiculture et du commerce des huîtres en France. Outre diverses activités honorifiques et philanthropiques, Marguery fonde en 1885 le Comité de l’alimentation de Paris, car les restaurateurs veulent se structurer pour associer à leur travail et à leur réflexion leurs fournisseurs artisans alimentaires (bouchers, boulangers, charcutiers, tripiers, poissonniers, confiseurs, pâtissiers, épiciers, etc)2019. Selon Joël Dubos, le comité de Marguery s’est rapidement imposé comme l’un des quatre grands groupements patronaux de la capitale, aux côtés du Syndicat général des vins et boissons en détail de France. Le Comité de l’alimentation de Paris (aussi appelé Chambre syndicale parisienne de l’alimentation), qui groupe 10 chambres syndicales en 1889, a appartenu en 1888 à l’UNCI (Union Nationale du commerce et de l’industrie), mais « semble avoir ensuite rapidement repris son indépendance2020 ». En 1893, le comité représenterait les intérêts de 78 000 commerçants parisiens2021. Dans les années 1890, les bouchers participent étroitement aux activités du Comité de l’alimentation de Paris. En 1893, l’Office du Travail affirme, dans une enquête sur la petite industrie à Paris, que le syndicat de la boucherie de détail de Paris « vient en tête du groupe de l’alimentation parisienne ». Une comparaison flatteuse est faite avec les boulangers : « la 2014 André DEBESSAC, op. cit., p 75. 2015 Il devient en 1941 l’Union syndicale des cuirs et peaux bruts. Ibid., p 109. 2016 Ibid., p 108. 2017 Le comité de l’alimentation de Paris est à l’origine de la création en 1938 de la Confédération Générale de l’Alimentation en Détail, qui regroupe toutes les grandes fédérations françaises des métiers de bouche, dont les bouchers. Nous reviendrons plus loin sur cette confédération nationale. 2018 Philippe LACOMBRADE, La chambre de commerce, Paris et le capitalisme français (1890-1914), Thèse de Doctorat, Paris X-Nanterre, 2002, p 828. 2019 Pour les détails sur les différentes activités syndicales, honorifiques et philanthropiques de Marguery, nous renvoyons à la notice biographique dressée par Philippe Lacombrade. Ibid., pp 828-830. 2020 Joël DUBOS, Aux origines du syndicalisme d’union patronale. André Lebon et la Fédération des industriels et des commerçants français, de la création en 1903 à la première Guerre Mondiale, Thèse de Doctorat, Paris X, 1997, p 580. 2021 Journal de la Boucherie de Paris, 19 janvier 1894. 401 boucherie, autant et même plus que la boulangerie, qu’elle égale par son importance en la dépassant par un prestige aristocratique, dont l’effet est loin encore d’être supprimé, vient en tête des spécialités qui composent le groupe de l’alimentation – surtout la partie de ce groupe désigné par nous sous le nom d’alimentation locale 2022 ». En 1892-1893, le comité est présidé par Marguery, avec Lioré (président du Syndicat des bouchers) et Cornet (président du Syndicat des boulangers) comme vice-présidents. Le Journal de la Boucherie de Paris publie régulièrement le compte-rendu des assemblées générales et mensuelles du Comité. Marguery est invité à chacune des fêtes corporatives de la Boucherie. Quand un grand banquet est organisé à l’Hôtel Continental en juillet 1892 en l’honneur de Marguery, toutes les personnalités du monde de la boucherie sont présentes (outres diverses personnalités politiques comme Yves Guyot ou Barberet): le président Lioré, le directeur du Fondoir central de la Boucherie (Garde), l’avocat conseil de la Boucherie de Paris (Comby), le président de la Chambre syndicale ouvrière de la Boucherie de Paris (Péron). A partir de 1892, la fête annuelle des récompenses de la Boucherie (qui existe depuis 1885) se transforme pour devenir la fête générale des récompenses du Comité de l’alimentation parisienne. Il s’agit d’une grande cérémonie corporative où l’on décerne des récompenses aux employés les plus méritants, pour leur zèle, leur dévouement, leur stabilité et leur conscience professionnelle. Quand la fête du bœuf gras est rétablie en 1896, Perreau préside le comité d’organisation et Marguery est vice-président. Quand Marguery fonde en 1899 l’Alimentation , une société d’assurances contre les accidents du travail, le syndicat des bouchers y collabore activement. Bref, les bouchers parisiens partagent étroitement les points de vue et les luttes du Comité de l’alimentation parisienne dans les années 1890. Nous disposons malheureusement de moins d’informations sur la période 1900-1914. Des recherches supplémentaires seraient nécessaires. Nous savons juste qu’un comité national de l’alimentation se forme. Le premier congrès national du petit commerce se tient à Lyon en 1906 : « il regroupe quatre commissions qui reprennent les grands thèmes qui tiennent à cœur les boutiquiers » (réforme de la patente, lutte contre les coopératives et les économats, réglementation du travail et transports)2023. En octobre 1906, Marguery est élu par acclamation président du Comité de défense de l’alimentation française 2024. Pour se faire une idée des centres d’intérêts du Comité de l’alimentation parisienne, j’indique son programme en 1902 : • constitution d’un groupe de députés pour la défense des intérêts du commerce et de l’industrie parisienne. • abroger l’article 30 de la loi du 19-22 juillet 1791. • abroger le décret du 5 septembre 1870 sur colportage des viandes. • refonte des lois sur les falsifications alimentaires. • réorganiser les Halles centrales (interdire le regrat). 2022 Office du Travail, La petite industrie (salaires et durée du travail), tome 1 : l’alimentation à Paris , Imprimerie nationale, 1893, p 199. 2023 Bernadette ANGLERAUD, « Les petits commerçants au tournant des XIX-XXe siècles », in Pierre GUILLAUME (dir.), La professionnalisation des classes moyennes, 1996, p 323. 2024 Journal de la Boucherie de Paris, 14 octobre 1906. 402 • supprimer les économats de consommation. • supprimer les coopératives de fonctionnaires et les cantines administratives. • interdiction des hôtels dans les gares et des bars dans les trains de banlieue. • subvention des sociétés de secours mutuels. • rendre les cautions productives d’intérêt. Supprimer le privilège des propriétaires en cas de faillite. • réformer la loi Caillaux : exemption de licence, rejet de tout monopole sur l’alcool, supprimer le privilège des bouilleurs de cru. • abaisser les tarifs douaniers sur les produits alimentaires. • modifier les règles de délais de transport (responsabiliser les compagnies ferroviaires). • modifier la loi du 2 novembre 1892 sur le repos hebdomadaire : distinguer la grande industrie et l’alimentation. • supprimer les octrois avec le concours de l’Etat. • abolir les anciennes ordonnances de police de 1778-1780 et de 1784. • modifier la loi sur le mode d’élection à la Chambre de commerce. • admettre les délégués syndicaux dans les commissions extraparlementaires. • vœu sur le vote obligatoire dans toutes les élections 2025. et appliquer le droit commun aux coopératives Nous remarquons au passage que les bouchers parisiens semblent plutôt être à la « remorque » des autres professions (épiciers, restaurateurs) au sein du Comité de l’alimentation de Paris, alors qu’à Lyon ils semblent avoir tenté d’être les « meneurs » du mouvement. Michel Boyer note en effet que les bouchers lyonnais « vont jusqu’ à créer une société de presse et tentent de rassembler derrière eux l’ensemble du commerce et de l’alimentation 2026 ». Les bouchers parisiens ont également possédé une société de presse, la SEPETA, mais elle a été créée plus tardivement (sans doute dans les années 1930). Le syndicat de la Boucherie de Lyon a créé l’hebdomadaire La Tribune lyonnaise en septembre 1881 (la SA est créée le 11 juillet 1881). Même si cette fondation est collective (plusieurs chambres syndicales lyonnaises y participent), le syndicat des bouchers y tient une part prépondérante. En 1882-83, une tentative pour créer le Moniteur des subsistances et fédérer tout le petit commerce derrière celui de la viande échoue. En 1883, la Tribune lyonnaise fusionne avec le Courrier du commerce, journal créé en 1875 par le syndicat de la Boulangerie lyonnaise. Le ton y est beaucoup plus neutre et apolitique que dans la Tribune lyonnaise et la part réservée aux bouchers diminue rapidement. « Ainsi, au début des années 1880, le syndicat de la boucherie, secondé par celui de la charcuterie, se donne les moyens d’être un véritable groupe de pression et tente de se mettre « à la tête » du mouvement des petits commerçants. Mais il semble aller trop vite, trop loin, de façon peut-être trop agressive 2025 2026 Ibid., 20 avril 1902. Michel BOYER, Les métiers de la viande à Lyon de 1860 à 1914, Thèse de Doctorat de 3e cycle, Lyon II, 1985, p 346. 403 ou trop politisée2027 ». En 1906 paraît à Lyon un nouveau journal, La Gazette de l’Alimentation , « organe de défense des intérêts de toutes les industries se rattachant à l’alimentation », qui n’émane d’aucune corporation mais « est le fruit de la coordination de petits commerçants de diverses branches : boulangerie, épicerie, boucherie2028 ». Si les bouchers ne sont pas à la tête du Comité de l’alimentation de Paris, ils réussissent néanmoins à faire entendre certaines de leurs revendications et à trouver de puissants soutiens dans les ministères, au Parlement ou au Conseil municipal2029. De nombreux défenseurs du libéralisme économique (Yves Guyot, Jules Charles-Roux, Paul Beauregard, Paul Leroy-Beaulieu) n’hésitent pas à soutenir publiquement certaines revendications du Syndicat de la boucherie de Paris. Dans un article de 1896, le député Jules Charles-Roux rend un vibrant hommage aux bouchers car ils incarnent les vertus de la libre entreprise : « Le commerce de la boucherie présente certains traits particuliers. On peut les résumer en cette formule : « il n’en est guère de plus individualiste ». Qui tente de l’exercer sans avoir l’expérience et l’habileté professionnelle nécessaires, s’expose à de sérieux déboires, à une ruine prochaine. Le mode d’approvisionnement, le choix de ce qui convient à la clientèle, les risques de perte qui résultent du défaut de vente immédiate, enfin et surtout la manière de débiter les animaux abattus, constituent des écueils que les soins les plus intelligents, la surveillance la plus constante et la plus étroite permettent seuls d’éviter. Il ne suffit point pour être boucher de posséder des capitaux et d’acheter un établissement. Il faut encore avoir conquis ses grades. Le succès est à ce prix. La boucherie française est donc composée en grande partie de patrons-ouvriers, qui ont franchi tous les échelons avant d’arriver à l’indépendance et à l’exploitation directe des fonds qu’ils possèdent ou qu’ils gèrent. Cette constatation permet de présager de quel excellent esprit sont animés les membres de cette profession2030 ». Après cet éloge appuyé, Jules Charles-Roux précise les circonstances dans lesquelles a été créé le Syndicat général de la Boucherie française. Face aux diverses attaques dont étaient victimes les bouchers en 1893 sur le prix de la viande, et face au projet de loi du député Maxime Lecomte sur les abattoirs municipaux, Octave Perreau, président du syndicat de la Boucherie de Paris, a appelé les syndicats provinciaux à se réunir pour organiser une défense nationale du métier. C’est ainsi que fut fondé en octobre 1894 le Syndicat général de la Boucherie française, siégeant 11 rue du Roule à Paris, présidé par Perreau, avec Sébilleau (président de la Boucherie de Bordeaux) et Favre (président de la Boucherie de Lyon) comme vice-présidents et Rochereau (président de la Boucherie de Nantes) comme secrétaire. Lors du Congrès de la Boucherie française de 1894, les buts annoncés par Perreau semblent tout à fait louables : « Le but principal que nous voulons atteindre, l’idéal que nous cherchons à réaliser, c’est de livrer à la consommation de la viande saine, de bonne qualité, au meilleur prix possible. Si nous réussissons, nous aurons bien mérité de la patrie, car pour que la nation soit 2027 Ibid., p 319. 2028 Bernadette ANGLERAUD, op. cit., p 323. 2029 Il est fréquent de voir des ministres ou des députés présider le banquet annuel de la Boucherie de Paris. Le banquet du 26 octobre 1894 est présidé par Victor Lourties, ministre du Commerce. Gustave Mesureur, ministre du commerce, et Rousselle, président du Conseil municipal, sont présents au banquet du 25 octobre 1895. Henry Boucher, ministre du commerce, et les députés Georges Berrry, Edouard Jacques et Marcel Habert sont présents au banquet du 15 octobre 1896. Nous pourrions ainsi égrener la liste des ministres successifs qui ont présidé le banquet annuel de la Boucherie jusqu’en 1914. 2030 Jules CHARLES-ROUX, « La question des viandes », Revue politique et parlementaire, mai 1896, p 281. 404 forte il faut qu’elle soit bien nourrie, qu’elle puisse par conséquent se nourrir sainement, abondamment, économiquement2031 ». Qui pourrait s’opposer à un projet aussi généreux ? Ne nous laissons pas endormir par ces belles paroles. La liste des réclamations des bouchers à la fin du Congrès national d’octobre 1894 est beaucoup plus prosaïque et reflète bien mieux les motivations réelles des bouchers : • Abroger l’article 30 de la loi du 19-21 juillet 1791 (taxation de la viande). • Amender le projet de loi Lecomte (droits municipaux sur les abattoirs)2032. • Amender la loi sur les coopératives. • Supprimer les droits d’octroi. • Réviser le tarif douanier (mettre fin au protectionnisme). • Supprimer les droits de désinfection des wagons. • Réduire le prix des transports. • Améliorer le matériel ferroviaire et limiter les délais de livraison. • Réprimer les mauvais traitements des animaux. • Supprimer le décret du 5 septembre 1870 sur le colportage à Paris. • Adjoindre des délégués du Comité de l’alimentation de Paris dans la Chambre de discipline des Halles centrales. Nous ne traiterons pas les réclamations portant sur les transports ferroviaires et sur les taxes d’abattage 2033. Par contre, nous allons évoquer diverses luttes des bouchers entre 1886 et 1914 : la taxation de la viande et les boucheries municipales, la réforme de l’octroi et des patentes, la lutte contre les coopératives, contre le colportage, contre le protectionnisme, etc. Il est curieux de constater que les grandes lois sociales prises entre 1890 et 1914 suscitent finalement assez peu de réactions chez les bouchers. Certes, il existe des réactions « épidermiques » inévitables, mais globalement, le Syndicat de la Boucherie de Paris s’adapte assez bien aux multiples ingérences sociales de l’Etat, comme la loi du 2 novembre 1892 sur le travail des enfants, la loi du 9 avril 1898 sur les accidents du travail, la loi du 13 juillet 1906 sur le repos hebdomadaire, la loi du 27 mars 1907 qui introduit la parité dans les conseils de prud’hommes (et étend cette juridiction à tous les salariés du commerce et de l’industrie), la loi du 7 décembre 1909 qui prescrit le versement des salaires à intervalles réguliers et en espèces, la loi du 5 avril 1910 sur les retraites ouvrières et paysannes ou le 2031 Ibid., p 282. 2032 Le décret du 1er août 1864 a donné aux préfets le droit de statuer sur les propositions ayant pour objet la création d’abattoirs et déterminé les règles d’après lesquelles doivent être établies les taxes d’abatage. Un décret est rendu en conseil d’Etat lorsque les taxes d’abatage doivent excéder les maxima fixés par le décret de 1864. Les bouchers réclament le maintien du décret de 1864 sur les abattoirs publics. Ils rejettent le projet de réforme du député Maxime Lecomte car ils craignent la multiplication des droits municipaux sur les abattoirs (frais de visite, de poinçonnage, droits d’abri, d’attache, de statistique, d’inspection). Le conflit porte aussi sur les revenus des fumiers, confisqués aux bouchers par de nombreuses municipalités. La loi du 8 janvier 1905 clarifie les moyens financiers attribués aux communes pour construire, entretenir et inspecter les abattoirs. 2033 Sur le transport du bétail (et des carcasses) et sur le régime des abattoirs (taxes), nous renvoyons à Marcel BAUDIER, Le commerce du bétail et de la viande en France, Thèse de Droit, Paris, 1914, pp 133-137 et pp 221-246. 405 Code du Travail de 1910, qui réglemente les conditions de renvoi des ouvriers2034. Il est vrai que le petit commerce n’est pas concerné par une bonne partie de la législation sociale, ou que les dérogations vident de leur substance le caractère contraignant de certaines mesures (notamment dans le cas de la loi sur le repos hebdomadaire)2035. En octobre 1898, la CNBF a failli inscrire le rétablissement du livret ouvrier dans la liste de ses vœux : la question a été débattue et le projet est rejeté2036. Avant de présenter en détail les différentes luttes des patrons bouchers, il nous faut évoquer l’organisation professionnelle des ouvriers bouchers. 2) L’ ORGANISATION PROFESSIONNELLE DES OUVRIERS BOUCHERS a) Le problème du placement est au cœur de la constitution d’une Chambre syndicale ouvrière des bouchers (1871-1886) Parmi les deux branches de la boucherie (gros et détail), c’est surtout la boucherie de détail qui nous intéresse. La concentration ouvrière à la Villette depuis 1867 offre des conditions plus favorables que le cadre de la petite boutique de détail pour un développement rapide et précoce du syndicalisme ouvrier. Or, c’est l’émergence d’un mouvement ouvrier original, dans le cadre d’une activité artisanale où la mentalité paternaliste et corporative est forte, que nous souhaitons présenter. Dans son enquête de 1894 sur les associations professionnelles ouvrières, l’Office du travail indique que, dans les industries alimentaires, seuls les ouvriers d’abattoirs possèdent un syndicat en 1868, rassemblant 40 personnes2037. Il s’agit sans nul doute du syndicat des ouvriers bouchers de la Villette. Il a donc existé des chambres syndicales ouvrières « tolérées » bien avant le vote de la loi Waldeck-Rousseau du 21 mars 1884 relative à la création des syndicats professionnels. A partir de 1866, les syndicats sont officiellement tolérés, une lettre du ministre du commerce de mars 1866 promettant la tolérance pour les syndicats2038. Selon Michelle Perrot, « le démarrage syndical, à la fin du Second Empire, favorisé par un régime de tolérance administrative, semble avoir été assez vigoureux, surtout à partir de 1867-1868, et notamment à Paris2039 ». Georges Lefranc précise que, pour les organisations ouvrières, « la tolérance s’accompagnait d’une étroite surveillance et apparaissait singulièrement précaire », la situation étant bien plus confortable pour les 2034 En 1910, les retraites sont accordées aux salariés de plus de 65 ans, gagnant moins de 3000 F par an. Il est intéressant de lire les commentaires de Paul Leroy-Beaulieu sur l’application de la loi sur les retraites ouvrières et paysannes, publiés dans L’Economiste français du 28 janvier 1911 et du 4 février 1911. 2035 Il est instructif de comparer la réaction des bouchers parisiens avec celle des boulangers lyonnais. Bernadette ANGLERAUD, Les boulangers lyonnais aux XIXe et XXe siècles, Paris, Christian, 1998, 189 p. 2036 Journal de la Boucherie de Paris, 23 octobre 1898. BNF, Jo A 328. 2037 Ministère du commerce, Office du Travail, Les associations professionnelles ouvrières, tome I : Alimentation, 1899, pp 438-439. 2038 Le Moniteur du 21 mars 1866. 2039 Michelle PERROT, Jeunesse de la grève : France, 1871-1890, Seuil, 1984, p 50. 406 organisations patronales2040. Même si la guerre de 1870 et la répression qui suit la Commune mettent le mouvement syndical en sourdine, Michelle Perrot est frappée de la vitesse de sa reconstitution : « A Paris, où le Rappel permet de suivre pas à pas l’histoire des organisations ouvrières, entre janvier et octobre 1872, 45 associations se reconstituent, dont 35 chambres syndicales2041. Fin 1874, celles-ci sont 60. En province, du moins dans les grands centres qui avaient déjà un embryon syndical (Lyon, Marseille, Bordeaux, Limoges…, par exemple), on assiste à un phénomène analogue, mais freiné par les tracasseries d’une administration sourcilleuse. Les préfets de police parisiens, tout en exerçant une étroite surveillance, ont, en définitive, été plus tolérants que leurs collègues des départements2042 ». En 1897, les ouvriers d’abattoirs français possèdent trois syndicats, regroupant 199 membres. La Chambre syndicale des ouvriers de la Boucherie en gros de Paris, fondée en 1890 et siégeant à la Villette, compte environ 685 membres en 1893 (y compris les ouvriers boyaudiers2043) et 350 en 19002044. Au niveau national, les ouvriers bouchers détaillants ne possèdent qu’un seul syndicat en 1882, celui de Bordeaux (37 membres). Les effectifs demeurent donc très modestes jusqu’en 1884. Concernant les ouvriers bouchers, la France compte deux syndicats en 1886 (3 037 membres), neufs syndicats en 1890 (4 212 membres), 11 en 1893 (4 212 membres) et 10 en 1897 (2 557 membres)2045. Il semble que les ouvriers bouchers français n’aient pas possédé de fédération nationale jusqu’à la création de la FNTA au sein de la CGT en 1902, alors que les ouvriers boulangers possèdent leur fédération nationale depuis 1892, les cordonniers depuis 1893, les coiffeurs depuis 1894, l’ameublement depuis 18962046. L’association qui nous intéresse avant tout est la Chambre syndicale ouvrière de la Boucherie de Paris, fondée en 18862047. Dès 1871, certains étaliers parisiens souhaitent créer un syndicat, à défaut de réussir à constituer une coopérative ou une mutuelle ouvrière. En avril 1872, les membres de la société de secours mutuels La Fraternelle envisagent de fonder une Chambre syndicale des garçons bouchers dans le but de lutter contre l’exploitation des bureaux de placement privés, sur le modèle des ouvriers boulangers. Les deux principales questions qui alimentent les revendications ouvrières des bouchers jusqu’en 1914 sont celle du placement privé payant et 2040 Georges LEFRANC, Le mouvement syndical sous la Troisième République, Payot, 1967, p 29. 2041 Le Rappel est un journal républicain radical, fondé en 1869 par des opposants du Second Empire (Victor Hugo, Vacquerie, Paul Meurice et Rochefort). Pour plus de détails, nous renvoyons à Pierre ALBERT (dir.), Histoire générale de la presse française, tome III : de 1871 à 1940, PUF, 1972, p 225. 2042 Michelle PERROT, op. cit., p 51. 2043 Office du Travail, La petite industrie (salaires et durée du travail), tome 1 : l’alimentation à Paris , Imprimerie nationale, 1893, p 212. 2044 Annuaire des syndicats professionnels industriels, commerciaux et agricoles en France et aux colonies, 1900. 2045 Ministère du commerce, Office du Travail, Les associations professionnelles ouvrières, tome I : Alimentation, 1899, pp 438-439. 2046 2047 Bernard ZARCA, L'artisanat français: du métier traditionnel au groupe social , Economica, 1986, p 28. Je note le retard du syndicalisme chez les ouvriers bouchers parisiens par rapport aux boulangers lyonnais. « En 1893, le syndicat lyonnais des ouvriers boulangers compte déjà 754 adhérents et est relayé au niveau national par un congrès annuel ». Bernadette ANGLERAUD, « Les petits commerçants au tournant des XIXXXe siècles », in Pierre GUILLAUME (dir.), La professionnalisation des classes moyennes, 1996, p 318. 407 celle du repos hebdomadaire2048. Nous ne savons pas si le projet lancé par la Fraternelle a reçu la moindre application. Néanmoins, le contexte de cette tentative mérite d’être rappelé. Le projet des ouvriers bouchers en 1872 apparaît à une période où Paris compte 63 chambres syndicales (groupant 19 270 membres). Dans La Constitution, le journaliste Barberet, proche de Gambetta, lance un appel explicite : « Le travail doit s'organiser contre la tyrannie du capitalisme2049 ». Dans Le Rappel, Pauliat publie en 1872 un projet de nouvelle organisation du travail, avec des commissions arbitrales mixtes, une tarification du travail aux pièces, à l'heure ou à la journée, le développement de l'instruction professionnelle et de l'apprentissage, la réforme des prud’hommes et la création d'ateliers sociaux coopératifs (en les fédérant pour écouler les produits fabriqués)2050. Là où la boucherie échoue, onze métiers des cuirs et peaux se rassemblent dans une société corporative et une chambre syndicale2051. Georges Lefranc distingue le « syndicalisme de pacification sociale » de Barberet, Pauliat ou Trébois, qui se développe à l’écart des partis politiques, du projet collectiviste et internationaliste de Jules Guesde, qui l’emporte au Congrès de Marseille en 1879 2052. Les conceptions de Joseph Barberet (1837-1920) préludent le syndicalisme réformiste de Keufer et de Jouhaux. En mai 1872, Barberet crée le cercle de l’Union syndicale ouvrière (aussitôt dissous par la préfecture de police2053), qui veut unir les militants de divers métiers dans une Société de crédit mutuel pour le développement des associations coopératives2054. Quand on sait la difficulté rencontrée par les bouchers pour former des coopératives, il est douteux que les garçons bouchers aient pris part à ce projet. En 1880, Barberet est l’un des fondateurs de l’Union des Chambres Syndicales Ouvrières de France, et il devient chef de bureau au ministère de l’Intérieur, chargé des sociétés professionnelles 2055. En 1883, il est secrétaire de la commission extra-parlementaire des associations ouvrières, présidée par WaldeckRousseau2056. Il rapporte qu’en 1875, des étaliers parisiens ont lancé un appel pour fonder un syndicat ouvrier de la Boucherie : 50-60 étaliers sont venus à la réunion, qui a débouché sur 2048 Ce sont les républicains anticléricaux qui ont supprimé en juillet 1880 une loi du 18 novembre 1814, tombée en désuétude depuis 1830, qui interdisait de travailler le dimanche. Les bouchers n’ont jamais été concerné par la loi de 1814 (l’article 7 avait prévu de nombreuses dérogations, pour les marchands de comestibles, les services de santé, les postes, les messageries, les voitures publiques, les transports par terre et eau). La loi du 12 juillet 1880 fait partie de « tout un ensemble de mesures – dont les lois scolaires et les décrets contre les congrégations – destinées à mettre en cause la position de l’Eglise au sein de la société et à traduire le souci d’une laïcisation de la vie sociale ». Robert BECK, Histoire du dimanche de 1700 à nos jours, Editions de l’Atelier, 1997, p 161 et p 268. 2049 Georges LEFRANC, Le mouvement syndical sous la Troisième République, Payot, 1967, p 22. 2050 Ibid., p 23. 2051 Ibid., p 24. 2052 Nous renvoyons aux notices biographiques de Barberet et de Pauliat, disponibles dans Jean MAITRON (dir.), Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, 3e partie (1871-1914), Editions ouvrières, 1973-1976, tome X, p 198-199 et tome XIV, p 218. 2053 Archives de la Préfecture de police de Paris, BA 1443. 2054 Georges LEFRANC, op. cit., p 25. 2055 On trouve une notice intéressante sur Barberet dans Jean BENNET, Biographies de personnalités mutualistes (XIX-XXe siècles), Mutualité française, 1987, pp 51-58. 2056 Francine SOUBIRAN-PAILLET, L’invention du syndicat (1791-1884): itinéraire d’une catégorie juridique , LGDJ, 1999, p 84. 408 un projet de statuts, mais le nombre syndicat n’a jamais vu le jour 2057. d’adhérents a rapidement diminué et le Nous n’avons pas trouvé de traces d’une activité syndicale ouvrière chez les bouchers entre 1872 et 1882, mais il est certain que la lutte contre les bureaux de placement privés cristallise l’énergie des étaliers. Quelle est la situation pour un garçon boucher qui cherche à se placer auprès d’un patron ? Les bureaux municipaux gratuits prévus en mars 1848 n’ont eu aucune efficacité et ont été supprimés en février 1849. Georges Bourgin a donc raison d’affirmer que les bureaux « officiels ne survécurent pas à la Révolution de 18482058 ». Sous la Commune, une des premières mesures sociales a été de créer des agences gratuites pour l’embauche auprès des mairies d’arrondissement 2059. Hors de ces périodes particulières, seuls les bureaux de placement privés sont efficaces. Mais les prix excessifs pratiqués par les placeurs sont régulièrement dénoncés. Les placeurs sont souvent d’anciens bouchers. Prenons l’exemple de Grosset. Président de la mutuelle des Vrais Amis entre 1848 et 1861, le boucher Grosset fonde en 1868 un bureau de placement qui s’adresse à « tout le personnel de la Boucherie ». Cette création s’est faite « sous le patronage des Vrais Amis ». Grosset meurt en 1876 et son fils reprend l’affaire, installée 14 rue du Cygne. Dans les années 1880, Grosset fils est placeur mais s’occupe aussi de la vente et de l’achat des étaux de boucherie et de triperie2060. Dans sa thèse de 1959 sur le mouvement boulangiste, Jacques Néré explique très bien pourquoi la question du placement est centrale pour les métiers de l’alimentation à Paris dans les années 1870 et 1880. Pour se faire embaucher, les menuisiers et les serruriers se rendent directement chez les patrons. Selon la coutume des places de grève, les métiers du bâtiment disposent de lieux d’embauche traditionnels sur la voie publique : place Baudoyer pour les peintres, à l’arrière de la caserne Napoléon pour les couvreurs, place Lévis pour les maçons, place de l’Hôtel de Ville ou boulevard du Montparnasse pour les terrassiers, etc. « Au contraire, les bureaux de placement sont les intermédiaires pratiquement obligatoires pour un grand nombre de professions, et spécialement pour celles de l’alimentation. Le problème des bureaux de placement, comme celui de la limitation de la durée du travail et de la suppression du marchandage, s’est trouvé déjà posé en 1848. Supprimés dès le début de la Révolution de février, les bureaux de placement se reconstituèrent clandestinement. Ils se livrèrent à une telle exploitation des ouvriers qu’il fallut les soumettre à une nouvelle réglementation : ce fut l’objet d’un décret du 25 mars 1852, précisé par un arrêté du 5 octobre de la même année. L’autorité publique fixait notamment le taux de l’indemnité à percevoir par les placeurs : 3% des gages annuels pour les domestiques, 5% pour les employés, 20% pour les ouvriers. A l’époque qui nous occupe [1882-1888], les bureaux de placement sont l’objet de l’hostilité unanime des ouvriers, à quelque tendance politique ou syndicale que ceux-ci appartiennent2061 ». 2057 Joseph BARBERET, Le travail en France: Monographies professionnelles, Berger-Levrault, 1886, tome 1, p 363. 2058 Georges BOURGIN, « Contribution à l’histoire du placement et du livret en France », Revue politique et parlementaire, janvier 1912, tome 71, n°211, p 125. 2059 Claude WILLARD (dir.), La France ouvrière, tome 1 : des origines à 1920, Editions sociales, 1993, p 279. 2060 Bulletin mensuel de la Société de prévoyance et de secours mutuel de la boucherie de Paris (les Vrais Amis), février 1887. BNF, 4° R 916 2061 Jacques NERE, La crise industrielle de 1882 et le mouvement boulangiste, Thèse de Doctorat, Paris, Sorbonne, 1959, tome II, pp 121-122. 409 Dans un article de presse d’avril 1872, on apprend qu’il y a trois placeurs pour les 5 000 garçons bouchers de Paris. « Comme rémunération du placement, ces placeurs perçoivent, conformément au tarif soumis à la préfecture de police et agréé par elle, une somme s’élevant à la moitié du salaire d’une semaine, quelle que soit la nature de l’emploi procuré. Cette somme n’est acquise au placeur que si le garçon boucher est resté au moins huit jours en place. Pour les garçons appelés à remplacer momentanément un de leurs camarades, les placeurs sont autorisés à percevoir 2% de leur salaire. Ces conditions paraissent très onéreuses aux garçons bouchers qui sont forcés d’avoir recours aux placeurs ». Le journaliste partage le sentiment d’injustice des étaliers : « Il nous semble que prendre, par exemple, aux garçons étaliers qui gagnent en temps normal de 40 à 50 F par semaine, 20 ou 25 F pour leur procurer du travail, c’est réclamer une rémunération considérable qui n’est point en harmonie avec l’importance du service rendu. Si, au moins, le garçon boucher était assuré de conserver son emploi pendant un temps déterminé, on pourrait admettre à la rigueur ce prélèvement excessif, car la durée du travail pourrait permettre au garçon boucher de le répartir sur un chiffre de salaire suffisamment élevé. Il n’en est point ainsi. Aucune assurance n’est donnée au garçon boucher sur le temps pendant lequel il restera dans la place qu’on lui a procurée ; et il doit supporter, sur le montant de la première semaine de son travail, l’intégralité de ce prélèvement vraiment exorbitant. Cette nécessité est, on le comprend, particulièrement pénible pour les garçons bouchers ». Par ailleurs, les placeurs sont dans l’illégalité quand ils réclament 50 centimes « au moment où les garçons bouchers font s’inscrire leur demande sur le registre disposé à cet effet. Les règlements qui régissent les bureaux de placement interdisent formellement toute perception avant que l’emploi ait été procuré 2062, et même le placeur ne peut réclamer ce qui lui est dû dans ce cas que lorsque le garçon boucher est resté au moins huit jours consécutifs au service du même patron. Ce versement de 50 centimes qui, dans aucun cas, n’est remboursé au garçon boucher, qui reste acquis aux placeurs, qu’ils aient ou non trouvé le travail demandé, ne saurait être exigible qu’en violation des règlements. Néanmoins, les placeurs le réclament chaque jour à tout garçon boucher. Nous croyons devoir appeler sur cette coutume intolérable des placeurs la surveillance de l’administration préfectorale ». Le journal relève un autre abus : les placeurs s’efforceraient d’ abréger autant que possible le séjour chez un même patron. « L’intérêt du placeur, en effet, consiste à provoquer des changements fréquents. Plus ils sont nombreux, et plus les bénéfices qu’il réalise s’accroissent. Aussi, le placeur est-il conduit à mettre en œuvre mille ruses, mille supercheries, pour amener patrons bouchers à recourir souvent à lui, et pour produire des déplacements à tout instant ». Le journaliste renvoie aux diverses manœuvres mises en place par les bureaux de placement des boulangers car ce sont les mêmes que l’on retrouve chez les bouchers. Malgré ces abus évidents, les garçons bouchers n’arrivent pas à s’organiser pour lutter contre l’exploitation des placeurs. La tentative de la Fraternelle a échoué en 1872. « Il règne parmi les garçons bouchers une regrettable indifférence pour leurs propres intérêts, une apathie fâcheuse pour leurs propres affaires ». Le journaliste souligne la faible motivation des bouchers pour s’affranchir 2063. 2062 Une ordonnance du 16 juin 1857 a supprimé le droit d’inscription de 50 centimes. 2063 Article de presse du 20 avril 1872. Archives de la Préfecture de Police de Paris, BA 1409. 410 Le syndicat patronal de la Boucherie évoque la question du placement en novembre 1878. Pour les patrons bouchers, la solution est très simple : si les garçons bouchers sont membres de la société de secours mutuel, le placement y est gratuit2064 ! Les patrons oublient un peu vite l’absence de tarifs progressifs des cotisations et surtout, chacun sait que l’activité du bureau de placement géré par les Vrais Amis est tout à fait négligeable, les patrons s’adressant avant tout aux placeurs privés pour trouver de la main d’œuvre. En 1880 et 1881, le syndicat patronal envisage de créer un bureau de placement pour les ouvriers bouchers et tripiers. En novembre 1880, le président Leroy-Daniel propose même de créer une école pour les apprentis bouchers. Dans un article sur le placement, Jean Luciani note que « la reconnaissance juridique du phénomène syndical en 1884, va permettre aux syndicats, généralement organisés par métiers ou par branche, de faire admettre dans la pratique, l’exercice d’un droit de regard sur l’embauche. De fait le syndicalisme n’a nul besoin d’attendre cette « autorisation » pour se développer, et les années 1860 notamment voient se développer un regain de cette activité. Au delà d’un simple droit de regard, on assiste à l’élaboration d’une stratégie syndicale de contrôle. Le cas le plus connu est celui du monopole syndical de l’embauche dans l’industrie du Livre, mais ce phénomène ne se limite pas à cette branche, ni à un type d’action aussi objectivé 2065 ». Le contrôle s’exerce à travers un certain nombre de pratiques, notamment l’action syndicale en matière de formation professionnelle. Les bouchers semblent avoir été tentés par cette logique, mais la proposition de Leroy-Daniel est restée lettre morte. En décembre 1881, Gille et Bauve, secrétaire de la Chambre syndicale patronale, soutiennent l’utilité de créer un bureau de placement. Ils sont combattus par Hersant et le vice-président Morand, qui mettent en avant les dangers et les difficultés d’une telle création. Le boucher Gille reproche notamment à Hersant, président des Vrais Amis, de repousser depuis un an le projet de création d’un bureau de placement 2066. Même si le Syndicat patronal ou la mutuelle des Vrais Amis réussissent à mettre en place un office de placement dans les années suivantes, ils ne réussiront jamais à être aussi efficaces que les bureaux privés payants. Le problème reste donc entier. Dans les archives de la préfecture de police de Paris, on trouve trace d’une activité syndicale des ouvriers bouchers à partir de 1882, mais les rapports sont surtout réguliers entre 1886 et 19042067. Le 8 juin 1882, 35 étaliers (garçons bouchers détaillants) se réunissent chez un marchand de vin (86 rue du faubourg du Temple) et demandent la fermeture des boucheries le dimanche à 16 h. Cette demande est évoquée en juillet 1882 par la Chambre syndicale patronale. Même si cette réclamation apparaît comme tout à fait légitime et 2064 Rapport des brigades de recherche de la préfecture de police sur la Chambre syndicale de la Boucherie de Paris, 6 novembre 1878. Archives de la Préfecture de Police de Paris, BA 1409. 2065 Jean LUCIANI, « Logiques du placement ouvrier au XIXe siècle et construction du marché du travail », in Alain PLESSIS (dir.), Naissance des libertés économiques, 1993, pp 296-297. 2066 Rapport des brigades de recherche de la préfecture de police sur la Chambre syndicale de la Boucherie de Paris, 15 décembre 1881. Archives de la Préfecture de Police de Paris, BA 1409 2067 Les rapports de surveillance policière de la Chambre syndicale ouvrière de la Boucherie de Paris ne couvrent que la période 1882-1904. Archives de la Préfecture de police de Paris, BA 1409. Rappelons que « la loi du 21 mars 1884 accorde enfin aux syndicats le droit de se syndiquer librement mais rend obligatoire le dépôt des noms des administrateurs et précise que l’objectif exclusif des syndicats doit être la défense des intérêts professionnels, d’où la réprobation des syndicats les plus politisés ». Jean SAGNES, Histoire du syndicalisme dans le monde, Privat, 1994, p 46. 411 acceptable aux yeux des patrons, elle ne semble pas avoir été officiellement résolue par la profession. Si la question du repos hebdomadaire est importante, c’est le problème du placement qui détermine les garçons bouchers à fonder leur chambre syndicale en 1886. Les abus des placeurs sont régulièrement dénoncés à la Chambre des députés. En 1882, le député socialiste Clovis Hugues2068 propose d’abroger purement et simplement le décret du 25 mars 18522069. Des troubles de rue éclatent en 1883 contre certains bureaux de placement et une proposition est déposée le 19 novembre 1883 au Conseil municipal de Paris pour créer une Bourse du Travail2070. L’article 6 de la loi Waldeck-Rousseau du 21 mars 1884 prévoit que « les syndicats de patrons ou d'ouvriers pourront librement créer et administrer des offices de renseignement pour les offres et les demandes de travail2071 ». Cette disposition va alimenter de nombreux espoirs sans remettre en cause la situation dominante des bureaux privés de placement. Jacques Néré note qu’en juillet 1884, « l’Union des chambres syndicales ouvrières de France (qui groupe les syndicats « barberetistes », c’est-à-dire politiquement modérés) avait posé la question à Waldeck-Rousseau, alors ministre de l’Intérieur ; celui-ci aida diverses sociétés d’ouvriers boulangers à organiser le placement de leur membres, mais il ne put supprimer les bureaux privés, qui depuis le décret de 1852 étaient patentés, donc protégés par la loi2072 ». Le mouvement de lutte contre les bureaux de placement atteint un premier sommet en 1886, à cause d’une poussée de chômage. Une « Ligue pour la suppression des bureaux de placement » se constitue autour des garçons de café, des marchands de vin et des coiffeurs. L’agitation populaire prend de l’ampleur à partir de 1886, avec des scènes de violence dans ces trois professions2073. En juin 1886, des désordres et des manifestations éclatent autour des Halles, dans les rues Saint-Denis, Française et Montorgueil. Des bureaux de placement sont pillés, des plaques de placeurs arrachées. Les réunions et les arrestations se multiplient. Les garçons de café et les garçons marchands de vin forment leur chambre syndicale2074. Les sociétés de secours mutuels et les syndicats des pâtissiers, des cuisiniers, des boulangers et des marchands de vin adressent une pétition au Conseil municipal de Paris contre les bureaux de placement. Les édiles émettent un vœu favorable à la proposition de Mesureur qui réclame l’abrogation du décret de 1852 2075. Ce vœu, proposé par le conseiller Chabert, restera un « vœu platonique 2076 ». 2068 Le poète Clovis Hugues (1851-1907) « prit part au mouvement communiste de Marseille en 1871, fut condamné pour délit de presse et ne fut mis en liberté qu’en 1875 ». En 1881, il est le seul député socialiste de la Chambre. Réélu député de Marseille en 1885, il prend part au mouvement boulangiste. Il est député socialiste de la Seine entre 1893 et 1906 (19e arrondissement). Paul AUGE (dir.), Larousse du XXe siècle, 1928, tome III, p 1086. 2069 Georges BOURGIN, op. cit., p 125. 2070 L. DARD et L. TESSON, Etude sur les bureaux de placement, Oberthur, 1900, p 39. 2071 Auguste SAVOIE, Les bureaux de placement, leur origine, leur histoire, leur suppression, 1913. 2072 Jacques NERE, op. cit., tome II, p 122. 2073 Auguste SAVOIE, op. cit., p 15. 2074 Article « Bureaux de placement », La Grande Encyclopédie, Lamirault, 1885-1902, tome VIII, p 449. 2075 Office du Travail, Le placement des employés, ouvriers et domestiques en France, Enquête de 1892, p 156. 2076 Jacques NERE, op. cit., tome II, p 129. 412 Jacques Néré indique que c’est une « quinzaine de chambres syndicales de l’alimentation » qui créent pendant l’été 1886 la « Ligue pour la suppression des bureaux de placement », dont le premier congrès se tient en août. Il fournit notamment de nombreux détails sur la Chambre syndicale des garçons limonadiers de Paris, qui se constitue en juillet 1886 sous le patronage de Clovis Hugues et qui revendique 2 000 membres2077. Des « manifestations bruyantes » sont organisées en août 1886, notamment dans le quartier des Halles. La Ligue tient une grande réunion le 17 août 1886, qui rassemble 2 550 personnes, en présence du député socialiste Planteau2078, du conseiller municipal possibiliste Chabert et divers orateurs socialistes et anarchistes, comme le possibiliste Victor Dalle et le guesdiste Albert Goullé2079. Le secrétaire général de la Ligue est un ouvrier pâtissier de 23 ans, Soudey, proche des possibilistes2080. Orphelin, victime des placeurs, il veut obtenir une intervention des pouvoirs publics et souhaite atteindre la suppression des placeurs privés par la voie légale, non violente. Il compte sur l’appui des députés Planteau, Michelin et Basly, sur le soutien des conseillers municipaux Chabert, Vaillant, Robinet et Mayer, pour déposer un projet de suppression des bureaux de placement et de création d’une Bourse du Travail. La Ligue reçoit également le soutien de Trébois, maire de Levallois-Perret, qui a ouvert un bureau de placement municipal dans sa commune. Forte de ses 50 000 adhérents et des 30.000 signatures récoltées par sa pétition, la Ligue pose, en vain, un ultimatum au gouvernement pour le 20 octobre 1886 pour supprimer les placeurs privés2081. Les bouchers restent-ils spectateurs de cette agitation ouvrière ? Certes pas, car ils sont membres de la Ligue de Soudey. Dans un article du 27 juillet 1886, Le Radical dresse le tableau de la situation sociale des garçons bouchers parisiens. Ils sont environ 10 000, pour un salaire moyen évalué à 30 F par semaine. La commission des placeurs représente la moitié du salaire de la première semaine, plus 50 centimes pour frais de courses. L’étalier doit payer un supplément de prime s’il veut être placé plus rapidement. Paris compte sept bureaux de placement pour les bouchers en 1886. Un bureau place en moyenne 70 garçons par semaine. En comptant la prime de 10 F, chaque placeur gagne 33 000 F par an ! On comprend mieux pourquoi les placeurs privés sont considérés comme des exploiteurs par la classe ouvrière. Le 3 août 1886, 1000 garçons bouchers sont réunis à la salle des Folies- Rambuteau (sous la présidence du conseiller municipal Arsène Lopin) pour former leur chambre syndicale et réclamer la suppression des bureaux de placement payants. Les responsables des Vrais Amis et du syndicat patronal affirment que les garçons bouchers peuvent être placés gratuitement par les associations patronales. Un journaliste de La Nation s’insurge contre ce mensonge, « car la Chambre syndicale patronale de la Boucherie représente les patrons et naturellement elle a pour objet de s’occuper avant tout de leurs intérêts ; or, pour eux, le placement de leurs employés est forcément une chose secondaire ». L’auteur soutient que le 2077 APP, BA 1427. Jacques NERE, op. cit., tome II, pp 123-124. 2078 François Edouard Planteau (1836-1906), député de la Haute Vienne (1885-1889), « adhéra au premier groupe parlementaire « ouvrier » constitué au-delà de l’extrême-gauche radicale. Il prit quelques positions significatives. Il interpella sur la grève de Decazeville (avril 1886). Il proposa l’abrogation du Concordat (juillet 1886) et la substitution de la « nation armée » aux armées permanentes (juin 1887). Planteau épousa, en juillet 1889, la cause boulangiste ». Jean MAITRON (dir.), op. cit., tome XIV, p 280. 2079 Rapport de police du 18 août 1886. APP, BA 97. 2080 Une biographie de Soudey est publiée dans Le Cri du Peuple du 31 mars 1887. 2081 Jacques NERE, op. cit., tome II, pp 127-128. 413 syndicat ouvrier pourra facilement résoudre le problème : « Il ne faut pour cela qu’un peu d’entente et de bon vouloir. Les garçons étaliers sont dix mille, si tous adhèrent au Syndicat et versent par mois un franc seulement, chaque année ils auront à leur disposition la somme rondelette de 120 000 francs. Avec de pareilles ressources, le Syndicat placera non seulement ses adhérents, mais il pourra en cas de chômage prolongé leur donner des secours. Il pourra aussi secourir ceux qui se blessent dans le travail, ou permettre aux femmes et aux enfants des employés blessés d’attendre sans mourir de faim la guérison du chef de famille 2082 ». Bref, la confusion est totale entre syndicalisme et mutuellisme2083. Le 12 août 1886, le Radical publie le compte-rendu d’une réunion tenue la veille à la salle des Folies-Rambuteau, toujours présidée par le conseiller Lopin. Au nom des employés de la Boucherie, Emile Bouton proclame les intentions de la future Chambre syndicale ouvrière : « placement gratuit du personnel » et « suppression des bureaux de placement ». Le message est simple et clair. Rousseau, membre du syndicat patronal, déclare que « la plupart des patrons bouchers étaient absolument disposés à s’adresser à la Chambre syndicale ouvrière pour avoir des employés ». L’avenir semble donc placé sous les meilleurs auspices, surtout que 500 garçons bouchers ont manifesté leur souhait d’adhérer à la future chambre syndicale2084. C’est au cours d’une réunion qui rassemble 400 personnes le 28 septembre 1886 à la salle Rivoli (rue Saint-Antoine) que la Chambre syndicale ouvrière de la Boucherie de Paris vote ses statuts et nomme ses dirigeants. Le syndicat compte alors 1 180 membres adhérents et établit son siège social au 12 rue Sauval. Bouton, étant « faillitaire non réhabilité », décline la présidence du Syndicat bien qu’il en soit considéré comme le fondateur 2085. Alexis Vergniolles est élu président de la nouvelle association. Nous ne savons pas si la toute nouvelle Chambre syndicale est rattachée à la Fédération nationale des syndicats et des groupes corporatifs de France, fondée en 1886 au Congrès syndical de Lyon. En octobre, la Chambre syndicale aurait déjà placé 900 garçons bouchers. Des luttes de pouvoir éclatent dès novembre 1886 au sein du Syndicat. Les « membres dissidents » Bouton et Noirot réunissent 70 personnes et réclament la démission de Cornu, Fournier et Rousseau, trois membres du conseil syndical. Une pétition est lancée contre le président Vergniolles, traité d’ivrogne et de souteneur. Le 13 novembre 1886, les appointements du secrétaire sont réduits à 200 F et ceux du garçon de recette à 150 F. A la fin de décembre, le « dissident » Bouton, exclu du syndicat, s’interroge sur l’opportunité de créer un second syndicat. Il organise des réunions dans différents arrondissements pour dénoncer l’inefficacité des dirigeants syndicaux, dont « l’incapacité est notoire », précisant que « les autres sont des ivrognes et des souteneurs avérés ». En janvier 1887, Bouton clame que sa 2082 Article de La Nation du 4 août 1886. Archives de la Préfecture de police de Paris, BA 1409. 2083 Il faut nuancer les propos de Francine Soubiran-Paillet : « En résumé, au moment de son apparition, la chambre syndicale intègre alternativement diverses dimensions (société de résistance, société de secours mutuels, coopérative). Puis, au fur et à mesure que l’on se rapproche du vote de la loi de 1884, la chambre syndicale devient une forme plus spécifique, axée sur le règlement des conflits et l’organisation de la profession ». Le cas de la Chambre syndicale des bouchers ne semble pas obéir à ce schéma. Francine SOUBIRAN-PAILLET, L’invention du syndicat (1791-1884): itinéraire d’une catégorie juridique , LGDJ, 1999, pp 95-96. 2084 2085 Article du Radical du 12 août 1886. Archives de la Préfecture de police de Paris, BA 1409. En 1900, Bouton se définit comme « anarchiste libertaire ». Si vraiment c’est un « faillitaire », cela signifie qu’il a été patron autrefois. 414 pétition a déjà été signée par 150 personnes. vaines2086. Toutes ces gesticulations demeurent b) La question du placement après l’ouverture de la Bourse du Travail (1887) Deux étapes importante sont franchies en 1887 avec l’ouverture de la Bourse du Travail et du premier bureau de placement municipal à Paris2087. Le premier projet de Bourse du Travail remonte à 1848, quand le préfet de police Ducoux renvoie son projet au Conseil municipal de Paris2088. En février 1875, deux demandes sont adressées au Conseil municipal de Paris et le principe de la création d’une Bourse du Travail est adopté 2089. Une première Bourse du Travail ouvre rue de Flandre en 1875, puis un abri permanent est aménagé boulevard de la Chapelle en 18782090. Le préfet de la Seine Floquet institue en 1882 une commission qui rend des conclusions positives sur la création d’une grande Bourse du Travail2091. Pour les pouvoirs publics, la Bourse du Travail permet « d’assurer une régulation du marché du travail en fournissant un placement aux chômeurs et aux accidentés du travail, ainsi qu’un viatique aux migrants, et en délivrant des enseignements généraux et professionnels2092 ». Le 3 février 1887, Mesureur, président du Conseil municipal, inaugure la Bourse de Travail de Paris, installée salle de la Redoute (35 rue Jean-Jacques Rousseau) et mise à la disposition des syndicats ouvriers2093. La Bourse centrale du Travail s’installe en 1892 dans un grand immeuble au 3 rue du Château d’Eau 2094. Le succès de la Bourse du Travail montre 2086 Dossier sur la Chambre syndicale ouvrière de la Boucherie de Paris (1882-1904). Archives de la Préfecture de police de Paris, BA 1409. 2087 L’idée des Bourses du Travail revient à l’économiste libéral belge Gustave de Molinari (1819-1912), qui y voit un moyen de régulariser le prix de la main d’œuvre en renseignant sur les localités abondantes ou rares. Chez Molinari, la Bourse se contente de favoriser, d’accélérer la rencontre entre le capital et le travail, alors que la conception de Leullier s’appuie sur la notion d’organisation du travail au sens où l’entendait Louis Blanc, c’est-à-dire une organisation entreprise par les pouvoirs publics. Sur ce point, il faut consulter Peter SCHOTTLER, Naissance des bourses du travail. Un appareil idéologique d’Etat à la fin du XIX e siècle, PUF, 1985. 2088 Office du Travail, Les associations professionnelles ouvrières, tome I : Alimentation, 1899, p 259. 2089 Le 24 février 1872, Delattre fait une proposition au Conseil municipal de Paris : il demande l’établissement d’une Bourse du Travail rue de Flandre pour l’embauchage des travaux du port et autres. L. DARD et L. TESSON, op. cit., p 39. 2090 Office du Travail, Les associations professionnelles ouvrières, tome I : Alimentation, 1899, p 259. 2091 Georges BOURGIN, op. cit., p 125. 2092 André BURGUIERE et Jacques REVEL (dir.), Histoire de la France : l’Etat et les conflits, tome 3 : les conflits, Seuil, 1990, p 404. 2093 « Par ses hautes responsabilités à la Grande loge de France, par les bonnes relations qu’il gardait avec le Grand-Orient, Mesureur occupait une position stratégique qui a ensuite permis de structurer la plupart des éléments qui formaient le courant radical ». Mesureur se trouve à l’origine du Parti radical créé en 1901, et dont il a été le premier président. Nobuhito NAGAI, Les conseillers municipaux de Paris sous la IIIe République (1871-1914), Publications de la Sorbonne, 2002, p 206. 2094 Sur les lieux de réunion des ouvriers, nous renvoyons à Michelle PERROT, Les ouvriers en grève : France 1871-1890, EHESS, 2001, tome III, p 589-592. 415 l’influence prépondérante au très hostiles au guesdisme2095. sein du syndicalisme des socialistes « possibilistes », Pour Rolande Trempé, la création des Bourses du Travail est certainement le « phénomène le plus original et le plus important » de la période 1871-1895. « Cette institution d’un type nouveau, tant dans ses structures, son administration que sa localisation, répond à des besoins précis des ouvriers : se réunir à l’abri de la police, en dehors des cafés, dans des locaux sûrs et gratuits, pouvoir se concerter sur le plan local ». Par ailleurs, « la loi de 1884 accorde aux syndicats le droit de se concerter pour l’étude et la défense de leurs intérêts économiques, industriels… et de former des unions. Mais elle leur interdit de posséder aucun immeuble, ce qui explique le recours au local municipal2096 ». En dehors de leur fonction de local syndical, les Bourses du Travail abritent des caisses de chômage et de secours, des bibliothèques et des cours professionnels. Pour Jean Luciani, « la mise en place des Bourses du Travail à Paris puis en province, peut tout à fait être considérée comme une étape intermédiaire, un relais, entre pertinence professionnelle (point de vue syndical) et pertinence locale (point de vue des pouvoirs publics) de l’organisation du placement 2097 ». En février 1892, on compte en France 14 Bourses du Travail, qui se regroupent pendant le congrès de Saint-Etienne en une Fédération nationale, dont le journaliste libertaire Fernand Pelloutier est le secrétaire entre 1895 et 19012098. 265 syndicats adhérent à cette fédération, qui met ses espoirs dans la grève générale dès 1893. Les Bourses du Travail assurent le travail de liaison entre les chambres syndicales ouvrières, ce qui explique le faible succès de la « Fédération nationale des syndicats et des groupes corporatifs de France », créée en 1886 au Congrès syndical de Lyon et dominée par les guesdistes2099. Pour Georges Lefranc, « l'importance des Bourses du Travail donne au mouvement syndical français son originalité; elles lui ont permis d'avoir longtemps vis-à-vis des partis politiques une 2100 indépendance qui n'a guère d'analogie à l'étranger ». Fernand Pelloutier (1868-1901) est l’artisan des Bourses du Travail françaises 2101. 2095 Georges LEFRANC, op. cit., p 50. 2096 Claude WILLARD (dir.), La France ouvrière, tome 1 : des origines à 1920, Editions sociales, 1993, p 279. 2097 Jean LUCIANI, op. cit., p 298-299. 2098 Pelloutier quitte le Parti Ouvrier Français (guesdite) en 1892 pour se tourner vers les allemanistes et les anarchistes. L’itinéraire personnel complexe de Pelloutier est rapidement retracé par Jean-Marie MAYEUR, Les débuts de la IIIe République (1871-1898), Seuil, 1973, p 188-189. Pour plus de détails, on consultera Jacques JULLIARD, « Fernand Pelloutier et les origines du syndicalisme d’action directe », Le mouvement social, n°75, avril-juin 1971, pp 3-32. 2099 Georges LEFRANC, op. cit., p 34. En 1886, la majorité de la Fédération nationale des syndicats (FNS) est « composée de guesdistes marxistes, de blanquistes, d’anarchistes et de possibilistes, tous alliés contre les coopérateurs barbéristes. De 1887 à 1892, les guesdistes dirigent la FNS avec Dormoy puis Lavigne qui fait adopter au congrès international de Paris en juillet 1889 le principe d’une grande manifestation le 1 er mai dans tous les pays du monde pour exiger la journée légale de huit heures ». Jean SAGNES, Histoire du syndicalisme dans le monde, Privat, 1994, p 46. 2100 2101 Georges LEFRANC, op. cit., p 49. Pelloutier est aussi un des dirigeants de la Chevalerie du travail française, organisation secrète qui poursuit ses activités, y compris dans les syndicats légaux. En effet, la légalisation des syndicats en 1884 « ne met pas fin aux habitudes d’action clandestine que des dizaines d’années d’interdiction ont ancrées dans les milieux ouvriers ». Jean SAGNES, op. cit., p 46. Pour plus de renseignements sur Pelloutier, nous renvoyons à Maurice FOULON, Fernand Pelloutier, précurseur du syndicalisme fédéraliste, fondateur des bourses du travail, Paris, La Ruche ouvrière, 1967, 187 p. 416 « Toute sa conception de l'action ouvrière est dominée par la crainte de l'égoïsme corporatif, par la volonté de noyer cet égoïsme corporatif dans la solidarité intercorporative; 2102 c'est ce qu'il attend précisément de la Bourse du travail ». Selon Pelloutier, les Bourses du Travail rendent quatre services : • mutualité : placement, secours de chômage-voyage-accidents. • enseignement : bibliothèque, office de renseignements, musée social, cours 2103 professionnels et d'enseignement général . • propagande : études statistiques et économiques, conseils de prud'hommes, création de syndicats industriels, agricoles, maritimes et de coopératives. • résistance : organisation des grèves et caisses de grève, pression sur les députés2104. On comprend mieux pourquoi l’ouverture de la Bourse du Travail de Paris en 1887 marque une étape importante pour le mouvement ouvrier français. La Ville de Paris peut être fière de son action sur le problème du placement, car la mairie du 18e arrondissement fonde en juillet 1887 un premier bureau de placement municipal gratuit. Le 11 juin 1888, le conseiller municipal socialiste Lavy émet un vœu pour la suppression des bureaux de placement payants2105. Dans une circulaire du 7 juillet 1888, le préfet de la Seine Poubelle encourage les maires d’arrondissement à imiter l’exemple de leur collègue du 18 e. Les ouvertures s’enchaînent jusqu’en 1896 2106. En 1900, seuls quatre arrondissements ne possèdent pas de bureau de placement municipal2107. A partir de 1889, le Conseil municipal de Paris accorde une subvention variant entre 1 000 et 3 000 francs aux mairies qui ouvrent des bureaux de placement gratuits2108. Le 18 mars 1887, le conseiller municipal Richard préside à la Bourse du Travail une réunion de 150 garçons bouchers2109. Pour l’occasion, le conseiller municipal radical Arsène Lopin est président d’honneur de la Chambre syndicale des bouchers, qui a installé son siège 2102 Georges LEFRANC, op. cit., p 57. 2103 Pelloutier lance un appel à l’éducation ouvrière, morale, administrative et technique. 2104 Pour plus de détails, nous renvoyons à Jacques JULLIARD, « Fernand Pelloutier et les origines du syndicalisme d’action directe », Le Mouvement Social, avril-juin 1971. 2105 Directeur d’une institution scolaire, coopérateur, Aimé Lavy (1850-1921) a siégé au comité national de la Fédération des travailleurs socialistes de France. Il a publié des articles dans Le Prolétaire, hebdomadaire fondé en 1878 et devenu après 1882 l’organe des possibilistes. Nobuhito NAGAI, Les conseillers municipaux de Paris sous la IIIe République (1871-1914), Publications de la Sorbonne, 2002, p 167, p 206 et p 231. Une notice complète sur Lavy est disponible dans Jean MAITRON (dir.), Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, Editions ouvrières, 1975, tome XIII, pp 224-226. 2106 Les 15e et 1e arrondissements ouvrent des bureaux de placement en octobre 1888, le 3e arrondissement en novembre 1888, les 4e, 5e, 6e et 14e en 1889, le 17e arrondissement en 1890. Office du Travail, Le placement des employés, ouvriers et domestiques en France, Enquête de 1892, p 575. BA, 21 365. 2107 L. DARD et L. TESSON, op. cit., p 39. 2108 Office du Travail, op. cit., p 162. 2109 Emile Richard a été conseiller de Boulogne-sur-Seine de 1874 à 1881, puis conseiller municipal de Paris. Radical, il a été rédacteur au Radical et au Réveil. Nobuhito NAGAI, Les conseillers municipaux de Paris sous la IIIe République (1871-1914), Publications de la Sorbonne, 2002, p 218 et p 231. 417 à la Bourse du Travail (35 rue Jean-Jacques Rousseau)2110. Haniquet est secrétaire et Vergniolles secrétaire adjoint. Le syndicat a un actif de 600 F en caisse et a placé 1 863 personnes depuis sa fondation. L’objectif affirmé reste d’obtenir l’abrogation de la loi de 1852 sur les bureaux de placement. Pour Lefebvre-Roncier, « l'œuvre que poursuit la Chambre syndicale de la Boucherie restera dans les annales de la démocratie de la Troisième République2111 ». En 1888, la Chambre syndicale ouvrière compterait 3 000 sociétaires, dont 60 patrons membres honoraires, « preuve des bonnes relations existant entre patrons et employés ». En août 1888 courent des bruits de grève contre les bureaux de placement2112. Les responsables syndicaux protestent énergiquement contre cette rumeur par voie de presse, dans le Figaro, le 11 août 1888 : « Le conseil d’administration de la chambre syndicale de la boucherie porte à la connaissance des intéressés qu’il n’est jamais entré dans son programme de faire grève, ni d’inquiéter soit les patrons du détail, soit ceux du gros. Son but est d’arriver à la suppression des bureaux de placement. Pour arriver à ce but, il a fait appel à MM. les patrons2113 ». Le journaliste du Figaro, Georges Grison, commente ainsi l’avis syndical : « Somme toute, nous arrivons à ce qui eut dû être le point de départ : une discussion pacifique et raisonnée. Cela nous mène loin de la fameuse « Grève Générale » patronnée par des exaltés2114 qui depuis longtemps, par principes, professent la « grève particulière » ou plutôt personnelle et qui, parodiant le mot fameux de Polichinelle, diraient volontiers : « Comme j’aime à ne rien faire, je veux que personne ne travaille autour de moi ! ». Espérons que tous les ouvriers sensés ne voudront pas continuer à jouer le rôle de moutons de Panurge derrière ces meneurs, et que la tranquillité renaîtra bientôt2115 ». Cette « entente cordiale » entre patrons et ouvriers se retrouve-t-elle dans les autres 2110 « Lopin était conseiller municipal de St-Maur, avant d’être élu au Conseil d’arrondissement (de Sce aux) par le canton de Charenton vers 1880. Il a ensuite posé sa candidature à une élection municipale complémentaire organisée à Paris en février 1886, suite à la démission de Camille Dreyfus, élu député ; en fait, ce dernier dirigeait le journal La Nation depuis 1884, feuille à laquelle Lopin collaborait. La passation des pouvoirs s’est bien passée, et Lopin a conservé son siège jusqu’en 1900 ». Nobuhito NAGAI, op. cit., p 219. 2111 Dossier sur la Chambre syndicale ouvrière de la Boucherie de Paris (1882-1904). Archives de la Préfecture de police de Paris, BA 1409. 2112 La « propension à la grève » est très faible dans les industries alimentaires entre 1871 et 1890, comme le montre le tableau statistique dressé par Michelle Perrot. Le textile concentre 41% du total des grévistes de la période 1871-1890, les mines 16,4%, le bâtiment 10%, les métaux 9,6%, le bois 8,6%, les transports 4,3%, les cuirs et peaux 3,5%, les industries alimentaires (sucrerie et boulangerie essentiellement) 1,7%, la chimie 1,4%, l’imprimerie 0,7% et l’agriculture 0,5%. Michelle PERROT , op. cit., tome II, p 350. 2113 Le recours à la négociation n’est pas spécifique aux bouchers : on le retrouve chez les boulangers. La plupart des grèves (62%) dans les industries alimentaires entre 1871 et 1890 se font sur préavis et non subitement. Profession très organisée, les boulangers préfèrent toujours la négociation au débrayage. Par contre, le taux de grèves subites est très élevé (94%) dans l’industrie sucrière et celle des conserves alimentaires. Michelle PERROT, op. cit., tome II, p 412. 2114 Les idées de grève générale et de manifestation le 1er mai sont lancées en 1888-1889 par les guesdistes et reprises par les anarchistes. Elles sont soutenues par Aristide Briand et Fernand Pelloutier. Georges LEFRANC, Le mouvement syndical sous la Troisième République, Payot, 1967, p 48. 2115 Article du Figaro du 11 août 1888. Archives de la Préfecture de police de Paris, BA 1409. 418 professions parisiennes2116 ? Les coiffeurs, les garçons de café et les garçons marchands de vin ne partagent nullement la placidité des garçons bouchers2117. La pétition qu’ils ont lancée aux députés de la Seine contre les bureaux de placement a obtenu 30.000 signatures. A la Chambre des députés, à la suite de Clovis Hugues en 1882, de nombreux élus de gauche proposent d’abroger la loi de 1852 : Tony Révillon en 1886, Henri Michelin en 1887, Mesureur et Millerand en 1888, Dumay en 18892118. Jacques Néré note une radicalisation des revendications ouvrières sur la question du placement dès février 1887. Les syndicats ouvriers réclament d’avoir l’exclusivité du placement, mais le député radical Rivet défend à la Chambre un rapport hostile à ce projet2119. Soudey, principal animateur de la Ligue pour la suppression des bureaux de placement, demande en février 1887 l’abrogation du décret de 1852 ; il pose un nouvel ultimatum au gouvernement pour qu’il ferme les bureaux de placement privés avant le 1 er avril 18872120. L’action légale échouant, la Ligue se scinde en deux groupes : le président, Trébois, reste fidèle à l’action syndicale, alors que le secrétaire général, Soudey, se tourne vers l’anarchisme et l’action violente. En juin-juillet 1887, la Chambre syndicale des garçons limonadiers de Paris connaît également une scission entre possibilistes et anarchistes. A l’automne 1887, la Chambre syndicale des coiffeurs, qui connaît des tentatives d’intrusion des anarchistes 2121, rejoint l’action menée contre les bureaux de placement. Chez les coiffeurs, l’action syndicale est encouragée par le député libéral Yves Guyot et le conseiller municipal Léon Donnat. « A la fin de l’année 1887, l’agitation des corporations du bâtiment pour la limitation de la durée du travail, et celle des corporations de l’alimentation contre les bureaux de placement, tendent à se rejoindre. Et dans une réunion commune, on vote le principe d’une grève de tous les métiers et industries à Paris2122 ». Quand Charles Floquet devient Président du Conseil en mars 1888, les ouvriers parisiens reprennent espoir. La fédération des chambres syndicales et groupes indépendants de l’alimentation envoie une délégation – menée par le député Michelin, compromis dans le mouvement boulangiste – auprès du gouvernement pour obtenir la fermeture des bureaux de placement privés. Une tentative similaire est menée à la Chambre des députés par Boulé2123, de la fédération des chambres syndicales et groupes indépendants de la Seine2124. 2116 Il n’est pas rare que les patrons soient invités aux assemblées ouvrières qui décident de voter ou non la grève. Jean NERE, « Aspect du déroulement des grèves en France durant la période 1883-1889 », Revue d’histoire économique et sociale, juillet 1956, p 287. 2117 Sans insister sur le cas célèbre des cabaretiers (notamment dans les pays miniers), la coiffure et la cordonnerie, « qui semblent exiger peu d’apprentissage », sont deux professions qui servent souvent de refuge pour les militants ouvriers chassés de la grande industrie. « Ce n’est nullement fortuit si les cordonniers ont la réputation d’être des « révolutionnaires » notoires ; c’est qu’ils sont souvent des rebelles auxquels l’alène et le tire-pieds assurent enfin l’indépendance. Dans toutes les communes industrielles, leurs échoppes sont des salons de lecture socialistes et des centres de discussion ». Michelle PERROT, op. cit., tome II, p 480. 2118 L. DARD et L. TESSON, op. cit., p 28. 2119 L’Action du 22 février 1887. 2120 Jacques NERE, op. cit., tome II, p 130. 2121 Rapports de police du 3 et du 8 novembre 1887. APP, BA 98. 2122 Rapport du 12 décembre 1887. APP, BA 98. Jacques NERE, op. cit., tome II, p 133. 2123 Une courte notice biographique sur Boulé est disponible dans Jean MAITRON (dir.), op. cit., tome XI, p 16. 2124 La Cocarde du 20 juin 1888. Jacques NERE, op. cit., tome II, p 378. 419 Pour Jacques Néré, les quatre questions suivantes sont liées et forment autant de déceptions pour les ouvriers parisiens en 1886-1888 : la concurrence étrangère, le chantier du métropolitain non lancé, la journée de 8 h et demi non appliquée et les bureaux de placement non supprimés. « C’est le naufrage des espérances que l’on avait mises dans la nouvelle législature où l’élément radical jouait pour la première fois un rôle indispensable. Et bien des signes avant-coureurs font prévoir, dès la fin de 1887, une explosion prochaine2125 ». Si Néré pense aux succès électoraux des boulangistes, nous nous contenterons pour l’instant de l’explosion de la violence contre les bureaux de placement pendant l’été 1888. Les manifestations et les pillages reprennent à Paris en 1888. Alors que la grève des terrassiers débute le 3 août, de violentes manifestations éclatent contre les bureaux de placement, menées par les garçons coiffeurs et limonadiers2126. Les coiffeurs pillent plusieurs bureaux de placement (rue Villedo, rue Saint-Honoré, rue du Roule, rue Saint-Martin) et certains cafés2127. Les dégâts sont sérieux au Café américain, au Café du Delta, au Café du Danemark et au Divan Oriental. Le Café de la Paix est protégé par 150 agents de police. Les arrestations se multiplient entre l’été et octobre 1888. Des actions violentes sont menées : des explosions à la dynamite visent des bureaux de placement rue Française et rue Beauregard2128. Le 30 septembre 1888, une bombe fait exploser le bureau de placement des coiffeurs, rue Chénier2129. Le 5 décembre 1888, une tentative d’explosion vise un bureau de placement, 103 rue Saint-Denis. Du 18 au 20 décembre 1888, le juge d’instruction ordonne des perquisitions chez 40 anarchistes, sans trouver ni piste ni preuve. Les chambres syndicales ouvrières se détachent des attentats et se réclament de la légalité, de l’association et de la propagande pacifique2130. Jacques Néré consacre quelques pages très instructives sur le déchaînement de la violence contre les placeurs pendant l’été 1888. Selon le préfet de police, les grévistes sont surtout des chômeurs, qui alimentent le mouvement boulangiste : « extra, camelots, souteneurs, toujours disposés au dé sordre ; ce même public que nous avons vu prendre le chemin de la Bourse du Travail pendant un certain temps comme nous le voyons à des jours déterminés prendre le chemin de la place de la Concorde2131 ». Au début du mois d’août 1888, la mort subite du banquiste Emile Eudes, après un meeting de soutien à la grève des terrassiers, va entraîner une violente polémique entre blanquistes et possibilistes. Alors que les autorités craignent des violences pendant les funérailles d’Eudes, le 8 août, les agents du préfet de police occupent la Bourse du Travail et commettent des violences injustifiées, en 2125 Jacques NERE, op. cit., tome II, p 134. 2126 Ibid., p 379. 2127 Etudiant les grèves ouvrières, Michelle Perrot note : « Sélective dans ses gestes, la violence gréviste l’est aussi dans ses objectifs. Elle vise moins les personnes que les choses, et parmi ces dernières, moins les objets que les immeubles ». Ce constat semble s’appliquer aussi aux petits métiers artisanaux parisiens. Michelle PERROT, Les ouvriers en grève : France 1871-1890, EHESS, 2001, tome III, p 576. La prédilection de la « masse » pour maisons et objets est également relevée par Elias CANETTI, Masse et puissance, Gallimard, 1966, p 16. 2128 Sur l’emploi de la dynamite, inventée en 1869 et qui commence « sa carrière prestigieuse » dans les années 1880, nous renvoyons à Michelle PERROT, op. cit., tome III, p 575. 2129 Auguste SAVOIE, op. cit., p 15. 2130 Article « Bureaux de placement », La Grande Encyclopédie, Lamirault, 1885-1902, tome VIII, p 449. 2131 Bulletin municipal officiel du 25 octobre 1888, p 2228. 420 encadrant de trop près le cortège funèbre. La brutalité des agents vaut un blâme au préfet de police2132. Soudey est arrêté vers le 10 août mais bénéficie d’un non-lieu le 24 août 2133. Pour éviter tout risque de sédition, le Conseil municipal de Paris prend conscience qu’il est obligé de faire respecter plus strictement le règlement intérieur de la Bourse du Travail (notamment en matière de séparation entre activité syndicale et politique). Quand la Bourse est réouverte, les possibilistes ont remporté une victoire matérielle2134. Pour Néré, cette crise d’août 1888 marque la fin du lien direct entre Rochefort, les blanquistes et les boulangistes2135. Quant aux terrassiers, ils reprennent le travail le 17 août et ont résisté à la récupération boulangiste2136. La crise sociale de l’été 1888 est la secousse la plus profonde qui a touché Paris depuis 1871, pour l’alimentation et le bâtiment. La répression des grèves marque un échec pour le radicalisme : le gouvernement Floquet et le conseil municipal de Paris sont discrédités, selon le journal boulangiste La Cocarde du 31 juillet 1888. « Le Conseil municipal, pionnier jusque là des initiatives hardies en matière sociale, cesse précisément à ce moment de jouer ce rôle, et tout d’abord en désavouant en quelque sorte cette grève des terrassiers dont beaucoup le considèrent comme responsable2137 ». Sur la pression de la base, l’alliance entre les radicaux et les possibilistes est rompue en août 18882138, car le Conseil municipal de Paris, « symbole du radicalisme le plus avancé », a refusé de subventionner la grève des terrassiers2139. Paul Brousse accuse l’échec économique des grèves de tourner une partie du mouvement ouvrier vers le boulangisme (Boulé est directement visé)2140. En novembre 1888, le Sénat annihile « tous les efforts tentés depuis 1886 pour introduire une réglementation des conditions du travail par la voie municipale2141 ». Les garçons bouchers ne semblent pas avoir partagé les méthodes violentes de leurs confrères. En septembre 1888, un étalier s’exprime dans le bulletin mensuel des Vrais Amis. S’il reconnaît que certains placeurs se livrent à des abus, il note que « beaucoup font leur devoir et rendent des services à l’offre comme à la demande » (Grosset, Lemoine, Debadier, Coquelet, etc). Les frais du placeur couvrent son loyer, ses contributions et sa patente. La violence est écartée : « N'allons en rien briser et faire tapage chez eux». L’étalier indique qu’il faut suivre l’exemple des employés de la librairie de Paris, des garçons restaurateurs et limonadiers, c’est-à-dire organiser le placement par l'intermédiaire de la société de secours mutuels. L'expérience peut s'acquérir, les exigences « du métier » étant un faux prétexte 2132 Ibid. 2133 La Cocarde du 11 août 1888. 2134 Jacques NERE, op. cit., tome II, pp 380-384. 2135 Ibid., p 412. 2136 Ibid., p 398. 2137 La Cocarde du 2 août 1888. 2138 Cette alliance s’illustrait notamment au sein de la Société des droits de l’Homme, créée en 1871. Les possibilistes la quittent en août 1888. 2139 Jacques NERE, op. cit., tome II, p 408. 2140 Le Parti Ouvrier du 27 août 1888. 2141 Jacques NERE, op. cit., tome II, p 406. 421 utilisé par les placeurs2142. Des dissensions ont sans doute existé au sein des bouchers car une « Union syndicale ouvrière de la Boucherie du département de la Seine » se constitue en octobre 1888, siégeant 36 rue Quincampoix et présidée par Adolphe Denier. Cette association a du être rapidement dissoute. Nous se savons rien sur son action2143. Cette scission est sans doute à rapprocher de celles qui ont touché les limonadiers en 1887, avec le clivage entre possibilistes et anarchistes, voire entre socialistes « orthodoxes » et socialistes boulangistes. En décembre 1889, les garçons bouchers se mobilisent contre l’importation des moutons allemands. Nous reviendrons plus en détail sur cette question. En 1891, la Chambre syndicale ouvrière de la Boucherie de Paris compte 3 500 adhérents et 2 117 membres. La cotisation annuelle de 6 F ouvre droit au placement gratuit. Le marché parisien mobilise 10 000 étaliers en période de croissance. En 1891, 8 000 étaliers sont nécessaires : 2 000 étaliers sont au chômage. L’action de placement syndical au sein de la Bourse du Travail de Paris est-elle efficace ? En 1890, sur 8 912 inscriptions, 6 896 placements de garçons bouchers ont été effectués. En 1891, sur 12.042 inscriptions, 9 908 placements ont été effectués2144. Néanmoins, les bureaux de placement privés (et payants) demeurent prospères. La Boucherie parisienne en compte huit en 1891 : Tableau 15 : Activité moyenne des 8 bureaux de placement de bouchers à Paris en 1891 Nom et adresse des titulaires Fournier, 34 rue des Halles Moyenne des Moyenne des placements par jour placements par an 5 Soulassol, 6 rue Oblin 1 800 200 Pas de Loup, 8 rue du Jour 6 2 000 Coquelet, 23 rue Vauvilliers 7 2 350 20 7 000 Lemoine, 81 rue Rambuteau 5 1 700 Quetineau, 174 rue de Flandre 3 1 000 Debadier, 213 rue de Flandre 1 450 Pimard, 39 rue Vauvilliers L’agitation contre les bureaux de placement reprend en 1891. En juin, les ouvriers boulangers mènent une grève contre les bureaux de placement. Tout comme en 1886, le Conseil municipal émet un vœu le 26 juin 1891 en faveur de l’abrogation du décret-loi de 1852. Dans leur délibération, les édiles invitent la préfecture de police à « n'autoriser d'aucune sorte la transmission de la propriété d'une agence, en attendant la suppression des bureaux de placement ». Le préfet Lépine continue à autoriser la transmission des bureaux entre parents, ce qui coûta 1 608 000 F à la ville de Paris entre 1891 et 19042145. En octobre 1891 se tient un 2142 Bulletin mensuel de la Société de prévoyance et de secours mutuel de la boucherie de Paris (les Vrais Amis), septembre 1888. BNF, 4° R 916. 2143 Les statuts de cette Union syndicale ouvrière de la Boucherie ont été déposés le 19 octobre 1888. Archives de Paris, 1070 W 2, dossier 394. 2144 Office du Travail, Le placement des employés, ouvriers et domestiques en France, Enquête de 1892, p 506. 2145 Auguste SAVOIE, Les bureaux de placement, leur origine, leur Histoire, leur suppression, 1913. 422 congrès de la Fédération française des syndicats de l’alimentation pour la suppression des bureaux de placement. Ce congrès, qui rassemble 55 délégués représentant 150 chambres syndicales, demande l’établissement de bureaux syndicaux gratuits ou municipaux2146. Les garçons bouchers participent-ils au mouvement revendicatif de 1891? Le 24 juin 1891, dans une salle comble, 2 000 garçons bouchers se réunissent à la Bourse du Travail pour réclamer la suppression des bureaux de placement et suivre les décisions prises par les boulangers et les autres professions de l’alimentation, c’est-à-dire la grève2147. Le 26 juin 1891, les garçons bouchers se réunissent au Cirque d’hiver pour « revendiquer à la fois la suppression des bureaux de placement et un réaménagement des horaires de travail. De la grève, il ne devait pas être question, mais comme toujours, rapportait un journaliste, les meneurs ont su faire dévier la question et c’est au milieu d’un enthousiasme indescriptible que la sortie s’est effectuée aux cris de « Vive la grève ! A bas les placeurs2148 ! ». La Lanterne du 28 juin 1891 fait le compte-rendu d’une réunion agitée. « Un patron, M. Kah, indiquait qu’il était tout disposé à ne prendre aucun ouvrier aux bureaux de placement. L’entente, disait-il, doit se faire avec les ouvriers, mais sans violence : « Faites passer chez nous une délégation avec une pétition, par laquelle les signataires s’engageront à ne pas s’adresser aux placeurs, je suis convaincu que tous mes confrères signeront ». Par contre, la fermeture des boucheries à six heures, lui semblait impossible, notamment dans les faubourgs, ce qui déchaîna la colère de l’assistance 2149 ». Le délégué syndical des limonadiers, Fleury, aurait fait « pression sur les bouchers pour qu’ils cessent le travail, déclarant au nom de tous les représentants des corporations de l’alimentation que celles-ci leur apporterait leur concours s’ils se mettaient en grève 2150 ». Les garçons bouchers ne pousseront pas aussi loin leur sentiment de solidarité. La Chambre syndicale ouvrière reste très pragmatique en votant son ordre du jour : « Les groupes de la Boucherie de Paris, réunis le 26 juin 1891, au Cirque d’hiver, reconnaissant que la suppression des bureaux s’impose, décident que pour arriver à ce résultat, les patrons prennent l’engagement d’honneur de ne pas faire de commandes chez les placeurs et les employés de ne pas s’y présenter 2151 ». Ce boycott, s’il a été réalisé, s’est rapidement révélé totalement inefficace. De son côté, la Chambre patronale se faisait peu de soucis. Son trésorier, Yvon, tient les propos suivants : « L’hypothèse d’une grève de nos employés n’est même point admissible. Les ouvriers de la boucherie sont à Paris au nombre d’environ 8 000. Sur ces 8 000, il y en a près de 2 000 qui ne travaillent pas et ce sont ceux-là naturellement qui sont à la tête du mouvement d’agitation actuel. Ils espèrent être suivis par leurs camarades, ce en quoi ils se leurrent. Telle est du moins mon opinion2152 ». 2146 Office du Travail, op. cit., p 158. 2147 Brigade des recherches, rapport du 25 juin 1891. Archives de la Préfecture de police de Paris, BA 1409. 2148 Pierre HADDAD, Les chevillards de la Villette, thèse de doctorat, Paris X, 1995, p 142. 2149 Ibid., pp 142-143. 2150 Ibid., p 143. 2151 Article de La Lanterne du 28 juin 1891. 2152 Pierre HADDAD, op. cit., p 144. 423 Pour les patrons, les étaliers n’ont aucune raison sérieuse de se mettre en grève. Selon un responsable syndical patronal, « presque tous les garçons bouchers présents à Paris sont occupés. Leur salaire est des plus confortables. De plus, ils mènent chez leurs patrons la véritable vie de famille ; ils sont nourris et couchés. Comment voulez-vous, dans ces conditions, qu'ils puissent seulement songer à mettre ces patrons – pour eux des camarades – dans l’embarras 2153 ? ». La structure artisanale paternaliste de la boucherie et le plein-emploi seraient ainsi les meilleurs remparts contre la grève ! Ce raisonnement est loin d’être stupide. Yvon précise le montant des salaires des employés de la boucherie : « L’étalier, qui est l’ouvrier auquel les patrons tiennent le plus, est, somme toute, un employé dont la situation est suffisamment rémunératrice pour qu’il n’aille pas la compromettre par un coup de tête. Un étalier gagne environ de 30 à 60 francs par semaine. Il en est même qui se font en moyenne de 90 à 100 francs. Tous sont de plus nourris et mangent à la table des patrons2154 ». Finalement, la grève des garçons bouchers n’a pas eu lieu et le dialogue entre patrons et ouvriers fonctionne assez bien. Le 9 juillet 1891, la Chambre syndicale ouvrière signale au préfet de police cinq bureaux de placement de bouchers qui ne seraient plus régulièrement autorisés en raison de décès des titulaires ou de la vente de ces établissements (Pinard, Coquelet, Quétineau, Blache). Le 10 juillet 1891, un rapport de police note que le calme est revenu dans « les corporations agitées ces temps derniers ». Dans la boucherie notamment, on se borne à réclamer la diminution des heures de travail mais on croit pouvoir l'obtenir sans grève. En tout cas, la boucherie ne fera pas grève à cette époque de l'année mais en hiver (l’été est une « saison creuse » pour les bouchers). La corporation des bouchers n'entre pas dans la voie politique et reste sur le terrain des revendications économiques2155. Le 17 juillet 1891, une réunion est prévue entre ouvriers et patrons pour déterminer une heure de fermeture uniforme des boucheries : 20 h dans les quartiers ouvriers, 18h dans les quartiers bourgeois, 16h le dimanche. Lors d’une réunion tenue le 31 juillet dans la salle de la Société d’horticulture, « l’accord le plus parfait n’a cessé de régner entre patrons et employés » des 5e et 6e arrondissements : « le principe de la fermeture générale à 19h en semaine et à 16h le dimanche a été voté par l’assemblée et accepté par les 90 patrons présents à la réunion ». Des objections de détail ont été soulevées : « il reste sous-entendu que, quoique la fermeture soit déclarée obligatoire à 19h, les employés devront rester à tour de rôle au service de leurs patrons pour recevoir la viande venant de l'abattoir». Un patron boucher, M. Bootz, a profité du « grand nombre de patrons réunis », pour faire une fois de plus le procès des bureaux de placement privés : « il a fortement engagé les patrons à abandonner complètement ces dangereux intermédiaires », car « le patronat a à sa disposition des sources plus sûres. Ce sont la chambre syndicale patronale, la chambre syndicale ouvrière et la société de secours mutuels. Ces associations présentent toutes les garanties au point de vue moral comme au point de vue professionnel, et ont cet énorme avantage de ne pas grever les appointements des employés d’une taxe exorbitante 2156 ». Dans une enquête de 1893, l’Office du Travail souligne l’absence de grève dans la 2153 Article dans L’Echo de Paris du 28 juin 1891. 2154 Pierre HADDAD, op. cit., p 145. 2155 Brigade des recherches, rapport du 10 juillet 1891. Archives de la Préfecture de police de Paris, BA 1409. 2156 Article du Rappel du 1er août 1891. 424 boucherie parisienne et la très bonne entente entre patrons et ouvriers. « La chambre syndicale ouvrière est certainement de toutes ses pareilles celle qui a cherché le plus franchement l’union avec le patronat. Chambre patronale et chambre ouvrière se sont unies pour l’organisation du placement gratuit. Les patrons ont accordé leur confiance ; les ouvriers, malgré quelques oppositions, ont désarmé en vue du lien commun. A partir du 1er janvier 1890, les cotisations du syndicat ont été abaissées à 6 francs par an. Mais le trait le plus curieux du syndicat est l’essai de la gratuité en matière de vente de fonds de commerce. Le « Syndicat ouvrier » pousse au développement du petit patronat libre et prospère : c’est le contre-pied exact du collectivisme, qui rêve la concentration du capital et que professent cependant quelques-uns de ses membres influents. Au Syndicat ouvrier est annexé une société de secours mutuels, subventionnée par les recettes des fêtes qu’offrent annuellement les deux groupes, partout ailleurs ennemis, « capital » et « salariat2157 ». Lors de l’exposition universelle de Chicago en 1893, « les deux syndicats, formant en quelque sorte par leur réunion un syndicat mixte, ont exposé leurs statuts sur un tableau unique2158 ». Même si la paix sociale semble globalement régner entre patrons et employés de la Boucherie, certains incidents se produisent. Le 27 août 1891, dans une lettre teintée d’un vif sentiment anti-allemand, les garçons bouchers dénoncent les pratiques peu recommandables du placeur Coquelet, coupable d’une supercherie dans la revente de son bureau de placement à Michéa. Le 5 septembre 1891, des garçons bouchers se présentent vers 19h30 chez Loisier, boucher 83 avenue de Saint-Ouen (sans doute pour son non-respect de l’accord sur les heures de fermeture). Les garçons brisent carreaux et marbres puis s’enfuient à l’approche des agents de police. Le 4 octobre 1891, 20 garçons bouchers se regroupent à 17h30 devant la boucherie Poulain (23 rue Secrétan) pour lui faire fermer la boutique. Comme le patron refuse, les garçons décrochent la viande et la jettent dans la boutique. Les agents dispersent les employés, qui ont voulu recommencer la même chose dans une boucherie de l’impasse Montferrat. Plusieurs actions de ce type sont signalées dans les rapports de police2159. La Ligue nationale pour la suppression des bureaux de placement organise un grand meeting le 23 février 1892 au Tivoli-Vaux-Hall, qui rassemble 1 200 personnes2160. Le comité central de la Ligue représente alors 317 chambres syndicales ouvrières2161. A. Dubois, député de la Corrèze, présente un projet hybride sur les bureaux de placement, qui est rejeté par la Ligue en juin2162. Au début du mois de novembre 1892, un projet de grève circule chez les bouchers, les boulangers et les coiffeurs. Selon un rapport de police du 5 novembre, le syndicat ouvrier de la Boucherie serait resté en dehors du mouvement de grève de l'alimentation et aurait même fait des efforts pour l'éviter si« le racolage et le bureau Quétineau avaient été supprimés2163 ». Le syndicat trouvera un bon appoint pour l'agitation 2157 Office du Travail, La petite industrie (salaires et durée du travail), tome 1 : l’alimentation à Paris , Imprimerie nationale, 1893, pp 235-236. 2158 Ibid., p 232. 2159 Dossier sur la Chambre syndicale ouvrière de la Boucherie. Archives de la Préfecture de police de Paris, BA 1409. 2160 Pour les meetings, le mouvement ouvrier répugne souvent à utiliser des salles municipales (mairie, école) et préfère les salles de bal, comme le Tivoli-Vaux-Hall. Michelle PERROT, op. cit., tome III, p 592. 2161 Office du Travail, Le placement des employés, ouvriers et domestiques en France, Enquête de 1892, p 158. 2162 Ibid., p 166. 2163 Quétineau est un bureau de placement d’employés de la Boucherie situé 172 rue de Flandre, au voisinage direct des abattoirs généraux de la Villette. 425 parmi les chômeurs. Quelques uns du syndicat mixte reprochent à Henri Lebrun, délégué au placement, de se faire « graisser la patte » et de porter les demandes des patrons dans un bureau quelconque2164. Le 19 novembre, des bruits circulent à la Bourse du Travail sur Henri Lebrun, qui serait prêt à s'installer comme patron placeur rue du Roule et à assister Audiger, marchand de fonds de boucheries. Henri Lebrun démissionne de son poste de secrétaire de la Chambre syndicale ouvrière de la Boucherie en juillet 1893 car il tient un bureau de placement ! Le 15 novembre, la Chambre syndicale ouvrière obtient satisfaction car le préfet de police ferme le bureau de placement Quétineau et interdit le racolage des placeurs aux abattoirs de la Villette et aux Halles centrales. Malgré le mouvement général de grève dans l’alimentation, un rapport de police du 18 novembre affirme qu’il n’y a pas de risque de grève chez les bouchers : les garçons sont d'accord pour travailler mai s il faut abréger la journée de travail d'une heure ou deux. Les patrons sont très rassurés car l'offre de bras dépasse les besoins du travail2165. c) L’enquête de 1892 sur le placement des ouvriers Tableau 16 : Effectifs des employés parisiens concernés par les bureaux de placement en 1892 Personnes occupées Gens de maison Personnes habituellement au chômage 150 000 8 000 Garçons limonadiers 20 000 6 000 Garçons marchands de vin 11 000 3 000 Garçons d’hôtel 15 000 4 000 Boulangers 6 500 2 500 Bouchers 7 000 1 500 Coiffeurs 3 000 500 15 000 500 Teinturiers 3 500 500 Commerce beurre-œuf 5 000 500 Pâtissiers 2 200 500 Cordonniers 21 500 500 Nourrisseurs 3 000 500 Total 267 900 26 500 Total des actifs 293 400 Garçons épiciers 2164 Brigade des recherches, rapport du 5 novembre 1892. 2165 Brigade des recherches, rapport du 18 novembre 1892. 426 L’Office du Travail publie en 1892 les résultats d’une enquête très instructive sur le placement des employés, des ouvriers et des domestiques en France2166. Cette enquête nous renseigne tout d’abord sur les effectifs des différentes professions concernées par les bureaux de placement à Paris. Pour trouver du travail, ces 293 400 personnes peuvent utiliser : • le placement personnel, par relations personnelles, par recommandation ou par les fournisseurs. Il y a l’embauche directe des ouvriers, au coin, à la grève : boulevard Saint-Denis pour les imprimeurs, 20 rue des Petits-Carreaux pour les musiciens, etc... Pour les bouchers et les boyaudiers parisiens, le placement direct se fait rue de Flandre, en face des abattoirs, sur la voie publique, avec un abri couvert2167. Dans les villes de province, les boulangers, les bouchers et les épiciers sont des agents de renseignement pour ces métiers et les domestiques2168. Le placement se fait aussi parfois par l’intermédiaire des aubergistes et des marchands de vin : pour les boulangers de Nice et de Besançon, le placement se fait dans les auberges (5 F de consommation à chaque embauchage)2169. • les bureaux autorisés par le préfet de police (Paris en compte 294, le département de la Seine 310). • les syndicats professionnels. • les couvents, les œuvres de bienfaisance et les sociétés philanthropiques (œuvres d’assistance par le travail, hospitalités de nuit, œuvres patriotiques, écoles professionnelles publiques ou privées, refuges, homes et patronages). • les sociétés de secours mutuels, dont le rôle décroît et devient presque nul (20 sociétés à Paris, dont 3 ou 4 sont actives). • les sociétés régionales (Auvergne, Saône-et-Loire, Savoie, Haute-Marne). • le compagnonnage (curiosité folklorique qui ne concerne pas les bouchers2170). • les bureaux municipaux. Le placement utilise divers modes de publicité : écriteaux, affiches, hall de mairie, journaux, publicités onéreuses (l’autorisation du préfet est nécessaire pour la publicité dans la presse)2171. A Paris, sur les 294 bureaux de placement privés autorisés par le préfet de police, 2166 L. DARD et L. TESSON, op. cit., p 30. 2167 Une enquête de l’ Office du Travail de 1893 indique que le personnel flottant des abattoirs compte 250 à 300 ouvriers « qui stationnent en face de la porte d’entrée de la Villette, sur le trottoir d’un débit appelé le « Mouton-Blanc ». C’est le système antique de la « grève » qui rend à peu près inutile l’intervention des « bureaux de placement » très fortement organisés en ce qui concerne la boucherie de détail ». Office du Travail, La petite industrie (salaires et durée du travail), tome 1 : l’alimentation à Paris , Imprimerie nationale, 1893, p 203. 2168 Office du Travail, Le placement des employés, ouvriers et domestiques en France, Enquête de 1892, pp 180189. 2169 Ibid., p 191. 2170 On ne trouve pas les bouchers dans la liste des 27 « professions compagnonniques » de 1791. Les boulangers, initiés en 1811, entrent en compagnonnage en 1860. Office du Travail, Les associations professionnelles ouvrières, tome I : Alimentation, 1899, p 93. 2171 Office du Travail, Le placement des employés, ouvriers et domestiques en France, Enquête de 1892, p 196. 427 202 s’occupent des gens de maison. Sur les 92 bureaux restant, la répartition s’effectue ainsi : 19 pour les limonadiers et restaurateurs, 16 pour les institutrices et gouvernantes, 11 pour les marchands de vin, 10 pour les garçons d’hôtel, 9 pour les boulangers, 8 pour les bouchers, 3 pour les coiffeurs, 3 pour les épiciers et 3 pour les teinturiers2172. La France compte 18 bureaux de placement pour la boucherie-charcuterie. En 1892, Paris compte 2 000 bouchers, 7 000 étaliers et 1 500 étaliers au chômage. Paris compte beaucoup de bouchers au chômage en octobre car les militaires sont libérés et c’est la fin des saisons d’été en banlieue ou dans les stations balnéaires et thermales. D’octobre à décembre, la concurrence du gibier et du poisson se fait sentir. Dans les quartiers bourgeois, la morte saison estivale se poursuit longtemps : la réduction d’un ou deux commis des effectifs est maintenue jusqu’en décembre 2173. « Le chômage n’est pas périodique et les jours de marche s’étendent régulièrement sur l’année entière, même les dimanches et jours de fêtes, avec l’exception unique et bien connue du Vendredi saint. Cependant, des périodes d’affaissement se dessinent : le carême d’abord, surtout l’exode des vacances, suivie par la concurrence de la volaille, du poisson et du gibier. Nombre de maisons licencient alors une petite partie de leur personnel, qui n’a d’autre débouché que les villes d’eau ou la promenade errante de l’un à l’autre des bureaux de placement 2174 ». Le travail est d’autant plus flexible que la coutume du délai de huit jours pour les renvois est inconnue dans la boucherie de détail, tout comme dans la boucherie de gros. Dans une enquête de 1893 sur l’alimentation parisienne, l’Office du Travail revient sur l’encombrement du métier, qui explique l’existence d’une main d’œuvre « flottante et sans ouvrage » de 2000 à 2500 garçons bouchers dans la Seine. «L’encombrement du métier par suite de l’arrivée croissante de petits commis-livreurs est le mal de la profession. Sans doute l’élévation au patronat se produit encore et sur une large échelle, mais la vitesse de l’élimination par en haut ne correspond plus à l’activité avec laquelle les demandes de travail comblent les emplois inférieurs. De là une crise, que vient augmenter encore l’invasion des provinciaux, souvent préférés par suite de leur souplesse et de leur science pratique. Il est même à remarquer que ces provinciaux, qui, dans leur ville natale, se sont familiarisés avec le travail des abattoirs et qui après plusieurs années de vente n’ignorent aucune partie de la profession, « s’établissent » avec une assez grande facilité. La nature de leur éducation, les habitudes d’ordre et d’économie sont naturellement pour quelque chose dans ces faveurs de fortune2175 ». Sur les huit bureaux de placement privés de la Boucherie, sept ont répondu à l’enquête de l’Office du Travail de 1892. En 1891, leur chiffre d’affaire s’élève à 220.000 francs. 52.600 demandes sont enregistrées par an pour 19 340 offres de placement. Les tarifs correspondent à la moitié de la première semaine, 1% sur le gain annuel, ou des forfaits : 20 F pour une caissière, 5 F pour un apprenti. Pour un remplacement à la journée, le placeur garde 10% du salaire. Quand un placeur parisien envoie en province un « maître garçon à deux mains » (étal-tuerie), il touche 30-35 F par semaine. Le salaire habituel d’un boucher est de 50 2172 L. DARD et L. TESSON, op. cit., p 30. 2173 Office du Travail, Le placement des employés, ouvriers et domestiques en France, Enquête de 1892, p 333. 2174 Office du Travail, La petite industrie (salaires et durée du travail), tome 1 : l’alimentation à Paris , Imprimerie nationale, 1893, p 224. 2175 Ibid., p 234. 428 F par semaine (2 400 F par an)2176. L’Office du Travail présente une hiérarchie des salaires des employés de la Boucherie : le commis-livreur est placé au pair (avec nourriture et logement) ; les étaliers touchent, en plus de la nourriture et du logement, entre 5 et 70 F par semaine2177. Les principaux griefs des garçons bouchers contre les bureaux de placement portent sur le prélèvement très onéreux pour ceux qui changent souvent d’étal et la gratification de 1,50 F versée au commis du placeur pour éviter un trop long chômage. Par ailleurs, les placeurs sont soupçonnés de provoquer des mutations injustifiées et de placer de préférence les nouveaux arrivés de province pour avoir du personnel plus disponible. L’agitation est « socialiste », car les bouchers ne portent jamais de plaintes formelles et précises à la préfecture de police2178. Dans une enquête de 1893, l’Office du Travail indique : « La population flottante du métier, accrue sans cesse par l’afflux des garçonnets de 16 ans, s’amasse au lieu de « grève » près du pavillon n°3 des halles ; elle erre des huit bureaux de placement à la chambre syndicale ouvrière de la rue Jean-Jacques Rousseau. Les procédés des placeurs sont invariables. Les sommes perçues sont égales à la moitié de la première semaine, en cas de permanence de l’engagement (ou 1% du gain annuel) ; 20 francs fixes pour les caissières ; 5 francs fixes pour les apprentis2179 ». Les bureaux de placement sont généralement ouverts de 8 à 12h et de 17 à 18h : un commis est présent pendant l’absence du placeur. Pour rencontrer les patrons bouchers, les placeurs fréquentent le marché à la criée aux Halles, la Villette, les abattoirs et les cafés des Halles. Les bureaux de placement sont souvent pris d’assaut à 17h. Les patrons font confiance aux placeurs car les registres sont tenus avec des renseignements de moralité, les antécédents de chacun, les défauts et qualités des garçons. Les « bons employés » sont placés rapidement. Les ivrognes, les insolents, les fainéants et les voleurs ne trouvent aucune place. La Boucherie exige de la probité car les commis-livreurs sont aussi garçons de recette. Beaucoup de parents placent leurs enfants au pair et les bouchers sont satisfaits2180. Les placeurs expriment également leurs plaintes. Leurs honoraires sont parfois mal payés car l’employé est déjà parti après 10 ou 20 jours d’embauche (or l e paiement du placeur s’effectue après 8 jours de travail). Le patron boucher est parfois de connivence avec son employé, quand celui-ci est en course lors du passage du placeur par exemple. Si un employé n’est pas content, il peut transmettre sa lettre de placement à un copain ou à la Chambre syndicale ouvrière : l’encaissement du placeur est alors nul. Les placeurs servent aussi d’intermédiaires pour la vente des fonds de boucherie (principale valeur de leur agence). Les patrons bouchers parisiens sont satisfaits des placements effectués par la Chambre syndicale ouvrière et ne décèlent pas d’abus chez les placeurs privés. Ils vivent en harmonie avec leurs employés, dans le cadre familial. Un bon étalier peut rester plusieurs années chez le même patron. Un « bon étalier » se définit par ses capacités techniques mais aussi par la sociabilité avec la clientèle (poli, patient, gracieux, aspect du visage, propreté des mains). Les 2176 Office du Travail, Le placement des employés, ouvriers et domestiques en France, Enquête de 1892, p 292. 2177 Ibid., p 334. 2178 Ibid., p 335. 2179 Office du Travail, La petite industrie (salaires et durée du travail), tome 1 : l’alimentation à Paris , Imprimerie nationale, 1893, p 234. 2180 Office du Travail, Le placement des employés, ouvriers et domestiques en France, Enquête de 1892, p 336. 429 patrons encouragent l’office de placement de la Chambre syndicale ouvrière mais rejettent l’idée d’un éventuel monopole, car les placeurs privés offrent plus de garanties sur la moralité des employés2181. Les responsables des Vrais Amis souhaiteraient voir tous les employés de la boucherie adhérer à la société de secours mutuels, pour qu’il n’y ait plus aucun droit de placement à payer2182. « La chambre syndicale ouvrière (annexe A de la Bourse du Travail, 35 rue Jean-Jacques Rousseau) s’occupe activement du placement, d’accord avec la chambre syndicale patronale (11 rue du Roule)2183 ». L’action de placement syndical est très faible comparée à l’activité des bureaux privés (52 600 demandes annuelles). En 1891, la Chambre syndicale patronale de la Boucherie a traité 1 200 demandes de placement (sans doute par l’intermédiaire des Vrais Amis 2184). Le Syndicat ouvrier a traité 6 896 placements (pour 8 912 inscriptions) en 1890 et 9 908 placements en 1891 (pour 12 042 inscriptions)2185. L’action de placement des bureaux municipaux gratuits est complètement négligeable : en 1891, Paris en compte trois pour les bouchers, qui ont reçu trois demandes2186. Le plus ancien bureau municipal, celui du 18e arrondissement, n’a placé que sept bouchers-charcutiers entre 1887 et 1891 2187 ! On comprend mieux pourquoi la question de placement payant demeure aussi longtemps au cœur des revendications des garçons bouchers. d) Les conséquences de la fermeture de la Bourse du Travail en 1893 Le 1er mai 1893, le président du Conseil Charles Dupuy fait fermer la Bourse du Travail de Paris. Le 11 mai 1893, une délégation de huit membres du Syndicat ouvrier de la Boucherie se rend à la Chambre pour rencontrer le député Jourde sur la question des bureaux de placement2188. Le 7 juillet 1893, Dupuy fait occuper la Bourse du Travail par l’armée, les syndicats n’ayant pas voulu se plier à la déclaration imposée par la loi de 1884. « L'absence de sens juridique est l'une des caractéristiques du syndicalisme français» pour Georges 2181 Ibid., p 337. 2182 Ibid., p 657. 2183 Office du Travail, La petite industrie (salaires et durée du travail), tome 1 : l’alimentation à Paris , Imprimerie nationale, 1893, p 219. 2184 Les placements effectués par les Vrais Amis (1 200 par an) sont moins nombreux que ceux effectués par l’Union de la Charcuterie (3 120 placements annuels pour 3 600 demandes). Office du Travail, Le placement des employés, ouvriers et domestiques en France, Enquête de 1892, p 567. 2185 Ibid., pp 503-506. 2186 Ibid., p 575. 2187 Ibid., p 601. 2188 Antoine Jourde (1848-1923), député de la Gironde (1889-1910), a donné son nom à une proposition de loi déposée en 1893, reprise par le décret Millerand du 10 août 1899, qui « permet à l'administration de fixer la proportion maximale d'étrangers employés dans des travaux entrepris à la suite de marchés proposés par l'Etat, les départements ou les communes et impose aux industriels de ne faire appel aux étrangers que dans des proportions comprises entre 5 % et 30 % des effectifs ». Républicain socialiste (boulangiste puis collectiviste), il participe activement aux commissions de l’armée et de l’assurance et de la prévoyance sociale. Jean JOLLY (dir.), Dictionnaire des parlementaires français (1889-1940), 1970, tome VI, pp 2038-2039. 430 Lefranc2189. 33 syndicats sont dissous car ils refusent de fournir les statuts et les noms de leurs responsables à l’administration. « L’occupation de la Bourse succédait à une semaine de manifestations de rues, nées d’une agitation étudiante sans origine politique au départ : la condamnation pour outrage aux mœurs d’un étudiant des Beaux-Arts, à laquelle se joignent des ouvriers, indice d’une conjoncture troublée qui prélude aux élections 2190 ». La période 1892-1894 est marquée par de nombreux attentats anarchistes, notamment ceux de Ravachol2191. Une bombe est jetée à la Chambre des députés en novembre 1893 par Auguste Vaillant. En juin 1894, le président de la République Carnot est poignardé à mort à Lyon par un ouvrier italien. « Cette vague d’attentats suscite un vent de panique à Paris. En décembre 1893, sont votées deux des trois lois qui sont restées célèbres sous le nom de « lois scélérates » : l’une modifie la loi de 1881 sur la presse en punissant non seulement la provocation directe aux actes criminels, mais aussi leur « apologie » ; l’autre prévoit la punition des actes criminels et de l’« entente » en vue de les commettre. La troisième, adoptée en juillet 1894, après l’assassinat de Carnot, vise explicitement l’anarchisme 2192 ». La Bourse du Travail de Paris étant occupée depuis juillet 1893, les garçons bouchers siègent provisoirement au sous-sol du Café Bécoulet, puis le siège de permanence du Syndicat est fixé au Café Pernot, 23 rue de Viarmes. Le 20 août 1893, la Chambre syndicale adhère à la Fédération nationale des Bourses du Travail. Dans un article du Radical de juin 1894, on apprend que « la Chambre syndicale ouvrière de la Boucherie est certainement une de celles qui ont été le plus atteintes par les événements qui ont marqué la fermeture de la Bourse du Travail ». Le journaliste reconnaît la faiblesse du mouvement revendicatif chez les bouchers : « Comme en réalité le personnel de la boucherie n’est pas absolument assimilable aux ouvriers de l’industrie, et qu’en somme la plupart sont de futurs patrons, l’action du syndicat consistait surtout à supprimer et à remplacer les bureaux de placement ». L’ironie du sort est à son comble car le président et le secrétaire du Syndicat ouvrier2193, « voyant disparaître aussi pour ainsi dire leurs fonctions et profitant des rapports que leur situation leur avait ménagés avec les ouvriers d’une part, les patrons et même le monde officiel d’autre part, ont obtenu l’autorisation de fonder à leur tour un bureau de placement 2194 ». La porosité entre patrons et ouvriers est décidément énorme chez les artisans bouchers. L’identité corporative y est bien plus forte que l’identité de classe sociale. La situation est assez confuse, mais il semble que la Chambre syndicale ouvrière de la Boucherie cesse ses activités entre juillet 1893 et avril 1894. Par contre, une Union syndicale ouvrière de la Boucherie de Paris se constitue en mai 1893, avant d’être dissoute en août 1895. Cette union, dirigée par Edmond Monger, siège au 104 avenue de Clichy (domicile de Monger) en 1893, au 23 rue des Viarmes (Café Pernot) en 1894 et au 27 rue Jean-Jacques Rousseau (adresse du comptable, Bouton) en 1895. Les statuts, déposés le 18 mai 1893, indiquent que « la société a pour but le placement gratuit de ses membres et la bonne 2189 Georges LEFRANC, op. cit., p 38. 2190 Jean-Marie MAYEUR, Les débuts de la IIIe République (1871-1898), Seuil, 1973, p 208. 2191 Plusieurs textes libertaires sont présentés par Jean MAITRON, Ravachol et les anarchistes, Julliard, 1964, 215 p. 2192 Jean LEDUC, L’enracinement de la République (1879-1918 ), Hachette, 1991, p 51. 2193 Nous savons qu’Henri Lebrun ouvre un bureau de placement en juillet 1893. 2194 Article du Radical du 11 juin 1894. 431 harmonie entre l’employé et le patron 2195 ». Cette Union est une éphémère concurrente de la Chambre syndicale, mais elle reflète surtout les rivalités personnelles récurrentes entre les dirigeants syndicaux de la Boucherie. Certains militants appartiennent aux deux organisations, comme Jules Audes et Emile Bouton par exemple. Le 4 avril 1894, 50 garçons bouchers se réunissent au Café du Réveil (73 rue de la Chapelle), sous la présidence de Jules Audes, pour réorganiser la Chambre syndicale après la fermeture de la Bourse. Il s’agit toujours de lutter contre les bureaux de placement : il est prévu de fonder des « comités de vigilance » dans chaque quartier. Des reproches sévères sont formulés contre l’ancien secrétaire Lebrun. Lors d’une réunion le 6 avril à la salle Busson (101 boulevard de Vaugirard), Bouton renouvèle les critiques contre Lebrun et Perron, « protégés des patrons et de la police ». Lors de cette réunion coprésidée par un patron boucher, Léger, et le doyen des ouvriers, Blet (qui a travaillé 58 ans dans les étaux parisiens), la Chambre syndicale remercie le journal La Lanterne pour son aide et assure qu’elle « tient à vivre en bonne intelligence avec le patronat mais elle exige de lui un peu plus de loyauté et de justice2196 ». L’assemblée générale de la Chambre syndicale ouvrière de la Boucherie se tient le 7 juin 1894. Les discours socialistes y sont rejetés. Face à l’intransigeance de Croizé, garçon boucher du 11e arrondissement et militant allemaniste du POSR (Parti Ouvrier Socialiste Révolutionnaire), la tendance majoritaire au sein du Syndicat est la position de Jules Audes, partisan du dialogue avec les patrons. La réintégration d’Henri Lebrun est violemment repoussée. On interdit à Lozes d'entrer dans la salle car c'est unroussin « » et il est en état 2197 d'ivresse . L’alcoolisme est un thème récurrent chez les militants ouvriers. Le 30 novembre 1894, un garçon boucher non syndiqué, Millet, et 70 étaliers veulent réformer la Chambre syndicale, « qui devrait avoir le monopole du placement organisé », et créer une caisse de chômage et de vieillesse. Croizé trouve qu'il s'agit d'une vaste « blague » 2198 et rappelle que le syndicat compte 700 adhérents . En mai 1895, un débat oppose Bouton et Croizé. Bouton souhaite se conformer à la loi de 1884 et estime que « la corporation a tout avantage à faire cause commune avec les patrons dont beaucoup ont déjà adhéré au syndicat ». Croizé refuse la loi de 1884 et considère le patronat « comme l'écueil où viendra 2199 s'échouer le progrès ». e) Les différentes luttes syndicales des garçons bouchers (18961902) Outre le problème crucial du placement, différentes questions se posent au sein de la Chambre syndicale ouvrière de la Boucherie entre 1896 et 1902 : • le rapprochement avec les autres chambres syndicales de bouchers et le regroupement au sein du Comité de l’alimentation et de la CGT. 2195 Archives de Paris, 1070 W 4, dossier 787. 2196 Brigade des recherches, rapport du 7 avril 1894. Archives de la Préfecture de police de Paris, BA 1409. 2197 Brigade des recherches, rapport du 8 juin 1894. Archives de la Préfecture de police de Paris, BA 1409. 2198 Brigade des recherches, rapport du 30 novembre 1894. APP, BA 1409. 2199 Brigade des recherches, rapport du 10 mai 1895. 432 • la question des horaires dimanche et les jours fériés. • la question de la politisation du mouvement et du recours à la grève2200. de fermeture des boucheries, notamment le Une question nouvelle se pose à partir de 1895, celle du regroupement des forces syndicales ouvrières. Deux fédérations sont en rivalité : la Fédération Nationale des Syndicats, fondée en 1886, et la Fédération Nationale des Bourses du Travail, fondée en 1892. Des courants unitaires existent dans chacune des fédérations. En septembre 1895, « le congrès de Limoges, qui réunit les syndicalistes de toutes obédiences à l’exception des seuls guesdistes, décide la création de la Confédération Générale du Travail (CGT) admettant dans ses rangs tous les syndicats, toutes les bourses, et toutes les fédérations syndicales de quelque nature que ce soit2201 ». La création de la CGT marque une « rupture idéologique » pour Rolande Trempé car, « en refusant de considérer l’action politique comme indispensable au renversement de la société existante, la CGT rompt avec le courant marxiste, mais aussi avec la pratique guesdiste, assurant ainsi son autonomie interne vis-à-vis des partis politiques2202 ». La Fédération Nationale des Syndicats disparaît en 1898 en se fondant dans la CGT, mais il faut attendre la mort de Fernand Pelloutier en 1901 pour que la Fédération des Bourses soit absorbée par la CGT. C’est à partir du congrès de Montpellier en 1902 que la CGT exerce pleinement son rôle de coordination syndicale. De 1895 à 1902, la CGT apparaît donc « sans force véritable » et « affaiblie par la politique de séduction menée par le ministre Millerand en direction des syndicats2203 ». La Chambre syndicale ouvrière de la Boucherie a du rester adhérente à la Fédération Nationale des Bourses du Travail jusqu’en 1900, année où elle semble avoir rejoint la CGT. Les bouchers parisiens ont des contacts très rares avec leurs camarades provinciaux : en décembre 1896, les ouvriers bouchers de Limoges demandent de l'aide car ils réclament une demi-journée libre le dimanche ; on apprend en novembre 1899 que la Chambre syndicale de Lyon fonctionne bien et possède 32.000 F dans sa caisse. Les bouchers ont des contacts avec les charcutiers en décembre 1899 et en janvier 1902, mais jamais aucune stratégie commune n’est élaborée. En mars 1897, le trésorier Vénot est désigné comme porte-parole par la Chambre syndicale pour représenter les bouchers au Comité de résistance de l’alimentation contre les bureaux de placement2204. Lors d’une réunion à la Bourse du Travail en octobre 1899, qui rassemble 170 personnes, Bouton note qu’« une fois le syndicat fortement constitué, il devra adhérer à la Fédération de l'alimentation parisienne pour pouvoir marcher au besoin à un mot d'ordre donné, avec tous les autres groupements ouvriers». Une grève générale des bouchers, épiciers, boulangers et pâtissiers est prévue pour le 1er mai 1900 : elle n’aura pas lieu. Une quête est organisée au profit des ouvriers grévistes du Creusot en octobre 18992205. En juillet 1898, le Syndicat est présent à la réunion du Comité de la grève générale. En octobre 1898, le projet de grève aux abattoirs de Vaugirard échoue. L’idée de 2200 Sur le rejet des idées socialistes, nous renvoyons à notre partie sur le comportement politique des garçons bouchers (chapitre 7). 2201 Jean SAGNES, op. cit., p 46. 2202 Claude WILLARD (dir.), La France ouvrière, tome 1 : des origines à 1920, Editions sociales, 1993, p 295. 2203 Jean SAGNES, op. cit., p 47. 2204 Brigade des recherches, rapport du 12 mars 1897. 2205 Brigade des recherches, rapport du 4 octobre 1899. 433 grève est régulièrement repoussée par les garçons bouchers, qui préfèrent l’action syndicale et le dialogue avec les patrons2206. Ce constant refus de la grève distingue les détaillants de leurs collègues ouvriers des abattoirs de la Villette2207. Le 14 août 1901, Métry est mandaté par la Chambre syndicale pour participer au Congrès de Lille en septembre (à ses frais) et combattre l'article 4 du programme, qui stipule « l’interdiction pour les patrons de faire un prélèvement sur l es pourboires ». Le syndicat demande tout simplement la suppression des pourboires. Bref, l’action de la Chambre est très faible : les garçons bouchers se contentent de suivre passivement les combats menés par leurs confrères parisiens. Ils soutiennent la grève quand elle est menée par les camarades, sans franchir eux-mêmes le pas2208. Les mouvements mutuelliste et coopératif déclenchent de l’indifférence, voire de la méfiance chez les garçons bouchers. Un projet de création d’une société de secours mutuels est discuté en avril 1900, sans suite connue. En août 1901, Foucher expose un projet de constitution d'une société ouvrière de boucheries syndicalistes: 20 membres versent 5 F chaque semaine pendant 30 semaines. On ouvre une boucherie avec les 3 000 F amassés. Le gérant et le personnel sont tous payés au même salaire. Chaque sociétaire verse 20 F sur les bénéfices et une nouvelle boucherie est ouverte 25 semaines après. 20 boucheries peuvent ainsi être créées à Paris en 5 ans. Par ailleurs, une caisse est prévue pour les accidents du travail, la maladie et la retraite par la société de production L'Emancipatrice(3 rue de Pondichéry). Les bouchers font un accueil très réservé à cette proposition2209. Quand la Chambre syndicale reprend ses réunions à la Bourse du Travail en 1896, la situation est mauvaise à cause du manque d’adhérents 2210. Si la mobilisation contre les bureaux de placement est faible, le non respect de la fermeture des boutiques le dimanche à 17h entraîne des réactions violentes : une trentaine de garçons bouchers renverse des étalages place Beaugrenelle le 28 juin 18962211. Un accord est trouvé entre patrons et ouvriers le 3 octobre 1898 sur la question des horaires de fermeture des boucheries le dimanche, mais de nombreux patrons ne le respectent pas : les ouvriers envoient une délégation à la préfecture de police en juin 1902 pour essayer d’obtenir, en vain, l’application des promesses de 1898. En juillet 1899, Bouton compare les garçons bouchers à des « martyrs conduits comme des chiens par des exploiteurs sans scrupule ». Il demande la suppression des bureaux de placement, la fermeture des étaux en semaine à 20h et le dimanche à 16h, ne travailler que 14 heures par jour au lieu de 17-18 heures2212. La question de la durée de la journée de travail 2206 Ibid., rapports du 13 novembre 1900 et du 10 décembre 1901. 2207 A la fin de 1896, une grève est organisée par les boyaudiers et les « sanguins » de la Villette. En octobrenovembre 1897, une grande grève touche les abattoirs de la Villette : elle concerne d’abord le « marchandage » chez les gargots (charcutiers en gros) puis s’étend à l’ensemble des travailleurs des abattoirs. Pour plus de détails, je renvoie à Pierre HADDAD, op. cit., pp 145-151. 2208 La solidarité financière entre professions n’est pas nouvelle. « Dans la Seine, les selliers bourreliers, en 1883, reçoivent de 2,50 F à 3,50 F par jour, selon leurs charges de famille ; l’argent leur est fourni, en grande partie, par les autres corporations ». Jean NERE, « Aspect du déroulement des grèves en France durant la période 1883-1889 », Revue d’histoire économique et sociale , juillet 1956, p 289. 2209 Brigade des recherches, rapport du 14 août 1901. 2210 Fermée en 1893 sous le ministère Dupuy, la Bourse du Travail de Paris rouvre en 1896 avec une nouvelle réglementation. 2211 Brigade des recherches, rapport du 28 juin 1896. 2212 Ibid., rapport du 7 juillet 1899. 434 revient en août : les garçons souhaitent finir le soir à 19h (au lieu de 20 ou 21h)2213. commencer le travail à 5h (plutôt que 4h) et L’année 1900 est marquée par des actions radicales et violentes 2214. Le dimanche 29 mai, 12 garçons bouchers interviennent devant la boucherie Moreau (60 rue Sedaine) car elle n’est pas fermée après 17h. L’altercation très vive débouche sur deux arrestations. Le 4 juin, la police note une tentative d’entrave à la liberté du travail chez le boucher Lanas (20 rue Lacharrière). Le 5 juin, plusieurs garçons bouchers sont arrêtés pour scandale sur la voie publique, rue des Abbesses et boulevard Rochechouart. Le 12 juin, des garçons bouchers manifestent rue Saint-Dominique car une boutique n’est pas fermée à 20h. Le 1 er juillet, des troubles éclatent à Belleville à 17h35 à cause de la fermeture des boutiques le dimanche. Le 2 juillet, 15 garçons bouchers menacent un boucher (134 boulevard de Belleville) sur les horaires de fermeture. Le 8 novembre, des boutiques sont enduites de goudron dans le quartier des Epinettes car elles ne ferment pas le dimanche à 17h. Malgré ces heurts, Bouton reste attaché à l’idée d’une « entente amicale » entre patrons et ouvriers pour obtenir la fermeture des étaux à 16h le dimanche. Les patrons ouvrent jusqu'à 18-19h pour ne pas mécontenter leur clientèle2215. Dans sa thèse sur le repos dominical, Robert Beck évoque cette agitation : « Des actions individuelles contre les patrons réfractaires au repos de leurs employés sont également assez courantes. Les garçons coiffeurs de Paris appliquent le badigeonnage des devantures des salons au moyen de vitriol, d’acide, de potasse d’Amérique, d’eau forte, voire de matières fécales… D’aucuns lancent des boules puantes à l’intérieur des salons, forçant ainsi des clients à moitié rasés à s’enfuir. A Saint-Ouen, en 1900, la viande des bouchers qui ne ferment pas à cinq heures le dimanche, est arrosée avec du pétrole ou du goudron2216 ». Des employés de divers métiers ont, en outre, recours à des menaces, tantôt humoristiques (chez les cordonniers), tantôt plus violentes (chez les coiffeurs. « Il existe donc bel et bien un mouvement social pour le repos hebdomadaire qui se substitue progressivement aux œuvres catholiques et philanthropiques qui cherchaient à opposer le repos dominical aux revendications socialistes de la journée de travail de huit heures. L’extrême gauche réussit à absorber cette revendication en la faisant sienne et en l’associant à celle des huit heures, comme elle incorporera ensuite celle de la semaine anglaise2217 ». A partir du cas des bouchers, nous partageons les propos de Robert Beck, sauf sur deux points : les actions ne me semblent pas individuelles mais collectives, car visiblement, elles sont soutenues par la Chambre syndicale ; le caractère « bon enfant » des actions ne doit pas être mis en avant (Robert Beck évoque les menaces « humoristiques » des ouvriers cordonniers de Paris), mais plutôt leur côté radical et violent, qui me semble mieux correspondre au climat politique tendu de l’époque. La question des horaires d’ouverture supplante celle des bureaux de placement en 1901. Les coups de main se succèdent pour faire pression sur les patrons qui refusent de fermer leur boutique le dimanche à 16h. Le 13 avril, des affiches sont placardées chez Paul 2213 Ibid., rapport du 24 août 1899. 2214 Pour une approche de « la violence dans les grèves », nous renvoyons à Michelle PERROT, Les ouvriers en grève : France 1871-1890, EHESS, 2001, tome III, pp 568-587. 2215 Brigade des recherches, rapport du 24 octobre 1900. 2216 Bulletin de la Ligue populaire pour le repos du dimanche, 1900, n°11, p 414. 2217 Robert BECK, Histoire du dimanche de 1700 à nos jours, Editions ouvrières, 1997, p 303. 435 Lambert, boucher 240 rue Saint-Martin : « Si vous voulez être bien servis, n'achetez rien dans les boucheries après 16h le dimanche et 19h en semaine ». Divers incidents sont relevés en mai 1901 chez Ferrand, 39 rue Cardinal-Lemoine (œufs frais cassés sur la viande, serr ure bouchée avec du ciment). Le 20 mai, 30 garçons bouchers du 5e arrondissement, conduits par l’étalier Louis, se rendent place Maubert pour visiter les boucheries ne fermant pas à 16h le dimanche : des étiquettes sont collées sur les vitrines. Malgré ces actions violentes, la Chambre syndicale ouvrière de la Boucherie reste toujours aussi prudente et imperméable aux thèses anarchistes, socialistes, et au « syndicalisme révolutionnaire » cher à Fernand Pelloutier. Les idées de la droite révolutionnaire se semblent pas avoir rencontré plus d’écho 2218. En février 1899, après une réunion assez agitée où s’exprime le député nationaliste Marcel Habert et le militant socialiste Croizé, le Syndicat se rallie à la proposition Coutant2219, demandant la suppression des bureaux de placement et la diminution des heures de travail sans diminution de salaire2220. Quand Victor Gruffuelhes2221, du Syndicat des cordonniers, vient parler du syndicalisme en septembre 1899, son intervention est très mal accueillie par le boucher Bernard2222. Il faut noter que, dans les années 1890, la dimension corporative « familiale » du métier est encore bien présente2223. Par exemple, il est encore fréquent de voir des fêtes de la Boucherie qui rassemblent des ouvriers et des patrons, des prix modiques permettant à chacun de participer à la fête collective. Ainsi, le 14 décembre 1892, quand la Boucherie de Paris organise une fête à l’Elysées Montmartre avec tombola, orchestre et bal à minuit, la gamme des prix d’entrée est diversifiée (200 places à 5 F, 500 places à 3 F, 1000 places à 2 F et 1300 places à 1 F). En 1892, la commission des fêtes est présidée par Gilles, président d’honneur du syndicat ouvrier2224. En janvier 1896, quand la Chambre syndicale ouvrière organise une grande fête familiale dans les salons du Grand Orient de France (rue Cadet), avec concert, tombola et bal au profit de la caisse de réserve du Syndicat et des ouvriers au chômage, le 2218 Nous revenons plus en détail sur ce point dans notre partie consacrée au comportement politique des bouchers. 2219 Jules Coutant (1854-1913), ouvrier mécanicien, militant socialiste, a été maire d’Ivry-sur-Seine (1908-1913) et député de la Seine (1893-1913). Il tint à la Chambre une place considérable, et présenta une foule de propositions de loi, dont les moins curieuses ne sont pas celles tendant à renvoyer les salariés revenant d'accomplir une période d'instruction militaire (1895), et celle tendant à supprimer l'ordre des avocats (1901). On trouve une notice biographique sur Coutant dans Jean MAITRON (dir.), op. cit., tome II, p 279 et dans Jean JOLLY (dir.), Dictionnaire des parlementaires français (1889-1940), 1963, tome III, pp 1172-1174. 2220 Brigade des recherches, rapport du 3 février 1899. 2221 Victor Griffuelhes (1871-1923) fait partie, avec Alphonse Merrheim, de la seconde génération du « syndicalisme révolutionnaire », prenant la relève de Fernand Pelloutier, mort en 1901. Cordonnier du Lot-etGaronne, ancien militant vaillantiste, Griffuelhes devient secrétaire de la Fédération des cuirs et peaux, puis secrétaire de la CGT (1901-1909). Pour lui, « le syndicalisme jusqu'en 1886 s'est attardé dans le corporatisme et le mutuellisme ». Georges LEFRANC, op. cit., p 89. 2222 Brigade des recherches, rapport du 20 septembre 1899. 2223 Les ouvriers boulangers lyonnais ont rompu plus vite que les bouchers parisiens le lien corporatif « familial ». « La rupture entre patrons et ouvriers se matérialise dans les rituels mêmes de la corporation puisqu’à partir de 1890, les ouvriers boulangers sont exclus de la fête patronale. A la veille de 1914, le paternalisme n’a plus cours dans la petite boutique boulangère ». Bernadette ANGLERAUD, « Les petits commerçants au tournant des XIX-XXe siècles », in Pierre GUILLAUME (dir.), La professionnalisation des classes moyennes, 1996, p 319. 2224 Journal de la Boucherie de Paris, décembre 1892. BNF, Jo A 328. 436 patronage de la Chambre patronale ne semble nullement incongru2225. Cette solidarité corporative s’effrite après 1899. Ainsi, quand La Boucherie ouvrière annonce la grande fête annuelle de bienfaisance du syndicat ouvrier (au profit de la caisse de secours) pour le 29 novembre 1900, le rédacteur fait remarquer au lecteur la modicité du coût de la carte (1 F) alors que la fête patronale coûte 10 F2226. On sent bien que le fossé entre deux identités différentes se creuse lentement. La géographie des lieux de fête n’est d’ailleurs pas anodine : les ouvriers festoient dans les quartiers populaires (avenue de Clichy, place de la République) alors que les patrons banquètent dans les beaux quartiers (Hôtel continental, Palais d’Orsay, etc.). Bien sûr, les « patrons et les dames caissières » sont cordialement invités à la fête annuelle ouvrière, mais l’unité corporative n’est plus qu’une façade qui se vide progressivement de tout contenu. Le syndicat fait une synthèse de ses revendications en décembre 1899 : • suppression des bureaux de placement. • fermeture des étaux à 19h en semaine et 16h les dimanches et fêtes. • une demi-journée de repos par semaine. • juridiction prud'homale. • application à la boucherie de la loi sur les accidents de travail (votée le 8 avril 1898)2227. En juillet 1900, Croizé ajoute deux revendications : la journée de 8h et la suppression du « couchage à deux » car « cela pousse à la pédérastie2228 ». Croizé réclame l'inspection des dortoirs par les inspecteurs ouvriers. Cette question n’est pas anodine car de nombreux employés sont logés à domicile chez le patron, dans des conditions parfois précaires (grenier non chauffé par exemple)2229. En novembre 1900, l’ouvrier Bertrand Torny appelle les patrons à respecter les règles d’hygiène et de salubrité. Il ajoute : « Je serais heureux pour l’honneur de notre corporation, que le couchage à deux soit substitué par le couchage individuel ; de cette façon notre corporation n’aurait pas la première place à la tête des statistiques que nous fournit la Cour d’Assises sur les passions contre nature 2230 ». En mai 1901, l’étalier Tornaud demande la suppression du couchage et de la nourriture, car l’employé mange souvent tous les restes de la mévente. Les petits commis sont exploités dans des travaux domestiques, sans tenir compte qu'ils ont un métier à apprendre. Tornaud réitère ses plaintes sur les mauvaises conditions de vie en mars 1903 : la nourriture est infecte, les repas rapides, le couchage à deux par lit et à six dans des chambres trop petites, 2225 Ibid., 29 janvier 1896. 2226 La Boucherie ouvrière, octobre 1900. BNF, Fol V 4683. 2227 Brigade des recherches, rapport du 1er décembre 1899. 2228 « Chaque année, à partir de 1890, le 1er mai, des militants ouvriers appellent à la grève pour revendiquer les « 8 heures » de travail quotidien ». Jean LEDUC, L’enracinement de la République (1879-1918 ), Hachette, 1991, p 145. 2229 Les revendications des ouvriers boulangers lyonnais sont plus développées que celle des bouchers parisiens. « On réclame la création d’écoles d’apprentissage qui se substitueraient à une formation dans l’atelier, la fin de la pratique du logement sur place ». Bernadette ANGLERAUD, op. cit., p 318. 2230 La Boucherie ouvrière, novembre 1900. BNF, Fol V 4683. 437 mal éclairées et mal aérées2231. Même si la protection des apprentis n’est pas au cœur des revendications syndicales, elle n’est néanmoins pas absente des préoccupations des ouvriers, en ce qui concerne l’âge des jeunes travailleurs, leurs conditions de travail et de vie. En juin 1900, La Boucherie ouvrière rend compte d’un « fait divers » qui s’est déroulé le 9 mai 1900 aux abattoirs de Vaugirard : « Un jeune homme âgé de 16 ans environ venait de charger dans une voiture à bras douze moutons du poids de 10 livres chaque, à l’échaudoir 12. Il y avait déjà dans sa voiture un bœuf de 900 livres ; en voulant démarrer, la charge l’emporta en arriè re et toute la viande tomba à terre. Deux patrons présents conseillèrent à ce garçon d’aller chercher son patron pour recharger sa voiture ; ce jeune homme refusa sous prétexte qu’il serait attrapé et peut être congédié de la maison. Nous apprîmes toute de même que ce jeune commis était employé chez M. Rouzeaud, 256 boulevard Saint-Germain. Les patrons avec l’aide de deux maîtres garçons rechargèrent la viande dans la voiture à bras. Le poids total, constatation faite, était de 700 kg, charge que bien des patrons n’oseraient même pas faire traîner à leur cheval ». L’auteur cite le nom des quatre témoins (un détaillant, un boucher en gros et deux maîtres garçons), note que « notre inspecteur du travail a été obligé de faire son rapport à M. le Préfet de police », appelle au respect de la loi de 1892 sur la protection de l’enfance 2232 et engage les patrons à « être un peu plus humain2233 ». En novembre 1900, Bertrand Torny signe un article sur « l’abus de l’emploi des enfants dans la Boucherie ». Après avoir rappelé les dispositions de l’article 9 de la loi du 4 mars 18512234, Torny dénonce les agissements de la mutuelle patronale des Vrais Amis, qui « brave la loi en faisant apposer dans Paris et la province, des affiches invitant les parents nécessiteux à placer leurs enfants dans le dur métier qui est celui d’apprenti boucher. Ces affiches rédigées en termes mielleux leur dore la pilule par ces belles promesses telles que : Gagnant de suite, nourri et couché (l’on sait comment). Si toutes ces belles promesses étaient tenues, nous n’aurions pas à nous plaindre de cet état de choses ; malheureusement, il n’en est rien ; cette manœuvre est digne de gens inhumains qui n’aspirent qu’aux honneurs sans se préoccuper des conséquences qui en découlent. Ils apportent volontairement de nouvelles victimes au chômage, dans l’espoir de trouver un personnel plus souple aux exigences patronales, car la misère est souvent escomptée par les mauvais patrons. Il faut admettre l’impossibilité que des enfants de 12 ou 13 ans puissent rendre de réels services, dans un métier quelqu’il soit ». Torny estime que les patrons ont tout intérêt à former des apprentis de 16 ans sérieux et motivés plutôt que d’utiliser des commis trop jeunes pour des tâches subalternes (nettoyage, courses diverses), qui risquent d’être rapidement dégoûtés du métier2235. 2231 L’Alimentation ouvrière , n°8, mars 1903. Archives Départementales de la Seine-Saint-Denis, 46 J 26. 2232 La loi du 2 novembre 1892 limite à 10h le temps de travail des enfants de 13-16 ans et à 11h celui des 16-18 ans. Le travail de nuit est interdit avant l’âge de 18 ans. 2233 La Boucherie ouvrière, juin 1900. 2234 L’article 9 de la loi du 4 mars 1851 précise : « La durée du travail effectif des apprentis âgés de moins de 14 ans ne pourra dépasser 10 h par jour. Pour les apprentis âgés de 14 à 16 ans elle ne pourra dépasser 12 h. Aucun travail de nuit ne peut être imposé aux apprentis âgés de moins de 16 ans. Est considéré comme travail de nuit tout travail fait entre 21h et 5h du matin ». 2235 La Boucherie ouvrière, novembre 1900. 438 Dans une enquête de 1893, l’Office du Travail souligne que « l’apprentissage est complètement désorganisé » dans la boucherie parisienne. « Les parents parisiens ont pris l’habitude de placer chez les bouchers leurs garçonnets de 14 ans, au pair, pour la nourriture et le logement ou avec un minime salaire. Ces enfants « font les courses » (rôle du commislivreur). L’enseignement du métier ne leur est pas donné ; mais le plus grand encombrement en résulte2236 ». Ainsi, l’apprentissage est « détruit à proprement parler dans le milieu parisien ; car les « petits garçons », embauchés en grand nombre, sont des commis ou ouvriers, mais non des apprentis2237 ». Il faut souligner que les métiers artisanaux de l’alimentation se trouvent exclus de la plupart des lois sociales prises par la Troisième République. Par souci de l’orthodoxie financière et du respect des principes libéraux, les opportunistes ont été très timides socialement jusqu’en 1896 : les mesures prises sont sans incidences sur le budget de l’Etat, tel « le principe de la présomption de responsabilité de l’employeur en cas d’accident du travail » (1890) ou « la transformation des inspecteurs du travail en fonctionnaires de l’Etat » (1892)2238. Le personnel politique est souvent impuissant à faire aboutir les réformes sociales : « la loi sur la responsabilité des patrons dans les accidents du travail n’aboutit au Sénat qu’en 1898 ». Le mépris de la politique et « l’antiparlementarisme frappent les socialistes parlementaires surtout après leur entrée en force à la Chambre en 18932239 ». Quand Alexandre Millerand devient ministre du commerce et de l’industrie (18991902) « s’amorce une tentative pour faire de l’Etat l’arbitre et le régulateur des relations du travail ». Millerand « entend justifier son entrée au gouvernement par des initiatives. Il crée, à cette fin, dans son ministère, une Direction du Travail et une Direction de l’Assurance et de la Prévoyance sociale ». Millerand reprend un projet présenté par Albert de Mun, prévoyant la limitation à 10 heures de la journée de travail pour tous. « Les députés votent le texte, mais les sénateurs portent la durée de travail à 11 heures. Il faut transiger et, en fin de compte, la loi du 30 mars 1900 reste très en deçà du projet : les 10 heures ne seront obligatoires, dans un délai de 4 ans, que dans les entreprises industrielles employant, dans un même atelier, hommes et femmes ou jeunes de moins de 18 ans. Restent donc en dehors du bénéfice de la loi les travailleurs des ateliers uniquement masculins et tous les salariés des secteurs autres que l’industrie. On est loin des 8 heures réclamées chaque 1 er mai2240 ». Millerand dépose deux autres projets sociaux, qui échouent. Un projet sur les retraites ouvrières est voté en 1902 par les députés mais rejeté par les sénateurs2241. « Millerand a aussi l’intention de créer des organismes d’arbitrage (délégués élus du personnel dans les entreprises de plus de 50 salariés, conseils régionaux du travail, Conseil supérieur du travail). Il se heurte à une double méfiance, celle du patronat qui veut régler les conflits sans ingérence extérieure (sinon, à sa demande… l’intervention des forces de l’ordre) et celle de la majorité 2236 Office du Travail, La petite industrie (salaires et durée du travail), tome 1 : l’alimentation à Paris , Imprimerie nationale, 1893, p 219. 2237 Ibid., p 236. 2238 Jean LEDUC, op. cit., p 59. 2239 Jean-Marie MAYEUR, Les débuts de la IIIe République (1871-1898), Seuil, 1973, p 190. 2240 Jean LEDUC, op. cit., p 83. 2241 Il faut attendre 1910 pour que soit votée la loi sur les retraites ouvrières et paysannes. 439 des syndicats, qui y voient une entrave possible au droit de grève2242 ». Ainsi, en septembre 1901, quand la Chambre syndicale ouvrière de la Boucherie de Paris, réunie en assemblée générale extraordinaire (550 personnes), doit désigner deux candidats pour le Conseil du Travail (un boucher et un échaudeur), la méfiance pour les « jaunes » s’exprime. Le bilan de l’action syndicale des garçons bouchers apparaît comme très modeste. Les luttes intestines et la grande « timidité » des bouchers – ou plutôt leur mauvaise organisation – empêchent toute action d’envergure. Les coups d’éclat ponctuels contre les patrons récalcitrants rapprochent sans doute davantage les garçons bouchers de l’agitation ligueuse et nationaliste des années 1890 que des thèses anarcho-syndicalistes des partisans de l’action directe, encore que la frontière entre les deux mondes s’est révélée bien souvent assez poreuse2243. Le recours à la violence est présent alors que la grève est systématiquement refusée : l’ombre de Georges Sorel plane-t-elle 2244 ? Le bilan de la Chambre syndicale des bouchers sera-t-il moins terne à partir de 1902, année de fondation de la Fédération Nationale des Travailleurs de l’Alimentation ? f) La question du placement chez les garçons bouchers (1896-1914) Nous avons vu les différentes revendications des ouvriers bouchers entre 1896 et 1902. Quel sort est réservé à leur principale réclamation, la suppression des bureaux de placements payants ? Le 4 décembre 1896, Adolphe Chérioux (1847-1934), conseiller municipal de Paris, propose de coordonner et de renforcer l’action des bureaux municipaux au sein d’un Conseil de perfectionnement2245. Selon L. Dard, président du bureau municipal de placement gratuit du 15e arrondissement, le gouvernement Méline propose un bon projet de loi sur les bureaux de placement, qui est rejeté par le Parlement en mars 1897, car le placement ne concerne que quelques métiers et les grandes villes2246. Auguste Savoie note qu’entre 1896 et 1902, les projets sur les bureaux de placement à la Chambre des députés échouent à cause des votes du Sénat. Pour lui, l’activité de bureaux de placement des syndicats ouvriers reste faible 2247. En 1900 auraient circulé des projets de création d’un bureau de placement municipal réservé aux métiers de l’alimentation (autour des Halles) et d’un bureau pour les ouvriers d’abattoirs (dans 2242 Jean LEDUC, op. cit., p 83 2243 Nous renvoyons par exemple à Michel Launay : « Un certain nombre de représentants du syndicalisme révolutionnaire en viennent à se commettre avec des royalistes de l’Action française. Le fait est modeste mais il est extrêmement révélateur. En 1908-1909 une certaine convergence se produit entre des responsables syndicaux de la CGT et des membres de l'entourage de Charles Maurras» (Emile Pataud, Georges Valois). Michel LAUNAY et René MOURIAUX, Le syndicalisme en Europe, Imprimerie nationale, 1990, p 75. 2244 Georges Sorel (1847-1922), auteur de Réflexions sur la violence (1908), voit dans la pratique syndicaliste révolutionnaire le socialisme véritable. Georges Sorel signe en 1902 la préface d’un ouvrage posthume de Fernand Pelloutier, l’Histoire des Bourses du Travail . BNF, 8° R 17822. 2245 « Adolphe Chérioux, entrepreneur de maçonnerie, conseiller municipal de Saint-Lambert (Paris 15e) de 1895 à 1934, est entré au comité exécutif du Parti radical en tant que vice-président, après avoir milité pendant de longues années dans des comités électoraux locaux ». Nobuhito NAGAI, Les conseillers municipaux de Paris sous la IIIe République (1871-1914), Publications de la Sorbonne, 2002, p 206. 2246 L. DARD et L. TESSON, Etude sur les bureaux de placement, Oberthur, 1900, p 39. 2247 Auguste SAVOIE, Les bureaux de placement, leur origine, leur histoire, leur suppression, 1913, 39 p. 440 le 19e ou le 15e arrondissement). Ces avant 19042248. tentatives n’ont pas connu de réalisation Le 5 juin 1896, Morhange, de la Ligue pour la suppression des bureaux de placement, prononce un long discours qui ne passionne guère les garçons bouchers. Foucher fait remarquer à son voisin2249 : « il est fou ou il est saoul car il n'y a pas de bon sens de bafouiller ainsi2250 ». En mars 1897, les placeurs sont dénoncés car « ils prélèvent une dîme honteuse sur le salaire de l'ouvrier boucher». Si un ouvrier est placé trois fois dans l’année, le placeur prélève sur son gain 50 voire 60 F2251. La lutte contre les placeurs privés continue, surtout qu’ils refuseraient « toute embauche de militant syndicaliste ». Le 29 octobre 1900, les garçons bouchers organisent une « manifestation à la Bourse du Travail dont le bilan est lourd, puisqu’il y aura 150 blessés. Finalement, ils remportent une demi-victoire : le placement sera désormais confié à des œuvres philanthropiques mais pas aux syndicats comme ils l’entendaient 2252 ». Ces propos demandent à être fortement nuancés, car les placeurs privés sont toujours prospères. L’Office du Travail publie en 1901 une seconde enquête sur le placement des employés, des ouvriers et des domestiques en France, ce qui permet d’effectuer des comparaisons avec les résultats recueillis en 1892. En 1900, les bouchers disposent de 13 bureaux de placement privés en France, dont huit à Paris. Ces bureaux traitent annuellement 48 020 demandes pour 30 354 offres, 20.098 placements à demeure et 4 656 placements à la journée. Le droit d’inscription est d’un franc et les tarifs varient de 5 à 20 F2253. Les bureaux parisiens prennent 5 F pour placer un apprenti, 20 F pour une caissière et la moitié de la première semaine pour les garçons bouchers. Un des bureaux parisiens n’a pas changé de titulaire depuis sa fondation. Le prix d’achat des sept autres bureaux s’élève à 203 200 francs. Leur chiffre d’affaires est de 82 100 F 2254. A partir de 1899, la lutte contre les bureaux de placement chez les garçons bouchers parisiens s’effectue toujours en liaison étroite avec les boulangers et les autres professions alimentaires. Cela n’est guère étonnant quand on connaît l’action dynamique d’Emile Béthery, secrétaire général du Syndicat des bouchers, pour se rapprocher des boulangers et fonder en 1902 la Fédération Nationale des Travailleurs de l’Alimentation (FNTA) au sein de la CGT. 2248 L. DARD et L. TESSON, op. cit., p 39. 2249 Foucher dirige le journal Les affiches générales, commerce installé au 21 rue Jean-Jacques Rousseau (vente de fonds de commerce de coiffure). « Militant parisien du syndicat guesdiste des coiffeurs et son délégué au congrès socialiste de la salle Japy (1899), Foucher participa également au congrès national du POF à Nantes (1894), et à Paris (1897) ». Jean MAITRON (dir.), Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, Editions ouvrières, 1974, tome XII, p 207. 2250 Brigade des recherches, rapport du 5 juin 1896. 2251 Brigade des recherches, rapport du 12 mars 1897. Joëlle GLEIZE, Alfred HERVE-GRUYER et Patrick MULLER, La Villette au XIXe siècle, Fondation Maison des sciences de l’homme, 1984, p 78. 2252 2253 Office du Travail, Le placement des employés, ouvriers et domestiques en France, Enquête de 1901, p 24. Bibliothèque Administrative, 21 365. 2254 Ibid., p 122. 441 Un projet de « grève générale contre les placeurs » est voté par les bouchers en décembre 1901 et plusieurs actions de terrain sont menées contre les bureaux de placement privés (rue Vauvilliers, rue du Jour, rue de Viarmes), entraînant des arrestations2255. Le 9 décembre 1901, un réunion contre les bureaux payants rassemble entre 500 et 800 personnes à la Bourse du Travail : les syndicats des bouchers, des épiciers (Laval) et de l’alimentation (Courant) y sont présents. En mars 1903, la FNTA lance un appel à la manifestation contre les bureaux de placement2256. Le principe d’une « grève générale de l’alimentation » (limonadiers, épiciers, boulangers, bouchers, coiffeurs) contre les bureaux de placement est retenu suite au congrès de la FNTA à Lyon (25-27 septembre 1903)2257. La lutte contre les placeurs s’intensifie à l’automne. Des vitres sont brisées lors de manifestations contre les bureaux de placement. « Un garçon boucher frappa de coups de couteau un placeur de la rue Vauvilliers, qu'il accusait de l'avoir laissé intentionnellement pendant de longs mois, sans lui donner de travail2258 ». Le 29 octobre 1903, une émeute éclate à la fin d’un meeting des boulangers à la Bourse du Travail car le préfet de police Lépine en bloque la sortie et ordonne des ratonnades. Lors d’une manifestation de protestation, une charge des agents de police dans la Bourse du Travail fait 150 blessés ; un limonadier meurt des suites de ses blessures. Suite à une interpellation à la Chambre des députés le 30 octobre, « Lépine est blâmé et approuvé ». La CGT organise plusieurs meetings de protestation contre la violence policière2259. Louis Lépine (1846-1933), préfet de police de Paris entre 1893 et 1913 (sauf une interruption en 1897-1898 comme gouverneur de l’Algérie), cristallise la haine des militants syndicaux2260. En octobre 1904, le garçon boucher Leroy, anarchiste, déclare que « cet hiver 2261 des barricades seraient faites » et qu'il espérait que« l'assassin Lépine y crèverait ». Il dénonce les « mannequins déguisés en soldats » et les « brutes assassins de Lépine ». Il appelle à « descendre dans la rue contre les charognes et les crapules d’argousins » et à répondre à la force par la force : « si nous ne sommes pas les plus forts, nous ferons sauter des tas de flics2262 ». Quand la violence verbale ne se déchaîne pas sur la police et Lépine, elle est dirigée contre le président du Conseil Emile Combes et le Sénat, principal obstacle au vote d’une loi contre les bureaux de placement depuis 1896. Les sénateurs sont désignés comme les « vieux chapons, les avachis et les avariés du Luxembourg2263 ». Le 23 décembre 1903, la Chambre syndicale ouvrière de la Boucherie, dirigée par Emile Vénot, organise une réunion à l’annexe de la Bourse du Travail (35 rue Jean-Jacques 2255 Brigade des recherches, rapport du 8 décembre 1901. Archives de la Préfecture de police de Paris, BA 1409. 2256 L’Alimentation ouvrière , n°8, mars 1903. Archives Départementales de la Seine-Saint-Denis, 46 J 26. 2257 Pour plus de renseignements, il faudrait consulter le fonds des archives de la CGT sur les Congrès nationaux de la FNTA (1902-1919). Archives Départementales de la Seine-Saint-Denis, 46 J 1. 2258 Auguste SAVOIE, Les bureaux de placement, leur origine, leur Histoire, leur suppression, 1913, p 18. 2259 Ibid. 2260 Ayant voulu maintenir l’ordre à tout prix en Algérie, Louis Lépine « fut en butte à de telles attaques qu’il se démit de son poste (1898). Il prit à nouveau la direction de la préfecture de police (1899), poste qu’il sut conserver jusqu’en 1912 ». Paul AUGE (dir.), Larousse du XXe siècle, 1928, tome IV, p 410. 2261 Brigade des recherches, rapport du 26 octobre 1904. 2262 Ibid., rapport du 27 octobre 1904. 2263 Ibid., rapport du 7 novembre 1903. 442 Rousseau), qui réunit 400 personnes. Cette réunion, présidée par Clémenceau (trésorier du syndicat des bouchers), regroupe des pâtissiers (Tillet), des charcutiers (Foray), des épiciers (Laval), etc... Il s’agit de déclencher la fameuse « grève générale » de l’alimentation, notamment « pour obtenir du Sénat le vote de la loi pour la suppression des bureaux de placement ». On attend des « costeaux » (sic), c’est-à-dire des bouchers, qu’ils apporte nt un soutien actif au mouvement. Foucard les encourage « à cesser tout travail pour le moment et à accomplir pendant 4 heures par jour une action directe ». Laval « invite les garçons bouchers à faire de l’action directe contre tous leurs patrons et à cesser dès ce matin le travail alors même que la patronne chercherait par divers moyens à obtenir de ses employés qu’ils reprennent le tablier2264 ». Antourville « invite les assistants à faire une petite promenade sur les boulevards, après la réunion, et à rentrer dans les cafés pour ennuyer les patrons ainsi que les garçons qui n’ont pas voulu suivre leurs camarades dans la grève. Il leur fait connaître, en outre, que la salle des Grèves de la Grande Bourse du Travail (3 rue du Château d’eau), restera ouverte toute la nuit, et les invite à y venir tous en nombre se joindre aux camarades boulangers afin de faire la veillée d’armes 2265 ». La Saint-Barthélemy des placeurs se prépare donc en cette veille de Noël ? La pression sociale est en tout cas très forte : les ouvriers veulent obtenir une loi de réforme des bureaux de placement. La grève générale de l’alimentation dure du 25 décembre 1903 au 1 er janvier 1904. Si les bouchers n’ont pas été à la pointe du mouvement revendicatif, les salaisonniers revendiquent un rôle prépondérant dans la lutte contre les placeurs2266. Les ouvriers de l’alimentation obtiennent en partie gain de cause en 1904. « C’est la loi du 14 mars 1904 qui pose le principe de la gratuité du placement et qui fait obligation aux communes de plus de 10 000 habitants de créer un Bureau municipal de placement, et aux autres de tenir un registre des offres et des demandes d’emploi. De même que pour l’indemnisation des Caisses syndicales de chômage, les municipalités n’ont pas attendu l’intervention du législateur et mettent en place des Bureaux municipaux de placement, puisque dès 1891 on en comptait 24 en France, dont 11 dans le département de la Seine, et 51 en 1899 dont 18 dans la Seine et 33 répartis sur 17 départements. Cependant en 1910, sur 258 villes de plus de 10 000 habitants, 107 seulement avaient créé des bureaux qui avaient effectué à peine 85 000 placements cette année-là, dont 40 000 à Paris2267 ». En 1908, les bureaux municipaux allemands avaient placé 846 000 demandeurs d’emploi 2268. En 1909, la Grande-Bretagne a créé 261 bureaux de placement officiels (fonctionnaires du gouvernement)2269. Face à l’efficacité de la politique de placement « paritaire » allemande, Georges Bourgin souligne les résultats très mitigés de la loi française de 1904 : « Il faut reconnaître que, dans les villes où un bureau a été créé, le placement a sensiblement progressé, car l’efficacité des bureaux est variable selon la mentalité des habitants, l’activité des municipalités – et, à ce sujet, on doit constater que c’est dans les villes de 40 à 50 000 2264 Il pourrait bien s’agir de Pierre Laval (1883-1945), le futur premier ministre de Pétain sous Vichy. Jean MAITRON (dir.), op. cit., tome XIII, p 215. 2265 Brigade des recherches, rapport du 24 décembre 1903. 2266 Leroy reproche aux bouchers « de n’être pas les instigateurs de la suppression des bureaux de placement ». Ibid., rapport du 27 octobre 1904. 2267 Jean LUCIANI, « Logiques du placement ouvrier au XIXe siècle et construction du marché du travail », in Alain PLESSIS (dir.), Naissance des libertés économiques, 1993, p 301. 2268 J. DESMAREST, La politique de la main d’œuvre en France , PUF, 1946. 2269 Auguste SAVOIE, op. cit., p 30. 443 habitants qu’il y a le moins de bureaux et que les bureaux rendent le moins de services – enfin et surtout selon leur organisation même : trop souvent le placement dépend du bureau de l’état civil, du secrétariat, du bureau militaire ; dans une localité, c’est le concierge de la mairie qui tient les fonctions de secrétaire, et, d’une façon générale, les municipalités considèrent le service du placement comme un service tout à fait accessoire2270 ». Pourquoi la loi du 14 mars 1904 produit-elle d’aussi médiocres résultats 2271 ? Certes, elle autorise la suppression des bureaux de placement payants (contre une indemnité), mais les municipalités peuvent autoriser de nouveaux placeurs2272. Par ailleurs, les municipalités ne peuvent pas racheter les bureaux payants pour les rendre gratuits car ils sont trop chers. Certains anciens placeurs constituent des pseudo mutuelles pour contourner la loi2273. En fait, la loi du 14 mars autorise, sans l’imposer, le rachat des bureaux de placement par les municipalités. La mesure va se révéler assez inefficace2274. On comprend alors mieux pourquoi la lutte syndicale contre le placement privé continue après 1904. Le placement par les Bourses du Travail tombe en désuétude après 1904 car il fait « double emploi avec le placement organisé au niveau municipal2275 ». Quelle est la situation à Paris2276 ? Après une élection au Conseil municipal, des crédits sont votés le 4 juin 1904 pour indemniser et fermer les bureaux de placement des boulangers et des bouchers. La fermeture des bureaux des limonadiers, des employés d'hôtel et des marchands de vin est décidée le 17 juin. Mais, dès le 10 juin, le préfet de police Lépine prend une ordonnance qui facilite l’installation de bureaux de placement privés dans les bistrots. Néanmoins, le Conseil municipal de Paris a dépensé 1 608 000 F pour fermer 61 bureaux de placement : 55 concernent l’alimentation (1 524 000 F), trois les coiffeurs (71 000 F), deux les cordonniers (11 000 F) et un les teinturiers (2 000 F)2277. Il faut préciser que, sur les 61 bureaux que les conseillers municipaux voulaient supprimer, « 16 tenanciers n’ont pas accepté cette indemnité et se sont pourvus devant le Conseil de préfecture. Au 31 décembre 1907, restaient 207 bureaux autorisés (187 pour Paris, 20 pour la banlieue) ; 119 bureaux appliquent les mêmes tarifs, les autres les ont diminués, mais partout la clientèle 2270 Ce constat amène Georges Bourgin à encourager les maires socialistes à s’intéresser plus sincèrement au placement municipal et « qu’à la pratique arriérée des municipalités actuelles ils substituent un système cohérent et une conception nette de la besogne à remplir ». Georges BOURGIN, « Mouvement syndical », Revue socialiste, syndicaliste et coopérative, 15 novembre 1910, p 479. 2271 Dans le cas spécifique des domestiques (placements à demeure), la loi du 14 mars 1904 a mis les frais de placement à la charge de l’employeur pour les bureaux payants autorisés, ce qui y a entraîné « les bonnes à tout faire, qui ont tout intérêt à s’inscrire simultanément dans plusieurs bureaux et à abandonner les bureaux municipaux ». Georges BOURGIN, « Le placement à Paris », Revue socialiste, syndicaliste et coopérative, 15 avril 1911, tome 53, p 382. 2272 Auguste SAVOIE, op. cit., p 20. 2273 TOUZAA, BAC et RINGENBACH, Historique du placement des travailleurs, 6e Congrès national des offices publics de placement, 1937, 16 p. 2274 Georges Bourgin tente de mesurer les effets de l’application de la loi de 1904 dans deux articles de la Revue socialiste, syndicaliste et coopérative, 15 novembre 1910, p 478-479, et 15 avril 1911, p 382. 2275 Jean LUCIANI, op. cit., p 301. 2276 L’Office du Travail a publié, fin 1909, une enquête sur l’application, à Paris, de la loi du 14 mars 1904. Enquêtes sur le placement des employés, ouvriers et domestiques à Paris depuis la promulgation de la loi du 14 mars 1904. 2277 Auguste SAVOIE, op. cit., p 20. 444 semble être demeurée la même2278 ». En juillet 1904, L'alimentation ouvrière , organe de presse de la FNTA, consacre un long article à la suppression des bureaux de placement à Paris. Le préfet de la Seine a payé à l’amiable aux tenanciers des bureaux de placement de bouchers les sommes suivantes : Nébadier, 213 rue de Flandre 7 500 F Petit, 35 quai de la Gironde 45 000 F Praince, 39 rue Vauvilliers 38 000 F Peron, 207 rue de Flandre 30 000 F Michéa, 33 rue Vauvilliers 82 000 F Total : 237 500 F Des offres d'indemnité ont été faites à : Lemoine, 6 rue de Viarmes 10 000 F Mellot, 3 rue du Jour 1 000 F Total : 11 000 F Total général : 248 500 F Les autorités municipales ont donc dépensé 248 500 F pour fermer les 7 bureaux de placement de la boucherie et 273 700 F pour fermer les 9 bureaux de la boulangerie. La fermeture de 37 autres bureaux (garçons d’hôtel, marchands de vin, garçons limonadiers) a coûté 846 500 F. Ces sommes ont été prélevées sur le crédit d’un million affecté à 2279 l'amélioration de l'éclairage électrique . En avril 1905, la FNTA se réjouit car des placeurs ont été poursuivis en justice : « quatre négriers de Lille » ont été condamnés à 100 F d'amende. Sous le titre «Dans la boucherie, cuisine philanthropique à l'usage des malades atteinte de la jaunisse», un article de L'alimentation ouvrièredénonce le bureau de placement de la Société amicale des étaliers de Paris et de la Seine (11 rue du Jour) car il s’agit d’une société sous patronage patronal 2280. Le syndicalisme « jaune » est un adversaire sérieux de la CGT entre 1900 et 1910. Nous y reviendrons plus loin. En mai 1905, la FNTA dénonce l’arrêt « cynique » de la Cour de cassation du 17 mars 1905, qui favorise le rétablissement des bureaux de placement privés2281. « Le 5 décembre 1905 cent rassemblements sont organisés en même temps à travers la France entière » par la CGT ; « tous permettent de voter des motions exigeant la fermeture des bureaux de placement2282 ». Les effets positifs de la loi du 14 mars 1904 se dissipent très vite. Une enquête de 2278 Georges BOURGIN, « Mouvement syndical », Revue socialiste, syndicaliste et coopérative, 15 novembre 1910, p 478. 2279 L'alimentation ouvrière , n°24, juillet 1904. Archives Départementales de la Seine-Saint-Denis, 46 J 26. 2280 L'alimentation ouvrière , n°34, avril 1905. 2281 L'alimentation ouvrière , n°35, mai 1905. 2282 Michel LAUNAY et René MOURIAUX, Le syndicalisme en Europe, Imprimerie nationale, 1990, p 67. 445 l’Office du Travail dresse le tableau suivant en 19092283 : Tableau 17 : Evolution du nombre des associations faisant du placement après la loi de 1904 Organismes faisant du placement Avant la loi de 1904 Depuis la loi de 1904 À ce jour (1909) Syndicats patronaux 21 7 28 Syndicats ouvriers 24 20 44 Sociétés de secours mutuels 16 5 21 Associations diverses 13 42 55 Total 74 74 148 Auguste Savoie déplore le fait que le nombre des bureaux de placement a doublé en trois ans2284. Chez les bouchers, huit bureaux ont été fermés, mais sept sociétés les remplacent. Le nombre d'intermédiaires nouveaux augmente. Le placement est souvent payant (cotisation entre 1 et 3 F) et les chômeurs sont exploités (mesures vexatoires). Auguste Savoie indique en détail l’organisation du placement chez les « étaliers de Paris » vers 1910. Un président et deux vice-présidents, élus pour cinq ans et rémunérés, sont chargés du placement. Tout membre démissionnaire, radié ou exclu, n'a plus à prétendre sur les fonds versés par lui à la société. Une exception est faite cependant pour le président, la société s'engageant à lui rembourser ses débours ainsi que ses appointements. « C'est cynique »! conclut Savoie2285. Les bureaux de placement des syndicats ouvriers périclitent, alors que le placement patronal progresse et connaît un grand succès. En 1907, la dépense annuelle pour le placement patronal s’élève à 23 000 F dans la boucherie et à 25 000 F dans la boulangerie. Pour Savoie, le succès du placement patronal s’explique assez facilement : les patrons sont détenteurs du travail et il n’y a pas de frais à payer, pas de cotisation pour les ouvriers, mais un « abandon avoué ou tacite de tous leurs droits et libertés à l'égard des patrons qui les emploient». Savoie dénonce les règlements draconiens, vexatoires, imposés aux ouvriers (conditions de travail et de paiement). Une « carte de suivi » a même été établie chez les boulangers, sans doute pour dépister les éléments « agités ». Pour terminer, Savoie rappelle que la CGT est favorable à des bureaux de placement paritaires avec participation financière municipale2286. En 1911, Georges Bourgin regrette le manque d’efficacité des bureaux de placement 2283 Auguste SAVOIE, op. cit., p 25. 2284 Auguste Savoie a été secrétaire de l’Union des syndicats CGT de la Seine (1908-1913) puis secrétaire de la FNTA de 1914 à 1940, avant de se compromettre avec le régime de Vichy. Pour plus de détails, nous renvoyons à Jean MAITRON (dir.), op. cit., tome XV, p 143 et tome XLI, p 163. 2285 Auguste SAVOIE, op. cit., p 28. On trouve le même type de réaction désabusée chez Georges Bourgin, qui souligne les nombreuses infractions relevées dans l’alimentation (boulangerie et limonade surtout), où les anciens placeurs ont été pris comme employés d’associations de placement, qui pratiquent le « placement payant clandestin ». Malgré l’article 3 de la loi de 1904, « qui interdit aux hôteliers, logeurs, restaurateurs et débitants de boisson de joindre à leurs établissements la tenue d’un bureau de placement, 35 de ces associations ont leur siège chez des débitants de boisson, qui ont sans doute eu, dans l’intérêt de leur commerce, l’initiative de ces groupements ». Georges BOURGIN, op. cit., p 478. 2286 Auguste SAVOIE, op. cit., p 30. 446 gratuits municipaux des 20 arrondissements de Paris2287. Pour lui, ils sont « jusqu’ici beaucoup trop passifs, et agissants, les uns à l’égard des autres, de façon beaucoup trop incohérente, sans entente, surtout manquant d’initiative et de spécialisation : pour l’industrie du vêtement et pour le service des bonnes à tout faire, des bureaux spéciaux seraient beaucoup plus utiles que ne le sont les vingt bureaux actuellement en fonction2288 ». Selon les chiffres de l’Office du Travail, les 20 bureaux de placement municipaux de Paris ont effectué en 1909, 35 896 placements à demeure de domestiques (contre 39 106 en 1907) et ont reçu 85 694 offres d’emploi professionnels (soit une augmentation de 7000 offres par rapport à 1907), qui se répartissent ainsi : 5 911 pour les hommes, 21 352 pour les jeunes gens, 32 795 pour les femmes, 26 635 pour les jeunes filles. « Sur les 32 795 offres d’emploi pour femmes, 22 382 concernent l’industrie du vêtement 2289 ». Au vu de ces chiffres, il ne fait guère de doute que les bouchers avaient peu de chance de trouver rapidement du travail en faisant appel aux bureaux municipaux. La solution de la spécialisation des bureaux municipaux (selon l’activité recherchée) est retenue aussi bien par Georges Bourgin que par Edouard Payen. Il semble qu’elle ait été appliquée après 1918 2290. Mais nous reviendrons sur la question du placement pendant la période de l’entre-deux-guerres pour voir quelles en sont les évolutions. g) Les bouchers au sein de la Fédération Nationale des Travailleurs de l’Alimentation (1902-1914) La Chambre syndicale ouvrière de la Boucherie connaît un sursaut, un regain de ses activités à partir de 1899, quand Emile Béthery en devient le secrétaire général. L’adhésion à la CGT, qui s’est faite vers 1900-1901, donne un visage nouveau à la Chambre syndicale. L’Annuaire des syndicats professionnels industriels, commerciaux et agricoles en France et aux colonies de 1900 indique que le Syndicat des bouchers compte 553 membres (dont 3 femmes), siège à la Bourse du Travail (35 rue Jean-Jacques Rousseau) et possède un bureau de placement. L’annuaire de 1910 indique 5.384 membres (dont 14 femmes) et la Bourse du Travail se trouve alors 20 rue du Bouloi. Que de chemin parcouru en 10 ans, même si le chiffre avancé par la CGT pour 1910 est peu crédible. Cette période nous est malheureusement moins bien connue que les années 1886-1904 car les rapports de la brigade des recherches de la préfecture de police de Paris cessent en 19042291. A partir de 1902, c’est surtout la presse professionnelle qui nous informe sur les activités syndicales des bouchers. Emile Béthery est secrétaire général de la Chambre syndicale ouvrière de la Boucherie 2287 « Depuis 1907, il y a un bureau de placement gratuit dans chacune des vingt mairies de Paris. Ces bureaux fonctionnent soit sous le contrôle des Conseils d’administration des Associations privées qui les ont créés, soit sous celui de Commissions municipales ; mais, dans les deux cas, les municipalités jouent un rôle prépondérant en ce qui touche leur organisation et leur fonctionnement ». Il est intéressant d’avoir la présentation du fonctionnement des bureaux municipaux dans une revue (L’Economiste français est dirigé par Paul LeroyBeaulieu) qui défend des choix idéologiques opposés à ceux de la Revue socialiste. Edouard PAYEN, « Les bureaux municipaux de placement parisiens », L’Economiste français , 4 février 1911, p 155. 2288 Georges BOURGIN, « Le placement à Paris », Revue socialiste, syndicaliste et coopérative, 15 avril 1911, tome 53, p 382. 2289 Edouard PAYEN, op. cit., p 156. 2290 Par exemple, pour les bouchers, un bureau de placement paritaire municipal est installé vers 1920 au 15 rue Jean Lantier (Paris Ier). 2291 Archives de la Préfecture de police de Paris, BA 1409. 447 entre 1899 et 19032292. Avec Jean Amédée Bousquet, du Syndicat des boulangers, Béthery est un des fondateurs au sein de la CGT de la Fédération nationale des travailleurs de l’Alimentation (FNTA), dont le Congrès constitutif se tient à Paris du 15 au 17 mai 1902 2293. C’est sous l’impulsion de Béthery qu’est fondé en février 1900 « l’organe de la Chambre syndicale ouvrière de la boucherie de Paris», qui porte deux titres, soit L’ouvrier boucher soit La boucherie ouvrière2294. Dans son premier numéro, le bulletin mensuel accueille un article de Jean Jaurès2295. Ce périodique disparaît en juin 1902 quand est créée L’Alimentation ouvrière. Béthery quitte ses fonctions syndicales le 13 novembre 1903 car il prend un commerce de vins et liqueurs, 27 rue Jean-Jacques Rousseau. Emile Vénot lui succède en 1904-1905 en tant que secrétaire général de la Chambre syndicale des bouchers2296. Que savons nous sur la FNTA ? « Dès sa naissance, la Fédération des travailleurs de l'alimentation se trouvait déjà composée des diverses chambres syndicales de métier dont les boulangers, les confiseurs, les charcutiers, les biscuitiers, les cuisiniers, les bouchers, les épiciers, les employés des hôtels, cafés, restaurants et même la Fédération des ouvriers coiffeurs2297 ». En fait, les boulangers dominent la FNTA car Amédée Bousquet en est le secrétaire entre 1902 et 1910, puis Auguste Adolphe Savoie est élu à ce poste en 1914 (qu’il conserve jusqu’en 1940). La CGT dispose depuis 1901 d’un hebdomadaire, La Voix du peuple, lancée par Emile Pouget (1860-1931), élu secrétaire général adjoint de la CGT en 1901 aux côtés de Victor Griffuelhes. La FNTA se dote d’un organe de presse officiel, L'alimentation ouvrière,bulletin mensuel dont le premier numéro paraît en août 1902 et qui disparaît en 1910. En 1902, le bulletin a son siège à la Bourse centrale du Travail (3 rue du château d’eau). Amédée Bousquet en est le secrétaire de direction et Emile Béthery le trésorier. Sur la couverture, on trouve la devise « Emancipation » et quatre illustrations représentant un boucher, un boulanger, un cuisinier et un garçon de café. Le journal se présente comme un « organe de combat » qui veut lutter contre la presse « bourgeoise et capitaliste2298 ». La place de la FNTA au sein de la CGT est modeste : l’alimentation grouperait 23.000 syndiqués en 1914, alors que les mineurs seraient 185 000, les chemins de fer 60 300, les ouvriers du textile 48 000, ceux du livre 47 000, le bâtiment 39 000, etc2299… Michel Launay donne des chiffres sensiblement différents (pour 1912) : 50.000 cheminots, 40 000 pour le bâtiment, 30 000 pour le sous-sol, 20 000 pour le textile, 15.000 pour la métallurgie, 10 000 2292 Une petite notice biographique sur Béthery est disponible dans Jean MAITRON (dir.), Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, 3e partie (1871-1914), Editions ouvrières, 1973, tome X, p 289. 2293 Archives Départementales de la Seine-Saint-Denis, 46 J 1. 2294 La BNF conserve L’ouvrier boucher sous la cote Jo 59106 et La Boucherie ouvrière sous la cote Fol V 4683. 2295 C’est le 18 avril 1904 que Jaurès fonde L’Humanité , « journal socialiste quotidien ». 2296 Emile Vénot a participé au congrès du POF à Paris (1897) et délégué au congrès d’Ivry (1900). Il a été délégué au Congrès de la salle Wagram (1900) par le groupe collectiviste (POF) de la 2e circonscription du 17e arrondissement. Emile Vénot a été délégué au 15e Congrès national corporatif (9e de la CGT) et à la conférence des Bourses du Travail à Amiens en octobre 1906. Jean MAITRON (dir.), Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, 3e partie (1871-1914), Editions ouvrières, 1977, tome XV, p 296. 2297 Naïla KEBBATI, Répertoire numérique de la série 46 J, Institut CGT d’histoire sociale, Archives départementales de la Seine-Saint-Denis, 1997. 2298 L'alimentation ouvrière,n°1, août 1902. Archives Départementales de la Seine-Saint-Denis, 46 J 26. 2299 Claude WILLARD (dir.), La France ouvrière, tome 1 : des origines à 1920, Editions sociales, 1993, p 339. 448 pour le livre, 9 000 pour la marine, 9 000 pour les tabacs, 8 000 pour les cuirs et peaux, les autres fédérations rassemblant environ 5 000 adhérents2300. Même si le nombre d’adhérents n’explique pas tout, il faut garder à l’esprit que la CGT « organise à peine la moitié des syndiqués » français avant 1914. C’est en 1912 que « la CGT atteindrait son apogée avec des effectifs de 390 200. En 1913, elle est en léger recul : 350 0002301 ». Les responsables syndicaux lancent périodiquement des appels pour recruter de nouveaux adhérents. L’un des gros problèmes de la FNTA est son manque de représentativité du monde professionnel. La FNTA est tout à fait consciente de ce problème structurel. En mars 1903, le secteur de l’alimentation compte 883 syndicats patronaux et 226 syndicats ouvriers. Or, l’engagement syndical est plus important chez les patrons que chez les ouvriers : le taux de syndicalisation est de 18% chez les patrons de l’alimentation (79 874 patrons syndiqués) contre 4,38% seulement chez les ouvriers (26 355 ouvriers syndiqués)2302. Les bouchers semblent particulièrement indolents au sein de la FNTA. En juin 1904, un ouvrier boucher syndiqué, Larive, déplore « l'esprit réfractaire à toute idée d'émancipation et de progrès, et la 2303 grande insouciance que la majeure partie des camarades ont montré jusqu'à ce jour ». Par contre, en octobre 1904, le boucher Bernard, « après avoir déploré l’état embryonnaire dans lequel le syndicat de la boucherie est resté pendant longtemps, se dit heureux de voir l’accroissement rapide qu’il a pris à la suite de la fermeture des bureaux de placement payants2304 ». La Chambre syndicale CGT de la Boucherie rassemble des personnalités très antagonistes, qui n’ont absolument pas les mêmes conceptions de l’action syndicale. La réunion du 26 octobre 1904 à la Bourse du Travail, en présence de 500 personnes, voit se succéder deux orateurs que tout oppose, les garçons bouchers Bernard et Leroy2305. Pour Bernard, « les travailleurs ne sont pas les ennemis du patronat, mais ils ne doivent pas non plus être ses esclaves ». Il pense que les revendications des bouchers « peuvent être réalisées par des moyens pacifiques si les travailleurs savent se grouper dans le syndicat ». Par contre, Leroy « attaque le patronat de sa corporation et le capitalisme en général, leur reprochant d’exploiter les travailleurs ». Il lance une violente diatribe contre le préfet de police Lépine et ses « brutes assassins ». Il « continue en menaçant les patrons de dénoncer dans la presse les moyens de fraude qu’ils emploient, les faux poids, les balances accrochées avec des allonges, les os sous le papier, etc… puis il ajoute que les ouvriers ne veulent pas se faire les complices des patrons voleurs au détriment d’autres ouvriers. Il termine en préconisant l’émancipation des travailleurs par les travailleurs eux-mêmes, et en souhaitant l’avènement prochain d’une société libre. Il descend de la tribune en criant : « Vive le Syndicat ! Vive l’An archie2306 ! ». Un tel discours est typique du « syndicalisme révolutionnaire » de la CGT : autonomie de la lutte syndicale (vis-à-vis des partis politiques, des coopérateurs et des mutuellistes), concentration de la lutte sur le terrain économique par l’action directe (grève, sabotage, 2300 Michel LAUNAY et René MOURIAUX, Le syndicalisme en Europe, Imprimerie nationale, 1990, p 81. 2301 Claude WILLARD (dir.), op. cit., p 335. 2302 L'alimentation ouvrière , n°8, mars 1903. Archives Départementales de la Seine-Saint-Denis, 46 J 26. 2303 L'alimentation ouvrière , n°23, juin 1904. 2304 Brigade des recherches, rapport du 27 octobre 1904. Archives de la Préfecture de police de Paris, BA 1409. 2305 Emile Vénot, secrétaire de la Chambre syndicale des bouchers, « regrette que sur 3000 circulaires qui ont été distribuées dans les boucheries, si peu de bouchers soient présents ». 2306 Brigade des recherches, rapport du 27 octobre 1904. 449 boycott), la finalité étant « l’émancipation totale des travailleurs ». Tous ces principes se retrouvent dans la fameuse Charte d’Amiens, adoptée au congrès de la CGT le 13 octobre 19062307. Leroy apparaît comme proche des idées de Victor Griffuelhes, tenant de l’orthodoxie « révolutionnaire », alors que Bernard se rapproche plutôt des positions d’Auguste Keufer, de la Fédération du Livre, chef de file d’un courant minoritaire « réformiste » au sein de la CGT. Antourville informe les bouchers que le Congrès de la FNTA, tenu à Bourges en septembre 1904, « a repoussé la méthode d’action réformiste en adoptant la méthode révolutionnaire et l’action directe 2308 ». La messe est dite. La grève générale et le sabotage ne sont pas des moyens d’action très appréciés par les bouchers2309. Le taux de grève dans les industries alimentaires est très faible2310 : il s’élève à 500 grévistes pour 100 000 actifs en 1890-1914, alors qu’il atteint 1 600 grévistes dans le cuir, 1 900 dans la métallurgie, 2 500 dans le bâtiment et 13 800 dans les mines2311. Si la violence se déchaîne parfois contre les patrons récalcitrants, la convivialité n’est pas absente du syndicalisme ouvrier. Ainsi, le 27 décembre 1902, les bouchers organisent une grande fête au profit de la caisse de secours et de solidarité de leur Chambre syndicale. La soirée, avec concert, bal et grande tombola, se déroule à l’Hôtel Moderne, place de la République 2312. Certains discours des membres de la FNTA semblent mal adaptés à la réalité sociale du monde de la boucherie. Ainsi, en octobre 1904, Laporte « fait remarquer le grand nombre de chômeurs des corporations de l’alimentation et l’attribue aux progrès du machinisme qui, chassant de plus en plus les ouvriers de l’atelier, les rejette dans l’alimentation provoquant ainsi une pléthore de bras et occasionnant la baisse des salaires. En terminant il dit qu’il est impossible aujourd’hui à l’ouvrier, par suite de la centralisation des capitaux, de songer à s’établir, et démontre la nécessité d’opposer la puissance ouvrière à la puissance capitaliste2313 ». Ce discours semble être de la simple – et mauvaise – propagande quand on sait, même si le phénomène est difficile à évaluer, que de nombreux garçons bouchers ont la possibilité de s’installer comme patrons au bout de quelques années. Les nombreux exemples de responsables syndicaux ouvriers (Henri Lebrun en 1893, Emile Béthery en 1903) qui deviennent patrons montrent bien la grande porosité qui existe entre les deux mondes dans la boucherie. L’hostilité envers le mouvement coopératif est clairement exprimée en février 1904 par Emile Vénot, secrétaire du syndicat des bouchers. Dans un article, il s’en prend à la société coopérative La Bellevilloise et il considère les coopérateurs comme « pires que les patrons2314 ». Rolande Trempé reconnaît que « les coopératives de consommation sont aussi 2307 Sur l’idéologie de la CGT, nous renvoyons à Claude WILLARD (dir.), La France ouvrière, tome 1 : des origines à 1920, Editions sociales, 1993, pp 339-345 et à Michel LAUNAY et René MOURIAUX, op. cit., pp 65-79. 2308 Brigade des recherches, rapport du 27 octobre 1904. 2309 Sur la répugnance envers le sabotage actif (détérioration des biens), il faut consulter Maxime LEROY, La coutume ouvrière, Giard et Brière, 1913, tome II, p 622. 2310 Nous renvoyons également aux statistiques dressées par Michelle PERROT, Les ouvriers en grève : France 1871-1890, EHESS, 2001, tome I, pp 56-57. 2311 E. SHORTER et C. TILLY, Strikes in France (1830-1968), Cambridge University Press, 1978, p 115. 2312 L'alimentation ouvrière , n°3, octobre 1902. 2313 Brigade des recherches, rapport du 27 octobre 1904. 2314 L'alimentation ouvrière , n°19, février 1904. 450 l’une de ces institutions qui jouent un rôle politique et idéologique parfois ambigu ». Malgré la condamnation de principe du mouvement coopératif en 1879, les ouvriers ont multiplié les coopératives de consommation, surtout dans le Nord, à Paris et à Lyon. « A Paris, le cas de La Bellevilloise, fondée en 1877 par une vingtaine d’ouvriers donne une idée de ce qu’une coopérative prospère, et d’inspiration socialiste, peut apporter pratiquement au mouvement. En 1909, elle compte 7 300 membres et 8 594 en 1912. Son chiffre d’affaires annuel est supérieur à cinq millions de francs-or. Depuis 1900, elle joue un rôle considérable en subventionnant un certain nombre de sociétés ouvrières de Belleville (…) 2315. Dans un esprit militant, elle soutient la caisse de grève de la CGT (1 000 francs par an), l’Union des syndicats de la Seine, et apporte son soutien aux grévistes en leur distribuant gratuitement du lait et du pain, en alimentant au prix coûtant les soupes communistes qu’elle accueille dans ses locaux. (…) En 1909-1910, elle ouvre une maison du peuple où peuvent se tenir les réunions ouvrières et résout ainsi l’un des plus gros problèmes pratiques posés aux organisations syndicales et politiques2316 ». Par ailleurs, Rolande Trempé explique très bien que « l’ampleur prise par la coopération l’impose à la reconnaissance du mouvement ouvrier ». La CGT définit sa position en 1900, 1906 et 1910. « Dès 1900, elle reconnaît l’utilité des coopératives de consommation à condition qu’elles soient « nettement ouvrières, basées sur des principes communistes et impersonnels ». En 1906, elle invite tous les syndiqués à devenir coopérateurs mais à « n’entrer que dans les coopératives qui affectent une part de leurs bénéfices à des œuvres sociales tendant à la suppression du salariat ». Le choix est clair et définitif. La CGT rejette les coopératives qui appartiennent à l’école de Nîmes (Charles Gide), politiquement « neutres » mais perçues comme « bourgeoises ». Elle opte pour celles qui sont révolutionnaires d’esprit et regroupées dans la Confédération des coopératives socialistes. En 1910, la CGT réaffirme les positions prises en 1906 : elle préconise la collaboration avec les coopérateurs, mais elle refuse tout lien permanent avec leur confédération2317 ». Notons que la CGT va connaître un problème de « local » pour ses réunions en 1905. Nous avons vu que les idées antimilitaristes sont très répandues chez les militants ouvriers, même si les bouchers ne les partagent pas du tout et affirment haut et clair leur attachement à la patrie2318. « Des numéros spéciaux de La Voix du peuple appellent dès 1903 les conscrits à ne pas tirer sur les ouvriers qui manifestent. En janvier 1905 la préfecture de police de Paris décide, par mesure de représailles, d’expulser la CGT de la Bourse du Travail ». Emile Pouget continue à publier dans La Voix du peuple des articles violemment antimilitaristes et antiimpérialistes, notamment pendant la crise marocaine de 1905-19072319. Chassée de la Bourse du Travail, la CGT s’installe en avril 1906 rue de la Grange-aux-Belles, dans un immeuble appartenant à l’Union des syndicats de la Seine. Une maison des syndicats est édifiée en 1912. Quelle est l’action de la FNTA ? « Elle prend une part active dans la propagande et l'action contre les bureaux de placement privés et leur fermeture. Elle va participer également 2315 Pour plus de détails, Rolande Trempé renvoie à Gérard JACQUEMET, Belleville au XIXe siècle, du faubourg à la ville, EHESS, 1984, 452 p. 2316 Claude WILLARD (dir.), op. cit., pp 401-402. 2317 Ibid., p 402. 2318 Le discours antimilitariste de Croizé en février 1899 se heurte à une désapprobation générale des membres de la Chambre syndicale ouvrière de la Boucherie. 2319 Michel LAUNAY et René MOURIAUX, Le syndicalisme en Europe, Imprimerie nationale, 1990, p 67. 451 à l'action en faveur du repos hebdomadaire et à la lutte contre le travail de nuit dans la boulangerie. Elle poursuit aussi la réalisation d'une revendication particulière pour la réglementation des pourboires des travailleurs des hôtels, cafés, restaurants2320 ». Aucune revendication particulière ne concerne les bouchers, qui se contentent encore une fois de suivre mollement un mouvement syndical dirigé par des professions plus dynamiques. Lors de sa création en 1902, la FNTA expose ses buts : aucune loi ouvrière, réglementation des heures de travail, indemnité d'accident, conditions d’hygiène, juridiction prud'homale, lutte contre les bureaux de placement2321. Une fois que la loi sur les bureaux de placement du 14 mars 1904 est votée, les revendications syndicales des bouchers portent surtout sur le repos hebdomadaire, la limitation des heures de travail et la suppression du couchage et de la nourriture chez le patron. En décembre 1904, Bernard propose de demander à la Commission parlementaire du travail de comprendre la boucherie comme corporation dangereuse pour les apprentis, lesquels ne devront pas être embauchés avant l'âge de 16 ans. Cette proposition est adoptée par la Chambre syndicale2322. En mai 1903, un article d’Emile Béthery dans L'alimentation ouvrièrea retenu notre attention car il traite d’un accident du travail, sujet assez rarement évoqué, et de la justice professionnelle. Sous le titre « Déconvenue d'un patron boucher», Béthery explique qu’un étalier, blessé à l'œil par un éclat d'os un dimanche matin, a été renvoyé le lundi matin par son patron, boucher du boulevard Saint-Marcel. L’étalier a obtenu un certificat du médecin et du pharmacien, et il a demandé le paiement de la semaine faite, plus une semaine d'indemnité. Le patron a refusé, étant une « brute comme l'espèce est encore trop commune dans notre profession ». Par un jugement du 24 avril 1903 devant le juge de paix du 5e arrondissement de Paris, le patron a été condamné. De plus, il a écopé d’un jour de prison pour insulte à un 2323 magistrat dans l'exercice de ses fonctions . Cet incident met en évidence deux problèmes de l’époque : l’absence d’un système d’assurance maladie généralisé (et plus globalement de couverture sociale) et le problème du mode de règlement des conflits professionnels2324. Sur ces deux points, l’artisanat connaît une évolution assez différente de celle de l’industrie. Les métiers de l’alimentation ne sont pas concernés par les prud’hommes jusqu’en 1907. Quand un conflit professionnel éclate entre deux patrons, ils s’adressent à la Chambre syndicale patronale de la Boucherie, qui dispose d’une chambre arbitrale depuis 1868 et qui règle à l’amiable, en conciliation, de nombreux conflits « délégués » par le Tribunal de commerce. Mais, si un conflit éclate entre un patron et un ouvrier, ce dernier doit s’adresser aux justices de paix. Le problème est qu’un garçon boucher peut rarement s’adresser à un juge de paix car la démarche coûte plus cher que la plupart des enjeux les plus courants. Parfois, selon des usages locaux illégaux, le garçon peut s’adresser aux tribunaux de commerce, mais les cas ont du être très rares. Ces points demeurent obscurs et demanderaient des recherches plus approfondies. 2320 Naïla KEBBATI, Répertoire numérique de la série 46 J, Institut CGT d’histoire sociale, Archives départementales de la Seine-Saint-Denis, 1997. 2321 L'alimentation ouvrière,n°1, août 1902. Archives Départementales de la Seine-Saint-Denis, 46 J 26. 2322 Brigade des recherches, rapport du 10 décembre 1904. 2323 L'alimentation ouvrière,n°10, mai 1903. 2324 Sur la question des accidents du travail, que nous maîtrisons très mal, nous renvoyons à Vincent VIET, Les voltigeurs de la République. L’inspection du travail en France jusqu’en 1914 , CNRS Editions, 1994, pp 521529. 452 Par contre, il est clair qu’il faut attendre la loi de codification du 27 mars 1907 pour que la juridiction prud’homale soit étendue à tous les salariés du commerce et de l’industrie. Cette réforme majeure s’est fait attendre, comme le souligne Monique Kieffer. « A partir de 1883, la révision globale de la législation prud’homale figure à l’ordre du jour du Parlement. Mais pendant vingt ans, les réformes proposées se heurtent à l’opposition du Sénat. Les difficultés d’élaboration et le contenu des textes de 1905-1907 s’éclairent au vu des évolutions dont les conseils [de prud’hommes] sont l’objet. L’intervention croissante des organisations ouvrières, dans un climat d’aiguisement généralisé de la lutte des classes, est le fait dominant. Dans les grands centres, les prud’hommes sont souvent des militants syndicaux, parfois pourvus – à Paris surtout – d’un mandat impératif. La présence syndicale tend à polariser les positions patronales et ouvrières au sein des conseils et rend parfois difficile l’accord : alors la partie assurant la présidence, grâce à la voix prépondérante, l’emporte. Ces faits entraînent une baisse des conciliations alors que les appels augmentent : certains patrons utilisent les demandes reconventionnelles pour recourir aux tribunaux de commerce qui infirment plus souvent qu’auparavant les jugements des prud’hommes. L’enjeu de ces luttes dépasse les conflits individuels du travail : il ne faut pas oublier que les prud’hommes, par la jurisprudence qu’ils créent, sont aussi créateurs de droit ; leur rôle de ce point de vue est d’autant plus considérable qu’à l’époque les normes applicables aux relations de travail restent largement d’ordre privé et coutumier 2325 ». La loi du 27 mars 1907 codifie les conseils de prud’hommes. « L’article premier est le plus important. Entérinant une situation de fait, il définit les conseils comme organes de conciliation et de juridiction des « différends qui peuvent s’élever à l’occasion du contrat de louage d’ouvrage ». D’aut re part, il innove de façon capitale en étendant la compétence prud’homale à tous les patrons, employés, ouvriers et apprentis du commerce et de l’industrie 2326 ». Par ailleurs, l’accès au scrutin est simplifié et élargi. La pratique prud’homale dans les professions alimentaires reste à étudier. La journée de huit heures, tout comme la lutte contre les bureaux de placement, fait partie des grandes campagnes conduites par la CGT à l’échelle nationale entre 1902 et 1906, sous la pression des ouvriers de la grande industrie (mines, métallurgie, etc.). « C’est en 1904, au congrès de Bourges, que la centrale décide d’adopter une stratégie de combat pour obtenir la journée de huit heures. La CGT ouvrière ne veut plus travailler que huit heures par jour2327 ». Si la CGT polarise son attention sur les huit heures, la FNTA concentre plutôt ses efforts sur le repos hebdomadaire. Dans les métiers de l’alimentation, les horaires de travail sont loin d’atteindre 8h. Une enquête de 1860 indiquait que la journée de travail des employés de la boucherie parisienne est de 14h par jour pour les hommes (de 4h à 18h) et de 10h pour les femmes (de 8h à 18h)2328. En novembre 1905, l’ouvrier boucher Delgoulet note qu’il est fréquent de se lever à 3 ou 4h du matin et que le travail se poursuive jusqu’à 20 ou 21h, sans avoir le droit d’être malade, le surmenage poussant à l’alcoolisme 2329. Le patron boucher 2325 Monique KIEFFER, « La législation prud’homale de 1806 à 1907 », Le Mouvement social, n°141, octobredécembre 1987, pp 19-20. 2326 Ibid., p 21. 2327 Michel LAUNAY et René MOURIAUX, op. cit., p 67. 2328 Chambre de commerce de Paris, Statistique de l'industrie à Paris résultant de l'enquête faite par la Chambre de commerce pour l'année 1860 , Paris, 1864, p 14. 2329 L'alimentation ouvrière,n°41, novembre 1905. 453 Camille Paquette confirme que, vers 1900, les étaux de boucherie étaient ouverts tous les jours de l’année dès 4 ou 5h le matin et jusqu’à 19 ou 20h, la fermeture se faisant plus tôt le dimanche (vers 15-17h)2330. Le travail de nuit dans les boucheries et les boulangeries est tout à fait légal car un arrêt du Conseil d’Etat de 1894 a refusé de les assimiler à des établissements industriels2331. Les garçons bouchers ne réclament pas forcément la journée de 8h, mais au moins une « journée de travail moins longue » et surtout le repos hebdomadaire2332. Si la journée de huit heures est un « pôle de désir ouvrier2333 », le repos hebdomadaire apparaît bien comme le « pôle de désir artisan2334 ». La question du repos hebdomadaire devient centrale après la fermeture des bureaux de placement privés en 19042335. Selon l’inspection du travail, la situation parisienne était très contrastée en 1904 : « pas de repos hebdomadaire dans l’industrie de l’alimentation ou dans les commerces s’y rattachant (boucheries, épiceries, cafés, restaurants, hôtels…) ; un régime incertain, soumis aux caprices de la clientèle dans la confection et la nouveauté ; un jour de repos par quinzaine dans les grands magasins (Samaritaine, Belle Jardinière…) ; pas de repos hebdomadaire dans les établissements se consacrant aux « soins personnels » (coiffure, établissements de bains…) ni dans les pharmacies ou les transports. Mais dans les banques et bureaux similaires, le personnel y avait droit2336 ». Par ailleurs, Vincent Viet souligne que « l’opinion publique semblait très favorable au repos hebdomadaire. Des ligues s’étaient constituées, telle la « Ligue populaire pour le repos du dimanche », ou se mobilisaient, telle la « Ligue sociale d’acheteurs » dont le « comité de perfectionnement » réunissait des juristes comme Cauwès, Jay et Saleilles. Tous avaient à cœur de réaliser cette « compénétration d’intérêts » (Saleilles) entre l’ouvrier, l’employé et le con sommateur. A tous leurs congrès, employés, mais aussi travailleurs de l’alimentation, représentés par la FNTA (affiliée à la CGT), inscrivaient le repos hebdomadaire au cœur de leurs résolutions. La question avait même fait l’objet d’un « Congrès international du repos du dimanche » à Paris, en 1900. Occasion nouvelle d’épingler le retard de la France sur la Grande-Bretagne (1677), 2330 Camille PAQUETTE, Histoire de la Boucherie, Le Réveil économique, 1930, p 142. 2331 Sur le travail de nuit dans les établissements industriels, nous renvoyons à Vincent VIET, Les voltigeurs de la République. L’inspection du travail en France jusqu’en 1914 , CNRS Editions, 1994, pp 481-493. 2332 L'alimentation ouvrière,n°32, février 1905. 2333 A propos de la focalisation de la CGT sur la journée de huit heures, Madeleine Rebérioux évoque la formation d’un « pôle de désir ouvrier ». Madeleine REBERIOUX, La République radicale ?, Seuil, 1975, p 93. 2334 Pour Robert Beck, « la rareté du travail dominical dans l’industrie » explique le fait que le dimanche reste « quasiment absent dans les revendications ouvrières » entre 1871 et 1890. « Le mouvement ouvrier est cependant forcé de prendre position sur cette question pour montrer la solidarité avec les métiers de services, de l’industrie alimentaire et des transports, et surtout avec les employés de commerce qui luttent pour le repos hebdomadaire et dominical. Lors de leur congrès de Rennes en 1898, les délégués de la CGT votent à l’unanimité moins une voix le rapport de Camille Beausoleil, qui revendique le repos hebdomadaire fixé au dimanche pour tous les salariés ». Robert BECK, Histoire du dimanche de 1700 à nos jours, Editions ouvrières, 1997, p 293. 2335 Outre la synthèse très complète de Robert Beck, on peut aussi consulter une étude plus ancienne, Catherine JOUANIN, La loi sur le repos hebdomadaire de 1906, DES, Paris X, 1980, et l’article de H-G. HAUPT, « Les petits commerçants et la politique sociale : l’exemple de la loi sur le repos hebdomadaire », Bulletin du Centre d’Histoire de la France contemporaine , n°8, 1987, pp 7-34. 2336 Vincent VIET, Les voltigeurs de la République. L’inspection du travail en France jusqu’en 1914 , CNRS Editions, 1994, p 247. 454 l’Allemagne (1900), l’Autriche (1895), la Russie (1897), la Suisse (1876-1877) et la Suède (1904). Enfin, c’est spontanément que se formaient dans les grandes villes de France des délégations d’ouvriers et d’employés ralliés à la même cause. Pression de la rue, des journaux, des organisations syndicales, des juristes, des sociologues et des hygiénistes : le mouvement accusait une ampleur que le législateur ne pouvait ignorer2337 ». Le repos hebdomadaire est la revendication essentielle des garçons bouchers de la FNTA entre 1904 et 1906. En février 1905, l’étalier Braus note dans L'alimentation ouvrière que le repos dominical existe déjà en Allemagne et en Angleterre. Les patrons utilisent parfois l’argument sanitaire : le débit doit être quotidien car les viandes sont des denrées très périssables. Mais puisque les glacières fonctionnent maintenant été comme hiver, rien n’empêche plus une bonne conservation des carcasses et des viandes coupées. Braus propose de fermer les boucheries le dimanche après-midi, pour que l’employé dispose d’une aprèsmidi libre dans la semaine2338. La lutte pour le repos hebdomadaire est également présentée comme une mesure de lutte contre le chômage. Dans la boucherie parisienne, 3 500 places seraient vacantes un jour par semaine si la loi était adoptée. La légère diminution de salaire serait compensée par la certitude du plein-emploi2339. Le patron Camille Paquette reconnaît que le Vendredi Saint était le seul jour chômé, le seul jour de « repos collectif » dans la Boucherie jusqu’en 1906. Avec le développement des glacières, les bouchers ont perdu l’habitude d’aller le dimanche aux abattoirs 2340. La loi du 13 juillet 1906 octroie un repos hebdomadaire de 24 heures consécutives le dimanche2341. Mais le commerce de l’alimentation est soumis à un régime dérogatoire 2342. « Un autre jour que le dimanche est possible, tout comme un repos du dimanche midi au lundi midi. Les patrons peuvent aussi se limiter au dimanche après-midi, à condition d’accorder un repos compensatoire d’une journée par quinzaine et par roulement . Le système du roulement complète finalement la liste de dérogations possibles2343 ». Dans la boucherie, le « repos collectif » se prend le dimanche après-midi et l’employé prend le reste de son repos par roulement dans la semaine, soit par demi-journée, soit en prenant une journée entière tous les 15 jours2344. L’impact de la loi du 13 juillet 1906 semble comparable à celui des congés payés en 1936. Selon un inspecteur du travail à Caen, « patrons et ouvriers, hypnotisés par cette nouvelle conquête du monde du travail, n’envisagent plus que cette disposition à l’exclusion 2337 Ibid. 2338 L'alimentation ouvrière,n°32, février 1905. 2339 L'alimentation ouvrière,n°34, avril 1905. 2340 Camille PAQUETTE, op. cit., p 142. 2341 Sur les débats autour de « l’accouchement difficile d’une loi sur le repos hebdomadaire », nous renvoyons à Robert BECK, op. cit., pp 309-315. 2342 « Les radicaux ont soutenu le principe du repos hebdomadaire, mais pour tenir compte de la diversité des situations, l’application a donné lieu aux aménagements demandés par les intéressés. De sorte que dérogations, exemptions, etc., ont fini par avoir autant d’importance dans la réalité que le principe de la loi elle-même ! La législation a donc seulement servi à dégager des prototypes susceptibles de conquérir l’opinion en dehors de l’intervention autoritaire de l’Etat ». Jeanne GAILLARD, « La petite entreprise entre la droite et la gauche », in G. LAVAU (dir.), L’univers politique des classes moyennes , FNSP, 1983, p 63. 2343 Robert BECK, op. cit., p 316. 2344 Camille PAQUETTE, op. cit., p 142. 455 de toutes les autres ; c’est dire l’importance qu’y attachent les bénéficiaires 2345 ». Je souligne tout de même que le repos hebdomadaire constitue non seulement une revendication ouvrière mais également patronale. En avril 1906, les patrons bouchers parisiens se déclarent clairement favorables au repos hebdomadaire et proposent d’avancer l’heure de fermeture le dimanche pour habituer les clients à la législation qui se prépare 2346. Le 18 juillet 1906, Georges Seurin, président de la CNBF et du Syndicat patronal de la Boucherie de Paris, préside une réunion syndicale extraordinaire sur la question du repos hebdomadaire : il rappelle que la mesure est débattue depuis 1901 ! Dans divers articles, le Journal de la Boucherie de Paris informe le plus clairement possible les patrons-bouchers des nouvelles mesures à appliquer, en se gardant de critiquer le dispositif mis en place, sauf sur des détails2347. L’application de la loi sur le repos hebdomadaire connut quelques difficultés 2348. A Paris, le « premier dimanche sans boutique », le 2 septembre 1906, fut assez mouvementé, sous la pression de la Chambre syndicale des employés de la région parisienne, dirigée par Léon Martinet. « Rue de Rivoli, rue Saint-Antoine et place de la Bastille, des groupes de manifestants s’arrêtèrent pour conspuer les patrons récalcitrants et requérir l’intervention des inspecteurs (assistés de 80 commissaires de police et de 10 inspecteurs des poids et mesures pour 40 000 magasins) ; des magasins furent ici et là pillés ». L’agitation n’avait toujours pas faibli le dimanche 8 octobre 1906. « Dans le quartier de Grenelle, 40 boulangers ayant fermé boutique se ruèrent dans deux boulangeries ouvertes ; ils achetèrent tout le pain qui s’y trouvait (200 kilos) et le distribuèrent à la foule. A Neuilly, une dizaine de boulangers tentèrent en vain de débaucher leurs camarades du fournil Picot, rue de Chartres. Ils brisèrent le soupirail et jetèrent dans les pétrins des morceaux de verre2349 ». Le dimanche 20 janvier 1907, la CGT, l’Union des syndicats et le comité d’action inter-syndical voulurent organiser une grande manifestation en faveur du repos hebdomadaire, interdite par Clemenceau. Le préfet de police Lépine opéra 150 arrestations. L’année 1906 marque l’apogée du mouvement d’action directe de la CGT, même si la grève générale prévue pour le 1er mai 1906 n’atteint pas les objectifs prévus, c’est-à-dire la journée de 8 heures2350. La politique sociale gouvernementale est « faite d’un mélange de répression et de concessions ». Même si Clemenceau, ministre de l’Intérieur dans le cabinet Sarrien, « se fait une réputation de « briseur de grèves » en concentrant 45 000 soldats à Paris le 1er mai 1906 et en faisant procéder à l’arrestation des responsables » (dont Victor Griffuelhes), il crée ensuite un poste de « ministre du Travail et de l’Hygiène » quand il devient président du Conseil en octobre 19062351. Des précédents avaient déjà existé avec Alexandre Millerand dans le cabinet Waldeck-Rousseau (1899-1902) et Gaston Doumergue 2345 Rapport annuel de l’inspecteur du travail de Rouen, 1906. Vincent VIET, op. cit., p 247. 2346 Journal de la Boucherie de Paris, 15 avril 1906. 2347 Ibid., 2 septembre 1906. 2348 Pour plus de détails sur l’application « problématique » de la loi du 13 juillet 1906, nous renvoyons à Robert BECK, op. cit., p 316-324. Sans originalité, les bouchers lyonnais s’opposent eux aussi à l’application de la loi sur le repos hebdomadaire. Michel BOYER, op. cit., p 327. 2349 Vincent VIET, op. cit., pp 249-250. 2350 Sur le détail du déroulement de la journée du 1er mai 1906, nous renvoyons à Michel LAUNAY et René MOURIAUX, op. cit., pp 68-69. 2351 Jean LEDUC, L’enracinement de la République (1879-1918 ), Hachette, 1991, pp 88-89. 456 dans le ministère Sarrien (mars-octobre 1906), « mais c’est seulement le gouvernement Georges Clemenceau (1906-1909) qui crée le ministère du Travail et de la Prévoyance sociale pour le confier à René Viviani qui conserve son portefeuille dans le cabinet Aristide Briand de 1909 à novembre 19102352 ». Plusieurs mesures sociales sont prises : l’i nspection du travail est rattachée au ministère du Travail en 1906, la loi du 7 décembre 1909 prescrit le versement des salaires à intervalles réguliers et en espèces, le Sénat adopte une loi sur les retraites le 5 avril 19102353. La France comble donc partiellement son retard par rapport à la Grande-Bretagne et à l’Allemagne. Notons que les questions des conditions de travail et du salaire sont liées chez les bouchers, car les ouvriers réclament depuis longtemps la suppression du couchage et de la nourriture, c’est-à-dire des formes de salaire « en nature ». Ainsi, en février 1905, l’étalier Braus réclame le « paiement à la journée » et dénonce l’exploitation par les patrons parisiens des jeunes apprentis bouchers, débarqués de la province, pour qui le couchage se pratique dans des « taudis infects2354 ». Bref, les plaintes récurrentes contre les abus de certains patrons en matière de « conditions de travail », ou plutôt d’hébergement (couchage et nourriture), nous amènent à nous interroger sur l’efficacité et les limites de l’inspection du Travail, réorganisée entre 1874 et 18922355. Pour Vincent Viet, l’inspection du travail à Paris, « tirant parti d’une conception extensive mais justifiée de la loi du 19 mai 1874 », s’est penchée dès 1886 sur les conditions d’hygiène (jugées « déplorables ») réservées aux apprentis de la petite alimentation. La loi du 2 novembre 1892 « avait comblé une lacune importante, en autorisant le service à inspecter les « dépendances » des ateliers : premier pas vers une réglementation des conditions de couchage2356. Mais un avis du Conseil d’Etat, rendu le 29 juin 1893 et confirmé le 22 mai 1894, assimila les ouvriers employés dans l’alimentation aux employés de commerce ou aux professions se rattachant à la vie domestique. Dès lors, les inspecteurs n’eurent le droit ni d’inspecter les « laboratoires » ou les ateliers (y compris leurs dépendances) de cette industrie ni de faire des observations sur leurs conditions d’hygiène 2357 ». L’arrêt du Conseil d’Etat de 1894 est lourd de conséquences car il prive tous les ouvriers de l’alimentation du bénéfice de la loi du 12 juin 1893 sur l’hygiène et la sécurité des travailleurs. En 1898, une pétition adressée au Parlement contre cette discrimination a recueilli 28 000 signatures. En juin 1900, le ministre du Commerce Millerand prie le Conseil supérieur du travail d’inscrire cette question à l’ordre du jour de sa session de 1901. Le projet de loi déposé en janvier 1902 par Millerand est adopté sans problème par le Parlement. La loi du 12 juin 1893 est donc étendue aux ouvriers de l’alimentation le 11 juillet 1903 2358. 2352 Michel LAUNAY et René MOURIAUX, op. cit., p 78. 2353 La question des retraites dans les professions artisanales de l’alimentation nous est très mal connue. 2354 L'alimentation ouvrière,n°32, février 1905. 2355 A notre connaissance, le meilleur spécialiste de la question est Vincent Viet, auteur d’une thèse, L'inspection du travail dans la course aux techniques d'hygiène et de sécurité , dirigée par Serge Bernstein et soutenue en 1992 à l’IEP de Paris, qui a été publiée sous le titre Les voltigeurs de la République. L’inspection du travail en France jusqu’en 1914 , CNRS Editions, 1994, 630 p. 2356 Sur la loi du 2 novembre 1892, nous renvoyons à Vincent VIET, Les voltigeurs de la République. L’inspection du travail en France jusqu’en 1914 , CNRS Editions, 1994, pp 187-190. 2357 Vincent VIET, op. cit., p 243. 2358 Ibid. 457 « Depuis que la loi de 1892 leur avait formellement reconnu la faculté d’inspecter les dépendances, les inspecteurs réclamaient un décret réglementant les conditions de couchage dans l’industrie. Celui-ci ne fut pris qu’en 1904 (décret du 28 juillet). Entretemps le service avait multiplié les enquêtes. Persuadés que la petite alimentation était soumise à la loi du 19 mai 1874, les agents de Laporte [inspecteur divisionnaire de la Seine] avaient commencé dès les années 1880, plus encore à partir de 1892, à exiger des restaurateurs, pâtissiers, charcutiers, boulangers, crémiers, bouchers… qu’ils améliorent les conditions de couchage de leur personnel. Mais un arrêt du Conseil d’Etat de 1894 leur avait retiré la faculté de contrôler cette branche importante de l’économie. Il fallut attendre l’extension de la loi du 12 juin 1893 sur l’hygiène et la sécurité aux professions commerciales (11 juillet 1903) pour examiner à nouveau la question du couchage dans la petite alimentation. Tandis que le 2e bureau préparait le décret de 1904, Laporte orchestra une vaste enquête en 1903 auprès de 1 300 patrons de la petite alimentation, occasion de constater que « rien n’avait changé » depuis la première enquête de 1886 : « L’indifférence des patrons à cet égard est vraiment stupéfiante. Plusieurs, forcés d’accompagner nos inspecteurs dans leur visite, ont avoué ignorer l’état répugnant dans lequel se trouvait le logement de leur personnel, n’étant pas entrés là depuis une année ou deux. Le plus souvent, les chambres renferment plusieurs lits placés côte à côte, se touchant presque, et, trop fréquemment, chaque lit est destiné à coucher deux personnes2359. Pas d’eau pour procéder aux soins de toilette. Quelquefois une carafe ébréchée et une terrine fêlée, dont l’eau usée séjourne là pendant plusieurs jours. Inutile de décrire l’état délabré du plancher souillé de poussières et de crachats, et des murs, dont les papiers de tenture tombent en lambeaux2360 ». La situation, au début des années 1890, était devenue critique dans les grandes villes où la cherté des loyers conduisait les patrons à entasser leur personnel sous les combles, dans des bouges infects2361 ». « Le décret du 27 juillet 1904 sur le couchage du personnel donna enfin à l’inspection du travail les moyens d’action qu’elle réclamait. Les résultats remarquables qui furent rapidement enregistrés seraient toutefois incompréhensibles sans le long travail de persuasion mené dès 1893 par les inspecteurs ». Par exemple, le décret de 1904 proscrit le couchage à deux. « Sa promulgation suscita immédiatement, de la part des travailleurs parisiens logés par leurs employeurs, un afflux de plaintes contre les conditions de logement qui leur étaient faites. Les agents de Laporte notifièrent 386 mises en demeure, en l’espace de 5 mois d’application. Sur 21 510 mises en demeure signifiées par l’ensemble du service en 1904, 4 684 (22%) auront trait au couchage ; en 1905, leur nombre atteindra 11 583 sur un total de 28 648, soit 40%2362 ». Vincent Viet note que, dans l’alimentation, « la frontière entre l’hygiène des patrons et celle, rudimentaire, des ouvriers ou employés épousait la différence de condition ; elle était franche, délibérément marquée. La frontière était, à l’inverse, beaucoup plus ténue dans la petite industrie où l’hygiène des patrons réfléchissait à s’y méprendre celle des ouvriers2363 ». 2359 Les plaintes des syndicalistes ouvriers Croizé et Tornaud en 1900-1903 sur le « couchage à deux par lit » ne sont donc pas des affabulations. Pour l’inspection du travail, le couchage à deux laisse beaucoup à désirer « au point de vue de la moralité et de l’hygiène ». 2360 Enquête sur l’industrie de l’alimentation. AN, F 22/474. 2361 Vincent VIET, Les voltigeurs de la République. L’inspection du travail en France jusqu’en 1914 , CNRS Editions, 1994, p 495. 2362 Ibid., p 496. 2363 Ibid., pp 497-498. 458 Finalement, le rattachement de la Chambre syndicale ouvrière de la Boucherie de Paris à la FNTA de la CGT n’a pas entraîné de changements majeurs pour les garçons bouchers. Les sujets de revendication et les modes d’action sont les mêmes qu’avant 1902. La mobilisation numérique a peut-être été plus importante que dans les années 1890, mais les éléments de comparaison fiables nous manquent. Une constante paraît se dessiner entre 1886 et 1914 : l’hostilité tenace des bouchers envers le syndicalisme révolutionnaire, la grève et l’anarcho-syndicalisme. D’ailleurs, Victor Griffuelhes démissionne de son poste de secrétaire général de la CGT en février 1909 car l’action directe et l’option « révolutionnaire » ont montré leurs limites. Il est remplacé par Louis Niel, qui a « évolué vers le réformisme après 1906 », mais qui doit démissionné dès le 28 mai 1909 à cause de l’hostilité des révolutionnaires. Finalement, c’est Léon Jouhaux qui devient secrétaire général de la CGT en 1909. Jouhaux « devait être un secrétaire général de circonstance et de passage », une doublure choisie par Griffuelhes. Il restera à la tête de la CGT jusqu’en 1940 et se révélera un bon gestionnaire, pragmatique avant tout. « Sous son règne, la CGT d’avant 1914 évolue avec netteté vers le réformisme 2364 ». Ce sixième chapitre permet de montrer sous quelles formes se sont constituées les deux chambres syndicales de la Boucherie parisienne, la patronale dès 1868 et l’ouvrière en 1886. J’ai choisi de scinder l’étude du monde patronal en deux parties : l’une portant sur le fonctionnement interne et le système d’organisation du syndicat – qui vient d’être traitée – et l’autre sur les grands thèmes de lutte patronaux entre 1870 et 1914 – dans le chapitre suivant. Ce choix peut se justifier car les sources d’information changent après 1884 avec l’autorisation des organisations syndicales. Entre 1868 et 1884, les réunions syndicales – y compris patronales – sont étroitement surveillées par la police. Après 1884, c’est la presse qui constitue notre principale source d’information. Plus globalement, les rapports entre les bouchers et l’Etat ne sont pas de même nature entre 1858 et 1880, sous des gouvernements autoritaires (le Second Empire puis l’Ordre moral) qui veulent garder un œil attentif sur les activités des professionnels chargés de l’approvisionnement de la capitale. Après l’arrivée des républicains au pouvoir, les libertés de réunion et d’association sont proclamées et la surveillance policière sur les syndicats est beaucoup moins forte. Ce schéma s’applique très bien pour la chambre syndicale des patrons bouchers mais beaucoup moins pour celle des ouvriers bouchers, qui côtoie l’agitation syndicale « révolutionnaire » et anarchiste des années 1890 avant de rejoindre la CGT en 1902. La surveillance administrative sur la Chambre syndicale ouvrière de la Boucherie de Paris est constante jusqu’en 1914 (ou du moins jusqu’en 1905) et j’ai choisi de traiter les luttes ouvrières de façon continue entre 1870 et 1914. 2364 Michel LAUNAY et René MOURIAUX, op. cit., p 79. 459 CHAPITRE 7 : LES LUTTES DES PATRONS BOUCHERS ENTRE 1870 ET 1914 : LA NOSTALGIE D’UN ETAT QUI PROTEGEAIT LE METIER Les grands cadres du marché de la viande étant posés, les circonstances de la création des chambres syndicales (patronale et ouvrière) étant connues, nous pouvons aborder le cœur de notre sujet : comment évolue le débat entre libéralisme et corporatisme, entre réglementation et libre-concurrence, pendant la période dite « libérale », allant du Second Empire à la Troisième République ? Par commodité, nous avons séparé notre propos en deux chapitres, en adoptant la coupure traditionnelle de 1914-1918. Les luttes ouvrières ayant déjà été largement évoquées, nous nous concentrerons d’abord sur les différents thèmes de lutte des patrons bouchers entre 1870 et 1914 : la lutte anti-fiscale (octroi, patente, droits de douane), la lutte contre les concurrents (colporteurs, coopératives, grands magasins) et la lutte contre l’intervention néfaste de l’Etat (taxation de la viande, boucheries municipales, boucheries militaires). Puis, le comportement politique étant un bon révélateur des mentalités, permettant d’appréhender les rapports tendus entre les bouchers et l’Etat, nous avons choisi de dresser une synthèse du « profil politique » des bouchers détaillants entre 1848 et 1914. 1) LES DIFFERENTS THEMES DES LUTTES PATRONALES (1870-1914) a) La lutte des bouchers contre le colportage des viandes (18701914) Le colportage des viandes est une pratique commerciale qui a été constamment prohibée, tant sous l’Ancien Régime que depuis la Révolution. L’article 4 du décret du 24 février 1858 maintient cette interdiction. Une circulaire du préfet de police de Paris du 18 décembre 1862, destinée aux commissaires de police, précise que seul le colportage en quête d’acheteur est interdit, la livraison et le transport à domicile étant autorisés 2365. Dans ses Vieux Souvenirs, Henry Matrot évoque les conséquences insoupçonnées du développement du colportage après 1858 au niveau du transport des viandes2366. C’est par un décret du 5 septembre 1870 que le colportage des viandes en quête d’acheteur est légalement autorisé à Paris. En application de l’ordonnance du 28 octobre 1859 2365 Archives de la préfecture de police de Paris, DA 718. 2366 Henry MATROT, Vieux Souvenirs, 1910, p 45. 460 sur les marchands ambulants et d’un décret gouvernemental abrogeant l’article 4 du décret du 24 février 1858, un arrêté du préfet de police du 12 septembre 1870 autorise la vente de la viande de boucherie sur la voie publique par les marchands de quatre saisons permissionnés. Un rapport de la préfecture de police du 10 juillet 1876 note qu’aucun problème de salubrité ou de cherté n’est à signaler dans la « continuation du colportage depuis 18702367 ». Néanmoins, les bouchers protestent, en vain, contre le colportage des viandes. Ainsi, Chardon, membre de la Chambre syndicale de la Boucherie de Paris, envoie le 15 mai 1874 au rédacteur en chef du Courrier municipal une lettre de protestation contre le colportage de la viande de boucherie dans les rues de Paris. Chardon utilise les mêmes arguments que ceux utilisés par le Syndicat avant 1858. Il affirme qu’en « matière de boucherie et de boulangerie, la concurrence, contrairement à tout autre commerce, amenait la cherté ». Selon lui, les marchandes à la hotte sont pires que les colporteurs. A cause d'elles, les viandes phtisiques et charbonneuses entrent dans Paris sans être inspectées. Quant aux colporteurs, ils vendent du cheval pour du bœuf et du chien pour du mouton 2368. En juin 1880, la Chambre syndicale de la Boucherie incite l’Ecole professionnelle des cuisiniers de Paris à demander la suppression de la vente de la viande au panier, c’est-à-dire le colportage2369. En décembre 1881, Douillet, vice-président de la Chambre syndicale, présente un rapport sur le colportage des viandes, signe de l’hostilité tenace des bouchers face à cette pratique2370. En janvier 1887, lors d’une conférence devant 47 bouchers, Eugène Delahaye lance l’idée d’une pétition contre le colportage des viandes 2371. Tous les ans, à chacune de ses assemblées générales, le Syndicat de la Boucherie de Paris inscrit l’abrogation du décret du 5 septembre 1870 sur le colportage parmi ses revendications. Bref, les termes du débat entre bouchers en boutique et colporteurs de viande sont les mêmes au temps du privilège qu’à celui de la liberté. La question des « viandes foraines » revient régulièrement parmi les préoccupations des bouchers sous la IIIe République. Dans le cadre de la loi municipale du 5 avril 1884, qui définit les pouvoirs du maire, le colportage peut-il être interdit ? Le juriste Marcel Baudier note que « le colportage, qui peut être un moyen commode d’écouler clandestinement des viandes malsaines, peut être légitimement interdit ; par contre, le maire ne peut interdire aux marchands forains l’accès des marchés couverts ou découverts, il ne peut qu’exiger une déclaration préalable2372 ». Pourtant, le problème du colportage est loin de disparaître après 1884, comme le montre bien Jeanne Gaillard : « Les chemins de fer raniment un trafic ancien, celui des colporteurs, des forains, des déballeurs, amenés à pied d’œuvre par la voie ferrée qui débloque profondément les campagnes depuis l’exécution du plan Freycinet 2373. Cette 2367 Archives de la préfecture de police de Paris, DA 718. 2368 Documents de la collection Lazare, folio 2627. Archives de Paris, D1Z/30. 2369 Rapport des brigades de recherche de la préfecture de police sur la Chambre syndicale de la Boucherie de Paris, 19 juin 1880. Archives de la Préfecture de Police de Paris, BA 1409. 2370 Ibid., rapport du 15 décembre 1881. 2371 Ibid., rapport du 21 janvier 1887. 2372 Marcel BAUDIER, Le commerce du bétail et de la viande en France, Thèse de Droit, Paris, 1914, pp 144145. 2373 « Freycinet, en 1878, fait adopter un plan d’équipement qui, au lendemain de la victoire des républicains, doit relancer l’économie. Dès son arrivée aux affaires, il présente aux Chambres un vaste programme de 461 évolution pouvait être mise par les contemporains à l’actif de la petite entreprise, elle ne l’a pas été, elle dérangeait. Les commerçants semi-nomades, qui viennent jusque dans des villages reculés avec des cargaisons alourdies dans les années 1880-1890, font au commerce sédentaire une concurrence qui va déterminer l’intervention du législateur2374 ». Ainsi, une loi de 1893 alourdit les taxes pesant sur les déballeurs et les forains2375. Mais il n’y a pas que les bouchers ruraux qui souffrent de la concurrence des forains ; les Parisiens sont également concernés. Il suffit pour s’en convaincre de voir leurs nombreuses réclamations contre les « viandes foraines ». En août 1892, le Comité de l’alimentation parisienne dépose une pétition au ministre de l’Intérieur contre les « petites voitures » (marchands ambulants) et les marchands au panier qui pullulent dans le faubourg Saint-Denis, se livrant à toutes sortes de trafics sous les portes cochères. Le laxisme de la préfecture de police est clairement dénoncé par les professionnels de l’alimentation 2376. En 1895, quand éclatent les « scandales de Clichy » (des colporteurs et des « receleurs » abattent des chiens et des veaux trop jeunes à Clichy et en expédient la viande aux Halles centrales de Paris), le Syndicat de la Boucherie de Paris dénonce encore une fois le laxisme du préfet de police2377. On pourrait ainsi multiplier à l’infini les exemples de protestations des bouchers contre les colporteurs dans les colonnes du Journal de la Boucherie de Paris. Nous nous contenterons ici de présenter les termes du débat en 1904, avec les interventions de la Chambre de commerce et du Conseil municipal de Paris. Notons simplement qu’en 1904, les patrons bouchers peuvent attendre des appuis conciliants auprès des édiles locaux car la majorité municipale est « nationaliste », prête à soutenir les petits commerçants qui constituent sa base électorale. Par exemple, le boucher Ernest Barillier (1859-1910), nationaliste et antisémite, est conseiller municipal de Paris de 1900 à 19102378. Dans un article de la Revue municipale que Louis Rachou consacre en novembre 1904 aux « bouchers urbains et bouchers forains », l’auteur rappelle en préambule que « l’autorité municipale a souvent à s’occuper des réclamations que lui adressent les bouchers domiciliés et patentés dans la ville contre la concurrence qui leur est faite par les bouchers forains. Pour donner satisfaction à ces réclamations, les maires peuvent être amenés à prendre des arrêtés qui réglementent la vente de la viande foraine2379 ». Le problème est qu’il existe un débat entre le Conseil d’Etat et la Cour de cassation sur les limites de l’intervention possible des autorités municipales. Dans des arrêts du 12 novembre 1864 et du 31 janvier 1890, la Cour de cassation reconnaît des prérogatives larges aux maires et confirme les arrêtés municipaux qui interdisent aux bouchers forains de vendre « de la viande provenant d’un bétail quelconque non abattu dans la commune » (pour des motifs sanitaires ou fiscaux, la municipalité travaux publics. Ce plan devait permettre la construction de ports, de canaux et de 16 000 km de voies ferrées ». Jean-Marie MAYEUR, Les débuts de la IIIe République (1871-1898), Seuil, 1973, p 119. 2374 Jeanne GAILLARD, « La petite entreprise entre la droite et la gauche », in G. LAVAU, G. GRUNBERG et N. MAYER (dir.), L’univers politique des classes moyennes , FNSP, 1983, p 49. 2375 Ibid., p 58. 2376 Journal de la Boucherie de Paris, 13 août 1892. BNF, Jo A 328. 2377 Ibid., 19 mai 1895. 2378 Sur ce personnage taré et bagarreur, fidèle et intime de Déroulède, nous renvoyons à Bertrand JOLY, Dictionnaire biographique et géographique du nationalisme français, Honoré Champion, 1998, pp 48-49. 2379 Louis RACHOU, « Bouchers urbains & bouchers forains », Revue municipale, n°343, 1er novembre 1904, p 1145. 462 cherchant souvent à assujettir les forains aux taxes d’abattoir). « Au contraire, lorsque c’est le Conseil d’Etat qui est saisi de recours pour excès de pouvoir dirigés contre des arrêtés de ce genre, il annule ces arrêtés pour détournement de pouvoirs ; il estime, en effet, que le prétexte d’assurer la fidélité du débit et la salubrité des denrées alimentaires ne peut pas être accepté comme le motif réel d’une telle prohibition, parce que cette mesure dépasse les intérêts à sauvegarder, et que le vrai motif est, soit une pensée fiscale, celle d’augmenter les revenus de la commune, soit une pensée de protection pour le commerce local de la commune, menacé par la concurrence des commerçants de l’extérieur ». Suite à plusieurs avis ministériels (1825, 1836, 1854) et notamment « un avis des sections réunies de l’Intérieur et du Commerce, du 2 mai 1888 », le Conseil d’Etat considère que les munici palités ne doivent pas chercher à entraver l’activité des bouchers forains, sous peine de voir les arrêtés municipaux annulés pour excès de pouvoir2380. Par bonheur, toute contradiction disparaît entre les deux autorités judiciaires dans certains cas : « Le Conseil d’Etat est d’accord avec la Cour de cassation pour reconnaître la légalité de toutes mesures, telles que transport à la halle ou à l’abattoir, vérification sanitaire et estampille officielle des viandes foraines, qui ont manifestement pour but de veiller à la salubrité de ces viandes, en dehors de toute préoccupation fiscale ou de toute intention de favoriser le commerce local (Cour de cassation, 12 mars 1896) ». Enfin, depuis 1894, la Cour de cassation reconnaît que toutes les taxes municipales d’abattage perçues sur les viandes foraines sont illégales (il s’agit d’indemnités de visite ou de taxes compensatoires d’abattage) 2381. Ce cadre juridique national étant posé, voyons les réclamations spécifiques des bouchers parisiens. En 1904, le syndicat de la boucherie de détail signe une pétition contre les viandes foraines mais il reconnaît que les pièces détachées sont nécessaires à l’approvisionnement de Paris 2382. Les « pièces détachées » (souvent des aloyaux) sont effectivement nécessaires à la capitale car la consommation des bons morceaux y est beaucoup plus importante qu’en province. Sans cette possibilité de « réassort national », les bouchers parisiens auraient du mal à satisfaire la demande parisienne. Barillier, conseiller municipal de Paris, présente le 16 novembre 1904 un rapport sur les viandes foraines. Après des comparaisons avec la situation allemande, il se prononce contre l’obligation de laisser le « cinquième quartier » (les abats) adhérent aux viandes foraines (car cette mesure s’apparenterait à de la prohibition déguisée) et contre l’interdiction des pièces détachées (à cause de la cherté de la viande), tout en soulignant la nécessité de réorganiser le service vétérinaire sanitaire parisien, qui doit disposer d’un laboratoire performant. Ce rapport de Barillier est mal reçu à la Chambre de commerce de Paris, qui charge Lajarrigue de présenter un contre-projet le 14 décembre 1904. Dans son rapport, Lajarrigue montre pourquoi il faut exiger l’adhérence des viscères aux carcasses provenant de bestiaux abattus hors de Paris. Selon lui, des animaux malades 2380 Outre différentes décisions du Conseil d’Etat (29 novembre 1878, 23 mars 1880, 5 février 1892, 9 février 1895), ce point de vue « libéral » est clairement défendu dans un arrêt du Conseil d’Etat du 22 mai 1896. 2381 2382 Louis RACHOU, op. cit., p 1146. Les débats ont du être houleux au sein de la Chambre syndicale de la Boucherie de Paris car de nombreux bouchers de banlieue en font partie et ne défendent sans doute pas les mêmes positions que leurs confrères intra-muros. 463 sont grattés et maquillés, puis envoyés en pièces détachées aux Halles centrales de Paris2383. Dans la Seine (en banlieue), 200 tueries particulières sont mal surveillées, car les examens sanitaires sont interdits la nuit. Il faut utiliser les quatre laboratoires existants (Halles, Fourrière, Marché aux bestiaux, Abattoirs de Vaugirard) et ceux d’Ivry et de Levallois. Le risque de monopole est écarté par Lajarrigue car le nombre des bouchers à la Villette est considérable. D’ailleurs, les prix à la Villette sont inférieurs à ceux des Halles. Enfin, les viandes foraines font préjudice aux établissements municipaux d’abattage, car elles entraînent une diminution des ressources municipales. Donc, selon la Chambre de commerce de Paris, il faut modifier l’ordonnance de police du 30 mai 1897 pour rendre obligatoire les viscères adhérents, l’estampille d’un abattoir et le certificat d’un vétérinaire sur les pièces détachées introduites dans Paris2384. A travers cet exemple, on s’aperçoit que la question des viandes foraines est complexe car elle touche aussi bien des aspects sanitaires (comment effectuer un contrôle fiable ?) que financiers (comment compenser la perte fiscale représentée par le colportage ?), outre la rivalité commerciale classique et ancienne entre forains et sédentaires. Dans le cas parisien, le débat est encore plus compliqué car les intérêts des bouchers de la banlieue ne recoupent pas ceux des bouchers intra muros. En 1906, dans le Journal de la Boucherie de Paris, E. Pion utilise une formule curieuse, empruntée à Boileau : « Le colportage c’est la prostitution de la viande2385 ! ». Dans ses souvenirs sur la Villette, Georges Beaugrand évoque un aspect plus anecdotique du colportage des viandes. Apparemment, certains ouvriers des abattoirs avaient l’habitude de sortir de la « petite viande » de la Villette et de la revendre clandestinement dans Paris. Des ouvriers fondeurs étaient souvent arrêtés par la police pour « violation de l’arr êté préfectoral de 1909 sur le colportage et la sortie de la petite viande de l’abattoir 2386 ». L’amende était généralement modique (1 F plus les frais) et « était largement couverte par le bénéfice que réalisait l’ouvrier sur la vente de la petite viande. Pour les policiers c’était chaque jour un rapport suivi d’un procès, en somme la justification de leur activité et présence nécessaire à l’abattoir ». Mais une fois (en 1931 ?), un récidiviste fut condamné à un jour de 2383 En grattant habilement la carcasse d’un animal, on peut par exemple faire disparaître toute trace due à la tuberculose (si la bête n’a pas atteint un stade de la maladie trop avancé). Par contre, si les abats sont adhérents à la chair, les traces de tuberculose ne peuvent pas être masquées. 2384 Rapport de Lajarrigue sur les viandes foraines, 14 décembre 1904. Archives de la CCIP, VII 2.50 (13). 2385 Journal de la Boucherie de Paris, 25 février 1906. 2386 « La tâche de l’ouvrier fondeur, c’est d’éplucher la graisse provenant des animaux, elle doit arriver à l’usine sans aucun déchet. L’ouvrier fondeur devant assurer ce travail d’épluchage chez plusieurs boeuftiers, le rendement en petite viande peut se définir ainsi : si nous prenons exemple une base minimum de travail soit vingt bœufs. En rendement total de graisse (toilette, entre-cœur, ratis, épluchage de la panse, suif de dégras) selon la qualité de l’animal, la moyenne est de 15 kg de suif par animal, soit 300 kg pour les vingt bœufs. Dans cet ensemble de corps gras, sauf sur le ratis et le suif provenant de la panse, il se trouve des parties de viande en menus morceaux, d’excellente qualité et partant consommables. D’autre part, les cavités de la mâchoire supérieure, permettent d’extraire d’autres petites viandes adhérentes. Cette mâchoire supérieure se nomme en termes professionnels le « canard ». Par son travail, selon l’importance de l’abattage , l’ouvrier fondeur pouvait récupérer par jour 3, 5 voire 10 kg de petite viande, ce qui à la revente lui procurait un appoint intéressant à son salaire. L’arrêté préfectoral de 1909 indiquait que cette viande consommable devait être jetée aux détritus, dans le tonneau à nivet, c’est-à-dire aux déchets. Jamais les ouvriers fondeurs consentirent à juste raison à jeter cette viande, sachant bien que la viande fait souvent défaut dans l’assiette des familles ouvrières. Sans aucun doute, dans les abattoirs industriels, cette viande est récupérée et livrée à la consommation ». Georges BEAUGRAND, Un siècle d'Histoire: l'abattoir de la Villette de 1871 à 1959 , dactylogramme, vers 1970, p 13. 464 prison. Le syndicat ouvrier intervint et obtint l’annulation de la peine. « Cette pénible affaire fut d’ailleurs dénoncée à la tribune du Parlement. Le ministre de l’Intérieur de l’époque était Pierre Laval 2387. Il connaissait la question relative à l’application de l’arrêté préfectoral de 1909 ; Pierre Laval avocat du Syndicat ouvrier de l’abattoir en 1909 luttait avec les travailleurs contre cet arrêté2388 ». Nous n’avons pas de renseignements précis sur l’arrêté préfectoral de 1909 évoqué par Beaugrand. Par contre, dans un courrier du 14 avril 1914, le préfet de police de Paris répond à une réclamation du Syndicat de la Boucherie de Paris et il précise que le colportage est réglementé par une ordonnance du 12 septembre 1906 qui concerne les marchands de quatre saisons et interdit la circulation sur la voie publique sans autorisation. Le colportage des viandes est donc souvent interdit, mais il ne doit pas être confondu avec les livraisons de panier à domicile2389. En 1917, Henriot, secrétaire général du syndicat ouvrier des bouchers (CGT), dénonce « le caractère périmé du colportage de la viande2390 ». La question rebondit dans les années 1920 car, dans un article de 1922, un boucher dénonce le laxisme de la préfecture pour les colporteurs depuis 19142391. b) Les luttes des bouchers contre l’octroi (1880-1914) L’octroi, supprimé en 1791, a été rétabli en 1798 par le Directoire. « L’octroi de Paris a une organisation spéciale ; il a été institué par la loi du 27 vendémiaire an VII. Il est administré par un directeur et trois régisseurs (dont la fonction passe pour une sinécure) sous l’autorité du préfet de la Seine et la surveillance du directeur général des contributions indirectes. Le fonctionnement de l’octroi est réglé par l’ordonnance du 22 juillet 1831 et la loi municipale du 24 juillet 1867. Le conseil municipal ne statue définitivement que sur les suppressions ou diminutions de taxes ; les prorogations ou augmentations de taxes existantes et les taxes nouvelles sont subordonnées à l’approbation du gouvernement 2392 ». Malheureusement pour les bouchers, la viande fait partie des denrées soumises à l’octroi. « Les objets qui peuvent être soumis à l’octroi sont désignés au tarif général annexé au décret du 12 février 1870 et répartis, depuis 1809, en cinq catégories : boissons et liquides, comestibles, combustibles, fourrages, matériaux, auxquelles on en a ajouté une sixième, objets divers. Les taxes ne peuvent frapper que des objets de consommation locale ; ceux qui sont employés à la fabrication d’objets de commerce général sont exempts. Les denrées alimentaires de première nécessité (farine, pain, légumes, sel, certains poissons salés) sont exemptes, de même les objets grevés de forts droits d’Etat (sucre, café, thé, poivre) ou monopolisés (tabac, poudre, allumettes) et ceux de commerce général (meubles, caisses, 2387 Pierre Laval a été président du Conseil et ministre de l’Intérieur entre janvier 1931 et janvier 1932. 2388 Georges BEAUGRAND, op. cit., p 12-13. 2389 Archives de la préfecture de police de Paris, DA 718. 2390 Jean-Louis ROBERT, Ouvriers et mouvement ouvrier parisiens pendant la Grande guerre et l'immédiat après-guerre : Histoire et Anthropologie, Thèse de doctorat, Université de Paris 1, 1989, p 738. 2391 2392 Journal de la Boucherie de Paris, 16 avril 1922. BNF, Jo A 328. A.-M. BERTHELOT, « Octroi : administration », La Grande Encyclopédie, Lamirault, c 1900, tome 25, p 242. 465 machines, outils, etc.), les publics, les fourrages verts2393 ». matériaux d’empierrement et de réfection des chemins La lutte contre le pouvoir fiscal de l’Etat, notamment contre l’octroi, est un trait majeur que l’on retrouve chez la plupart des commerçants. Les bouchers ne font pas exception à la règle. Ils ont l’avantage de pouvoir utiliser comme argument le fait que l’octroi qui pèse sur les viandes est un obstacle à leur démocratisation, en maintenant des prix élevés. La lutte des bouchers contre l’octroi serait donc un combat juste au nom de tous les consommateurs lésés. Notre objet est d’exposer le discours tenu par le Syndicat parisien des bouchers pour mieux en saisir les abus et peut-être même les contradictions. Si l’octroi a de nombreux opposants, il a aussi des défenseurs2394. Dans une brochure de 1847, Louis Lafaulotte, membre du Conseil général de la Seine, milite pour le maintien de l’octroi car c’est le meilleur des impôts municipaux. Sa diminution profiterait aux intermédiaires commerciaux et non aux consommateurs. De plus, l’octroi répond aux besoins d’argent de la Ville de Paris, qui fournit du travail aux ouvriers par les grands travaux urbains, limitant ainsi le chômage2395. On retrouve le même type d’arguments en 1894 quand Alfred des Cilleuls présente une communication sur les octrois devant la Société d’économie sociale 2396. Quand le gouvernement belge supprime les octrois en 1860, cette réforme a un retentissement considérable en France et relance le débat sur la suppression des octrois, qui bute toujours sur le problème du remplacement des taxes communales2397. En 1899, dans un ouvrage où il milite pour la suppression des octrois, Adrien Veber cite des chiffres de l’octroi de Nantes pour montrer les bienfaits sur la consommation urbaine et sur la production agricole si les droits d’octroi étaient supprimés 2398. Rappelons qu’en avril 1878, la Chambre syndicale de la Boucherie de Paris a connu un conflit assez grave avec un brigadier de l’octroi de Paris, qui s’est soldé par le renvoi de l’employé trop zélé aux yeux des bouchers. Pour se convaincre de l’impopularité de l’octroi aux yeux des bouchers, il suffit de lire les Vieux Souvenirs d’Henry Matrot portant sur le siège de 1870. « Depuis bien longtemps la suppression des octrois est à l’ord re du jour, toutefois l’impôt de remplacement n’étant pas encore trouvé, il est probable que l’on n’a pas encore fini de maudire le plus désagréable des impôts, car non seulement, il est vexatoire dans son exercice, mais il cause un préjudice énorme au commerce par le temps qu’il fait perdre ; sans l’octroi, au moment de l’investissement de Paris, les approvisionnements eussent été plus que 2393 Ibid., p 241. 2394 Pour une présentation générale des débats entre défenseurs et opposants de l’octroi, nous renvoyons aux pages sur « l’origine du mouvement abolitionniste » dans Maxime VALETTE, Des suppressions récentes des octrois en France : théorie et réalisation, Thèse de Doctorat en sciences politiques et économiques, Faculté de Droit de Dijon, 1911, pp 12-40. 2395 Louis LAFAULOTTE, Observations sur l’octroi de Paris en ce qui touche les droits qui frappent sur le vin et la viande de boucherie, février 1847, 23 p. BA, 54590 (8). 2396 Après avoir rappelé que « les hôpitaux et hospices, les bureaux de bienfaisance ou autres institutions charitables ne fonctionnent qu’avec des subsides alimentés par les octrois », Alfred des Cilleuls soutient que la suppression des octrois ne profiterait pas à la masse des consommateurs, mais que « le profit annoncé ne tournerait qu’à l’avantage des intermédiaires et tout au plus des gros consommateurs ou des gens aisés ». Alfred DES CILLEULS, « Les octrois et leur remplacement », La Réforme sociale, 1er avril 1894, pp 550-551. 2397 Maxime VALETTE, Des suppressions récentes des octrois en France : théorie et réalisation, Thèse de Doctorat en sciences politiques et économiques, Faculté de Droit de Dijon, 1911, p 27. 2398 Adrien VEBER, La suppression des octrois, Giard, 1899, p 27. 466 doublés. Au point de vue, Octroi, c’est le service le mieux réglé et le mieux administré qu’il soit . En temps que service bien entendu. Le fonctionnement régulier du service de l’octroi en toutes circonstances est chose à noter. Sans ce fonctionnement plus que parfait, les souffrances des assiégés de Paris auraient pu être amoindries. Chose inouïe, et qui marque bien la discipline du contribuable au moment de l’investissement de Paris, quand les approvisionnements de toutes sortes fuyaient devant les prussiens pour entrer dans Paris, l’octroi continuait à fonctionner avec la plus parfaite tranquillité, les files de voitures s’étendaient à des kilomètres, et s’éternisaient aux barrières pour les déclarations et les vérifications. Pendant le siège de Paris, le service de l’octroi fut assuré aux portes. L’investissement n’existait pas pour l’octroi qui faisait chaque jour la relève des employés comme en temps normal ; cependant l’administration de l’octroi formait un bataillon en marche avec le personnel des services intérieurs qui se rendait aux avant-postes2399 ». Henry Matrot ne retient que le côté absurde de la situation, oubliant un peu vite que l’octroi fournit l’essentiel des ressources de la commune. Si la Ville de Paris renonce aux droits d’octroi, y compris pendant le siège, elle perd aussitôt une bonne moitié de son budget à un moment où les dépenses d’urgence ne manquent pas. Après avoir raconté une anecdote se déroulant au moment de l’armistice du 30 janvier 1871 et illustrant le zèle excessif des agents de l’octroi, Henry Matrot souligne que la pointilleuse administration subsiste même pendant la Commune. « Le 18 mars 1871, la commune est proclamée à Paris, le gouvernement se réfugie à Versailles, l’administration de l’octroi suit le gouvernement. Par la puissance de l’habitude, le service de l’octroi décapité se réorganisa de lui-même et pendant les jours si troublés de la Commune de Paris, le service de l’octroi fonctionne, en temps que service, bien entendu, avec la plus parfaite régularité2400 ! ». Les reproches adressés à l’octroi ne proviennent pas seulement des patrons et de la droite. On en trouve aussi chez les ouvriers de gauche, comme le militant communiste Georges Beaugrand, ouvrier boyaudier à la Villette entre 1906 et 1923. Dans ses souvenirs, il intitule un paragraphe « Avec l’octroi à la Villette, comme c’était compliqué », où il explique que le régime spécial mis en place à Paris par la loi du 24 juillet 1867 entraînait beaucoup de « complications pour les usagers, plus particulièrement pour les meneurs de viandes, les bouchers-étaliers de Paris et de la banlieue. Que de temps de perdu devant les guichets des bureaux, aux bascules pour la pesée de la totalité du chargement. Les voitures à bras ou hippomobiles de l’époque, pour la pesée les grands jours (mardi – vendredi) se suivaient nombreuses, attendant leur tour pour passer en bascule. Pour sortir son pot-au-feu, il fallait attendre son tour pour payer au guichet, prendre un bon de sortie et le remettre à l’employé chargé du contrôle à la porte de l’abattoir. Pour les bouchers-étaliers et les meneurs de viandes se rendant en banlieue ils devaient se faire remettre un passe-debout, pour être remboursés en sortant de Paris2401. Bien entendu cela n’allait pas sans une nouvelle perte de temps. Durant de longues années ce service d’octroi fonctionna, il fut supprimé après la guerre de 1914-19182402 ». En effet, même s’il faut attendre 1943 pour connaître l’abolition 2399 Henry MATROT, Vieux Souvenirs, 1910, p 57. 2400 Henry MATROT, op. cit., p 58. 2401 « Le porteur ou conducteur d’objets soumis à octroi, qui veut traverser un lieu sujet sans y séjourner plus de 24 heures, se munit d’un permis de passe-debout, après avoir versé un cautionnement ou consigné les droits qui lui sont restitués à la sortie, à moins qu’il ne préfère faire les frais d’une escorte ». A.-M. BERTHELOT, op. cit., p 241. 2402 Georges BEAUGRAND, Un siècle d’Histoire : l’abattoir de la Villette de 1871 à 1959 , 1970, p 16. 467 complète et définitive de l’octroi parisien, « les progrès de l’automobile, le prolongement des lignes de métro en banlieue, rendent de plus en plus difficile, vexatoire et aléatoire le contrôle et le paiement de l’octroi aux portes de la capitale » après 19182403. Avant de revenir sur les plaintes des bouchers contre l’octroi, exposons les arguments développés en 1888 par un des chefs de l’école libérale française, Paul Leroy-Beaulieu (18431916), dans l’hebdomadaire qu’il a fondé en 1873 et qu’il dirige, L’Economiste français . Il s’en prend violemment à un projet de réforme de l’octroi présenté par le radical Léon Bourgeois, alors sous-secrétaire d’Etat au ministère de l’Intérieur dans le gouvernement Floquet2404. Léon Bourgeois estime que « l’octroi frappe d’un égal enchérissement les objets nécessaires à la vie, ce qui établit la progression à rebours en faveur du riche ». En décortiquant les différents postes de produits frappés d’octroi, Paul Leroy-Beaulieu montre que l’octroi est d’abord « un véritable impôt sur le capital des maisons que l’on construit » (par les taxes sur les matériaux et sur les bois à ouvrer). Il est donc inutile de mettre en place un impôt sur le capital car il a existé de tout temps à Paris. De plus, ce mode de taxation est juste car il est proportionnel, « non seulement à la fortune des contribuables, mais même à leur luxe » ! Leroy-Beaulieu considère que, « dans toute la fiscalité, on puisse rien trouver de plus proportionnel ». Le même raisonnement est appliqué aux taxes sur les fourrages et sur les combustibles, « la consommation industrielle étant exempte de tout droit ». L’octroi est un impôt juste car le riche propriétaire d’un vaste hôtel particulier consomme plus de charbon qu’un ménage modeste. « Cette taxe sur les combustibles, étant en relation non seulement avec l’ampleur des logements, mais encore avec le raffinement des goûts et de l’élégance qui veut que tous les accessoires d’une habitation riche soient chauffés, est certainement une des taxes les moins improportionnelles qui soient2405 ». Le discours libéral reproduit les mêmes arguments pour les dépenses alimentaires. « Nous arrivons aux comestibles : les taxes sur ces objets ont produit 30.568.254 F en 1886 : est-ce là une taxe de capitation, ou surtout une taxe progressive à rebours, comme le soutient M. Bourgeois ? En aucune façon ; nous ne disons pas que ce soit une taxe absolument proportionnelle aux facultés, mais elle l’est, cependant, plus qu’on ne le croit. D’abord le pain ; ni la farine ne sont taxés, ni la triperie, c’est-à-dire tous les abats des bœufs , veaux et moutons, ni les fruits et les légumes ordinaires, ni les poissons secs ou les bas poissons et mollusques, morue, hareng, moules. La viande de porc et la viande de boucherie paient moins de 10 centimes le kilogramme ; la volaille, au contraire, et le gibier paient, suivant les catégories, 18, 30 centimes et jusqu’à 75 centimes le kilogramme, soit pour l’échelle supérieure à peu près sept fois le droit sur la viande ordinaire. On a payé sur la volaille et le gibier des trois premières catégories en 1885 la somme de 5 354 000 F pour 18 760 000 kg, soit environ 30 centimes en moyenne le kilogramme ou trois fois plus que le droit sur la viande de porc ou de boucherie. On admettra, sans doute, que c’est la partie riche ou aisée de 2403 Alfred FIERRO, op. cit., p 1027. 2404 Les radicaux ont proposé plusieurs réformes fiscales sous la IIIe République pour atteindre une plus grande égalité dans la répartition de l’impôt. Dès 1876, Gambetta « proposa l’institution d’un impôt proportionnel sur les revenus ». Dans le ministère Floquet de 1888-1889, « le ministre des Finances Peytral déposa, en 1889, un projet comportant la suppression des droits sur les boissons dites hygiéniques, l’élévation des droits sur l’alcool et des droits de succession, et enfin l’établissement de l’impôt sur le revenu. Ces projets ne furent pas discutés ». Gabriel ARDANT, Histoire de l’impôt , Fayard, 1972, tome II, p 404. 2405 Paul LEROY-BEAULIEU, « Les prétendues grandes réformes ou le bouleversement fiscal », L’Economiste français, 14 juillet 1888, p 34. 468 la population, non la partie populaire, qui lourdement taxées ». consomme en général ces denrées Après avoir pris l’exemple des huîtres et des truffes, objets de consommation de luxe par excellence, Leroy-Beaulieu note que l’impôt est progressif également sur les bestiaux. « Si nous prenons le droit même sur les bestiaux ou sur la viande de boucherie, ce droit, par le fait, à une tendance à se répercuter sur les différentes catégories de viande en proportion de la valeur de chacune. Si un bœuf de 4 ou 500 kg paie 40 ou 50 F, il est bien évident que, dans la vente au détail, les bons morceaux, les plus chers, supporteront une plus forte part de ce droit que les morceaux médiocres ou les bas morceaux2406. Enfin, il est bien évident encore que les ménages aisés ou riches, surtout si l’on tient compte des réceptions, des dîners offerts, consomment beaucoup plus de viande que les ménages simples. Ainsi, c’est une contre-vérité manifeste que de soutenir que la taxe d’octroi sur les comestibles est une taxe progressive à rebours. Nous accordons qu’on devrait, lorsqu’on aura des excédents, diminuer les droits sur la viande de porc et la charcuterie, et supprimer ceux sur les fromages secs ; c’es t là une amélioration de détail ; mais il n’est pas besoin pour cela de grande réforme ». Il n’y a que sur la question des alcools que Paul Leroy-Beaulieu reconnaît que les droits d’octroi se rapprochent « de ces taxes de capitation dont parlent tant de journaux ». En conclusion, pour lui, « il n’y a aucune nécessité de supprimer les octrois, du moins dans les communes ayant quelque importance2407 ». Le discours libéral sur les octrois est donc très clair2408. Nous n’insisterons pas davantage sur le manque d’honnêteté intellectuelle de Paul Leroy-Beaulieu sur cette question2409. On retrouve le même style de discours en 1890 dans un article de Gustave Bienaymé dans le Journal de la Société de statistique de Paris, notamment sur la question de l’équité des droits d’octroi selon la qualité des viandes. Non seulement l’octroi est un impôt juste car il touche davantage les gros consommateurs, mais de plus son poids est très modéré : « Toujours est-il que, pas plus maintenant que jadis, la pièce de viande et son assaisonnement n’ont occasionné au consommateur une dépense importante pour le droit à payer 2410 ». Il n’y a que dans le cas des restaurants que Bienaymé reconnaît le manque de justice de l’octroi 2411. 2406 Les arguments de Paul Leroy-Beaulieu ne me semblent pas recevables sur ce point précis. Si l’on suit le début de son raisonnement (sur les produits de luxe), il faudrait que les bons morceaux de viande soient soumis à un droit d’octroi supérieur à celui des pièces de basse boucherie. Or, à notre connaissance, l’octroi de Paris n’a jamais appliqué, pour les viandes, un barème progressif, contrairement aux poissons qui sont classés en trois catégories. 2407 Paul LEROY-BEAULIEU, op. cit., p 35. 2408 Le discours de Paul Leroy-Beaulieu est en profond désaccord avec d’autres penseurs libéraux qui ont mené un combat résolu contre l’octroi : Frédéric Passy sous le Second Empire, Yves Guyot à partir de 1889… 2409 Dans un article de 1925, Edgard Allix, professeur de Droit à Paris, note que la réduction des droits d’octroi ne bénéficie pas forcément au consommateur, car le dégrèvement peut être « purement et simplement intercepté par le commerçant ». Il renvoie alors à des propos « anciens » de Leroy-Beaulieu (non datés) : « L’expérience prouve que les faibles réductions de taxe ne profitent que médiocrement au contribuable : les prix des denrées au détail ne baissent pas dans la proportion de la diminution de la taxe ». Edgar Allix souligne que « si le dégrèvement se réduit, comme il arrivera normalement, à quelques centimes par unité usuelle de vente au consommateur, par livre ou par kilo, il y a toutes les chances du monde que celui-ci n’en bénéficie pas ou n’en bénéficie guère ». Edgar ALLIX, « La vie chère et les taxes de consommation », Revue politique et parlementaire, février 1925, tome 122, p 235. 2410 Gustave BIENAYME, La fiscalité alimentaire et gastronomique à Paris, extrait du Journal de la Société de statistique de Paris, février 1890, Berger-Levrault, p 12. BHVP, 125 278. 2411 Ibid., p 21. 469 Avec de telles conceptions, on comprend bien pourquoi il peut se moquer avec légèreté de ceux qui réclament la suppression de l’octroi. Suite à des comparaisons sur le long terme (du XVIIe au XIXe siècle), Gustave Bienaymé en arrive à la conclusion « qu’à Paris la fiscalité a cessé dès longtemps d’inquiéter les pauvres, qu’elle a été et est encore assez légère pour les peu fortunés, sensible aux classes moyennes dans leur vie ordinaire et presque indifférente aux classes riches ; qu’en effet les tarifs ont toujours contenu les principaux objets, le pain excepté, destiné à nourrir ou à désaltérer les habitants de la capitale, mais que ceux-ci, mangeant et buvant pour leur agrément ou ajoutant aux éléments nutritifs pour en relever la saveur, n’ont jamais été trop gênés par l’impôt. Si donc on peut considérer comme sérieuse la fiscalité alimentaire, on trouve presque que, par rapport au prix des éléments de la bonne chère, la fiscalité gastronomique n’existe, pour ainsi dire, pas 2412 ». En écoutant les discours de Gustave Bienaymé ou de Paul Leroy-Beaulieu, on se demande bien pourquoi les bouchers, les consommateurs et les radicaux protestent contre l’iniquité des droits d’octroi et peuvent aller jusqu’à réclamer leur suppression 2413. Soulignons que dans les années 1890, le débat est vif autour du maintien de l’octroi, sous la pression des producteurs viticoles qui mènent une action dynamique pour obtenir une réforme de l’impôt sur les boissons2414. En 1892, le ministre de l’Intérieur ordonne une enquête sur les octrois et les taxes locales. Les viticulteurs obtiennent une victoire importante avec la loi du 29 décembre 1897 sur les « boissons hygiéniques », qui ordonne une réduction des droits d’octroi sur le vin, le cidre, la bière, le poiré, l’hydromel et les eaux minérales. Cette loi est une étape majeure vers la suppression car elle « autorisait les communes à supprimer les droits d’octroi sur les boissons hygiéniques et permettait aux conseils municipaux d’employer au dégrèvement d’autres objets soumis aux droits l’excédent des taxes de remplacement qu’ils avaient la faculté d’établir 2415 ». Par exemple, la municipalité de Dijon, dirigée par des socialistes depuis 1896, en profite pour supprimer aussitôt les droits d’octroi sur les « boissons hygiéniques » et les combustibles. En 1897-1898, le contexte est clairement à une disparition prochaine de l’octroi, car la loi du 29 décembre 1897 est complétée par une loi du 12 mai 1898, qui prévoit « l’abolition totale des octrois, mais elle ne put être appliquée dans le délai d’un an et fut suspendue jusqu’au 31 décembre 1899 2416 ». Dans ce contexte fébrile et face à la victoire obtenue par les viticulteurs en 1897, quelles sont les actions menées par les bouchers parisiens ? Tout d’abord, quelle est la part des viandes dans les recettes de l’octroi ? Si l’on se base sur les chiffres fournis par Be rthelot, on obtient le tableau suivant pour les produits de l’octroi en 1896 (en francs) 2417. 2412 Ibid., p 23. 2413 Pour une synthèse récente sur la question, nous renvoyons à Philippe LACOMBRADE, « Chronique d’une réforme avortée : l’échec de la suppression des octrois parisiens à la Belle Epoque (1897-1914) », Recherches contemporaines, n°5, 1998-1999, Paris X, pp 77-107. 2414 On trouve des éléments intéressants dans le débat sur la nécessaire réforme de l’octroi, notamment sur les taxes pesant sur les alcools, dans les séances du 12 février et du 12 mars 1894 de la Société d’économie sociale. « Les octrois et leur remplacement », La Réforme sociale, avril 1894, pp 535-564 et pp 614-647. 2415 Robert LAURENT, L’octroi de Dijon au XIX e siècle, Thèse de Doctorat, Paris, SEVPEN, 1960, p 4. 2416 Hubert MONIN, « Octroi : histoire », La Grande Encyclopédie, Lamirault, c 1900, tome 25, p 241. 2417 A.-M. BERTHELOT, op. cit., p 242. 470 Tableau 18 : Recettes de l'octroi (à Paris et en province) selon les catégories en 1896 France Paris Vins 81 328 888 51 402 084 Autres boissons et liquides 58 341 875 24 166 262 Viandes 55 577 380 18 160 336 Autres comestibles 33 989 056 16 805 149 Combustibles 42 280 601 22 823 315 Fourrages 17 824 267 6 015 549 Matériaux 31 770 816 13 711 056 4 212 181 2 077 139 326 143 756 155 681 428 Objets divers Totaux En 1896, les viandes représentent 17% des recettes nationales et 11,6% des recettes de l’octroi parisien 2418. Cette proportion est loin d’être négligeable. De plus, les comestibles forment clairement le second poste de recette derrière les boissons et liquides (vin, alcool, bière, cidre, huile comestible, etc.). Rappelons pour mémoire que les revenus de l’octroi en 1896 représentent 30% des ressources de la Ville de Paris2419. Cette part tombe à 12% en 1913. Après la réforme de 1897 sur les boissons « hygiéniques », la répartition des postes de recette de l’octroi est profondément modifiée. Voilà comment ils évoluent entre 1897 et 1913 (part, en pourcentage, dans les recettes communales parisiennes)2420 : Tableau 19 : Evolution de la part de l'octroi dans les recettes municipales de Paris (selon les catégories) entre 1897 et 1913 1897 1913 Boissons 43 17,7 Autres liquides (huile, vinaigre, etc.) 11 19,7 Comestibles 22 29,8 9 10,6 Matériaux 5,8 11,4 Bois à ouvrer 3,2 3,8 Fourrages 3,7 3,1 Divers 1,4 1,9 Combustibles De façon logique, à cause du dégrèvement opéré en 1900 par la municipalité parisienne sur les boissons alcoolisées, les comestibles (et les autres liquides) occupent une 2418 En se basant sur des chiffres de 1897, Philippe Lacombrade note que la viande représente 10% des recettes communales de Paris (21,9% pour l’ensemble des comestibles), les boissons 43%, les liquides 10,9%, les combustibles 9%, etc… Philippe LACOMBRADE, op. cit., p 81. 2419 Ibid., p 80. 2420 Ces pourcentages ont été calculés à partir des chiffres absolus présents dans le tableau n°6. Ibid., p 104. 471 part beaucoup plus importante en 1913 qu’en 1897 dans l’ensemble des recettes de l’octroi. Ce changement de statut des comestibles a pu avoir deux sortes de conséquences : les bouchers vont redoubler leurs plaintes car la viande se retrouve, symboliquement, plus « taxée » que jamais ; la viande étant devenue la principale source de revenus (en détrônant le vin), les pouvoirs publics vont refuser de voir disparaître ou même fondre les droits perçus sur cette précieuse denrée. Dans les deux cas, les bouchers se retrouvent en première ligne parmi les « perdants » suite aux concessions obtenues par les viticulteurs. Avant d’exposer le point de vue des bouchers, donnons la position de Maxime Valette, favorable au libre-choix des communes et à une réforme des octrois plutôt qu’à une suppression obligatoire, qui pourrait se révéler « périlleuse » (selon le mot d’Edouard Herriot). Valette montre qu’à Lyon, la suppression des octrois en 1901 n’a pas eu « les effets bienfaisants que ses promoteurs avaient escomptés », car le prix de la viande n’a pas diminué2421. Les résultats observés à Dijon suite à la suppression des octrois en 1906 semblent encore plus décevants. Le conseil municipal de Dijon, dominé par les socialistes, est déçu de la mauvaise volonté des bouchers car la viande demeure toujours aussi chère, et la création d’une boucherie coopérative est envisagée en avril 1906. Nous rebondissons alors sur un autre débat, celui des boucheries municipales, que nous évoquerons plus loin. Quand Maxime Valette tente d’expliquer pourquoi la suppression de l’octroi n’entraîne pas une baisse du prix de la viande, il insiste sur le fait que « les intermédiaires ont seuls profité de l’abolition des droits d’entrée ». Pour lui, les intermédiaires s’empressent de relever les prix sans scrupule et sans mesure : « Partout et de tout temps ils ont reporté sur les consommateurs le poids des taxes qu’on leur imposait et presque toujours dans une proportion supérieure à la quotité de ces droits. C’est ce qui constitue le très grave défaut des taxes d’octroi et généralement de tous les impôts indirects. Ils fournissent aux intermédiaires un prétexte d’augmenter les prix dans une mesure qui dépasse parfois le montant de l’impôt ; alors que, dans le cas opposé, dans celui de la diminution ou même de la suppression des droits, la part de la détaxe est si bien entrée dans le prix courant des marchandises que le dégrèvement ne se fait sentir que sur les prix de gros, nullement sur les prix de détail. On peut même dire que la répercussion de la détaxe sur les prix de détail est presque impossible. Cela tient d’abord à l’indivisibilité de la monnaie et à cette pratique, devenue usage constant, qui consiste à arrondir les prix de vente par 5 centimes2422 ». Ce discours de 1911 est d’une actualité brûlante en 2002 alors que les consommateurs de l’Union européenne ont subi des arrondissements de centimes à la hausse sur la plupart des biens courants avec le passage à l’euro. Vus les résultats décevants de la réforme de l’octroi par la loi du 29 décembre 1897, Maxime Valette propose divers remèdes. Il considère que plusieurs taxes d’octroi doivent être maintenues, notamment celles sur la viande, les charbons, les boissons et les spiritueux. L’argumentation utilisée pour justifier la légitimité des droits sur la viande est classique. « L’expérience établit que cette taxe frappe surtout le riche et n’atteint pas le pauvre. C’est toujours la viande de première qualité, les bons morceaux qui supportent les droits d’octroi. La raison en est que la viande de première qualité est de plus en plus recherchée par la clientèle bourgeoise et que les bouchers ont, dans bien des villes, de la peine à satisfaire aux demandes, ils en profitent pour élever leurs prix. Mais il résulte aussi de là que les morceaux 2421 Maxime VALETTE, op. cit., pp 52-53. 2422 Ibid., p 83-84. 472 de qualité inférieure sont en abondance et qu’il est de l’intérêt des bouchers de les descendre même à des prix très bas pour s’en débarrasser. C’est ce qui explique que la viande de première qualité se vend toujours très cher et celle de seconde et de troisième qualité, bon marché. La loi économique de l’offre et de la demande est en ce cas à l’avantage des déshérités de la fortune. L’exemple donné par les deux villes de Chambéry et de CastelSarrazin prouve que cette taxe peut être perçue facilement malgré la suppression des barrières2423. La perception se fait aux abattoirs. Seule la viande abattue au dehors et expédiée directement aux consommateurs pourrait échapper à la taxe. Mais la perception serait aussi facile pour la viande fraîche, abattue au dehors, mais qui doit être soumise au contrôle du service sanitaire avant d’être mise en vente, que pour la viande provenant des bêtes abattues dans les villes. Ce contrôle sanitaire s’exerce aux abattoirs 2424 ». Après avoir exposé la position d’un partisan du maintien des droits d’octroi sur la viande, que savons-nous des revendications des bouchers contre l’octroi ? En octobre 1892, lors de son assemblée générale annuelle, le Syndicat de la Boucherie de Paris réclame un agrandissement des bureaux de l’octroi et des bascules plus nombreuses pour réduire les pertes de temps2425. Au second Congrès national de la Boucherie française de 1894, une délibération a été adoptée à l’unanimité : « Considérant que la suppression des octrois s’impose à cause des entraves sans nombre qu’ils élèvent contre le commerce ; que les octrois répartissent d’une façon inégale les charges et sont un obstacle infranchissable à l’amélioration de l’existence de la classe ouvrière ; la Boucherie française invite nos législateurs à mettre à l’ordre du jour cette question, à l’étudier sérieusement, à pousser les travaux des commissions parlementaires de manière à activer la réalisation de cette réforme si impatiemment attendue ». Par exemple, le député libéral Jules Charles-Roux apporte son soutien aux réformes souhaitées par les bouchers. Avec l’un des rapporteurs du Congrès, il signale que « le boucher, obligé de traverser plusieurs communes soumises à octroi, ce qui se produit quotidiennement dans la banlieue de Paris, doit prendre un passe-debout en entrant sur le territoire de chacune d’elles et, quand il sort, le faire décharger. Pour peu qu’il ait un long chemin à parcourir dans ces conditions, il demeure exposé, surtout en été, à des pertes sérieuses de temps et d’argent. Cet argument topique vient à l’appui de la première partie du considérant. Pour en justifier la seconde partie, citons cette réflexion dont la justesse et la portée nous ont frappé. Si la répercussion du sou par livre, acquittée par la viande à l’octroi, en plus des frais d’abatage, paraît légère à qui paie sa viande 2 francs ou 2,50 F, elle devient proportionnellement écrasante pour qui la paie seulement 0,70 F2426 ». Sans surprise, les bouchers sont opposés à l’octroi. On retrouve cette position chez les bouchers lyonnais, qui ont connu plus de succès dans leur lutte que leurs confrères parisiens lors de la suppression de l’octroi en 1900-1901 2427. « Pierre Callet souligne en effet que les 2423 Chambéry et Castel-Sarrazin ont maintenu les droits d’octroi sur la viande de boucherie, mais les ont supprimé sur d’autres produits. 2424 Maxime VALETTE, op. cit., pp 98-99. 2425 Journal de la Boucherie de Paris, 6 octobre 1892. On trouve le même type de réclamation en 1891 concernant les bascules des abattoirs. « A la Villette, il existe quatre bascules, mais une ou deux seulement fonctionnent tous les jours ; il en résulte pour les voitures de viande, qui attendent leur tour à la file, une perte de temps qui se traduit par plusieurs heures de retard » peut-on lire dans Le Rappel du 1er août 1891. 2426 2427 Jules CHARLES-ROUX, « La question des viandes », Revue politique et parlementaire, mai 1896, p 284. Pierre CALLET, « Fiscalité et société : la suppression de l’octroi à Lyon à la fin du XIX e siècle », Cahiers d’Histoire , 1962, p 111. 473 bouchers et les charcutiers sont les seuls commerçants à être exemptés des taxes spéciales de remplacement2428 ». Il faudrait se livrer à un dépouillement de la presse syndicale patronale entre 1890 et 1914 pour voir l’évolution fine de la position des bouchers parisiens sur la question de l’octroi. Retenons simplement leur opposition résolue à ce mode de prélèvement fiscal2429. On pourrait sans doute élargir le propos en postulant que les bouchers, comme la plupart des commerçants, sont, de façon générale, opposer à toute forme de fiscalité. Les débats sur l’impôt sur le revenu, qui marquent la Belle Epoque, sont révélateurs de la longue résistance d’une bonne partie des classes possédantes et des classes moyennes traditionnelles à ce nouveau type de fiscalité. « L’impôt sur le revenu a été l’objet d’une enquête nationale à trois reprises au moins ; en 1892, 1894, 1896 (sans parler des élections législatives de 1898 qui se sont faites à son sujet beaucoup plus que sur l’affaire Dreyfus). A chaque fois, les commerçants, les chambres de commerce ou les conseils généraux ont protesté2430 ». Ce constat de Jeanne Gaillard pourrait sans doute aussi s'appliquer aux patrons bouchers. Nous ne nous étendons pas davantage sur cette question qui a déjà été abordée par de nombreux auteurs2431. Il serait néanmoins intéressant de savoir si le Syndicat de la Boucherie de Paris a eu un rôle quelconque, ou du moins a apporté son soutien2432, aux différentes ligues anti-fiscales qui ont existé sous la Troisième République2433. c) Les bouchers et la réforme des patentes Quand les républicains opportunistes arrivent au pouvoir à partir de 1879, ils doivent absolument rassurer les petits propriétaires et les petits commerçants. Jeanne Gaillard a montré comment la politique fiscale, par la réforme des patentes en 1844, joue un rôle important dans l’histoire « politique » de la petite bourgeoisie. Sous le ministère Freycinet est votée la loi du 15 juillet 1880, fondamentale car elle codifie les différentes modifications de la 2428 Michel BOYER, Les métiers de la viande à Lyon de 1860 à 1914 : une étude sur la petite bourgeoisie, Thèse de Doctorat de 3e cycle, Lyon II, 1985, p 326. 2429 Pour élargir la lutte contre l’octroi aux autres professions alimentaires parisiennes, je signale simplement que Jean-Nicolas Marguery, président du Comité de l’alimentation de Paris, proteste à différentes reprises contre les droits d’octroi (1890-1910). Avec Georges Lesieur, il représente la Chambre de commerce de Paris dans une commission d’études mise en place par la préfecture de la Seine en 1906 sur la réforme des octrois. Philippe LACOMBRADE, op. cit., p 101. 2430 Jeanne GAILLARD, « La petite entreprise entre la droite et la gauche », in G. LAVAU (dir.), L’univers politique des classes moyennes, FNSP, 1983, p 61. 2431 Pour un résumé rapide des débats autour de l’impôt sur le revenu, nous renvoyons à Gabriel ARDANT, Histoire de l’impôt , Fayard, 1972, tome II, pp 404-409. Sur la lutte déterminée de la Chambre de commerce de Paris contre l’impôt sur le revenu, on peut consulter Philippe LACOMBRADE, La chambre de commerce, Paris et le capitalisme français (1890-1914), Thèse de doctorat dirigée par Francis Démier, Paris X, 2002, pp 425-434. Sur la détermination de Joseph Caillaux pour imposer l’impôt sur le revenu, nous renvoyons au chapitre XI de la biographie de Jean-Claude ALLAIN, Joseph Caillaux : le défi victorieux (1863-1914), Imprimerie nationale, 1978, pp 227-269. 2432 En 1909, le Syndicat de la Boucherie en gros de Paris refuse d’adhérer à la « Fédération nationale pour la défense des contribuables contre le projet d’impôt sur le revenu » mais lui envoie 50 F et accepte d’acheter 300 brochures, qui « furent envoyées aux adhérents du Syndicat en même temps que leur journal corporatif ». Pierre HADDAD, Les chevillards de la Villette, Thèse de Doctorat, Paris X, 1995, p 165. 2433 La question est bien synthétisée par Gilles LE BEGUEC, « Le moment de l’alerte fiscale : la Ligue des contribuables », in Pierre GUILLAUME (dir.), Regards sur les classes moyennes (XIX-XXe siècles), MSH Aquitaine, 1995, pp 147-163. 474 patente depuis 1844. Grâce au Traité des impôts d’Edouard Vignes, entrons dans les détails techniques de l’assiette de la patente pour voir quelle place précise y tiennent les professionnels de la viande. Bien sûr, le tableau du tarif général des droits de patente, annexé à la loi du 25 avril 1844, tient compte des « modifications, additions et retranchements qui y ont été apportés par les lois des 18 mai 1850, 4 juin 1858, 10 mai 1863, 18 juillet 1866, 2 août 1868, 18 mai 1869 et du 29 mars 18722434 ». La situation présentée est donc antérieure à la loi du 15 juillet 1880. Impôt de quotité, la patente se compose, sauf rares exceptions, d’un droit fixe et d’un droit proportionnel. « Le droit fixe a généralement pour base le chiffre de la population et la nature de l’industrie ; le droit proportionnel est établi en raison de la valeur locative des bâtiments affectés à l’habitation personnelle et à l’exercice de la profession 2435 ». Un rappel terminologique n’est pas inutile. « Sont réputés marchands en gros ceux qui vendent habituellement à d’autres marchands (loi du 18 mai 1850). Sont réputés marchands en demi-gros ceux qui vendent habituellement aux détaillants et aux consommateurs (lois des 25 avril 1844 et 18 mai 1850). Sont réputés marchands en détail ceux qui ne vendent habituellement qu’aux consommateurs (loi des 25 avril 1844 et 18 mai 1850) 2436 ». Dans le tableau général annexé à la loi de 1844 (tableau A), les professions sont réparties en huit classes de patentables, la première classe étant la plus imposée, avec des tarifs différents selon la taille des communes2437. Nous indiquons à chaque fois le droit fixe pour Paris2438. Si l’on effectue un relevé des différentes professions – parfois pittoresques – de la filière viande, on s’aperçoit que les marchands de suif fondu en gros et d’os en gros (pour la fabrication du noir animal) appartiennent à la première classe (droit fixe de 300 F), le marchand de suif fondu en demi-gros à la seconde classe (150 F), le marchand de bœuf et l’expéditeur de jambons à la troisième (100 F), le boucher, le charcutier, les marchands de suif en branches et de suif fondu en détail à la quatrième classe (75 F), le boucher à la cheville et les marchands de sang, de cornes brutes, de soies de porc (ou de sanglier) à la cinquième (50 F), le marchand de volaille ou gibier et le boucher « en petit détail », c’est-à-dire ne vendant que veau, mouton, agneau, chevreau, appartiennent à la sixième classe (40 F), le tripier, « cuiseur ou échaudeur d’abats, abatis et issues », à la septième classe (20 F)2439. Certaines professions sont « imposées eu égard à la population, d’après un tarif exceptionnel2440 » (tableau B). C’est le cas des commissionnaires en marchandises, facteur de denrées et marchandises (400 F à Paris), des facteurs aux halles de Paris pour les cuirs (100 F), pour la volaille, le gibier, les agneaux, cochons de lait, veaux de rivière et de pré-salé (75 F), des « facteurs au marché aux bestiaux destinés à l’approvisionnement de Paris » 2434 Edouard VIGNES, Traité des impôts en France, 4e édition, Guillaumin, 1880, tome II, p 332. 2435 Ibid., tome I, p 55. 2436 Ibid., tome II, p 332. 2437 Pour les modalités précises de calcul et l’évolution de la législation fiscale entre 1844 et 1872, on se reportera à Edouard VIGNES, op. cit., tome I, pp 55-63. 2438 Dans la première classe, le droit proportionnel est du 10e sur l’établissement, dans la seconde et la troisième du 15e, de la quatrième à la sixième le droit est proportionnel au 20e, dans la septième et la huitième il est proportionnel au 40e. 2439 Edouard VIGNES, op. cit., tome II, pp 333-361. 2440 Droit proportionnel au 10e sur l’habitation et sur l’établissement industriel. 475 (150 F)2441. Parmi les « professions imposées sans égard à la population » (tableau C), les fournisseurs généraux de subsistances aux armées (1.200 F), les fournisseurs de vivres aux troupes dans les gîtes d’étape (30 F) et dans les garnisons (60 F), les marchands forains (de 8 à 120 F selon les cas) sont soumis à un droit proportionnel au 15e, alors que le fondeur de suif est imposé au 25e sur l’établissement industriel et au 20 e sur la maison d’habitation 2442. Le marchand expéditeur de bestiaux ou de viandes est soumis au 15e sur la maison d’habitation seulement (plus le droit fixe de 60 F)2443. Les retouches apportées à la loi de 1844 ont été nombreuses jusqu’en 1880. « La loi du 15 juillet 1880 réduit le droit proportionnel (exagérément élevé en raison de la hausse des loyers) surtout au profit des artisans et des petits commençants (…). A partir de 1881, l’assiette de l’impôt se stabilise : seule la réforme du 8 août 1890 vient réduire la charge des patentables appartenant aux trois dernières classes du tableau A2444 et exerçant dans les communes rurales ; ensuite, comme l’écrira Joseph Caillaux en 1911, la législation ne sera plus « modifiée que sur des points de détail2445 ». On dispose donc, entre 1881 et 1913, d’une longue période d’observation, que l’on peut diviser en deux phases : la première, jusqu’en 1895, correspond en gros à la « grande dépression » (…) ; la seconde phase, de 1895 à 1913, coïncide avec la reprise de l’expansion 2446… ». Pour Jeanne Gaillard, la loi du 15 juillet 1880 sur les patentes illustre l’application des principes du darwinisme social aux classes moyennes. « La philosophie du darwinisme social tel que l’entendent les républicains peut se résumer dans la formule suivante : à égalité des chances, que le meilleur gagne. Bref, elle suppose un système atténuant les inégalités dues à l’argent et propice à la promotion du mérite 2447 ». En effet, la loi de 1880 « décrète la bienveillance à l’égard des « petits » gratifiés d’un tarif fiscal très bas, voire d’une exemption pure et simple d’impôts ; l’encouragement à l’entreprise moyenne, bénéficiaire d’un abaissement de tarifs par rapport à la législation antérieure. Quant aux entreprises regroupant plusieurs professions (magasins à comptoirs multiples, par exemple), la loi les ménage relativement, elle frappe seulement plus fort les commerces à succursales, qui devront payer autant de patentes qu’ils ont d’établissements (alors que la loi de 1844 les frappait d’une seule patente), par hostilité au monopole. Ainsi, malgré les réclamations du petit commerce, la loi maintient le principe d’une seule patente pour les établissements abritant plusieurs professions, elle ne décourage donc pas la concentration. On peut résumer d’une formule la loi de 1880 dont l’esprit sera très persistant sous la Troisième République malgré les charges supplémentaires imposées par la suite aux grands magasins : protéger les petits mais ne pas 2441 Edouard VIGNES, op. cit., pp 362-364. 2442 Droit fixe de 12 F, plus 3,60 F par ouvrier. 2443 Edouard VIGNES, op. cit., pp 366-379. 2444 Le tableau A de la patente regroupe l’artisanat et le petit commerce. 2445 J. CAILLAUX, A. TOUCHARD, G. PRIVAT-DESCHANEL, Les impôts en France, traité technique, tome 1 : Contributions directes, 1911, p 51. 2446 Pierre LEVEQUE, « La patente, indicateur de croissance économique différentielle au XIXe siècle ? », in Entreprises et entrepreneurs XIXe-XXe, Congrès de l’association française des historiens économistes, mars 1980, Paris, Sorbonne, 1983, p 57. 2447 Jeanne GAILLARD, « La petite entreprise entre la droite et la gauche », in G. LAVAU, G. GRUNBERG et N. MAYER (dir.), L’univers politique des classes moyennes , FNSP, 1983, p 49. 476 encourager la petitesse2448 ». Nous boutiquiers contre les grands magasins. reviendrons plus loin sur les luttes des Face à la crise économique des années 1880 et à l’essor des grands magasins, les petits commerçants parisiens forment en 1888 une « Ligue syndicale pour la défense des intérêts du travail » et réclament une réforme des patentes. « Les petits commerçants mettent en cause la répartition inégalitaire de la contribution et mettent plus largement en cause son caractère indiciaire2449 ». En juillet 1890, la Chambre des députés forme une commission parlementaire sur la réforme des patentes et une vaste enquête est organisée2450. Joseph Bernard note que la loi du 28 avril 1893 sur les patentes introduit dans le droit français le principe des spécialités (16 spécialités mises en place), cher à la Ligue de défense des intérêts du travail2451. Le 22 juillet 1893, une loi sur les patentes allège les charges pesant sur les grands magasins, en application de la loi Charonnat de 1889, ce qui provoque la déception des petits boutiquiers2452. La taxe par spécialité n’est applicable qu’aux magasins de plus de 200 employés, dans les villes de plus de 100 000 habitants, ce qui dégrève d’office les grands bazars de province2453. Bref, jusqu’en 1914, le petit commerce ne cesse de demander une réforme de la patente dans un sens qui lui soit clairement favorable. C’est le député Georges Berry qui est son meilleur défenseur. Dans leur lutte, les petits commerçants ne doivent attendre aucun soutien de la part de la Chambre de commerce de Paris. Jusqu’en mars 1893, les édiles consulaires étaient favorables « à une suppression de l’impôt des patentes sous sa forme actuelle » et demandaient « son remplacement par une taxe moins lourde et établie sur d’autres données ». Mais, à partir de 1894, la Chambre de commerce se prononce pour le maintien du status-quo et refuse toute réforme de la patente, au nom de la « défense de l’impôt indiciaire et proportionnel, du refus de la déclaration et de l’inquisition au nom des intérêts de l’Etat et de la défense de la liberté ». En septembre 1894, le président de la Chambre, Delaunay-Belleville prononce même « un vigoureux plaidoyer en faveur de l’impôt des patentes 2454 ». Avec la loi du 19 avril 1905, les petits commerçants obtiennent une victoire car la patente est appliquée aux coopératives de consommation et aux syndicats agricoles à caractère commercial – nous y reviendrons – et un double système de patente est mis en place, avec soit une taxe déterminée (selon le nombre d’employés) soit une taxe par spécialité, pour les magasins diversifiés de plus de 10 personnes (plus de 16 dans les petites villes, plus de 26 dans les villes de plus de 100 000 habitants, plus de 50 personnes à Paris). Par ailleurs, on 2448 Ibid., p 50. 2449 Philippe LACOMBRADE, La chambre de commerce, Paris et le capitalisme français (1890-1914), Thèse de Doctorat d’Histoire, Paris X Nanterre, 2002, p 422. 2450 Pour plus de détails, nous renvoyons à Jeanne GAILLARD, « Les intentions d’une politique fiscale : la patente en France au XIXe siècle », Bulletin du Centre d’histoire de la France contemporaine , Paris X – Nanterre, 1983, n°4. 2451 Joseph BERNARD, Du mouvement d'organisation et de défense du petit commerce français , Thèse de Droit, Paris, 1906, p 133. 2452 Jeanne GAILLARD, « La petite entreprise entre la droite et la gauche », in G. LAVAU, G. GRUNBERG et N. MAYER (dir.), L’univers politique des classes moyennes , FNSP, 1983, p 58. 2453 Joseph BERNARD, op. cit., p 136. 2454 Philippe LACOMBRADE, op. cit., p 424. 477 passe de 16 à 24 spécialités2455. Ces concessions ne suffisent pas au petit commerce. En novembre 1905, au Congrès de la Ligue syndicale pour la défense des intérêts du travail, Destréguil expose toutes les modifications qu’il souhaite voir appliquer aux lois sur les patentes : • Il faut remanier le tarif des droits fixes imposés suivant la population (projet de 1893 de Du Saussay, député d’Indre-et-Loire (repoussé par le Sénat), qui veut distinguer les villes de 50 à 75 000 habitants et celles de 75 à 100 000 habitants). • Il faut remanier le nombre de classes (8 classes dans le tableau A de la loi de 1880) car la classification est insuffisante pour 1700 catégories de patentables. Destréguil propose 12 classes pour éviter certaines bizarreries (la 4ème classe regroupe les bouchers, les charcutiers, les avocats et les syndics de faillite). • Il faut abaisser le seuil de taille : suite à l’amendement de Berry adopté le 19 mars 1906 (mais le Sénat vote la disjonction le 9 avril 1906), la taxe par spécialité sera applicable aux magasins occupant plus de 20 employés à Paris, plus de 15 dans les villes de province de plus de 100 000 habitants, et plus de 10 dans les autres villes. • Il faut augmenter le nombre des spécialités. En avril 1893, Boutin, ancien directeur général des contributions directes, propose 37 spécialités. Christophe, fondateur de la Ligue, en réclame 422. En 1895, le Congrès de la Ligue syndicale en retient 102. Le 8 juin 1893, Berry propose entre 45 et 67 spécialités à la Chambre des députés. • Il faut répéter le droit proportionnel autant de fois que de spécialité exercée. Le projet de Georges Berry sur la répétition du droit proportionnel entraîne une protestation du journal L’Epicerie française et de la Chambre syndicale des marchands de nouveautés (pétition au Sénat). Si la patente est répétée 3 ou 4 fois pour les grands magasins, elle devient une taxe prohibitive : la mesure a été votée par les députés le 19 mars 1906 contre l’avis du ministre des finances (et rejetée par le Sénat)2456. Le député Georges Berry propose 10 catégories pour l’alimentation : boulangerie ; boucherie et triperie ; charcuterie ; épicerie ; crème, lait, beurre, œufs, fromages ; fruits et légumes ; volailles, gibier, foie gras ; poissons et huîtres ; pâtisserie, confiserie, glaces, traiteur : vin et liqueurs. On comprend aisément pourquoi les magasins d’approvisionnement général protestent contre l’amendement Berry (dans L’Epicerie française du 25 mars 1905 notamment). On s’aperçoit qu’à partir de 1900, le petit commerce ne présente plus un front uni. Il y a débat sur les réformes à apporter aux patentes. Ainsi, le principe de la répétition du droit proportionnel a été voté par le Congrès des ligues en 1900, mais repoussé par le Congrès des grands commerçants en 1903, et adopté par le Congrès de la Ligue syndicale de défense des intérêts du travail en 1903. En 1905, Destréguil y est hostile alors que Trépreau est y favorable. Qui sont ces deux personnages ? Henri Destréguil a créé en 1898 la « Ligue du parti commercial des départements du Centre » qui réunissait les principales organisations de commerçants dans la région de 2455 Joseph BERNARD, op. cit., pp 137-138. 2456 Ibid., pp 140-148. 478 Tours2457. « Acolyte du socialisme catholique de Drumont », Destréguil ne s’oppose pas à « l’intervention des boutiquiers dans la politique » mais il préfère « recourir à des moyens plus modérés, plus organisés ». A. Trépreau, militant de l’Union fraternelle du commerce et de l’industrie du catholique social Léon Harmel et délégué général de la Ligue syndicale pour la défense des intérêts du travail, oeuvra en 1897 pour un rapprochement entre les deux organisations. C’est Trépreau qui fonde en 1901 le Parti industriel et commercial, qui veut servir de « digue contre le collectivisme » et présente un caractère provincial assez marqué. « Parmi les 21 responsables du Parti, il n’y avait que sept parisiens, et de ces sept, quatre seulement étaient inscrit à la Ligue syndicale2458 ». Si l’on élargit un peu le débat, on s’aperçoit que la réforme des patentes n’est pas le seul foyer de discorde entre les petits commerçants. De façon générale, la réforme fiscale (avec les débats autour de l’impôt sur le revenu) provoque des clivages sérieux parmi les boutiquiers. En février 1904, Seigneurie, directeur de L’Epicier , soutient un projet d’impôt sur le chiffre d’affaires (connu par une déclaration ou par un examen des livres de compte) car « le chiffre d’affaires, tel est le critérium le plus rationnel et le plus commode qui permette d’évaluer l’importance et les bénéfices de toute maison de commerce ». Les autres commerçants repoussent avec horreur ce projet : « Il ne saurait être question de taxer les commerçants suivant le chiffre d’affaires. Le plus grand nombre d’entre eux protesteraient avec force contre cette application anticipée de l’impôt sur le revenu qu’on voudrait ainsi leur faire avant de l’adopter pour les autres catégories de citoyens ». En octobre 1895, la Chambre syndicale du commerce de la nouveauté avait demandé un « impôt unique basé sur les facultés effectives de chaque contribuable ». Toute réforme dans ce sens est sévèrement rejetée par la majorité des commerçants. Contrairement à l’Allemagne, où le fisc inspecte la comptabilité des commerçants depuis la loi sur les bazars de juillet 1900, les Français trouvent intolérable toute tentative de mise en place d’une « inquisition fiscale2459 ». La question des patentes est très intéressante car elle permet de dresser la liste des ennemis du petit commerce. En effet, les boutiquiers se battent pour que la patente soit appliquée à tous leurs concurrents déloyaux, en premier lieu les coopératives de consommation. Georges Berry se bat pour que le paragraphe 9 de la loi du 19 avril 1905 soit remanié car il pose un problème d’interprétation. Le texte prévoit une exonération de la patente pour les coopératives (ou les syndicats agricoles) qui « se bornent à grouper les commandes de leurs adhérents et à distribuer dans les magasins les marchandises commandées ». Berry réclame que le droit français s’aligne sur la loi belge du 6 juillet 1891 qui supprime toute exemption2460. Nous ne développons pas davantage ce point car nous traiterons plus loin des relations tendues entre la coopération et le petit commerce. Outre les coopératives de consommation, les commerçants réclament l’application de la patente aux maisons à succursales et aux gérants (Potin), aux « journaux mercantiles » et aux déballeurs et colporteurs. Suite aux protestations de la Chambre de commerce d’Avignon, 2457 En 1914, la Ligue commerciale des départements du Centre compterait 45 397 adhérents, alors que la Ligue commerciale de la banlieue parisienne en compte 4 000. « Dans cet ordre d’idées, on fait dire aux chiffres ce que l’on veut, attendu qu’à Bordeaux il n’y a pas 15% de commerçants dans ces ligues ou syndicats ». Gilles NORMAND, La guerre, le commerce français et les consommateurs, Perrin, 1917, p 157. 2458 Philip NORD, « Le mouvement des petits commerçants et la politique en France de 1888 à 1914 », Le mouvement social, n°114, janvier-mars 1981, p 46. 2459 Joseph BERNARD, op. cit., pp 151-153. 2460 Ibid., pp 154-156. 479 l’article 11 de la loi du 19 avril 1905 met en place un régime plus rigoureux pour les déballeurs. Les petits commerçants belges ont obtenu la possibilité d’une réglementation préfectorale contre les colporteurs et roulottiers. La question des « journaux mercantiles » est plus complexe à résoudre car, par l’article 7 de la loi du 15 juillet 1880, la presse française est exemptée de patente. Dès 1895, Destréguil dénonce les opérations commerciales auxquelles se livrent certains grands quotidiens, qui livrent à la clientèle des vêtements, des produits alimentaires, des ventes immobilières (par des primes ou des bons à détacher). Lors du congrès de 1900, la Ligue syndicale pour la défense des intérêts du travail souhaite qu’un droit proportionnel soit appliqué aux opérations commerciales de la presse2461. Selon Gilles Normand, défenseur des magasins à succursales multiples, les lois protégeant le petit commerce de détail se sont multipliées à la Belle Epoque : loi de 1906 sur les déballages réglementant les ventes en solde et les liquidations, loi de 1909 sur le nantissement des fonds de commerce (modifiée en 1913), augmentation du délai de prescriptions en matières commerciales en 1910, loi de 1917 pour organiser le crédit du petit commerce (sur des propositions de Chaulet et de Siegfried). « Sur les interventions BerryNéron, la législation fiscale des établissements de commerce était remaniée, et les conditions de la concurrence entre le petit commerce et le grand commerce de détail, vivement discutées2462 ». La loi du 27 février 1912 augmente les droits de patente des grands magasins, les incitant « à augmenter le nombre de leurs succursales afin de récupérer les frais résultant de ces nouvelles charges2463 ». d) Les bouchers luttent contre le protectionnisme (1880-1914) Autant la politique menée par les républicains sur les patentes en 1880 satisfait les patrons bouchers, autant les choix protectionnistes du ministre de l’agriculture, Jules Méline, vont soulever de nombreuses et véhémentes protestations. C’est Gambetta qui crée, dans son cabinet de 1881, un ministère de l’Agriculture indépendant. « De 1881 à 1883, les droits de douane sont relevés sur les céréales pour préserver les intérêts des agriculteurs. La hausse est toutefois modérée, beaucoup d’industriels craignant que le renchérissement des prix alimentaires n’ait des incidences sur les budgets ouvriers et, donc, sur les salaires 2464 ». Dans sa thèse de 1959, Jacques Néré relève une tendance générale à la baisse des prix de la viande (prix moyens annuels au kilo du bœuf, du veau, du mouton et du porc) en France à partir de 1873-1878 et au moins jusqu’en 1888. Cette baisse entraîne une forte inquiétude des agriculteurs dès 1884, ce qui explique le projet de Méline d’août 1884 de relever les droits d’entrée des bestiaux étrangers. Les tarifs douaniers sur les bestiaux sont augmentés en mars 1885 et en 1887, sans présenter d’effet sur les prix de la viande 2465. Alors que le tarif Méline est adopté en 1892 et que les républicains modérés se rallient pour la plupart au protectionnisme, les partisans du libre-échange se retrouvent minoritaires à 2461 Ibid., pp 157-162. 2462 Gilles NORMAND, op. cit., pp 8-9. 2463 Ibid., p 167. 2464 Jean LEDUC, op. cit., p 33. 2465 Jacques NERE, La crise industrielle de 1882 et le mouvement boulangiste, Thèse de Doctorat, Sorbonne, 1959, tome I, p 253. 480 la Chambre des députés, privés de l’appui des régions viticoles depuis la crise du phylloxera2466. Outre des économistes libéraux comme Léon Say, Gustave de Molinari et Yves Guyot, on trouve parmi les opposants du protectionnisme les armateurs des grands ports (contre le Marseillais Jules Charles-Roux), les soyeux lyonnais (défendus par Edouard Aynard) et certains radicaux, défenseurs des consommateurs urbains. Les bouchers parisiens sont libre-échangistes non par conviction politique mais par réalisme économique. Si les importations de bétail étranger cessent, le prix de la viande va augmenter et les ventes se porteront mal. Certes, on trouve encore un réflexe protectionniste en 1878, au moment où une épidémie de trichinose éclate à Crépy-en-Valois. La Chambre syndicale de la Boucherie de Paris obtient facilement du préfet de police l’interdiction de l’importation des viandes américaines pour des motifs sanitaires. Cet épisode passé, les commandes de « viandes exotiques » deviennent régulières en 1879-1880 et le Syndicat se range dès 1881 du côté des défenseurs du libre-échange. Le 2 février 1881, la Chambre syndicale patronale organise une conférence publique sur le bétail américain au Grand Orient, avec comme orateurs Henry Matrot, vice-président du Syndicat, et Léon Chotteau, ardent partisan du libre-échange et défenseur de l’importation des bœufs américains 2467. Léon Chotteau porte un toast, le 9 mars 1882, au banquet de départ de Leroy-Daniel, président du Syndicat parisien des bouchers. La Chambre syndicale reste attachée au libre-échange jusqu’en 1914. Cette position est en inadéquation avec la politique gouvernementale. A cause de la défaite face aux Prussiens, la France a accordé à l’Allemagne la clause de la nation la plus favorisée dans le traité de Francfort du 10 mai 1871. Ce n’est qu’en 1877 que le gouvernement retrouve son autonomie tarifaire. Même si l’esprit libéral domine encore en 1878, la loi douanière du 7 mai 1881 marque une première étape vers le protectionnisme, car le tarif général, quoique modéré, est « supérieur de 24% en moyenne aux tarifs conventionnels venus à expiration. Par ailleurs – le fait est important – les Chambres avaient, à l’occasion du vote de la loi, demandé au gouvernement d’exclure à l’avenir des traités de commerce bestiaux, céréales et autres produits agricoles2468 ». Pour Jean Clinquart, « l’exclusion des produits agricoles des tarifs conventionnels était le résultat des pre ssions exercées sur les parlementaires par le monde paysan2469 ». Par ailleurs, il note que le sentiment d’avoir été dupé par les Allemands lors du traité de Francfort dominait en France : « le Zollverein s‘était ingénié après 1871 à n’accorder conventionnell ement aucun avantage tarifaire dont nous aurions pu indirectement bénéficier. Les Allemands s’étaient servis à cet effet de spécialisations tarifaires fallacieuses ; l’exemple le plus couramment cité concerne le bétail : dans le traité de commerce qu’ils c onclurent avec la Suisse, nos voisins concédèrent 2466 Sur « la réforme tarifaire de 1892 ou le retour en force du protectionnisme », on peut consulter Jean CLINQUART, L’administration des douanes en France sous la Troisième République, 1 e partie (1871-1914), Association pour l’Histoire de l’administration des douanes, 1986, pp 147-155. 2467 Léon Chotteau (1838-1895) rapporta d’un voyage en Amérique « une conviction profonde de la supériorité des théories libre-échangistes. Par le journal et par la parole, il s’en fit le propagateur ardent ». Paul AUGE (dir.), Larousse du XXe siècle, 1928, tome II, p 242. Auteur de nombreux ouvrages sur les Etats-Unis, ses idées sur la boucherie sont bien résumées dans un article de L’Economiste français du 6 juin 1885. Léon CHOTTEAU, Le commerce entre la France et les Etats-Unis, et la question des viandes américaines, Chaix, 1885, 8 p. BNF, 8° V Pièce 5576. Jean CLINQUART, L’administration des douanes en France sous la Troisième République, 1 e partie (18711914), Association pour l’Histoire de l’administration des douanes, 1986, p 144. 2468 2469 Ibid., p 145. 481 une réduction des droits 000 mètres d’altitude 2470 ! ». uniquement applicables aux bovins élevés à plus de 1 Dans sa thèse sur les fraudes et les falsifications alimentaires en France, Alessandro Stanziani montre bien comment le lobby protectionniste, malgré les avis réservés des scientifiques du Comité consultatif d’hygiène, a pesé sur la décision d’interdire le 18 février 1881 l’importation des viandes de porc salées américaines, car « la trichine, introduite vivante dans l’appareil digestif de l’homme, lui communique la trichinose 2471 ». Or, les trichines disparaissent avec une cuisson prolongée du porc, et, d’ailleurs, « au bout de leur voyage transatlantique, les éventuelles trichines sont mortes ou presque, et bien incapables de déclencher la moindre infestation2472 ». Ce mouvement protectionniste contre les salaisons américaines se retrouve en 1877-1881 en Autriche-Hongrie, en Grèce, en Italie, en Espagne, au Portugal et en Allemagne2473. Les mêmes mécanismes se retrouvent en 1889, dirigés contre les moutons allemands et non plus contre les porcs américains. Jean Clinquart insiste lui aussi sur la dimension européenne du repli protectionniste face à la crise agricole. Pour lui, le mouvement débute en France le 28 mars 1885 quand deux lois « aggravèrent considérablement le tarif de 1881 en ce qui concernait les céréales, les bestiaux et les viandes2474 ». La taxation des bœufs « fut portée de 15 à 25 francs par tête, et celle des viandes fraîches de 3 à 7 francs les 100 kilos2475 ». Une loi du 5 avril 1887 établit à la frontière « un service sanitaire ayant pour objet d’examiner les viandes fraîches abattues avant leur entrée en France ». Comme le souligne fort justement Jean Clinquart, « cette mesure qui s’accompagnait de la perception d’un « droit de visite (…) payé par l’importateur », eut pour justification officielle la protection de la santé publique, mais elle n’était évidemment pas neutre sur le plan de la politique commerciale. D’ailleurs, elle fut suivie d’autres dispositions de nature comparable qui ouvrirent la voie à diverses formes de protectionnisme administratif promises à un bel avenir. Sous couvert de préoccupations extracommerciales, la plupart du temps légitimes, ces mesures allaient renforcer la protection assurée par les armes douanières traditionnelles : ainsi en fut-il des réglementations afférentes aux conserves alimentaires présentées en boîtes de fer blanc, aux jouets colorés, aux viandes de certaines origines, au conditionnement des beurres, etc. La plupart de ces dispositions devaient être précisées et perfectionnées avant la fin du siècle. Ce fut le cas, en particulier, pour la police sanitaire du bétail et des viandes2476 ». La difficulté des contrôles sanitaires fournit un argument facile pour les protectionnistes. « Parmi les viandes, furent spécialement visées celles des porcs salés 2470 Ibid., p 148. Alessandro STANZIANI, Fraudes et falsifications alimentaires en France au XIXe siècle. Normes et qualité dans une économie de marché, Thèse pour l’habilitation à diriger des recherches, Lille III, 2003, p 181. 2471 Madeleine FERRIERES, Histoire des peurs alimentaires du Moyen Age à l’aube du XX e siècle, Seuil, 2002, p 414. 2472 2473 Alessandro STANZIANI, op. cit., p 185. 2474 L’ouvrier relieur Claude Régnier (1842-1900), coopérateur et militant socialiste (candidat du Parti Ouvrier Socialiste Révolutionnaire à Paris en 1890), lance en 1885 une « Ligue contre le renchérissement du pain et de la viande », pour répliquer à la loi instituant des droits de douane sur l’impor tation des blés étrangers. Jean MAITRON (dir.), Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, tome XV, 1977, p 22. 2475 Jean CLINQUART, op. cit., p 146. 2476 Ibid., pp 146-147. 482 provenant des Etats-Unis d’Amérique, que l’on disait « notoirement infestées de trichines » et présentant « de grands dangers pour la santé publique », notamment chez les consommateurs des « classes peu aisées de la population ». La prohibition se justifiait, selon l’exposé des motifs du décret du 18 février 1881, par l’impossibilité de procéder à un contrôle sérieux des viandes importées ; « l’examen au microscope… exi ge… un temps relativement long qui ne permettait pas d’analyser d’une manière sérieuse » les quantités considérables introduites principalement par Le Havre, « quel que soit le personnel qu’on emploierait à ce service2477 ». En 1906, Alfred Picard note les motivations douteuses du décret de 1881 : « Plusieurs épidémies de trichinose furent signalées en Europe ; les gouvernements s’en émurent et plusieurs édictèrent une législation prohibitive. En France, spécialement, bien que le nombre des cas fût minime et que leur origine ne pût être établie avec certitude, un décret du 18 février 1881 interdit l’entrée des viandes salées d’Amérique. Il se produisit immédiatement une baisse notable dans l’exportation des Etats-Unis ; depuis, la levée des prohibitions a permis à cette exportation de reprendre son essor et de dépasser 620 millions de francs en 1900. La moyenne des entrées de porc, lard, jambon et saindoux en France, pendant les trois années 1898, 1899, 1900, a été de 134 800 quintaux et celle des sorties, de 40 200 quintaux2478 ». Il est remarquable de noter que le Syndicat parisien des patrons bouchers détaillants ne réclame nullement des mesures protectionnistes, s’opposant en cela aux positions défendues par les éleveurs (le lobby agricole) ou même par les chevillards de la Villette (suite à la crise des moutons allemands de 1889)2479. La loi tarifaire du 11 janvier 1892 confirme les dispositions de 1881, à savoir l’exclusion des produits agricoles essentiels du tarif minimum2480. Dès les débats parlementaires de 1891, « divers orateurs avaient exprimé la crainte que le durcissement de notre politique tarifaire n’entraînât des représailles de l’étranger, à tout le moins qu’il ne fit obstacle à la conclusion d’accords commerciaux. En fait, ces prévisions pessimistes ne se vérifièrent que dans nos rapports avec l’Italie et la Suisse2481 ». En janvier 1892, le Journal de la Boucherie de Paris se réjouit de la « réouverture de la frontière aux moutons allemands et autrichiens », même si une quarantaine est décrétée (la Ville de Paris doit construire un sanatorium à la Villette) et même si les droits de douane restent élevés2482. En février 1892, le président du Syndicat de la Boucherie de Paris, Edmond Lioré, lance un appel pour « favoriser à outrance l’entrée des moutons vivants2483 ». 2477 Ibid., p 614. 2478 Alfred Maurice PICARD, Le bilan d’un siècle (1801-1900 ), Imprimerie nationale, 1906, tome III, p 387. 2479 Dans un rapport du 30 janvier 1890, le syndicat de la Boucherie en gros de Paris dénonce les importations massives de bétail (bovins) provenant de Suisse (1866), d’Italie (1872-1874), du Danemark (1878), de Sardaigne (1883), d’Allemagne, d’Autriche, des Etats-Unis, d’Argentine, etc… Pierre HADDAD, Les chevillards de la Villette, Thèse de Doctorat, Paris X, 1995, p 135. 2480 Jean CLINQUART, op. cit., p 152. 2481 Ibid., p 153. 2482 Par un arrêté du 21 janvier 1892, le ministre de l’agriculture autorise à nouveau l’importation de moutons germaniques, sous certaines conditions strictes. Le droit sur le mouton abattu passe de 7 à 32 F. En 1887, le droit sur le mouton vivant était passé de 3 à 5 F. Journal de la Boucherie de Paris, 24 janvier 1892. 2483 Ibid., 7 février 1892. 483 Pour le cas des Etats-Unis, Jean Clinquart note que « leur législation interne interdisait de nous consentir des concessions suffisamment larges » et que « les relations franco-américaines furent réglées par la loi du 27 janvier 1893 qui limitait à quelques produits seulement l’application du tarif minimum 2484 ». Dans un article d’août 1894, le Journal de la Boucherie de Paris exprime ses craintes sur une nouvelle campagne possible contre le bœuf américain 2485. Lors du second Congrès national de la Boucherie française, en octobre 1894, la révision du tarif douanier est clairement demandée, dans un sens plus libéral bien évidemment. En mars 1895, les bouchers parisiens dénoncent l’arrêté pris le 24 février 1895 par le ministre de l’agriculture Gadaud (prohibition du bétail américain sous prétexte d’une maladie contagieuse). Le journal syndical proteste contre l’égoïsme révoltant et l’imprévoyance politique des responsables qui ont pris cette mesure protectionniste abusive2486. Le Syndicat général de la Boucherie Française est fier d’être invité au 10e Congrès annuel de l’A ssociation nationale pour la protection des bouchers en détail des Etats-Unis, qui se tient en août 1895 à Buffalo. S’exprimant au nom des bouchers détaillants, le député libéral et armateur marseillais Jules Charles-Roux (1841-1918) rédige un long article en 1896 dans la Revue politique et parlementaire sur la « question des viandes », dans lequel il dénonce les effets pervers du protectionnisme2487. Selon lui, la hausse des droits de d’entrée fait monter les cours du marché intérieur. « Le vendeur ne demande pas autre chose, il y trouve son bénéfice, dont le consommateur supporte les frais. Mais, par un phénomène réflexe, la progression artificielle des prix diminue proportionnellement l’effet du tarif protecteur. Il arrive un moment où l’importateur se trouve en mesure de réaliser un gain, même après l’acquit de la taxe douanière. Alors la digue est rompue et le torrent se précipite2488 ». Charles-Roux explique pourquoi les bœufs américains sont si compétitifs, malgré les barrières douanières dressées. Il dénonce le projet de « loi de cadenas » souhaité par Viger2489 ainsi que les mesures d’hygiène, de surveillance et de contrôle du bétail importé, mises en place par la loi du 21 juillet 1881, qui permettent au gouvernement d’appliquer un protectionnisme détourné. En effet, le décret du 22 juin 1882 indique que le ministre de l’agriculture peut, sur simple avis du comité consultatif des épizooties, prendre un arrêté de « prohibition, abatage immédiat, expulsion après marque, ou quarantaine de durée indéterminée » du bétail, suivant les cas et les maladies. Or, outre des fonctionnaires, la composition du comité consultatif des épizooties – présidé par Méline – est entièrement soumise au ministre de l’agriculture car il en désigne les membres 2490 ! Outre le protectionnisme sur l’importation des bestiaux vivants, Jules Charles-Roux 2484 Jean CLINQUART, op. cit., p 615. 2485 Journal de la Boucherie de Paris, 12 août 1894. BNF, Jo A 328. 2486 Ibid., 3 mars 1895. 2487 Jules Charles-Roux fait partie, avec Léon Say (1826-1896), les soyeux lyonnais, les radicaux et les défenseurs des consommateurs urbains de ceux qui luttent contre la politique protectionniste de Viger, Méline et Ferry. 2488 Jules CHARLES-ROUX, « La question des viandes : les métamorphoses du protectionnisme », Revue politique et parlementaire, mars 1896, tome 7, n°21, p 511. 2489 Député puis sénateur du Loiret, protectionniste convaincu, Albert Viger fut plusieurs fois ministre de l’Agriculture entre 1893 et 1899. 2490 Jules CHARLES-ROUX, op. cit., pp 513-514. 484 dénonce également les obstacles dressés sur l’importation des viandes abattues. En effet, l’article 16 du tarif général des douanes prévoit que la fressure (poumons, rate, cœur et foie) doit rester adhérente à l’un des quartiers de viande importés de l’étranger, pour en permettre le contrôle sanitaire à son arrivée en France. Or, malgré les progrès des conditions de transport frigorifique, aucune fressure ne peut arriver en France en bon état. De plus, l’action du froid peut remettre en cause la bonne adhésion des viscères. Donc, une application stricte de l’article 16 du tarif général des douanes peut permettre au gouvernement « d’écart er à tout jamais des côtes de France les moutons australiens et argentins2491 ». Jules Charles-Roux s’attarde ensuite sur le cas de l’élevage ovin en Algérie pour dénoncer encore une fois les mesures insidieuses (abattage massif sous prétexte de quelques cas de clavelée) prises par les ministres de l’agriculture Tirard en 1879 et Gadaud en 1895 pour protéger le marché métropolitain d’une éventuelle concurrence des moutons algériens 2492. Pour Charles-Roux, la législation de 1881 sur les mesures sanitaires protectionnistes doit être largement modifiée : « Nous n’hésitons pas à penser qu’il serait aisé, grâce aux récents progrès de la science, de préciser ou de renouveler les procédés d'investigation destinés à révéler les maladies contagieuses des animaux. Il nous semble singulier que l’on en soit encore réduit à la barbare méthode de l’hécatombe sans phrase. Il doit exister un moyen terme entre la rigueur absolue et la méconnaissance imprudente des règles de l’hygiène. Tout récemment, le ministre de l’Agriculture soumettait au Conseil d’Etat un projet de décret modifiant complètement la section du règlement d’administration publique de 1882, dans laquelle il est traité de la péripneumonie contagieuse. Ce n’est pas un remaniement partiel d’un texte isolé, c’est une refonte d’ensemble que nous demandons. Et ce que nous réclamons surtout, c’est la simplification, l’amélioration et au besoin l’élimination progressive des mesures qui frappent le bétail étranger à son entrée en France, lui ferment nos frontières et permettent au pouvoir exécutif de se jouer de notre législation douanière ; d’amener le relèvement des cours et l’exposent au reproche de se prêter à certaines spéculations 2493 ». Nous n’entrons pas plus avant dans les prises de position de Charles-Roux qui concernent le débat parlementaire de l’époque, mais ce qui retient notre attention est le discours libreéchangiste ferme, clair et argumenté du député marseillais, qui semble avoir été partagé par les bouchers détaillants de Paris et largement rejeté par les chevillards de la Villette. CharlesRoux récuse le credo protectionniste dominant depuis 1881-1892 et réclame une réforme de la composition du comité des épizooties, pour y réduire l’influence des vétérinaires, hygiénistes et autres scientifiques un peu trop zélés2494. 2491 Ibid., p 516. 2492 Jules CHARLES-ROUX, op. cit., pp 519-524. 2493 Ibid., pp 524-525. 2494 On notera le vocabulaire clérical utilisé par l’auteur pour comparer les hygiénistes aux inquisiteurs de sinistre mémoire. « Le commerce avait autant à se plaindre du ministère de l’Intérieur il y a quelq ues années, qu’aujourd’hui du ministère de l’Agriculture. Dès que sur un point du territoire l’apparition d’une maladie d’un caractère contagieux était signalée, que le cas fût unique ou qu’il y eût un réel danger d’épidémie, la procédure était la même. Le Comité d’hygiène publique de France, abandonné aux mains des représentant de la Faculté, fonctionnaires professionnels de l’hygiène, proclamait immédiatement la chose urbi et orbi. Des missi dominici, envoyés à grand fracas sur les lieux, mettaient leur amour-propre à ne pas revenir bredouilles et faisaient de beaux rapports livrés à la grande publicité. Conséquence : nos voisins s’empressaient d’en prendre prétexte pour nous fermer le passage. Les autres pays interdisaient leurs ports à nos navires. Nous courions bénévolement au devant de la désinfection, de la quarantaine, de mille formalités obligatoires, et nos armateurs et négociants faisaient les frais de ces excès de zèle scientifique ». Jules CHARLES-ROUX, op. cit., p 525. Sur la création et le fonctionnement du Comité consultatif d’hygiène publique (1848), devenu Conseil supérieur 485 Le choix protectionniste du gouvernement est confirmé avec la « loi de cadenas », votée le 13 décembre 1897. Pour Jean Clinquart, « elle permet au gouvernement d’appliquer par anticipation (mais sous la forme de consignations de droits éventuellement remboursables), en prenant des décrets d’application immédiate, des relèvements de tarif affectant les principaux produits agricoles. Cette procédure devait permettre de « cadenasser » la frontière, en attendant le vote de la loi douanière que le gouvernement était tenu de proposer simultanément aux Chambres : ainsi devaient être écartées les manœuvres spéculatives qui auraient pu se développer au cours des travaux parlementaires2495 ». Selon Charles-Roux, cette loi de cadenas est dangereuse car « elle peut donner lieu à toutes les suspicions. Il existe pour le bétail un marché analogue à la Bourse des valeurs. Certains négociants, que lèse un arrêté d’interdiction, prétendent que cette mesure est venue fort à propos pour favoriser telle spéculation qui menaçait de devenir désastreuse2496 ». Des lois d’avril 1898 et de février 1899 renforcent la logique protectionniste sur les importations de porcs, d’équidés, de margarine, de beurre, etc… Malgré les déclarations de Joseph Caillaux ou de Jean Jaurès contre le repli protectionniste, la loi douanière du 29 mars 1910 reprend le système du double tarif et les principes conservateurs de 18922497. Dans un article de La Revue du Foyer de 1911, l’économiste libéral Paul Beauregard, qui dénonce la cherté des viandes, exprime toujours une opposition de principe très ferme contre le protectionnisme, en partie responsable de la cherté des produits alimentaires : « Le but, c’est de donner à nos agriculteurs le monopole de la production de la viande sur le marché français. Mais il se trouve que des nations étrangères viennent volontiers nous acheter nos bestiaux ; ainsi, depuis un certain temps, l’Allemagne prend près de 100 000 bêtes par an 2498 ». Quand l’Italie prépare son expédition à Tripoli, on ne trouve plus de baudets sur les marchés d’Auvergne 2499 ! Paul Beauregard dénonce non seulement le protectionnisme tarifaire, mis en place par Méline en 1892, mais également le protectionnisme déguisé sous des motifs sanitaires. Il déplore le fait que la France ne profite pas des progrès réalisés pour le transport des viandes. Il réclame du « bon sens dans le maniement des taxes douanières », c’est-à-dire la diminution des droits prohibitifs pour permettre la reconstitution du troupeau national2500. La lutte anti-protectionniste est clairement un des axes majeurs du Syndicat de la Boucherie de Paris2501. Cette attitude se retrouve d’ailleurs chez les bouchers lyonnais et était d’hygiène publique de France (1906), nous renvoyons à Lion MURARD et Patrick ZYLBERMAN, L’hygiène dans la République : la santé publique en France ou l'utopie contrariée (1870-1918) , Fayard, 1996, pp 203208. 2495 Jean CLINQUART, op. cit., p 155. 2496 Jules CHARLES-ROUX, op. cit., p 515. 2497 Jean CLINQUART, op. cit., pp 376-377. 2498 Paul BEAUREGARD, « La crise de la vie chère », La Revue du Foyer, décembre 1911, p 220. 2499 L’Italie conquiert les régions côtières de la Libye en 1911, cédées par les Ottomans à la paix d’Ouchy (1912). 2500 2501 Paul BEAUREGARD, op. cit., pp 221-228. Notons que les bouchers n’ont pas suivi le retournement de position de la Chambre de commerce de Paris, opposée aux « privilèges » agricoles jusqu’en 1890 puis assaillie par les protectionnistes. Pour plus de détails, nous renvoyons à Philippe LACOMBRADE, La chambre de commerce, Paris et le capitalisme français (18901914), Thèse de doctorat, Paris X, 2002, pp 351-364 et pp 454-476. 486 sans doute la position dominante dans les instances syndicales nationales2502. Lors d’une réunion organisée le 20 juin 1911, « à laquelle assistaient un grand nombre de sénateurs, députés et conseillers municipaux de Paris et de la banlieue, M. Lefèvre, président de cette organisation, exposa dans un long rapport, en invoquant des chiffres, en apparence indiscutables, le fait du renchérissement de la viande2503 ». Maxime Lefèvre « assigne au renchérissement trois causes principales » : des causes d’ordre social (lois sociales de protection des travailleurs), des causes d’ordre commercial (augmentation des exportations de bestiaux à l’étranger, goût des consommateurs pour la viande des jeunes animaux, épidémies, regrat) et enfin, « une cause économique, à savoir l’influence de notre législation douanière qui, « par l’élévation de ses tarifs ou par les dispositions spéciales de certain es prescriptions introduites dans la loi sous le couvert de précautions sanitaires, empêche l’introduction en France de tout bétail ou de toute viande abattue provenant de l’étranger ou des colonies ». Les bouchers rendent donc clairement responsable le protectionnisme de la cherté de la viande en France. Louis Bruneau, qui défend la position des éleveurs, se fait alors un plaisir de contrer les arguments des libre-échangistes. « Il est permis de douter que ces diverses causes aient eu, sur le renchérissement de la viande de boucherie, toute l’influence qu’on leur attribue. Certes, les libre-échangistes ont beau jeu quand ils accusent notre législation douanière de grever les objets frappés de droits d’un impôt payé en définitive par les consommateurs, et de déterminer une hausse factice pour le plus grand profit des producteurs nationaux, ainsi protégés de la concurrence étrangère. Le calcul a souvent été fait de la part importante des droits de douane dans les dépenses d’alimentation des familles ouvrières 2504 ! ». Après une vibrante défense de la paysannerie méritante, Bruneau montre que l’élevage français se porte bien malgré les épidémies (qui ont « complètement décimé » les ovins) et les crises agricoles (sécheresse en 1904-1907 qui a entraîné une hausse des fourrages)2505. Il souligne les progrès quantitatifs mais aussi qualitatifs de l’élevage bovin, car « le rendement en viande des animaux est beaucoup plus élevé qu’autrefois 2506 ». Par ailleurs, il relativise l’impact des exportations de bétail français. Les récriminations des bouchers et des commissionnaires en bestiaux semblent tout à fait exagérées quand on analyse en détail les transactions passées à la Villette en 1910-1911. L’ironie du sort est curieuse : en 1889, les chevillards parisiens manifestent bruyamment contre « l’invasion » des moutons allemands ; en 1911 ils pestent contre les négociants allemands qui se ruent sur les bovins français ! Bruneau est plus indulgent sur d’autres points. « Nous ne prétendons pas, cependant, que toutes les assertions du Syndicat de la Boucherie parisienne soient également inexactes. 2502 Lors de l’assemblée du Syndicat de la Boucherie française en 1896, le président du syndicat lyonnais demande « l’allègement des taxes douanières sur les importations d’animaux étrangers ». Michel BOYER, Les métiers de la viande à Lyon de 1860 à 1914 : une étude sur la petite bourgeoisie, Thèse de Doctorat de 3e cycle, Lyon II, 1985, p 324. 2503 Louis BRUNEAU, « La cherté de la viande et ses causes », La grande revue, n°506, 10 octobre 1911, p 599. 2504 Ibid., p 602. 2505 Il faut reconnaître que la seconde moitié du XIXe siècle est une période faste pour l’élevage français. Outre la crise des ovins, « l’élevage se porte bien dans l’ensemble. Il renforce sa position à l’intérieur du produit agricole final : du début du siècle à 1862 il avait oscillé entre 29 et 32% ; en 1882 il atteint presque 39% ». M. AGULHON, G. DESERT, R. SPECKLIN, Apogée et crise de la civilisation paysanne (1789-1914), in G. DUBY et A. WALLON, Histoire de la France rurale, Seuil, 1976, tome 3, p 247. 2506 Louis BRUNEAU, op. cit., p 603. 487 Parmi les causes de renchérissement signalées par cette organisation, il en est tout au moins deux qui peuvent avoir exercé quelque influence : d’une part, la diminution considérable de nos ovins, tenant soit aux épidémies, soit au morcellement de la propriété, soit à la mise en valeur de terres jusqu’alors incultes 2507 ; d’autre part, le goût prononcé des consommateurs pour la chair des jeunes animaux, qui met obstacle à la reconstitution de nos troupeaux2508. Mais il convient immédiatement de remarquer que ces deux causes sont spéciales à deux catégories bien déterminées de bêtes et qu’elles ne peuvent suffire à expliquer le renchérissement général de la viande. Au surplus, les pertes de notre agriculture en ovins sont compensées, pour la consommation, par les envois considérables en France de provenance algérienne2509 ». Pour Bruneau, le droit de douane de 35 F par 100 kg de viande est dérisoire si « on le compare au prélèvement de près de 100 francs qu’opèrent, sur la même quantité de viande abattue, les intermédiaires » parisiens (commissionnaire en bestiaux, chevillard et boucher). La suppression de la protection douanière serait une catastrophe pour les éleveurs français selon Bruneau : « Ne craint-on pas de livrer notre marché, sans défense d’aucune sorte, aux agissements d’un trust étranger analogue à ceux dont la domination pèse parfois si lourdement sur les populations américaines ? Est-il bien certain, d’ailleurs, que le commerce de la boucherie, qui, dans sa réunion tout récente du octobre courant [1911], vient encore de réclamer, outre l’abrogation de la loi Debussy, des mesures spéciales pour favoriser l’importation du bétail colonial, se montre disposé à faire appel à la production extraterritoriale ? Qu’il nous suffise, à cet égard, de citer un fait caractéristique : du 1er janvier au 31 août 1911, c’est-à-dire au plus fort de la hausse, alors qu’il était possible d’importer de Tunisie, sous le bénéfice de la loi du 19 juillet 1890, 25 000 bovins et 100 000 ovins, les quantités introduites en France se sont élevées seulement à 1 073 têtes de gros bétail et 10 615 moutons. Chiffres vraiment dérisoires, et qui permettent de réduire à leur juste valeur les revendications de la boucherie française2510 ! ». e) La lutte contre les coopératives L’opposition entre le petit commerce et la coopération Le mouvement coopératif français, remontant aux années 1830, a connu de nombreuses vicissitudes, liées aux changements politiques. Autant les périodes révolutionnaires (Seconde République, Commune de Paris) ont constitué des périodes 2507 Ces raisons ont pu jouer un rôle, mais c’est avant tout « la concurrence faite au produit indigène par les laines d’Amérique et d’Australie dont les importations se développent à un rythme accéléré après 1860 » qui explique la grande régression du troupeau ovin français, outre « la diminution des chaumes, landes et jachères qui réduit la nourriture disponible, et la rareté croissante des bergers actifs, soigneux et probes ». M. AGULHON, G. DESERT, R. SPECKLIN, Apogée et crise de la civilisation paysanne (1789-1914), in G. DUBY et A. WALLON (dir.), Histoire de la France rurale, Seuil, 1976, tome 3, p 247. 2508 Cet argument est ancien. Il est déjà utilisé sous l’Ancien Régime, où des mesures strictes interdissent l’abattage des veaux trop jeunes pour permettre la préservation des troupeaux. 2509 2510 Louis BRUNEAU, op. cit., p 605. Louis BRUNEAU, « La cherté de la viande et ses causes », La grande revue, n°506, 25 octobre 1911, pp 811-812. 488 florissantes pour les associations ouvrières (de production ou de consommation), autant les gouvernements autoritaires ont pris des mesures freinant brutalement les initiatives enthousiastes des ouvriers. Ainsi, le coup d’Etat du 2 décembre 1851 a entraîné la dissolution de toutes les coopératives existant, y compris les nombreuses « sociétés alimentaires » qui s’étaient développées en province, notamment à Lyon 2511. A Paris, l’échec de la boucherie coopérative du banquier Cernuschi (1859-1862) va avoir un écho retentissant et va servir d’argument facile pour tous les adversaires de la coopération 2512. A partir de 1864, quand Napoléon III assouplit la réglementation sur les coalitions ouvrières, le mouvement coopératif de consommation reçoit certaines faveurs de l’Etat et connaît un regain rapide, qui va connaître un bref apogée pendant la Commune. Le régime d’Ordre moral est nettement hostile au mouvement coopératif et ouvrier, qui commence à reprendre des forces dans les années 1880. Le premier Congrès national des coopératives de consommation, animé par Charles Gide, se tient en 18852513. Alors que les grandes coopératives de consommation parisiennes se développent rapidement entre 1880 et 1900, le mouvement coopératif est affaibli dès 1890 par une division entre les coopérateurs « bourgeois », favorables une stricte neutralité politique (école de Nîmes autour de Charles Gide) et les coopératives socialistes, qui acceptent de financer les syndicats et les partis politiques socialistes (autour de la Bellevilloise)2514. Par ailleurs, il faut bien avouer que la boucherie est une activité qui s’adapte mal aux méthodes commerciales des coopératives de consommation : ce constat revient sous la plume de nombreux auteurs2515. Pour Charles Gide (en 1904), la boucherie est, « de toutes les formes d’entreprise la plus réfractaire à la coopération 2516 ». 2511 Le cas de la « boucherie sociétaire » de Grenoble (1851-1853) a été étudié avec brio par Anne LHUISSIER, Réforme sociale et alimentation populaire (1850-1914) : pour une sociologie des pratiques alimentaires, Thèse de sociologie, EHESS, 2002, pp 142-186. 2512 En 1859, le banquier républicain Cernuschi, voulant démontrer que la coopération pouvait réduire le prix de la viande pour les consommateurs, a créé une boucherie coopérative à Paris, qui s’est soldée par un échec retentissant 3 ans plus tard. Pour plus de détails, je renvoie à Henry MATROT, Vieux Souvenirs, 1910, p 51, ou au témoignage direct d’ Henri CERNUSCHI, Illusions des sociétés coopératives, Paris, A. Lacroix, Verboeckhoven et Cie, 1866, 103 p. 2513 Pour une approche des grands principes de la coopération française, je renvoie à Charles GIDE, Les sociétés coopératives de consommation, Colin, 1904, 192 p. 2514 Avant 1914, les grands coopératives parisiennes de coopération sont la Revendication de Puteaux (1866), l’Avenir de Plaisance (1873), la Moissonneuse du 11e arrondissement (1874), l’Egalitaire du 10e arrondissement (1876),), la Bellevilloise (1877). Pour plus de détails, je renvoie à deux ouvrages de Jean GAUMONT, Monographies coopératives : Les sociétés de consommation à Paris : un demi-siècle d’action sociale par la coopération, 1921, 73 p et Les mouvements de la coopération ouvrière dans les banlieues parisiennes, PUF, 1932, 388 p. 2515 Paul HUBERT-VALLEROUX, Les associations coopératives en France et à l’étranger , Guillaumin, 1884, p 293. Paul LEROY-BEAULIEU, « La coopération », Revue des deux mondes, 1er novembre 1893, p 103. J. SURCOUF, Les sociétés coopératives de consommation en France, Thèse de Droit, Rennes, 1902, p 85. Victor DE CLERCQ, « Les coopératives d’achat en gros entre petits commerçants et petits industriels », La Réforme Sociale, n°60, 1910, p 648. Marcel BAUDIER, Le commerce du bétail et de la viande en France, Thèse de Droit, Paris, 1914, p 266. Henri ROUY, La viande, PUF, 1949, p 90. 2516 Charles Gide donne divers arguments pour justifier les difficultés des boucheries coopératives. L’égalité des membres est difficile à réaliser à cause de l’inégalité de qualité des morceaux (le prix des morceaux varie de l’unité au quintuple). Des capacités techniques très spéciales sont nécessaires, tant pour l’achat de la viande sur pied que pour la façon de débiter les morceaux : il est difficile de remplacer « l’œil de maître ». La conservation est difficile, la vente irrégulière, le prix du bétail très variable, ce qui expose à de gros mécomptes. Une grande latitude existe dans la fixation des prix et la façon d’établir chaque morceau : le boucher baissera les prix ou fera des portions plus avantageuses pour les morceaux qui ne sont pas écoulés 489 La menace « collectiviste » devient plus aiguë aux yeux de l’opinion publique dans les années 1890, car les socialistes obtiennent de beaux succès aux élections municipales de 1892 et aux législatives de 18932517. A partir de 1893, les petits commerçants multiplient les attaques violentes contre les coopératives ouvrières de consommation. Jean Gaumont note qu’une «campagne démagogique de la plus grande violence, qui eut ses échos dans toutes les luttes électorales parisiennes en particulier, de 1893 à 1900, mit aux prises petits commerçants, « le commerce mensonger » comme disait Fourier, soutenu par les politiciens de tous les partis, et coopérateurs, du « commerce véridique », acharnés à la tâche impossible d’échapper à une loi habilement présentée à l’opinion comme devant supprimer un privilège fiscal » (la fameuse exonération de la patente)2518. Dans un article de 1893, l’économiste libéral Paul Leroy-Beaulieu reconnaît les avantages que les coopératives de consommation peuvent apporter. Nous utilisons ce point de vue car il provient d’un penseur libéral hostile au socialisme et au collectivisme, ce qui n’est pas le cas chez la plupart des coopérateurs2519. Par ailleurs, Leroy-Beaulieu soutient la méthode coopérative avec certaines restrictions, loin de la foi ardente dont fait preuve Charles Gide2520. Tout d’abord, Paul Leroy-Beaulieu reconnaît que « dans diverses branches, notamment dans beaucoup de celles qui se rattachent à l’alimentation, dans celles aussi qui concernent les engrais, la majoration des prix de détail est parfois énorme relativement aux prix du gros, et la difficulté est assez grande pour l’acheteur de contrôler la sincérité de la marchandise2521 ». Certains reproches adressés au commerce de détail ne sont donc pas dénués de tout fondement, malgré des critiques parfois excessives et surtout des généralisation abusives2522. Le crédit accordé aux consommateurs expliquerait, en partie, la cherté constatée quand la journée s’avance, « toutes libertés que prend à son gré un patron mais qu’on ne peut laisser sans inconvénient à un gérant ». Enfin : « Les bouchers s’arrangent avec leurs confrères pour se défaire des morceaux qu’ils ont en trop, lorsqu’ils n’en trouvent pas le débit dans leur clientèle : celui-ci pour les bas morceaux, celui-là au contraire pour les morceaux de choix. Mais une boucherie coopérative n’a pas cette ressource, les autres bouchers étant toujours à l’état de coalition tacite ou expresse contre elle. Et cette coalition peut même lui rendre très difficile et très onéreuse l’achat du bétail sur pied ». Charles GIDE, op. cit., pp 8687. 2517 Les « socialistes indépendants » (dont Alexandre Millerand est la figure de proue) ont obtenu 21 élus à la Chambre des députés en 1893, c’est-à-dire « plus que toutes les autres écoles réunies » (5 guesdistes, 4 vaillantistes, 2 broussistes, 5 allemanistes). Jean-Marie MAYEUR, La vie politique sous la Troisième République (1870-1940), Seuil, 1984, p 144 et pp 158-159. 2518 Jean GAUMONT, Histoire générale de la coopération en France : les idées et les faits, les hommes et les œuvres, Paris, Fédération nationale des coopératives de consommation, 1924, tome II, p 204. 2519 Leroy-Beaulieu voit dans la coopération, qui « rend plus aisé l’essor de l’élite de la classe ouvrière », un « utile instrument de progrès social, non pas un germe de palingénésie ». La vision sociale marxiste est donc clairement rejetée. Paul LEROY-BEAULIEU, « La coopération », Revue des deux mondes, 1er décembre 1893, p 574. 2520 Quand il présente les projets ambitieux de Charles Gide pour la coopération, notamment à travers le discours de 1889, De la coopération et des transformations qu’elle est appelée à réaliser dans l’ordre économique , Paul Leroy-Beaulieu n’hésite pas à railler la « simplicité héroïque » et le « mysticisme » de Gide. Plus loin, il dénonce les « imaginations où se complaisent les apôtres lyriques et mystiques de la coopération ». Paul LEROY-BEAULIEU, « La coopération », Revue des deux mondes, 1er novembre 1893, pp 104-105. 2521 2522 Ibid., p 89. Nous reconnaissons avec Paul Leroy-Beaulieu qu’il « serait très exagéré d’englober tout l’ensemble du commerce de détail d’un pays dans ces reproches de surenchérissement exagéré et de falsification des marchandises vendues ». Mais il faut bien avouer que les bouchers sont généralement assez concernés par les abus dénoncés chez les petits commerçants. Selon Leroy-Beaulieu, l’opinion publique a tendance à exagérer 490 dans le petit commerce. « En certains pays, notamment en France, une partie du commerce de détail, surtout dans l’alimentation, a l’habitude de faire crédit à sa clientèle, ce qui dans certains cas est utile à celle-ci, dans celui de maladie, par exemple, ou de chômage. Néanmoins, ces crédits entraînent une certaine perte d’intérêts et parfois aussi de capital qui oblige le commerçant à se récupérer sur les autres acheteurs. Les consommateurs qui seraient disposés à payer comptant supportent, de ce chef, une majoration de prix qui leur est onéreuse sans aucune compensation2523 ». Rappelons que la plupart des coopératives de consommation ne pratiquent pas la vente à crédit, clairement combattue par Charles Gide, notamment parce que la vente au comptant est un moyen de « moraliser » les ouvriers en leur apprenant à gérer leur budget et en les incitant à l’épargne 2524. Paul Leroy-Beaulieu expose différentes raisons qui peuvent expliquer la cherté des produits chez les petits commerçants. « Le commerce de détail morcelé est souvent, en outre, besogneux, jouissant lui-même de peu de crédit, d’informations restreintes, de sorte qu’il est obligé de payer assez cher les marchandises qu’il achète en gros, et qu’il ne peut pas toujours se procurer exactement les denrées qui conviendraient le mieux à l’acheteur et à un prix assez bas pour développer la consommation. Enfin, le commerce de détail, très morcelé, a pour le loyer, l’éclairage, le chauffage, les impôts, les transports, les employés, une proportion de frais généraux qui est très forte et qu’un appareil de distribution organisé beaucoup plus en grand pourrait réduire2525 ». Après avoir rappelé que les coopératives de consommation peuvent facilement dévier de leur but originel, en se rattachant à des partis politiques ou religieux, comme en Belgique2526, Leroy-Beaulieu note qu’elles « trouvent un avantage à s’entendre les unes avec les autres et, sans se confondre, à former des fédérations qui se prêtent un appui mutuel. Il advient alors qu’elles créent des magasins centraux d’approvisionnement, ce que l’on appelle des wholesale societies ; elles ne font plus seulement alors le commerce de détail, mais aussi celui de gros. Parfois également elles se mettent à fabriquer quelques-uns des produits qu’elles vendent 2527 ». Agiter ainsi en 1893 le spectre de la menace coopérative est assez tendancieux car, si l’Angleterre possède sa première fédération d’achats en gros depuis l’écart entre prix de gros et de détail (faible pour le vin et le sucre), mais il reconnaît que la différence est souvent « colossale » et exagérée dans la boucherie ou la pharmacie. 2523 Paul LEROY-BEAULIEU, op. cit., pp 89-90. 2524 La vente au comptant est une des quatre règles fondamentales du modèle rochdalien. Charles GIDE, Les sociétés coopératives de consommation, Colin, 1904, p 33. 2525 Cet appel de Leroy-Beaulieu à la grande distribution naissante ne rejoint absolument pas les vues des petits bouchers. Nous reviendrons sur les luttes du petit commerce contre les grands magasins. Paul LEROYBEAULIEU, op. cit., p 90. 2526 Outre les coopératives ouvrières souvent vouées à l’échec, Leroy-Beaulieu note que « la société de consommation, d’autre part, peut souvent s’appuyer sur des hommes des classes moyennes : des patrons, des fonctionnaires, qui la suscitent tantôt dans leur propre intérêt économique, tantôt par philanthropie ; elle peut aussi émaner parfois de municipalités ; quelquefois elle se rattache à de grands partis politiques ; on a ainsi en Belgique les Coopératives socialistes et les Coopérations catholiques ». Dans Three phases of cooperation in the West (1887), Amos Warner ne trouve guère à citer aux USA « qu’une catégorie de sociétés coopératives ayant eu un véritable succès, ce sont celles qui ont été fondées par les Mormons et qui ont en partie un caractère religieux ». Pour Leroy-Beaulieu, « le prosélytisme politique ou religieux qui les soutient et les rend florissantes pendant un certain temps peut soudain les abandonner et les laisser choir ». Paul LEROYBEAULIEU, op. cit., pp 91-92. 2527 Ibid., p 92. 491 1862 (à Manchester), il faut attendre 1906 pour voir apparaître les « Magasins en gros des coopératives de France ». Selon Leroy-Beaulieu, cette tendance à la concentration des coopératives les pousse vers le modèle capitaliste classique : « L’expérience prouve que la conception mystique des apôtres exaltés de la coopération n’a aucune chance de se réaliser. Les sociétés coopératives qui réussissent finissent presque toutes par se transformer en sociétés anonymes qui conservent à peine quelques traits distinctifs ». Ainsi, « au fur et à mesure qu’il se répand, s’étend et s’éloigne de son origine, le type coopératif perd de sa pureté2528 ». Paul Leroy-Beaulieu exhorte donc les coopérateurs à conserver des structures de petite taille et à se concentrer sur leur but initial : « diminuer le prix de diverses marchandises, en assurer mieux la qualité ou la pureté », toute volonté de généraliser le modèle collectiviste étant condamnable et vouée à l’échec 2529. Quand on confronte les visions de Paul Leroy-Beaulieu et de Charles Gide, on dispose de deux conceptions bien différentes de la coopération, du développement qu’elle doit prendre et du projet de société qu’elle véhicule. Si je simplifie, Gide considère que la coopération doit concerner progressivement tous les secteurs économiques (le commerce, mais aussi l’industrie et l’agriculture) et qu’elle est porteuse d’une projet social collectif, alors que pour Paul LeroyBeaulieu, la coopération ne sera jamais qu’un correctif de certains abus du commerce privé2530. Pour lui, la coexistence entre la coopération et le commerce privé est utile et « la plus grande part du domaine commercial appartiendra toujours plutôt à cette dernière forme ; celle du commerce spontané et intéressé, la plus générale, la plus souple, la plus inventive, celle qui met en jeu toutes les facultés de l’homme ». Par ailleurs, Leroy-Beaulieu tient que « c’est dans ce domaine de la distribution, cependant, que la coopération peut rencontrer le plus de triomphes ; on verra qu’elle est exposée à bien plus d’épreuves, sans être, toutefois, condamnée à une complète impuissance, quand elle aborde le crédit et la production proprement dite2531 ». Pour faire vite, Gide privilégie la solidarité et Leroy-Beaulieu la liberté d’entreprendre. Ces deux visions s’opposent également sur la question de la « société de consommation ». Nous utilisons volontairement un terme moderne, sans doute anachronique, car il est frappant de voir l’actualité du débat qui opposent Gide et Leroy-Beaulieu, sur la publicité et le consumérisme par exemple. Par delà les débats idéologiques entre liberté et solidarité autour de la question coopérative, il faut évoquer les débats politiques et les luttes sociales qui voient s’affronter les défenseurs et les opposants de la coopération, notamment à propos des avantages fiscaux qui lui sont octroyés dans les années 18902532. Jean Gaumont insiste avec raison sur le fait que la 2528 Ibid., p 108. 2529 Leroy-Beaulieu renvoie à son ouvrage, Collectivisme, examen critique du nouveau socialisme. Ibid., p 109. 2530 Les propos de Leroy-Beaulieu sont très clairs : « Ceux qui attendent de la coopération une rénovation sociale générale sont donc dans l’erreur ; l’expérience est sur ce point très pr obante ». Paul LEROY-BEAULIEU, « La coopération », Revue des deux mondes, 1er décembre 1893, p 573. Surcouf reste lui aussi assez dubitatif sur la légitimité de la coopération de consommation à transformer les conditions du salariat, tant au niveau de « la fusion des classes » que de la capacité des sociétés de consommation à « créer le capital nécessaire à l’émancipation de l’ouvrier ». Il ne partage pas les « chimères » de Gide, que la « plupart des économistes » considèrent « comme une utopie dont il est dangereux d’entretenir la classe ouvrière ». J. SURCOUF, op. cit., pp 220-229. 2531 2532 Paul LEROY-BEAULIEU, « La coopération », Revue des deux mondes, 1er novembre 1893, p 111. Suite à l’enquête de 1883, seule la coopération de production bénéficie de faveurs administratives. C’est surtout avec les lois de 1893 et de 1896 que la coopération de consommation bénéficie à son tour d’exemptions fiscales. Lors du 3e Congrès coopératif de Tours, en septembre 1887, un vœu est émis pour la non-vérification 492 patente constitue, « pendant de longues années, le plus grand instrument de division, la pomme de discorde entre les coopérateurs et les différents commerces de détail de l’alimentation. Elle l’était au sein de la coopération elle-même, où les uns acceptaient volontiers la charge de la patente qui eut donné aux coopératives le droit de vendre au public non sociétaire et d’exercer par là beaucoup plus largement que par le passé leur rôle de régulateur des prix et de moralisateur du négoce ; et où les autres s’obstinaient à repousser l’application d’un impôt qui, en les assimilant à des commerçants ordinaires eût fait perdre, croyaient-ils, aux coopératives le caractère d’œuvres désintéressées et d’amélioration morale auquel elles tenaient par-dessus tout2533 ». En juin 1893, les syndicats parisiens de l’épicerie et du Comité de l’Alimentation parisienne tiennent une grande réunion au Cirque d’Hiver pour protester contre la concurrence des coopératives de consommation. Dans le Temps du 22 novembre 1893, les commerçants publient la liste de leurs revendications adressées aux pouvoirs publics : « la limitation à 800 F par sociétaire la faculté d’achat annuel, la déchéance des sociétés vendant au public, interdiction de l’union syndicale pour l’achat en commun, la dissolution de toute société formée par les salariés de l’Etat en tant que fonctionnaires groupés, suppression des économats de chemins de fer et autres2534 ». Par la loi du 8 février 1896, les coopératives sont aidées fiscalement et financièrement, en application des théories « solidaristes » de Léon Bourgeois2535. Pour les radicaux au pouvoir, il s’agit de « permettre aux prolétaires l’apprentissage du métier de chef d’entreprise 2536 ». Jules Charles-Roux nous dresse un état des débats en 1896 sur les sociétés coopératives : « La coopération a des amis passionnés et des adversaires déterminés. Le 6 juillet 1895 avait lieu à l’hôtel des Sociétés savantes l’assemblée générale de la Ligue syndicale pour la défense des intérêts du travail. Une centaine de congressistes étaient présents. La coopération a été, de toutes les questions dont on s’est occupé, la plus importante et la plus longuement discutée. Conformément aux propositions de sa commission, l’assemblée s’est prononcée pour la suppression pure et simple des sociétés coopératives. Elle a même rejeté un amendement tendant au maintien, sous réserve de certaines restrictions, de la législation actuelle2537. Le même jour, s’ouvrait à la Maison du P euple français un Congrès ouvrier chrétien comprenant 75 groupes ouvriers de Paris et de la région2538. 1 800 personnes des poids et mesures dans les coopératives. Nous ne savons pas si les coopérateurs ont obtenu gain de cause sur ce point. J. SURCOUF, op. cit., pp 43-44. 2533 Jean GAUMONT, Histoire générale de la coopération en France : les idées et les faits, les hommes et les œuvres, Paris, Fédération nationale des coopératives de consommation, 1924, tome II, p 204. 2534 Ibid. 2535 Sur le solidarisme de Léon Bourgeois, nous renvoyons à Marc PENIN, « Les solidaristes et la question du travail », in Jean LUCIANI (dir.), Histoire de l’office du travail (1890-1914 ), Syros, 1992, pp 92-94. 2536 Jeanne GAILLARD, « La petite entreprise entre la droite et la gauche », in G. LAVAU, G. GRUNBERG et N. MAYER (dir.), L’univers politique des classes moyennes , FNSP, 1983, p 60. 2537 Il faut noter que la Ligue syndicale va, dès 1897, modérer son hostilité envers les coopératives : « elle ne demandait plus leur abolition, simplement leur soumission au droit commun » (notamment à la patente). Philip NORD, « Le mouvement des petits commerçants et la politique en France de 1888 à 1914 », Le mouvement social, n°114, janvier-mars 1981, p 41. 2538 Sur le mouvement de la « démocratie chrétienne » qui s’affirme à partir de 1892-93, nous renvoyons à René REMOND, Les deux Congrès ecclésiastiques de Reims et de Bourges (1896-1900), Sirey, 1964, à M. MONTUCLARD, Conscience religieuse et démocratie : la deuxième démocratie chrétienne en France (1891- 493 environ assistaient à la réunion. Après que le président eût affirmé que désormais les préoccupations sociales ne sauraient être monopolisées par les socialistes et les collectivistes, M. Rendu, ouvrier à Paris, a inauguré la série des études pratiques en exposant les bienfaits de la coopération et en préconisant l’extension des sociétés coopératives. Enfin, l’on n’a pas oublié le récent meeting des anticoopérateurs, ni l’imposante manifestation qu’ils projettent de faire devant le Sénat2539 ». Il s’agit sans doute de la grande réunion du Comité de l’alimentation de Paris qui s’est tenue en janvier 1896 au Cirque d’Hiver contre le projet de loi sur les coopératives (Lourties étant rapporteur), en présence de Nicolas Marguery (président du Comité), de Christophe (président de la Ligue pour la défense des intérêts du commerce et de l’industrie) et de la plupart des présidents des Chambres syndicales de l’alimentation parisienne 2540. Léopold Mabilleau note qu’au début de l’année 1896 « s’est tenu à Paris un grand meeting où étaient représentés, a-t-on dit, 180 000 patentés, des commerçants venus pour protester contre les atteintes qui seraient portées aux droits et aux intérêts de leur négoce par le projet de loi s’il était adopté 2541 ». Lors du meeting de janvier 1896, Vinay, président du Syndicat de l’épicerie en gros, crie « A bas les privilèges ! » et appelle à manifester devant le Sénat, alors que Marguery et Christophe tentent de calmer l’ardeur des troupes et de modérer leurs propos 2542. Jules Charles-Roux précise que « de son côté, le Congrès de la boucherie française n’avait pas hésité à faire connaître son sentiment. Il avait adopté à l’unanimité le vœu suivant : 1° que les sociétés coopératives de consommation soient assimilées à des sociétés commerciales ; 2° qu’elles en supportent toutes les charges, c’est-à-dire les impôts de patente établis pour chaque branche de commerce exploitées par elles, et l’inspection des denrées qu’elles mettent en vente. Cette attitude de la boucherie française est d’autant plus significative que, de tous les commerces qui touchent à l’alimentation, c’est elle qui a le moins à redouter la concurrence coopérative2543 ». Pour justifier cela, Charles-Roux renvoie au témoignage de Cernuschi sur l’échec de sa tentative de boucherie coopérative en 1859. A la lecture de ces lignes, on s’aperçoit que les patrons bouchers dénoncent avec véhémence la concurrence déloyale des coopératives. Cette hostilité n’existait pas avant 1880. Son apparition dans les années 1890 doit-elle être attribuée au contexte économique difficile (grande dépression et concurrence plus vive) ou aux succès rencontrés par les coopératives ouvrières ? A moins qu’ il s’agisse tout simplement d’un réflexe de défense face au développement du mouvement syndical ouvrier, de la législation sociale et du succès croissant des idées socialistes. En tout cas, l’argument de la patente est utilisé par les commerçants pour dénoncer la concurrence déloyale des coopératives. Selon Charles-Roux, certaines 1902), Seuil, 1962, et à Jean-Marie MAYEUR, Un prêtre démocrate, l’abbé Lemire (1853-1928 ), Casterman, 1968. 2539 Jules CHARLES-ROUX, « La question des viandes », La revue politique et parlementaire, tome 8, n°23, mai 1896, pp 290-291. Sur Lourties, je renvoie à Jean BENNET, Biographies de personnalités mutualistes (XIX-XXe siècles), Mutualité française, 1987, pp 289-291. 2540 2541 Léopold MABILLEAU, « La coopération : ses bienfaits et ses limites », La Réforme Sociale, 1er mai 1896, p 676. 2542 2543 On trouve un article sur ce meeting dans le Journal de la Boucherie de Paris, 26 janvier 1896. Jules CHARLES-ROUX, « La question des viandes », La revue politique et parlementaire, tome 8, n°23, mai 1896, p 291. 494 coopératives pourraient réussir à menacer la boucherie : « Si la plupart des sociétés n’osent s’exposer à un insuccès probable, si d’autres, après des tentatives malheureuses et de sérieux déboires, ont dû, comme « la Fraternelle » de Cherbourg, renoncer à cette spécialité, plusieurs coopératives, « la Laborieuse » de Troyes, « la Ménagère » de Grenoble, notamment, sont entrées dans cette voie et semblent s’y maintenir. Toujours est-il que la Chambre syndicale de la boucherie française, en prenant part au mouvement que provoque l’extension de la coopération, a fait preuve de vigilance et témoigné de sentiments de solidarité dont on ne saurait que la louer2544 ». Charles-Roux précise que le principe coopératif est tout à fait louable, mais par contre, il est inacceptable qu’on applique aux coopératives de consommation une législation particulière2545. Selon lui, le législateur s’est piqué de faire un « code complet de la coopération », en étendant aux coopératives de consommation les dispositions prévues pour celles de production. Devenues puissantes et tirant parti de la « bienveillance du législateur », les coopératives de consommation se sont vues accorder « des faveurs nombreuses et importantes », comme la simplification des formalités, l’exemption des droits pour les actes constitutifs, l’exonération de l’impôt pour les bonis répartis entre les associés, la réduction des frais relatifs aux transports de créances, et la suppression de la patente. C’est ce dernier « privilège » que les libéraux trouvent tout à fait choquant et injuste2546. Ils obtiendront satisfaction en avril 1905 quand une loi présentée par le gouvernement Combes « assujettit les coopératives à la fiscalité commune2547 » –nous reviendrons sur ce point. Dans une intervention du 27 avril 1893 à la Chambre des députés, Yves Guyot trouve que, « de tous les privilèges qu’elle organise, je n’en connais pas de plus flagrant et de plus choquant que celui qui consiste à exonérer de l’impôt des patentes et des licences des groupes commerciaux considérables qui feront une concurrence active aux autres commerçants ». La peur du monopole est présente chez Guyot, car de « gros négociants », des « capitalistes », approvisionnent les coopératives, et c’est eux qui profiteront de l’exemption de la patente et de la licence accordée aux coopératives2548. Le rapporteur du projet, Paul Doumer, traite simplement Guyot de « réactionnaire2549 ». Il n’en demeure pas moins que le Sénat, grâce à l’intervention « habile et énergique » de M. Nioche, a repoussé le projet d’exemption de la patente, en utilisant un argument fiscal de circonstance2550. A cause des coopératives, le Trésor perd tout : « le Trésor perd, parce que la société coopérative fait fermer les magasins et 2544 Jules CHARLES-ROUX, op. cit., p 292. 2545 Les coopératives de production et de crédit « procèdent de principes tout différents ». Les attaques de Charles-Roux ne portent que sur les coopératives de consommation. 2546 Charles Gide, le grand défenseur des coopératives de consommation, rappelle que la patente n’est exonérée qu’à la condition que la coopérative réserve ses ventes à ses membres : la vente au public leur est interdite (jusqu’en 1905). Charles GIDE, Les sociétés coopératives de consommation, Colin, 1904, p 88. 2547 Jeanne GAILLARD, op. cit., p 70. 2548 Jules CHARLES-ROUX, op. cit., p 295. 2549 Selon Charles-Roux, le vote-sanction du Sénat entraîna la démission immédiate de Paul Doumer, ministre des Finances dans le cabinet radical de Léon Bourgeois (novembre 1895-avril 1896). 2550 « L’amendement Nioche voté par 143 voix contre 89 » fait les gros titres de la presse professionnelle. Les bouchers se félicitent que les coopératives soient « soumises à tous les impôts » et ils savourent la démission de Lourties, rapporteur du projet de loi sur les coopératives. Journal de la Boucherie de Paris, 15 mars 1896. Cette victoire au Sénat est de courte durée car l’amendement Nioche du 13 mars 1896 est repoussé par le gouvernement et par la Chambre des députés. 495 diminue les patentes ; le Trésor perd, parce que tous les gens qui font partie de la coopérative ne paient pas. C’est le refuge de ceux qui ne veulent pas acquitter la patente, et pas autre chose2551 ». La démonstration est d’une mauvaise foi remarqu able. Charles-Roux en arrive à la conclusion qu’à cause des divers privilèges accordés aux coopératives de consommation, « la boulangerie, l’épicerie, la charcuterie, les commerces du vêtement et de la chaussure sont dès aujourd’hui sérieusement menacés par la coopération », et que la boucherie risque bientôt de subir le même sort, car le comte de Rocquigny a déclaré la guerre aux bouchers « dans un article fort vif que publie l’almanach de la coopération de 1895 2552 » – nous revenons plus loin sur le problème des « boucheries militaires » car c’est de cette question que traite l’article du comte de Rocquigny. Malgré ces débats houleux et ces oppositions multiples, les coopérateurs obtiennent des exemptions fiscales par la loi du 8 février 1896, sous le gouvernement de Léon Bourgeois. Paul Leroy-Beaulieu dénonce les « grandes faveurs » dont jouissent les coopératives françaises. Pour lui, « l’une, du moins, peut être considérée comme excessive et portant atteinte au principe d’égalité : on a exempté de la patente les sociétés coopératives de consommation ; c’est là un privilège et un abus, tout au moins pour celles de ces sociétés qui vendent à d’autres que leurs membres. On ne leur applique pas non plus l’impôt sur le revenu, sous le prétexte que leurs profits constituent une ristourne et non un dividende2553 ». On comprend alors pourquoi les commerçants français demandent l’application des mêmes règles pour les coopératives que pour le commerce privé (patente, juridiction commerciale, faillite, interdiction aux fonctionnaires et avocats de faire du commerce)2554. Charles Gide rappelle que la patente est certes exonérée pour les coopératives si la vente au public n’est pas pratiquée, mais les coopératives par actions sont soumises aux lois du commerce (article 68 de la loi de 1867, ajouté par la loi de 1893)2555. Selon la loi du 18 novembre 1898, les coopératives de consommation doivent respecter cinq conditions pour bénéficier de l’exemption de la patente : une constitution régulière ; une administration gratuite ; la vente exclusive aux associés ; la répartition des bonis entre les associés et l’admission d’associés dont la contribution personnelle mobilière est inférieure à 20 F (part de l’Etat) 2556. La lutte entre les petits commerçants et les coopérateurs est vive à la Belle Epoque, et pourtant, on pourrait considérer, à la suite de Paul Leroy-Beaulieu, que les deux ennemis obéissent tous les deux à une logique corporative « égoïste ». Pour illustrer ce défaut, LeroyBeaulieu n’hésite pas à utiliser des propos de Charles Gide et à exploiter sa méfiance pour les coopératives de production. En effet, dans un discours de 1889, Charles Gide constate que « toute association de producteurs, c’est-à-dire toute association d’individus exerçant le même métier et ayant par conséquent les mêmes intérêts professionnels, qu’elle s’appelle 2551 Jules CHARLES-ROUX, op. cit., pp 296-297. 2552 Ibid., p 301. 2553 Paul LEROY-BEAULIEU, « La coopération », Revue des deux mondes, 1er décembre 1893, p 570. 2554 Gide note que l’affiliation des fonctionnaires comme membre coopérateur fait débat à l’étranger en 1900. Charles GIDE, op. cit., p 130. 2555 Ibid., p 124. Le juriste Surcouf indique que les coopératives de consommation sont à la fois des sociétés de personnes et de capitaux, que ce sont des sociétés civiles en principe et que la responsabilité est limitée au montant des souscriptions. J. SURCOUF, Les sociétés coopératives de consommation en France, Thèse de Droit, Rennes, 1902, pp 128-134. 2556 Georges DURAND, Le petit commerce et les sociétés coopératives de consommation, Thèse de Doctorat de Sciences politiques, Faculté de Droit de Dijon, 1901, p 74. 496 corporation professionnelle, chambre syndicale ou association coopérative de production, a nécessairement une tendance à l’égoïsme, j’entends par là à faire prédominer ses intérêts particuliers sur l’intérêt général : l’égoïsme corporatif est encore plus développé et plus tenace que l’égoïsme individualiste, et vous me permettez bien de vous dire que les ouvriers, en cela, ne vaudront pas mieux que les patrons. Non seulement ces associations de production seront en état de guerre entre elles, comme le sont aujourd’hui les fabricants, et feront revivre ainsi l’état d’anarchie industrielle que nous nous appliquons justement à faire disparaître2557 ». Les moyens de lutte du petit commerce contre les coopératives Nous avons vu les différents reproches adressés par les petits commerçants aux coopératives de consommation. Il faut maintenant présenter les divers moyens de lutte et de résistance mis en place par les commerçants pour contrer la concurrence déloyale des coopératives. Entre 1900 et 1914, plusieurs thèses de droit traitent de ce sujet, preuve de son actualité brûlante et de l’âpreté des débats 2558. La figure du député Georges Berry (18521917) est centrale dans la controverse entre le petit commerce et les coopératives2559. Selon Georges Durand, les commerçants disposent de quatre moyens de lutte contre les coopérateurs : • réformer la législation sur la patente (réforme obtenue en 1905). • former des syndicats de petits commerçants. • utiliser l’association entre commerçant et consommateur. • utiliser les banques populaires2560. L’exonération de la patente pour les coopératives disparaît avec la loi du 19 avril 1905. « Sous l’action du lobby du commerce, la patente sera appliquée aux coopératives en 1905, moyennant quoi elles auront la possibilités de vendre au public, même non sociétaire. Cette question fit l’objet de nombreux débats au sein du mouvement coopératif ; en droit, l’exonération était justifiée par l’absence de profit des coopératives, mais certains défendaient l’idée que les sociétés auraient intérêt à accepter l’assujettissement à l’impôt pour pouvoir concurrencer à armes égales les commerçants patentés ; rappelons que les coopératives 2557 Charles GIDE, De la coopération et des transformations qu’elle est appelée à réaliser dans l’ordre économique, discours d'ouverture du congrès international des sociétés coopératives de consommation, tenu à Paris, au palais du Trocadéro, le 8 septembre 1889 (extrait de la Revue d'économie politiquede septembreoctobre 1889), Larose et Forcel, 1889, pp 18-20. BNF, 8° R Pièce 4264. 2558 Nous avons utilisé trois thèses de Droit : Georges DURAND, Le petit commerce et les sociétés coopératives de consommation, Dijon, 1901 ; Joseph BERNARD, Du mouvement d’organisation et de défense du petit commerce français, Paris, 1906 ; Pierre TRONEL, Essai sur l’organisation de la défense patronale , Lyon, 1911. 2559 Georges Berry (1852-1915), conseiller municipal de Paris (1881-1891) puis député de la Seine (1893-1915), était inscrit dans le groupe des républicains indépendants et progressistes. Il a écrit de nombreuses études économiques et sociales sur la mendicité, les bureaux de placement, la défense du petit commerce, etc. Pour plus de détails, nous renvoyons à Jean JOLLY (dir.), Dictionnaire des parlementaires français (1889-1940), PUF, 1960, tome 1, p 572. 2560 Nous ne développerons pas ce dernier point. Nous renvoyons à Georges DURAND, op. cit., pp 99-115. 497 vendaient les marchandises 15 à 30% audessous des prix du commerce de détail2561 ». Finalement, pour la plupart des coopératives de consommation, « la vente au public devenant libre, les bénéfices produits de cette vente couvrent largement cette imposition2562 ». C’est le député Georges Berry qui est à l’origine de la soumission des coopératives à la patente. Lors de la préparation de la loi du 19 avril 1905 sur les coopératives, le Syndicat de l’alimentation parisienne a eu des « exigence énormes » selon Charles Gide, car il a demandé que les coopératives de consommation « ne puissent admettre que des ouvriers ou que la faculté d’achat fût limitée à 800 F par sociétaire, et qu’il leur fût interdit de constituer des fédérations d’achat 2563 ». Joseph Bernard considère que la loi de 1905 protège le petit commerce, en aggravant les charges sur les grands magasins, mais que cette protection reste encore inefficace2564. En ce qui concerne la formation de syndicats de petits commerçants, tous les auteurs soulignent que cette solution est très difficile à mettre en place à cause de l’individualisme et de l’esprit de concurrence des commerçants, ce qui se comprend aisément. Georges Durand reconnaît que le système de l’achat en commun est facile à organiser pour les agriculteurs ou les gros producteurs (dans la métallurgie par exemple). « Mais un syndicat entre commerçants d’une même localité qui se disputent avec acharnement la même clientèle, du reste limitée, paraît d’un fonctionnement beaucoup plus difficile et beaucoup plus délicat 2565 ». Dans le cas même où les commerçants réussissent à former un syndicat, Georges Durand estime qu’ils auraient beaucoup de mal à s’entendre pour agir en commun. « Tel commerçant ne voudra pas acheter les mêmes articles que celui-là ; chacun tient à être vendeur de telle ou telle spécialité. De plus, chaque commerçant se soucie fort peu de faire connaître à son voisin le prix qu’il paie ses approvisionnements. Les uns voudront se servir à telle maison de gros, les autres à telle autre. Enfin il faudra fixer les prix de vente de chaque marchandise ; s’entendra-t-on pour la baisse des prix, et ces prix seront-ils longtemps respectés ? Autant de difficultés auxquelles on se heurte dès qu’il faut passer de la théorie à la pratique 2566 ». Face à ces propos pessimistes, le juriste Joseph Bernard a, en 1906, une vision plus optimiste. Il multiplie les exemples de sociétés d’achat en commun, comme la Société d’achats des charcutiers de Paris ou le Syndicat des bijoutiers Paris-Province. Depuis 1897, il existe à Bruxelles une Maison centrale des produits chimiques et pharmaceutiques. Depuis 1895, la Société d’approvisionnement général des coiffeurs de Paris achète des fournitures professionnelles pour quelque 300 coiffeurs. La Chambre syndicale des papetiers de Paris organise des achats en commun de crayons de papier et de plumes Humboldt pour 50 papetiers (sur les 300 que compte Paris). Il existe un projet de création d’une Association générale du commerce (inter-professionnelle), qui serait une société anonyme au capital de 1.250.000 F. Nous ne savons pas si elle a vu le jour. La société d’achats la plus prospère de France serait, en 1906, la Sadla (Société auxiliaire de l’alimentation), société anonyme au 2561 Jean-Jacques MEUSY, op. cit., p 49. 2562 La Bellevilloise, n°69, 18 avril 1909. 2563 Charles GIDE, Les sociétés coopératives de consommation, Colin, 1904, p 167. 2564 Joseph BERNARD, Du mouvement d'organisation et de défense du petit commerce français , Thèse de Droit, Paris, A. Michalon, 1906, p 133. 2565 Georges DURAND, op. cit., p 85. 2566 Ibid., p 87. 498 capital de 400 000 F, fondée en 1900 par des épiciers de province pour lutter contre les grands magasins d’alimentation parisiens. Distribuant surtout des produits coloniaux, la Sadla rassemble 360 maisons en 1904 et 435 en 19062567. Charles Gide note qu’en 1904 cette coopérative en gros a un projet de grandiose magasin de vente à Paris2568. Nous ne savons pas si ce projet a été réalisé. Alors qu’il juge le syndicat de petits commerçants pénible à créer et stérile dans ses résultats, Georges Durand recommande l’association entre commerçants et consommateurs, à condition de respecter certaines précautions pour ne pas connaître le même échec que la société des « Coupons commerciaux » (fondée dans les années 1890 par « Savary, député de la Manche, homme fort intelligent du reste, mais pas toujours d’une honnêteté scrupuleuse2569 »). Il s’agit d’un système simple où le consommateur s’engage à acheter régulièrement (et au comptant) chez un commerçant en échange d’une ristourne déterminée. Les commerçants font des remises de 10% à leurs clients s’ils paient comptant ou remettent des timbres-rabais ou timbres-primes échangeables contre marchandises, comme à Genève2570. En France, le système est utilisé par les associations d’étudiants qui « recommandent tels ou tels fournisseurs à leurs membres en les assurant d’une réduction de 10 ou 15% ». Georges Durand cite divers exemples. « Les Compagnies de chemins de fer ont également leur pharmacien dans chaque ville importante, et ce dernier, après entente avec la Compagnie, consent aux employés une réduction qui va jusqu’à 20%. Les sociétés de secours mutuels ont également des remises importantes faites à leurs membres chez divers fournisseurs ». A Lyon, en 1901, une union entre producteurs et consommateurs serait « en voie de réussite » en ce qui concerne la boucherie, mais nous ne savons pas si la tentative a connu le succès espéré2571. S’il s’agit de « l’Un ion des syndicats agricoles du Sud-Est qui avait fait une tentative pour la vente directe de la viande par le producteur au consommateur et avait établi, à Lyon, une boucherie et plusieurs succursales », il est clair que cette tentative a échoué, car, avant 1914, l’Union « a dû fermer tous ses établissements et liquider avec des pertes sensibles2572 ». Si l’association entre commerçants et consommateurs n’est guère développée, c’est à cause de la torpeur, du scepticisme et de l’esprit routinier du petit commerce, selon Durand : « Il faut évidemment qu’en présence du mouvement corporatif, et si véritablement il veut lutter avec avantages, le petit commerce sache faire des sacrifices. Le premier, croyons-nous, est de laisser de côté cet esprit fraudeur, cette trop grande âpreté au gain, pour entrer résolument et franchement dans la voie que nous lui traçons2573». Durand lance un appel à l’innovation et à la souplesse : « Tout se transforme de nos jours, et il faut que le petit 2567 Joseph BERNARD, op. cit., pp 103-117. 2568 Charles GIDE, op. cit., p 162. 2569 Georges DURAND, op. cit., p 90. 2570 Charles GIDE, op. cit., p 124. 2571 Georges DURAND, op. cit., p 94. 2572 Marcel BAUDIER, Le commerce du bétail et de la viande en France, Thèse de Doctorat de Droit, Paris, 1914, p 285. 2573 Georges DURAND, op. cit., p 95. 499 commerce, s’il veut continuer à vivre, renonce à ses vieilles habitudes, à sa mollesse, qu’il suive le progrès, se plie aux nécessités du moment 2574 ». La solution des ristournes commerciales, préconisée par Durand en 1901, n’a pas été du goût du Syndicat des bouchers lyonnais, qui a fait en 1911-1912 un procès contre « l’Union commerciale des timbres-remises » pour éviter que tout intermédiaire s’immisce entre le boucher et ses clients. Cette société voulait « étendre à la boucherie le système consistant à former un réseau de commerçants distribuant à leurs clients des vignettes dont la valeur est proportionnelle à celle des achats (vignettes collées sur des carnets qui, remplis, donnent droit à des primes). Ce procédé, qui par nature perd son intérêt s’il est étendu à tous les commerçants, divise les bouchers. Mais une majorité (sans doute celle qui n’en profite pas) pousse le syndicat à forcer ses membres ayant adhéré au système à rompre ses contrats avec « l’Union commerciale des timbres-remises ». Puisque le syndicat contrôle en partie le service des abattoirs et organise le transport de la viande tout comme la fourniture de la glace, les pressions qu’il exerce sont efficaces. Des coups sont même échangés, puis « l’Union commerciale des timbres-remises » perd en instance et en appel les procès qu’ elle a intentés au syndicat pour entrave à la liberté du commerce. Entre autres attendus, le tribunal déclare : « le Syndicat avait le droit de prononcer la mise à l’index de tout contrevenant à l’accord intervenu pour la suppression des timbres-remises2575 ». Cet exemple local relativise beaucoup le discours théorique des juristes qui écrivent sur la coopération et sur la défense du petit commerce. Les bouchers lyonnais ne sont pas les seuls à lutter contre les timbres-rabais et les timbres d’escompte. Dans un rapport de 1905, le député Georges Berry estime que le commerçant est doublement trompé car le monopole promis disparaît et les pertes sont supérieures aux profits. Les sociétés émettrices de timbres exploitent les commerçants d’une façon scandaleuse. Dans le Radical, Albert Pelletier organise une campagne contre les timbres rabais en 1903. Le comité de l’alimentation de Paris entame des démarches auprès du gouvernement et de la Chambre des députés contre cette pratique abusive. Au Québec, les conseils municipaux peuvent interdire les timbres rabais depuis 1902. Joseph Bernard se félicite que de nombreux syndicats de l’alimentation, au Havre, à Amiens, à Royan, rejettent ce système en 1902-1903. En mai 1903, c’est l’Algérie entière (suite à la résistance des commerçants de Philippeville) qui refuse les timbres-rabais d’une société de Montpellier. Par contre, le système de l’Union commerciale d’escompte de Genève est présenté comme un modèle à suivre : il s’agit de jetons remis par les marchands aux acheteu rs payant comptant2576. Le Journal de la Boucherie de Paris publie de nombreux articles où s’exprime l’hostilité contre les timbres-primes : Eugène Genest réclame leur suppression en 1910 car ils constituent une tromperie2577. Charles Gide note que le petit commerce n’hésite pas à utiliser une arme cynique, le boycott, contre les coopératives. « Les commerçants dans certaines villes, comme à Edimbourg pour la boucherie, à Sainte-Hélène en Angleterre, ont organisé le boycottage des sociétés coopératives, c’est-à-dire non seulement empêchent les commerçants en gros et les 2574 Ibid., p 97. 2575 Michel BOYER, Les métiers de la viande à Lyon de 1860 à 1914, Thèse pour le Doctorat de 3e cycle, Lyon II, 1985, p 325. 2576 Joseph BERNARD, op. cit., pp 171-175. 2577 Journal de la Boucherie de Paris, mars 1910. 500 fabricants de leur vendre, sous peine de se voir retirer leur clientèle, mais menacent de renvoi tous ceux de leurs employés qui feraient partie d’une coopérative 2578 ». Par exemple, en 1897, les bouchers de Glasgow ont lancé une grande guerre contre les coopératives de gros. « Ils boycottèrent tous les marchands et éleveurs de bétail qui fournissaient de la viande aux coopératives, et étendirent leur boycottage jusqu’aux Etats-Unis et jusqu’aux bateaux qui faisaient le transport. Ils réussirent même, avec la complicité du Conseil municipal de Glasgow, à fermer les abattoirs à la coopérative pour l’empêcher de faire abattre elle-même. Néanmoins, les fermiers restèrent réfractaires au boycottage et cette campagne n’eut d’autre résultat que d’attirer à la coopérative un grand nombre de nouveaux adhérents et de provoquer la création d’une caisse de résistance ( Cooperative Defense Fund) qui recueillit tout de suite de toutes les sociétés anglaises 400 000 francs2579 ». En Hollande, les boulangers de certaines villes se sont mis d’accord pour exiger de leurs fournisseurs qu’ils ne livrent plus rien aux coopératives. En 1903, l’Union des commerçants de Levallois-Perret a organisé un boycott à l’embauche des ouvriers clients des coopératives de consommation 2580. Les rapports sont donc très tendus à la Belle Epoque entre les coopératives de consommation et les petits commerçants, tant en France qu’à l’étranger. Voyons maintenant comment le principe coopératif (passablement dénaturé) a été utilisé par certains commerçants (dont les bouchers) comme moyen de lutte collective, comme instrument de renforcement corporatif. La coopération devient un moyen de lutte pour les bouchers Si les « boucheries municipales » et les coopératives de consommation semblent faire la quasi-unanimité contre elles chez les auteurs libéraux, le principe coopératif n’est pas repoussé avec autant de véhémence, car certains y voient un moyen pour les petits commerçants de résister aux grands magasins, d’autres un bonne façon de se débarrasser de tous les intermédiaires « parasites » de la filière viande. Ainsi, dans un article de 1911 sur les causes de la cherté de la viande, Louis Bruneau, après avoir dénoncé les profits abusifs et les pratiques commerciales frauduleuses des intermédiaires commerciaux (commissionnaires en bestiaux, mandataires aux Halles, chevillards et bouchers détaillants), propose comme solution la coopération pour défendre les intérêts des éleveurs et des consommateurs. « La question de la cherté de la viande ne se posera plus, avec cette acuité qui la rend depuis de si longs mois particulièrement douloureuse pour la population active et travailleuse du pays, lorsque les producteurs agricoles et les consommateurs, respectivement regroupés, pourront s’entendre directement, sans l’entremise d’agents inutiles et coûteux. La création de coopératives municipales nous semble peu désirable, et de telles institutions, à la gestion desquelles nos services publics paraissent, pour longtemps encore, complètement inaptes, sont tout au plus bonnes à servir de régulateur des prix. La véritable solution doit être cherchée, à notre avis, dans le développement des coopératives agricoles ayant pour mission d’organiser la vente collective du bétail, dans la création d’abattoirs régionaux permettant le transport de la viande abattue dans de meilleures conditions d’économie et d’hygiène, et dans le 2578 Charles GIDE, op. cit., p 124. 2579 Ibid., p 163. 2580 Joseph BERNARD, Du mouvement d'organisation et de défense du petit commerce français , Thèse de Droit, Paris, A. Michalon, 1906, pp 64-65. 501 groupement des consommateurs en coopératives2581 ». Notons que ce discours présente de frappantes ressemblances avec celui de Paul Beauregard, économiste de la « suite libérale française », proche de Paul Leroy-Beaulieu2582. En 1922, le ministre de l’agriculture Henry Chéron soutient la création d’abattoirs coopératifs en province, ce qui déclenche la fureur des chevillards de la Villette – nous y reviendrons2583. Nous sommes loin de l’idéal coopératif des premiers socialistes utopistes. A la Belle Epoque, la coopération n’est plus l’apanage des ouvriers et des penseurs socialistes. Outre le mouvement des coopératives de consommation admirablement animé par Charles Gide (en « concurrence » avec les organisations qui se revendiquent ouvertement ouvrières et socialistes), le modèle coopératif attire divers groupes sociaux qui y voient un bon moyen pour résister à la concurrence des grands « monopolisateurs ». Le cas des coopératives agricoles a suscité de nombreuses études2584. La première coopérative agricole a été créée en 1865 au Danemark, puis les associations se sont multipliées en Allemagne, en Belgique et surtout en Hollande. Autorisés en France par la loi du 21 mars 1884, les syndicats agricoles se sont rapidement multipliés (900 en 1892, 6000 en 1920), mais « le paysan français, fortement individualiste, jouissant d’un bien-être modeste dont il se contente, ne recourt à la coopération qu’en période de crise, quand, acculé à de grosses difficultés, il finit par apprécier à leur juste valeur les avantages de l’association 2585 ». Marcel Baudier note que les efforts coopératifs des syndicats d’élevage sont encore peu développés en 1910 car on ne compte que 42 syndicats (comprenant 2468 membres), dont l’action se limite à 15 départements, à la possession d’un animal reproducteur de race et à la diffusion de manuels zootechniques2586. Nous ne savons pas trop si des coopératives d’éleveurs ont réellement réussi à représenter une force économique importante, capable d’intervenir de façon durable et notable sur les approvisionnements en viande de Paris. Il semble qu’avant 1945, aucune coopérative d’éleveurs n’a jamais réussi à percer et à pouvoir remettre en cause la position dominante des mandataires des Halles centrales et des commissionnaires en bestiaux de la Villette. Des études complémentaires seraient nécessaires pour avoir plus de détails sur cette question2587. 2581 Louis BRUNEAU, « La cherté de la viande et ses causes », La grande revue, n°506, 25 octobre 1911, p 813. 2582 Le discours de Paul Beauregard est exposé plus loin, à propos du prix de la viande entre 1870 et 1914. Paul BEAUREGARD, « La crise de la vie chère », La Revue du Foyer, décembre 1911, pp 199-230. 2583 c (1829-1974), Pierre HADDAD, Les chevillards de la Villette : naissance, vie et mort d'une orporation Thèse de Doctorat, Paris X, 1995, p 242. 2584 Paul Leroy-Beaulieu insiste sur le fait que les syndicats agricoles ont un « caractère différent des sociétés de consommation proprement dites ». Pour lui, ils « se rapprochent plutôt jusqu’ici des associations que fonda Schulze Delitzsch vers 1850 pour l’achat en commun des matières premières dont les petits artisans avaient besoin ». Paul LEROY-BEAULIEU, « La coopération », Revue des deux mondes, 1er novembre 1893, p 103 et p 110. 2585 Claude PRUDHOMME, La question des halles et le problème actuel du ravitaillement de Paris, Doctorat de Droit, Paris, 1927, p 179. 2586 Marcel BAUDIER, Le commerce du bétail et de la viande en France, Thèse de Doctorat de Droit, Paris, 1914, p 288. 2587 Pour Pierre Haddad, c’est « à partir de 1959 que l’organisation des éleveurs prit une extension très spectaculaire dans la plupart des régions de production, et que la boucherie en gros prit véritablement conscience du péril que représentait pour elle le circuit de type coopératif ». Constitués sous forme de syndicats de collecte ou, le plus souvent, sous forme de coopératives ou de SICA (Société d’intérêt collectif agricole), les groupements de producteurs parviennent à contrôler 6% de la production carnée française dans 502 En 1914, Marcel Baudier indique que les syndicats agricoles français sont en retard au niveau de la mise en application des méthodes coopératives dans la filière viande et qu’ils pourraient prendre modèle sur la Fédération générale des coopératives agricoles d’Autriche, qui a fondé en 1907 un établissement affecté à la vente du bétail de boucherie sur le marché central de Vienne, « dans le but d’y procéder à la vente du bétail que les agriculteurs des différentes contrées de l’Empire lui enverraient ». Le système concerne surtout les porcs (133 650 têtes de bétail vendues en 1911 à Vienne) et a été imité à Prague, Graz, Linz, Olmutz, Lemberg, Marburg et Czernowitz2588. Encore peu utilisée par les éleveurs, inefficace quand elle émane des consommateurs, la coopération peut « rendre des services effectifs et durables lorsqu’elle émane des bouchers » selon le juriste Marcel Baudier. « Certes, on sera peut être tenté de voir dans une association de ce genre, une entente visant à la fois le producteur et le consommateur. C’est une erreur, car l’entente existe aujourd’hui [en 1914] dans la plus large mesure, qu’elle se manifeste ou non par l’existence d’un Syndicat de bouchers. La coopération des bouchers vise naturellement à la diminution du prix de revient de la viande nette, dans le but d’obtenir un supplément de bénéfice ; mais ce résultat, s’il est obtenu, a inévitablement pour résultat de faire baisser le prix de la viande au détail et hausser le prix de vente à l’étable 2589 ». Les vertus du capitalisme sont décidément infinies ! Marcel Baudier n’envisage pas un seul instant que les profits soient simplement retenus par les bouchers… hypothèse qui ne me semble pas irréaliste. Baudier vante les vertus de l’association chez les patrons (les commerçants) après avoir souligné les piètres résultats de la coopération chez les ouvriers (les consommateurs), sans jamais évoquer le fossé économique de départ, c’est-à-dire le pouvoir de l’argent. Les patrons bouchers ont utilisé la coopération pour résister à la concurrence du « grand capitalisme ». Si le système coopératif ne semble jamais avoir tenté les chevillards, sans doute à cause de leur grand individualisme et leur esprit de concurrence développé au plus haut point, il a clairement été utilisé par les bouchers de détail dans quelques cas précis2590. Souvenons nous que, dans le cadre corporatif, les bouchers parisiens avaient l’habitude de vouloir se regrouper sous des formes proches de la coopération pour le traitement et le négoce des cuirs ou des suifs, avec les échecs que nous savons (avant et après 1858). A la Belle Epoque, les initiatives « collectives » prises par le Syndicat de la boucherie de détail de Paris vont connaître davantage de succès, dans le domaine des assurances (Boucherie-Incendie fondée en 1894, mutuelle Richelieu fondée en 1899), de la fonte des suifs (Fondoir central de la Boucherie de Paris fondé en 1886) ou du négoce en gros des viandes (« Société coopérative de la Boucherie » fondée en 1914). les années 1960. Pierre HADDAD, op. cit., p 245. La SOCOPA, société coopérative d’abattage créée par des éleveurs, a été un concurrent non négligeable pour la cheville française à partir des années 1960. 2588 Marcel BAUDIER, op. cit., pp 285-286. 2589 Ibid., p 273. 2590 En 1893, les chevillards parisiens possèdent une « Mutualité de la boucherie en gros », alimentée par des cotisations patronales, qui paie les soins des ouvriers blessés pendant le travail. Le Syndicat des chevillards a fondé en 1898 une « Union de la Boucherie en gros de Paris » pour l’exploitation coopérative des sousproduits de boucherie (cinquième quartier), qui semble avoir disparu vers 1918-1920. En 1906-1914, l’usine de l’Union se trouve à Aubervilliers et est dirigée par Mulet. Le capital est divisé en actions de 50 F, placées exclusivement chez les titulaires d’échaudoirs. La Mutualité corporative, bulletin n°51, 30 novembre 1906. BNF, Jo 15026 503 Bien sûr, il serait erroné de parler de « coopératives » au sens étroit du terme, selon les critères définis par Charles Gide par exemple, mais il faut bien reconnaître que toutes les sociétés anonymes fondées par les responsables syndicaux patronaux parisiens entre 1880 et 1914 ont un caractère collectif marqué. Le peu d’informations dont nous disposons font apparaître un fonctionnement assez original de ces institutions, basées sur de nombreux petits actionnaires qui appartiennent pour la plupart au milieu professionnel des bouchers, avec des primes ou des avantages divers réservés aux professionnels actionnaires (par des ristournes ou des contrats spécifiques plus avantageux). Ces deux aspects présentent bien une parenté étroite avec le fonctionnement des coopératives ouvrières, au niveau de l’homogénéité sociale des souscripteurs de la société et au niveau des avantages exclusifs dont bénéficient les actionnaires qui partagent le même métier. Notre principal problème réside dans l’accès aux sources pour vérifier la véracité du fonctionnement proclamé d’une société privée. Dans le cas des coopératives ouvrières de consommation, les comptes et les rapports d’activité sont facilement publiés pour assurer la transparence vis-à-vis des sociétaires, des instances coopératives nationales et des pouvoirs publics. Jusqu’en 1905, l’exemption de la patente est réservée aux coopératives qui vendent exclusivement à leurs adhérents et non au public. Cela suppose que la comptabilité de la société puisse être facilement contrôlable par les autorités compétentes. Les sociétés anonymes privées ne bénéficiant d'aucune exemption fiscale, l’Etat ne peut leur imposer de dévoiler autant d’informations. Ainsi, nous en sommes réduits à faire des hypothèses sur la structure du capital des sociétés corporatives de la Boucherie, comme elles s’intitulent souvent elles-mêmes, sans pouvoir en certifier la validité. C’est souvent à partir de publicités ou de témoignages oraux que nous appréhendons, plus ou moins bien, le fonctionnement interne des sociétés anonymes fondées et/ou dirigées par le Syndicat de la Boucherie de Paris. La société sur laquelle nous avons le moins de renseignement est la « Factorerie syndicale de la Boucherie française », SA au capital de 200 000 F, fondée en 1895, siégeant au 37 rue Quincampoix (Paris 4e), dont nous ne connaissons pas l’objet 2591. Vient ensuite la « Société d'exploitation des sous-produits de la boucherie». Cette société anonyme fondée le 5 août 1898, s’occupe de l'exploitation directe et générale des sangs, viandes et os, des suifs pour la stéarinerie et savonnerie, de la production d’engrais azotés et d’acide phosphorique, d’huiles fines de graissage, d’os pour la tabletterie, de laines et d’albumine de sang. Ces informations proviennent d’une publicité parue en 1906 dans l’organe de presse de la société de secours mutuel de la boucherie de Paris2592. Il s’agit vraisemblablement d’une société corporative fondée, dirigée et financée par des chevillards parisiens. Apparemment, cette société aurait été fondée par le Syndicat de la boucherie en gros de Paris, mais nous manquons d’informations fiables 2593. Par contre, dans le cas du Fondoir central de la Boucherie de Paris, SA créée en 1886 par le Syndicat de la Boucherie de Paris et dirigée – au moins jusqu’en 1914 – par des bouchers parisiens, il est clair que nous avons à faire à une société corporative, fondée « pour la fabrication et l'exploitation de ses suifs par la Boucherie elle-même». A défaut de connaître précisément la composition du capital de la société, le fait que les responsables syndicaux en soient les directeurs ou les administrateurs montre bien l’esprit 2591 Archives de la Préfecture de Police de Paris, DA 722. 2592 La Mutualité corporative, bulletin n°51, 30 novembre 1906. BNF, Jo 15026 2593 Je pense que la « Société d'exploitation des sous-produits de la boucherie» et « l’Union de la Boucherie en gros de Paris » ne forment en fait qu’une seule et même société, le nom de la SA variant selon les sources. 504 « corporatif » de l’entreprise. Nous ne revenons pas sur cette société que nous avons déjà évoquée à propos du syndicalisme patronal. Outre le Fondoir central, le Syndicat de la Boucherie de Paris a participé à la création de deux sociétés d’assurances : la Boucherie-Incendie et la mutuelle Richelieu. Camille Paquette nous renseigne utilement sur ces deux sociétés. La Boucherie-Incendie est une SA d’assurances créée le 6 juillet 1894, au capital de 200 000 F (2000 actions de 100 F) 2594. Son siège social se trouve au 37 rue Quincampoix (Paris 4e). Les premiers directeurs étaient d’anciens bouchers (Bary entre 1894 et 1904, puis Dumaine entre 1904 et 1924 environ). Comme l’indique une publicité de 1904, la Boucherie-Incendie est une société d'assurances à primes fixes contre l'incendie, avec participation pour les assurés de 50% dans les bénéfices. En 1904, la capital atteint un million de francs. La société assure « contre l’incendie les objets mobiliers et immobiliers appartenant à des bouchers ou à des personnes exerçant une profession similaire ». Camille Paquette note que « les risques furent plus tard étendus à toutes les professions classées dans les risques simples ». Vers 1914, la société change de nom pour s’appeler désormais l’Assurance moderne et le siège social est transféré 116 rue de Rambuteau (Paris 4e). Vers 1924, « la participation des assurés aux bénéfices fut annulée, pour permettre de consolider les réserves qui sont absolument nécessaires à toute compagnie d’assurances pour lui permettre de faire face à ses engagements dans toutes les circonstances ». La dimension « coopérative » s’estompe donc à partir de 1924, mais il faut souligner que, jusqu’à cette date, ce sont d’anciens bouchers qui ont dirigé la compagnie, preuve du caractère fortement corporatif de la société pendant 30 ans. D’ailleurs, dans les années 1930, M. Dumaine apporte encore, « malgré qu’il soit à la retraite, une collaboration dévouée à l’institution à la tête de laquelle il est resté pendant plus de 20 ans 2595 ». Nous ne connaissons pas le devenir de la société après 1930. Concernant la mutuelle Richelieu, il s’agit d’une création collective car les différents syndicats parisiens de l’alimentation y prirent part, sous l’impulsion de Nicolas Marguery, président du Comité de l’alimentation parisienne. C’est le vote de la loi du 8 avril 1898 sur les responsabilités des accidents dont les ouvriers sont victimes dans leur travail qui va inciter les syndicats patronaux à créer en 1899 « l’Alimentation », société d’assurance mutuelle contre les accidents du travail (siège social au 24 rue Richelieu, Paris 1er). Eugène Genest, secrétaire général de la CNBF, invite dans divers articles du Journal de la Boucherie de Paris les patrons bouchers à souscrire une assurance à l’Alimentation 2596. A chaque fois qu’un accident du travail grave se produit, parfois mortel, le rédacteur du journal des bouchers en profite pour rappeler aux patrons leurs responsabilités (le patron doit apprendre à son employé à bien tenir le couteau) et les encourage à rejoindre la société d’assurances de la profession 2597. C’est un ancien boucher, Charles Tantin, trésorier honoraire du Syndicat de la boucherie de Paris, qui dirige la société d’assurances dans les années 1920 et 1930 « avec 2594 Dès 1892, le boucher Chéron avait lancé un projet de création d’une société d’assurance contre l’incendie, qui avait été abandonné faute de souscripteurs suffisants. Journal de la Boucherie de Paris, 6 octobre 1892. 2595 Camille PAQUETTE, Histoire de la boucherie, Paris, Le Réveil économique, 1930, p 125. 2596 Journal de la Boucherie de Paris, 1er avril 1906. 2597 Un accident mortel se produit à Nantes le 1er mai 1910 : le garçon boucher Chedotale, 24 ans, dépèce un quartier de viande à l’étal. Le couteau glisse et vient s’enfoncer dans la cuisse gauche, sectionnant l’artère fémorale. Il meurt après avoir été transporté à l’Hôtel Dieu. C’est le quatrième accident de ce type déclaré en un an à l’ Alimentation. Journal de la Boucherie de Paris, 8 mai 1910. 505 autorité et compétence, grâce à l’esprit d’assimilation rapide dont il est doué 2598 ». Une publicité de 1922 indique les diverses activités de l’ Alimentation : assurances individuelles (avec des contrats spéciaux pour fils de patrons), assurances de responsabilité civile envers les tiers, assurances collectives « loi 1898 », assurances pour les gens de maison, chevaux, voitures, cycles, automobiles et chasse. Entre 1904 et 1922, la compagnie a remboursé 1.500.000 F à ses sociétaires. Au 30 septembre 1921, le total des valeurs et espèces s’élève à 7.501.057 F (actif de la société) 2599. Après 1922, la compagnie change de nom et s’appelle désormais la « Mutuelle Richelieu ». Une publicité de 1937 indique que la compagnie propose des assurances contre les accidents et contre l’incendie et dispose de 43 millions de francs de réserve2600. Nous ne disposons pas d’informations complémentaires sur cette société. Si nous considérons les trois SA créées entre 1886 et 1899, le Fondoir central, la Boucherie-Incendie et la mutuelle Richelieu, elles présentent une évolution assez semblable. L’identité corporative s’estompe progressivement dans les trois sociétés, à des rythmes différents. L’emprise des professionnels semble présente au moins jusqu’aux années 1920-30. Surtout, le Syndicat de la Boucherie de Paris se préoccupe de l’évolution de ces sociétés. Par exemple, Edmond Lioré, qui préside le syndicat entre 1884 et 1892, a été administrateur délégué de la Mutuelle Richelieu et commissaire aux comptes du Fondoir central et de l’Assurance moderne. Le Journal de la Boucherie de Paris rend compte régulièrement des activités des trois sociétés (fusion, hausse du capital), annonce les nominations, les démissions et les décès des dirigeants et des administrateurs, publie les convocations aux assemblées générales, etc... Bref, l’évolution de ces sociétés anonymes fait partie intégrante de la vie sociale collective des bouchers parisiens. Avec la société de secours mutuels des Vrais Amis, les organisations sportives ou religieuses professionnelles, ces compagnies privées participent à l’esprit corporatif des bouchers. Leurs dirigeants font d’ailleurs partie des hôtes de marque régulièrement cités lors du banquet annuel de la profession ou des grandes manifestations corporatives (notamment l’assemblée générale annuelle du syndicat de la Boucherie de Paris). Ces liens privilégiés entre des sociétés privées et les dirigeants syndicaux patronaux sont critiqués par la Chambre syndicale ouvrière de la Boucherie de Paris. Dans un article de 1938, un militant CGT dénonce les « sinécures » dont jouissent les anciens dirigeants de la Chambre patronale. « M. Beltoise, ancien président du Syndicat de la Boucherie de Paris, ancien président de la Boucherie Française, est nommé directeur de la Mutuelle Richelieu, grosse société d'assurance de la branche alimentation. Cette sinécure lui rapportera un nombre respectable de dizaines de mille francs de sa politique de dénégation aux droits des ouvriers bouchers. Avant lui, M. Martin, également ancien président de la Boucherie de Paris, ensuite de la Boucherie Française, fut pourvu d'un poste à la caisse de compensation de l'alimentation. Que donnera-t-on comme compensation à M. Serre lors de son départ2601??... ». Il nous reste à présenter une dernière société anonyme, la « Société coopérative de la Boucherie », créée en 1914 et qui existe toujours sous le nom de « La Corpo », mais dont l’activité a évolué avec le temps. C’est Maxime Lefèvre, président du Syndicat de la 2598 Camille PAQUETTE, op. cit., p 126. 2599 Journal de la Boucherie de Paris, 19 février 1922. BNF, Jo A 328. 2600 Ibid., 7 mars 1937. 2601 La Boucherie ouvrière, avril 1938. BNF, Gr Fol Jo 2950. 506 Boucherie de Paris et du Syndicat général de la Boucherie française (1911-1918), qui a eu l’initiative de créer la « Société coopérative de la Boucherie ». Camille Paquette est notre principale source d’information sur la naissance de cette entreprise originale. « En 1913, à la suite de la décision des bouchers en gros de ne plus vendre à l’avenir les viandes extra-muros, c’est-à-dire octroi compris dans le prix de vente, la boucherie de détail tout entière, le Syndicat en tête, décida, pour protester et résister contre cette innovation inattendue, de créer une société coopérative d’abatage et de vente en gros continuant à vendre, comme précédemment, octroi compris. La Société, constituée au cours du premier trimestre 1914, commença ses opérations quelques mois avant la déclaration de guerre, mais ferma ses portes lors de la mobilisation en août 19142602. Aussitôt la guerre terminée, elle reprit son activité, en adaptant son programme aux circonstances du moment. Les services de la guerre, qui avaient un stock considérable de viandes congelées, furent autorisés à rétrocéder à la consommation civile les quantités importantes qui n’avaient pas été utilisées pour l’alimentation des troupes. La Société coopérative fut alors un des principaux répartiteurs entre l’Intendance et les bouchers, qui vendaient la viande à leur clientèle respective. La Société continuant à faire l’abatage à façon pour les adhérents qui s’adressèrent à elle, étendit son champ d’action en vendant en gros et en demi-gros dans le magasin qu’elle possède près les Halles Centrales, les marchandises à la Commission qui lui sont confiées, et elle fait, en face les abattoirs de la Villette, dans un autre magasin, le commerce en gros de papier et de ficelle, ainsi que la vente de tout l’outillage nécessaire à la boucherie 2603 ». L’activité de la « Société coopérative de la Boucherie » nous est bien connue car nous avons recueilli le témoignage d’Olivier Cruchon-Dupeyrat, PDG de la société entre 1973 et 19992604. Dans les années 1920, la société siège au 23 avenue du Pont de Flandre (Paris 19e) et possède un capital de 1 000 000 F (4000 actions de 250 F). De 1919 à 1942, elle est dirigée par Isidore Legeay, boucher qui possède une boucherie de détail (297 rue de Charenton) et un échaudoir à la Villette. Isidore Legeay est vice-président du Syndicat de la Boucherie de Paris en 1921-1922. A partir de 1954, son fils Maurice Legeay lui succède comme directeur général jusqu’en 1973, Achille Bonneville étant président du conseil d’administration (19551972)2605. L’entreprise mène deux types d’activités bien différentes : une activité « viande » et une activité « matériel ». La branche viande recoupe en fait deux secteurs : l’ abatage à façon (bœuf, veau et mouton) à la Villette et la vente pour le compte de l’expéditeur ; et le débit de viande congelée (bœuf et mouton) au 15 rue du Jour (Paris 1 er), avec des expéditions en province et la vente à la commission de viande foraine et de pièces détachées. Cette activité 2602 En préface du catalogue de La Corpo de 1974, Maurice Legeay précise : « La Société corporative de la boucherie-charcuterie française, coopérative au début, a été fondée, fin 1913, par le Syndicat de la Boucherie, à la suite d’un différend avec les chevillards. Le but était de vendre de la viande à ses adhérents. Les résultats financiers furent désastreux. Une nouvelle direction, mise en place début 1914, esquissa le redressement, mais dut interrompre l’activité de la maison pendant plus de quatre ans en raison de la guerre. En 1919, la Société obtient de la viande frigorifiée et la distribue aux bouchers anciens combattants. L’abattoir est à nouveau ouvert et un poste de viande à la commission créé, 15 rue du Jour ». 2603 Camille PAQUETTE, op. cit., pp 126-127. 2604 Entretien oral avec Olivier Cruchon-Dupeyrat le 31 janvier 2005 à Paris. 2605 Soutien actif de l’Union Professionnelle Catholique de la Boucherie, vice-président de l’Ecole Professionnelle de la Boucherie de Paris dans les années 1940, Achille Bonneville cosigne avec Georges Chaudieu un manuel pratique de boucherie en 1950. Il est l’un des administrateurs de la Société corporative de la Boucherie entre 1934 et 1976. 507 « viande » disparaît en 1986 quand la Corpo vend sa filiale pour ne conserver que l’activité de grossiste en matériel. Le secteur « matériel » était modeste dans les années 1920 : un magasin est installé au 19 rue du Jour et un autre au 23 avenue du Pont de Flandre (Paris 19e). En 1922, la Corpo « achète un petit fonds de commerce de matériel pour la boucherie qui se développe très rapidement. La section Viande restant déficitaire, une partie de ses locaux sont transformés, en 1932, en magasin d’outillage et papier 2606 ». La boutique de l’avenue Corentin Cariou (Pont de Flandre) proposait des factures, des étiquettes, du papier et de la ficelle pour les bouchers. La société imprime du papier-paille personnalisé sur commande (pour emballer la viande) : les ateliers se situent après 1947 au 14-16 quai de la Charente, puis rue des Prairies après 1954. Dans les années 1930, la Corpo se met à vendre de l’outillage spécial pour boucherie (fusils, couteaux, hachoirs). L’offre de matériel se diversifie beaucoup après 1945, avec des attendrisseurs, trancheurs, machines à dénerver, scies à os, etc. C’est finalement l’activité « matériel » qui prend le dessus dans l’entreprise. Suite à de nombreux rachats de concurrents, la Corpo se positionne petit à petit comme l’un des principaux distributeurs de matériel pour les métiers de bouche. Notons que l’identité « coopérative » de la société demeure jusque dans les années 1970-80, car l’esprit professionnel reste longtemps présent dans l’entreprise (relations privilégiées avec le Syndicat de la boucherie de Paris, au niveau des administrateurs ou des relations commerciales) et surtout, chaque boucher actionnaire touchait, outre le dividende, une ristourne sur le montant de ses achats. L’actionnariat de la société est resté longtemps très éclaté, formé de petits porteurs appartenant pour l’essentiel au milieu professionnel de la viande. La Corpo n’est donc pas une simple SA parmi d’autres, mais elle fait partie de l’identité corporative de la Boucherie parisienne. En 1914, Marcel Baudier indique que des « coopératives de bouchers » auraient pu se constituer pour installer des frigorifiques communs dans les petits abattoirs, pour ne pas laisser l’industrie du froid aux seules mains des compagnies privées. Dans sa thèse de droit, il propose un système d’entente entre les municipalités, les bouchers et les charcutiers, avec une « combinaison de la régie et de la coopération », les coûts d’installation d’un frigorifique étant trop élevés pour les seuls bouchers2607. Il ne semble pas que cette solution ait jamais été réalisée. f) Les débats sur la taxe de la viande entre 1870 et 1914 Le débat sur la taxation de la viande se limite-t-il à un simple duel entre des ultralibéraux et des socialistes ? Les mesures administratives ne répondent pas seulement à des idéaux doctrinaires mais aussi aux nécessités de la pratique et de la gestion quotidienne des problèmes. Jeanne Gaillard a très bien montré les termes du débat sur la cherté des viandes sous le Second Empire, suite au décret de 1858. Les mesures d’exception prises pendant le siège de 1870 et la Commune déchaînent des critiques virulentes de la part des libéraux. Le problème de la taxation de la viande ne réapparaît à Paris que dans les années 1890, alors qu’il est présent à Lyon entre 1874 et 1877. 2606 Maurice LEGEAY, préface du catalogue de La Corpo de 1974. 2607 Marcel BAUDIER, op. cit., p 283-284. 508 Par un arrêté du 4 août 1874, le préfet a établi une taxe officielle sur la viande à Lyon, « afin de protéger le public contre les prix pratiqués par les bouchers2608 ». Charles Cornevin, professeur à l’Ecole nationale vétérinaire de Lyon, considère ce motif comme « fallacieux » car « beaucoup de bouchers vendent au-dessous de la taxe ». Par ailleurs, la libre concurrence est pour lui plus efficace pour les consommateurs que « les aveugles empiétements des autorités ». Cornevin assure qu’« il n’est pas une famille, pas un ménage venant s’établir à Lyon qui, à son arrivée, ne soit sollicité par plusieurs bouchers. Tous, pour conquérir la clientèle, s’engagent, à qui mieux mieux, à vendre au-dessous de la taxe officielle. J’en puis fournir la preuve personnelle 2609 ». Prudent, Michel Boyer note : « il est possible d’y noter plutôt le signe d’une forte volonté de profit de la part des bouchers qui, peut-être trop nombreux, compenseraient alors l’impossibilité de continuer la vente avec une forte marge à une clientèle de plus en plus restreinte, par un accroissement de la vente avec une marge réduite à une clientèle plus étendue. Cette nouvelle attitude commerciale expliquerait pourquoi la taxe est supprimée dès 1877 : elle est en effet désormais inutile. De plus, l’attitude de repli sur des prix élevés, antérieure à la taxation, peut aussi expliquer la baisse du nombre des bouchers constatés dans l’annuaire de 1870 2610 ». Nous ne connaissons pas assez la situation lyonnaise pour pouvoir apporter le moindre commentaire, mais, ce qui est frappant dans la cas parisien, c’est justement le maintien de prix élevés après la proclamation de la liberté de la boucherie en 1858 et de la boulangerie en 1863. La consommation carnée se contractant entre 1885 et 1900 et les prix demeurant à des niveaux élevés, le débat sur une éventuelle taxation de la viande à Paris est relancé dans les années 1890. Dans un long article en 1896 dans la Revue politique et parlementaire sur la « question des viandes », le député et armateur marseillais Jules Charles-Roux (1841-1918) dénonce fermement toute idée d’intervention de l’Etat sur le prix de la viande. Après avoir rendu un hommage appuyé aux bouchers qui incarnent les vertus de la libre entreprise, Charles-Roux fait le résumé des travaux du Congrès de la boucherie française, initié par Octave Perreau, président du Syndicat de la Boucherie de Paris et fondateur en 1894 du Syndicat général de la Boucherie française. Pendant ce Congrès, les bouchers ont recherché « les moyens propres à faire fléchir le niveau des prix de la viande, d’étudier notamment l’abaissement des tarifs douaniers, la suppression des octrois et l’abrogation de certaines lois qui entravent le commerce de l’alimentation ». La possibilité offerte aux communes de pouvoir taxer la viande fait partie des « mauvaises lois » selon Charles-Roux : « Comme la boulangerie, la boucherie est en dehors du droit commun. La liberté dont jouit le commerce est injustement refusée à ces deux branches de l’alimentation. l’article 30 de la loi des 19-22 juillet 1791 relative à l’organisation d’une police principale dispose que : « la taxe des subsistances ne pourra provisoirement avoir lieu que sur le pain et la viande de boucherie ». Cette législation provisoire a vécu plus d’un siècle ; elle existe encore. Les lois, surtout les mauvaises lois, ne meurent jamais de vieillesse. M. Aulet, trésorier de la boucherie de Paris, a fait sur l’abrogation de ce texte un remarquable rapport. Si l’on peut admettre que les pouvoirs publics imposent une tarification aux professions qui jouissent d’un monopole, une pareille réglementation ne saurait être étendue à un corps d’état libre. La concurrence suffit à réprimer les écarts et à réduire les prétentions exagérées : les principes de l’économie 2608 Michel BOYER, Les métiers de la viande à Lyon de 1860 à 1914 : Une étude sur la petite bourgeoisie, Thèse de 3e cycle, Lyon II, 1985, p 91. 2609 Charles CORNEVIN, La boucherie de Lyon en 1876, Paris, Renou, 1878. 2610 Michel BOYER, op. cit., p 92. 509 politique le veulent ainsi et leur action régulatrice est inéluctable. Or, depuis 1858, le nombre des étaux a cessé d’être limité. Donc plus de privilège pour les bouchers, plus d’accord possible entre eux, plus de coalition à redouter 2611. Si un concert frauduleux venait à se réaliser, des rivaux viendraient bientôt qui, désireux de tirer profit de cette situation, chercheraient à attirer la clientèle par le bon marché et contribueraient par là même à rétablir l’équilibre. Et cependant il y a toujours une taxe de la viande 2612 ! ». La possibilité de taxer existe, mais de nombreuses villes y ont renoncé depuis longtemps (Paris depuis 1858)2613. Mesure surannée, la taxe est de plus très difficile à appliquer selon les libéraux. « Les maires de l’Empire ont souvent usé bien maladroitement de cette faculté ». Par exemple, dans les années 1860, Clamageran a vu « le maire de Libourne partager en trois classes les boucheries, avec interdiction de passer d’une classe dans une autre, ou de quitter son étal sans un avis donné un an à l’avance 2614 ». Laissons Charles-Roux continuer sa démonstration : « Cette taxe, comment les municipalités décidées à en faire usage peuvent-elles l’asseoir ? En France, la qualité de la viande varie beaucoup, même d’une boucherie à l’autre. Le tarif ne peut guère être fixé que d’après une moyenne, et la taxe est unique presque toujours2615. Il s’ensuit que les qualités supérieures sont délaissées par les bouchers, désireux de ne point vendre à perte et que les agriculteurs se voient refuser leurs meilleurs produits. A l’inverse, la demande des qualités inférieures augmentant subitement, les bas prix s’élèvent pour atteindre rapidement le maximum de la taxe, et c’est le pauvre, c’est l’ouvrier, ceux-là mêmes que l’on prétendait secourir contre les exactions du commerce, qui font les frais de cette majoration. Supposons maintenant qu’à la taxe unique on substitue la division par catégories, comme cela s’est pratiqué dans certaines villes. La combinaison ne vaut guère mieux, ainsi que le démontrait au conseil municipal de Paris son rapporteur, le regretté Léon Donnat2616. (…) Puis, suivant la saison, la consommation de la basse boucherie augmente ou diminue ; elle diminue en été par exemple et, quel que soit le cours de l’animal entier, il faut en abaisser le prix et, à titre de compensation, faire payer davantage aux parties plus demandées. C’est là une nouvelle cause d’incessante variation qui échappe à la réglementation2617 ». 2611 Charles-Roux néglige le fait que les bouchers parisiens ont reconstitué leur « corporation » dès 1868, malgré la législation en vigueur. 2612 Jules CHARLES-ROUX, « La question des viandes », Revue politique et parlementaire, n°23, mai 1896, pp 284-285. 2613 L’enquête parlementaire de 1851 indique que sur 76 départements, 33 ont renoncé à la taxe et ce sont les plus peuplés. Victor LANJUINAIS, Rapport fait au nom de la commission d’enquête sur la production et la consommation de la viande de boucherie, Assemblée Nationale, 1851, p 74. 2614 Jean-Jules CLAMAGERAN, Etudes politiques, économiques et financières, Alcan, 1904, p 71. 2615 Ce propos est excessif. Les villes qui taxent la viande utilisent en général un classement en 3 catégories de qualité pour chacune des espèces. Il est vrai qu’en 1849, Bayonne pratique un système de taxe unique et obligatoire, mais les prix de la viande y sont très faibles (pour le bœuf net d’impôt : 0,55 F à Bayonne contre 1,38 F à Paris). ROBINET, « Du prix de la viande à Paris », La Revue municipale, 1849, p 251. 2616 Léon Donnat (1832-1893), conseiller municipal de Paris, partage de nombreuses idées avec Charles-Roux. Il a soutenu le projet du canal de Suez et s’est penché sur le problème de la cherté du pain et du gaz en 1887. Auteur de L’élection des fonctionnaires (1878), de La politique expérimentale (1885) et du Socialisme municipal (1892), Léon Donnat se penche sur l’idée de décentralisation et de l’intervention publique dans la réglementation du travail. 2617 Jules CHARLES-ROUX, op. cit., pp 285-286. 510 « Il est vrai que l’article 31 de la loi de 1791 donne aux préfets le droit d’annuler, sur recours des intéressés, les arrêtés municipaux fixant le prix de la viande ou du pain, s’ils estiment qu’il y a abus de pouvoir. Et M. Aulet prie le ministre de l’Intérieur d’inviter ses subordonnés à se servir au besoin de ce texte en attendant que la loi elle-même soit abrogée2618. Sollicitation bien inutile et pleine de candeur ! Car, à l’heure actuell e, le Gouvernement et ses agents ont pour devise la célèbre formule « Laisser faire, laisser passer », dont l’application nous paraît aussi détestable au point de vue administratif que désirable en matière économique. Ainsi les bouchers réclament la liberté et l’égalité. Ils voudraient être délivrés de l’épée de Damoclès qu’à chaque crise, dans les moments les plus difficiles, on tient suspendue sur leurs têtes. Les autres commerçants échappent à pareille menace : il n’est d’exception que pour eux et pour l es boulangers. Rien ne justifie plus cette dérogation au droit commun. Qu’elle disparaisse donc 2619 ! ». La pensée de Jules Charles-Roux s’inscrit clairement dans le courant libéral français des années 1870-1890, avec des personnalités qui gravitent autour de la Société d’économie politique de Paris et du Journal des économistes, comme Léon Say ou Gustave de Molinari2620. Dans son article de mai 1896, Charles-Roux déplore d’ailleurs la disparition de Léon Say (1826-1896), avec qui il a partagé le même combat anti-protectionniste, suivant ainsi l’héritage de son père, Horace Say, et de son grand-père, Jean-Baptiste Say 2621. Le mouvement anti-réglementaire mène une action au Parlement pour obtenir l’abrogation des articles 30 et 31 de la loi des 19-22 juillet 1791. En 1885, le député de la Seine Yves Guyot présente à la Chambre des députés une pétition des boulangers, qui a reçu 20 000 signatures, et il dépose en 1886 une demande d’abrogation de la taxe sur le pain, qui est rejetée 2622. Auguste Burdeau renouvelle cette proposition avec 150 députés pendant la législature 1889- 2618 Aulet est trésorier du Syndicat de la Boucherie de Paris et du Syndicat général de la Boucherie française. Quand Méline forme son cabinet en avril 1896, Louis Barthou (1862-1934) devient ministre de l’Intérieur. 2619 Jules CHARLES-ROUX, op. cit., p 286. 2620 Pour plus de détails, nous renvoyons à l’étude menée par l’Institut de recherches et de documentation en sciences sociales de l’Université de Rouen. Luc MARCO et Evelyne LAURENT, Le Journal des Economistes : historique et tables résumées (1841-1940), 1990, pp 6-12. 2621 Jean-Baptiste Say (1767-1832) est une figure majeure de la pensée économique libérale française du début du XIXe siècle : il a introduit en France les œuvres d’Adam Smith. Horace Say (1794-1860), secrétaire de la Chambre de commerce de Paris (1845-1856), participe à la fondation de la Société d’économie politique et du Journal des économistes, qui publie des articles de Juglar et de Bastiat. Léon Say (1826-1896), député puis préfet de la Seine, plusieurs fois ministre des finances (1872-73, 1875-79, 1882), combat en faveur du libreéchange et contre le socialisme. 2622 Yves Guyot (1843-1928), conseiller municipal de Paris, puis député de la Seine (1885-1893), ministre des Travaux publics (1889-1892), peut être considéré comme un disciple de Gustave de Molinari (1819-1912). « Il a débuté dans le journalisme vers 1867, à l’âge de 24 ans. Rédacteur du Rappel et fondateur de plusieurs feuilles de province à la fin du Second Empire, il est devenu rédacteur en chef de la Municipalité dont il avait participé à la fondation en octobre 1871 avec Lockroy. Guyot était également directeur du Bien public en 1876, et directeur du Siècle en 1892. Une des grandes figures du radicalisme parisien, il devait une partie de sa notoriété à sa campagne de presse contre la Préfecture de police dans les années 1870-1880 ». Il fonde en 1876 un journal avec Sigismond Lacroix, le Droit de l’homme . Directeur politique du Siècle de 1892 à 1903, Yves Guyot soutient les dreyfusards en demandant la révision du procès Dreyfus. Il succède à Molinari (1881-1909) comme rédacteur en chef du Journal des économistes entre 1909 et 1928. Il a été président de la Société d’économie politique et directeur de l’Agence économique et financière. Adversaire de l’étatisme et du socialisme, « il se livra, en faveur du libre-échange, a une inlassable propagande ». Paul AUGE (dir.), Larousse du XXe siècle, 1928, tome III, p 923. Nobuhito NAGAI, op. cit., p 178 et p 231. 511 1893, en vain2623. Après une première tentative en décembre 1895, Edouard Aynard, vice-président de la Chambre des députés, dépose une proposition de loi en 1899, signée par 100 députés, qui réclame à nouveau l’abrogation de la taxe sur le pain et la viande de boucherie2624. En juin 1899, la Chambre syndicale de la Boucherie de Paris adresse un rapport à la Chambre de commerce de Paris pour lui demander son soutien dans ce combat. Nicolas Marguery est nommé rapporteur, au nom de la commission des douanes, et la Chambre de commerce de Paris formule le 8 novembre 1899 un avis favorable à l’abrogation des articles 30 et 31 de la loi de juillet 1791, se ralliant ainsi à la proposition d’Aynard 2625. Pour la Chambre de commerce, il s’agit « de faire disparaître de nos lois ces dispositions arbitraires contraires aux principes généraux du droit public qui, assurant la liberté du travail et du commerce, ne peuvent se justifier, aujourd’hui que le développement et la rapidité des communications assurent notre pays, non seulement contre la famine, mais même contre la disette ». Le consommateur serait autant intéressé que le commerçant à la suppression de la taxe2626, car « si la taxe représente la valeur réelle et marchande du produit, elle devient inutile ; si, au contraire, elle est établie au-dessous du prix réel, elle oblige l’industrie à chercher son bénéfice dans l’amoindrissement de la qualité. Cette taxe n’est, du reste, appliquée que dans un petit nombre de communes – mille environ pour toute la France – la plupart peu importantes ; et cela, au moyen des règlements les plus disparates. L’exemple de Paris et d’autres grandes villes démontre victorieusement que la taxe n’est point nécessaire pour obtenir la régularité et la modération des cours2627 ». Par ailleurs, en cas de circonstances 2623 Auguste Burdeau (1851-1894) a été député du Rhône (1885-1894), ministre de la Marine et des colonies en 1892, ministre des Finances en 1893 et président de la Chambre des députés. Accusé d’avoir voulu étouffer le scandale de Panama, il perd son poste de ministre en 1893. Il partage les idées de Ferry, tant sur la politique scolaire que sur la politique coloniale en Algérie. Professeur de philosophie au lycée de Nancy, Auguste Burdeau a eu vers 1879-1880 parmi ses élèves Maurice Barrès, à qui il inspire le Paul Bouteiller des Déracinés. 2624 Edouard Aynard (1837-1913), grand banquier catholique lyonnais, président de la Chambre de commerce de Lyon, député du Rhône (1889-1913), défend les intérêts des soyeux lyonnais en luttant contre le protectionnisme. Inscrit au groupe des progressistes, il soutient le ministère Méline en 1889 puis se retranche ensuite dans l’opposition contre les ministères radicaux. Convaincu de l’innocence de Dreyfus, Aynard a soutenu le cabinet Waldeck-Rousseau lors de sa formation, en juin 1899. Aynard se penche sur de nombreuses questions sociales (travail des enfants et des femmes, réorganisation des caisses d’épargne, caisses de retraite ouvrières) mais il vote contre la loi de 1901 sur le droit d’association et défend la liberté de l’enseignement. Pour plus de détails, il faut consulter Sylvie GENESTE, Edouard Aynard banquier, député, mécène et homme d’œuvres (1837-1913 ), Thèse de Doctorat d’Histoire, Lyon 3, 1998, 552 p. 2625 Célèbre restaurateur parisien, Jean-Nicolas Marguery (1834-1910), président de la Chambre syndicale des restaurateurs et limonadiers de la Seine, a fondé en 1884-1885 le Comité de l’alimentation de Paris, ancêtre de la Confédération Générale de l’alimentation en détail. Il a présidé diverses œuvres de bienfaisance (la Bouchée de pain, la Maison maternelle, la Pupille de l’Epicerie, la maison de retraite de Dugny pour les vieillards de l’alimentation, etc). 2626 Clamageran soutient que le régime de la taxe, établi à Paris entre 1855 et 1858, faussait « la marche naturelle des choses » car « elle agissait dans un sens aristocratique, excitant la consommation des viandes de luxe, contenant la consommation populaire, qui se porte de préférence sur des viandes inférieures, sans doute, mais saines et à bon marché ». Jean-Jules CLAMAGERAN, Etudes politiques, économiques et financières, Alcan, 1904, p 71. 2627 Nicolas MARGUERY, Rapport de la Chambre de commerce de Paris sur l’abrogation des articles 30 et 31 de la loi des 19-22 juillet 1791 sur la taxe du pain et de la viande de boucherie, 8 novembre 1899, pp 998-999. Archives de la Chambre de Commerce de Paris, 2 Mi 46. 512 graves, comme une guerre, le gouvernement peut toujours, « par un simple décret, rétablir, d’une façon momentanée », la taxe sur le pain et la viande. Nicolas Marguery utilise des arguments assez spécieux. Par exemple : « La disparition de cette loi aura pour effet de grandir l’autorité morale du maire dans sa commune, en lui enlevant une attribution délicate à exercer et pouvant facilement conduire à l’arbitraire 2628 ». Selon Marguery, l’individualisme des bouchers et des boulangers est tel qu’il garantit tout risque d’accaparement. De même, le nombre élevé des professionnels dans les villes et la vive concurrence qu’ils se mènent empêchent tout risque de spéculation. Un mécanisme similaire existe dans les petits villages, qui ne comptent souvent qu’un seul boulanger et un seul boucher, « car leurs clients, après avoir fait appel aux boulangers et aux bouchers des pays voisins et répondu aux sollicitations des trop nombreux colporteurs qui sillonnent nos campagnes, au grand préjudice de l’hygiène et des commerçants patentés, leur tiendraient sûrement rigueur et les obligeraient ainsi à faire des concessions plus lourdes après, que la baisse demandée avant2629 ». L’adage « Laissez-nous faire et protégez-nous beaucoup » est magnifiquement illustré2630 : les bouchers réclament la suppression de la taxe, c’est-à-dire de toute intervention éventuelle de l’Etat dans la fixation des prix, mais en même temps, ils pestent contre les colporteurs de viande, contre lesquels l’Etat devrait sévir. Les commerçants pensent que le fait de payer une patente leur octroie le droit de réclamer des autorités publiques une protection contre les concurrents considérés comme déloyaux, les colporteurs, et, comme nous le verrons plus loin, les coopératives. L’argument est moins utilisé contre les forains car ils paient un droit de place sur les marchés. Notons que les libéraux utilisent l’argument sanitaire pour justifier la protection due aux bouchers patentés. L’inspection vétérinaire des viandes s’effectuant au moment de l’abattage et non pas au moment du débit à l’étal, l’argument est ténu. Jean-Jules Clamageran assure que la liberté de la boucherie, proclamée en 1858, n’a pas compromis la salubrité des viandes : « Les inspections de police se font comme autrefois, et la surveillance exercée par le public, la meilleure de toutes, est d’autant plus efficace que le marché est libre ». Certaines formules sont excessives en tout point : « La manie de la réglementation est une des plus funestes qui puissent affliger un peuple, car elle tend à faire de la société une immense prison cellulaire, où les citoyens sont des suspects placés sous la surveillance de la police2631 ». Cette description s’appliquerait mieux au régime soviétique stalinien qu’à la France de la Troisième République. En 1914, le juriste Marcel Baudier prend lui aussi position contre le principe de la taxation. Pour lui, « la taxe de la viande tend de plus en plus à tomber en désuétude et, malgré un regain de vitalité dans ces dernières années, nous croyons qu’elle est appelée à disparaître. La seule mesure pratique est une intervention officieuse de la municipalité près des bouchers. Cependant, la taxe n’est pas disparue de notre législation, et les bouchers qui vendent au-delà du prix fixé par la taxe, sont punis d’une amende de 11 à 15 francs (article 479, Code pénal). 2628 Ibid., p 1003. 2629 Ibid., p 1002. 2630 Cette formule est utilisée en 1786 par Lesage, manufacturier en coton à Bourges, dans une lettre à l’intendant du Commerce Montaran. Jean-Pierre HIRSCH et Philippe MINARD, « Laissez-nous faire et protégez-nous beaucoup : Pour une histoire des pratiques institutionnelles dans l’industrie française (XVIII e-XIXe siècle) », in Louis BERGERON et Patrice BOURDELAIS (dir.), La France n’est-elle pas douée pour l’industrie ?, Belin, 1998, p 135. 2631 Jean-Jules CLAMAGERAN, Etudes politiques, économiques et financières, Alcan, 1904, p 73. 513 La taxe présente des inconvénients, non seulement elle blesse le principe de la liberté du commerce, mais encore elle nuit aux intérêts de l’agriculture, en faisant baisser arbitrairement les prix et amène les bouchers à ne fournir que des animaux de qualité inférieure2632 ». Baudier reprend aussi les arguments classiques sur l’incompétence des communes pour fixer la taxe de la viande, vue la diversité des espèces, des qualités, des morceaux et des cours. g) Le problème des « boucheries municipales » Dans son rapport de novembre 1899, Nicolas Marguery évoque la dimension politique et idéologique du problème de la taxe : « L’application de la taxe relève exclus ivement du maire, dans sa commune. N’est-il point permis de craindre, en présence de l’ardeur avec laquelle les diverses nuances politiques cherchent à faire prévaloir leurs espérances au moment des élections municipales ou législatives, que l’imposition de la taxe ne soit inspirée quelquefois par le ressentiment qu’éprouve tout magistrat municipal, lorsque le succès ne s’est point affirmé en faveur du candidat recommandé par lui 2633 ? ». Ce sont les diverses démarches entreprises par les municipalités socialistes qui sont clairement visées par la Chambre de commerce de Paris. Le mouvement coopératif ouvrier ayant donné de très médiocres résultats dans le domaine de la boucherie, certains maires « progressistes » vont tenter de mettre en place des « boucheries municipales ». Si certains acceptent et soutiennent le principe coopératif quand il est mené dans une logique « privée », par des particuliers, les réticences se font beaucoup plus fortes quand il s’agit de coopératives « publiques », qui bénéficient du soutien financier des communes. Pour un libéral, le fait que des fonds publics puissent servir à installer une boucherie municipale, qui va concurrencer les entrepreneurs privés, est une hérésie qu’il faut combattre avec vigueur, tout comme il est nuisible que les pouvoirs publics puissent perturber le marché en ayant la possibilité de fixer un maximum sur le pain et la viande. Bref, les libéraux crient haro sur le « socialisme municipal ». C’est exactement le type de discours tenu par Jules Charles-Roux. Dans les année 1890, Clovis Hugues2634 et d’autres députés socialistes demandent « l’organisation de la gratuité du pain en service public municipal » : le pain fournit gratuitement au consommateur serait payé par la caisse communale au moyen d’une contribution spéciale2635. Les libéraux luttent avec ardeur contre ce projet, surtout que les socialistes obtiennent de beaux succès aux élections municipales de 1892 et aux législatives de 1893. Selon le mot d’Ernest Labrousse, le socialisme passe du statut de secte et d’idéologie à celui de grand mouvement politique2636. En novembre 1895, Mesureur, ministre du Commerce et de l’Industrie du cabinet Léon Bourgeois, annonce « un socialisme sage, 2632 Marcel BAUDIER, Le commerce du bétail et de la viande en France, Thèse de Droit, Paris, 1914, p 147. 2633 Nicolas MARGUERY, op. cit., p 1002. 2634 Le poète Clovis Hugues (1851-1907), député entre 1881-1889 et 1893-1906, a été le premier député socialiste de la Troisième République, avant d’évoluer vers le boulangisme. 2635 Jules CHARLES-ROUX, « La question des viandes », La revue politique et parlementaire, tome 7, n°21, mars 1896, p 534. 2636 Jean-Marie MAYEUR, La vie politique sous la Troisième République (1870-1940), Seuil, 1984, pp 137-138. 514 pratique2637 ». Aux élections municipales de 1896, les socialistes remportent de nombreuses villes, dont Lille, Roubaix, Denain, Dijon, Montluçon, Commentry, Roanne, Limoges, Marseille, Toulon, Sète. Comme le dit Jean-Marie Mayeur, « l’heure d’un socialisme municipal a sonné : guesdistes, vaillantistes, broussistes, indépendants pratiquent un réformisme de fait, s’efforçant de développer les services publics communaux, et de recourir à une fiscalité démocratique ». En mai 1896, à Saint-Mandé, lors d’un banquet des maires socialistes qui rassemble tous les leaders du moment (Guesde, Brousse, Vaillant, Jaurès, Viviani), sauf les allemanistes, Millerand s’efforce de dresser les bases d’un programme socialiste commun. « Il définit le socialisme par la « substitution nécessaire et progressive de la propriété sociale à la propriété capitaliste ». Il imagine donc un passage par étapes au socialisme, les raffineries de sucre lui semblent l’exemple d’une industrie suffisamment concentrée et « mûre dès à présent pour l’appropriation sociale ». Il rassure en revanche les petits propriétaires. La « conquête des pouvoirs publics » se fera par le suffrage universel, les « moyens révolutionnaires » sont écartés2638 ». Le discours de Millerand à SaintMandé a eu un retentissement considérable ; « malgré son ton rassurant, il inquiète au plus haut degré la bourgeoisie2639 ». Les patrons bouchers et la Chambre de commerce de Paris repoussent énergiquement le programme socialiste. Dans sa thèse sur les guesdistes, Claude Willard a montré que c’est surtout la politique immédiate menée par les municipalités socialistes, et non les perspectives prolétariennes, qui a éloigné les petits patrons du socialisme. En effet, le petit commerce de détail ne trouve pas sa place dans les communes socialistes, bardées de coopératives, de bains douches et autres équipements collectifs2640. Ainsi, « l’Association des commerçants de Roubaix fait annuler un arrêté de la municipalité socialiste qui supprimait l’octroi et permettait la concurrence des forains aux boutiques locales2641 ». Selon Georges Seurin, président du Syndicat de la Boucherie de Paris (1903-1910), les diverses tentatives de boucherie municipale ont été des échecs. Ainsi, l’expérience menée à Denain (vers 1911) par le député-maire socialiste s’est soldée par une perte de 125 F par bœuf débité, et le déficit a été payé par les contribuables. En 1855, la municipalité de Rouen a ouvert une Halle à la criée pour remédier à la cherté excessive de la viande ; les résultats ont été décevants ; la Halle a été délaissée puis supprimée. Une tentative de boucherie municipale à Melun a échoué en 18782642. Vers 1910, Charles Dupuy, sénateur et ancien président du Conseil, évoque l’échec d’une boucherie coopérative au Puy-en-Velay vers 1866 : « Je me défie des coopératives municipales. Il y a 45 ans, on avait fondé au Puy une boucherie 2637 « Léon Bourgeois forme le 1er novembre 1895 un ministère homogène radical, faute d’avoir le concours de modérés ». Quand le principe de l’impôt sur le revenu a été voté par la Chambre, Léon Bourgeois est poussé à la démission en avril 1896 par le Sénat, car « les projets de réforme fiscale comportant la déclaration du revenu parurent ouvrir la voie à l’inquisition et au collectivisme ». Ibid., pp 164-165. 2638 Ibid., p 167. 2639 Ibid., p 168. 2640 Claude WILLARD, Le mouvement socialiste en France (1893-1905) : les guesdistes, Editions sociales, 1965. 2641 Jeanne GAILLARD, « La petite entreprise en France au XIXe et au XXe siècle », in Commission internationale d’Histoire des mouvements sociaux et des structures sociales, Petite entreprise et croissance industrielle dans le monde aux XIXe et XXe siècles, CNRS, 1981, tome 1, p 161. 2642 Georges SEURIN, Rapport sur un projet de création de boucheries coopératives subventionnées par les municipalités, Chambre de commerce de Paris, 31 janvier 1912, p 245. Archives de la CCIP, 2 Mi 75. 515 coopérative qui vendit à meilleur marché et vers laquelle les clients, bientôt, affluèrent. Tout marchait à merveille, seulement parce que la ville était là qui finançait au besoin. Personne ne songeait à faire la balance du budget et le krach inévitable est arrivé ; un beau jour la coopérative a sombré. Je crois qu’il n’y a de coopératives viables que celles qui réunissent des citoyens se groupant librement et se chargeant volontairement des soins et de la responsabilité de l’administration. En dehors de là il ne peut y avoir que paresse et incompétence et peut-être encore quelque chose de plus2643 ». Un essai de municipalisation de la boucherie a été mené en 1895 à Fribourg, près de Metz, dans la Lorraine allemande. Pour réagir face aux prix excessifs de la vente au détail, un système de régie directe provisoire a été mis en place. Les contrôles sont se révélés difficiles. Les bouchers « privés » utilisent les fausses coupes et les petits morceaux comme chair à saucisse, pratiques refusées par la boucherie municipale. La tentative de régie de Fribourg a atteint son but en diminuant la viande de troisième catégorie et en augmentant le choix2644. Face au danger socialiste et face aux concessions fiscales obtenues par les coopératives en 1896, les commerçants et les libéraux doivent unir leurs forces. Après que les économistes (Yves Guyot) et les hommes politiques (Jules Charles-Roux) aient pris des positions fermes contre le socialisme municipal et les « dérives » des coopérateurs, la Chambre de commerce de Paris prend clairement position contre le principe des boucheries municipales en 1899 : « Il y a quelques années, le prix moyen des animaux de boucherie baissa sensiblement par suite de la grande sécheresse amenant la pénurie des fourrages et obligeant les producteurs à vendre. La plupart des animaux ainsi vendus étaient dans un tel état de maigreur que, n’étant d’aucune utilité pour le service de la boucherie, on les cédait à des prix dérisoires ; ceux qui demeuraient à peu près bons se vendaient au contraire fort cher. Le Conseil municipal, interprète de l’opinion en cette circonstance, s’émut de cette situation, accusa la boucherie de détail de ne point faire son devoir, parla de créer des boucheries municipales, puis ordonna une enquête qui prouva que cette viande, non mauvaise, mais insuffisante comme chair et qualité, ne pouvait trouver acquéreur dans aucun quartier central ou populaire, ce qui, comme conséquence naturelle, maintenait la bonne viande à un prix plus élevé que dans une année normale, puisque les besoins demeuraient les mêmes et que la qualité vendable était de beaucoup inférieure. Cette situation, en ce qui concerne la recherche de la qualité du produit et le dédain des morceaux inférieurs, s’est généralisé depuis ; les bas morceaux (terme de boucherie) et les qualités moyennes qui se vendaient couramment dans certains quartiers ne trouvent plus acheteurs maintenant. Si cette situation nouvelle prouve que le goût du consommateur s’est affiné et que le besoin de mieux vivre a fait de réels progrès, cela indique également que nous ne devons plus espérer le bon marché, quelle que soit l’importance de la production 2645 ». Jean-Jules Clamageran résume bien la pensée dominante : « Les autorités municipales ont mieux à faire que de s’ingérer dans les choses de l’ordre commercial et industriel. Qu’elles laissent dormir l’article 30 du décret du 19 juillet 1791. Les questions de voirie, d’assistance, d’hygiène, et bien d’autres réclament leur sollicitude. Les écoles publiques 2643 Ibid., pp 245-246. 2644 Henri MARTEL, « La municipalisation de la boucherie », La Revue scientifique, n°3, 20 juillet 1912, p 79. 2645 Nicolas MARGUERY, Rapport de la Chambre de commerce de Paris sur l’abrogation des articles 30 et 31 de la loi des 19-22 juillet 1791 sur la taxe du pain et de la viande de boucherie, 8 novembre 1899, p 10011002. Archives de la Chambre de Commerce de Paris, 2 Mi 46. 516 surtout mettront leur zèle à l’épreuve 2646… ». Louis Bruneau, qui déplore pourtant la cherté des viandes à la Belle Epoque, rejette lui aussi le socialisme municipal : il est favorable à la création d’abattoirs régionaux et au développement des coopératives agricoles mais rejette les coopératives municipales2647. Pour Georges Renard, le terme de « socialisme municipal » est exagéré : il préfère parler d’un « municipalisme social ». Pour lui, l’exemple vient des villes allemandes et suisses mais surtout d’Italie, où les villes ont gardé des pouvoirs forts et des domaines de compétence perdus par les villes françaises. En France, la loi du 19 mars 1903 autorise les communes, « sous certaines conditions peu gênantes, à créer des établissements régis directement ou contrôlés par elles ». Les deux systèmes pratiqués concurremment en France sont « 1° La régie directe proprement dite, c’est-à-dire des établissements dont la gestion est aux mains des autorités et incorporée au budget de la commune. Ils sont exploités administrativement ; et, en outre des services publics qu’on trouve partout, voirie, travaux publics, écoles, police locale, ils comprennent souvent tramways, gaz, force et lumière électriques, eau, bains, affichage, etc. ; 2° des établissements, ou, comme on dit en Italie, des Instituts autonomes, subventionnés et contrôlés sans doute par la Commune, mais exploités commercialement et conservant une grande liberté d’allure, une large indépendance d’action. Dans ces cas-là, la ville ne s’arroge pas un monopole ; elle se pose seulement en concurrente des entreprises privées qui existent et qu’elle laisse subsister. Elle s’attache à fournir des choses de meilleures qualités et à meilleur marché ; et elle peut y arriver sans trop de peine, parce qu’elle opère sur de grandes quantités, parce qu’elle ne vise guère qu’à couvrir ses frais, parce qu’elle n’ambitionne pas de gros bénéfices. Or par le seul voisinage des établissements qui lui appartiennent (boulangeries, boucheries, poissonneries, pharmacies municipales), elle oblige les entreprises privées à donner des produits meilleurs et à baisser leurs prix, ou, si elles ne veulent ou ne peuvent pas supporter la concurrence, à cesser de servir leur clientèle dont la commune hérite. Ces établissements communaux sont naturellement mal vus de ceux qui exercent le même commerce ou la même industrie2648 ». Georges Renard indique qu’en Italie en 1913, il existe « 5000 services publics gérés directement par les communes et 136 établissements contrôlés par elles ». Par contre, en France, « la loi défiante des libertés communales et des exploitations collectives s’opposait à ces tentatives qualifiées de socialistes. On sait comment fut vertement rappelée à l’ordre la ville de Roubaix, qui avait voulu fonder une pharmacie municipale2649 ». Le débat rebondit en novembre 1911 quand le cabinet de Joseph Caillaux (juin 1911janvier 1912) dépose à la Chambre des députés un projet de loi sur les boucheries et les boulangeries municipales, pour lutter contre la cherté des produits alimentaires. Tout comme le Sénat s’applique à bloquer consciencieusement le projet Caillaux d’impôt sur le revenu entre 1909 et 1913, les nombreux opposants aux boucheries municipales se dressent et obtiennent en février 1912 le retrait de la proposition de loi, Raymond Poincaré étant alors devenu président du Conseil. Dans une conférence du 27 novembre 1911 sur la « crise de la vie chère », l’économiste libéral Paul Beauregard lutte contre le projet Caillaux car, si des subventions sont accordées aux boucheries municipales, cela entraînera la ruine des mairies et 2646 Jean-Jules CLAMAGERAN, Etudes politiques, économiques et financières, Alcan, 1904, p 73. 2647 Louis BRUNEAU, « La cherté de la viande et ses causes », La grande revue, n°506, 25 octobre 1911, p 813. 2648 Georges RENARD, Les répercussions économiques de la guerre actuelle sur la France, Alcan, 1917, p 509. 2649 Ibid., p 510. 517 celle des commerçants. Il souligne notamment l’incompétence des régies municipales en matière alimentaire et la gêne funeste entraînée pour la libre concurrence2650. On retrouve les mêmes arguments libéraux chez les responsables syndicaux de la boucherie en 1912. Georges Seurin, président du Syndicat de la Boucherie de Paris (1903-1910), est chargé du rapport, présenté par la Commission des Douanes et des questions économiques, et adopté par la Chambre de Commerce de Paris le 31 janvier 1912. Les conclusions hostiles au « projet de création de boucheries coopératives subventionnées par les municipalités » sont les mêmes que celles prises pour la boulangerie le 20 janvier. Seurin commence par exposer les « causes générales » de la cherté de la viande : l’augmenta tion du coût de la vie, l’augmentation des besoins des classes ouvrières, l’élévation des impôts et des charges sociales, l’augmentation du coût de la main d’œuvre. Des changements d’habitudes alimentaires sont également mis en avant : « Autrefois, seuls les gens aisés consommaient de la viande ; aujourd’hui l’ouvrier en consomme tous les jours et délaisse les bas morceaux ». A tout cela viennent s’ajouter des « causes momentanées », comme les maladies épidémiques (distomatose, fièvre aphteuse) ou la sécheresse, qui réduit les fourrages2651. Pour lutter contre la cherté des viandes, les bouchers ont proposé diverses mesures : « l’abaissement des droits de douane sur le bétail et les viandes frigorifiées, l’abaissement des tarifs de transport, la réglementation du marché de la Villette, seul moyen pour supprimer les intermédiaires inutiles (dits regrattiers), dont l’intervention n’a que le caractère d’une spéculation ». Cependant, le cabinet Caillaux se montre favorable à l’institution de boucheries coopératives, ce qui constitue « une atteinte au principe de la liberté du commerce inscrit dans la loi des 6 et 7 mars 1791 ». Georges Seurin dénonce le projet gouvernemental car « c’est la suppression du petit commerçant, de cet ouvrier d’hier qui, à force d’économie, de travail et de conduite, est parvenu à se mettre à son compte, à la tête d’un commerce qu’il prend avec tous ses risques, toutes ses difficultés : il y consacre son avoir, son activité, son intelligence, sa probité, et il n’est cependant pas toujours sûr de ne pas s’y ruiner ; ce qui ne l’empêche pas d’être un des facteurs de la richesse nationale, car il remplit largement la Caisse municipale. C’est au nom de ce principe que de nombreuses protestations se sont élevées de la part des Syndicats généraux de la boucherie et de la boulangerie, du Comité de l’alimentation parisienne et de nombreuses Chambres de commerce. Le projet de loi stipule que les coopératives municipales auront à supporter des charges égales à celles du commerce ; or, si ces charges sont les mêmes, l’action régulatrice sera nulle, et cette concurrence ruineuse pour les finances communales. Nous devons donc nous défier de ces gérances, et les exemples ne manquent pas pour démontrer ce que valent les régies dirigées par les municipalités2652 ». Ayant évoqué les échecs rencontrés à Rouen en 1855, à Paris en 1859, au Puy en 1866, à Melun en 1878, à Lyon en 19012653, à Denain en 1911, ou encore « la triste aventure de régie municipale dont Elbeuf fut, il y a peu de temps, le théâtre », Georges Seurin affirme 2650 Paul BEAUREGARD, « La crise de la vie chère », La Revue du Foyer, décembre 1911, pp 226-227. 2651 Georges SEURIN, Rapport sur un projet de création de boucheries coopératives subventionnées par les municipalités, Chambre de commerce de Paris, 31 janvier 1912, p 243. Archives de la CCIP, 2 Mi 75. 2652 2653 Ibid., p 244. M. Duport, de « la grande association agricole de l’Union du Sud-Est », a lancé une tentative de boucherie coopérative à Lyon vers 1901, « dans des conditions soi-disant exceptionnelles de sécurité », car il voulait réaliser « l’union des producteurs et des consommateurs ». Marchant à sa ruine, l’Union du Sud-Est « se hâta de liquider l’affaire et la liquidation se solda par une perte de 50 000 à 60 000 F ». 518 avec fierté que « la profession de boucher exige, non seulement des aptitudes professionnelles, mais encore une activité, une complaisance qu’on ne saurait attendre d’employés fonctionnaires municipaux ». Pour Seurin, « cela tendrait à prouver que si les services collectifs peuvent s’organiser, ils périclitent fatalement : c’est que les entreprises individuelles sont fondées sur des responsabilités personnelles tandis que les entreprises publiques sont dirigées par des fonctionnaires irresponsables. La création de boucheries coopératives subventionnées par les municipalités n’aurait d’autre résultat que de faire porter la peine de l’expérience aux contribuables, qui n’ont pas autorisé un pareil emploi de leurs deniers2654 ». Si la peur du collectivisme est tout à fait compréhensible, on pourrait néanmoins rétorquer à Seurin que le projet de loi du gouvernement Caillaux est assez inoffensif puisque les rares municipalités qui s’engageront dans la voie des boucheries coopératives sont vouées à l’échec ! Les commerçants demeurent hostiles à la proposition car « l’invitation aux municipalités de subventionner ou d’exploiter en régie directe ou intéressée des boucheries municipales constituerait une grave atteinte au principe de la liberté commerciale ». En plus de cette position de principe, la Chambre de commerce affirme que les boucheries coopératives seront inefficaces contre la cherté de la viande et ne souhaite pas voir les contribuables payer les frais des éventuels échecs2655. Henri Martel, chef du service vétérinaire sanitaire de la préfecture de police de Paris, signe lui aussi, en juillet 1912, un article hostile à la municipalisation de la boucherie, au nom de « la défense du Syndicat et du système de l’Assistance publique 2656 » (!). Henri Martel commence par dresser les « résultats désastreux obtenus à Denain par la municipalité » en 1911, en se basant sur des chiffres publiés par le Syndicat de la Boucherie2657 : Dépenses : Achats d’animaux : Contrôle des opérations et frais d’inspection : Total des dépenses : 17 453 F 1 011 F 18 464 F Recettes : Vente de la viande : Vente des peaux : Divers : Total des recettes : 15 700 F 1 365 F 171 F 17 237 F Soit un déficit de 1 227 F en une semaine. Lors des débats parlementaires, Méline fait remarquer que si le maire de Denain, M. Salle, avait renouvelé son expérience de boucherie municipale, il aurait perdu le double avec le temps. Les agriculteurs de Denain ont été découragés par les boucheries socialistes. Ils abandonnent les campagnes et émigrent vers les villes ; les produits se raréfient. Pour Henri Martel, le seul avantage des boucheries municipales est de faire le « bonheur de la CGT ». 2654 Georges SEURIN, op. cit., pp 245-246. 2655 Ibid., p 246. 2656 S’il s’agit du Syndicat de la Boucherie de Paris, il est très curieux de voir un vétérinaire de l’administration prendre position aussi clairement en faveur d’un lobby professionnel. 2657 Henri MARTEL, « La municipalisation de la boucherie », Revue scientifique, n°3, 20 juillet 1912, p 77. 519 Si une coopérative de consommation bien gérée peut être une solution efficace contre la cherté de la vie, Henri Martel considère que les municipalités sont souvent incapables de bien gérer une coopérative : sous la pression populaire, elles sont poussées à vendre à perte. Ainsi, les villes pauvres vont s’endetter encore plus. Par ailleurs, si les petits commerçants disparaissent de la commune, la source d’impôt diminue dramatiquement pour la municipalité. Donc, il faut une liberté plus complète pour faciliter les échanges, la circulation et la vente des denrées2658. Henri Martel dresse une liste des divers échecs enregistrés par les expériences de boucherie municipale. En 1905, il a existé 4 boucheries municipales à Vienne (Autriche) : l’expérience a été de courte durée, avec des résultats décevants. Au Congrès radical de Nîmes en 1911, Herriot, maire de Lyon, s’est prononcé contre les boucheries municipales. Suite à la grève de six bouchers en gros (contre les vexations municipales), la boucherie municipale de Montpellier a connu un déficit de 6 000 F2659. A cause de quelques bénéfices exagérés, une boucherie municipale a été prévue à Francfort, avec des résultats peu concluants. Suite à des grèves et à des ententes entre les bouchers, des boucheries municipales ont été mises en places à Fribourg et, ponctuellement, à Thionville. Selon Martel, Milhaud, dans l’ Annuaire de la régie directe de 1908, répand des informations erronées, comme quoi les essais de municipalisation à Eberswald, Thionville et Fribourg ont obtenu des bons résultats. Selon le directeur de l’abattoir de Fribourg, la municipalisation de 1895 était un essai de régie directe provisoire pour réagir aux prix excessifs de la vente au détail, mais les contrôles sont difficiles. Les bouchers utilisent les « fausses coupes » et les petits morceaux comme chair à saucisse, ce que la municipalité ne fait pas. Finalement, la régie de Fribourg a atteint son but en diminuant le débit de la viande de 3ème catégorie et en augmentant le choix. Pour Martel, la municipalisation de la boucherie peut être profitable si elle est provisoire (pour résoudre une crise ponctuelle). Henri Martel revient également sur le cas des frigorifiques municipaux, qui sont le plus souvent déficitaires. A Soissons, le frigorifique de l’abattoir fabrique et vend 8 000 F de glace, les bouchers paient une taxe forfaitaire de 0,03 F par kg de viande nette et pourtant le budget de l’abattoir est déficitaire. Les frigorifiques de Dijon fonctionnent bien, mais ils sont en général sous gestion privée. A Orléans, le frigorifique de l’abattoir est géré par le syndicat des bouchers et charcutiers. A Bruxelles, la municipalité a avancé 200 000 F aux bouchers pour créer un frigorifique municipal (pour faire concurrence aux abattoirs de Cureghem)2660. Finalement, quand on suit le discours de Martel, les pouvoirs publics ne devraient pas se mêler des activités de la filière viande, qu’il s’agisse des étaux de boucherie ou des frigorifiques des abattoirs. Pourtant, il donne comme exemple positif le système de l’Assistance publique de Paris. Il s’agit de la fameuse « boucherie centrale des Hôpitaux de Paris », créée en 1849, sur laquelle nous n’avons que très peu d’information. Les hôpitaux de Paris emploient un acheteur professionnel (pour un traitement annuel de 20 000 F), dont les achats de bestiaux sont contrôlés par une commission formée du chef du service vétérinaire de Paris, du directeur de la boucherie des hôpitaux et de « bouchers honorables ». Selon Martel, 2658 Ibid., p 78. 2659 Sur l’éphémère essai de boucherie municipale à Montpellier en novembre 1911 (régie municipale pratiquée pendant cinq jours), nous renvoyons aux éléments fournis par Marcel BAUDIER, op. cit., p 145-147 et p 271272. L’expérience de Montpellier a fait l’objet d’un article de H. HEDIN et E. MARTIN dans la Revue pratique des abattoirs et de l’inspection des viandes et des comestibles de janvier 1912. 2660 Ibid., p 80. 520 ce système donne des meilleurs résultats que celui des Malheureusement, il ne fournit pas d’arguments pour justifier sa position. adjudications2661. h) L’approvisionnement en viande de l’armée : un sujet sensible Les modalités précises de l’approvisionnement en viande des garnisons françaises nous sont très mal connues, en tant de paix comme en temps de guerre. Qui sont les bouchers qui détiennent les principaux marchés publics (casernes, hôpitaux, lycées, prisons) ? Comment ont évolué les systèmes d’adjudication ? Nous n’en savons rien, bien que la question soit passionnante à étudier2662. Nous avons déjà évoqué la réforme de l’approvisionnement en viande de l’Assistance publique de Paris en 1849, avec la création de la Boucherie centrale des hôpitaux. Dans les années 1880, les hôpitaux du Havre, de Tours et d’Angers créent des boucheries. La question du mode de fourniture de la viande aux troupes est abordée lors de réunions de la Chambre syndicale patronale de la Boucherie de Paris en 1873 et 1878, mais les rapports de police sont trop allusifs pour que la situation nous soit clairement compréhensible. Des recherches plus avancées sont nécessaires pour éclaircir ce point. Nous nous contenterons simplement de signaler quelques éléments du problème et d’essayer de savoir si les bouchers étaient plutôt favorables ou hostiles aux « boucheries militaires2663 ». Dans une thèse de Droit de 1914, Marcel Baudier indique que « le système de fourniture adopté par l’administration militaire a pour but, sinon pour résultat, de donner au meilleur compte possible une nourriture saine et abondante. Le système a, du reste, subi des variations assez importantes. Avant le règlement du 14 décembre 1861, les Compagnies se fournissaient chez le boucher qui faisait les offres les plus avantageuses et fournissait tous ses bas morceaux. Le nouveau règlement établit une Commission des ordinaires chargée d’acheter pour le compte des Compagnies ; le boucher ne fournit que des quartiers de devant et peut compléter la pesée avec le cœur, le foie et le poumon. Le 1 er janvier 1873, le système est changé et on adopte la fourniture à la ration ; mais, dès 1879, on revient aux achats effectués par les Commissions d’ordinaire au moyen de l’indemnité représentative de viande. Les corps achètent suivant leurs préférences par prix débattus ou par marchés et, avec ce régime, les bouchers de toutes les grosses places s’entendent pour ne soumissionner qu’à des prix élevés. Ceci nous amène aux environs de 1890, époque de la création des boucheries militaires de Toul et de Verdun qui ont pour but de fournir aux corps de troupe une viande de 2661 Ibid., p 81. 2662 L’enjeu financier de la fourniture en viande des établissements publics et militaires est loin d’être négligeable. En 1914, « le soldat français consomme 116 kg de viande par an, ce qui pour l’armée de terre, donne de 58 à 60 millions de kg représentant une dépense de plus de 78 millions portant presque uniquement sur la viande de bœuf, ce qui représente plus de 170 000 têtes de gros bétail ». Marcel BAUDIER, Le commerce du bétail et de la viande en France, Thèse de Doctorat de Droit, Paris, 1914, p 204. 2663 La boucherie militaire de Toul a été créée en vertu d’une décision ministérielle du 27 novembre 1890, celle de Verdun en vertu d’une décision du 26 juin 1892. « Les boucheries militaires sont des associations des ordinaires des corps de troupes d’une même garnison, mettant en commun les fonds nécessaires pour l’achat, la réception et la distribution de la viande fraîche dont ils ont besoin. Le système d’acquisition des viandes varie suivant les boucheries ». Marcel BAUDIER, op. cit., p 215. 521 qualité supérieure à celle livrée jusque-là par mesure le prix d’acquisition 2664 ». les bouchers et aussi à réduire dans une large Avec l’arrivée des républicains au pouvoir en 1879-1880 se pose donc le problème de la réforme du mode d’adjudication des marchés publics de fourniture en viande de l’armée. Le traumatisme de la pénurie alimentaire pendant le siège de Paris en 1870 a sans doute également joué un rôle important. Jules Guérin et le marquis de Morès ont basé leur campagne nationaliste et antisémite de 1890-1891 à la Villette sur le scandale des chevillards juifs qui fournissaient de la viande insalubre à la garnison de Verdun. Jules Guérin raconte l’enquête sur les Viandes à soldats que ses « camarades de la Boucherie » encouragèrent et aidèrent à faire : « Avec leur concours dévoué nous partîmes, Morès et moi, à Verdun, accompagnant un troupeau de bêtes tuberculeuses que les bouchers juifs de cette ville comptaient livrer, encore une fois, aux troupes de la garnison. Aussitôt les animaux débarqués, nous prévînmes le colonel de Farny, faisant alors les fonctions de général en remplacement du général juif Hinstin en congé, et aussi le procureur de la République. Ce dernier nous reçut fort mal ; mais il dut tenir compte de notre enquête. Nous eûmes la satisfaction, avant même de quitter Verdun, d’apprendre, par les journaux, qu’une ordonnance du ministre de la Guerre, Freycinet, créait des Boucheries militaires pour sauvegarder la santé des soldats et empêcher le retour des attentats commis depuis trop longtemps contre elle2665 ». Les chevillards de la Villette ne sont pas les seuls à soutenir la création des boucheries militaires. Dans l’Almanach de la coopération de 1895, le comte de Rocquigny2666 rédige un court article où il soutient le développement de la coopération pour les officiers et les soldats2667. Après avoir rappelé le succès de l’Association des officiers , Rocquigny se félicite de l’initiative de l’armée car cela permet de déjouer les coalitions des marchés locaux 2668. « L’administration militaire a eu le mérite d’inaugurer à Toul en 1891 une métho de qui permet de fournir de la viande fraîche aux corps d’officiers et aux hommes de troupe dans les meilleures conditions possibles de qualité et de prix ». En 1893, la boucherie militaire de Toul a acheté 3631 bœufs, 1036 veaux, 2150 moutons, 214 porcs et 2531 kg de viande provenant de bêtes accidentées. S’il reconnaît les avantages pour procurer de la viande fraîche aux simples soldats, Rocquigny insiste sur le fait que les familles d’officiers sont nécessaires pour 2664 Ibid., pp 204-205. 2665 Jules GUERIN, Les trafiquants de l’antisémitisme : la maison Drumont and Co, Félix Juven, 1905, pp 9-10. 2666 Le comte de Rocquigny, membre du conseil d’administration de l’Union des syndicats des agriculteurs de France, anime le service agricole du Musée social de Paris. Janet HORNE, « L’économie sociale et la création du Musée Social (1894) », in A. GUESLIN et P. GUILLAUME (dir.), De la charité médiévale à la Sécurité Sociale, Editions ouvrières, 1992, p 112. 2667 C’est en 1890 que la société de consommation des officiers de terre et de mer a été fondée. « Cinq sociétés du même genre avaient réussi en Angleterre : 1° Army and navy cooperative ; 2° Civil Service supply Association ; 3° Civil Service cooperative ; 4° Junior Army and Navy store ; 5° New Service Cooperation ». FOURNIER DE FLAIX, « Coopération », La Grande Encyclopédie, vers 1891, tome XII, p 884. Quand la première coopérative militaire fut fondée par les officiers de la garnison de Bayonne en 1892, les commerçants ont protesté au ministre de la guerre Freycinet, qui rejeta leur requête. Les officiers de Belfort ont alors créé leur coopérative militaire et l’exemple fut suivi par les employés de la préfecture de police de Paris puis par de nombreux autres fonctionnaires. Léopold MABILLEAU, « La coopération : ses bienfaits et ses limites », La Réforme Sociale, 1er mai 1896, p 686. 2668 L’Association des officiers , coopérative d’achat, compte 1100 actionnaires en 1890, 7137 adhérents en 1892 pour 1 314 000 F de ventes et 14 199 sociétaires en 1894 (2 040 actionnaires et 12 159 adhérents). Le chiffre d’affaire de 1893 s’élève à 2 802 000 F. En 1895, l’association projète de vendre du pain et de la viande. 522 l’équilibre financier du système car elles morceaux de choix2669. forment un débouché naturel pour les Outre les coopérateurs, diverses personnalités se déclarent favorables au système des boucheries militaires. Ainsi, dans un article de la Revue scientifique de 1895, Max de Nansouty présente divers arguments pour justifier les avantages des boucheries militaires. Il insiste sur les motifs économiques. « Les ressources du budget sont limitées : ce que l’on appelle « l’indemnité représentative » de la ration est souvent inférieure aux offres des fournisseurs les plus consciencieux ; puis, on a vu, dans certaines garnisons, se former de véritables coalitions pour forcer la main à l’autorité militaire et l’obliger à augmenter le taux de l’indemnité ». Prudent, Max de Nansouty ajoute : « Il ne s’agit pas évidemment de lutter, dans un esprit de lucre, contre la corporation fort estimable des bouchers, mais il faut vivre avec les ressources dont on dispose. Le budget n’est pas inépuisable ; c’est par millions qu’il a fallu augmenter en 1890 et 1891 le crédit voté pour la fourniture de la viande2670 ». Après avoir décrit le fonctionnement précis d’une boucherie militaire, l’auteur conclut ainsi son article : « La corporation des bouchers ne saurait voir, dans l’organisation de boucheries militaires, une concurrence déloyale ; il ne tient qu’à elle de ne pas mettre l’autorité militaire dans l’impossibilité de vivre avec les ressources dont elle dispose, ressources limitées, destinées à faire face aux besoins les plus urgents. Un rapport officiel, concernant le budget de la guerre, et datant de quatre ans à peine, nous apprend que le prix de la viande, croissant de 11% dans les fournitures civiles, augmentait, en même temps, de 17% dans les fournitures militaires. Or, il n’y a plus, à proprement parler, aujourd’hui de civils et de militaires, surtout quand il s’agit de l’alimentation. L’indemnité représentative de viande n’est pas faite pour assurer un bénéfice à une corporation quelconque : elle doit se transformer intégralement en viande, et passer dans la gamelle de ceux qui, sans jamais faire fortune, préparent le succès, comme le dit le règlement, et procurent la gloire2671 ». Le point de vue des bouchers est bien différent de celui du comte de Rocquigny ou de Max de Nansouty. En juin 1895, Marcelin, rédacteur en chef du Journal de la Boucherie de Paris, rédige un article contre la généralisation des boucheries militaires. Il estime que la boucherie doit rester l’affaire des professionnels 2672. Dans un article de 1896, le député libéral Jules Charles-Roux, qui représente assez fidèlement les idées du Syndicat de la Boucherie, considère que les boucheries militaires exposent le métier « à une concurrence encore plus menaçante » que celle des coopératives. « L’autorité militaire a cru devoir installer à Toul, puis à Verdun, des boucheries qui lui appartiennent en propre et sont chargées de l’approvisionnement des troupes de la garnison. L’expérience a réussi, dit-on, et tout le monde s’en déclare satisfait, sauf bien entendu le commerce local. On accuse même pour la boucherie de Toul une économie de 70 000 F réalisée dans le cours de l’exercice 1891-1892. Le malheur est qu’on oublie toujours dans ces calculs, comme les bilans de nos monopoles fiscaux, de tenir compte des dépenses de premier établissement, de la rémunération et de l’amortissement des capitaux engagés, ainsi que des salaires du personnel. On considère que les frais généraux de gestion se confondent dans la masse des frais généraux d’administration 2669 Comte de ROCQUIGNY, « La coopération pour les officiers et les soldats », Almanach de la coopération française, 1895, p 83-87. BNF, Microfiche M 22875 (1895). 2670 Max de NANSOUTY, « Organisation pratique d’une boucherie militaire », Revue scientifique, 11 mai 1895, p 591. 2671 Ibid., p 593. 2672 Journal de la Boucherie de Paris, 23 juin 1895. 523 de l’armée. Dans de pareilles conditions, il n’est certes pas malaisé de faire d’honorables bénéfices. Avec des immunités pareilles, quel boucher ne ferait pas rapidement fortune, si maladroit ou malchanceux qu’il pût être ! Rien ne prouve donc que de pareilles tentatives ne soient pas en réalité beaucoup plus onéreuses qu’elles ne le paraissent et que le prix de revient de la viande ne soit sensiblement supérieur aux prix que demandaient les adjudicataires, si le chiffre des soumissions était suffisant pour leur permettre de livrer de la bonne viande ». « Ce n’e st là toutefois qu’un des moindres côtés de la question. Ceux qui applaudissent des deux mains à l’initiative du ministère de la Guerre sont à la fois bien imprévoyants et fort imprudents. Supposez que chacun des services publics de l’Etat, des départements ou des communes imite cet exemple. En face de quoi nous trouverions-nous, sinon en présence du collectivisme triomphant ? Joignez-y l’extension des coopératives, et l’idéal des utopistes et des révolutionnaires aura pris corps, complètement et définitivement2673 ». Le péril rouge guette la France selon Jules Charles-Roux ! Malheureusement, nous ne disposons pas pour le moment d’informations plus précises sur la position du Syndicat de la Boucherie de détail de Paris, qui peut être un peu différente de celle de l’armateur marseillais. En 1902, J-P Langlois, professeur à la Faculté de médecine de Paris, note que « les empoisonnements par des viandes livrées comme fraîches ont été souvent constatés dans les régiments où des fournisseurs peu scrupuleux n’ont pas hésité à livrer des viandes suspectes2674 ». Les boucheries militaires présentent-elles des garanties sanitaires supérieures aux marchés par adjudication ? Et surtout, si le système des boucheries militaires présente autant d’avantages (salubrité, économie), pourquoi n’a-t-il pas été généralisé ? Le mode de fourniture de viande a été fixé par un « règlement du 22 avril 1905 sur la gestion des ordinaires de la troupe et par les circulaires qui ont marqué le passage de M. Chéron au ministère de la guerre2675 ». Henry Chéron (1867-1936), maire de Lisieux (18941908), député puis sénateur du Calvados (1906-1936), défenseur des intérêts agricoles, membre de l’Alliance républicaine-démocratique, a été sous-secrétaire d’Etat à la Guerre (1906-1909) puis à la Marine (1909-1910). Il doit son titre de « bonne fée barbue » car « il s’employa à améliorer les conditions de vie des troupiers », notamment en ce qui concerne l’approvisionnement en viande 2676. Une violente campagne ayant été menée par la grande presse contre la mauvaise qualité de la viande livrée aux troupes, Henry Chéron exigea en 1908 une sévérité plus grande dans l’application des cahiers des charges. « La viande à soldat était, en effet, une qualité courante sur un certain nombre de nos grands marchés, les animaux de la catégorie dite « bêtes de fournitures » comprenaient à peu près uniquement des animaux de rebut, des vaches étiques, malades, épuisées par la lactation, la reproduction ou la vieillesse, des bêtes n’ayant, au sens vrai du mot, que la peau et les os 2677 ». L’indemnité de viande a été relevée en 1908, ce qui permit d’exiger des viandes conformes au cahier des 2673 Jules CHARLES-ROUX, « La question des viandes », La revue politique et parlementaire, tome 8, n°23, mai 1896, p 302. 2674 J-P LANGLOIS, « Viande », La Grande Encyclopédie, Lamirault, 1902, tome XXXI, p 917. 2675 Marcel BAUDIER, op. cit., p 205. 2676 Jean JOLLY (dir.), Dictionnaire des parlementaires français (1889-1940), PUF, 1963, tome III, p 1033. 2677 Marcel BAUDIER, op. cit., p 207. 524 charges, mais ce qui participa aussi à la hausse générale des prix de la viande dans les années suivantes (notamment en 1911-1912). Pour tenter de mettre fin à l’incompétence notoire des personnes chargées du contrôle des fournitures carnées militaires, Chéron a rédigé trois circulaires en 1907-1908 qui « précisent une réglementation minutieuse et invitent les chefs de corps à prendre des mesures pour que la circulaire sur « l’instruction technique pour la reconnaissance et l’examen de la viande sur pied et abattue » soit complétée par des démonstrations pratiques indispensables2678 ». Avant d’entrer dans la consommation militaire, la viande doit être examinée trois fois : le vétérinaire (ou le médecin militaire) doit examiner l’animal vivant, puis la carcasse ; l’officier de distribution doit contrôler la viande à son arrivée au quartier. De l’avis général, ces contrôles ne sont d’aucune efficacité. Alexandre Seurin, président du Syndicat général de la Boucherie française, souligne l’incompétence des vétérinaires militaires en ce qui concerne l’examen sanitaire des viandes, lors d’un discours prononcé le 22 octobre 1908 en présence du ministre Chéron. En septembre 1908, M. Carreau, vétérinaire municipal de Dijon, souhaite la création d’un corps de vétérinaires militaires spécialistes de l’inspection des viandes 2679. Comme Marcel Baudier, nous ne comprenons pas pourquoi les vétérinaires municipaux n’ont pas été chargés de vérifier la conformité des viandes (selon le cahier des charges de l’armée) : « la circulaire du 28 mars 1908 déclare que la vérification du vétérinaire municipal ne peut suppléer aux autres vérifications2680 ». Précisons que le contrôle militaire ne porte pas sur la salubrité des viandes ; il a uniquement pour but de vérifier si la fourniture est conforme au cahier des charges. La salubrité est contrôlée par le service civil d’inspection sanitaire, qui a seul le droit d’opérer des saisies (sauf en cas d’animaux tuberculeux, qui peuvent être saisis par le vétérinaire militaire, selon l’instruction ministérielle du 27 mai 1906). Or, le contrôle du respect du cahier des charges militaire est assez difficile à effectuer. Il porte sur le sexe, l’âge, la provenance et le poids des animaux vivants, sur l’épaisseur de la graisse de couverture et la quantité de graisse de rognon et de grappé. « Pour remplir toutes les conditions fixées, il faut un animal de toute première qualité et, en réalité, ce sont des éléments d’appréciation personnelle qui font accepter ou refuser la viande par le vétérinaire. S’il a affaire à une personne peu habituée, le boucher peut encore aujourd’hui [en 1914] livrer n’importe quel animal. Il peut cacher l’âge en faisant disparaître les sillons des cornes ; il peut faire passer les animaux fatigués en pratiquant l’écoffrage et le ramonage (enlève la plèvre costale), le soufflage et la musique qui donnent à la viande plus d’apparence ; le ramonage qui permet de masquer certaines lésions, l’enlèvement des ganglions qui a le même but 2681 ». L’évaluation de la « qualité » est également très difficile. Le professeur Langlois souligne que « dans la mercuriale des marchés, dans tous les cahiers des charges des administrations publiques, des hôpitaux, des lycées, etc., on indique toujours une distinction par qualité. La distinction en trois qualités est beaucoup plus théorique que réelle, et on peut affirmer que seuls les gens du métier, bouchers et vétérinaires, peuvent se déclarer compétents pour classer telle ou telle viande dans ces trois classes2682 ». 2678 Circulaires des 27 février 1907, 16 mai et 28 mars 1908. 2679 Revue pratique des abattoirs, septembre 1908. 2680 Marcel BAUDIER, op. cit., pp 209-211. 2681 Ibid., p 212. 2682 J-P LANGLOIS, « Viande », La Grande Encyclopédie, Lamirault, 1902, tome XXXI, p 916. 525 Une circulaire du 22 avril 1908 prévoit trois modes de fourniture : par bêtes entières, par quartiers ou en morceaux débités. Les contrôles sont beaucoup plus difficiles à effecteur sur les morceaux débités. Les bouchers en sont d’ardents partisans. « Tous leurs congrès émettent le vœu que les fournitures militaires soient faites par morceaux débités et limités aux morceaux de deuxième et troisième catégorie2683 ». En 1914, c’est l’adjudication qui demeure le mode ordinaire des fournitures en viande de l’armée. « Cependant le chef de corps peut, s’il doit en résulter des avantages, autoriser l’achat direct par chaque unité administrative, par les soins du commandant de cette unité. Cette disposition n’est utilisée que pour les corps isolés et peu importants ». Dans sa thèse de Droit, Marcel Baudier expose les divers modes d’adjudication, sur lesquels nous ne nous appesantirons pas2684. De même, il donne d’utiles précisions sur le fonctionnement des boucheries militaires de Toul, de Verdun et du camp de Mailly2685. « Les boucheries militaires ont, tout compte fait, donné d’excellents résultats et il était naturel de demander l’extension de ce régime, tout au moins aux places ayant une garnison importante. La résistance des bouchers d’une part, celle de l’administration de la guerre d’autre part, ont eu raison de ces velléités ». Pour constituer un fonds de roulement, les boucheries militaires ont obtenu l’autorisation d’emprunter de l’argent à des compagnies de gendarmerie. Ces avances seraient illégales et cette « tare initiale » expliquerait la résistance de l’administration pour généraliser le système 2686. Marcel Baudier considère que les boucheries militaires de l’Est (région déficitaire en bétail) devraient devenir de « simples entrepôts frigorifiques qui seraient fournis en viande par d’autres boucheries militaires installées dans les grosses régions de production. On éviterait ainsi les transports de bétail sur pied et on rendrait plus pratique et plus réel le système des achats directs ». D’ailleurs, le ravitaillement par des viandes refroidies ou congelées lui semble le procédé le plus simple et le plus économique, notamment face aux deux modes traditionnels de ravitaillement des armées en campagne : les conserves et les troupeaux de bétail2687. Plutôt que de construire des fabriques de conserves, l’armée française devrait disposer d’usines frigorifiques et de wagons spéciaux. La guerre mondiale qui approche donnera raison à Marcel Baudier. Revenons un peu sur la question des conserves militaires. Dans un article de 1912, le vétérinaire Henri Martel reprend les critiques classiques adressées contre la boucherie militaire de Toul : le fonctionnaire resté trop longtemps en place est soupçonné de bénéfices illicites. Alors que la Marine fabrique elle-même ses conserves de bœuf assaisonné, l’armée de terre essaie de fabriquer à l’usine maritime de Rochefort des conserves de viande pour freiner les exigences des fournisseurs. Le prix de revient des conserves fabriquées en 1909 est inférieur à celui des adjudications publiques. Néanmoins, le projet de création d’usine d’Etat n’a jamais vu le jour. Henri Martel ne nous précise pas pourquoi2688. 2683 Marcel BAUDIER, op. cit., p 214. 2684 Ibid., pp 205-206. 2685 Ibid., pp 215-217. 2686 Ibid., p 218. 2687 Les conserves de viande coûtent cher et peuvent faire naître du dégoût et des troubles organiques chez le consommateur fréquent. Le bétail vivant entraîne des frais de fourrage, de transport, et est soumis aux risques de mortalité par accidents ou maladies. Ibid., pp 219-220. 2688 Henri MARTEL, « La municipalisation de la boucherie », Revue scientifique, n°3, 20 juillet 1912, p 81. 526 Fidèle à ses convictions libreséchangistes, le député Jules CharlesRoux s’insurge contre la loi du 11 janvier 1896 qui freine durablement l’importation des conserves étrangères. Il considère que la voie ouverte est dangereuse car elle mène non seulement au « protectionnisme militaire » mais aussi – fait beaucoup plus grave – au « socialisme militaire ». En effet, pour appliquer la loi du 11 janvier 1896, « on aura la tentation d’ajouter un singulier fleuron à la couronne de l’Etat ; on fera de lui un fabricant de conserves. Dès maintenant il possède des ateliers à Billancourt et à Boulogne. Il en activera la production et créera d’autres établissements. La raison d’en décider ainsi, c’est que, pour être sûr de la bonne qualité des viandes mises en boîte, l’administration doit procéder à une inspection minutieuse des animaux abattus. Ici reparaît le vétérinaire. Or, il paraît plus simple de confondre contrôle et fabrication. Il n’est point de meilleure garantie pour le consommateur que d’être son propre fournisseur 2689 ». Selon Charles-Roux, l’application rigoureuse de ce théorème peut se révéler dangereuse s’il est généralisé : « Il n’y a pas que des régiments à nourrir en France ; les lycées, collèges, hospices, hôpitaux, les maisons nationales et les prisons contiennent également une nombreuse population. Pourquoi l’Etat, le département et les communes ne se feraient-ils pas boulangers, bouchers, etc… pour être plus sûrs de n’être point trompés par leurs adjudicataires ? Déjà, M. Clovis Hugues, et plusieurs de nos collègues nous convient à autoriser « l’organisation de la gratuité du pa in en service public municipal ». Le pain fournit gratuitement au consommateur serait payé par la caisse communale au moyen d’une contribution spéciale. Les temps approchent où nous discuterons sérieusement des projets de cette sorte2690 ». La menace socialiste est plus proche que jamais selon Charles-Roux, dont on retrouve les arguments libéraux déjà utilisés contre le principe des « boucheries municipales ». Pour lui, le protectionnisme est « l’antichambre » du socialisme. La libre initiative individuelle est la voie du salut. Hors d’elle, il ne peut y avoir qu’un développement artificiel et fragile. Par exemple, « le malheur est que les soumissionnaires devront être en mesure, dès le temps de paix, de quintupler leur production en cas de déclaration de guerre. Comment leur tenir compte des avances improductives qu’ils devront faire de ce chef ? La question n’est donc pas aussi simple qu’elle le paraît tout d’abord, et cela, uniquement, parce qu’elle ne se pose pas dans des conditions économiques normales2691 ». Il est difficile de trouver un plus vibrant hommage aux bienfaits du libéralisme économique : « Le renchérissement de la vie de tous, au profit de quelques uns, est un aliment imprudent fourni à l’esprit révolutionnaire et, d’autre part, les collectivistes ne seraient-ils pas fondés à invoquer, comme précédents, certaines combinaisons équivoques dont nous venons de donner un exemple. Il semble vraiment que le siècle finissant ait à jamais perdu le souvenir de l’éclatante aurore qui marqua sa naissance. Déjà c’est le crépuscule et rapidement nous retournons vers les ténèbres2692 ». 2689 Jules CHARLES-ROUX, « La question des viandes », La revue politique et parlementaire, tome 7, n°21, mars 1896, p 533. 2690 Jules CHARLES-ROUX, « La question des viandes », La revue politique et parlementaire, tome 7, n°21, mars 1896, pp 533-534. 2691 Ibid., p 534. 2692 Ibid., p 535. 527 i) La concurrence des magasins d’alimentation Une nouvelle forme de concurrence apparaît en 1904 à Paris. Une « grosse firme d’alimentation » crée une nouvelle succursale avec un rayon boucherie ; les locaux sont luxueux, le succès est énorme. Malheureusement, Camille Paquette n’apporte pas plus de précisions, mais cette ouverture marque pour lui la « fin de l’exclusivité » des bouchers2693. Ce nouveau concurrent est sans doute Félix Potin, précurseur en 1860 de l’alimentation en grande surface, qui ouvre en 1904 un grand magasin rue de Rennes2694. J’ai placé en annexe une carte postale de 1911 représentant la « Nouvelle Boucherie Félix Potin » du 95-97 boulevard Sébastopol (Paris 2e) pour montrer l’opulence des étalages de viande et le luxe extraordinaire de la boutique (polychromie du décor, moulures du plafond, décoration des colonnes et du sol, sculpture des tables d’exposition) 2695. Parmi les « grands magasins d’alimentation ayant des suc cursales », Gilles Normand note que « Potin fut l’initiateur, Damoy l’imitateur – et le concurrent, par conséquent ». En 1914, « la maison Potin a fondé six succursales, à Paris et dans sa banlieue ; toutes fonctionnent sur le modèle du boulevard Sébastopol et sont alimentées par les mêmes entrepôts. Il est vrai que, pour échapper à la loi des patentes de février 1912, cette maison a constitué, pour 1913, une Société englobant quatre de ses succursales, et laissant à part les deux établissements des boulevards Sébastopol et Malesherbes2696 ». La société Julien Damoy a été fondée en 1905 : « elle a pour objet d’exploiter des établissements de fabrication, préparation et vente en gros et en détail des produits alimentaires, à Paris, Levallois, Ivry, Saint-Denis, Saint-Mandé, Clichy et Rueil. Fixé, à l’origine, à 8 millions de francs, le capital fut porté, en 1907, à 10 millions, et l’Assemblée générale du 16 décembre 1911 a décidé de porter le capital social à 20 millions de francs2697 ». En 1913, Pierre Moride rappelle que les bouillons Duval constituent également une société à succursales multiples : « la société anonyme des Etablissements Duval a été fondée en 1867. La société a pour objet : 1° l’exploitation des établissements de boucherie, fondés à Paris par M. Duval ; 2° l’exploitation des établissements de bouillon-restaurant appartenant à M. Duval, et par lui fondés à Paris, d’après un type uniforme et suivant une organisation spéciale ». En 1883, les bouillons Duval ont absorbé la Compagnie des Bouillons de Paris, formée en 18782698. En 1917, Gilles Normand souligne que la France, l’Allemagne et la Belgique sont en retard par rapport à l’Angleterre pour les boucheries à succursales multiples 2699 : « Le procédé de vente de la viande, dans les succursales multiples, est largement pratiqué chez nos amis 2693 Camille PAQUETTE, Histoire de la boucherie, Paris, Imprimerie du Réveil économique, 1930, p 140. 2694 Alain Faure évoque Félix Potin et la naissance de l’épicerie moderne dans un dossier du Mouvement Social consacré à « l’atelier et la boutique ». Alain FAURE, « L’épicerie parisienne au XIX e ou la corporation éclatée », Le Mouvement Social, n°108, juillet-septembre 1979, p 118. 2695 Annexe 36 : Carte postale de 1911 représentant l’intérieur de la « Nouvelle Boucherie Félix Potin », 95-97 boulevard Sébastopol à Paris 2e. 2696 Gilles NORMAND, La guerre, le commerce français et les consommateurs, Perrin, 1917, p 182. 2697 Ibid., p 209. 2698 Pierre MORIDE, Les maisons à succursales multiples en France, Alcan, 1913, pp 108-109. 2699 Sur le développement des boucheries à succursales multiples en Angleterre (lié à l’importation de la viande frigorifiée d’Amérique), des détails sont fournis par Pierre MORIDE, op. cit., pp 96-97. 528 d’Outre-Manche. Il est des firmes, en effet, qui disposent de cent ou deux cents maisons de vente ; c’est ainsi que Fletcher Limited, à Londres, possède 258 boutiques ; Eastmans Ltd, à Londres, 1146 boutiques ; Higgin Daniel, à Liverpool, 88 boutiques ; la London Central Meat C°, 231 boutiques ; le Nelson and Sons Ltd, 778 boutiques ; la River Plate Fresh Meat C° Ltd, 332 boutiques, etc… Trente firmes ont un total de 3 465 boucheries 2700 ». En 1914, Marcel Baudier résume bien les conséquences du développement du « commerce nouveau » (les magasins à succursales multiples) en France2701. Exercé par des grosses maisons d’alimentation (Potin, Damoy, Couté, Luce), le « commerce moderne » a apporté des « changements notables à certaines pratiques de la boucherie parisienne, surtout en ce qui concerne les qualités supérieures ». Les magasins à succursales multiples « ne pratiquent pas la vente au livret et suppriment ainsi tout crédit à la clientèle ; ils ont aussi supprimé le « sou du franc » à la cuisinière, jusqu’alors d’un usage général. La viande est livrée désossée, énervée et dégraissée, sans « réjouissance » c’est-à-dire sans le quart d’os que les bouchers ajoutent au morceau vendu. Le prix se trouve notablement relevé, mais la clientèle aujourd’hui, fixée sur le peu de valeur de la réjouissance, préfère ce mode de vente et dans les quartiers riches tout au moins, les bouchers tendent à opérer de la même façon. Ce mouvement, qui a amené les maisons d’alimentation parisienne à entreprendre la vente de la viande, existe aussi en province ; mais il est généralement limité au porc et jusqu’ici les sociétés à succursales multiples de la région du Nord-Est ne livrent guère de porc frais dans leurs magasins. Cette situation a ému le commerce de la boucherie et le 6e Congrès de la Fédération des syndicats de la boucherie du midi, réuni à Toulouse, le 30 mars 1910, après avoir exposé que la viande, produit essentiellement fragile, doit être exposée dans un local spécialement aménagé, maniée par des gens spécialisés et que le vendeur devrait dans tous les cas être assujetti à une déclaration d’étal et subir l’inspection sanitaire, demande que tous ceux qui vendent de la viande soient soumis à une même réglementation. Ce n’est que juste2702 ». Les bouchers détaillants assistent donc à l’apparition d’une nouvelle forme de commerce, qui marquera leur ruine dans les années 1970. La proximité et la qualité sont les deux seuls atouts qui vont permettre la difficile survie de la boucherie de détail à la fin du XXe siècle. Gisèle Escourrou insiste sur le fait que la concurrence se développe dans le secteur boucher à la Belle Epoque. Outre la concurrence ancienne des marchés en plein air qui se multiplient et qui pratiquent des prix bien inférieurs à ceux des boutiques, outre la concurrence nouvelle des maisons d’alimentation générale (à partir de 1904), les rivalités commerciales deviennent plus aiguës entre les bouchers car les prix de revient augmentent et la consommation parisienne diminue. Pratiquer le crédit est un moyen de fidéliser la 2700 Gilles NORMAND, op. cit., p 122. 2701 En 1920, Gilles Normand publie un ouvrage entier consacré aux « entreprises modernes », plébiscite pour la défense des magasins à succursales multiples. Les grands magasins d’alimentation ont commencé « par ne vendre que de l’épicerie, livrée aux quatre coins de Paris », puis ils se sont adjoints la charcuterie, la boucherie, la pâtisserie, « en même temps qu’ils installaient des dépositaires de leurs marques dans la capitale, dans sa banlieue, puis en province ». Les grands magasins sont « nés de l’app lication d’une idée : la vente à prix fixe et connu, ainsi que les ventes-réclames. Ces deux procédés révolutionnèrent le commerce de détail ». Gilles NORMAND, Les entreprises modernes : le grand commerce de détail, Perrin, 1920, pp 44-45. 2702 Marcel BAUDIER, Le commerce du bétail et de la viande en France, Thèse de Droit, Paris, 1914, pp 151152. 529 clientèle2703. « C’est vers le début du siècle que l’on accorda des primes à tout acheteur à partir de 0,50 à 1 franc de marchandises. Ces bons donnaient droit à des objets variés, vaisselle… Dans les quartiers riches, la coutume d’accorder le sou du franc à la cuisinière ou à l’employé qui faisait les achats se maintint. Tout changement de propriétaire donnait lieu soit à des distributions de primes, kilos de sucre, verres… soit à des manifestations diverses. Un boucher installa même un orchestre au-dessus de sa marquise le jour de l’ouverture de son établissement2704 ». j) Le rétablissement de la fête du Bœuf Gras en 1896 Le corporatisme peut s’exprimer par la lutte contre des ennemis communs (les magasins d’alimentation, les coopératives de consommation, les colporteurs, la fiscalité abusive, le contrôle de l’Etat) mais aussi par un regain d’anciennes coutumes festives. Le cortège du Bœuf gras était sous l’Ancien Régime le symbole même de l’arrogante puissance des bouchers parisiens. Etudiant les boulangers lyonnais, Bernadette Angleraud exprime bien la tendance au regroupement , au repli, des artisans de l’alimentation vers entre 1890 et 19102705. « Menacés de toutes parts, les petits commerçants cherchent d’abord refuge parmi les leurs, au sein même de la corporation. Ainsi, les boulangers de Lyon redoublent d’efforts pour dynamiser un esprit corporatiste, n’hésitant pas à remettre au goût du jour d’ancestrales pratiques corporatistes. Ainsi, voit-on se multiplier des groupements boulangers d’aspiration mutualiste pour s’assurer contre la maladie, contre la vieillesse, contre les accidents du travail2706. La presse professionnelle connaît également un regain d’activité, les titres se multipliant et se faisant de plus en plus combatifs : Le Réveil de la Boulangerie, Le Phare de la Boulangerie2707… Dans le but « d’entretenir dans la grande famille des boulangers, la bonne confraternité et la solidarité », on remet à l’honneur d’anciens rituels de sociabilité. Ainsi, la fête de la Saint Honoré est célébrée avec fastes. La mort donne lieu à des rituels repris au compagnonnage, puisqu’on exige la présence de tous les membres de la corporation à l’enterrement d’un des leurs afin de témoigner de la solidité du lien corporatif 2708 ». Ce dernier rite confraternel n’existe pas chez les bouchers parisiens, sans doute à cause de leur nombre trop élevé dans la capitale. Par contre, le Journal de la Boucherie de Paris annonce souvent le décès des confrères, surtout quand ils ont eu un rôle, même minime, au sein du Syndicat. 2703 Le rôle du petit commerçant fournisseur de crédit à la consommation a été bien étudié par Brigitte Maillard dans le cas des boulangers de Tours au XVIIIe et par Bernadette Angleraud pour les boulangers lyonnais au XIXe siècle. Natacha COQUERY (dir.), La boutique et la ville, Tours, CEHVI, 2000, pp 357-380. 2704 Gisèle ESCOURROU, La localisation des boucheries de détail à Paris, Thèse de 3e cycle de Géographie, Paris-Sorbonne, 1967, pp 77-78. 2705 Bernadette ANGLERAUD, Les boulangers lyonnais XIX-XXe (1836-1914): une étude sur la petite bourgeoisie boutiquière, Thèse d'Histoire dirigée par Yves Lequin, Lyon II, 1993. 2706 Cette remarque n’est pas valable pour les bouchers parisiens qui disposent de la société de secours mutuels des Vrais Amis depuis 1820. 2707 2708 Il ne semble pas y avoir eu de multiplication des journaux concernant la boucherie parisienne. Bernadette ANGLERAUD, « Les petits commerçants au tournant des XIX-XXe siècles », in Pierre GUILLAUME (dir.), La professionnalisation des classes moyennes, 1996, p 322. 530 En décembre 1895, Octave Perreau, président du Syndicat de la Boucherie de Paris préside le comité d’organisation de la fête du Bœuf gras 2709. Le cortège du Bœuf Gras est une vieille tradition médiévale parisienne, supprimée pendant la Révolution mais rétablie en 1805. Interrompue par la guerre de 1870, cette cérémonie fut reprise en 1896, à l’initiative du Syndicat de la boucherie de gros de Paris et du comité des fêtes du XIXe arrondissement2710. Avant 1870, cette fête était celle de tous les bouchers de Paris et le cortège parcourait le centre de la capitale. A partir de 1896, la cavalcade du Bœuf Gras est devenue en quelque sorte la fête corporative des travailleurs des abattoirs de la Villette2711. Une souscription est lancée et le Conseil municipal de Paris vote le 29 décembre 1895 une subvention de 25 000 F. La répartition des recettes est prévue ainsi : • 50% aux pauvres de Paris • 25% aux sociétés de secours mutuels des syndicats de l’alimentation. • 25% à destination patriotique, pour la Croix rouge (Blessés de France), les Femmes de France et les Dames françaises2712. On trouve une description de la fête du Bœuf gras dans les souvenirs d’un ouvrier boucher, syndicaliste communiste, Georges Beaugrand (1893-1981), qui évoque le folklore de la Villette sous la Troisième République2713. « Au concours agricole, les animaux primés étaient achetés par de gros bouchers-détaillants, dans un but publicitaire et surtout pour attirer l’attention de la clientèle sur la qualité de la viande présentée. Parfois l’animal était exposé vivant devant ou à proximité de la boutique. Quand cette présentation était impossible, le boucher mettait en bonne place à la vue des clients, les plaques et diplômes relatifs au bovin surclassé. Quand la viande revenait de l’abattoir, les acheteurs affluaient et le prestige du boucher-détaillant était grandi. D’autres fois, le bœuf primé au concours agricole, après une courte exposition chez son nouveau propriétaire, revenait au marché aux bestiaux où se préparait la cavalcade du Bœuf-Gras. Il y avait d’abord pour le transport-exhibition de la bête, une bétaillère spécialement aménagée, toute décorée, avec des ridelles portant des guirlandes de papier gaufré, des drapeaux tricolores, des rubans flottants. Le bœuf-gras trônait au milieu du plateau entouré de bouchers en tenue de travail, se dressant fièrement avec la casquette de bataille. De nombreux chars précédaient et suivaient le bœuf, roi du jour, exposé aux regards captivés de la foule amusée et joyeuse. Il y avait la reine de la fête, assise majestueusement sur son char tout fleuri rose et blanc, escortée de ses demoiselles d’honneur. Les laveuses du « lavoir des fleurs » de la rue de Flandre, pittoresquement costumées en marins, pierrots, arlequins, en jockeys, se pavanaient sur un grand char à banc à l’entour de musiciens 2709 Les vice-présidents du comité d’organisation sont Jules Lemoine et Nicolas Marguery (président du Comité de l’alimentation parisienne). Les secrétaires sont Lebel (du Syndicat des boulangers) et Eugène Tainturier (du Syndicat de la boucherie en gros). Le trésorier est le boucher Spicq. 2710 Selon Henry Matrot, la cérémonie du bœuf gras aurait été rétablie en 1882-1883, sur proposition de Petit, par Douillet, président de la Chambre syndicale de la Boucherie de Paris. Henry MATROT, Vieux Souvenirs, 1910, p 24. 2711 Le premier cortège « restauré » du Bœuf gras se déroule le dimanche 16 et le lundi 17 février 1896, après un exil de 26 ans. Un article lui est consacré dans le Journal de la Boucherie de Paris. 2712 2713 Le Petit Parisien, 2 février 1896. Georges BEAUGRAND, Un siècle d'Histoire: l'abattoir de la Villette de 1871 à 1959 , dactylogramme, 1970, 81 p. Ce document inédit est consultable au Centre de recherches d'Histoire des Mouvements Sociaux et du Syndicalisme (Université de Paris I). 531 bruyants. Les musiques accompagnant les chars étaient les trompettes de chez Duchêne, costumés en hussards, veste à brandebourgs, shakos à plume, ils n’étaient pas les moins regardés. D’autres trompettes de chez Niclausse, des clairons et tambours. « Les enfants d’Aubervilliers » se faisaient entendre, alors qu’un grand nombre de cavaliers allaient et venaient. Sur les chars, ou caracolant, la majorité des figurants était constituée par les travailleurs de la Villette. On entendait le roulement des chars sur les pavés, le piétinement des chevaux, les rires ou l’admiration des spectateurs arrêtés sur les trottoirs, les applaudissements intermittents. Des ribambelles de garçonnets couraient le long de la cavalcade, gesticulant, criant, lançant force serpentins et confettis. Et tout cela sur un fond étourdissant de musique tonitruante. Quel charivari mes amis. Ce spectacle haut en couleur et bruits divers symbolisait la saine détente, la bonne camaraderie, et la joie de vivre des ouvriers de la Villette. Le pauvre bœuf, cause de tout ce tintamarre, ruminait-il, revoyant les calmes herbages de son lieu natal. L’itinéraire de la cavalcade comprenait : la rue d’Allemagne (avenue Jean Jaurès), le boulevard de la Villette et la rue de Flandre. La dislocation avait lieu place des Abattoirs. Le défilé avait duré cinq à six heures. Cette manifestation tapageuse du Bœuf-Gras a cessé avec la suppression du tramway à traction animale Pantin-Opéra et celle de l’omnibus La Villette-Saint-Sulpice. L’électrification des moyens de transport, et la circulation de plus en plus intense, rendirent impossible la continuation de cette cavalcade ouvrière, qui rappelait, par certains côtés, les fêtes populaires de nos ancêtres, la franche gaieté du bon peuple de France, du Moyen Age2714 ». L’abbé Baurit évoque une ordonnance de 1905 qui montre le souci de la municipalité pour relancer ce cortège. « Pour tenter de ranimer la flamme vacillante, une ordonnance du 23 février 1905 essaya de rétablir, à la Belle Epoque, les cérémonies peu à peu abandonnées. « Les marchands bouchers, coiffés et poudrés en tresse, disait cette ordonnance, porteront le chapeau Henri IV avec panache tricolore, bottes à la hussarde, manteau écarlate brodé d’or, veste et pantalon de bazin rayé. Le cortège sera composé de 6 chevaux blancs, 10 mamelouks, 6 sauvages, 6 romains, 4 grecs cuirassés, 10 chevaliers français, 4 espagnols, 4 polonais, 2 coureurs, 8 turcs, un tambour-major de la garde, 6 tambours en gladiateurs, 2 fifres en chinois, 18 musiciens et 12 garçons bouchers portant les attributs de la boucherie. Le bœuf pèsera de 1300 à 1400 kg, sera panaché et décoré et portera sur le dos, un enfant en amour, soutenu par deux sacrificateurs à haches et massues ». Cependant, ces pompes carnavalesques n’ont pas résisté aux deux guerres qui ont emporté, hélas, bien d’autres choses plus importantes2715 !… ». La cavalcade de 1907 voit défiler Givrillot, bœuf gras de 1 675 kg 2716 ! La cérémonie existe encore dans les années 1930, mais elle a sans doute perdu de sa superbe2717. « A nouveau suspendue par la guerre de 1914, elle eut beaucoup plus de peine à recommencer. Au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale, le cortège se limitait au trajet des abattoirs à la mairie du XIXe arrondissement. Depuis 1952, la fête est interdite sous prétexte qu’elle gêne la 2714 Souvenirs de Georges Beaugrand, cités par André GRAVEREAU, Chère Villette, Oberthur, 1977, pp 123124. 2715 Abbé Maurice BAURIT, Les Halles de Paris des Romains à nos jours, IGC, 1956, p 48. Article du Petit Journal du 14 avril 1907, cité par Alfred FIERRO, Vie et histoire du XIXe arrondissement, Hervas, 1987, p 66. 2716 2717 On trouve plusieurs clichés du cortège du Bœuf gras dans les années 1930 dans l’ouvrage de Gérard PONTHIEU et Elisabeth PHILIPP, La Villette, les années 30 : un certain âge d’or , Editions Atlas, 1987, pp 138-139. 532 circulation automobile2718 ». Cette tradition encore2719 ». « se retrouve en Espagne de nos jours Si j’établis un premier bilan des luttes des patrons bouchers entre 1870 et 1914, je constate que l’argumentation utilisée est à la fois classique et singulière. Certains thèmes de lutte ne sont guère surprenants de la part de petits commerçants et constituent un socle de revendication commun à l’ensemble des professions alimentaires, rassemblées à partir de 1885 au sein du Comité de l’alimentation parisienne. La demande de suppression des droits d’octroi ou de plus grande fermeté vis-à-vis des concurrents jugés déloyaux et monopolisateurs (coopératives et grands magasins), la lutte acharnée contre la taxation des denrées ou les aides accordées aux boucheries municipales forment autant de sujets sur lesquels les bouchers détaillants rejoignent la vision du petit commerce. Mais sur la question des droits de douane par exemple (ou des boucheries coopératives militaires), les positions des détaillants sont opposées à celles des chevillards. Sur certains points, c’est la dialectique détail-gros qui fonctionne, alors que sur d’autres questions, c’est l’opposition producteurdistributeur qui est la plus forte, ce qui amène parfois à des alliances curieuses. Comme souvent chez les professionnels – agriculteurs, industriels ou commerçants – le discours des bouchers présente de sérieuses contradictions quant à la nécessité de l’intervention de l’Etat. On assure avec beaucoup d’aplomb que les autorités doivent intervenir pour lutter contre les colporteurs et doivent taxer plus lourdement les grands magasins mais on nie la légitimité de l’Etat quand il s’agit de prendre des mesures favorables à la consommation des classes populaires (avec la taxation de la viande et les encouragements donnés à la coopération). La synthèse des diverses luttes patronales montre bien que l’identité des bouchers détaillants est en pleine évolution entre 1870 et 1914. La rupture entre boucherie de détail et de gros entraîne des comportements et des réflexes nouveaux. Sur de nombreux points, les professionnels de la filière viande se divisent, là où une certaine unité régnait avant 1858. Cette partition entre le monde des bouchers détaillants et des chevillards se retrouve-t-elle au niveau de leurs comportements politiques ? 2) QUEL EST LE PROFIL POLITIQUE DES BOUCHERS PARISIENS ? Même si Nonna Mayer affirme bien haut que « la boutique n’est pas intrinsèquement réactionnaire2720 », une question nous brûle les lèvres : les bouchers sont-ils poujadistes ? Outre le caractère provocateur et anachronique de la formule, la question mérite d’être posée si l’on tient compte des divers ouvrages et articles de presse écrits sur les bouchers, au XIX e comme au XXe siècle. Les généralisations sont toujours réductrices, mais nous voudrions 2718 Alfred FIERRO, Histoire et dictionnaire de Paris, Robert Laffont, 1996, p 717. 2719 Françoise SALVETTI, Le Boucher, Berger-Levrault, 1980, p 81. 2720 Pour Nonna Mayer, « c’est la transformation du mouvement ouvrier, le développement d’un socialisme marxiste qui vont la rejeter en majorité dans le camp des « classes moyennes » et de la droite ». Dans les années 1980, la boutique dirige ses faveurs vers la droite libérale plutôt que vers la droite poujadiste. « L’on ne soulignera jamais assez que les petits commerçants ne sont pas « l’électeur type » de Jean-Marie Le Pen, qu’ils ne sont ni les seuls, ni les plus nombreux à avoir voté pour lui lors des élections européennes de 1984 ». Nonna MAYER, La boutique contre la gauche, FNSP, 1986, p 11. 533 savoir si les bouchers ont réellement une tendance à être attirés vers les éléments constitutifs du poujadisme, à savoir le rejet du parlementarisme, de la fiscalité étatique et de la bureaucratie tatillonne qui étouffe les forces vives de la nation, la petite entreprise privée. La défense du petit artisan face au gros industriel, la défense de la liberté commerciale face à l’intervention inefficace de l’Etat sont autant de thèmes qui trouvent souvent un large écho chez les bouchers. Pourquoi ? Ce phénomène est-il ancien ? Existe-t-il des comportements que l’on retrouve à toutes les époques chez les bouchers ? Peut-on comparer les mouvements corporatistes des années 1930, le ralliement enthousiaste de la CNBF à Vichy2721, les mouvements xénophobes des années 1890 avec l’agitation cabochienne de 1413 et ligueuse du XVIe siècle ? La lutte contre le jacobinisme, contre la toute-puissance de l’Etat central, semble bien être un trait de caractère commun aux bouchers parisiens à travers les siècles. Si l’on se penche sur la période 1848-1940, que savons-nous sur le comportement politique des bouchers ? Certes, les choix politiques défendus par les dirigeants de la corporation ne peuvent pas résumer la diversité des opinions individuelles. Des différences majeures existent sans aucun doute, entre patrons et ouvriers, entre boucher de gros (monde « industriel » de la Villette) et boucher de détail (monde artisanal de la boutique), mais essayons néanmoins de voir si une tendance générale se dégage. Nous ne revenons pas sur la multiplication des signes d’allégeance à la monarchie restaurée, sous Louis XVIII, et les manifestations d’attachement au catholicisme dans les années 1820. Voyons quel accueil les bouchers ont réservé à la Seconde République, à Napoléon III puis à la Commune de Paris. a) Les bouchers face à la révolution de 1848 et face à la Commune La Révolution de 1848 a le mérite de donner la parole aux petits et aux oubliés, de faire surgir du silence les simples bouchers qui ne partagent sans doute pas toujours les positions tenues par les dirigeants du Syndicat de la Boucherie. Cela paraît normal : les « sanguins », les bouchers abattants qui travaillent dans les abattoirs, accueillent les événements de février 1848 avec beaucoup de joie. Nous le savons, ces garçons d’échaudoir peuvent s’apparenter à des ouvriers d’usine, car ils travaillent « ensemble » dans un même bâtiment. Bien sûr, ils possèdent leur propres instruments de travail2722 et les équipes comptent deux ou trois personnes2723. Le travail à l’échaudoir s’apparente donc plus au monde de l’atelier que de l’usine. Même si le patron donne ses ordres aux tueurs, il officie surtout à la boutique. Les garçons d’échaudoir ont donc pu se créer une culture « ouvrière » depuis 1818, car ils ne fréquentent plus le monde artisanal et commerçant de l’étal. Les valeurs paternalistes et corporatives sont moins présentes à l’abattoir qu’à la boutique. Le repas n’est plus pris en commun chaque midi avec le patron et sa famille. Le garçon d’échaudoir a moins d’intérêt que le garçon d’étal à être hébergé au dessus de la boutique. La boucherie en gros progressant, on peut imaginer que des contre-maîtres ont fait leur apparition dans les abattoirs, pour vérifier le bon déroulement des tâches. Bref, s’il n’est pas vraiment un prolétaire, le garçon d’échaudoir n’a plus grand chose à voir avec le compagnon. 2721 La CNBF est la Confédération Nationale de la Boucherie Française. 2722 La tradition veut que chaque boucher possède sa « boutique », une boîte en bois qui rassemble le jeu de couteaux, hachoirs et autres instruments nécessaires à la dépouille de l’animal. La « boutique » marque d’ailleurs la fin de l’apprentissage et l’entrée dans le monde adulte. 2723 Les contraintes techniques pour la dépouille du bœuf nécessitent au moins un travail par équipe de deux. 534 Si l’on considère que l’abattoir de Ménilmontant (Popincourt) compte 64 échaudoirs et que 3 personnes sont nécessaires par échaudoir (le tueur, le garçon d’échaudoir et le « gratte-ratis »), cela signifie qu’au moins 192 personnes fréquentent l’établissement chaque jour de tuerie. Le mode de fonctionnement est donc proche de celui d’une usine, d’une grande unité de production, avec tout ce que cela suppose comme conséquences sociales et politiques. Faut-il alors s’étonner qu’un arbre de la liberté soit planté en mars 1848 à l’abattoir Popincourt 2724 ? « Par une belle matinée d’un jeudi (petit jo ur d’ouvrage du mois de mars 1848), les garçons bouchers de l’abattoir Popincourt réunis à la grille discutaient entr’eux avec animation. La deuxième République venait d’être proclamée le 24 février, des arbres de Liberté s’élevaient de toutes parts ; il s’agissait de planter un arbre de Liberté dans l’abattoir. L’accord se fit vite et les garçons bouchers se divisèrent en deux groupes, les uns partirent avec une voiture mise à leur disposition par Jacques Legrand meneur de viande, pour aller sur les hauteurs de Belleville chercher le peuplier nécessaire. Les autres, armés de pelles et de pioches s’improvisèrent paveurs et terrassiers, creusèrent un grand trou très profond près de la grille, en face le bâtiment appelé : Bureau de la Boucherie. Le premier groupe revint de Belleville avec un superbe peuplier de dix mètres au moins de hauteur ; l’enthousiasme aidant, en quelques heures l’arbre fut amené, dressé, pavoisé. Une délégation fut envoyée prévenir le clergé de Saint-Ambroise2725. Tout le personnel de l’abattoir, garçons bouchers, fondeurs, tripiers, étaient réunis autour de l’arbre, nouvellement planté qui personnifiait la Liberté. Le clergé de Saint-Ambroise au grand complet vint processionnellement bénir l’arbre qui symbolisait la nouvelle devise républicaine : « Liberté ! Egalité ! Fraternité2726 ! ». La bénédiction terminée, les garçons bouchers encore réunis, une voix sortit de leurs rangs : « Camarades, élevons nos cœurs à Dieu, au travail, à la liberté ! ». Eclairée par un beau soleil de printemps, cette scène ne manquait pas de grandeur2727 ». Nous n’avons pas de toile de David pour illustrer ce nouveau serment du Jeu de Paume, mais nous avons un dessin d’Albert Feuillastre qui illustre cet épisode. La foule y est nombreuse. Les garçons bouchers portent leur costume inimitable (le tablier et le bourgeron) et l’on distingue très bien en bas à droite la « boutique » accrochée à la ceinture d’un boucher. La convivialité du vin rouge n’a 2724 Maurice Agulhon a écrit de belles lignes sur les arbres de la liberté : « Leur plantation en cérémonie devint l’un des spectacles les plus fréquents et les plus typiques des rues de Paris en mars et avril, relevant à la fois du domaine de la cérémonie publique officielle et de celui de la spontanéité populaire. Dans la période du 22 au 30 mars, une demi-douzaine de grandes plantations eurent incontestablement le caractère solennel et gouvernemental des fêtes officielles. Mais la spontanéité populaire s’est emparée de ce rite (qui ne lui était d’ailleurs pas absolument étranger : il y a toujours eu dans l’arbre de la liberté quelque réminiscence du « Mai » traditionnel) et en a fait, au début du printemps, une véritable mode ». Maurice AGULHON, Les quarante-huitards, Gallimard, 1975, p 52. 2725 L’anticléricalisme, virulent pendant la Commune, est totalement absent à Paris en 1848. En juin 1848, la mort tragique de Mgr Affre, archevêque de Paris, devant une barricade de la place de la Bastille, est un accident et non pas une exécution volontaire comme celle de Mgr Darboy en 1871. Par contre, à Lyon, les canuts attaquent les couvents et Emmanuel Arago expulse jésuites et capucins au printemps 1848. Maurice AGULHON, 1848 ou l’apprentissage de la république (1848-1852) , Seuil, 1973, p 35, p 54 et p 73. 2726 Quand Frédéric et la Maréchale flânent dans les rues de Paris au printemps 1848, Flaubert note à propos de la plantation d’un arbre de la Liberté : « MM. les ecclésiastiques concouraient à la cérémonie bénissant la République, escortés par des serviteurs à galons d’or ; et la multitude trouvait cela très bien ». Gustave FLAUBERT, L’éducation sentimentale , 1869. 2727 Henry MATROT, Vieux Souvenirs, 1910, pp 52-53. 535 pas été oubliée non plus2728… Le moins que l’on puisse dire, c’est que les garçons bouchers des abattoirs de Paris réservent un accueil chaleureux à la République. Un tel engouement existe-t-il chez les étaliers ? Peuvent-ils rester insensibles à la « fièvre sociale » qui envahit la France en février 1848 ? Jacques Ellul résume très bien ce contexte fébrile : « En 1848, se produit, avec la Révolution, un grand mouvement d’organisation syndicale : les ouvriers créent de nouvelles associations, des liens s’établissent entre les sociétés ouvrières, on crée des « associations fraternelles » pour s’instruire sur les droits politiques et sociaux, discuter de l’organisation du travail, soutenir le gouvernement républicain, abolir le marchandage, stabiliser le sort des ouvriers. Puis on établit des caisses de solidarité ouvrière pour les secours aux malades et vieillards2729. Les associations de toute sorte se multiplient : « l’association » prend une vertu magique, les ouvriers attendent d’elle la fin de l’exploitation, les coopératives surtout sont actives. Le gouvernement ouvre des crédits en leur faveur. Vingt sociétés coopératives entre patrons et ouvriers sont constituées. Mais on confond trop l’assistance et la production coopérative2730 ». Impliqués dans le mouvement coopératif et mutuelliste, les employés de la boucherie ne sont pas restés insensibles aux sirènes sociales de la République2731. Nous ne connaissons pas les réactions des bouchers face au coup d’Etat de LouisNapoléon Bonaparte, ni leur comportement sous le Second Empire. Apparemment, les relations entre la mutuelle des Vrais Amis et le pouvoir impérial ont été excellentes. Le « césarisme social » de Napoléon III devait très bien convenir aux bouchers. En 1858, le préfet Haussmann met la salle Saint-Jean de l’Hôtel de ville à la disposition de la mutuelle des bouchers pour leurs séances plénières2732. En 1862, Gaillardin, membre de la commission supérieure des sociétés de secours mutuel au ministère de l'Intérieur, est reçu comme membre honoraire des Vrais Amis. Le ministère de l’Intérieur décerne plusieurs médailles de la mutualité aux Vrais Amis : l’ancien président, Grosset, reçoit une médaille d’argent en 18632733 et l’ancien trésorier, Goyard, reçoit une médaille d’or en 1869 2734. Les Vrais Amis sont reconnus d’utilité publique par un décret du 22 décembre 1866. La politique sociale de l’Empire, le soutien qu’il apporte aux Vrais Amis, ne peuvent qu’enchanter les bouchers. 2728 Le problème de l’alcoolisme chez les bouchers de La Villette à la Belle Epoque est souvent évoqué par les auteurs. 2729 Un arrêté du préfet de police du 1er avril 1848 décide de former un fonds destiné aux pensions de retraite pour les garçons bouchers. Nous ne connaissons pas le devenir de cette mesure. Il existe un dossier sur la « liquidation de la caisse des retraites des bouchers et employés du Syndicat » en 1858-1860. Cela peut nous laisser penser que la caisse de retraite a fonctionné entre 1848 et 1858. Archives de la Préfecture de police de Paris, DA 365, dossier 4. 2730 Jacques ELLUL, Histoire des institutions, tome 5 : le XIXe siècle, PUF, 1993, pp 285-286. 2731 Outre les mesures prises sur les coopératives, les bureaux de placement, les sociétés de secours mutuels et les livrets ouvriers, la Seconde République réorganise les élections aux Conseils de prud’hommes par le décret du 27 mai 1848 et atténue les sanctions appliquées aux ouvriers dans la loi du 25 novembre 1849 sur les coalitions. On peut consulter à ce sujet Etienne MARTIN SAINT-LEON, op. cit., pp 645-646. 2732 Louis GOYARD, « Origine et développement des sociétés de secours mutuels », Bulletin mensuel de la Société de prévoyance et de secours mutuel de la boucherie de Paris (les Vrais Amis), septembre 1888. BNF, 4° R 916. 2733 Décret du 7 avril 1863. 2734 Décret du 7 août 1869. 536 Autant les « boucheries municipales », mises en place pendant le siège de 1870, ont suscité des réactions nombreuses et hostiles, autant nous ne connaissons pas l’accueil réservé à l’insurrection de la Commune 2735. Certaines mesures prises par les communards ont sans doute reçu un accueil favorable de la part des petits bouchers, comme le moratoire des échéances pour les petits commerçants ou l’annulation des quittances encore dues par les locataires2736. La commission du travail interdit les amendes et les retenues sur les salaires, abolit le travail de nuit des ouvriers boulangers, encourage les coopératives ouvrières, remplace les bureaux de placement par une Bourse du travail dans chaque arrondissement, autant de mesures qui reviennent dans les revendications syndicales entre 1880 et 1914. Il serait intéressant de savoir si les bouchers ont participé « au vieux courant à la fois démocratique et municipaliste du XIXe siècle, qui avait trouvé son expression la plus significative à l’époque de la Commune, sous les espèces d’un tiers parti animé par les syndicats patronaux du centre de la capitale2737 ». Comme nous manquons de données sur l’attitude spécifique des bouchers, nous nous contenterons de supposer qu’ils partageaient les mêmes valeurs que le monde de la boutique. Les comportements politiques de la petite bourgeoisie ont été largement étudiés2738. Pour Jeanne Gaillard, « la tactique fiscale qui prévaut de la monarchie de Juillet à 1880 est, avec des modalités différentes, la contrepartie d’une méfiance politique qui écarte boutiquiers et artisans des centres de décision. Sous la monarchie de Juillet, les tout petits patentés sont imposés au-dessous du cens électoral, ils font partie des « classes qui ne pourront jamais contribuer au mouvement électoral », déclare le ministre au cours du débat parlementaire de 18442739. Sous le Second Empire, ces « classes » votent mais elles sont écartées des centres de consultation, car le système censitaire demeure en vigueur pour le recrutement des Chambres de Commerce jusqu’en 1873 2740. Elles ont même perdu, de la monarchie de Juillet à l’Empire, 2735 J’ai placé en annexe deux illustrations évoquant les boucheries municipales pendant le siège de 1870. L’annexe 37 est une caricature féroce de la figure du boucher peu avenant alors que l’annexe 38 est une image populaire beaucoup plus lisse, où le gendarme veille au respect de la file d’attente. Dans les deux dessins, l’accent est mis sur les viandes « étranges » qui sont vendues pendant le Siège : chevaux, chats, chiens, rats… Annexe 37 : Boucherie municipale vue par Alfred le Petit, détail du Siège de Paris, supplément de La Charge, 1870. Annexe 38 : Le rationnement de la viande pendant le Siège de Paris, image populaire de 1903 (Louis Vagné, imprimeur à Pont-à-Mousson). 2736 Alain PLESSIS, De la fête impériale au mur des fédérés (1852-1871), Seuil, 1979, pp 227-228. 2737 Jeanne GAILLARD, « La petite entreprise en France au XIXe et au XXe siècle », in Commission internationale d’Histoire des mouvements sociaux et des structures sociales, Petite entreprise et croissance industrielle dans le monde aux XIXe et XXe siècles, CNRS, 1981, tome 1, p 156. Pour plus de détails sur le « tiers parti » patronal en 1871-1873, il faut consulter Jeanne GAILLARD, « Les papiers de la Ligue républicaine des Droits de Paris », Le Mouvement Social, n°56, juillet-septembre 1966, p 68. 2738 Pour la période 1789-1848, nous renvoyons à la synthèse générale de Nonna MAYER, La boutique contre la gauche, FNSP, 1986, p 96-101. La table ronde « Les classes moyennes et la politique » organisée en novembre 1980 par l’Association française de science politique a donné naissance à l’ouvrage collectif dirigé par Georges LAVAU, L’univers politique des classes moyennes , FNSP, 1983, 389 p. Par ailleurs, le Mouvement Social a consacré un numéro spécial, dirigé par H.-G. HAUPT et P. VIGIER, « Petite entreprise et politique », n°114, janvier-mars 1981. 2739 2740 Il s’agit du débat sur la loi du 25 avril 1844 sur les patentes, que nous avons déjà évoqué. Même si les élections des membres de la Chambre de commerce se font au suffrage universel des patentés depuis 1848, il y a environ 2% de votants. En ce qui concerne le Tribunal de commerce, les premières élections consulaires libres à Paris sont celles de 1867. Joël DUBOS, Aux origines du syndicalisme d’union patronale. André Lebon et la Fédération des industriels et des commerçants français, de la création en 1903 à la première Guerre Mondiale, Thèse de Doctorat, Paris X, 1997, p 573. 537 les libertés municipales qui leur permettaient de se faire entendre dans le cadre des communes rurales. L’ostracisme ouvert ou déguisé dont la petite bourgeoisie de boutique et d’atelier est ainsi l’objet, entretient ses aspirations à une démocratie qui rapprocherait le pouvoir du peuple par le truchement des municipalités. Pendant tout le XIXe siècle, le petit patronat est donc à gauche2741 ». Cette conclusion semble pouvoir s’appliquer aux bouchers parisiens quand on sait leurs réactions assez favorables face à la révolution de 1848 et face à la Commune. b) Les patrons bouchers face à la mise en place de la Troisième République Le comportement religieux des bouchers peut nous renseigner, d’une façon indirecte, sur leur univers mental, à défaut de connaître leurs idéaux politiques. Pendant tout le Second Empire, les bouchers disposent d’une messe corporative annuelle en l’église Saint-Eustache, le mardi Saint2742. Entre 1849 et 1858, l’abbé Louis Gaudreau (1792-1872) est curé de SaintEustache à une époque où les cérémonies de la Boucherie devaient être fastueuses, la corporation bénéficiant des ressources financières de la Caisse de Poissy. Quand la caisse de Poissy et le Syndicat de la Boucherie de Paris sont supprimés en 1858, le financement de la messe revient à la mutuelle des Vrais Amis et dépend de la générosité des bouchers. La cérémonie subsiste jusqu’en 1870. De 1858 jusqu’à sa mort, l’abbé Léonard Simon (18031873) est curé de Saint-Eustache2743. En 1862, il est admis comme membre honoraire des Vrais Amis, signe de sa bonne entente avec les bouchers2744. Malade depuis 1870, l’abbé Simon est arrêté pendant la Commune2745 avant de mourir en 1873, « après une longue et douloureuse maladie2746 ». Les obsèques du « bon curé des Halles » le 30 avril 1873 sont grandioses, en présence de Mgr Foulon, évêque de Nancy. Le cortège funèbre, comptant le président de l’Assemblée Nationale et les maires des premier et second arrondissements, a fait un tour complet des Halles2747. Nul doute que les bouchers tenaient une bonne place dans la procession. L’attachement des bouchers parisiens au catholicisme n’est guère surprenant : il participe à la vie confraternelle de la corporation2748. De même, les somptueuses funérailles 2741 Jeanne GAILLARD, « La petite entreprise en France au XIXe et au XXe siècle », in Commission internationale d’Histoire des mouvements sociaux et des structures sociales, Petite entreprise et croissance industrielle dans le monde aux XIXe et XXe siècles, CNRS, 1981, tome 1, pp 150-151. 2742 Il s’agit d’une « messe solennelle pour implorer la bénédiction divine avec exhortation du curé ». Louis GAUDREAU, Notice historique et descriptive sur l'église et la paroisse Saint-Eustache de Paris , Dentu, 1855, p 126. 2743 Archives Historiques de l’Archevêché de Paris, carton sur la paroisse Saint-Eustache. 2744 Louis GOYARD, « Origine et développement des sociétés de secours mutuels », Bulletin mensuel de la Société de prévoyance et de secours mutuel de la boucherie de Paris, septembre 1888. BNF, 4° R 916. 2745 Abbé COULLIE, St-Eustache pendant la Commune, mars-avril-mai 1871, 1872, 77 p. 2746 « Nécrologie de l’abbé Simon », La semaine religieuse de Paris, 3 mai 1873, n°1008, p 591. 2747 Ibid., p 587. 2748 Pour plus de détails, nous renvoyons à Sylvain LETEUX, « L’Eglise et les artisans : l’attachement des bouchers parisiens au catholicisme du XVe au XXe siècle », Revue d’Histoire Ecclésiastique , juin 2004, n°3-4, pp 371-390. 538 du « bon curé des Halles » en 1873 ne sont guère originales dans le contexte très réactionnaire de l’Ordre moral 2749. Alors que les catholiques parisiens souhaitent expier les crimes de la Commune (notamment l’assassinat de Mgr Darboy, archevêque de Paris) en édifiant une grande basilique dédiée au Sacré-Cœur à Montmartre, les bouchers « expient » en 1873 l’outrage subi par l’abbé Simon en 1871 (son arrestation par les Communards). Les bouchers suivent l’air du temps. Par contre, il est étonnant que le regain catholique des années 1871-1875 n’ait pas permis aux bouchers de reprendre leur messe corporative annuelle. En 1883, un garçon boucher, Victor Gervais, propose à la Chambre syndicale ouvrière de la Boucherie de fêter le Vendredi Saint, mais cette demande est repoussée2750. En 1888, Louis Goyard, trésorier des Vrais Amis, regrette que la « pieuse cérémonie » ait disparu en 1870, car elle « avait les plus heureux résultats et contribuait puissamment au développement de la société de secours mutuels ». Cette « solennité religieuse » ne coûtant que 300 francs, Louis Goyard souhaite, en vain, son rétablissement2751. Nous pouvons donc en conclure, qu’en matière religieuse, les bouchers suivent globalement l’évolution dominante, au gré des régimes politiques en place. Ils basculent rapidement du « catholicisme de tradition » (entre 1815 et 1875) à l’anticléricalisme républicain après 1875 2752. Un tel conformisme se retrouve-t-il en matière politique ? Pour Michel Boyer, les bouchers lyonnais « partagent les idéaux de la société de leur temps, ils refusent la violence en politique, ils sont républicains, conformistes à tous les points de vue, et ils adhèrent aux valeurs de la bourgeoisie, dont ils portent le costume. Mais ils le font avec l’ostentation et l’obstination de ceux qui cherchent à effacer une mauvaise réputation. La volonté de respectabilité des bouchers correspond en effet à ce sentiment d’être en quelque sorte les « boucs émissaires » de la société, chargés de toute la frayeur et de tout le dégoût qui se trouvent, au moins inconsciemment, attachés au meurtre et au dépeçage d’un être vivant. Plus encore, il leur faut faire oublier leur tablier taché de sang et le couteau qu’ils portent en permanence2753 ». J’ai placé en annexe un portrait de 1877 qui illustre bien la « volonté de respectabilité » évoquée par Michel Boyer2754. Est-ce dans cette optique qu’il faut interpréter les opérations charitables et philanthropiques menées par la Chambre syndicale patronale de la Boucherie de Paris ? En décembre 1878, le Syndicat s’associe à la fondation Montyon pour une opération de bons de 2749 Quand Thiers démissionne le 24 mai 1873, le général légitimiste Mac Mahon devient président de la République et Broglie, catholique conservateur, est vice-président du Conseil. 2750 Demande manuscrite du 3 septembre 1883. Dossier sur la Chambre syndicale ouvrière de la Boucherie de Paris. Archives de la Préfecture de police de Paris, BA 1409. 2751 Louis GOYARD, op. cit., bulletin de novembre 1888. 2752 Les bouchers ne sont peut-être pas devenus complètement anticléricaux, encore que leurs excellentes relations avec la franc-maçonnerie pourraient laisser penser qu’ils deviennent libres-penseurs. Il serait intéressant de savoir si les bouchers ont été nombreux à participer aux banquets de Pâques des anticléricaux de la IIIe République. Pour de plus amples détails, nous renvoyons à Jacqueline LALOUETTE, « Les banquets du vendredi dit Saint », in A. CORBIN, N. GEROME et D. TARTAKOWSKY (dir.), Les usages politiques des fêtes aux XIXe-XXe siècles, Publications de la Sorbonne, 1994, pp 223-235. 2753 Michel BOYER, Les métiers de la viande à Lyon de 1860 à 1914 : Une étude sur la petite bourgeoisie, Thèse de 3e cycle, Lyon II, 1985, p 347. 2754 Annexe 39 : Portrait d’un boucher par Arsène Symphorien Sauvage (1877). Huile sur toile. Musée des Arts et Traditions Populaires, 59.26.1. 539 viande distribués par l’Assistance Publique2755. En décembre 1881, la Chambre apporte son soutien à une œuvre de « bons de consommation », dont la commission exécutive se réunit au Grand Orient de France (16 rue Cadet)2756. La question est à nouveau évoquée en mars 1882 : « Diverses loges maçonniques demandent à la Chambre syndicale de vouloir bien leur venir en aide et de s'entendre avec elles pour la distribution et le remboursement des bons de viande distribués par les délégués des loges maçonniques qui ont adhéré à cette œuvre philanthropique2757 ». On peut imaginer sans peine que les bouchers ont répondu favorablement à cette demande. Outre la quête de respectabilité évoquée par Michel Boyer, les bouchers parisiens font également allégeance au nouveau régime républicain en se rapprochant de la philanthropie franc-maçonnique, tournant ainsi le dos aux organes charitables catholiques. Par ailleurs, entre 1894 et 1914, la grande assemblée générale annuelle de la Chambre syndicale patronale de la Boucherie se tient le plus souvent au GrandOrient de France (16 rue Cadet). Il serait intéressant de creuser les relations qui ont existé entre la franc-maçonnerie et le Syndicat des bouchers, pour en préciser l’étendue et la durée2758. A Lyon, plusieurs articles de La Tribune lyonnaise, organe de presse des bouchers, « expriment clairement des idées républicaines, accompagnées de jugements condamnant les royalistes, les nihilistes et… l’inefficacité de la Chambre. A travers sa presse, le syndicat de la boucherie soutient résolument « l’opportunisme » de Gambetta, auquel il consacre plusieurs articles, notamment en mai 1882 et en janvier 1883 à l’occasion de sa mort ». Les bouchers lyonnais étalent leurs opinions antimonarchistes et anticléricales lors du krach de l’Union Générale et lors de la maladie du comte de Chambord2759. « En 1882, La Tribune appelle d’ailleurs à voter pour un candidat républicain 2760 ». Nous n’avons pas mené de dépouillement systématique dans la presse parisienne, mais il est probable que les résultats auraient été assez proches de ceux trouvés par Michel Boyer à Lyon. Si l’on analyse ses débats et ses actions entre 1868 et 1886, l a Chambre syndicale patronale de la Boucherie de Paris apparaît comme un syndicat paternaliste et conservateur, mais républicain. Peut-on considérer que la Chambre des bouchers fonctionne sur le principe des idées d’Albert de Mun ? Albert de Mun (1841-1914), sorti de Saint-Cyr, officier entre 2755 Rapport des brigades de recherche sur la Chambre syndicale de la Boucherie de Paris, 4 décembre 1878. Archives de la Préfecture de Police de Paris, BA 1409. 2756 Ibid., rapport du 5 décembre 1881. Le Grand Orient de France est une obédience française créée en 1773 pour remédier au désordre qui régnait à l’époque au sein de la Grande Loge de France. Jean-André FAUCHER, Dictionnaire historique des francs-maçons du XVIIIe à nos jours, Perrin, 1988, p 406. 2757 Rapport des brigades de police de Paris, 2 mars 1882. APP, BA 1409. 2758 Nous avons cherché dans le fichier maçonnique du Grand Orient de France (16 rue Cadet) l’appartenance éventuelle des différents dirigeants du Syndicat de la Boucherie de Paris. Apparemment, seul Octave Perreau, président du Syndicat général de la Boucherie française entre 1894 et 1898, a été franc-maçon, membre de la loge parisienne des « Vrais Frères Unis Inséparables » (3e grade) de 1880 à 1907. Je remercie Pierre Mollier pour son aide lors de cette recherche. 2759 L’Union générale, « fondée en 1878 par Eugène Bontoux, hommes d’affaires et politicien légitimiste, avait pour objectif de battre en brèche les positions acquises par la banque israélite et protestante. Actionnaires et clients étaient issus, pour la plupart, des milieux monarchistes et catholiques ». L’Union générale est mise en liquidation judiciaire en janvier 1882. Jean LEDUC, L’enracinement de la République (1879-1918 ), Hachette, 1991, p 34. 2760 Michel BOYER, Les métiers de la viande à Lyon de 1860 à 1914 ; une étude sur la petite bourgeoisie, Thèse de 3e cycle, Lyon II, 1985, p 330. 540 1862 et 1875, a participé à la répression de la Commune, tout en prenant conscience de l’abîme qui sépare l’Eglise des classes ouvrières. Initié au catholicisme social, il fonde en 1871 avec La Tour du Pin les cercles catholiques d’ouvriers, d’esprit paternaliste, et jette les bases en 1886 de l’ACJF (Association Catholique de la Jeunesse Française) 2761. Plusieurs fois député entre 1876 et 1914, Albert de Mun, malgré ses opinions monarchistes, suit Léon XIII dans le ralliement à la République. Sa nostalgie pour les corporations d’Ancien Régime est sincère, car il y voit la réalisation d’un « véritable esprit de famille ». Pour lui, les syndicats professionnels doivent suivre les principes suivants : maintien du lien religieux, organisation de l’apprentissage et des épreuves techniques, possession d’un patrimoine, présence conjointe des patrons et des ouvriers-apprentis ou compagnons dans l’association ; le conseil syndical doit être élu par les ouvriers et les patrons2762. Dans les années 1930, cet idéal chrétien et paternaliste sera repris par plusieurs dirigeants patronaux syndicaux de la Boucherie parisienne, notamment Georges Chaudieu et René Serre. Mais dans les années 1870 et 1880, malgré des points communs indiscutables (paternalisme et conservatisme social), la Chambre syndicale de la Boucherie s’éloigne des idées d’Albert du Mun sur plusieurs points essentiels : • Le lien religieux est inexistant chez les bouchers entre 1871 et 1914, les cérémonies religieuses corporatives organisées à Saint-Eustache ayant disparu en 1870 et la Chambre entretenant d’excellents rapports avec la franc-maçonnerie. Les poussées antisémites à la Villette dans les années 1890 ne sont pas accompagnées d’une volonté de reconstituer un quelconque lien religieux professionnel2763. • La dimension monarchiste du catholicisme social semble complètement absente chez les bouchers parisiens, sagement ralliés à la République. • Pour les « catholiques sociaux », l’ouvrier est au centre des préoccupa tions pour éviter tout affrontement social et devancer les éventuelles revendications. La Chambre patronale de la Boucherie refuse clairement tout effort visant à améliorer les conditions de travail des employés : les « questions sociales » sont soigneusement repoussées et enterrées, sauf si la loi ou les circonstances imposent des réformes (apprentissage, placement, mutualité, repos hebdomadaire, accidents du travail, retraites). Si les choix « politiques » du Syndicat de la Boucherie de Paris sont les mêmes entre 1886 et 1914 qu’entre 1870 et 1885, ce que nous ignorons, il est fort possible que les bouchers parisiens n’aient jamais pris part à l’Union fraternelle du commerce et de l’industrie, groupement corporatiste proche du catholicisme social, fondé en vers 1889-1891 par un patron du textile champenois, Léon Harmel2764. Inspiré par les catholiques belges, Léon 2761 La Tour du Pin (1834-1924), officier en 1870, est fait prisonnier à Metz en même temps qu’Albert du Mun, avec qui il se consacre, après la Commune, à la « contre-révolution chrétienne » en faveur de la classe ouvrière. Sociologie, il fut le penseur de l’école sociale catholique de la fin du XIXe siècle. Il élabora une doctrine sociale chrétienne corporatiste qui influença la rédaction et l’esprit de l’encyclique Rerum Novarum de Léon XIII (1891). Grand Larousse en 5 volumes, 1989, tome 3, p 1809. 2762 Francine SOUBIRAN-PAILLET, L’invention du syndicat (1791-1884): itinéraire d’une catégorie juridique , LGDJ, 1999, p 132. 2763 Sur la vague antisémite à la Villette à la Belle Epoque, nous renvoyons à Pierre HADDAD, Les chevillards de la Villette : naissance, vie et mort d’une corporation , Thèse de Doctorat, Paris X, 1995, pp 125-133. 2764 Selon J. Bernard, l’Union fraternelle fut fondée en 1889, regroupe 6000 membres vers 1905 et réunit surtout des « notables commerçants ». Joseph BERNARD, Du mouvement d'organisation et de défense du petit 541 Harmel critique l’individualisme – valeur très importante pour les bouchers, et les commerçants en général – et prône l’organisation et le rassemblement des « classes moyennes » pour faire barrage au « collectivisme2765 ». Les idées corporatives, imprégnées des idées de l’action catholique belge (J. Stevens, Hector Lambrechts, Oscar Pyfferoen), se retrouvent en France chez de nombreux auteurs du début du XXe siècle, comme Paul HubertValleroux2766, Pierre du Maroussem, Etienne Martin Saint-Léon (conservateur du Musée Social de Paris) ou Victor de Clercq (militant de l’Action libérale et membre de l’Union fraternelle). Si l’on considère les nombreuses récompenses officielles décernées à la mutuelle des Vrais Amis, on peut affirmer que les bouchers parisiens avaient d’excellentes relations avec le gouvernement républicain2767. L’approbation administrative de la mutuelle est renouvelée en décembre 1884. L’ancien a dministrateur des Vrais Amis, Henry-Rémy Desboeufs reçoit une médaille d’argent en 1875, l’ancien président Hersant reçoit une médaille d’or en 1878, l’ancien trésorier Truc une médaille d’argent en 1881, le président Desboeufs une médaille d’argent en 1887. L’ancien vice-président, Paul Matrat, reçoit la médaille d’argent de la mutualité en 1878. En avril 1882, il obtient un prix de 2 500 F au concours Pereire pour son ouvrage sur l’extinction du paupérisme, L’avenir de l’ouvrier . Le 14 juillet 1882, il est nommé chevalier de la Légion d’honneur 2768. Henry Matrot, nommé trésorier des Vrais Amis en mai 1882, reçoit la médaille d’argent de la mutualité en 1885. En 1887, il reçoit les palmes académiques et fait un don de 1000 F à la caisse de réserve de la mutuelle. En 1910, Henry Matrot est chevalier du mérite agricole et officier de l’instruction publique. Cette « course aux honneurs » fait grincer certaines dents. En mars 1903, dans L’alimentation ouvrière , l’étalier Bertrand Tornaud dénonce les « patrons mutualistes et collaborateurs », qui visent la fortune, le ruban et la brillante « médaille » (il s’agit sans doute de la médaille de la mutualité) 2769. commerce français, Thèse de Droit, Paris, 1906, p 98. Pour plus de détails sur l’Union fraternelle, nous renvoyons à Jean-Marie MAYEUR, « L’Eglise catholique : les limites d’une prise de conscience », in Georges LAVAU (dir.), L’univers politique des classes moyennes , FNSP, 1983, pp 126-128. 2765 Nonna MAYER, op. cit., p 102. 2766 Joël Dubos rend hommage aux recherches menées par Hubert-Valleroux sur le syndicalisme patronal, même si l’approche conceptuelle est passéiste et désuète (la notion de corporation étant centrale dans son œuvre). « Le gros travail de l’avocat P aul Hubert-Valleroux, un des principaux animateurs du courant intellectuel catholique, constitue en fait la première véritable synthèse sur le sujet et l’ensemble de son œuvre en fait le premier véritable spécialiste de la question ». Joël DUBOS, op. cit., p 535. 2767 Sur les médailles de la mutualité, nous renvoyons à Michel DREYFUS, « La fête en mutualité », in A. CORBIN, N. GEROME et D. TARTAKOWSKY (dir.), Les usages politiques des fêtes aux XIXe-XXe siècles, Publications de la Sorbonne, 1994, p 254. 2768 Société de prévoyance et de secours mutuels de la Boucherie de Paris (les Vrais Amis), Wattier, 1889, 16 p. Archives de la Chambre de Commerce de Paris, 352 126. 2769 L’Alimentation ouvrière est l’organe de presse officiel de la Fédération Nationale des Travailleurs de l’Alimentation (CGT). L’Alimentation ouvrière , n°8, mars 1903. Archives Départementales de la Seine-SaintDenis, 46 J 26. 542 c) Les bouchers détaillants droitière à partir de 1885 ? sont-ils concernés par la dérive Dans leur grande majorité, les chevillards de la Villette semblent avoir été attirés par les idées nationalistes, xénophobes et antisémites dans les années 1890. Le marquis de Morès en 1892 puis Jules Guérin en 1897-1899 ont reçu un accueil chaleureux de la part de nombreux chevillards de la Villette (Gaston Dumay, Bernard Roux), qui occupent des postes importants au sein du Syndicat de la Boucherie en gros de Paris. Les comportements politiques des chevillards sont assez bien connus car de nombreuses études permettent de les appréhender2770. Par contre, nous ne connaissons pas les orientations politiques majoritaires au sein du Syndicat patronal de la Boucherie de Paris après 1882 car la surveillance de la préfecture de police se relâche à partir de cette date. Un dépouillement de la presse syndicale serait nécessaire pour connaître les opinions politiques des bouchers entre 1882 et 1914, mais la difficulté de la tâche nous a rebuté. A défaut de connaître les sympathies des bouchers, voyons de quel autre groupe professionnel nous pourrions les rapprocher2771. Avec la loi de 1884, les associations professionnelles et les groupes de pression économiques se multiplient, comme le Comité de l’alimentation de Paris, la Ligue syndicale pour la défense des intérêts du travail, de l’industrie et du commerce, etc 2772… Vers quelle association se tournent les sympathies des bouchers parisiens ? Restent-ils fidèles à la République ou sont-ils tentés par le boulangisme et le nationalisme ? Bref, les bouchers parisiens ont-il suivi l’évolution générale, entre 1880 et 1914, des petits commerçants français de la gauche vers la droite2773 ? Nous savons que le Syndicat de la Boucherie de Paris fait partie du Comité de l’alimentation de Paris, fondé en 1885 par le restaurateur Nicolas Marguery. Philip Nord indique que les principales organisations syndicales parisiennes (le Comité de l’alimentation de Marguery, le Comité central des Chambres syndicales de Charles Expert-Bezançon2774, l’Alliance syndicale des Chambres syndicales d’Alfred Pinard, le Syndicat général des Chambres syndicales d’Alexis Muzet et la Chambre syndicale du bâtiment de Bertrand) ont convenu, en 1897, « d’unir tous leurs efforts politiques aux prochaines élections législatives grâce à la création d’un Comité républicain national du commerce et de l’industrie 2775 ». 2770 Je renvoie notamment à Pierre HADDAD, op. cit., p 124-134 et à Bard BRIELS, De Slachters van La Villette, een antisemitische knokploeg in het Parijs, Doctoraalscriptie nieuwe en theoretische geschiedenis (Mémoire de maîtrise en histoire contemporaine), Université d’Amsterdam, 1988. 2771 Pour se repérer dans la nébuleuse des associations qui fleurissent après 1884 pour défendre les intérêts patronaux, nous renvoyons à Joël DUBOS, Aux origines du syndicalisme d’union patronale. André Lebon et la Fédération des industriels et des commerçants français, de la création en 1903 à la première Guerre Mondiale, Thèse de Doctorat, Paris X, 1997, pp 663-665. 2772 Sur la Ligue syndicale pour la défense des intérêts du travail, du commerce et de l’industrie, nous renvoyons à Philip G. NORD, « Le mouvement des petits commerçants et la politique en France de 1888 à 1914 », Le mouvement social, n°114, janvier-mars 1981, p 36. 2773 « Dans la période 1888-1914, le mouvement des petits commerçants passa du radicalisme au poincarisme à travers le nationalisme ». Philip G. NORD, op. cit., p 55. 2774 Le comité Expert-Bezançon (producteur de produits chimiques) est un groupe anti-socialiste, clairement soutenu par le gouvernement Méline lors du banquet inaugural d’octobre 1897 : « Waldeck-Rousseau, Raymond Poincaré et Paul Deschanel employèrent leur art oratoire pour promouvoir les intérêts des grandes entreprises ». 2775 Philip G. NORD, op. cit., p 43. 543 Même si Nicolas Marguery est proche du radicalisme2776 et souhaite ancrer le comité de l’alimentation au respect de la légalité républicaine et des gouvernements modérés, il n’en reste pas moins que la base semble avoir été tentée par les idées boulangistes puis nationalistes, adoptant un comportement politique proche de celui de la Ligue syndicale du commerce et de l’industrie. Nous restons très prudents sur ce point car nous connaissons très mal l’histoire du comité de l’alimentation 2777. Une étude approfondie du mouvement initié par Marguery serait utile2778. De même, les renseignements récoltés sur le Comité national républicain du commerce et de l’industrie ne permettent pas d’avoir une idée précise des objectifs et du fonctionnement de ce groupement. Pour Jean-Marie Mayeur, ce comité, fondé en avril 1897, « patronné par Deschanel, Jules Siegfried, Poincaré, Waldeck, renforce l’évolution des modérés vers le protectionnisme, suscite brochures et réunions pour défendre le ministère Méline2779 ». Jean-Noël Jeanneney indique que le comité « fut longtemps sous la IIIe République la plus notable organisation de recueil et de distribution des fonds électoraux » (pour les radicaux)2780. Pour Jeanne Gaillard, le « comité républicain du commerce et de l’industrie, dit comité Mascuraud, du nom de son premier président, apporte aux républicains et à la République, en proie au nationalisme, une caution qui va des « petits » aux notabilités du commerce et de l’industrie ». Le comité Mascuraud « s’inscrit dans une longu e tradition qui associe, déjà dans les régimes antérieurs, syndicalisme et politique. Cet amalgame n’étonnait personne sous le Second Empire ; sous la Troisième République, on ne compte pas les tentatives faites par les formations politiques pour annexer à la droite ou à la gauche des comités, cercles professionnels et autres qui, en marge de la représentation économique officielle, représentent le commerce et l’industrie 2781 ». Si l’on se réfère au compte-rendu du banquet inaugural, qui s’est tenu le 29 novembre 1899 sous la présidence du ministre du commerce Millerand, le comité républicain du commerce et de l’industrie (autorisé par un arrêt ministériel du 30 août 1899) est présidé par Alfred Mascuraud, président de la Chambre syndicale de la bijouterie fantaisie, vice-président du Syndical général du commerce et de l’industrie, ancien président du Conseil des prud’hommes de la Seine. Parmi les membres dirigeants du comité Mascuraud, on trouve de 2776 Marguery « fait partie du comité électoral du candidat radical Brisson dans le 10e arrondissement lors des élections législatives de 1889 » et il combat les candidatures boulangistes. Philippe LACOMBRADE, op. cit., p 829. 2777 « Pendant la campagne électorale de 1902, les efforts de Marguery (lui-même proche du radicalisme) pour convaincre le Comité de l’alimentation de soutenir les candidatures de dreyfusards comme Brisson, Millerand, etc., provoquèrent une révolte de la base. Marguery démissionna, et Le Radical accusa le Comité d’être « une agence de propagande électorale » de teinte nationaliste. (…) Marguery assuma de nouveau la présidence du Comité, après que les passions électorales se furent apaisées ». Philip G. NORD, op. cit., p 45. 2778 Nous retrouverons plus loin Marguery, membre de la Chambre de commerce de Paris, en 1899, car il présente un rapport favorable à l’abrogation des articles 30 et 31 de la loi des 19-22 juillet 1791, qui autorise les communes à taxer la viande et le pain. 2779 Jean-Marie Mayeur semble confondre le comité Expert-Bezançon (fondé en 1897) et le comité Mascuraud (fondé en 1899). Jean-Marie MAYEUR, La vie politique sous la Troisième République (1870-1940), Seuil, 1984, p 170. Jean-Noël JEANNENEY, L’argent caché : milieux d’affaires et pouvoirs politiques dans la France du XX e siècle, Fayard, 1981, pp 15-16. 2780 2781 Jeanne GAILLARD, « La petite entreprise entre la droite et la gauche », in G. LAVAU, G. GRUNBERG et N. MAYER (dir.), L’univers politique des classes moyennes , FNSP, 1983, p 61. 544 grands industriels, mais aucun professionnel de l’alimentation (à part quelques gros négociants, tel Albert Colas, secrétaire général de l’Union du commerce des vins et spiritueux, secrétaire du Syndicat général du commerce et de l’industrie) ni aucun des personnages cités par Philip Nord (Expert-Bezançon, Pinard, Muzet, Marguery, Bertrand)2782. De même, aucun discours de Waldeck-Rousseau, de Poincaré ou de Paul Deschanel n’est tenu lors du banquet de 1899 mais des allocutions des anciens présidents du Conseil Henri Brisson et Freycinet, du président de la Commission du Budget (Mesureur) et du président du Conseil municipal de Paris2783. Faut-il comprendre qu’il a existé deux groupes proches mais distincts : un comité républicain national du commerce et de l’industrie, fondé en 1897 et dirigé par ExpertBezançon, et un comité républicain du commerce et de l’industrie, fondé en 1899 et dirigé par Mascuraud ? Autre possibilité, suggérée par Gilles Le Béguec : le comité a été reconstitué en 1899 par Mascuraud2784. Bref, nous ne savons pas s’il s’agit de deux organisations différentes ou d’un seul groupement qui a changé de direction – voire d’opinion – en 1899 2785. Ce qui semble clair, c’est que Nicolas Marguery est absent du comité Mascuraud. Les idées défendues par le comité Mascuraud ne répondent pas aux attentes des petits commerçants. Par exemple, la Ligue syndicale pour la défense des intérêts du travail, de l’industrie et du commerce ne partage pas les choix libre-échangistes du comité, constitué « surtout de grands industriels et de gros commerçants », des « juifs et ceux que nous appelons volontiers les accapareurs, tous si nuisibles au petit commerce2786 ». La question de l’impôt sur le revenu est un autre facteur d’opposition entre le comité Mascuraud (Mesureur en est un ardent partisan) et le comité Marguery (les petits possédants y sont hostiles). Pour Jeanne Gaillard, deux traits essentiels caractérisent le comité Mascuraud : • « La petite entreprise y est représentée seulement par le truchement des « notabilités » du commerce et de l’industrie parisiennes et provinciales. Le co mité Mascuraud ne fait pas appel, d’ailleurs, à la petite entreprise, mais à la collaboration « entre le gouvernement et les forces vives du commerce et de l’industrie » (discours de Millerand au banquet inaugural) ». 2782 En 1899, les vices présidents du comité Mascuraud sont : Léopold Bellan (négociant, syndic du Conseil municipal de Paris), Rosset-Bressand (entrepreneur de travaux publics, président de la Chambre de commerce de la Haute-Marne), Charles jeune (président de la Chambre syndicale de fantaisies pour modes) et François Debouchaud (industriel, président de la Chambre de commerce d’Angoulême). Le secrétaire général est un ancien industriel, Gabriel Gaudeau. 2783 Comité républicain du commerce et de l’industrie, Compte-rendu du banquet d’inauguration du 29 novembre 1899 sous la présidence du ministre du commerce, de l’industrie, des postes et télégraphes , Tours, Debenay-Lafond, 1900, 32 p. BHVP, 927 938. 2784 Gilles LE BEGUEC, « Le moment de l’alerte fiscale : la Ligue des contribuables », in Pierre GUILLAUME (dir.), Regards sur les classes moyennes (XIXe et XXe siècles), MSH Aquitaine, 1995, p 157. 2785 Certains points sont très nébuleux. Jean-Marie Mayeur présente le comité comme protectionniste alors que Philip Nord indique que « de nombreux groupes qui participaient au Comité favorisaient le libre-échange ». Philip G. NORD, op. cit., pp 43-44. 2786 La Croix, 9 octobre 1897. 545 • l’adhésion au parti radical – beaucoup de « L’objectif du comité n’est pas présidents, donc Mascuraud lui-même, ne sont pas inscrits au parti – mais « l’adhésion expresse et formelle de la bourgeoisie laborieuse et productive » à une « république de progrès » (Lucipia, ex-communard : discours au banquet inaugural)2787 ». Nobuhito Nagaï résume bien l’action du comité Mascuraud, oeuvrant à la charnière des mondes politique et économique, né « à l’initiative d’un groupe d’industriels et de négociants favorables à la politique de défense républicaine. Mascuraud, un ancien dirigeant de la Chambre syndicale de la bijouterie, sénateur radical de la Seine, a fait de ce comité un des principaux lieux de rencontre entre radicaux valoisiens, radicaux indépendants et fidèles de l’Alliance républicaine démocratique 2788 ». Outre le syndicalisme patronal, très actif, Jeanne Gaillard et Philip Nord ont repéré le développement de groupes de pression propres au petit commerce dans les années 1880. L’action de deux associations « parentes et rivales », nées en 1887-1888, s’est répercutée au plan politique : la Ligue syndicale du commerce et de l’industrie et la Crise commerciale. « C’est la crise du petit commerce qui provoque leur naissance ; d’une part, d’après les statistiques dressées par A. Lincoln au début de la grande dépression des années 80, la petite entreprise rencontre la concurrence des grands magasins (77% de faillites supplémentaires par an dans le vêtement parisien entre 1882 et 1886). D’autre part, en province et dans la banlieue parisienne surtout, le petit commerce se heurte aux coopératives de consommation alors en plein essor) ». Selon Philip Nord et Jeanne Gaillard2789, l’action de la Ligue syndicale du commerce et de l’industrie et celle de la Crise commerciale « dépassent très rapidement le cadre parisien ; mais à mesure qu’elles s’étendent les associations de boutiquiers sont obligées d’assumer la diversité d’un pays pénétré par le capitalisme sous des formes variées et de manière très inégale2790 ». La Ligue syndicale pour la défense des intérêts du travail, de l’industrie et du commerce est fondée vers 1886-1888 par Léopold Christophe, commissionnaire en marchandises parisien, de tendance radical-socialiste. Son organe de presse est la Revendication. « Les boutiquiers du centre de Paris, inquiets de la croissance des grands magasins, sont nostalgiques d’un passé qui fondait la prospérité du commerce sur la démultiplication des entreprises et la démocratie sur un partage du pouvoir entre l’Etat et les municipalités2791 ». Jeanne Gaillard relève des « convergences » entre le boulangisme et le petit commerce parisien : « L’un et l’autre pratiquent à l’égard du parlementarisme, encore mal acclimaté dans la République parce que hérité de la monarchie censitaire, une méfiance qui atteint les députés républicains ». La Ligue syndicale du commerce et de l’industrie 2787 Jeanne GAILLARD, « La petite entreprise en France au XIXe et au XXe siècle », in Commission internationale d’Histoire des mouvements sociaux et des structures sociales, Petite entreprise et croissance industrielle dans le monde aux XIXe et XXe siècles, CNRS, 1981, tome 1, pp 162-163. 2788 Nobuhito NAGAI, Les conseillers municipaux de Paris sous la IIIe République (1871-1914), Publications de la Sorbonne, 2002, p 251. 2789 Philip G. NORD, Paris shopkeepers and the politics of resentment, Princeton University Press, 1986, 539 p. 2790 Jeanne GAILLARD, « La petite entreprise en France au XIXe et au XXe siècle », in Commission internationale d’Histoire des mouvements sociaux et des structures sociales, Petite entreprise et croissance industrielle dans le monde aux XIXe et XXe siècles, CNRS, 1981, tome 1, p 153. 2791 Jeanne GAILLARD, « La petite entreprise entre la droite et la gauche », in G. LAVAU, G. GRUNBERG et N. MAYER (dir.), L’univers politique des classes moyennes , FNSP, 1983, p 52. 546 « reproche, entre autres, aux représentants des pouvoirs publics, de ne pas pénétrer assez « dans les intérieurs modestes » du commerce. « Dans le boulangisme, tout autoritaire qu’il soit, le petit commerce parisien retrouve également ses propres aspirations décentralisatrices bruyamment affirmées ; en outre, il y a chez Boulanger une volonté d’être populaire tout en transcendant les frontières de classe qui ne peut que toucher la petite bourgeoisie consciente de son humilité ; le milieu boutiquier, enfin, est rapproché des boulangistes par un nationalisme qui ne lui est pas propre mais auquel il donne une coloration particulière2792 ». « En effet, la petite entreprise substitue avec beaucoup d’embarras une expl ication nationaliste à des raisons socio-économiques pour rendre compte de ses malheurs. L’argument que l’on trouve alors le plus souvent dans le journal de la Ligue pour accabler le capitalisme est le suivant : « La juiverie moderne [les spéculateurs] compte dans ses rangs des catholiques, des protestants, des israélites, des gens sans culte2793 ». Je ne conclurai pas que la petite entreprise est à droite mais qu’il y a dans la mentalité instinctive qui est la sienne à cette époque – et peut-être à d’autres – des éléments qu’elle apportera en dot à la droite nationaliste à chaque fois qu’elle virera à droite et dont la droite usera avec circonspection pour miner les forces de la gauche2794 ». Pour moi, la « mentalité instinctive » évoquée par Jeanne Gaillard se traduit par un « tropisme poujadiste » chez les bouchers. Les termes sont différents mais l’idée reste la même. Nous ne savons pas si les bouchers ont joué un rôle au sein de la Ligue pour la défense des intérêts du travail. Ce sont surtout les marchands de nouveautés en 1888, puis les épiciers vers 1900, qui animent la Ligue. En tout cas, il est quasiment certain que la boucherie n’a pu être qu’un maigre soutien pour cette ligue car les coopératives ouvrières n’ont jamais réussi à concurrencer sérieusement les bouchers et qu’il faut attendre 1904 pour que Félix Potin ouvre un rayon boucherie, dans son grand magasin de la rue de Rennes à Paris2795. A notre connaissance, aucune « firme alimentaire capitaliste », aucun magasin à grande surface ou à succursales multiples, n’a songé ou réussi avant 1904 à commercialiser de la viande au détail dans des proportions suffisamment importantes pour véritablement menacer la boucherie artisanale. D’ailleurs, la concurrence des grands magasins n’est pas un thème qui mobilise beaucoup le Syndicat national de la Boucherie avant 1960. La situation changera radicalement dans les années 1960 avec le développement de la grande distribution moderne, de type supermarché. Mais, avant 1914, si certains bouchers avaient pu avoir peur d’une éventuelles concurrence des « gros capitalistes», il n’en demeure pas moins que l’expérience (l’échec retentissant de Cernuschi en 1859 par exemple) montre que la boucherie a peu à craindre des coopérateurs, des grands magasins et des sociétés à succursales multiples. A Paris, dans les années 1920 et 1930, les maisons Damoy et Potin possèdent des rayons boucherie, mais cette concurrence, qui s’adresse surtout semble-t-il à une clientèle haut de gamme, n’est pas très menaçante pour la boucherie de détail2796. 2792 Ibid., p 54. 2793 La Revendication du 21 février 1889. Ce journal est l’organe de presse de la Ligue syndicale du commerce et de l’industrie. 2794 Jeanne GAILLARD, op. cit., pp 54-55. 2795 Camille PAQUETTE, Histoire de la boucherie, Paris, Imprimerie du Réveil économique, 1930, p 140. 2796 Nous avons peu d’informations sur le fonctionnement et le poids des grands magasins en matière de boucherie. Ce point pourrait faire l’objet d’études complémentaires. 547 De même, les propos généralement tenus sur les petits commerçants sous la Troisième République ne semblent pas toujours pouvoir s’appliquer aux bouchers. Quand Jean-Clément Martin étudie les listes d’électeurs au tribunal de commerce de Niort, il montre « la persistance d’une oligarchie composée des commerçants à la plus grande surface sociale, les plus anciennement établis et dans les secteurs les plus prestigieux. En dépit de l’ouverture du corps électoral par les lois républicaines de 1874 puis de 1883, on prend bien soin d’écarter tous les petits boutiquiers trop nouveaux dans la profession ou victimes privilégiées des faillites que le tribunal doit traiter. Même quand les listes d’électeurs se rapprochent d’un véritable suffrage universel commerçant, les petits n’y participent guère (15% de votants seulement en 1883 à Niort). Ainsi les mécanismes économiques comme les mécanismes de pouvoir internes à la société commerçante en font, sous ses dehors ouverts à la libre entreprise, un milieu fondé sur une hiérarchie de notabilité et sans pitié pour les faibles puisque ce sont les créanciers (les commerçants aisés) qui jugeront leurs débiteurs2797 ». Les études en cours de Claire Lemercier sur le Tribunal de commerce de Paris pourront peut-être nous apporter un complément d’informations sur ce point précis. En l’état actuel de nos connaissances, les bouchers parisiens pourraient faire partie de « l’oligarchie » commerçante évoquée par Christophe Charle. Plus précisément, les dirigeants du syndicat patronal de la Boucherie de Paris, font partie des notables du commerce de détail parisien : le président Emile Douillet (1882-1883) est devenu juge au Tribunal de commerce de Paris ; le président Georges Seurin (1903-1910) est membre de la Chambre de commerce de Paris. La fierté des bouchers de voir leurs dirigeants appartenir à de prestigieuses institutions a pu contribuer à freiner – voire empêcher – la tentation boulangiste et nationaliste présente dans d’autres professions alimentaires, tels les épiciers, directement touchés par la concurrence des grands magasins. Dans les années 1890, les petits commerçants parisiens, « déçus par la réforme de la patente de 1893, jugée insuffisante, et inquiets des projets radicaux d’impôt sur le revenu », sont de plus en plus sensibles « à la propagande nationaliste2798, en particulier à la dénonciation de la collusion de l’Etat avec les puissances d’argent réputées étrangères 2799 ». Le ressentiment contre les « grandes banques capitalistes » ou contre les « financiers juifs » a sans doute été moins fort chez les bouchers détaillants que dans le reste du monde de la boutique parisienne, car nous avons vu qu’ils possèdent des réseaux financiers spécifiques, issus de la disparition de la caisse de Poissy. Le crédit commercial à brève échéance (proche du délai de paiement sur une semaine), rendu possible par les liens individuels de confiance, se pratique souvent entre les chevillards de la Villette et les bouchers détaillants qui viennent s’approvisionner en carcasses aux abattoirs. Outre cette forme de crédit à court terme, très fréquente mais dont l’importance est difficile à mesurer, n’oublions pas que les bouchers parisiens possèdent « leur » banque, la caisse de la Boucherie, la fameuse banque BlacheGravereau, qui demeure installée à la Villette jusqu’à la fermeture de 1974. Si les bouchers sont moins menacés que les épiciers, les boulangers ou d’autres professions commerciales, il n’en reste pas moins que certaines des revendications de la Ligue syndicale du commerce et de l’industrie ont été partagées par les bouchers. Jeanne Gaillard présente l’évolution des buts de la Ligue : « Alors que, dans un premier temps autour de 1890, 2797 Christophe CHARLE, Histoire sociale de la France au XIXe siècle, Seuil, 1991, p 184. 2798 Les candidatures de Maurice Barrès ont été soutenues par le commerce alimentaire parisien. 2799 Jean LEDUC, op. cit., p 147. 548 la Ligue syndicale proposait une législation dissuasive interdisant « l’accaparement de commerces ou d’industries dissemblables… dans un seul établissement », dans un second temps autour de 1900, le syndicalisme boutiquier réclame avant tout le dégrèvement des petits patentés et l’application du droit commun en matière fiscale à des catégories de commerces collectifs tels les économats et les coopératives ou encore au commerce forain ». Jeanne Gaillard renvoie aux lois du 28 avril 1893 et du 19 avril 1905 qui frappent « ces catégories de commerçants », en précisant que « le petit commerce a été dégrevé à plusieurs reprises, en 1905 notamment ». En 1903, les épiciers parisiens lancent une campagne de pétitions contre les grands magasins, les coopératives et les économats2800. Il se peut que, par solidarité, les bouchers aient soutenu ce mouvement. Ainsi, Georges Seurin, président du Syndicat de la Boucherie de Paris (1903-1910), membre de la Commission des Douanes et des questions économiques de la Chambre de Commerce de Paris, présente en janvier 1912 un rapport farouchement opposé au projet gouvernemental de création de boucheries coopératives subventionnées par les municipalités2801. Mais, vu que la menace coopérative est faible dans la boucherie, ce sont d’autres questions qui intéressent les patrons bouchers parisiens : abrogation de la possibilité pour les communes de taxer la viande, réduction des droits d’octroi sur la viande, renforcement du contrôle administratif et sanitaire sur les colporteurs de viande… L’attitude des bouchers pendant le meeting du Comité de l’alimentation parisienne au Cirque d’Hiver en janvier 1896 me semble représentative de leur modération face à d’autre professions plus agitées, tels les épiciers. Cette réunion, qui représente les intérêts de quelque 180 000 patentés, a été organisée par lutter contre un projet de loi sur les coopératives (Lourties étant rapporteur). Vinay, président du Syndicat de l’épicerie en gros, crie « A bas les privilèges ! » et appelle à manifester devant le Sénat. L’assistance semble visiblement très excitée et prête à des actions violentes (ou du moins spectaculaires) contre les coopératives. Ancien directeur d’une coopérative, Alfred Brard, conseiller municipal socialiste du 19 e arrondissement (de teinte nationaliste ?), intervient pour soutenir la lutte des petits commerçants contre les coopératives2802. Orange, rédacteur en chef de La Vigne, attaque très violemment Brard, le traitant d’homme de paille, de « vendu ». Finalement, Nicolas Marguery (président du Comité de l’alimentation) et Léopold Christophe (président de la Ligue syndicale pour la défense des intérêts du travail) doivent calmer la base en appelant à la modération. A la fin de la réunion, Vinay retire son projet de manifestation devant le Sénat. Octave Perreau, président du Syndicat de la Boucherie, est bien sûr présent à ce meeting, mais il ne semble pas avoir partagé les vues des commerçants les plus fraudeurs. Au contraire, les bouchers partagent la position modérée de Marguery2803. Les bouchers parisiens possèdent un syndicat fort et puissant, bien implanté dans la profession (même si nous ignorons le taux de syndicalisation des patrons bouchers), qui dispose de locaux anciens, d’une tradition d’organisation établie (avec le Syndicat officiel de la Boucherie entre 1802 et 1858), avec des dirigeants qui cultivent d’excellentes relations 2800 Jeanne GAILLARD, « La petite entreprise en France au XIXe et au XXe siècle », in Commission internationale d’Histoire des mouvements sociaux et des structures sociales, Petite entreprise et croissance industrielle dans le monde aux XIXe et XXe siècles, CNRS, 1981, tome 1, p 154. 2801 Georges SEURIN, Rapport sur un projet de création de boucheries coopératives subventionnées par les municipalités, Chambre de commerce de Paris, 31 janvier 1912, p 243. Archives de la CCIP, 2 Mi 75. 2802 Brard est intervenu en 1897 au moment des grèves ouvrières à la Villette. 2803 Journal de la Boucherie de Paris, 26 janvier 1896. BNF, Jo A 328. 549 avec les autorités administratives à tous les niveaux (préfecture de police, services vétérinaires, tribunal de commerce, chambre de commerce). Je ne reviens pas sur les bonnes relations entretenues avec la franc-maçonnerie et la presse nationale, ni sur les multiples récompenses officielles (médailles de la mutualité, diplômes d’honneur, palmes académiques, légion d’honneur) qui se sont accumulées sur les dirigeants de la Chambre syndicale de la Boucherie et de la mutuelle des Vrais Amis. Quand un métier est aussi bien organisé, il semble qu’il lui est inutile de mener une lutte active au sein d’une quelconque ligue interprofessionnelle ou, par dépit, de chercher une hypothétique reconnaissance au sein du mouvement boulangiste ou nationaliste. A défaut de se rapprocher du mouvement des boutiquiers parisiens, les bouchers auraient pu être sensibles à des organisations se constituant autour des valeurs artisanales, comme cela va se faire dans les années 1920 et 1930. Pour Bernard Zarca, l’identité du métier, « forte de traditions multiséculaires », est trop importante pour permettre à l’identité artisanale d’être fédératrice avant 1914. « Nombreux étaient déjà les métiers qui avaient leurs organisations professionnelles patronales ou ouvrières; mais rares étaient encore les organisations proprement artisanales – qui ne réunissaient que des artisans ou que des compagnons. On peut citer les exemples de la forge-maréchalerie, de la boulangerie, de la boucherie, de la coiffure, tous métiers dont les patrons s’étaient organisés dès avant 1884 et dont les organisations syndicales nationales avaient été légalisées à cette date pour certaines, ou constituées dans les années qui suivirent (le Syndicat général de la boucherie française fut créé en octobre 1894)2804 ». Bernadette Angleraud partage ce point de vue. Pour elle, les métiers de l’alimentation « ne parviennent pas seuls à dépasser les cadres corporatistes. Au XIXe siècle, chacun s’enferme encore dans sa spécificité commerçante. L’impulsion viendra de l’extérieur. Ce sont les menaces que font peser sur le petit commerce indépendant l’Etat interventionniste, les syndicats ouvriers ou les coopératives qui vont faire naître un front commun du petit commerce. Par ailleurs, l’Etat en légiférant sur la petite entreprise, tout comme les ouvriers en grève contre leurs patrons, contribuent à définir la place sociale du petit commerçant. C’est finalement en réponse à cette identification imposée de l’extérieur que les petits commerçants concrétiseront ce groupe socio-professionnel, en lui donnant des structures allant de la presse aux organisations fédérales. Dans les premières années du XXe siècle, ce ne sont encore que les balbutiements d’une identité socio-professionnelle, née d’un réflexe de peur face aux deux classes montantes du XIXe siècle, et il faudra attendre les lendemains de la Première Guerre mondiale pour que cette identité se structure réellement en mouvement2805 ». Nous y reviendrons, notamment avec l’action de Georges Chaudieu. Peu concernés par les luttes de la Ligue syndicale pour la défense des intérêts du travail, les bouchers sont-ils plus proches des idées du Parti industriel et commercial de France, créé en juillet 1901 par Trépreau (vice-président de la Ligue syndicale) et « qui revient rapidement à des formes corporatives » sous le vocable de Fédération des groupements commerciaux et industriels de France en 1903, puis de Confédération des groupes commerciaux et industriels2806 ? Pour Jeanne Gaillard, il se peut que l’affaire Dreyfus ait « désintégré » le mouvement commerçant, car « les radicaux et socialistes dreyfusards sont aussi responsables du projet d’impôt sur le revenu proposé par le gouvernement Bourgeois en 2804 Bernard ZARCA, L'artisanat français: du métier traditionnel au groupe social , Economica, 1986, p 28. 2805 Bernadette ANGLERAUD, « Les petits commerçants au tournant des XIX-XXe siècles », in Pierre GUILLAUME (dir.), La professionnalisation des classes moyennes, 1996, p 324. 2806 La Confédération absorbe en 1911 les restes de la Ligue syndicale du commerce et de l’industrie. 550 1896 et dont la Chambre n’a pas voulu ». Pour elle, « la nécessité d’opposer un contrefeu à ces projets fiscaux réactive de manière vigoureuse les projets corporatifs défendus au tournant du siècle par les disciples de Le Play, Léon Harmel, Martin Saint-Léon, etc… Il se fonde un Parti commercial et industriel qui s’efforce de fédérer la petite entreprise et de l’amener à une alliance avec la grande. Il y a donc bien virage vers la politique et vers la droite, confirmé en 1907 par l’adhésion de la Confédération à l’Association des classes moyennes2807. Celle-ci se propose de lutter contre le « collectivisme » d’Etat, à savoi r le projet d’impôt sur le revenu, et le collectivisme ouvrier. Le virage témoigne d’une orientation politique nouvelle et consacre la victoire d’une stratégie d’enveloppement du petit commerce par le grand2808. Toutefois, la petite entreprise ne quitte pas l’orbite démocratique puisque le centre de gravité de la Confédération se situe à peu près entre l’Alliance démocratique (républicaine et laïque) et l’Action libérale où se retrouvent des ralliés 2809 ». Les idées corporatistes rencontreront un grand écho chez les bouchers dans les années 1930, à travers la lutte menée par Georges Chaudieu notamment. Mais avant 1914, il ne semble pas que le Syndicat de la Boucherie de Paris ait joué un rôle quelconque au sein du Parti industriel et commercial ou même de l’Association de défense des classes moyennes 2810. Par exemple, les bouchers ne sont pas concernés par la loi de 1906 sur le repos hebdomadaire, car ils bénéficient d’un régime dérogatoire. Ils n’ont donc aucun intérêt à adhérer à la Fédération des commerçants détaillants, créée en 1906 par Georges Maus, directeur d’un grand magasin. La conclusion formulée par Jeanne Gaillard s’applique très certainement aux positions défendues par les bouchers parisiens : « Il n’est pas dit, d’autre part, que les petits patrons aient suivi jusqu’au bout des consignes corporatistes venues de milieux étrangers à la boutique. Il se pourrait même que ces consignes aient éloigné la petite entreprise qui, dans l’ensemble, restera fidèle aux radicaux, en province tout au moins 2811 ». Même si les idées boulangistes ont exercé un véritable attrait sur la Ligue syndicale du commerce et de l’industrie, Jeanne Gaillard précise bien que, « des considérations mêlées ont finalement maintenu les boutiquiers parisiens dans l’orbite radicale : les relents bonapartistes de la candidature du général d’abord, et plus encore une peur de l’aventure, qui, dans la 2807 Au début du XXe siècle, le mouvement revendicatif de la boutique s’assagit et, « comme une partie du nationalisme, est récupéré par la droite classique qui lui donne une orientation essentiellement anti-socialiste. Sous l’égide, tout à la fois, de l’Action libérale et de Poincaré naît, en 1907, une Association de défense des classes moyennes où les « gros » syndicats patronaux se joignent aux « petits » des divers syndicats de détaillants. Dans une belle unanimité corporative, on se fixe comme objectifs la lutte contre le collectivisme et l’étatisme et, d’abord, contre la législation sociale ». Jean LEDUC, op. cit., p 147. 2808 C’est l’homme d’affaires Edmond Bellamy qui prend la tête de la Confédération du commerce et de l’industrie. « De défense des petits contre les gros », le mouvement commerçant passe à l’alliance patronale, « petits et gros confondus, contre la menace collectiviste ». Nonna MAYER, op. cit., p 103. 2809 Jeanne GAILLARD, « La petite entreprise en France au XIXe et au XXe siècle », in Commission internationale d’Histoire des mouvements sociaux et des structures sociales, Petite entreprise et croissance industrielle dans le monde aux XIXe et XXe siècles, CNRS, 1981, tome 1, pp 155-156. 2810 Cette association est créée en 1908 par Maurice Colrat, ancien secrétaire de Poincaré. Pour plus de détails, nous renvoyons à Gilles LE BEGUEC, « Prélude à un syndicalisme bourgeois : l’Association de défense des classes moyennes (1907-1939) », Vingtième Siècle, janvier-mars 1993, pp 93-104. 2811 Jeanne GAILLARD, « La petite entreprise en France au XIXe et au XXe siècle », in Commission internationale d’Histoire des mouvements sociaux et des structures sociales, Petite entreprise et croissance industrielle dans le monde aux XIXe et XXe siècles, CNRS, 1981, tome 1, p 156. 551 bourgeoisie commerçante, est proportionnelle à la taille de l’entreprise 2812 ». Le divorce entre le radicalisme et la petite boutique est consommé en 1896 car le Conseil municipal de Paris soutient le projet gouvernemental de Léon Bourgeois, favorable à la mise en place d’un impôt sur le revenu, mesure vigoureusement rejetée par les boutiquiers. Le petit commerce parisien vote alors massivement pour les candidats nationalistes aux élections municipales de 1900, en soutenant la Ligue des patriotes, « pour changer les instances en place ». Même si les nationalistes dominent le Conseil municipal de la capitale à partir de 1900, Jeanne Gaillard souligne que les boutiquiers ne se dirigent pas vers la droite révolutionnaire car « les agitateurs sont récupérés par un nationalisme conservateur et deviennent les éléments d’une droite parlementaire classique ». Outre la reprise économique qui s’amorce, « il faut aussi tenir compte de la crainte que leur inspire la branche ouvrière du nationalisme, turbulente, forte en gueule et capable de casser les vitres. En outre, plus simplement, le petit commerce du centre de la capitale a retrouvé avec un conseil municipal à majorité nationaliste l’instance politique à laquelle est confiée traditionnellement la défense de ses intérêts. La présidence du conseil échoit, non pas à un nouveau venu, mais à un nationaliste rôdé aux institutions puisqu’il est en place depuis 1890, Grébauval, lequel inaugure le nouveau conseil par un discours clairement républicain2813 ». Pour Jeanne Gaillard, le nationalisme a su tirer les leçons des imprudences boulangistes : « Lors des élections municipales de 1900 à Paris, puis aux législatives de 1902, les candidats nationalistes tiendront un double langage de sagesse républicaine et de modération fiscale. Le comportement de Georges Berry, directeur de La Crise commerciale, défenseur attitré des commerces alimentaires et député de Paris est exemplaire. Il se déclare « nationaliste » mais il se tient à l’écart des ligues et se proclame un homme d’ordre 2814 ». Bref, la petite boutique parisienne serait poujadiste, mais non pré-fasciste. La différence est ténue, mais, pour Jeanne Gaillard, elle existe : « Les violences et les perversions du langage démocratique ne signifient donc pas une affinité fondamentale avec un fascisme latent. Le petit patron casse les vitres et vote à Paris pour une droite qui, elle, ne veut pas casser le régime ; c’est le comportement q ue l’on retrouvera à maintes reprises au cours du XXe siècle ». Pour Jeanne Gaillard, c’est la « récupération parlementaire » du petit patronat « assailli par le scepticisme au tournant du siècle » qui est « le fait historique majeur2815 ». Nous manquons d’informations précises et des recherches supplémentaires seraient nécessaires, mais il semble bien qu’en l’état actuel de nos connaissances, le Syndicat des patrons bouchers détaillants de Paris n’ait pas partagé les dérives boulangistes et nationalistes des autres petits boutiquiers parisiens2816. C’est l’attachement à la République et au 2812 Jeanne GAILLARD, « La petite entreprise entre la droite et la gauche », in G. LAVAU, G. GRUNBERG et N. MAYER (dir.), L’univers politique des classes moyennes , FNSP, 1983, p 55. 2813 Ibid., p 65. 2814 Jeanne GAILLARD, « La petite entreprise en France au XIXe et au XXe siècle », in Commission internationale d’Histoire des mouvements sociaux et des structures sociales, Petite entreprise et croissance industrielle dans le monde aux XIXe et XXe siècles, CNRS, 1981, tome 1, p 158. 2815 2816 Ibid., p 159. A la Belle Epoque, le Journal de la Boucherie de Paris publie, pour chaque élection municipale ou législative, la liste des candidats soutenus par le Comité de l’alimentation de Paris. Ainsi, pour les élections législatives de mai 1898, les bouchers parisiens sont invités à voter pour Muzet, G. Mesureur, Puech, Viviani, Ch. Gros, Berthelot, Léveillé, Frébault, Denys Cochin, Birder, G. Berry, G. Berger, Lefèvre, Henri Brisson, P. Baudin, E. Lockroy, L. Nepveu, Millerand, Paschal-Grousset, Paulin Méry, G. Girou, Dr Dubois, A. Humbert, A. Chérioux, Paul Beauregard, Gay, Raoul Bompard, G. Rouanet, Louis Orange, L. Girardin, Ch. Bos et 552 radicalisme qui domine dans la retrouve-t-elle chez les ouvriers bouchers ? profession2817. La même modération se d) Le comportement politique des garçons bouchers (1880-1914) Parmi les rapports de la préfecture de police sur la Chambre syndicale ouvrière de la Boucherie de Paris, entre 1886 et 1904, on trouve quelques indices sur les choix politiques des garçons bouchers, ou plutôt, d’ailleurs, sur leur refus de voir leur syndicat être infiltré par des organisations politiques, notamment socialistes. Selon Michelle Perrot, « on sait quelle fascination le boulangisme, par son contenu populaire et son caractère revendicatif, a exercé sur les groupes socialistes les plus révolutionnaires ». La « dépression » du mouvement ouvrier vers 1884-1888 « le rend extrêmement vulnérable à toutes les séductions : il succombe à la tentation xénophobe et à celle, partiellement identique, du boulangisme. J. Néré a montré, dans l’analyse des élections de 1889, qu’à Paris, les ouvriers organisés – la petite plus que la grande industrie – ont mieux résisté à la vague2818 ». Effectivement, dans sa thèse, Jacques Néré note qu’en 1888, les possibilistes suspectent Boulé, président de la fédération des Chambres syndicales et groupes indépendants de la Seine, d’avoir des sympathies boulangistes, même si ce dernier s’en défend et se déclare non boulangiste et antipossibiliste2819. Certes, la presse socialiste proche du boulangisme, notamment L’Intransigeant et La Cocarde, soutient clairement la grève des terrassiers d’août 1888, mais l’organe « officiel » du boulangisme, La Presse, demeure plus réservée2820. Selon Jacques Néré, « si l’exploitation des troubles sociaux se fait ainsi de plus en plus systématique, on ne rencontre, et encore assez tardivement, qu’une seule trace certaine d’une tentative d’intervention directe des boulangistes 2821 ». Il s’agit d’une circulaire du 21 septembre 1888, adressée aux Chambres syndicales ouvrières par Thiébaud, trésorier du comité national révisionniste de Paris. Dans son analyse de l’agitation sociale de l’été 1888, Jacques Néré souligne un trait important : le syndicalisme ouvrier prend conscience de la primauté de l’économique sur le politique. Les guesdistes sont absents du débat car Jules Guesde est malade. A cause de leurs Patenne. En épluchant ainsi les divers appels électoraux, on peut déterminer la couleur politique dominante des responsables syndicaux. 2817 La plupart des bouchers doivent sans doute appartenir à la « fraction notable du petit patronat » qui « reste fidèle au radicalisme ». Jeanne GAILLARD, op. cit., p 163. 2818 Michelle PERROT, Jeunesse de la grève : France, 1871-1890, Seuil, 1984, p 55. 2819 L’Evénement du 23 août 1888. Une courte notice biographique sur Boulé est disponible dans Jean MAITRON (dir.), Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, 3e partie (1871-1914), Editions ouvrières, 1973, tome XI, p 16. 2820 L’Intransigeant est le journal de Rochefort, « rallié de toute son ardeur au boulangisme, puis au nationalisme ». La Cocarde, lancée en mars 1888 par Georges de Labruyère, « fut un des organes les plus dévoués du boulangisme, ce qui lui valut bien des rancunes de la Presse et de l’Intransigeant ». Disparue en mai 1885, la Presse « fut relancée en juin 1888 par un groupe de députés socialistes boulangistes, Francis Laur, Alfred Naquet, Charles Laisant, sous la direction de Georges Laguerre. Ce fut le plus important organe du boulangisme démocratique ». Pierre ALBERT, « La presse française de 1871 à 1940 », in Jacques GODECHOT (dir.), Histoire générale de la presse française, PUF, 1972, tome III, pp 340-342. 2821 Jacques NERE, La crise industrielle de 1882 et le mouvement boulangiste, Thèse de Doctorat, Sorbonne, 1959, tome II, p 402. 553 accointances boulangistes, Boulé et Mayer perdent leur mandat prud’homal 2822. De nouvelles élections de conseillers prud’homaux sont organisées, marquées par un large succès du Parti Ouvrier (Edouard Vaillant), qui fonde ses espoirs sur la grève générale2823. Après la grève des terrassiers d’août 1888, « l’objectif reste largement politique, mais l’action économique est devenue, par le fait des circonstances, un moyen privilégié » (pour les blanquistes)2824. A l’automne 1888, aux congrès syndicaux de Bordeaux et de Troyes, deux principes phares sont adoptés : la grève générale et l’indépendance syndicale (système de la mise en demeure du gouvernement et non plus de la participation gouvernementale)2825. Les possibilistes sont clairement visés, à cause de leur alliance avec les radicaux. C’est ainsi que la déception du radicalisme permet aux masses ouvrières de considérer le général Boulanger comme la seule issue possible2826. Qu’en est-il des tentations boulangistes chez les garçons bouchers ? Entre 1886 et 1888, de nombreux élus radicaux ou socialistes soutiennent l’action des syndicats ouvriers parisiens contre les bureaux de placement, comme le député Gustave Mesureur2827 ou les conseillers municipaux Arsène Lopin, Emile Richard et Aimé Lavy. Le 2 décembre 1888, la Chambre syndicale ouvrière de la Boucherie de Paris assiste à la manifestation républicaine sur la tombe de Baudin2828. Les bouchers parisiens semblent donc plus proches du radicalisme que du boulangisme en 1886-1888, malgré le jugement sévère que porte (en 1971) Michelle Perrot sur l’agitation qui touche les professions artisanales : « En 1887-1888, des groupes de jeunes employés : commis bouchers, garçons coiffeurs, limonadiers, manifestent dans les rues de la capitale contre le caractère abusif et onéreux des bureaux de placement. La présence de jeunes militants anarchistes, tel Alain Gouzien, s’efforçant de donner une portée révolutionnaire à ces protestations corporatives, la conjonction avec la grande grève des terrassiers de l’été 1888, ne doivent pas faire illusion. S’il fallait trouver à ces tumultes une coloration idéologique, c’est bien plutôt de séduction boulangiste qu’on pourrait, semble-t-il, parler2829 ». La sympathie pour le mouvement boulangiste est sans doute très présente lors de 2822 Ibid., p 411. 2823 Boulé est réélu dans sa branche professionnelle. 2824 Jacques NERE, op. cit., tome II, p 416. 2825 Pour Rolande Trempé, même si la fondation en 1886 de la Fédération nationale des syndicats et de groupes corporatifs de France est un pas décisif dans la recherche d’une organisation syndicale indépendante, « ce n’en est qu’une étape, car la Fédération est victimes des « politiques » dont elle voulait se séparer. Les syndicalistes modérés éliminés, les « révolutionnaires » se disputent la direction. Conquise par les guesdistes en butte aux attaques des militants hostiles à cette tendance, ses congrès de Montluçon (1887), Bordeaux (1888), Calais (1890) et Marseille (1892) apparaissent rapidement comme de simples annexes du parti guesdiste ». Claude WILLARD (dir.), La France ouvrière, tome 1 : des origines à 1920, Editions sociales, 1993, p 279. Sur la question de la grève générale, on peut consulter le même ouvrage, pp 293-294. 2826 Jacques NERE, op. cit., tome II, pp 420-422. 2827 Conseiller municipal de Paris à partir de 1881, Gustave Mesureur (1847-1925) a été député de la Seine (1887-1902), ministre du commerce dans le cabinet Bourgeois (1895-1896), vice-président de la Chambre des députés (1898-1902), et directeur de l’Assistance publique (1902). Paul AUGE (dir.), Larousse du XXe siècle, 1928, tome IV, p 832. 2828 Sur le discours de Lissagaray sur la tombe de Baudin le 2 décembre 1888 et son espérance en une République sociale, on peut consulter Edith ROZIER-ROBIN, « Le souvenir du 2 décembre dans la mémoire e siècle, 1985, n°1. républicaine (1868-1901) », Revue d'histoire du XIX 2829 Michelle PERROT, Les ouvriers en grève : France (1871-1890), Thèse de Doctorat, Paris I, 1971, EHESS, 2001, tome II, p 332. 554 la grève des ouvriers de la Villette en décembre 1889 (contre l’importation des carcasses de moutons allemands), mais on ne trouve pas de signes d’une dérive droitière au sein du syndicat des garçons bouchers détaillants entre 1880 et 1890. La situation change-telle après 1890 ? Le 24 juin 1891, dans une salle comble, 2 000 garçons bouchers se réunissent à la Bourse du Travail pour réclamer la suppression des bureaux de placement. Selon le policier présent, « les révolutionnaires des diverses écoles suivent ce mouvement ouvrier d'assez près. On a reconnu hier parmi les bouchers le blanquiste Landrin et les anarchistes Millet, Faure, Baudelot et Laurens2830 ». Un vif sentiment anti-allemand ressort d’une lettre du 27 août 1891, où les garçons bouchers dénoncent les pratiques peu recommandables du placeur Coquelet, coupable d’une supercherie dans la revente de son bureau de placement à Michéa, « allemand d’origine ». Coquelet, « allemand lui aussi, est allé vivre de ses rentes dans son pays. On prétend que Coquelet serait mort en Prusse il y a quelques jours ». Si le nationalisme est indubitablement présent dans ce courrier, il n’en demeure pas moins que c’est la fonction de placeur qui concentre la haine des garçons bouchers, son caractère étranger – « prussien » de surcroît – n’étant qu’une circonstance aggravante 2831. Les socialistes tentent, en vain, d’infiltrer la Chambre syndicale ouvrière à partir de 1894. Le 20 avril 1894, Croizé, garçon boucher du 11e arrondissement (58 rue Saint-Maur), « membre d’un groupe révolutionnaire » et favorable à l'engagement politique socialiste, 2832 expose à ses camarades les théories socialistes et l'histoire du syndicalisme . « Les assistants ne paraissent pas comprendre ou restent indifférents à ce cliché des réunions du parti ouvrier ». La greffe socialiste ne prend pas chez les bouchers2833. Lors d’une réunion houleuse le 17 mai, la discorde éclate au grand jour entre Jules Audes, partisan du dialogue avec les patrons, et les « intransigeants » comme Croizé. Le 26 mai 1894, la Chambre syndicale se réunit au Café Horel (13 rue Au-Maire) pour préparer l’assemblée générale du 7 juin et vote plusieurs mesures : 1) 25 F pour frais de publicité. 2) les députés socialistes Avez, Baudin, Chauvière, Coutant, Toussaint, Mesureur, Alphonse Humbert et Goblet sont « convoqués » à l'assemblée générale. 3) les patrons sont également invités, même si Croizé y est hostile (car les patrons s'opposent à l'émancipation des travailleurs). 4) les conseillers municipaux sont invités. L’assemblée générale de la Chambre syndicale ouvrière de la Boucherie se tient le 7 juin 1894 entre 21h et 23h. Elle ne rassemble que 100 personnes. Gilles, ancien marchand boucher, est président d’honneur. Jules Audes est président, Albert Aubin vice-président, 2830 Brigade des recherches, rapport du 25 juin 1891. Archives de la Préfecture de police de Paris, BA 1409. 2831 Dossier sur la Chambre syndicale ouvrière de la Boucherie. Archives de la Préfecture de police de Paris, BA 1409. 2832 Croizé est un militant parisien du POSR (Parti Ouvrier Socialiste Révolutionnaire), parti allemaniste né en 1890 d’une scission avec les broussistes. « Il représenta avec E. Toussaint le quartier Saint-Ambroise (Paris 11e) au Congrès parisien de la salle Japy (1895) ». Jean MAITRON (dir.), Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, 3e partie (1871-1914), Editions ouvrières, 1973, tome XI, p 288. 2833 Sur les résistances ouvrières face au discours socialiste et anarchiste, on peut consulter Michelle PERROT, op. cit., tome III, pp 642-643. 555 Adolphe Denier secrétaire général, Emile Bouton secrétaire adjoint. La question du placement est au centre des débats : Bouton propose de créer un office mixte de placement avec les patrons. Croizé s’y oppose et les patrons y sont hostiles. Les oppositions entre socialistes et modérés rendent la séance agitée. Le député Prudent Dervillers se retire car il estime que le Syndicat est « mal préparé pour entendre un discours sur le socialisme2834 ». Quand l’absence du député Toussaint 2835 est remarquée, un garçon boucher note que « c'est 2836 une chance qu'il ne soit pas venu car il porte malheur partout où il passe ». Croizé proteste en disant que Toussaint est un dévoué socialiste2837. Bref, la majorité de la Chambre syndicale est franchement hostile aux discours socialistes. Les garçons bouchers n’échappent pas à la traque des anarchistes organisée après l’assassinat du président Carnot 2838. Dans un courrier du 6 septembre 1894, le préfet de police informe le procureur de la République, en réponse à une dépêche du 18 juillet, que « les membres actuels de la Chambre syndicale ouvrière de la Boucherie de Paris chargés de l’administration ou de la direction de cette société dont le siège est situé 23 rue de Viarmes, remplissent les conditions de nationalité et de capacité imposées par l’article 4 de la loi du 21 mars 1884 sur les syndicats professionnels, à l’exception toutefois de Jules Joseph Fontaine (condamné le 29 janvier 1886 par le Tribunal de la Seine pour coups à 6 jours d’emprisonnement), Victor Jacobé (condamné à 25 F d’amende par la Cour de Paris le 17 mars 1888 pour violences et outrages) et François Marie Renouard (condamné à 6 jours de prison par le Tribunal de Mayenne le 8 mai 1885 pour coups)2839 ». En 1899, la Chambre syndicale ouvrière de la Boucherie reste toujours aussi prudente et imperméable aux thèses anarchistes, socialistes, et au « syndicalisme révolutionnaire » cher à Fernand Pelloutier. Les idées de la droite révolutionnaire ne semblent pas avoir rencontré plus d’écho. En février 1899, devant 150 garçons bouchers, le député Marcel Habert, « ligueur modèle, peut-être plus authentiquement nationaliste que Déroulède2840 », critique la bourgeoisie, « plus barbare que la noblesse qu'elle a renversée» : beaucoup de petits patrons disparaîtront engloutis par les capitalistes, qui feront de la boucherie ce qu'ils ont fait des autres commerces2841. On voit déjà comme en Angleterre des 25 à 30 boucheries appartenir au 2834 Prudent Dervillers (1849-1896), tailleur d’habits, élu conseiller municipal de Paris en 1890, député de la Seine de 1893 à 1896, est un socialiste possibiliste (tendance broussiste). Jean MAITRON (dir.), op. cit., tome XII, p 27. 2835 Nous renvoyons à la notice biographique sur Toussaint dans Jean MAITRON (dir.), op. cit., tome XV, p 244. 2836 Lors de la grève de Trignac (près de Saint-Nazaire) au printemps 1894, des arrestations eurent lieu pour outrage à gendarmes et atteinte à la liberté du travail. Edmond Toussaint (1849-1931), député socialiste de la Seine (1893-1898), arrive à Trignac en avril 1894 pour soutenir les grévistes. Le procureur général de Rennes demanda la levée de l’immunité parlementaire du député Toussaint. A la Chambre, une commission fut constituée pour examiner cette demande. Millerand, le rapporteur, conclut au rejet des poursuites. Le gouvernement posa la question de confiance et les poursuites furent votées par 279 voix contre 214. Informations tirées de la page www.ac-nantes.fr/peda/disc/histgeo/territoi/44/trignac/greve. 2837 Brigade des recherches, rapport du 8 juin 1894. Archives de la Préfecture de police de Paris, BA 1409. 2838 Sur le thème de la violence des meneurs de grève, nous renvoyons à Michelle PERROT, Les ouvriers en grève : France 1871-1890, EHESS, 2001, tome II, p 469. 2839 Archives de la Préfecture de police de Paris, BA 1409. 2840 Bertrand JOLY, Dictionnaire biographique et géographique du nationalisme français (1890-1900), Honoré Champion, 1998, p 196. 2841 Marcel Habert (1862-1937), juge d’instruction, boulangiste puis anti-dreyfusard, a été député de Seine-etOise (1893-1901) puis député de la Seine (1919-1924). Lieutenant fidèle de Déroulède au sein de la Ligue des 556 même exploiteur. Croizé soutient que « l'armée est la ruine du pays : elle ne sert qu'à défendre les intérêts des capitalistes». Barrier, boucher rue des Martyrs, lui répond que « l'armée est nécessaire pour défendre la patrie française et qu'on doit la respecter ». Les 2842 jeunes de 15-20 ans applaudissent et crient « Vive l'armée ! ». Le refus de la politisation et des idées socialistes est patent au sein de la Chambre syndicale2843. Le 20 septembre 1899, 80 bouchers des 5e et 6e arrondissements se réunissent à la salle Octobre (46 rue de la Montagne). Griffuelhes, du Syndicat des cordonniers, vient parler du syndicalisme2844. Le boucher Bernard prend la parole et s'étonne que des étrangers à la corporation se mêlent de ses affaires. Il voudrait voir un syndicat sérieux, s'occupant des intérêts de la corporation et non de politique : « jusqu'à ce jour nous avons to ujours été trompés et je ne sais pas si le syndicat actuel est représenté par des hommes qui offrent toutes les garanties désirables pour me décider à y adhérer ». Bouton prie Bernard d'adhérer au syndicat afin de se rendre compte de son fonctionnement, pour pouvoir critiquer tout ce qui ne devrait pas être fait et indiquer ce qu'on devrait faire. «Beaucoup d'ouvriers de la corporation ont comme Bernard une arrière-pensée et ils nous portent préjudice, mais nous ferons notre possible pour nous passer de leur concours et arriver quand même au but que nous voulons atteindre sans eux2845 ». Cette anecdote montre la méfiance tenace des bouchers pour le syndicalisme et encore plus pour les idées socialistes. Croizé n’en a cure et il invite les ouvriers bouchers à se faire inscrire sur les listes électorales et à voter pour des « travailleurs conscients ». Selon lui, sur les 15 000 ouvriers bouchers français, 700 à peine sont électeurs. Quelles sont les élections évoquées par Croizé ? Il s’agit sans doute d’élections politiques et non professionnelles, car, jusqu’à la loi du 27 mars 1907, les bouchers et les autres travailleurs de l’alimentation ne sont pas concernés par les élections prud'homales, étant considérés comme des « ouvriers à la journée ». Quand Croizé estime en juillet 1899 que le groupement politique est nécessaire, les jeunes de 15-18 ans sont peu réceptifs à son discours2846. En août 1901, on reproche à Croizé de faire intervenir la politique dans le syndicat (et de menacer à chaque instant de donner sa démission). Sa réponse est très claire : « Je lutte pour la cause sociale. Mon but est d'entraîner les syndicats vers le régime communiste2847 ». En octobre 1901, Torno invite ses camarades à patriotes, il est devenu l’un des chefs de la Ligue lors de sa reconstitution. « Il se trouvait avec Déroulède , lors de la tentative effectuée à la suite des obsèques du président Félix Faure, auprès du général Roget. Arrêté, traduit devant la cour d’assises de la Seine, il fut acquitté le 31 mai 1899. Mais, inculpé ensuite de complot contre la sûreté de l’Etat, il s’enfuit ». Il est condamné à 5 ans de bannissement en 1900, revient en France en 1904 et reprend ses activités nationalistes. Jean JOLLY (dir.), Dictionnaire des parlementaires français (18891940), PUF, 1970, tome VI, p 1931. On trouvera une autre notice intéressante sur Marcel Habert dans le dictionnaire de Bertrand JOLY, op. cit., pp 193-197. 2842 Brigade des recherches, rapport du 3 février 1899. Archives de la Préfecture de police de Paris, BA 1409. 2843 Sur la grande méfiance du mouvement ouvrier face à la politique, nous renvoyons aux propos très justes de Michelle PERROT, op. cit., tome III, p 635. 2844 Victor Griffuelhes (1871-1923) fait partie, avec Alphonse Merrheim, de la seconde génération du « syndicalisme révolutionnaire », prenant la relève de Fernand Pelloutier, mort en 1901. Cordonnier du Lot-etGaronne, ancien militant vaillantiste, Griffuelhes devient secrétaire de la Fédération des cuirs et peaux, puis secrétaire de la CGT (1901-1909). Georges LEFRANC, op. cit., p 89. 2845 Brigade des recherches, rapport du 20 septembre 1899. 2846 Ibid., rapport du 7 juillet 1899. 2847 Ibid., rapport du 14 août 1901. 557 voter pour les socialistes aux élections, car le « conseil municipal refusé la subvention accordée au syndicat les années précédentes2849. nationaliste2848 » a L’ensemble de ces éléments montre que des tentatives d’infiltration des socialistes sont récurrentes dans le Syndicat parisien des bouchers entre 1891 (ou 1894) et 1901, mais qu’elles ne rencontrent aucun succès. A partir de 1901, au moment où la Chambre syndicale s’affilie à la CGT, les prises de position politiques sont beaucoup plus explicites et l’ennemi est clairement désigné : il faut lutter contre la droite nationaliste, notamment la Ligue des patriotes, qui finance les syndicats jaunes. En juin 1904, le garçon boucher Larive prévient que la Chambre syndicale de la Boucherie ne doit pas « se laisser soudoyer », car la Ligue des patriotes veut fonder un 2850 syndicat d'étaliers concurrent de la CGT . La menace « jaune » est donc bien réelle, surtout quand on connaît les penchants corporatistes et réactionnaires de nombreux bouchers. Un « syndicat ouvrier de la Boucherie de détail du département de la Seine » est fondé en 1908. Disposant d’un bureau de placement, d’une bibliothèque et d’un bulletin, ce syndicat siège au 1 bis boulevard de Magenta et compte 200 membres en 19102851. Nous ne savons pas s’il s’agit d’un syndicat chrétien, jaune, ou d’une association rivale de la CGT. Une recherche serait nécessaire pour éclaircir ce point. En juillet 1904, Larive rédige dans L'alimentation ouvrièreun article contre les syndicats jaunes, financés par la Ligue des patriotes2852. Les « jaunes » sont des adversaires non négligeables pour la CGT entre 1900 et 1910. Le syndicalisme jaune rassemble environ 100 000 adhérents en 1906-1907, alors que la CGT en annonce 203.000. Les jaunes jouent « un rôle plus important à cette époque que les syndicats chrétiens, mais de façon éphémère ». Le mouvement jaune se constitue vers 1900 autour de Paul Lanoir (qui avait fondé en 1892 l’Union syndicale des ouvriers et employés des chemins de fer français) et de Pierre Biétry, « ouvrier horloger, ancien militant guesdiste, et syndicaliste actif aux usines Japy, d’où il fut renvoyé après une grève importante en septembre 1899 ». Meneur d’hommes ambitieux, bon organisateur, Biétry rompt avec Lanoir en 1902 et crée la Fédération des jaunes de France en novembre 1904. Biétry est élu député de Brest en 1906 (il a créé le « parti propriétiste »). Son mouvement est discrédité par « l’appui que lui donne la droite nationaliste et royaliste 2853 ». 2848 Après avoir été dominé par les radicaux entre 1881 et 1900, le conseil municipal de Paris bascule à droite entre 1900 et 1914. « De la ville révolutionnaire et d’avant-garde qu’il était tout au long du XIX e siècle, Paris est devenu conservateur au tournant du siècle, et le reste jusqu’en 2001 ». Les élections municipales de 1900 « se sont soldées par une victoire aussi éclatante qu’inattendue des anti-ministériels. Le mouvement nationaliste, en recul en province, est parvenu à conquérir la capitale ». Nobuhito NAGAI, Les conseillers municipaux de Paris sous la IIIe République (1871-1914), Publications de la Sorbonne, 2002, p 53. 2849 Brigade des recherches, rapport du 4 octobre 1901. 2850 L'alimentation ouvrière , n°23, juin 1904. 2851 Annuaire des syndicats professionnels industriels, commerciaux et agricoles en France et aux colonies, 1910. 2852 La Ligue des patriotes, fondée en 1882 par Paul Déroulède, soutient le général Boulanger à partir de 1887. Dissoute en 1889 et reconstituée en 1895, la Ligue des patriotes est anti-révisionniste pendant l’affaire Dreyfus. Suite au coup d’Etat manqué de Déroulède le 23 février 1899, la Ligue souffre de l’absence de Déroulède, condamné à 10 ans de bannissement en 1900 (mais amnistié en 1905). La Ligue incarne une « droite révolutionnaire », nationaliste, antisémite et antiparlementaire, dont Maurice Barrès est le chantre. 2853 Claude WILLARD (dir.), La France ouvrière, tome 1 : des origines à 1920, Editions sociales, 1993, p 348. 558 Les jaunes rejettent le marxisme et la lutte des classes2854. Ils luttent contre le socialisme, veulent limiter l'emploi de la grève et refusent l'extension des monopoles d'Etat (car il faut favoriser l’accès des ouvriers à la propriété privée). Les jaunes souhaitent la création de « chambres de capacité » (assemblées corporatives)2855. Ils prônent « la collaboration de classes par la pratique de la participation aux bénéfices (achat d’actions par les ouvriers de l’entreprise) ». Antiparlementaires, antisémites et nationalistes, ils réclament la « protection du travail national » contre la main d’œuvre étrangère 2856. « Paris, avec la première « Bourse du travail libre », ouverte en 1901, est le centre du mouvement jaune2857 ». La lutte contre les jaunes est parallèle au rejet du nationalisme de Déroulède et de Maurice Barrès. Les positions politiques de la boucherie de détail sont donc très éloignées de l’agitation xénophobe et antisémite de la Villette. Quand il évoque la genèse de la loi de 1906 sur le repos hebdomadaire, Robert Beck souligne que le mouvement ouvrier n’applique le boycott contre les magasins ouverts le dimanche qu’à partir de 1900, « pour éviter toute confusion avec la droite antisémite qui l’utilise contre les magasins juifs lors de l’affaire Dreyfus2858 ». L’extrême-droite a essayé de récupérer le mouvement en faveur du repos hebdomadaire, « en crachant son venin antisémite contre les propriétaires juifs des magasins qui priveraient les employés chrétiens de leur jour de repos », mais son influence semble avoir été très militée. Dans un article de La Libre parole du 23 avril 1900, Edouard Drumont se moque des socialistes qui copient « servilement les prescriptions et les usages du catholicisme ». Le bulletin de la Ligue populaire pour le repos du dimanche s’empresse de réfuter les thèses de la droite révolutionnaire2859. Loin du boulangisme supposé – voire hypothétique – des patrons bouchers détaillants et du nationalisme attesté aux abattoirs de la Villette, les garçons bouchers de la Chambre syndicale ouvrière de la Boucherie de Paris présentent des comportements politiques originaux entre 1880 et 1914, marqués par le refus des intrusions socialistes et nationalistes. Ce septième chapitre, axé sur les luttes patronales entre 1870 et 1914 et les comportements politiques des bouchers, montre très clairement qu’une identité propre aux petits commerçants, qui forment la base électorale du radicalisme, se constitue sous la Troisième République. La prospérité ambiante assure aux bouchers une place honorable dans la société, malgré la libre-concurrence qui leur a été imposée. Même s’il est indubitable que certains réflexes (le rétablissement de la fête du Bœuf gras en 1896 est un bel exemple) peuvent laisser penser que les bouchers sont parfois nostalgiques du statut protégé qui était le leur avant 1858 et de la position sociale dominante qu’ils occupaient à une époque où la 2854 On peut lire les pages de Zeev Sternhell consacrées aux jaunes, qui forment une « droite prolétarienne ». Zeev STERNHELL, La droite révolutionnaire (1885-1914) : les origines françaises du fascisme, Gallimard, 1997, pp 319-422. 2855 Georges LEFRANC, Le mouvement syndical sous la IIIe République, Payot, 1967, p 110. 2856 Sur les liens qui ont existé entre syndicalisme et nationalisme, nous renvoyons à Zeev Sternhell : « L’Action française sera la première à saisir aussi bien la signification du courant antidémocratique développé par le syndicalisme révolutionnaire que les implications de cette nouvelle forme de neutralité que préconise alors la CGT. Toujours attentive au mouvement des idées dans le monde ouvrier, l’Action française ne manque pas de relever les affinités qui la rapprochent du syndicalisme révolutionnaire ». Zeev STERNHELL, Ni droite ni gauche : l’idéologie fasciste en France, Fayard, 2000, p 171. 2857 Claude WILLARD (dir.), op. cit., p 348. 2858 Robert BECK, Histoire du dimanche de 1700 à nos jours, Editions ouvrières, 1997, p 303. 2859 Ibid., p 308. 559 viande n’était pas autant accessible à chacun, il faut avouer qu’en majorité, la profession jouit d’une situation matérielle et morale assez confortable. Les dirigeants syndicaux siègent à la Chambre de Commerce de Paris, appartiennent à des loges maçonniques. Les banquets annuels sont souvent présidés par des ministres ou des édiles. Les relations entre les Chambres syndicales ouvrière et patronale demeurent excellentes jusqu’en 1900. Bref, les bouchers détaillants parisiens peuvent profiter d’une place confortable dans la société entre 1870 et 1914, loin de l’ostracisme qui a pu exister autrefois. 560 CHAPITRE 8 : LA BOUCHERIE PARISIENNE DE 1918 A 1944 Malgré la mise en place d’une économie de marché et d’un régime républicain, les patrons bouchers détaillants réussissent jusqu’en 1914 à négocier avec l’Etat une situation supportable et les conditions de survie d’un métier artisanal individualiste. Le choc de la première Guerre Mondiale, la menace du communisme et l’existence de modèles politiques alternatifs (fascisme puis nazisme) changent profondément les modes d’intervention des autorités publiques et peuvent expliquer la fermeté de la réaction des bouchers. Alors que les ouvriers se déchirent sur la question de l’adhésion à l’Internationale (avec la scission CGTCGTU) avant de retrouver l’unité syndicale en 1935, les patrons bouchers luttent avec résolution pendant les années 1920 pour restaurer la situation de la Belle Epoque, où l’intervention de l’Etat était beaucoup moins forte que depuis la guerre 1914-18. Les choix idéologiques des patrons se radicalisent rapidement après 1929, notamment autour des mouvements d’anciens combattants. Le regain des valeurs catholiques et l’intérêt pour la doctrine corporatiste dans les années 1930 préparent la grande fronde patronale qui éclate avec l’arrivée au pouvoir du Front Populaire en 1936. Dans un tel contexte, il n’est guère étonnant que les patrons bouchers – dans leur grande majorité – accueillent à bras ouverts la « Révolution nationale » de Pétain. 1) LES OUVRIERS BOUCHERS ENTRE 1918 ET 1939 : ACCEPTER OU REFUSER LE COMMUNISME ? Alors que le mouvement patronal de la Boucherie suit à partir des années 1930 une évolution très marquée vers le corporatisme, le retour aux valeurs traditionnelles catholiques et un attachement de plus en plus net pour les idées de Vichy, quelles sont les principales luttes des ouvriers de la boucherie parisienne entre 1918 et 1939 ? Nous présenterons surtout la cristallisation des revendications ouvrières au moment du Front Populaire. a) La situation syndicale des ouvriers de la boucherie après 1918 La Chambre syndicale ouvrière de la Boucherie de Paris a intégré en 1902 la FNTA (Fédération Nationale des Travailleurs de l’Alimentation) de la CGT, qui siège après 1918 au 33 rue de la Grange aux Belles (Paris 10e). La FNTA revendique 150 000 adhérents en 1921 (la CGT compte 700 000 membres en 1921)2860. Ce chiffre semble énorme par rapport aux 2860 Suite à l’échec de la grève des cheminots en mai 1920, les effectifs de la CGT diminuent rapidement. « En quelques semaines, on passe de 1 600 000 cotisants à 900 000 dans le deuxième semestre de 1920, puis à 561 adhésions enregistrées avant 1914 (35 000 en 1905, 23 000 en 1907, 50 000 en 1912)2861. Selon l’Annuaire du prolétariat de 1914, la FNTA a délivré 23.434 cartes en 1913 (la CGT compte alors 350.000 adhérents). Les chiffres indiqués par l’Alimentation ouvrière , organe de presse officiel de la FNTA, ne sont donc absolument pas fiables car largement surévalués (il faut les diviser par deux). Nous les citons néanmoins car ce sont les rares données quantitatives dont nous disposons. Selon un état des cotisations versées par les sections fédérées au premier semestre de 1919, la FNTA comptabiliserait 50 000 timbres dans la Seine, dont 5250 pour les industries de la viande (3300 pour les abattoirs et 1950 pour les bouchers) et 850 pour les charcutiers2862. Selon un état des cotisations versées au second semestre de 1920, la FNTA compterait 33 750 membres dans la Seine, dont 2600 pour les industries de la viande et 450 pour les charcutiers2863. Pour avoir une idée des effectifs de la FNTA de la Seine par professions, nous avons dressé le tableau suivant, à partir des chiffres fournis par l’Alimentation ouvrière : Tableau 20 : Evolution des cotisations versées par les syndicats de la FNTA entre 1919 et 1920 COTISATIONS VERSÉES Industries de la viande er 1 semestre 1919 nd 2 semestre 1920 5 250 2 600 Charcutiers 850 450 Boulangers 3 050 4 150 Chocolatiers 5 050 1 660 Biscuitiers 2 800 1 330 10 700 3 500 Employés et gérants d’alimentation 4 600 2 500 Cuisiniers 1 980 3 505 50 000 33 750 Hôtel Café Restaurant Total FNTA de la Seine Ce tableau permet de constater la relative faiblesse du secteur carné, dont la part dans les effectifs de la FNTA passe de 10,5% en 1919 à 7,7% en 1920. La situation du syndicalisme chez les bouchers de province n’est pas plus brillante. Quand on consulte la liste des syndicats adhérents à la FNTA en 1919, on s’aperçoit de la faiblesse du secteur viande au sein de la CGT. Outre la Chambre syndicale parisienne, 11 syndicats ouvriers de province adhèrent à la FNTA en 1919 : • 5 syndicats de bouchers : Lille (abattoirs : Bachelet), Limoges (Delotte), SaintEtienne (boyaudiers), Dordogne (Rengières) et Tours (Lebezot). 700.000 en 1921 ». Claude WILLARD (dir.), La France ouvrière, tome 1 : des origines à 1920, Editions sociales, 1993, p 448. 2861 L’Alimentation ouvrière , n°202, avril 1921. Archives Départementales de la Seine St-Denis, 46 J 27. 2862 L’Alimentation ouvrière , n°194, 1er août 1919. 2863 Ibid., n°202, juin 1921. 562 • charcutiers : Belfort (Wenck), Bordeaux 6 syndicats de bouchers(Murzeaux), Cannes (Ipert), Le Havre (Seyer), Lyon et Vichy (Desormière)2864. L’état des cotisations du premier semestre de 1919 signale en province 55 sections de boulangers, 18 sections de limonadiers-restaurateurs, 7 sections de brasseurs et seulement 5 sections de bouchers-charcutiers : Bourges (200 timbres), Lyon (150), Marseille (150), Dijon (100) et Tours (100)2865. Dans l’état du second semestre de 1920, seuls trois syndicats de province ont versé leur cotisation pour le secteur viande : les abattoirs de Lille (100 timbres), les bouchers-charcutiers de Bordeaux (180 timbres) et ceux de Vichy (30 timbres)2866. Dans sa thèse, Jean-Louis Robert indique les effectifs des syndicats CGT de l’Union de la Seine. Le bond de la syndicalisation pendant la guerre est remarquable, même s’il est difficile de comparer un nombre de cotisants (en 1912) avec un nombre d’adhérents (en 1917 ou 1919)2867. Ces chiffres montrent également que la syndicalisation s’élève à un taux honorable chez les professionnels de la viande. Tableau 21 : Evolution des effectifs des syndicats CGT de l'Union de la Seine entre 1912 et 1917 Cotisants en 1912 Adhérents en 1917 Boulangers 437 600 (1 000 en 1919) Charcutiers 117 400 Bouchers 146 400 Produits alimentaires 167 800 Vu la relative faiblesse du syndicalisme ouvrier dans la boucherie, il est créé en juillet 1920 (statuts déposés en août) un Syndicat général des travailleurs de l'industrie de la viande de la Seine (CGT), dont le siège social se trouve au 20 rue du Bouloi (Paris 1er). Léon Fiquet en est secrétaire général2868, Louis Henriot et Antoine Lenoir secrétaires adjoints2869 et Kléber 2864 Registre des syndicats adhérents à la CGT (FNTA). AD Seine St-Denis, 46 J 121. 2865 L’Alimentation ouvrière , n°194, 1er août 1919. 2866 Ibid., n°202, juin 1921. 2867 Les chiffres de 1912 proviennent du Bulletin officiel de l’Union de la Seine ; ceux de 1919 du compte-rendu du Congrès d’Orléans. Jean-Louis ROBERT, Ouvriers et mouvement ouvrier parisiens pendant la Grande guerre et l'immédiat après-guerre: Histoire et Anthropologie, Thèse de doctorat, Paris 1, 1989, p 2497. 2868 « Ouvrier boucher à la coopérative la Bellevilloise dans le XXe arrondissement de Paris, Fiquet représenta les « Travailleurs de la viande » au congrès extraordinaire de l’Union des syndicats de la Seine en novembre 1920. Il intervint au IIe Congrès (novembre 1921) pour soutenir les Comités syndicalistes révolutionnaires (CSR) et présida une séance du IIIe Congrès, le 24 décembre 1922. Il avait adhéré à la CGTU où, à la fin des années 1920, ses sympathies allèrent à la minorité en conflit avec le Parti communiste ». Jean MAITRON (dir.), Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français (1914-1939), Editions ouvrières, 1986, tome XXVIII, p 40. 2869 Henriot a fait partie du Conseil d’administration de la Bourse du Travail de Paris entre 1914 et 1920. Jean MAITRON (dir.), Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français (1914-1939), Editions ouvrières, 1988, tome XXXI, p 291. 563 Beaugrand en est le trésorier général2870. Le syndicat comporte trois sections : celle des abattoirs est dirigée par Francis Bonnin, celle des étaliers par Pierre Brun et celle de l’hippophagie par Camille Marinolli 2871. Les ouvriers détaillants se trouvent donc très minoritaires au sein de ce syndicat général. Nous ne disposons pas des effectifs des différentes sections mais il ne fait guère de doute que le taux de syndicalisation des ouvriers des abattoirs devait être plus élevé que celui des étaliers. Si l’on se base sur l’état des cotisations de 1919, la proportion devait être de 63% de garçons d’abattoirs pour 37% d’étaliers au sein du syndicat (eux mêmes divisés entre hippophagiques et classiques). Par conséquent, ce sont les ouvriers de la Villette qui dirigent de fait le syndicat parisien CGT de la viande. Les ouvriers de la boucherie hippophagique de Paris sont en grève entre le 27 décembre 1919 et le 5 janvier 1920 car les patrons veulent rétablir le travail aux pièces et il existe une « entente patronale » sur l’embau che. Une convention est signée le 6 janvier 1920 au ministère du Travail2872. En janvier 1921, au moment d’une grève à la Villette, l’ouvrier boyaudier Georges Beaugrand (1893-1981), militant communiste, devient secrétaire du syndicat général. « Partisan de la minorité syndicale, il milita dans les Comités syndicalistes révolutionnaires ». En 1922, le syndicat (180 membres environ) passe entièrement à la CGTU et Georges Beaugrand est délégué « au premier congrès de constitution de l’Union départementale de la Seine, rue Mathurin-Moreau ». Jacques Girault note que « dans la corporation des ouvriers bouchers, l’idéologie anarcho-syndicaliste était très forte 2873 ». Suite au Congrès de Tours de décembre 1920 et à la scission entre les socialistes (SFIO) et les communistes (PCF), la CGT se scinde elle aussi en deux branches en décembre 1921. « Les 22, 23 et 24 décembre 1921, 1537 syndicats réunis à Paris à l’appel des CSR (Comités syndicalistes révolutionnaires) décident de quitter la CGT et de constituer une nouvelle confédération, la Confédération générale du travail unitaire (CGTU)2874 ». Le syndicat des travailleurs de la viande de la Seine fait donc partie de la CGTU à partir de 192122. Une violente diatribe contre la CGT paraît en février 1922 dans l’Alimentation ouvrière. Th. Leclair, secrétaire de la FNTA, appelle les ouvriers de l’alimentation à lutter contre la CGT et contre la fédération de l’alimentation dissidente. Les propos contre Léon Jouhaux, inamovible secrétaire général de la CGT (entre 1909 et 1947), sont particulièrement durs : « Que ton saint nom, Léon Ier, pape syndical, passe à la postérité apostolique et bourgeoise, et que le diable te bénisse2875! ». La tension est forte entre les militants CGT et CGTU si l’on en juge par le jugement dur de Beaugrand dans ses mémoires : « un groupe, sous l’influence d’Henriot s’employait à tenter de ramener notre syndicat à la CGT réformiste : avec l’aventurier Fiquet ce n’étaient que discussions et perte de temps, ayant pour but d’empêcher l’action 2876 ». Il est vrai que Louis Henriot, secrétaire général du syndicat des 2870 Kléber Beaugrand (1887-1969) est un boucher, militant syndicaliste, devenu fabricant de saucissons à Paris en 1925. Maire d’Ouchamps (Loir-et-Cher), il a été député SFIO de Romorantin (1936-1942). Jean MAITRON (dir.), op. cit., tome XVIII, p 298. 2871 Informations transmises par le Bureau des affaires générales de la Mairie de Paris. 2872 L’Alimentation ouvrière , n°197, 1er février 1920. 2873 Jacques GIRAULT, notice biographique sur Georges Beaugrand, in Jean MAITRON (dir.), op. cit., tome XVIII, p 291. 2874 Claude WILLARD, op. cit., p 453. 2875 L’Alimentation ouvrière , 1er février 1922. 2876 Jean MAITRON (dir.), op. cit., tome XXVIII, p 40. 564 ouvriers bouchers détaillants entre 1914 et 1919, est très modéré dans ses positions2877. Alors qu’une grève est envisagée pour le 15 juin 1919, il prône la prudence et se prononce contre les solutions extrêmes car « la grève est une arme redoutable2878 ». Jean-Louis Robert indique même que ce sont dans les petits métiers comme la boucherie que l’on trouve encore des cas de « collaboration de classes » – fait devenu rarissime2879. En 1917 par exemple, « le syndicat ouvrier collabore avec une grande partie des patrons bouchers pour imposer la fermeture du lundi. Ainsi, en octobre 1917, la Chambre syndicale ouvrière « adresse publiquement l’expression de sa gratitude aux coopératives et aux nombreux patrons qui, dans Paris, appliqueront cette mesure dès lundi2880 » et, un mois plus tard, Henriot, le secrétaire du syndicat peut déclarer : « tous, ouvriers et patrons, dimanche vous manifesterez une fois de plus votre volonté de repos et de bien-être ». Des réunions communes de patrons et ouvriers sont organisées et Henriot assiste, « très applaudi », à une réunion patronale2881 ». De même, en avril 1919, le syndicat ouvrier des bouchers de détail collabore avec certains patrons bouchers à propos du repos du lundi2882. Pour consolider sa position à la tête du syndicat, Henriot n’hésite pas à utiliser, en août 1919, la tactique de la « fausse démission », ainsi évoquée par Jean-Louis Robert : « Le dirigeant annonce sa démission ou déclare qu’il va démissionner à la suite de critiques diverses, souvent anonymes. Mais il en reste au niveau du discours et l’acte démissionnaire ne suit pas. Par exemple Henriot, le secrétaire du syndicat des bouchers, déclare « je suis prêt à me retirer, mais croyez bien que j’ai ma conscience pour moi. Ce qui chagrine quelques individus, c’est que je ne travaille plus dans la boucherie et vends à mon compte des légumes sur la voie publique2883 ». En 1923, Georges Beaugrand anime une grève des ouvriers boyaudiers, portant sur le maintien d’une tradition (les ouvriers veulent conserver le droit de vendre les ovaires et prostates aux laboratoires pharmaceutiques, comme complément de revenus)2884. Fin 1923, il crée une cellule communiste aux abattoirs de la Villette : « elle comprenait dès sa formation quatre ouvriers bouchers (boeuftier moutonnier), trois similaires (boyaudiers et fondeurs), quatre employés du service de nettoiement du marché aux bestiaux et des abattoirs, et plusieurs rattachés ». Dans ses mémoires, Beaugrand rend hommage à Victor Messer, « Toto », ouvrier boeuftier chez Lambeye, « ouvrier hautement qualifié et compétent pour 2877 Traitant de l’âge des militants syndicaux, Jean-Louis Robert note que les secrétaires sont plus âgés dans le bâtiment et l’habillement que dans l’alimentation (Henriot a 28 ans en 1914 et 33 ans en 1919). Pendant la guerre 1914-18, le renouvellement des dirigeants syndicaux a été important chez les boulangers, moyen chez les garçons de café, très faible chez les épiciers et les ouvriers d’abattoir. Concernant les bouchers de détail, on observe une stabilité du secrétaire. Jean-Louis ROBERT, Ouvriers et mouvement ouvrier parisiens pendant la Grande guerre et l'immédiat après-guerre: Histoire et Anthropologie, Thèse de doctorat, Université Paris 1, 1989, p 1033. 2878 Jean-Louis ROBERT, op. cit., p 2093. 2879 Outre les cas de collaboration de classes (assez fréquents jusqu’en 1919) dans la boucherie de détail, JeanLouis Robert note en janvier-février 1919 un exemple de collaboration entre ouvriers et patrons aux abattoirs de la Villette, sur la question des viandes foraines. Jean-Louis ROBERT, op. cit., p 1864. 2880 L’Humanité , 14 octobre 1917. 2881 Jean-Louis ROBERT, op. cit., p 1604. 2882 Ibid., p 1723. 2883 Ibid., p 1068. 2884 Jacques GIRAULT, op. cit., p 291. 565 toutes les revendications concernant les ouvriers de la Villette2885 ». Ce militant communiste et syndicaliste, journaliste à l’ Humanité à partir de 1937 (rubrique « Front du travail »), est mort en déportation en Allemagne en 19452886. Beaugrand estime que la propagande communiste a porté ses fruits aux abattoirs (dans les années 1930) car « les méthodes paternalistes en vigueur dans le passé, entre ouvriers et patrons, s’atténuèrent. Même, au fur et à mesure des multiples luttes qui furent engagées, cette collaboration disparut. Les travailleurs de la Villette prenant conscience de leur valeur professionnelle et de leur force, avec leurs organisations savaient mieux se défendre. Ils imposèrent leur droit pour chaque problème économique, et manifestèrent leur compréhension politique contre les gouvernements qui se succédèrent, et contre leurs soutiens durant toutes ces années de lutte2887 ». Même s’il faut sans doute relativiser l’optimism e du leader syndical, ces propos sont néanmoins intéressants car ils illustrent la rupture devenue franche entre patrons et ouvriers dans le monde des abattoirs. Reste à savoir si ce constat peut s’appliquer également à la boucherie de détail. Georges Beaugrand, qui devient député communiste de Paris (1928-1932), demeure secrétaire du Syndicat des travailleurs de la viande de la Seine. Membre de l’Union des coopérateurs, il est « membre de la commission exécutive de la Fédération CGTU de l’Alimentation à partir du congrès de Paris (1-4 septembre 1925), responsabilité renouvelée par le congrès des 25-27 septembre 1927 ». Pendant un voyage à Moscou en novembre 1927, il enquête sur l’organisation des abattoirs soviétiques. A son retour en France, « il avait acquis la réputation d’être un expert en matière d’organisation du travail dans les abattoirs et pour l’hygiène de la viande 2888 ». En 1929, il participe au congrès de la CGTU. Quelles sont les revendications des travailleurs CGTU de l’alimentation dans les années 1920 ? Le mot d’ordre pour la manifestation du 1 er mai 1927 est le suivant : « Travailleurs de l'alimentation de tous les pays, pour la journée de 8 heures, pour le travail de jour, contre la diminution des salaires, contre les dangers de la guerre, pour le soutien de la Révolution chinoise, pour la défense de l'URSS, formez le front unique de classe contre la bourgeoisie2889 ! ». On sent bien les conséquences de l’adhésion de la CGTU à l’Internationale syndicale rouge en 1923. Les effectifs de la CGTU seraient de 348 578 adhérents en 1931 (dont 8712 cartes pour la fédération de l’alimentation). En 1930, la CGT regroupe 884 450 membres (11 000 pour la FNTA)2890. Nous savons qu’il a existé entre 1922 et 1935 un syndicat parisien d’étaliers affilié à la CGT, mais nous ne disposons d’aucun renseignement sur son activité. Nos informations sont tout aussi pauvres sur l’existence d’un éventuel syndicat chrétien d’ouvriers bouchers, affilié à la CFTC (fondée en 1919 par Gaston Tessier). En 1931, le père jésuite Décout, aumônier de l’Union Professionnelle Catholique de 2885 Georges BEAUGRAND, Un siècle d’histoire : l’abattoir de la Villette de 1871 à 1959 , 1970, pp 23-24. 2886 Victor Messer (1901-1945) a d’abord été « saute-ruisseau » (garçon de course ?) à la banque Gravereau, puis ouvrier d’abattoir à la Villette. « Il adhéra au Parti communiste au début de l’année 1924. Syndiqué à la CGTU, il devint secrétaire général du syndicat des Abattoirs de la Seine au moment du Front populaire et siégea au sein de la commission exécutive de la Fédération de l’Alimentation ». Jean MAITRON (dir.), op. cit., tome XXXVI, p 287. 2887 Georges BEAUGRAND, op. cit., p 24. 2888 Jacques GIRAULT, op. cit., p 293. 2889 Comité international de propagande des travailleurs révolutionnaires de l'alimentation,Bulletin mensuel pour les pays latins, mai 1927, 2e année, n°5. Archives Départementales de la Seine St-Denis, 46 J 26. 2890 Hyacinthe DUBREUIL, Employeurs et salariés en France, Alcan, 1934, p 138-140. 566 la Boucherie, indique que « très peu de garçons étaient syndiqués » dans la boucherie de détail (environ 60 à la CGTU, 140 à la CGT et 120 aux syndicats chrétiens)2891. Pour lui, cette faible syndicalisation est liée au « caractère essentiellement corporatif et familial de la Boucherie. A part deux ou trois boucheries d'allure industrielle, comportant un personnel de 30 ou 40 ouvriers, la presque totalité des garçons mangent à la table du patron ; 2892 la moitié d'entre eux sont logés par lui, comme dans l'artisanat antique ». Si les différents chiffres indiqués par Jean Maitron et par le père Décout sont fiables, le syndicat CGTU de la boucherie aurait connu une lente érosion entre 1922 et 1935, le nombre des adhérents passant de 180 en 1922, 130 en 1926-1929 et 60 en 1931. Après sa défaite aux élections législatives en février 1932, Georges Beaugrand reprend le travail à la Villette. « Le 1er juin 1932, il recommençait à travailler chez son cousin, patron moutonnier et y demeura jusqu’en décembre 1934. Il devint aussi un des trois secrétaires de la Région communiste de Paris-Ville (avec Lampe et Ferrat) et partagea ainsi son temps entre l’abattoir et ses responsabilités ». En avril 1933, G. Beaugrand est élu membre du Comité central de l’ARAC (Association Républicaine des Anciens Combattants). En février 1934, il est élu maire communiste de Gentilly. Il quitte son emploi aux abattoirs mais il demeure jusqu’en 1935 secrétaire du syndicat CGTU des travailleurs de l’industrie de la viande de la Seine. Après la réunification syndicale, il reste un membre actif de la CGT2893. Les deux fédérations de l’alimentation CGT et CGTU ont fusionné en 1935. En septembre 1935, Simonin est secrétaire général de la FNTA de la CGTU2894. En 1936, c’est Auguste Savoie qui est secrétaire de la FNTA réunifiée2895. En décembre 1935, le Syndicat général des travailleurs de l’industrie de la viande de la Seine change de dénomination. L’organisation se nomme désormais « Syndicat général des travailleurs des abattoirs du département de la Seine ». Le siège social se trouve à l’annexe de la Bourse du Travail (67 rue de Turbigo, Paris 3e). En 1935, Marcel Tourasse est secrétaire général, Marcel Codor secrétaire adjoint et Cartilliers trésorier2896. Si l’on se fie au nouvel intitulé, il faut croire que les étaliers ne jouent plus aucun rôle dans ce groupe, réservé aux seuls ouvriers des abattoirs. D’ailleurs, les ouvriers de la boucherie de détail disposent de leur propre syndicat, la Chambre syndicale de la Boucherie de Paris. En 1935-1936, A. Charlot en est le secrétaire2897, R. Vilain le secrétaire adjoint et J. Weiss le trésorier2898. Le syndicat 2891 Le syndicat CGTU de la boucherie compterait 130 adhérents entre 1926 et 1929. Jean MAITRON (dir.), op. cit., tome XLIII, p 362. 2892 Père DECOUT, Note sur le premier pèlerinage des bouchers catholiques à Montmartre, 11 mai 1931, 10 p. Archives jésuites de Vanves, dossier personnel du père Décout. 2893 Jacques GIRAULT, op. cit., p 295. 2894 L’Alimentation ouvrière , nouvelle série, n°7, septembre 1935. 2895 Auguste Savoie (1877-1949), secrétaire de la Chambre syndicale des ouvriers boulangers de la Seine, secrétaire de l’Union des syndicats de la Seine (1908-1913) puis secrétaire de la FNTA (1914-1940), resta toujours fidèle à la CGT, « propagandiste très actif du syndicalisme réformiste » et défenseur de l’indépendance politique de la CGT. Sous l’Occupation, il est « vice-président de la commission qui élabora la Charte du Travail ». Jean MAITRON (dir.), op. cit., tome XV, p 143 et tome XLI, p 163. 2896 2897 Informations transmises par le Bureau des affaires générales de la Mairie de Paris. « Ouvrier boucher dans la Seine, André Charlot succéda à Clay au secrétariat adjoint de la Fédération de l’Alimentation lors du XVI e congrès (Paris, 22-23 septembre 1935). Il restait un des sept secrétaires en 1937 comme responsable des Bouchers et du Commerce de détail. Au XVIIIe congrès (13-15 septembre 1937) il affronta la communiste Ambrogelli sur le problème de la compatibilité entre les responsabilités syndicales et politiques : « Il faut choisir : ou l’on milite dans les partis politiques, ou l’on milite dans le mouvement 567 modifie ses statuts lors d’une assemblée générale le 10 août 1936. Le siège social est fixé à la Bourse du Travail, 3 rue du Château-d’Eau (Paris 10 e). Quelles sont les revendications de la boucherie ouvrière parisienne en 1935 ? Une délégation syndicale, conduite par Auguste Savoie (secrétaire de la FNTA), est reçue au ministère du Travail à l’automne 1935. Outre le problème des bureaux de placement, sur lequel nous reviendrons, les réclamations des ouvriers bouchers portent sur le temps de travail : application plus sévère du décret de février 1933 sur la journée de travail, suppression totale des heures de dérogation (104 dans le décret) à cause du chômage, suppression totale du service de garde de l'après-midi, décret pour généraliser la fermeture des étaux de boucherie de 13h à 16h, extension du décret sur la journée de travail aux départements de la Seine-etOise et de la Seine-et-Marne, prendre des décrets nationaux sur le sujet. Les étaliers se plaignent de certains bouchers qui ouvrent le lundi un rayon de charcuterie, de volailles ou de triperie (rayons accessoires), pour contourner la loi sur le repos hebdomadaire obligatoire2899. Les ouvriers bouchers parisiens participent aux grandes grèves de 1936. Les ouvriers de la Villette se mettent en grève le 5 juin 1936, Georges Beaugrand étant chargé de présenter les revendications à Robert Lévy, président du Syndicat patronal de la Boucherie en gros de Paris2900. La boyauderie centrale d’Aubervilliers compte 150 grévistes le 16 juillet 1936. Les usines de jambon Olida sont en grève les 21 et 22 juillet 1936 (400 grévistes à LevalloisPerret, 250 à Epinay et 300 à Vaugirard)2901. Une grève est déclenchée en janvier 1937 chez Artus (préparation d’abats) car les dirigeants de la société refusent de signer la convention collective de 19362902. En juillet 1937, un mouvement de grève touche à nouveau les abattoirs de la Villette : 98% des porcins sont grévistes2903. Les grèves ne concernent pas seulement les ouvriers des abattoirs et des grandes usines de charcuterie ou de triperie de la région parisienne. Dans ses mémoires, René Belin, syndical » déclara-t-il, et, s’adressant aux communistes « vous avez fait beaucoup de sacrifices, appris à chanter la Marseillaise, arboré le drapeau tricolore » acceptez de « reconnaître l’indépendance du syndicalisme et, avec nous défendez cette indépendance ». Les congressistes le réélurent au bureau fédéral ». Jean MAITRON, op. cit., tome XXII, p 129. 2898 Jean Pierre Weiss, garçon boucher né le 4 décembre 1879 à Paris, a été secrétaire et trésorier adjoint du syndicat CGTU de l’industrie de la viande de la Seine de juillet 1926 à mars 1929, et membre du 1 er rayon de la région parisienne du PCF. Jean MAITRON (dir.), op. cit., tome XLIII, p 362. 2899 Le travailleur de l'alimentation , nouvelle série, n°11, octobre-décembre 1935. 2900 Les ouvriers des abattoirs réclament la fixation d’un salaire minimum, la suppression de la garde du dimanche, un jour de vacance par mois (avec un maximum de 15 jours par an). Trois autres revendications rejoignent celles des patrons chevillards : la suppression de la taxe d’abattage, la diminution des droits d’octroi et l’interdiction de l’importation des viandes étrangères. « Les ouvriers revendiquaient également l’application de la semaine anglaise, la fermeture des abattoirs les jours fériés, la construction de vestiaires et de douches, l’aménagement d’un poste médical placé sous la responsabilité de l’administration préfectorale, la reconnaissance du droit syndical et enfin, qu’aucune sanction ne soit prise pour fait de grève ». Pierre HADDAD, Les chevillards de la Villette : naissance, vie et mort d’une corporation , Thèse de doctorat, Paris X Nanterre, 1995, p 287. 2901 Rapports journaliers de police (1936). Archives de la préfecture de police de Paris, BA 1874. 2902 Pierre HADDAD, op. cit., p 292. 2903 Ibid., p 296. 568 évoque la fièvre sociale qui gagne l’ensemble des ouvriers de l’alimentation en juin 19362904. « Au moment de sortir de la Bourse [du Travail], Belin est happé par un secrétaire de l'Alimentation. Dans la salle Ferrer, les garçons bouchers sont réunis. Quelques milliers. Sur ce nombre, combien étaient syndiqués? Dix? Vingt? Le Bureau est débordé. Il réclame un coup de main. La moitié des industries et des commerces de l'Alimentation, les Halles en particulier, sont déjà en grève. Le ravitaillement est devenu difficile. Ce n'est pas le moment d'en rajouter. Belin monte à la tribune. Il déconseille, pour des raisons d'efficacité, la grève générale. La CGT a des responsabilités: elle ne peut pas organiser la famine. Donc, devront rester ouvertes toutes les boucheries coopératives et toutes celles qui travaillent sans le concours d'un commis, plus toutes celles dont le patron souscrira l'engagement d'appliquer rétroactivement les conventions collectives. Faites fermer les autres. En 48 heures, vos patrons vous auront donné satisfaction. Ce n'est pas votre grève qui les fera céder. C'est la crainte de voir leur clientèle s'en aller chez le voisin... Les gars paraissent contents comme tout. Ils n'avaient pas pensé à ça. Ils applaudissent frénétiquement. Un instant plus tard, ils partent, à cinq par taxi, se répandent dans la ville et dans sa banlieue et... font fermer toutes les boutiques sans en excepter une seule2905 ». Alors que René Belin se félicite de la modération de la CGT, les patrons bouchers fulminent contre les réclamations ouvrières abusives (hausse des salaires, suppression des bureaux de placement syndicaux, semaine de 40h)2906. Dans la boucherie de détail, les négociations ont duré trois jours. Un accord sur un contrat collectif a été signé le 12 juin 1936 entre le Syndicat patronal de la Boucherie de Paris (présidé par Georges Beltoise), l’Union des anciens combattants bouchers détaillants (présidée par Morice Deshais), le Syndicat des maisons d’alimentation générale (Garanger), le Syndicat des marchés découverts de Paris (Buisson), le Syndicat des marchés découverts de la banlieue (Durand) et la CGT (représentée par A. Charlot, R. Vilain, P. Weiss, E. Paul, Nelle et Mérigeon). Mais, le 15 juillet 1936, une assemblée générale corporative de la Boucherie, réunie salle Wagram, remet en cause l’accord du 12 juin car la signature des patrons a été « extorquée par la violence ». De plus, la semaine de 40h est incompatible avec l’exercice du métier. Les patrons estiment qu’il faut reprendre la négociation sur des bases saines, c’est-à-dire une semaine de travail de 54h 2907. Sans surprise, les patrons tournent en dérision la vanité des grèves et la faiblesse de la mobilisation ouvrière dans les abattoirs. Pour illustrer son article sur la grève aux abattoirs de la Villette du 5 juin 1936, la Revue commerciale de la boucherie publie une photo d’ouvriers jouant à la belote dans les échaudoirs. L’auteur fait preuve d’une mauvaise foi évidente car il indique que les ouvriers ont cessé le travail à 7h du matin, sans entraîner aucune conséquence sur l’activité des abattoirs, mais il reconnaît que le marché de la criée à été « embouteillé », signe indéniable que la grève a perturbé le négoce des carcasses. Toujours prompt à rappeler la solidarité puissante qui lie patrons et employés dans la boucherie – fût-elle en gros – le journaliste note que les grévistes ont rapidement obtenu satisfaction à leurs revendications. Il 2904 Sur l’itinéraire politique complexe de René Belin (1898-1977), nous renvoyons à Jean MAITRON (dir.), op. cit., tome XVIII, pp 346-348. 2905 René BELIN, Du secrétariat de la CGT au gouvernement de Vichy: mémoires (1933-1942), Albatros, 1978, pp 94-95. 2906 Suite aux accords Matignon (7 juin 1936), une grille des salaires de base des ouvriers de la boucherie de la région parisienne est publiée dans Le travailleur de l’alimentation , n°4, septembre-octobre 1936. Archives Départementales de la Seine St-Denis, 46 J 26. 2907 Réveil de la Boucherie française, juillet 1936. BNF, Jo 30696. 569 ajoute : « Après quelques négociations, ils évacuèrent les différentes enceintes où il sont normalement occupés. Seuls, des ouvriers, d’ailleurs étrangers au personnel des abattoirs, ont refusé de quitter un bâtiment dans lequel ils étaient occupés à des travaux de réfection. Ils hissèrent un minuscule drapeau rouge et, selon l’expression consacrée, firent la grève « sur le tas ». Visiblement, il est inimaginable pour l’auteur que des ouvriers bouchers puissent mener une grève dure et longue. La faute des troubles est rejetée sur des ouvriers étrangers au métier2908. Pour la boucherie en gros2909, Georges Beaugrand étant conseiller technique du Syndicat général des travailleurs des abattoirs de la Seine, « il participa aux négociations de la convention collective à partir de l’été 1936 qui fut finalement signée le 23 janvier 1939, sous le titre « Convention collective des abattoirs de la Seine2910 ». Nous ne savons pas si la boucherie de détail a possédé une convention collective avant 1940. Après la poussée sociale de 1936, la mobilisation ouvrière a-t-elle perduré longtemps ? La FNTA, dirigée par Auguste Savoie et siégeant au 211 rue Lafayette (Paris 10e), aurait compté 20 000 cotisants avant 1936 et 277 000 en 1938 ! Son organe de presse est Le travailleur de l'alimentation et des Hôtels Cafés Restaurants . En 1937, le Syndicat général de l'alimentation de la région parisienne, qui siège au 41 rue Notre-Dame de Nazareth (Paris 3e), groupe 17 sections syndicales (dont le Syndicat général des travailleurs des abattoirs de la Seine). Entre 1937 et 1939, le syndicat CGT des garçons bouchers de la Seine compte environ 130 adhérents2911. En 1936-1937, les conférences nationales de l'industrie de l'alimentation servent à préparer l'élaboration des décrets pour l'application de la loi des 40 heures. La conférence nationale de l'industrie de la viande (CGT) se tient à Paris les 23 et 24 janvier 1937. «Elle demande la création dans chaque ville de délégués syndicaux appelés à remplacer les délégués d'atelier, le vote de la loi sur le placement, la suppression de la nourriture et du couchage, ou au moins leur réglementation sévère, l'organisation de l'apprentissage et la limitation du nombre des apprentis, la reconnaissance de certaines maladies (dartre de veau, gale de porc, etc) comme accident du travail, l'interdiction de l'importation en France d'animaux abattus à 2912 l'étranger ». En juin 1937, Le travailleur de l'alimentationréclame le respect strict des décrets sur la semaine de 40 heures. Outre la question de la limitation de la durée du travail, le placement demeure – comme avant 1914 – l’une des préoccupations majeures de la Chambre syndicale ouvrière de la Boucherie de Paris. Du côté patronal, la riposte à l’agitation ouvrière a été assez simple. Tout comme la boucherie de détail resserre les rangs derrière René Serre à partir d’octobre 1936, les patrons chevillards, tripiers et charcutiers en gros s’unissent derrière le président de la Boucherie en gros de la Villette, Maurice Bonhomme, qui prend la tête de l’UVED, Union de la viande et de ses dérivés, créée en août 1937. Ce réflexe d’union patronale a été motivé par les grèves de 2908 Revue commerciale de la boucherie et de la charcuterie française, juin 1936, p 19. 2909 Pour plus de détails sur les luttes syndicales entre ouvriers et patrons de la boucherie en gros de Paris en 1936-38, nous renvoyons à Pierre HADDAD, Les chevillards de la Villette : naissance, vie et mort d’une corporation, Thèse de doctorat, Paris X – Nanterre, 1995, p 281-310. 2910 Jacques GIRAULT, op. cit., p 296. 2911 Archives Départementales de la Seine St-Denis, 46 J 87. 2912 Conférence nationale des commerces et industries de l'alimentation,Les organisations syndicales: ouvriers, employés, techniciens, 2e édition, mai 1938, p 26-27. AD Seine St-Denis, 46 J 35. 570 janvier 1937, qui portaient majorations de salaires2913. sur les conventions collectives, les arbitrages et les b) Le problème du placement des ouvriers entre 1914 et 1939 Nous avons vu que la situation du placement des ouvriers de l’alimentation en 1910 n’est guère meilleure qu’avant le vote de la loi du 14 mars 1904. « Dans les années précédant la guerre, l’Etat tentera de développer le placement public en instituant un système de subventions aux municipalités (décret du 15 octobre 1911). Le faible budget engagé n’entraînera que des résultats médiocres. Il faudra attendre la première guerre mondiale et les pénuries de main d’œuvre occasionnées par la mobilisation générale, pour voir la création, par une circulaire du gouvernement le 20 août 1914, d’un Fonds National de Chômage dont la responsabilité essentielle était confiée aux communes. Cependant, entre le cadre national trop large et celui trop étroit de la localité, s’imposa la nécessité de créer à partir de 1915, des Offices Départementaux de Placement, au sommet desquels fût institué un Office National de placement relayé par des Offices régionaux2914 ». En 1914, Paris compterait 300 000 ouvriers au chômage. Un décret du 26 octobre 1914 crée un Office central des chômeurs et des réfugiés, puis des Offices départementaux et régionaux de placement. Mais des sections par branches sont nécessaires : la spécialisation professionnelle du placement est enfin reconnue. En 1916, le placement public paritaire existe dans 45 départements. Pour la Seine, c’est une délibération du Conseil général du 17 juin 1915 qui met en place un office départemental de placement (sur l’initiative d’Henri Sellier). Pour comparer les pratiques locales et illustrer les efforts, des Congrès nationaux sont organisés à partir de 1918 (animés par Abel Craissac jusqu’en 1921). Après 1918, le chômage augmente et il se pose le problème du reclassement des soldats dans le civil. Dans les années 1920, trois textes essentiels forment en quelque sorte la Charte du placement public : 2913 2914 • La loi du 2 février 1925 fixe les statuts des offices publics de placement. Le système des commissions paritaires est consacré (il est mis en place depuis 1915 à Paris). Des sanctions sont prévues pour les villes de plus de 10 000 habitants qui ne gèrent pas convenablement leur bureau municipal de placement. • Le décret d’administration publique du 9 mars 1926 et l’instruction ministérielle du 8 juillet 1926 mettent en place des liaisons constantes entre l’Office national du placement et le ministère. Le personnel venant du privé est souhaité (savoir technique) pour connaître les règles de gestion privée. Revue commerciale de la boucherie et de la charcuterie française, février 1939, p 13. BNF, 4° Jo 1599. Jean LUCIANI, « Logiques du placement ouvrier au XIXe siècle et construction du marché du travail », in Alain PLESSIS (dir.), Naissance des libertés économiques, 1993, p 301. 571 • La loi du 19 juillet 1928 comble les lacunes de la loi de 1904 : l’autorité municipale surveille les bureaux autorisés (autorisation donnée par le ministre du Travail, le préfet ou le maire selon le champ d’activité du bureau) ; réglementation spéciale pour le recrutement des étrangers ; autorisation nécessaire pour les associations de placement gratuit (notamment les mutuelles dont le « but principal » est de placer) ; statistique obligatoire hebdomadaire obligatoire (dressée par les bureaux privés pour l’office public départemental) ; le nombre des métiers incompatibles avec celui de placeur augmente (débitant de boissons, etc)2915. Pour les ouvriers bouchers parisiens, le bureau de placement paritaire se trouvait au 15 rue Jean Lantier (Paris 1er). Ce bureau de placement municipal gratuit a dû être mis en place vers 1918-1920. Dans les années 1920, on trouve des publicités pour ce bureau paritaire aussi bien dans la presse ouvrière (L’alimentation ouvrière ) que dans la presse patronale (Journal de la Boucherie de Paris). Nous n’avons pas beaucoup de détails sur son fonctionnement précis ni sur le nombre des placements effectués. Selon le témoignage de Louis Plasman (1915-1999), qui a trouvé une place de « petit chef » à la boucherie Duperrier (rue Godot de Mauroy, Paris 9e) par l’intermédiaire du bureau municipal en 1934, il existait encore dans les années 1930 des placeurs privés clandestins. Souvent anciens patrons bouchers, ces placeurs privés étaient connus de chacun. On pouvait les trouver aux Halles le matin ou à la Villette l’après-midi. En versant une « glissette » (un « bouquet », un dessous de table), le placeur vous trouvait rapidement une place. Selon Louis Plasman, le système de la « glissette » existait aussi avec les agents du bureau de placement municipal, pour avoir une bonne place 2916 ou pour accélérer la recherche d'emploi . L'office de placement du syndicat de la Boucherie de Paris, rue du Roule, s'occupait surtout des fils de patrons bouchers. Quant à l’office de placement du syndicat ouvrier, il ne devait pas être très actif. La mutuelle des Vrais Amis pratiquait peut-être elle aussi du placement. Enfin, à partir de 1932, l’Union Professionnelle Catholique de la Boucherie (UPCB) organise également quelques placements de jeunes apprentis. A l’origine, en 1931, l’aumônier de l’UPCB pensait créer « accessoirement, un service amical de placement d'été pour les garçons qui ont envie de prendre l'air, leur patron n'ayant pas besoin d'eux alors ». Finalement, entre 1934 et 1936, ce sont 300 jeunes gens qui sont placés par l'intermédiaire du Syndicat patronal, « soucieux de placer les sujets recommandés dans de bonnes maisons catholiques et aimant voir en eux des catholiques recommandés par l'aumônier». Parmi les apprentis qui s’adressent à l’UPCB, « beaucoup de jeunes gens sont venus à nous recommandés par des prêtres, religieux ou religieuses ou des bouchers ». Le père Petiteville, aumônier de l’UPCB, précise que c’est grâce à MM Viaud, Leclerq et Chaudieu du syndicat de la Boucherie de Paris (rue du Roule) que les apprentis trouvent rapidement des places. Les évènements de juin 1936 vont remettre en cause cette belle entraide entre patrons et catholiques. Dans un rapport de 1937, le père Petiteville se plaint des conséquences néfastes du Front Populaire : « Depuis 1936 et les événements de juin de cette année là, le placement de notre Union catholique subit une phase très caractéristique. Jusqu'alors le syndicat de la rue du Roule s'occupait de placer (les premiers de préférence aux autres) les jeunes gens envoyés par notre union. Mais ces Messieurs, depuis que le placement appartient à un bureau paritaire 2915 TOUZAA, BAC et RINGENBACH, Historique du placement des travailleurs, 6e Congrès national des offices publics de placement, 1937. BA, 48115 (1937). 2916 Témoignage oral de Louis Plasman le 26 octobre 1996. 572 (rue Jean Lantier) ne peuvent plus qu'incidemment me rendre ce service, quand ils savent (placés comme ils le sont au milieu des affaires) qu'un patron a besoin d'un garçon, d'un chef. Une certaine recrudescence de leur part à nous demander des jeunes, depuis qu'il existe ce bureau paritaire de la CGT qui les dégoûte (quantité de jeunes – beaucoup communistes – qui chahutent en attendant leur tour, et récriminent). Quant aux jeunes gens ils sont toujours assez nombreux à passer par notre Union. Leur offre dépasse la demande, hélas! Des jeunes gens de province viennent apprendre durant un an la coupe de Paris. Mais il est nécessaire pour cela que les candidats soient vus sur place. La meilleure occasion c'est lorsque 2917 démobilisés ou sur le point de l'être, ils passent par Paris ». Néanmoins, même si les placements de l’UPCB sont devenus « infiniment plus difficiles depuis les journées de juin 1936 », l’aumônier réussit encore à placer des jeunes en 1938-1939, mais dans des proportions sans doute très modestes. En février 1937, il reconnaît que « maintenant tout se 2918 réduit à des placements clandestins, à l'amiable ». A la lecture de ce témoignage, on comprend bien pourquoi le bureau de placement du syndicat ouvrier ne devait pas avoir une activité débordante. La plupart des patrons bouchers parisiens veulent avoir un minimum de garanties « morales » sur l’apprenti ou l’employé qu’ils recrutent. En s’adressant au syndicat patronal, à l’UPCB ou à l’un des placeurs clandestins des Halles (ancien patron comme lui), l’employeur a plus de chance de tomber sur un jeune « docile » et non politisé que s’il s’adresse au syndicat ouvrier ou au bu reau municipal paritaire. Malgré les diverses mesures prises entre 1914 et 1928, la situation du placement demeure insatisfaisante pour les ouvriers bouchers. Après 1928, les syndicats ouvriers réclament toujours la suppression des bureaux payants, notamment pour les métiers de l’alimentation et des hôtels-cafés-restaurants. La législation reste incomplète pour sanctionner les abus. A Paris, dans les années 1930, il existe encore beaucoup de bureaux payants avec un droit d’inscription et une cotisation annuelle (sociétés de secours mutuels, syndicats, associations)2919. On comprend donc pourquoi la suppression des bureaux de placement privés payants constitue encore une revendication des ouvriers de l’alimentation dans les années 1930. Le 19 décembre 1934, le Conseil général de la Seine émet le vœu de la suppression totale des bureaux de placement privés et interlopes, à remplacer par des bureaux de placement paritaires avec représentation ouvrière, patronale et préfectorale. En 1935, la Fédération nationale des travailleurs de l’alimentation (CGT) dénonce le monopole du patronat sur les bureaux de placement privés et la radiation des ouvriers qui ont recours aux 2920 prud'hommes ou qui exigent le respect des lois ou décrets . En 1936, le Comité intersyndical de l'alimentation parisienne (organisme de propagande de la CGT) réclame la suppression des bureaux de placement, le contrôle de l'embauchage et du licenciement. Le 12 juin 1936, le syndicat patronal de la Boucherie de Paris et la CGT s’entendent pour supprimer les bureaux de placement syndicaux. Mais dès juillet 1936, les patrons dénoncent l’accord signé un mois auparavant car les réclamations ouvrières sont abusives à leurs yeux et parce que la signature des représentants syndicaux a été « extorquée par la 2917 Rapport de 1937 sur les activités de l'UPCB. Archives Historiques de l’Archevêché de Paris, 3K1 1C1.. 2918 Lettre du père Petiteville, adressée le 25 février 1937 à l'Archevêché de Paris. AHAP, 3K1 1C1. 2919 TOUZAA, BAC et RINGENBACH, op. cit. 2920 Le travailleur de l’alimentation , octobre-décembre 1935. AD Seine St-Denis, 46 J 26. 573 violence2921 ». En janvier 1937, la Conférence nationale de l'industrie de la viande (CGT) demande le vote de la loi sur le placement2922. En février 1937, un projet de loi est déposé à l’Assemblée Nationale pour supprimer les bureaux de placement privés pour le commerce de détail de l’alimentation. Lors d’un grand meeting au Palais des sports (Vel’ d’Hiv’) en mars 1937, le Comité de l’alimentation de Paris proteste contre la suppression des bureaux de placement des syndicats professionnels (et contre la loi de 40h)2923. 2) LES LUTTES DES PATRONS BOUCHERS ENTRE 1918 ET 1939 : RESISTER A L’ INTERVENTIONNISME GRANDISSANT DE L’E TAT Entre 1911 et 1918, le Syndicat de la Boucherie de Paris et la CNBF (Confédération Nationale de la Boucherie Française) sont dirigés par Maxime Lefèvre2924. « En 1918, M. Soulier prend la présidence des deux syndicats parisien et national ; après s’être débattu avec les difficultés du ravitaillement nées de la guerre, il cède ses fonctions, en 1919, à François Lecomte, qui reste à la tête de la boucherie jusqu’en 1921, harcelé par les réglementations nouvelles et difficiles. M. Louis Martin lui succède2925. Il reste au poste de combat jusqu’en 1929, fournissant un labeur opiniâtre pour défendre l’honneur et le renom de la boucherie menacée par des campagnes de presse abusives et tendancieuses alimentant des tracasseries administratives de tous ordres2926 ». Entre 1929 et 1936, Georges Beltoise dirige le syndicat parisien. La CNBF semble avoir été présidée par Périer entre 1930 et 1933, puis par Beltoise entre 1933 et 19372927. Selon André Debessac, « en 1929, M. Beltoise est élu président du Syndicat de Paris et du Syndicat Général. Il demeure dans ces fonctions jusqu’en 1936, et continue l’œuvre de ses prédécesseurs en luttant énergiquement pour maintenir le prestige de son métier. Il est secondé par des collaborateurs de premier plan, les Lecuyer, les Gentils, les Duperche, les Gazon, les Julien, les Robert, les Decormeille, etc2928… ». Entre 1937 et 1942, c’est René Serre, leader charismatique de la résistance au Front Populaire et pétainiste convaincu, qui préside le Syndicat de la Boucherie de Paris et la CNBF. Nous reviendrons plus longuement sur la présidence active de René Serre. Outre les présidents syndicaux successifs, l’une des personnalités les plus marquantes 2921 Le Réveil de la Boucherie, juillet 1936. BNF, Jo 30696. 2922 Conférence nationale des commerces et industries de l'alimentation (CGT),Les organisations syndicales: ouvriers, employés, techniciens, 2ème édition, mai 1938, p 26-27. AD Seine St-Denis, 46 J 35. 2923 Journal de la Boucherie de Paris, 7 mars 1937. BNF, Jo A 328. 2924 Nous utilisons l’appellation CNBF par commodité : le terme « Confédération » n’est adopté qu’en 1938 par le Syndicat général de la Boucherie Française. 2925 En 1943, Louis Martin, « toujours sur la brèche », siège au Conseil des Prud’hommes de la Seine, « où il jouit d’une autorité incontestée ». André DEBESSAC, Histoire de la corporation des métiers des viandes, Société d’édition de publications corporatives, 1943, p 93. 2926 Ibid. 2927 Nos renseignements sur la CNBF sont assez lacunaires car nous n’avons jamais réussi à avoir accès aux archives confédérales. Les données administratives dont nous disposons proviennent de la cellule des Syndicats professionnels du Bureau des affaires générales de la Mairie de Paris. 2928 André DEBESSAC, op. cit., p 94. 574 de la Boucherie parisienne de l’entre-deux guerres semble avoir été Louis Sonnet, rédacteur en chef du Journal de la Boucherie de Paris, président du Syndicat de la presse de l’alimentation, secrétaire général du Syndicat de la Boucherie de Paris et de la CNBF entre 1912 et 1939. Selon André Debessac, Louis Sonnet a été, pendant 27 ans, « le véritable et dévoué administrateur de ces deux importantes organisations auxquelles il apporte un concours fidèle à toutes leurs réalisations. Toujours sur la brèche, connaissant parfaitement tous les problèmes de la Boucherie, journaliste de haute culture, animateur de premier ordre, M. Sonnet est parti en retraite en 1939, emportant les regrets non seulement de la Boucherie, mais aussi de tous ceux qui ont eu l’occasion de l’approcher et de l’apprécier 2929 ». Le syndicat parisien modifie ses statuts en octobre 1930 et en décembre 1936. Le siège social demeure le même entre 1890 et 1942, au 11 rue du Roule (Paris 1er). Le siège social de la CNBF a souvent changé. Entre 1894 et 1914, il est situé au 11 rue du Roule. En 1920, il est situé au 15 rue du Louvre (Paris 1er). En 1931, il est transféré au 105 rue de Ménilmontant (Paris 20e). En 1938, il est revenu au 11 rue du Roule (Paris 1er). En 1942, il est installé au 23 rue Clapeyron (Paris 8e). En 1963, il est transféré au 57 rue Ampère (Paris 17e). En 1976, il est transféré au 98 boulevard Péreire (Paris 17e). Les statuts de la CNBF sont modifiés en février 1938. En 1920, la CNBF rassemble 529 chambres syndicales2930. Nous n’avons aucune idée du nombre de bouchers adhérents à la CNBF et au syndicat parisien. Si l’on se fie au budget publié en octobre 1922, la CNBF compterait alors 6 000 adhérents. Pour avoir une idée de la gestion du syndicat national, nous présentons le budget de 1922, qui est déficitaire avec 8058 F de recettes et 8500 F de dépenses. Les recettes proviennent des cotisations des adhérents (6000 F), du journal (1500 F), des intérêts des valeurs du portefeuille (398 F) et divers (160 F). Les dépenses sont constituées par les frais de réunion (3000 F), les appointements du personnel (5000 F) et les frais de correspondance (500 F). La CNBF souhaitant créer un fonds de contentieux (dépense nouvelle de 3500 F), il est prévu de porter la cotisation des membres à 2 F l’année suivante 2931. Un dépouillement systématique de la presse syndicale pourrait nous permettre de suivre l'évolution des finances de la CNBF. a) La lutte contre la taxe, le barème et la hausse illicite La première Guerre Mondiale a été lourde de conséquences pour l’ensemble de la société française. De nombreuses mesures d’exception ont été prises concernant la boucherie : barème des prix de la viande, interdiction des hausses illicites, rationnement, importation massive de viandes frigorifiées, baraques Vilgrain, encouragement aux coopératives et aux boucheries municipales, etc2932... Certaines de ces mesures disparaissent rapidement une fois la situation rétablie, mais d’autres vont rester en application assez longtemps et vont alimenter 2929 Ibid., pp 92-93. 2930 Etienne MARTIN SAINT-LEON, Histoire des corporations de métiers depuis leurs origines jusqu'à leur suppression en 1791. Suivie d'une étude sur l'évolution de l'idée corporative jusqu'à nos jours et le mouvement syndical contemporain, Paris, Félix Alcan, 1922, p 830 2931 2932 Journal de la Boucherie de Paris, 29 octobre 1922. BNF, Jo A 328. En 1917, Georges Renard énumère les mesures « classiques » de sauvegarde du bétail prises depuis 1914 : réquisitions, stockage du bétail pour le camp retranché de Paris (1914), interdiction des exportations, exonération des droits d’importation sur bétail et viande en conserves, etc... Georges RENARD, Les répercussions économiques de la guerre actuelle sur la France (1er août 1914-15 mai 1917), Alcan, 1917, pp 354-362. 575 de nombreux débats jusqu’en 1940 2933. En 1917, Georges Renard indique qu’en France, « on ne songea pas à créer, comme en Allemagne, un dictateur de l’alimentation ; la situation ne paraissait pas réclamer un pareil déploiement d’énergie. On hésita, on tâtonna. Des voix isolées demandaient bien qu’une grande Commission parlementaire fût chargée d’étudier et de résoudre tous les problèmes se rattachant à l’alimentation nationale : elles ne furent écoutées qu’assez tard. On se décidait (6 juillet 1916) à créer un Comité central destiné à harmoniser les méthodes du ravitaillement civil avec celles du ravitaillement militaire et à préparer les mesures à prendre par le gouvernement. L’harmonie ne fut point parfaite. Il y eut trop souvent des cloisons étanches entre deux administrations qu’il s’agissait de faire marcher d’accord 2934 ». Un ministère du Ravitaillement est créé en décembre 1916, confié à Edouard Herriot puis, en mars 1917 à Maurice Viollette, en septembre 1917 à Maurice Long, en novembre 1917 à Victor Boret et en juillet 1919 à Joseph Noulens2935. Nous n’insistons pas sur les mesures de rationnement car ce système a existé pendant toutes les périodes de crise (Révolution, siège de 1870) et n’est pas spécifique à la première guerre mondiale. En 1917, la viande est « rationnée » en réglementant les horaires d’ouverture des boucheries (deux jours de fermeture sont fixés), sans qu’un système de carte de rationnement ne soit mis en place2936. Selon Georges Renard, la population se plia docilement au carême patriotique « quand le gouvernement prescrivit deux jours sans viande. Elle s’accoutuma à trouver fermées plusieurs fois par semaine boucheries et charcuteries. Elle se résigna au menu frugal qui lui était ordonné dans les restaurants, menu où l’on discuta longuement s’il fallait lire fromage ou dessert, ou bien fromage et dessert. Soucieux de ménager le cheptel rapidement détruit, le gouvernement défendit l’abatage des veaux, mesure inconsidérée qui faillit priver de lait les grandes villes et qui fut rapportée. Mais bœufs, moutons, porcs avaient été sacrifiés avec une telle prodigalité que la viande, en dépit de toutes les mesures prises, ne cessait de monter au point de devenir presque inabordable pour les pauvres2937. La viande de cheval se vendait sans doute, mais se heurtait à de vieilles 2933 Sur les erreurs commises par l’administration militaire lors des réquisitions pendant la guerre 1914-18, je renvoie aux éléments fournis par G. DUBY et A. WALLON (dir.), Histoire de la France rurale, tome 4 : La fin de la France paysanne (de 1914 à nos jours), Seuil, 1976, pp 45-46. 2934 Georges RENARD, op. cit., pp 464-465. 2935 Herriot est ministre des travaux publics, des transports et du ravitaillement dans le 6e ministère Briand (décembre 1916). Viollette est ministre du ravitaillement général et des transports maritimes dans le 5e ministère Ribot (de mars à juillet 1917). Maurice Long est ministre du ravitaillement général dans le 1er cabinet Painlevé (septembre 1917). Boret (novembre 1917) puis Noulens (juillet 1919) sont ministres de l’agriculture et du ravitaillement dans le cabinet Clemenceau (avec Vilgrain comme sous-secrétaire d’Etat au ravitaillement). Benoît YVERT, Dictionnaire des ministres (1789-1989), Perrin, 1990, pp 337-338. 2936 Jean-Baptiste Duroselle note qu’« à partir de mai 1917, le lundi et le mardi furent des jours « sans viande », sans lapins, sans volaille ». La ration de viande était de 100 grammes par jour pour les cinq jours « avec viande ». Alfred Fierro indique que « le 25 avril 1917, le ministre du Ravitaillement, Viollette, prend de nouvelles dispositions: il n'y aura pas un jour sans viande, mais six soirs. Les boucheries devront fermer à 13 heures et les restaurants cesseront de servir de la viande le soir ». Georges Renard note que cette dernière solution a été rapportée : « on est revenu aux deux jours sans viande », car « dans les ménages, il est aisé de faire le matin des provisions de viande pour toute la journée. Il n’y a guère que les établissements publics où il soit possible de surveiller l’application du décret ». Alfred FIERRO, Histoire et dictionnaire de Paris, Robert Laffont, 1996, p 219. Georges RENARD, op. cit., p 468. 2937 Georges Renard indique que des décrets ont « entrouvert » la chasse pendant la guerre. « Le gibier qui fut tué de la sorte alla surtout aux hôpitaux : il eut quand même sa petite part dans l’approvisionnement ». 576 répugnances2938 ». Si le « carême patriotique » semble avoir été assez bien accepté par la population, nous ne savons pas comment les jours de fermeture obligatoires ont été vécus par les patons bouchers. En avril 1918, le secrétaire général du syndicat CGT des ouvriers bouchers, Henriot, s'inquiète «des risques que ferait encourir aux jeunes bouchers la fermeture longue des boucheries suite aux trois jours sans viande2939 ». Il estime que les « jeunes gens livrés à eux-mêmes pendant toute une semaine iraient fatalement au ruisseau, perdraient le goût du travail et deviendraient des apâches2940 ». Cette crainte était sans doute partagée par les patrons bouchers. Si le rationnement est une mesure peu originale, il faut par contre dire un mot de l’action menée par Ernest Vilgrain, industriel de la meunerie lorraine, « un des techniciens les plus avertis de la meunerie française », car il est allé assez loin dans le dirigisme d’Etat et son passage au gouvernement a laissé un très mauvais souvenir chez les bouchers2941. Mobilisé en 1914 au 269e régiment d’infanterie, Vilgrain est attaché en juin 1915 à la direction du contrôle du ministère de la Guerre, puis il est détaché en novembre 1915 au ministère du Commerce et du Ravitaillement, lors de l’institution du ravitaillement civil. « A la fin de 1916, il prépare à Londres la constitution du Wheat Executive, organisme interallié d’achat de blé 2942. Rappelé à Paris en 1917, il fut nommé directeur du ravitaillement, puis directeur des services commerciaux du ravitaillement ». Quand Clemenceau devient président du Conseil le 16 novembre 1917, Vilgrain est nommé sous-secrétaire d’Etat au ravitaillement, poste qu’il conserve jusqu’en 1920. « Il mena une action rigoureuse pour contenir la hausse des prix des produits alimentaires. Il pratiqua une politique de taxation qui se heurta à de nombreuses difficultés par suite de l’impossibilité, faute de personnel, d’établir un contrôle effectif2943 ». Le 10 février 1918, il a fait voter une loi importante qui autorise le gouvernement à prendre des décrets qui « pourront réglementer ou suspendre, en vue d’assurer le ravitaillement national, la production, la fabrication, la circulation, la vente, la détention ou la consommation des denrées servant à l’alimentation de l’homme et des animaux », ainsi que des combustibles. Immédiatement, la « carte d’alimentation » est instituée à Paris. Elle est étendue obligatoirement à toute la France le 1er juin 19182944. En 1919, le gouvernement Clemenceau inaugure une nouvelle formule qui « consistait à concurrencer directement les commerçants en créant les fameuses « baraques Vilgrain ». Ces magasins, installés de manière assez sommaire dans des baraques conçues par l’intendant militaire Adrian, offraient aux habitants de Paris et de sa banlieue les produits alimentaires de première nécessité à des prix inférieurs de 20 à 30% à ceux du commerce, à qualité égale. L’initiative de Vilgrain reçut de la population parisienne l’accueil le plus empressé. Mais il 2938 Georges RENARD, La vie chère, Gaston Doin, 1921, p 72-73. 2939 Jean-Louis ROBERT, Ouvriers et mouvement ouvrier parisiens pendant la Grande guerre et l'immédiat après-guerre : Histoire et Anthropologie, Thèse de doctorat, Paris 1, 1989, p 243. 2940 Réunion du syndicat CGT des ouvriers bouchers détaillants, 22 avril 1918. AN, F7/13632. 2941 En 1919-1920, Vilgrain participe à la création des Grands Moulins de Paris. En 1929, il crée l’Ecole nationale de boulangerie. 2942 Sur les négociations difficiles à Londres du ministre du commerce Etienne Clémentel (1915-1919) pour obtenir en août 1917 la création du Meats and Fats Executive, sur le modèle du Wheat Executive, nous renvoyons à Jean-Baptiste DUROSELLE, La France et les Français (1914-1920), Richelieu, 1972, p 246. 2943 Jean JOLLY (dir.), Dictionnaire des parlementaires français (1889-1940), PUF, 1977, tome VIII, p 3185. 2944 Jean-Baptiste DUROSELLE, op. cit., p 226. 577 intervint de manière plus globale sur le marché et organisa notamment un système de transports permettant de diriger les produits sur les centres de consommation rapidement et par trains complets, c’est-à-dire à des tarifs aussi réduits que possible. Ces initiatives hardies contribuèrent à freiner la hausse du coût de la vie au cours de la période critique du retour à l’économie de paix 2945 ». Les bouchers ne cessent de se battre dans les années 1920 pour exiger un retour à une situation « normale » de leur commerce, c’est-à-dire semblable à celle antérieure à 1914. Que l’Etat soit intervenu pendant la guerre, en mettant en place le dirigisme économique, est une réalité que les bouchers ont accepté car la situation était exceptionnelle2946. Mais il est hors de question que l’état d’exception devienne la norme. L’enjeu pour le Syndicat de la Boucherie est d’accélérer le plus possible le retour à l’état normal, pour que le secteur privé et la libre concurrence reprennent leurs droits sur les interventions étatiques2947. La lutte est parfois farouche car, notamment sur la question du barème de la viande ou des boucheries municipales, les autorités semblent peu disposées à revenir sur les mesures prises pendant la guerre. Les bouchers luttent, par exemple, contre la loi sur les hausses illicites, mise en place le 20 avril 1916, et dont les peines sont renforcées par la loi du 23 octobre 19192948. Loi d’exception par excellence, elle prévoit des peines très sévères contre les commerçants indélicats (pour ne pas dire profiteurs de guerre), avec la procédure expéditive du flagrant délit. Avant de retracer la lutte des bouchers contre cette législation, je veux citer quelques lignes de Gilles Normand, en 1917, pour bien montrer que l’image du boucher profiteur de guerre est partagée par de nombreux français. « La police et les pouvoirs publics, en mille endroits, ont tenté de réagir contre les pratiques de ceux qu’on peut appeler des mercantis. Mais, au fond des campagnes, la surveillance est pour ainsi dire nulle, et l’effort a été perdu. Les épiciers ne sont pas les seuls que l’on puisse inculper ; comme nous le disait M. Neyret, le distingué maire de Saint-Etienne : « On voit encore un peu clair dans leur trafic ; mais il en est un où tout est trouble, un qui représente la bouteille à l’encre : c’est la boucherie, qui se moque de toutes les taxations, en raison de la cuisine du découpage et du pesage, et surtout en raison de l’indication des qualités ». Aussi, souvent, s’est-on plaint justement du commerce de 2945 Jean JOLLY (dir.), op. cit., p 3185. 2946 Alexandre Georges Seurin, ancien président du Syndicat de la Boucherie de Paris et de la CNBF (19031910), membre de la CCIP (1909-1919), a été membre de divers comités consultatifs pendant la guerre 191418 : comité du ravitaillement et de l’intendance militaire (1915), comité en vue de la taxation des denrées alimentaires (1916), comité d’évaluation en vue de la réquisition des peaux de chevaux, mulets et ânes (1918), comité d’étude du ravitaillement de la population civile en viande frigorifiée (1918). 2947 Georges Chaudieu présente un peu benoîtement la situation : « Le lecteur comprendra que ces lois d’exception ne furent pas accueillies avec joie par les gens de la viande, il faut se situer dans l’époque pour le comprendre. La plupart avaient fait la guerre et sortant de l’enfer, ils n’avaient qu’un souci, vivre en paix, à tout prix. Et voilà que, rentrant dans leurs foyers, et reprenant leur activité commerciale, ils étaient assaillis par des tracasseries administratives insupportables ». Georges CHAUDIEU, De la gigue d’ours au hamburger , La Corpo, 1980, p 48. 2948 « La taxation des denrées et les lois sur la spéculation illicite furent appliquées à nouveau par la loi du 20 avril 1916. La loi du 10 mars 1918 augmenta les peines prévues par le Code pénal. Une loi du 30 juin 1918 exigea l’affichage des prix des denrées de première nécessité. La loi du 23 octobre 1919 aggrava encore les peines prévues par la loi de 1916, qu’elle prolongeait pendant trois nouvelles années. A l’expiration, en octobre 1922, le Parlement abolit les lois sur la spéculation illicite, mais non rétroactivement ». Bernard-Etienne CAMBAZARD, La vie chère et le commerce de la viande de boucherie, Thèse de sciences économiques, Faculté de Droit de Dijon, 1933, p 242. 578 la viande ; lui, s’est livré constamment à la spéculation éhontée2949 ». En avril 1918, Henriot, secrétaire général du syndicat CGT des ouvriers bouchers détaillants, critique la mauvaise foi des patrons et « dénonce la vente « en douce » de la viande les lundis par la bonne2950 ». Les bouchers bataillent jusqu’en 1922 pour que la législation sur la hausse illicite soit abrogée. Les bouchers ne sont pas isolés dans cette lutte, commune à tous les professionnels de l’alimentation. Le lundi 8 mai 1922, une grande réunion se tient salle Wagram, présidée par A. Millon, président du Comité de l’alimentation parisienne, avec l’Union des intérêts économiques (présidée par Bonis2951) et la Confédération des groupements commerciaux et industriels de France, pour demander l’abrogation de la « loi scélérate » du 20 avril 1916 et l’amnistie pour les victimes de cette mesure d’exception. Les orateurs ont un discours simple : il faut rétablir la liberté du commerce pour lutter contre la vie chère, et non suivre la voie proposée par le ministre de l’agriculture de Poincaré, Henry Chéron, qui défend trop bien ses électeurs agricoles du Calvados2952. Toutes les branches alimentaires sont présentes à cette réunion, avec Maus, président de la Fédération des commerçants détaillants de France ; J-M Guézard, président du Syndicat de la presse de l’alimentation, et les présidents des syndicats de la boulangerie, de la pâtisserie, de l’épicerie, des débitants de vin. Le secteur des viandes est massivement représenté avec le président de la CNBF (Martin), le président de la Charcuterie française (Roussy), celui du syndicat de la Boucherie en gros de la Villette (Joubin), celui de la Chambre syndicale des bouchers en gros de Vaugirard (Courzillat), celui de la triperie, et divers présidents de syndicats de bouchers de banlieue et de province. Les appuis politiques ne manquent pas, avec les sénateurs Ernest Billiet et Raphaël-Georges Lévy, les députés Louis Rollin et Edouard Soulier, des députés de la Seine (Barbé, Bonnet, Ch. Bernard, Escudier, Evain, Levasseur, Ignace et Puech, vice-président de la Chambre des députés) et de nombreux conseillers municipaux (Béguet, Albert Bérard, J. de Castellane, Delsol, René Fiquet, Gay, Fernand Laurent, Levée, Léon Riotor, De Tastes)2953. C’est le député de la Seine Edouard Ignace, président de la commission de législation civile et criminelle à la Chambre, ancien sous-secrétaire d’Etat à la justice militaire, qui présente une proposition de loi, appuyée par divers parlementaires (Raynaldi, Paul de Cassagnac, Ambroise Rendu, Vincent Auriol, Guital), pour demander l’abrogation des lois des 20 avril 1916 et 23 octobre 1919. « Après de nombreux débats, diverses propositions furent fondues en un texte unique. M. Victor Bataille en fut leur rapporteur et le 8 juillet 1922 la Chambre votait des dispositions 2949 Gilles NORMAND, La guerre, le commerce français et les consommateurs, Perrin, 1917, p 116. 2950 Jean-Louis ROBERT, Ouvriers et mouvement ouvrier parisiens pendant la Grande guerre et l'immédiat après-guerre : Histoire et Anthropologie, Thèse de doctorat, Paris 1, 1989, p 698. 2951 Fondée en 1910, l’Union des intérêts économiques est surtout active après 1919. Elle défend les intérêts du petit commerce. Les syndicats de bistrotiers et de limonadiers y sont très actifs. Le sénateur Ernest Billiet, directeur du quotidien L’Avenir , directement subventionné par l’Union, semble en être la personnalité majeure. Jean-Noël JEANNENEY, L’argent caché , Fayard, 1981, p 41. 2952 L’intervention du député Louis Rollin à la Chambre le 16 juin 1922 contre le décret Chéron sur la vie chère, est largement évoquée dans le Journal de la Boucherie de Paris du 25 juin. 2953 Les bouchers ne manquent pas d’appuis politiques. Lors du banquet annuel du Syndicat de la Boucherie de Paris, le 26 octobre 1922, le sénateur Billiet prononce un discours. Des toasts sont portés par les députés Louis Rollin, Arthur Levasseur, Edouard Ignace, Henry Paté, par le vice-président du Conseil municipal, Godin, et par Milhiac, chef adjoint du cabinet du ministre du commerce. 579 accordant aux victimes de la loi du 20 avril 1916 le bénéfice de la grâce amnistiante2954 ». Le Temps salue le « retour à la liberté du commerce », car la loi sur la hausse illicite doit prendre fin le 23 octobre 19222955. Les commerçants ont obtenu la grâce pour les petits producteurs condamnés avant le 11 novembre 1920 pour spéculation illicite. Néanmoins, lors de sa réunion annuelle, le 25 octobre 1922, la CNBF réclame la fin des poursuites pour hausse illicite après le 23 octobre. Une loi votée le 21 octobre 1922 entérine la victoire définitive des commerçants en généralisant l’amnistie de la loi du 17 juillet. Le Journal de la Boucherie de Paris peut titrer fièrement « la fin du cauchemar2956 ». Si le problème des hausses illicites est – provisoirement – résolu en 1922 (des projets de loi réapparaissent en 1932, en 1937, etc.), celui du barème des prix resurgit périodiquement dans les années 1920 et 1930. Selon Camille Paquette, les bouchers ignoraient les recueils de comptes avant 1914 car le prix de vente au détail était « immuable » malgré la variation constante des prix d’achat en gros. Le prix au détail variait selon le prix de revient de chaque boucherie2957. Dans le contexte difficile de la guerre, une commission spéciale des cours des viandes a été mise en place en 1915. Un barème indicatif des prix de la viande au détail a existé entre 1915 et 1921. Louis Sonnet, secrétaire général du Syndicat de la Boucherie de Paris et de la CNBF entre 1912 et 1939, rédacteur en chef du Journal de la Boucherie de Paris, publie en 1928 un ouvrage, Utopies économiques, où il dénonce la taxation de la viande. Pour lui, le gouvernement a commis une erreur en 1914-18 en taxant la viande. « En présence d’un déséquilibre aussi grave, des mesures étaient sans doute nécessaires, mais les pouvoirs publics, au lieu de remédier à la pénurie, retombèrent dans les erreurs du passé et crurent qu’ils parviendraient, par des réglementations et une législation d’exception, faisant appel à la contrainte et à la force, à normaliser les approvisionnements et les prix. Et l’on vit un sous-secrétaire d’Etat au ravitaillement jouer pendant des mois les Fouquier-Tinville, soit par conviction ou pour se faire une facile réclame, semer la panique et le désespoir dans les milieux commerciaux2958. Et l’on vit des préfets, inspirés par cet exemple, se poser en dictateurs aux vivres et, sans autre guide que leur fantaisie signer des arrêtés draconiens en opposition formelle avec la logique et la légalité. Et l’on vit des maires gagnés par la contagion taxer à tort et à travers des denrées qui ne pouvaient l’être, et s’appliquer à l’écrasement du commerce de leur ville en créant des boucheries municipales qui, tout naturellement, firent faillite en engloutissant une partie du budget communal2959 ». En 1917, Georges Renard considère, lui aussi, que « la taxe, si prudemment établie qu’elle pût être, était toujours arbitraire. A vouloir rendre immuable ce qui de sa nature est essentiellement variable en raison de l’offre et de la demande, on risquait un double danger. Si le prix fixé était trop bas, les producteurs, à moins d’y être forcés, n’alimentaient plus le marché ; s’il était trop haut, la vie était renchérie, ce qui était le contraire de ce qu’on voulait : ouvriers, petits employés, petits boutiquiers, étaient affamés ; les riches seuls y trouvaient leur 2954 Georges CHAUDIEU, De la gigue d’ours au hamburger , La Corpo, 1980, p 48. 2955 Le Temps du 27 août 1922. 2956 Journal de la Boucherie de Paris, 29 octobre 1922. 2957 Camille PAQUETTE, Histoire de la boucherie, Paris, Imprimerie du Réveil économique, 1930, p 148. 2958 Fouquier-Tinville était accusateur public du Tribunal révolutionnaire (1793-1794). 2959 Louis SONNET, Utopies économiques : la taxe, les maxima, les réglementations de l’antiquité romaine à nos jours : étude documentaire, Paris, Editions du Réveil économique, 1928, 180 p. BNF, 8° R 36455 580 compte2960 ». Malgré les difficultés techniques de la mesure, la viande est taxée à partir de 1916, mais avec un système très souple (barème indicatif). L’idée de taxation a donc gagné du terrain dans les esprits, « non seulement parmi la foule désireuse d’un soulagement immédiat, mais aussi parmi les hommes politiques inquiets des troubles que pouvaient susciter des hausses factices dues à la spéculation2961 ». Georges Renard précise bien que, dans le cas de la viande, l’administration tâtonna longtemps : « fallait-il taxer les têtes de bétail à leur arrivée au marché de la Villette ou à leur départ de l’étable ou du pâturage ? La Société des agriculteurs combattait de toutes ses forces la taxe à l’origine et soutenait que les intermédiaires étaient seuls coupables de la hausse, avec les coupes sombres pratiquées par l’Intendance dans notre cheptel. On fit des expériences à blanc ; on fit dresser par M. Paul Vincey, directeur des services agricoles de la Seine, un barème indiquant à la fois l’écart de 40 à 50 centimes au kilo qu’il était juste de laisser entre le prix de gros et le prix au détail et la diversité des taux que comportait la diversité des morceaux dans la viande d’un bœuf, d’un veau, d’un mouton. On parla de réorganiser à fond le marché de la Villette où d’antiques usages ne répondent plus aux circonstances présentes. Mais, en somme, on recula devant la tâche ardue que présentait la taxation de la viande2962 ». Malgré le passage d’Henry Chéron au ministère de l’agriculture entre 1922 et 1924, il semble que le barème sur la viande soit abandonné entre 1922 et 19262963. Dans un rapport d’avril 1925 sur la répression des fraudes et l’inspection des poids et mesures, le préfet de police de Paris s’interroge sur l’opportunité de remettre en vigueur les barèmes indicatifs de 1921-1922, qui permettraient de fixer les prix de la viande en fonction des cours du marché de gros. Pour le préfet, « il est évident qu’actuellement des abus se produisent dans la vente de la viande de boucherie et qu’aucun texte ne permet de les réprimer 2964 ». La loi du 3 décembre 1926 refond l’article 419 du Code pénal : elle punit les fausses nouvelles et toutes les manœuvres susceptibles de jeter le trouble dans les marchés, « dans le but de se procurer un gain qui ne serait pas le résultat du jeu naturel de l’offre et de la demande 2965 ». Face à l’inflation galopante et la volonté de Poincaré de maîtriser la crise financière, une ordonnance du 28 octobre 1927 met en place un barème officiel des prix de vente de la viande au détail. Une ordonnance de police du 19 novembre 1927 précise les détails du barème, dont l’affichage est obligatoire dans les boucheries. Pour Camille Paquette, c’est à cause de la dépréciation de la monnaie en 1926 que le barème a été mis par écrit : les écarts de prix sont jugés scandaleux car ils sont plus sensibles2966. Selon Gisèle Escourrou, le barème de 1927, « qui classait les morceaux sans tenir compte des habitudes de la clientèle parisienne, 2960 Georges RENARD, Les répercussions économiques de la guerre actuelle sur la France (1er août 1914-15 mai 1917), Alcan, 1917, p 483. 2961 Ibid., p 484. 2962 Ibid., p 494. 2963 Louis Martin, président de la CNBF, publie en 1922 une lettre ouverte contre le maire socialiste de Maubeuge qui a mis en place une taxe de la viande avec un prix inférieur au prix de revient. Sous le titre « Une sottise de plus », Louis Sonnet dénonce le projet du sénateur Henry Chéron, ministre de l’agriculture, qui défend trop bien les herbagers de Normandie en voulant rétablir la loi du maximum de 1793 ! Journal de la Boucherie de Paris, 19 février 1922. 2964 Rapport n°1170 du 20 avril 1925. Archives de la Préfecture de Police de Paris, DA 675. 2965 Bernard-Etienne CAMBAZARD, La vie chère et le commerce de la viande de boucherie, Thèse de sciences économiques, Faculté de Droit de Dijon, 1933, p 242. 2966 Camille PAQUETTE, op. cit., p 148. 581 fut très dur et un certain nombre de bouchers ne purent faire face à leurs affaires2967. Il fut appliqué 18 mois, ce qui explique la densité particulièrement basse des boucheries en 19312968 ». Pour Louis Sonnet, les barèmes, établis d’après les prix d’achat, ne tiennent aucun compte de l’adresse commerciale du chef boucher 2969. Le barème ne semble pas avoir été une mesure très efficace, sauf pour dresser les bouchers contre le gouvernement, car le 12 mai 1928, Léon Groc dénonce dans L’Intransigeant la hausse du prix de la viande malgré la mise en place du barème2970. Camille Paquette estime que le barème mis en place en 1927 s’est soldé par un échec lamentable2971. Le Syndicat de la Boucherie de Paris mène à partir de 1927 une campagne contre le principe de la taxation. Selon Louis Sonnet, les barèmes sont devenus obligatoires alors qu’aucune loi ne permet de taxer le bénéfice commercial, car le décret des 19 et 22 juillet 1791, qui concerne la taxe de la viande, ne fait nullement état du prix d’achat. Dans le cadre de l’application de l’article 99 de la loi du 5 avril 1884, le Syndicat de la boucherie de Caen a porté plainte contre le préfet du Calvados. Dans un arrêt du 29 juin 1928, le Conseil d’Etat estime que les préfets n’ont pas le pouvoir de taxer la viande de boucherie en période normale. Face à l’issue favorable obtenue, les bouchers rendent hommage à l’action efficace de Me Germette, avocat au Conseil d’Etat et conseiller juridique de la CNBF 2972. A Paris, le barème mis en place en novembre 1927 est modifié le 30 avril 1929 par une ordonnance de police, contre laquelle le syndicat de la Boucherie de Paris dépose un recours en Conseil d’Etat et obtient satisfaction. Une ordonnance du préfet de police du 16 février 1931 abroge celle du 30 avril 19292973. Au début des années 1930, divers projets visent à encadrer plus fermement les prix des denrées alimentaires. En 1931, les sénateurs Chéron, Merlin, Lavoinne et Gallet proposent de donner aux préfets le pouvoir de taxer la viande et le pain. Depuis la loi du 31 août 1924, le préfet peut taxer le pain, mais le Conseil d’Etat a refusé d’étendre ce droit à la viande et cette taxation n’est autorisée qu’en cas de trouble à l’ordre public. En 1932, le député Morinaud propose une loi « ayant pour objet de conférer, dans certains cas, aux préfets le droit de taxer le pain et la viande », en plus d’une proposition tendant à réprimer, dans certains commerces, le bénéfice exagéré. « La réalisation de bénéfices excessifs, dans le commerce de denrées de première nécessité, comme la viande, constituerait, d’après cette proposition, une infraction pénale susceptible, en cas de seconde récidive, de sanctions correctionnelles2974 ». En 1932, le gouvernement dépose un projet de loi « réglant les pouvoirs des préfets en matière de taxation de la viande de boucherie ». Le projet « a pour but de donner au préfet le pouvoir de taxer, dans les communes qui n’ont pas usé de ce droit ». De plus, le gouvernement cherche à « établir une base de fixation des prix de détail en fonction du prix de gros, au moyen d’un 2967 Louis Sonnet estime que l’ordonnance de police de novembre 1927 classe les morceaux en trop peu de catégories et que le barème est inapplicable à Paris à cause des habitudes de la clientèle. 2968 Gisèle ESCOURROU, La localisation des boucheries de détail à Paris, Thèse de 3e cycle, Géographie, Paris, 1967, p 76. 2969 Louis SONNET, op. cit., p 108. 2970 Le boucher Lecuyer proteste contre cet article dans le Journal de la Boucherie de Paris du 20 mai 1928. 2971 Camille PAQUETTE, op. cit., p 150. 2972 Journal de la Boucherie de Paris, 15 juillet 1928. 2973 APP, DA 675. 2974 Bernard-Etienne CAMBAZARD, op. cit., p 245. 582 barème ». Tous ces débats parlementaires sont suivis avec attention par les bouchers2975. Un arrêté du 5 octobre 1932 crée « au ministère de l’Intérieur une commission permanente chargée d’assurer la surveillance des prix et de coordonner les efforts de l’administration contre la cherté de la vie 2976 ». Néanmoins, les mesures de taxation et de barème s’assouplissent à partir de 1933 2977. En 1934, le Réveil de la Boucherie appelle les autorités à suivre l’exemple d’Edouard Herriot, maire de Lyon, qui a supprimé la taxe du pain dans sa ville, reconnaissant ainsi que « la concurrence est l’âme du commerce 2978 ». Après 1933, « le barème est beaucoup plus favorable et en dehors de quelques mois difficiles correspondant à l’expérience Laval, la boucherie parisienne a bénéficié d’une phase de relative prospérité qui explique l’augmentation de la densité en 1936. De nouvelles boucheries se créeront jusqu’en 19382979 ». Président du Conseil de juin 1935 à janvier 1936, Pierre Laval, qui était l’avocat du Syndicat ouvrier de la Boucherie avant 1910, mène une politique rigoureuse de déflation. Un arrêté du 19 août 1935 fixe le mode d’établissement des prix maxima de la vente au détail de la viande, puis une ordonnance de police du 10 octobre 1935 taxe à nouveau le prix de la viande2980. En novembre 1935, dans un article assez virulent, la Revue commerciale de la boucherie dénonce la taxation de la viande comme étant une « politique absurde et dangereuse ». L’auteur raille la course des préfets vers une « taxation de plus en plus draconienne2981 ». b) La lutte contre les coopératives et contre les boucheries municipales En évoquant les luttes des bouchers contre le barème et contre la hausse illicite, nous avons croisé Henry Chéron (1867-1936), ministre de l’agriculture dans le cabinet Poincaré (1922-1924), ministre du commerce en 1928 (cabinet Poincaré), ministre des finances de 1928 à 1930 et en 1932 (cabinet Tardieu), garde des Sceaux en 1930-1931 et en 1934. Il faut présenter cet homme qui devient la « bête noire » des bouchers en 1922. Avocat à la cour de Caen, maire de Lisieux (1894-1908 et 1932-1936), député (1906-1913) puis sénateur du Calvados (1913-1936), membre de l’Alliance républicaine-démocratique, Henry Chéron a été la « bonne fée barbue » des soldats en 1906-1909, quand, en tant que sous-secrétaire d’Etat à la Guerre, il améliora les conditions de vie des hommes de troupe (pour l’approvisionnement en viande notamment). Ministre du Travail dans le cabinet Barthou en 1913, « il s’efforce d’appliquer la loi sur les retraites ouvrières et élabore un projet sur les conventions collectives 2975 En ce qui concerne la vigilance des chevillards sur les projets gouvernementaux en 1932, nous renvoyons à Pierre HADDAD, Les chevillards de la Villette, Thèse de doctorat, Paris X, 1995, pp 257-258. 2976 Bernard-Etienne CAMBAZARD, op. cit., pp 246-247. 2977 Sur les modalités pratiques de fixation de la taxe de la viande et sur les critiques usuelles contre ce procédé « arbitraire, incommode et inutile », nous renvoyons à Bernard-Etienne CAMBAZARD, op. cit., pp 248-260. 2978 Réveil de la Boucherie française, mai 1934. BNF, Jo 30696. 2979 Gisèle ESCOURROU, op. cit., p 76. 2980 APP, DA 675. 2981 Revue commerciale de la boucherie et de la charcuterie française, n°5, novembre 1935, p 4. BNF, 4° Jo 1599. 583 qui n’aboutira qu’après la grande guerre2982 ». En 1914-18, il apporte un concours très actif à l’effort de guerre du Parlement et intervient dans la discussion sur la taxation des denrées alimentaires2983. « Il s’éleva vigoureusement contre les p asse-droit qui maintenaient à l’arrière des hommes en âge d’aller au front, proposa de rendre obligatoire la préparation militaire, demanda la confiscation des biens des déserteurs et des insoumis2984 ». Le « fond de sa doctrine économique et de sa pensée politique » se révèle entre 1919 et 1922 lors de ses interventions au Sénat. « Le 18 février 1919, interpellant le gouvernement sur la cherté de la vie, il montra qu’il pressentait l’utilité d’une documentation économique complète et précise, préconisa la réduction des dépenses publiques et privées et prêcha le retour à la rigueur budgétaire ; adepte du libéralisme économique, il voyait dans l’agriculture le moteur de l’activité économique de la France ». Avec le programme « L’épi sauvera le franc ! », il n’e st guère étonnant que Poincaré le prenne comme ministre de l’agriculture en janvier 1922. « Il ne pouvait trouver collaborateur plus convaincu que la production agricole était la source de la richesse générale, le fondement de l’équilibre budgétaire. Chéron rétablit la liberté des exportations agricoles, protège nos produits laitiers contre la concurrence étrangère. Il veut permettre aux agriculteurs français de gagner leur vie, et désire que la France cesse de dépendre de l’étranger pour son alimentation. Les prix montent, et on le rend responsable de cette évolution qu’il impute pour sa part à l’esprit de lucre des « mercantis », sans trop se soucier qu’on le surnomme « Chéron-vie-chère2985 ». Jean Jolly présente Henry Chéron comme un patriote intègre, tenace et d’esprit indépendant : « doué d’un grand sens pratique et d’un solide esprit d’économie, il semblait incarner les vertus de la petite bourgeoisie provinciale. Profondément convaincu des vertus du régime parlementaire et de l’orthodoxie financière, il témoigna moins d’une fidélité aux partis qu’à la République 2986 ». Les bouchers parisiens ne partagent absolument pas cette vision, tant à l’époque que rétrospectivement 2987. Entre 1922 et 1936, Chéron incarne sans hésitation la figure de l’ennemi pour les bouchers car il défend l’agriculteur et le consommateur contre le commerçant, il défend la taxation de la viande, les abattoirs coopératifs et les boucheries municipales, autant de projets contre lesquels les bouchers n’ont cessé de se battre. En 1912 il défend la loi sur les retraites ouvrières et en 1930 il défend la loi sur les assurances sociales, deux projets que les petits patrons rejettent car ils accroissent leurs charges. Enfin, quand les ligues d’extrême droite menacent de renverser la République le 6 février 1934, Chéron 2982 La loi du 5 avril 1910 instaurant des assurances obligatoires de retraite pour les ouvriers et les paysans n’a pas atteint les objectifs visés. « La législation espérait 18 millions d’assurés, presque la moitié de la population. En 1913, 7 800 000 personnes seulement étaient inscrites ». Jean-Pierre GUTTON, Naissance du vieillard, Aubier, 1988, p 229. 2983 Quand Briand forme son gouvernement en 1915, il écarte Chéron car c’est un homme-lige de Clemenceau. François ROTH, Raymond Poincaré, Fayard, 2000, p 320. 2984 Jean JOLLY (dir.), Dictionnaire des parlementaires français (1889-1940), PUF, 1963, tome III, pp 10331034. 2985 Ibid., p 1034. 2986 Ibid., p 1036. 2987 Le Journal de la Boucherie de Paris prend régulièrement Chéron pour cible dans les années 1920. Quand Georges Chaudieu retrace l’histoire des bouchers en 1980, il n’est pas plus tendre avec le ministre. De même, le chevillard Pierre Haddad est très circonspect sur l’œuvre de Chéron : « S’il est une personnalité politique qui laissa un mauvais souvenir dans la mémoire des bouchers en gros, ce fut bien Henry Chéron ». Pierre HADDAD, Les chevillards de la Villette, Thèse de doctorat, Paris X, 1995, p 241. 584 réclame du gouvernement de la fermeté pour défendre les institutions parlementaires, alors que le Réveil de la Boucherie française soutient clairement les émeutiers2988. Les bouchers reprochent tout d’abord à Chéron son protectionnisme. Voulant encourager l’agriculture française, le ministre a libéré les exportations et contrôlé les importations en 1922. « Ce furent les fameux décrets autorisant l’exportation du bétail français et l’interdiction de l’entrée en France du bétail danois, anglais et hollandais qui, selon les dirigeants du syndicat de la boucherie en gros, suscitèrent tant de polémiques. Peu après, toujours selon les professionnels, d’autres décrets, plus contradictoires les uns que les autres, avaient été promulgués, dont celui autorisant l’exportation du fourrage 2989 ». Ces mesures entraînent une hausse du prix du bétail à la production, qui se répercute bien évidemment sur le prix de la viande au détail. Le projet de Chéron d’encourager les abattoirs coopératifs va provoquer une levée de bouclier générale chez les professionnels de la viande, tant de la part des chevillards (principalement concernés) que des détaillants. La filière viande est menacée dans son ensemble car le ministre souhaite réduire le nombre des intermédiaires pour obtenir une baisse du prix de la viande. Dans une circulaire du 23 juin 1922, Henry Chéron recommande aux préfets la création d’abattoirs coopératifs, pour lesquels des crédits à long terme sont consentis par l’Etat, au taux dérisoire de 2%, « afin de sauver d’un désastre inévitable les abattoirs industriels de province qui périclitaient un peu plus chaque jour et dont il avait été l’ardent protagoniste 2990 ». Le 8 juillet 1922, le ministre de l’agriculture dépose un projet de loi sur les abattoirs, les magasins frigorifiques et les fabriques de conserves de viande. Le Journal de la Boucherie de Paris ne manque pas d’évoquer les dangereuses élucubrations de « Chéron-vie-chère » et rappelle qu’un arrêt du Conseil d’Etat du 18 juin 1918 précise le régime applicable aux abattoirs industriels ou coopératifs2991. Les abattoirs coopératifs ne connaissant aucun succès, le ministre récidive en janvier 1923 avec une circulaire qui encourage la création de boucheries coopératives, pour encourager la vente directe du producteur au consommateur, « seul moyen rationnel d’assurer aux agriculteurs une rémunération normale de leurs efforts et de leur travail, tout en faisant bénéficier les acheteurs de prix aussi réduits que possible ». Pour Chéron, « l’organisation de la vente directe aux consommateurs par des boucheries coopératives, créées par des agriculteurs associés, quoique délicate, ne semble pas devoir présenter des difficultés insurmontables, puisqu’elle peut être facilitée par des avances à long terme accordées au titre de la loi du 5 août 1920, par l’office national du crédit agricole. Par ce procédé de vente directe, le consommateur pourrait se procurer une viande saine et de bonne qualité, dont la provenance lui serait connue et dont le prix serait diminué du montant des frais et bénéfices de trop nombreux intermédiaires. Les abattoirs coopératifs peuvent également approvisionner directement des coopératives de consommation. Ils peuvent éventuellement aider à leur création et des ententes utiles peuvent avoir lieu à cet effet entre les groupements de 2988 « Les manifestations auxquelles donne lieu l’affaire Stavisky avivent ses inquiétudes sur l’avenir du régime, et, le 19 janvier 1934, il interpelle le gouvernement sur les mesures qu’il compte prendre pour assurer l’ordre dans la rue et le respect des institutions républicaines. (…) C’est pour défendre les institutions parlementaires qu’au lendemain du 6 février 1934, il accepte la Garde des Sceaux dans le cabinet constitué par Gaston Doumergue ». Jean JOLLY, op. cit., p 1036. 2989 Pierre HADDAD, op. cit., p 242. 2990 Ibid. 2991 Journal de la Boucherie de Paris, 9 juillet 1922. 585 producteurs et de consommateurs. L’organisation de la vente directe par des boucheries coopératives peut donc compléter de la façon la plus heureuse l’action des abattoirs agricoles2992 ». Si ce projet avait été massivement mis en application, c’est bien la disparition de tous les intermédiaires commerciaux qui aurait été obtenue. En luttant contre Chéron, les bouchers luttent pour leur survie. Malgré les apparences, Chéron n’est pas un collectiviste communiste. Le 29 mars 1920, il avait demandé au gouvernement « quelles mesures il comptait prendre contre la propagande bolchevique2993 ». Mais les bouchers ne se privent pas de lui faire remarquer que les commerçants paient des impôts, utiles à l’Etat, qui serait bien en peine de fonctionner avec les seules coopératives, fiscalement exemptées. Le président de la Boucherie en gros, Joubin, se déclare « stupéfait devant un tel mépris de l’intérêt national sacrifié au profit de l’intérêt de quelques uns 2994 ». Pour Chéron, qu’importe la faillite de la France, pourvu que les commerçants disparaissent ! Nous ne revenons pas sur la question coopérative dans la boucherie, déjà évoquée pour la période 1870-1914, mais il faut souligner que la guerre 1914-18 a pénalisé les bouchers en redynamisant les solutions coopératives et en « banalisant » les boucheries municipales, ce qui explique qu’un ministre libéral comme Chéron soit amené à promouvoir un système qu’il aurait sans doute combattu avant 1914. En 1917, Georges Renard note que, depuis 1914, le gouvernement « s’efforça de lutter contre les intermédiaires parasites qui font hausser démesurément les prix de détail », en ordonnant l’affichage des cours des Halles dans les mairies et chez les détaillants (mesure peu efficace), en menaçant de procès les accapareurs, en encourageant les coopératives de consommation, en défendant aux bouchers « de pratiquer certaines manœuvres compliquées qui, de l’étable à la table, doublaient le prix d’un bœuf ». De plus, « des invitations pressantes furent adressées par la Chambre au gouvernement pour qu’il réprimât les pratiques abusives des mercantis, qui tondent de trop près les soldats dans la zone des armées ; pour qu’il leur enlevât en punition de leur rapacité leur permis de vendre et qu’il généralisât l’emploi des auto-bazars approvisionnés par des Coopératives ou de gros négociants qui auraient traité avec l’autorité militaire 2995 ». La coopération apparaît clairement pour les autorités comme un moyen de lutte efficace contre la vie chère pendant la guerre. Camille Paquette indique que beaucoup de boucheries ont fermé en août 1914 à cause de la mobilisation des patrons et des employés. Durant l’hiver 1914-1915, de nombreuses boucheries réouvrent grâce à des retraités, des anciens bouchers, des réformés ou des « vieilles classes » (1887-1888), et des femmes qui apprennent à découper la viande et à faire des achats. En 1918, la municipalité parisienne installe des boucheries municipales dans les étaux fermés, et l’armée installe un centre d’abattage mixte à Vaugirard, pour le camp retranché de Paris et les civils2996. La capitale compte ainsi 12 boucheries municipales en 2992 Journal Officiel du 11 janvier 1923, p 376. 2993 Jean JOLLY, op. cit., p 1034. 2994 Pierre HADDAD, op. cit., p 245. Georges RENARD, Les répercussions économiques de la guerre actuelle sur la France (1er août 1914-15 mai 1917), Alcan, 1917, pp 479-480. 2995 2996 Camille PAQUETTE, op. cit., p 145. 586 1918 et 47 en 1922, établies soit dans les marchés, soit dans les boutiques2997. Leur nombre est variable selon les arrondissements (les 2e, 9e et 11e n’en comptent pas). En 1922, les 13e et 14e arrondissements en comptent six ; le 16e cinq ; les 5e, 18e et 20e quatre, le 15e trois, les 6e, 8e, 10e, 12e et 17e deux, les 1er, 3e, 4e, 7e et 19e une seule. « La viande était préparée à l’abattoir de Vaugirard ; une étiquette indiquait le poids et le prix ; les gérants de ces boucheries n’avaient plus qu’à vendre ces morceaux 2998 ». Lors de sa réunion annuelle, en octobre 1922, la CNBF émet un vœu pour « interdire toute entreprise commerciale des municipalités » : les boucheries municipales ont toujours été dénoncées par les bouchers comme étant des hérésies économiques. Dans son ouvrage de 1917, La guerre, le commerce français et les consommateurs, Gilles Normand explique le recours aux boucheries municipales par la « spéculation éhontée » des bouchers dès le début du conflit mondial. « Les boutiques municipales sont fondées dans l’intention de faire passer l’intérêt collectif au-dessus des intérêts particuliers. Comme l’a dit Renaudel, « elles font que les expériences qui s’inspirent des méthodes socialistes, se répètent et se multiplient2999 ». L’ouverture d’une boutique municipale constitue donc, à proprement parler, une expérience. Mais cela ne va pas sans risques pour les municipalités. On l’a vu en maintes occasions. Cependant, celle d’Evreux, paraît-il, en quelques jours, arrivait à réaliser des bénéfices, en raison de l’absence de loyer, de la réduction du personnel au strict nécessaire, des achats excellents effectués par des conseillers municipaux ». Gilles Normand rappelle tout de même que le « loyer » d’une boucherie municipale existe, mais sous une forme déguisée, car la dépense engagée pèse sur le budget communal, donc sur les contribuables3000. Il note également que « ce qui a poussé de nombreuses municipalités à l’installation de boucheries municipales, c’est la difficulté de créer une taxe uniforme pour toutes les boucheries. Cette difficulté est insurmontable à cause de la diversité des éléments qui constituent la qualité d’un animal : race, âge, sexe, conformation, état de graisses, nature de l’alimentation, état de santé, etc 3001 ». Face au scepticisme de Gilles Normand sur l’efficacité des boucheries municipales, Georges Renard regrette, en 1917, que le Sénat repousse systématiquement les propositions de loi visant à favoriser les régies municipales. Il ajoute que la guerre, « la force des choses, plus puissante que la routine et les théories arriérées, a conduit, je dirais presque a contraint les villes à expérimenter ce qui est passé dans les mœurs au delà des Alpes », c’est-à-dire le « municipalisme social ». Pour Georges Renard, « les difficultés très réelles que présente la taxation de la viande ont poussé à créer des boucheries municipales dont la concurrence peut mettre à la raison les détaillants trop avides de gain. La ville de Troyes, le département du Rhône ont eu le courage de tenter cette innovation. Paris et Bordeaux se sont bornés à subventionner des boucheries 2997 « Le 18 mai 1918, sont ouvertes 12 boucheries municipales débitant de la viande à prix réduit. (...) Le 20 mars 1919, les boucheries municipales mettent en vente des plats cuisinés fournis par le ministère ». Alfred FIERRO, Histoire et dictionnaire de Paris, Robert Laffont, 1996, p 220. 2998 Gisèle ESCOURROU, op. cit., pp 74-75. 2999 Pierre Renaudel (1871-1935), député socialiste du Var, directeur de l’Humanité entre 1914 et 1918, fait partie de l’aile droite, sociale-patriote des socialistes. Il est exclu de la SFIO en 1933 avec d’autres « néosocialistes » proches de Marcel Déat. 3000 Normand donne des détails sur la boucherie municipale de Toulouse, créée en octobre 1916 et donnée en gérance à M. Buisson, directeur des Etablissements Michon. Gilles NORMAND, La guerre, le commerce français et les consommateurs, Perrin, 1917, pp 119-121. 3001 Ibid., p 118. 587 coopératives3002 ». Dans la banlieue parisienne, à Maisons-Alfort, une boucherie municipale a donné au bout de trois mois des résultats positifs. Georges Renard souhaite que les bienfaits de l’association et de l’organisation, mis en œuvre pendant la guerre 1914-18, se retombent pas dans l’oubli après la guerre, pour d’obscurs motifs idéologiques. Parallèlement à la mise en place de boucheries municipales, les autorités soutiennent activement les coopératives de consommation, en leur confiant la mission de distribuer – de vendre – à la population les stocks de viande frigorifiée de l’armée 3003. Cette situation scandalise les bouchers mais aussi les gérants des maisons d’alimentation générale. En 1920, Gilles Normand dénonce le fait que les maisons à succursales multiples soient écartées des répartitions par les pouvoirs publics : « On n’aidait à l’approvisionnement qu’en édifiant des baraque Vilgrain – on sait ce qu’en vaut l’aune de planches – et en ouvrant des boucheries municipales, trompe-l’œil qui creusait le déficit formidable de la Ville, sans apporter à la population, non pas le bien-être qu’elle était en droit d’espérer, mais le soulagement qu’elle aurait trouvé en présence des efforts du commerce organisé, si ces efforts avaient pu se donner libre cours3004. Le public, hélas ! accueille favorablement les mesures qui lui nuisent, quand ceux qui les prennent savent les entourer d’une adroite et abondante publicité, laquelle constitue un bourrage de crânes en règle, mais qui se traduira en réussite électorale. Les maisons à succursales, systématiquement, ont donc été bannies de toutes les répartitions3005 ». Gilles Normand souligne que les magasins d’alimentation générale n’ont pas plus augmenté leurs prix pendant la guerre que les coopératives. « Les frais généraux des coopératives, qui auraient dû être les mêmes que ceux des entreprises modernes, étaient exonérés d’impôts et de taxes diverses, qui frappent cruellement leurs concurrentes. Cela abaissait d’autant la valeur des marchandises. Les coopératives, en outre, jouissaient d’un régime particulier pour les approvisionnements et les transports. De préférence au commerce, le Ministère du Ravitaillement leur livrait toutes les denrées à des prix inférieurs aux cours ; elles avaient la priorité « sur tout et sur tous » ; le mot d’ordre, en haut lieu, était : « Tout pour la Coopé » ; rien au commerce. Les coopératives, cependant, ne pouvaient répondre aux moyens de lutter contre la vie chère. Que les transports et la liberté du commerce reviennent dans la situation d’avant-guerre, et les sociétés d’alimentation reprendront vite l’avantage 3006 ». Ce cri de révolte est totalement partagé par les bouchers. On retrouve là un discours déjà ancien, qui dénonce les avantages divers (notamment fiscaux) dont jouissent les coopératives et dont sont privés les petits commerçants. Je rappelle au passage que c’est en 3002 Georges RENARD, Les répercussions économiques de la guerre actuelle sur la France, Alcan, 1917, p 511. 3003 Nous ne revenons pas sur le rôle du « ministre coopérateur » Albert Thomas (1878-1932), qui a du jouer de son influence au gouvernement pour que les répartitions alimentaires soient confiées en priorité aux coopératives de consommation. Nous renvoyons au succès de la boucherie à la Bellevilloise pendant la guerre 1914-18. Jean-Jacques MEUSY (dir.), La Bellevilloise (1877-1939): une page de l’histoire de la coopération et du mouvement ouvrier français, Créaphis, 2001, p 67. 3004 Il est curieux que Gilles Normand s’en prenne aussi violemment aux baraques Vilgrain, alors que son ouvrage est préfacé par Joseph Noulens, qui était ministre de l’agriculture et du ravitaillement en 1919-1920 (dans le cabinet Clemenceau). Dans sa préface, Normand rend un vibrant hommage à Noulens pour son action contre la vie chère, alors qu’il se ne prive pas de vilipender Ernest Vilgrain, qui était sous-secrétaire d’Etat au Ravitaillement dans le même gouvernement ! 3005 Gilles NORMAND, Les entreprises modernes : le grand commerce de détail, Perrin, 1920, p 90. 3006 Ibid., p 212. 588 1914 que le Syndicat de la Boucherie de Paris décide de fonder une coopérative, la « Coopé » (future « Corpo »), qui commercialise du papier et de la ficelle pour les patrons bouchers, avant de se lancer en 1919 dans la « répartition » (c’est-à-dire la vente) des stocks de viande congelée rétrocédés par l’administration militaire. Quoique plus tardivement, les patrons bouchers ont tout de même eu leur part dans le fructueux marché des répartitions d’après-guerre. De plus, le Syndicat de la Boucherie de Paris ne rechigne pas à utiliser les avantages de la coopération, puisqu’il organise dans les années 1920 des achats en commun de charbon, de coke, de vin, de lampes, de savon, de paillasses (en lin), de papier et de ficelle pour ses adhérents3007. Par contre, dès qu’une coopérative de consommation est condamnée par la justice pour concurrence déloyale, les bouchers s’empressent de publier l’information dans leur organe de presse3008. La lutte contre la vie chère étant une préoccupation constante des gouvernements successifs dans les années 1920, la question des boucheries municipales resurgit en 1926, sous le cabinet d’Union nationale de Poincaré, après l’échec du Cartel des gauches. Il est ironique de constater que, dans les années 1920, les bouchers ont autant – sinon plus – à craindre des gouvernements de droite que de ceux de gauche3009. Cette remarque ne concerne pas les années 1930, car nous verrons que le Front Populaire va cristalliser toutes les rancœurs des bouchers. Le 3 août 1926, une loi est votée sur les boucheries municipales, pour diminuer le prix des denrées. Un décret-loi du ministère Poincaré du 5 novembre 1926 admet « l’intervention des communes, notamment par voie d’exploitation directe, ou par simple participation financière dans les entreprises même de forme coopérative ou commerciale, ayant pour objet le fonctionnement des services publics, le ravitaillement et le logement de la population ». Le décret d’application, pris le 28 décembre 1926, prévoit que « les régies municipales s’exerçant sur des services non susceptibles d’être concédés, devraient faire approuver leur règlement d’organisation par les ministres des Finances et de l’Intérieur. Par ailleurs, ce décret, plus affirmatif que le précédent, déclare que « les communes et les syndicats des communes peuvent être autorisés, dans les conditions indiquées par l’article 3 du présent décret, à exploiter directement des services d’intérêt public à caractère industriel ou commercial 3010 ». Cette législation entérine une situation ancienne car nous avons vu que, dès les années 1890, diverses municipalités – socialistes le plus souvent – avaient déjà organisées des boucheries municipales (Roubaix, Denain, Elbeuf, Thionville, Fribourg-en-Brisgau), sans oublier que Paris fournit déjà de la viande et du pain à ses hôpitaux. Grâce à l’article 68 de la loi du 5 avril 1884, les municipalités ont la faculté de créer des régies. Cambazard souligne que les multiples tentatives de mise en place de boucheries municipales avant et après la guerre se sont toutes soldées par des échecs (Dijon, Roubaix, Evreux, Nîmes, Troyes, 3007 Journal de la Boucherie de Paris, 5 mars 1922. 3008 Suite à une plainte déposée par les syndicats de l’alimentation de Dijon, le tribunal de commerce a condamné, par un jugement du 8 novembre 1927, une coopérative militaire qui vendait à tout venant à des dommages et intérêts. Journal de la Boucherie de Paris, 22 avril 1928. 3009 Cambazard, qui considère que les boucheries municipales sont inutiles et dangereuses, note que « ces entreprises, exemptes d’une quantité de taxes, jouissant de passe-droits abusifs, constituent une criante injustice dont les partis de gauche, eux-mêmes, se sont émus ». Bernard-Etienne CAMBAZARD, La vie chère et le commerce de la viande de boucherie, Thèse de sciences économiques, Faculté de Droit de Dijon, 1933, p 237. 3010 Bernard-Etienne CAMBAZARD, op. cit., p 232. 589 Marseille, Aix-en-Provence). « La ville de Saint-Mandé, en 1915, créa un comité d’alimentation et ouvrit une boucherie municipale ; celle-ci ne put se maintenir. La ville de Nantes, n’obtint pas un meilleur succès, en juillet 1918, avec ses 13 magasins d’épicerie et ses 8 boucheries. La ville de Paris mit sur pied ses fameuses baraques3011. Il fallut les liquider en 1919, avec quelques 500 millions de déficit3012 ». Dans les années 1920, la direction de l’Assistance Publique de Paris a inauguré une « grande boulangerie perfectionnée », rue Scipion. Cela n’empêche pas l’Union des intérêts économiques de protester vivement contre le décret du 28 décembre 1926. Le discours est exactement le même que celui qui était tenu par les libéraux avant 1914 (Georges Seurin, Nicolas Marguery, Jules Charles-Roux, Edouard Aynard, Paul Leroy-Beaulieu, Paul Beauregard, etc). Les bouchers protestent contre « l’invasion de l’Etat et des communes dans le domaine économique ». Si le décret-loi devient définitif, il instituera le socialisme municipal, summum de l’horreur pour les commerçants. Dans un article de La grande revue d’avril 1927, Joseph Cernesson montre que les boucheries municipales ne présentent pas que des inconvénients. Bien sûr, ce point de vue est difficilement partagé par les bouchers, car il émane d’un militant coopérateur 3013. Présentonsle néanmoins. Cernesson rappelle qu’avant 1926, plusieurs communes ont fait des tentatives de « coopération municipale ». Pendant l’hiver 1925, Rochefort a fait des achats en gros de légumes, d’huile et de savons. A Lons-le-Saulnier, il existe une boucherie privée, contrôlée par la mairie, dans l’Hôtel de ville. Gérée par un boucher, la boucherie vend selon des prix convenus avec la ville. Elle connaît un succès complet et une grande affluence. Mais si cette pratique perdure, les bouchers vont s’aligner sur la concurrence et baisser leurs prix, pour faire échouer la boucherie municipale comme ils ont fait échouer les boucheries coopératives. Les boucheries municipales sont fragiles, ponctuelles, temporaires ; elles intimident peu les bouchers, car les prix baissent pour peu de temps. Pour Cernesson, la solution consiste à établir une Commission de surveillance des prix, pour suivre les profits des intermédiaires et remonter toute la filière. Les réformes doivent être acceptées par les intermédiaires. Une bonne étude ne se fait pas pendant une crise, quand l’opinion publique est exaspérée. Pourtant, il faut une crise pour que le gouvernement bouge et lance des études3014. La loi de 1926 sur les boucheries municipales a pu peut-être favoriser certaines initiatives locales, mais elle ne semble pas avoir initié un mouvement général de créations, qui aurait pu remettre en cause sérieusement la position commerciale des bouchers. Un certain nombre de municipalités ont profité des décrets de 1926 « pour établir des boucheries en régie, qui furent appelées, suivant les lieux, boucheries-témoins ou municipales. Telles sont celles de Villefranche-sur-Saône, de Reims, d’Auxerre, de Nevers. Cette dernière fut à l’origine d’un arrêt du Conseil d’Etat du 30 mars 1930, statuant sur un pouvoir formé contre les délibérations de la municipalité ; il y est dit que « les conseils municipaux ne peuvent ériger des entreprises ayant un caractère commercial en services publics communaux, que si, en raison des circonstances particulières de temps et de lieu un intérêt public justifie leur 3011 La mise en place des « baraques Vilgrain » a été évoquée un peu plus haut. 3012 Bernard-Etienne CAMBAZARD, op. cit., p 236. 3013 Joseph Cernesson (1852-1942) est notamment l’auteur d’une étude fameuse sur Les sociétés coopératives anglaises, A. Rousseau, 1905, 558 p. Nous renvoyons à la biographie de Cernesson disponible dans Jean MAITRON (dir.), Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français (1871-1914), Editions ouvrières, 1973, tome XI, pp 150-151. 3014 Joseph CERNESSON, « Boucheries municipales », La grande revue, avril 1927, pp 303-306. 590 intervention en cette matière3015 ». Entre 1927 et 1932, Paris possède des « boucheries-témoins », tenues par des commerçants privés et bénéficiant d’un emplacement spécial et gratuit sur divers marchés, avec un crédit de 500 000 F accordé par la ville. Le cabinet Poincaré renouvelle plusieurs fois son intérêt pour la solution coopérative, envisagée par Henry Chéron dès 19223016. Les bouchers s’en émeuvent clairement en 1929 : « Si l’on en croit les déclarations ministérielles du 10 mars 1928 et du 14 février 1929 au Sénat, le Président du Conseil entendrait développer la vente directe du producteur au consommateur par une vaste extension du régime coopératif. Ce n’est pas l’heure de discuter la valeur des coopératives qui jusqu’alors ont toujours vendu plus cher que le commerçant détaillant. Il n’est peut-être pas temps non plus de rechercher qui payerait les impôts qu’acquitte le commerce, puisque les coopératives sont exonérées de charges fiscales. Mais il est toutefois permis d’affirmer que le principe, juste a priori, de la vente directe du producteur au consommateur, masque, en matière de boucherie, une vaste combinaison financière. Celleci n’est autre que le trust de la viande, présenté sous la forme de l’abattoir industriel monopole. L’idée de vente directe n’a pour but que de préparer les souscripteurs futurs aux centaines de millions nécessités par cette opération3017 ». Si l’on suit les bouchers, la mise en place des abattoirs coopératifs régionaux mènerait droit au « trust de la viande » sur le modèle américain. Cette peur n’est pas nouvelle ; la lutte contre les « gros », contre les monopoles en tout genre, est une constante du discours des petits commerçants depuis le XIXe siècle. En 1914, le juriste Marcel Baudier exprimait déjà très bien la peur du trust de la viande. En 1906-1907, « un groupe d’h ommes d’affaires a voulu instaurer en France, sans succès du reste », le système des packing houses américaines3018. « Aux Etats-Unis, le boucher est un négociant en viandes qui passe des contrats avec les établissements d’abatage des animaux et de conservation des viandes de Chicago, Kansas City, Omaha, St Louis, etc., lesquels lui livrent, à l’heure et au jour dits, à des prix déterminés, tous les produits nécessaires à son commerce. Ceci facilite et simplifie le travail du boucher qui n’a plus le souci de la vente des sous-produits des animaux qu’il immolait jadis et établit sans difficulté ses prix de revient3019 ». Ainsi décrite, l’introduction du système américain ne devrait pas avoir de conséquences sur les bouchers détaillants parisiens, mais bien plus sur les bouchers ruraux abattants de province (qui possèdent des tueries particulières) et sur les chevillards de la 3015 Bernard-Etienne CAMBAZARD, op. cit., p 233. 3016 Quand le ministre des Finances Bokanowski meurt dans un accident d’avion en septembre 1928, Henry Chéron entre à nouveau dans le cabinet Poincaré. « C’était un brave homme au ventre rebondi et qui portait une magnifique barbe blanche ; il était économe, satisfait et un peu sentencieux ; il ne risquait ni de porter ombrage à son chef ni de prendre des initiatives osées. Il assurerait une gestion prudente ; sa personnalité et ses propos étaient à l’unisson de la petite bourgeoisie de province, qui était la base sociale du poincarisme ». François ROTH, Raymond Poincaré, Fayard, 2000, p 524. 3017 Pierre CHEZY, « Le scandale de la boucherie », Le Pavé, n°1, 8 mars 1929. APP, DA 675. 3018 La construction de trois abattoirs industriels était prévue en 1906-1907 : à Graville-Sainte-Honorine (près du Havre), à Bonneuil (près de Paris) et à Villenave-d’Ornon (près de Bordeaux). Pour obtenir le soutien des éleveurs et des commissionnaires en bestiaux dans leur lutte, les bouchers ont montré que le projet avait pour but de faire réduire les droits de douane et que les américains cherchent à exporter toujours plus de bestiaux vers l’Europe. 3019 Marcel BAUDIER, Le commerce du bétail et de la viande en France, Thèse de Droit, Paris, 1914, pp 292293. 591 Villette, à cause de la concurrence inévitable des grands abattoirs industriels de province. Les abattoirs américains sont réputés pour leur modernisme. Il s’agit de « grandes usines centrales, où l’abatage se fait d’une façon aussi économique que possible, où la division du travail est poussée à l’extrême et, dans leur rayonnement des usines adjacentes, soudées pour ainsi dire à l’usine centrale et où se fait le traitement des sous-produits : sang, os, poils, crins, peaux, graisses de toute nature, cornes, engrais de toutes sortes, etc. Et, à côté de tout cela, des laboratoires pour la fabrication des produits physiologiques et pharmaceutiques, tels que pepsine et pancréatine. Ce n’est pas tout, ces sous-produits de natures diverses, fournissent la matière première de multiples industries annexes : fabriques d’oléo-margarine, de savons, de boutons, de brosses, de peignes, de cuirs tannés, etc3020. ». C’est cette concentration tentaculaire, nommée trust de la viande, que les bouchers français redoutent et combattent. Marcel Baudier présente même le scénario catastrophe suivant si les grands abattoirs industriels se développent en France : « Acte I – La société achète le bétail à prix fort. Les éleveurs sont enchantés. Les bouchers sont inquiets. Acte II – La société ouvre des boucheries et vend la viande à prix doux. Les consommateurs sont enchantés. Les bouchers sont ruinés. Acte III. 1er tableau – La société, par la ruine des bouchers, étant devenue seule acheteur de bestiaux, les achète à bas prix. Les éleveurs sont inquiets. 2e tableau – La société, par la ruine des bouchers, étant devenue seule vendeur de viande, la vend à des prix élevés. Les consommateurs sont inquiets. Acte IV – Les éleveurs, sentant venir la ruine, renoncent à l’élevage. L’élevage diminuant, la viande est de plus en plus chère. Les consommateurs s’agitent et réclament des mesures énergiques. Acte V – Le gouvernement abaisse les droits de douane sur les bestiaux et les viandes. Le marché français est aussitôt inondé de bétail étranger. L’élevage français est ruiné 3021 ». Ce raisonnement est sans doute simpliste et catastrophiste, mais les bouchers n’hésitent pas à brandir la menace du « trust de la viande » pour justifier leur existence et défendre le système actuel, basé sur une saine concurrence entre les multiples intermédiaires qui peuplent la filière viande en France. En refusant tout monopole, toute concentration industrielle, le petit commerce montre son attachement au libéralisme, avec la libre concurrence des détaillants entre eux (bouchers privés, magasins d’alimentation générale, coopératives de consommation, boucheries municipales), celle des éleveurs entre eux, et celle des intermédiaires entre eux (chevillards, mandataires, commissionnaires). L’idée d’encourager les abattoirs coopératifs régionaux réapparaît en 1934. En mai 1934, les bouchers protestent contre le projet de vente directe du producteur au 3020 Ibid., p 293. 3021 Ibid., p 295. 592 consommateur, déposé par le sénateur Beaumont, jugé non réalisable3022. Le 12 octobre 1934, le Journal Officiel publie le rapport Herriot-Tardieu sur la lutte contre la vie chère, qui soutient que « la formule de l’abattage en province et de l’envoi à Paris de la viande, substituée à l’expédition du bétail sur pied, permettrait un sérieux abaissement du prix de revient et, par suite, du prix de vente à la consommation ». Les professionnels de la viande réagissent avec effroi contre ce projet. « La Confédération de l’Al imentation et le Comité national de la viande élaborèrent un contreprojet au rapport Herriot-Tardieu qui fut présenté, le 7 décembre 1934, à M. Flandin, Président du Conseil qui promit de l’étudier. A la fin du mois de février 1935, le gouvernement déposait un projet de loi qui reprenait en partie les suggestions du rapport Herriot-Tardieu, préconisant la construction d’abattoirs régionaux et leur exploitation par des sociétés coopératives3023 ». Les chevillards parisiens mènent une lutte efficace et obtiennent de la Chambre le rejet du projet gouvernemental3024. A défaut de voir se réaliser les projets successifs d’abattoirs régionaux coopératifs, les autorités connaissent-elles davantage de succès avec l’encouragement donné aux coopératives agricoles ? En janvier 1932, le ministre de l’agriculture Tardieu adresse une circulaire aux présidents des offices agricoles départementaux, dans laquelle il encourage la formation d’« unions ovines » en développant les syndicats d’élevage. Régis par le décret du 8 mars 1912, les syndicats d’élevage ont vu leur champ d’activité élargi avec la loi du 12 mars 1920. Les unions ovines organisent l’amélioration de l’espèce, le gardiennage en commun, la défense contre les maladies, des opérations d’achat commun et des opérations de vente. Ce dernier service est difficile à mettre en place à cause de la « mentalité paysanne encore peu formée à la coopération intégrale3025 ». Alors que le système fonctionne bien aux Etats-Unis, les syndicats agricoles de vente ne connaissent pas un grand développement en France, sauf dans la Sarthe. Mais surtout, selon Cambazard, « il ne semble pas que ces organisations aient obtenu pratiquement une diminution quelconque du prix de revient du bétail vendu : elles ont dû instituer des équipes de convoyeurs d’animaux, avoir des commissionnaires, des représentants. Finalement, l’humble commission donnée autrefois aux marchands de bestiaux pour le rémunérer de ses services, existe toujours sous une autre forme3026 ». En 1933, Cambazard note que les boucheries agricoles « ont actuellement la faveur de l’opinion publique. La grande presse profane y voit facilement la panacée des maux du consommateur ». De quoi s’agit-t-il ? Les « boucheries agricoles » sont des boucheries de campagne, qui apparaissent quand un éleveur s’improvise boucher, en débitant la viande de son bétail au public, ayant pris subitement le goût des affaires. « Le résultat est chaque fois probant. Peu de jours après, les bouchers locaux, abandonnés de leur clientèle, donnent dans le genre suivant, un communiqué de capitulation : « Le président du syndicat de la boucherie, cherchant l’intérêt des consommateurs, estime qu’une baisse sensible peut être effectuée 3027 ». 3022 Réveil de la Boucherie française, mai 1934. 3023 Pierre HADDAD, op. cit., pp 267-271. 3024 « La loi du 16 avril 1935 sur l’amélioration du marché de la viande, prise à la suite du rapport HerriotTardieu, se borne à prévoir dans son article 14 qu’un décret devra intervenir pour réglementer le marché de la Villette et régler les conditions de fixation des cours. Toutefois rien n’est intervenu depuis cette date ». Yann FOUERE, Les marchés d’approvisionnement de la viande à Paris , Thèse de Droit, Paris, 1939, p 79. 3025 Bernard-Etienne CAMBAZARD, op. cit., pp 219-221. 3026 Ibid., p 223. 3027 Ibid., p 225. 593 Ce type d’expérience est attesté à travers les diverses régions françaises en 1932-1933, mais la plupart sont très éphémères. « Elles ne peuvent être prises sérieusement en considération, justement parce qu’elles ne présentent pas un caractère de fixité ». Si l’éleveurdébitant peut tirer un bon profit tout en vendant moins cher, c’est que ses frais généraux sont très réduits : pas de transport du bétail, impôts souvent mal payés, main d’œuvre engagée pour un temps de travail court. Enfin, Cambazard considère que l’effet psychologique joue un rôle primordial : « l’expérience a été annoncée da ns le voisinage comme une croisade contre l’ennemi commun, le boucher ; et la foule, d’ordinaire si difficile, n’a pas manqué, en suivant sous le couvert de la solidarité les mobiles obscurs d’une curiosité déconcertante, de se ruer dans l’étable-boucherie et de s’arracher les morceaux sanguinolents et informes jetés sur des tréteaux d’occasion 3028 ! ». Si j’en juge par des tracts publicitaires déposés aux archives du Nord, le système de la boucherie agricole ne peut qu’être rentable et ne connaît pas le risque de mévente car l’éleveur s’adapte à la demande des consommateurs. Une réclame est ainsi formulée : « A des prix intéressants, il sera débité deux porcs et un veau gras, vendredi à partir de 13h et samedi jusqu'à épuisement, chez Thieffry-Fermaux, 1 rue des Ravennes, Bondues. On prend les commandes la veille ». Bien sûr, les bouchers adressent moult plaintes au préfet et à l’inspecteur vétérinaire départemental contre ces « abattages clandestins3029 ». S’il est soumis à la taxe d’abattage, l’éleveur est exonéré de la patente et de l’impôt sur le chiffre d’affaires, ce qui constitue une injustice flagrante pour les bouchers. Cambazard considère que les boucheries agricoles, comme les boucheries municipales, « ont toujours une naissance glorieuse », mais leur fin, souvent prématurée, « est voilée par le silence de leurs créateurs et plus encore par l’indifférence du public, qui a tôt fait de les abandonner ». Il présente les résultats obtenus par deux herbagers, qui ont installé des boucheries en ville pour débiter directement leur bétail (Aveline à Nogent-le-Rotrou et Malin à Laval). L’expérience a été concluante et les prix ont baissé, mais quand les herbagers ont du faire appel à l’extérieur pour s’approvisionner en bétail, les résultats positifs du début se sont peu à peu estompés3030. Ainsi, la saine concurrence entre les bouchers demeure le meilleur moyen pour obtenir une baisse des prix, les boucheries agricoles ne permettant simplement que d’accélérer une évolution inévitable. Le débat sur la mesure de l’échec des initiatives nouvelles (abattoirs régionaux coopératifs, syndicats d’éleveurs, boucheries agricoles) devient très animé quand il s’agit des boucheries municipales. A chaque fois qu’un article annonce fièrement les résultats positifs enregistrés par une boucherie municipale, les bouchers s’empressent de démontrer, par de nouveaux calculs, que les comptes sont totalement déficitaires. Ainsi, dans un article du Soir du 10 mai 1929, le député Joseph Denais présente le bilan financier des « boucheriestémoins » de Paris pour montrer que le métier est lucratif (30.000 F de bénéfices nets par an). Avec un crédit de 500 000 F et des frais d’installation de 120 000 F, il reste 442 000 F en caisse après deux ans de fonctionnement, le matériel valant 57.000 F. Pour répondre à cette attaque de la « grande presse profane », Le Réveil de la Boucherie publie aussitôt une réponse et présente ainsi le bilan financier des boucheries municipales parisiennes : 3028 Ibid., p 226. 3029 Plaintes contre la vente directe de viande aux consommateurs (1931-1936). Archives Départementales du Nord, M 408/8. 3030 Bernard-Etienne CAMBAZARD, op. cit., p 227. 594 Tableau 22 : Bilan financier des boucheries municipales de Paris en 1929 Actif Passif Somme engagée 500 000 Installation 120 887 Liquide 379 112 ère Intérêts à 8% (1 année) ème Intérêts à 8% (2 40 000 année) Excédent de capital 43 200 63 342 Amortissement du matériel (sur 6 ans) Total 40 295 563 342 623 495 60 153 Pour les bouchers, si on compte les intérêts, le déficit s’élève donc à 60 153 F sur deux ans, sans compter les avantages du loyer et des impôts3031. L’hostilité des bouchers contre les boucheries municipales n’est pas nouvelle. La lutte devient très vive au début des années 1930 car le gouvernement et le Sénat déposent divers projets visant à favoriser l’installation de régies municipales. En 1931, la Banque coopérative de Paris souhaite créer une Coopérative de boucherie de la région parisienne, avec le concours d’éleveurs et de bouchers détaillants, pour le transport, l’abatage et la conservation des viandes. Le ministère du Commerce demande l’avis de la Chambre de commerce de Paris le 12 décembre 1931. Sans surprise, les consuls émettent un avis défavorable, « estimant que cette initiative n’apporterait pas une solution réelle au problème de la vie chère3032 ». Ernest Jumin, qui signe le rapport de la Chambre de commerce en avril 1932, reprend clairement la position du Syndicat des bouchers3033. Il rappelle l’échec d’un certain nombre de tentatives d’installations d’abattoirs généraux et s’élève contre les faveurs fiscales accordées aux coopératives, qui portent un préjudice considérable au commerce libre3034. Le 15 mars 1932, le Conseil municipal de Paris invite le préfet de la Seine à supprimer les « boucheries-témoins » existantes et à « fournir un compte-rendu complet des opérations de caisses auxquelles a donné lieu le fonctionnement de cette institution3035 ». Henry Chéron, le ministre honni des bouchers, est encore une fois au centre des débats car il décide d’organiser en octobre 1932 une boucherie municipale à Lisieux, ville dont il est maire, tout en déposant en novembre 1932 une proposition de loi au Sénat pour « faciliter aux municipalités, en matière d’alimentation, la création d’organes destinés à lutter contre la cherté de la vie ». Chéron souhaite autoriser les communes à organiser « des régies à caractère 3031 Réveil de la Boucherie française, mai 1929. 3032 Bernard-Etienne CAMBAZARD, op. cit., p 223. 3033 Ernest Jumin (1879-1938), président du Syndicat de la charcuterie de Paris et de la Confédération nationale de la Charcuterie française, est membre de la Chambre de commerce de Paris de 1929 à 1938. En 1928, il est un des vices-présidents du Comité de l’alimentation de Paris, tout comme Martin, président du Syndicat de la boucherie. 3034 Ernest JUMIN, Rapport sur une coopérative de boucherie dans la région parisienne, Procès-verbal des séances de l’assemblée générale, 6 avril 1932. Archives de la CCIP, 2 Mi 122. 3035 Bernard-Etienne CAMBAZARD, op. cit., p 237. 595 commercial pour combattre les prix excessifs de denrées de première nécessité3036 ». Pour Chéron, la boucherie municipale est un organe régulateur des prix et l’office de ravitaillement est une institution d’assistance. En décembre 1932, le sénateur Raynaldi est nommé rapporteur de la proposition Chéron. Le rapport se montre assez hésitant : « si, pendant deux années consécutives le bilan fait apparaître une perte supérieure au quart du capital de premier établissement, le préfet pourra retirer l’autorisation d’exploiter 3037 ». Dans ces conditions, la publication des résultats de la boucherie municipale de Lisieux est au centre de toutes les attentions car il peut en dépendre l’avenir de la proposition Chéron. Selon les sources, le bilan de la boucherie municipale de Lisieux, ouverte le 1er décembre 1932, est très variable. Les bouchers accusent le ministre d’avoir utilisé des chiffres faux devant le Sénat en avril 1933. Cambazard est assez critique sur la boucherie municipale mise en place par Chéron. Ouverte « avec l’appui d’une forte publicité destinée à éveiller la curiosité du public », accompagnée « d’une campagne de presse très dure contre la boucherie locale », la régie municipale « eut sans mal dès ses débuts la faveur du public. La population du canton s’y précipita. Les prix de vente, de 25% inférieurs au prix courant furent communiqués partout. Toute la presse française les publia à son tour. Huit jours plus tard la boucherie municipale de Lisieux avait dû remonter ses prix. Sur certains articles la hausse atteignait 3 francs. A l’heure actuelle [printemps 1933], les tarifs pratiqués restent mystérieux. La presse n’en parle plus, mais ces prix sont ceux du barème, car la viande était taxée à Lisieux3038. La boucherie municipale ne vend donc pas moins cher que le commerce local. Aussi, la clientèle est-elle retournée rapidement chez ses anciens fournisseurs. Les herbagers, manquant d’enthousiasme, ne prétendent plus sacrifier leur bétail au profit de la cause. L’établissement continue pourtant à fonctionner. Il approvisionne les services contrôlés par la ville, l’hôpital, le bureau de bienfaisance, les cantines scolaires qui lui sont adjugés d’autorité, sans adjudication, ce qui est une atteinte à la liberté du commerce inscrite dans la loi de mars 1791. Il fournit également les porteurs de bons de chômage. L’établissement est dirigé par un gérant appointé. Les employés sont au nombre de quatre : les achats sont faits par un herbager, délégué. Un conseil d’administration surveille l’affaire. Le fonds de roulement a été fourni par le budget municipal. Il est théoriquement productif d’intérêts 3039 ». En décembre 1934, le préfet du Tarn envoie une demande de renseignements au préfet du Calvados sur la boucherie municipale de Lisieux car, lors de négociations sur le barème de la viande, il veut pouvoir opposer des chiffres fiables au président du Syndicat de la Boucherie du Tarn qui affirme que la régie d’Henry Chéron connaît des résultats d’exploitation désastreux. Ainsi, en janvier 1935, le maire de Lisieux envoie au préfet du Calvados une note sur la situation financière de la boucherie municipale. On y apprend que le fonds de commerce a été acheté le 28 novembre 1932 et que la commune a voté un crédit de 45 000 F pour constituer le fonds de roulement du magasin. « Le Conseil d’exploitation de la boucherie a pris à sa charge ce crédit et s’est engagé à le rembourser dans un délai de quatre années, moyennant un intérêt au profit de la Ville, au taux de l’escompte pratiqué par la Banque de France. Prévoyant un débit hebdomadaire de 4 à 5 bœufs d’un poids vif moyen de 650 à 700 kg ; de 5 à 6 veaux de 110 kg et de 8 à 10 moutons de 40 kg, le directeur de la 3036 Ibid., p 231. 3037 Ibid., p 232. 3038 A partir du 1er décembre 1932, date d’ouverture de la boucherie municipale, la taxe sur la viande est suspendue à Lisieux. 3039 Bernard-Etienne CAMBAZARD, op. cit., pp 234-235. 596 boucherie a, pour débiter ces animaux, engagé quatre personnes3040 ». Les animaux sont achetés chez les éleveurs de la région pendant 6 à 7 mois, et sur les marchés de Lisieux pendant le reste de l’année. Après avoir indiqué le détail des frais d’exploitation par un bœuf, un veau et un mouton, Chéron note que le bénéfice net a été de 56 781 F en 1933 et qu’il sera de 45 000 à 50.000 F en 1934, « malgré la diminution des prix de vente ». Grâce à ces bénéfices, la régie a pu acheter un frigidaire (21 000 F), verser la valeur du fonds de commerce (18.500 F) et rembourser à la ville la totalité des 45 000 F dus3041. Dans un document de 1935, Henry Chéron présente les comptes d’exploitation de la boucherie municipale de Lisieux pour 1933 et 1934 et note que les bouchers se sont finalement habitués à la régie, qui supporte les mêmes frais que leurs commerces. Selon lui, les bouchers lexoviens « préfèrent de beaucoup le système régulateur de notre boucherie à la taxe ». Le budget de 1934 se décompose ainsi3042 : Recettes brutes : Dépenses : Bénéfice brut : Profits divers, sous-locations : Sous-total : Charges ordinaires et extraordinaires : Bénéfice net avant amortissement : Amortissements commerciaux : Bénéfice net : 935 849 F 704 218 F 231 631 F 2 250 F 233 881 F 187 352 F 46 528 F 4 068 F 42 459 F Pourtant, le journal maurrassien Candide publie le 28 mars 1935 un article, « Le Mystère des côtelettes », dans lequel est évoqué « l’échec retentissant de la boucherie municipale de Lisieux, créée et patronnée par Henry Chéron et dont la déconfiture fut due aux campagnes de diffamation et à l’inimitié des bouchers et marchands de bestiaux ». Le 8 avril, le maire écrit au gérant de l’hebdomadaire pour demander l’insertion d’un rectificatif. Chéron note que la régie « fonctionne dans les conditions les plus satisfaisantes ». La boucherie « a amorti le fonds de commerce qu’elle avait acheté et les dépenses de premier établissement. Elle a remboursé à la ville les avances de trésorerie qui lui avaient été consenties. Elle fonctionne à la satisfaction de tous3043 ». La boucherie municipale de Lisieux a survécu à son fondateur, Henry Chéron, mort en 1936, car elle fonctionne toujours en 1939. Le Journal lui consacre un article en mars 1939, rendant hommage au sérieux et à la modestie de l’entreprise : « le but envisagé n’était nullement de monopoliser le commerce, ni de créer des ressources à la ville. Conçue sous la forme coopérative, constituée principalement par des fonctionnaires, s’interdisant ainsi tout bénéfice, la boucherie municipale devait être avant tout un « témoin », et, à l’occasion seulement, en concurrence. On voulait la conversion du pécheur, si pécheur il y avait ; non sa mort ». Le procédé, simple et applicable partout, a « stabilisé les prix, supprimant toute 3040 Les 4 employés sont un boucher gérant (et sa femme caissière), un premier commis d’étal, un deuxième commis d’abattoir et un troisième petit commis pour porter les commandes et aider à l’étal. 3041 Lettre d’Henry Chéron au préfet du Calvados, 3 janvier 1935. 3042 Je remercie Jean Bergeret, conservateur en chef du Musée d’art et d’histoire de Lisieux, pour m’avoir communiqué le dossier sur la boucherie municipale réalisé lors de l’exposition La crise de 1929 à Lisieux, présentée en 1982. 3043 Lettre d’Henry Chéron au rédacteur du journal Candide, 8 avril 1935. 597 concurrence à la hausse ou à la baisse, ce qui était plus facile ici qu’ailleurs, avouons-le, car, à Lisieux, on ne vend pour ainsi dire que de la première qualité, et les ménagères ne s’en laissent pas conter3044 ». A travers cet exemple local, il apparaît qu’une boucherie municipale peut tout à fait être viable économiquement et durer, à condition que l’objectif de départ soit modeste et raisonnable. Dans le cas lexovien, Chéron annonce clairement qu’il ne s’agit pas de mener les bouchers de la ville à la ruine mais simplement d’obtenir une modération des cours de la viande par le système du magasin-témoin, dont les prix servent « naturellement » d’étalon pour le secteur privé. Le système joue avec la concurrence pour obtenir une baisse des prix. Les libéraux tiennent que l’intervention des autorités publiques est inutile car le fonctionnement libre du capitalisme permet d’atteindre exactement le même résultat, tout en faisant une économie de dépenses. Cambazard est très clair sur ce point : « La boucherie municipale a fait baisser le prix de la viande, c’est un fait certain. Mais cette baisse a été identique là où ces sortes de boucheries n’existent pas 3045 ». Une telle affirmation demanderait à être vérifiée. Dans tous les cas, les consommateurs ne se sont jamais plaints de l’ouverture d’une boucherie municipale, alors que les plaintes contre la cherté de la viande sont récurrentes depuis le XIXe siècle. c) La résistance face à la viande frigorifiée Le problème de la bonne conservation des viandes a toujours été crucial pour les bouchers, pour limiter le gaspillage de la marchandise, en été notamment. J’ai très peu d’informations sur les différents systèmes de glacières qui se sont succédés au XIX e siècle3046. En octobre 1898, le Syndicat général de la Boucherie Française émet un vœu en faveur de la recherche de meilleurs procédés de conservation des viandes face à la chaleur3047. Il faut dire que la chaleur est la principale cause de viandes avariées avant la généralisation des glacières 3044 Jean ENGELHARD, « Loyauté de l’aloyau, ou l’exemple de Lisieux », Le Journal, 11 mars 1939. 3045 Bernard-Etienne CAMBAZARD, op. cit., p 235. 3046 En 1888, la Grande Encyclopédie résume les conditions de conservation de l’époque, variables selon les saisons et les espèces. « La conservation de la viande à l’état frais est une des plus grandes difficultés du commerce de la boucherie, car, malgré les plus grands soins, elle ne peut pas dépasser certaines limites. En été, le bœuf, la vache et le taureau peuvent se conserver très sains pendant 48 heures ; le veau et le mouton ne doivent l’être que pendant 36 heures, surtout quand la chaleur est forte. En hiver, au contraire, toutes ces viandes se gardent, sans aucun inconvénient, pendant quatre jours et même plus, si le temps est bien sec. Au printemps et en automne, trois jours sont le terme moyen de conservation pour le bœuf, la vache et le taureau, et 54 heures pour le veau et le mouton. Dans les temps orageux, toutes ces viandes sont susceptibles de tourner en 12 heures, quelque fois même plus tôt. La fermentation putride des viandes fraîches est facile à reconnaître ; elle s’annonce par une odeur caractéristique accompagnée d’une coloration violacée ou noirâtre ; en outre, diverses mouches, les unes ovipares, les autres vivipares, y viennent déposer des œufs ou des larves. Le procédé d’abatage employé par les Juifs permet de conserver plus longtemps la viande fraîche, parce qu’il a pour effet de dégager plus complètement les vaisseaux. La viande provenant d’animaux mal saignés est moins aisée à conserver que celle qui se trouve dans le cas contraire ». L. KNAB, « Boucherie », La Grande Encyclopédie, Lamirault, 1888, tome VII, p 550. On peut mesurer l’évolution des connaissances sur la conservation des viandes par le froid en comparant l’article de 1888 avec le discours tenu par Alfred Picard en 1906 et par Claude Prudhomme en 1927. Alfred Maurice PICARD, Bilan d’un siècle (1901-1900 ), Imprimerie nationale, 1906, tome III, p 382. Claude PRUDHOMME, La question des halles et le problème actuel du ravitaillement de Paris, Thèse de doctorat de Droit, Paris, 1927, p 147. 3047 Journal de la Boucherie de Paris, 23 octobre 1898. 598 puis des frigorifiques. Il est donc normal que les bouchers promeuvent les nouvelles techniques de conservation de la viande. Pourquoi évoquer alors une « résistance » des bouchers face à la viande frigorifiée ? Si la première « machine à fabriquer de la glace » a été mise au point en 1851 par un américain, John Gorrie, le Français Ferdinand Carré (1824-1900) est souvent présenté comme le pionnier de l’emploi du froid industriel. Il créa de 1857 à 1863 les principaux types de machines frigorifiques et imagina notamment « la première machine à produire le froid par la vaporisation de l’éther ». En 1864, il fait breveter « son premier appareil à compression, fondé sur l’emploi du gaz ammoniac anhydre 3048 ». Si la production de glace a été la première application du froid artificiel, le refroidissement des locaux est sans doute celle qui intéresse le plus les industries alimentaires (brasserie, chocolaterie, conservation des denrées). La maison Mignon et Rouart a mis au point dès 1875 un procédé de « refroidissement direct » pratique et efficace (sans givre), qui est utilisé pour les chambres froides des boucheries. « Le refroidissement des locaux s’applique en particulier à la conservation des denrées alimentaires et principalement des viandes par le froid, qui a pris tant d’extension en Amérique, en Australie, en Angleterre, en Allemagne. Ce mode de conservation, généralement très supérieur à la salaison, au boucanage, à la dessiccation, à l’enrobage, à l’injection de liquides préservatifs, à l’emploi du vide ou d’atmosphères artificielles, à l’immersion dans des mixtures, laisse autant que possible aux viandes l’aspect, la qualité et la valeur commerciale qu’elles possèdent aussitôt après l’abatage 3049 ». Dans le Journal de la Boucherie de Paris, on trouve plusieurs publicités pour divers produits de conservation de la viande, tel l’Oden, liquide de conservation produit par I. Lynell à Vincennes, ou le Mu-Tzi, mixture indienne, « conservateur par excellence des viandes3050 ». Les premières expériences de transport maritime frigorifique ont été menées par Eastmann en 1873 (entre New York et Londres) et par Charles Tellier en 1876 (entre la France et l’Argentine). Le Frigorifique avait été aménagé en 1876 « pour le transport dans les ports côtiers de France et même à Paris des moutons de provenance américaine. Chaque carcasse d’animal était suspendue dans des chambres parcourues par un courant d’air froid, ce qui nécessitait un espace considérable, et, par suite, un tonnage exagéré par rapport au poids de viande transportée ; l’entreprise échoua. En 1878, l’essai fut repris par un industriel de Marseille, Julien Carré, qui installa à bord du Paraguay des appareils frigorifiques et aménagea le bâtiment pour le transport des viandes de bœuf et de mouton provenant du Paraguay et de la Plata3051 ». Dès mars 1878, des bouchers parisiens se plaignent des viandes américaines, qui seraient « nuisibles à la santé3052 ». Cet argument ne tient pas longtemps3053. Les diverses communications scientifiques publiées dans les années 1880 et 1890 soulignent 3048 Alfred Maurice PICARD, op. cit., pp 373-379. 3049 Ibid., p 382. On trouve l’historique et la description précise des divers procédés de conservation de la viande sous la plume du même Alfred PICARD, op. cit., pp 386-389. On peut comparer la description de Picard en 1906 avec l’état des techniques connues en 1891, répertoriées par Charles GIRARD, « Conserves alimentaires », La Grande Encyclopédie, Lamirault, vers 1891, tome XII, pp 542-544. 3050 Journal de la Boucherie de Paris, 24 juillet 1892. 3051 Charles GIRARD, « Frigorifique », La Grande Encyclopédie, Lamirault, vers 1895, tome XVIII, p 175. 3052 Archives de la Préfecture de police de Paris, BA 1409. 3053 Quand le frigorifique Fixary est présenté à l’Exposition Universelle de Paris en 1900, l’ancien président de la Boucherie, Lioré, émet des observationq positives. A. CARREAU, « De l’industrie frigorifique dans les abattoirs : nécessité de leur création », Journal de la Boucherie de Paris, 11 février 1906. 599 au contraire les avantages sanitaires de la congélation, technique de conservation bien supérieure aux traditionnelles glacières3054. « Suivant le Dr Lacadie, la viande conservée dans une glacière, c’est-à-dire dans une chambre sans renouvellement d’air, entourée de murs à doubles parois, garnis de substances isolatrices, et renfermant un bac à glace, s’altère assez promptement et prend un goût fade et peu agréable. Au contraire, la viande gelée, conservée dans un courant d’air froid, gardait ses qualités même après un séjour de plus de trois mois dans l’appareil frigorifique 3055 ». Certes, il y a des précautions à prendre au moment de la congélation et de la décongélation3056. En 1914, Marcel Baudier présente la réfrigération (chilled meat) comme le procédé le plus adapté aux bouchers détaillants, la congélation (frozen meat) étant surtout commode pour les longs transports et les glacières présentant de sérieuses limites. La glacière retarde la décomposition des substances animales mais « ce processus, outre qu’il n’est pratique que pour de petites quantités de viande et pour un temps très court, a le gros inconvénient de placer la viande dans une atmosphère humide, ce qui amène une décomposition rapide à la sortie de la glacière. D’autre part, l’air se renouvelant peu dans les glacières, la viande devient molle, poisseuse et prend vite un goût très accentué de relent. Si l’on se sert de glacières primitives dans lesquelles la viande n’est pas suffisamment séparée de la glace, dans le cas où celle ci a été fabriquée avec des eaux contaminées, ou si elle provient d’étangs dont les eaux sont polluées, la viande peut provoquer des intoxications très graves3057 ». La France est beaucoup plus lente que ses voisins européens pour la construction d’entrepôts et de transports frigorifiques. Pour les fruits et légumes, le premier frigorifique fut installé en 1880 par la maison Omer-Decugis, rue Pierre Lescot. « Accusée de ne plus vendre de produits frais mais de la resserre, la célèbre famille fut obligée, pour retrouver son crédit auprès de sa clientèle, de détruire le frigo sur la place publique3058 ». En 1888, L. Knab indique que « quelques villes, Genève entre autres, ont installé des appareils frigorifiques pour la conservation des viandes. La ville de Paris semble vouloir suivre cette voie3059 ». En 1896, le ministère de la Guerre installe un frigorifique aux abattoirs de la Villette « pour servir au camp retranché en cas de guerre » : cette installation est destinée aux garnisons militaires et non aux chevillards3060. Vers 1895, Charles Girard note que « depuis quelques années, on a 3054 Charles Girard cite notamment les travaux de Pouchet (publiés dans la Revue scientifique) et de MM. Bouley et Vilain (en 1878). 3055 Charles GIRARD, op. cit., p 176. 3056 Pour plus de détails sur les connaissances de l’époque, nous renvoyons à V. ROQUES, « L'industrie et le commerce de la viande à Paris », Moniteur de l'alimentation , n°35, février 1890. BNF, Jo 30134. 3057 Marcel BAUDIER, Le commerce du bétail et de la viande en France, Thèse de Droit, Paris, 1914, p 278. 3058 Guy CHELMA, Les ventres de Paris, Glénat, 1994 , p 213. 3059 L. KNAB, « Boucherie », La Grande Encyclopédie, Lamirault, 1888, tome VII, p 550. 3060 Sur la question des frigorifiques, Elisabeth Philipp note : « Ce fut en 1890 que la question d’un frigorifique pour Paris était posée. Il fut créé en 1896 aux abattoirs de la Villette, financé par la Ville et le Ministère de la Guerre et pour servir au camp retranché en cas de guerre. Ce ministère y entreposa des viandes de boucherie et organisa un service pour les troupes de garnison de façon à renouveler la provision de viande frigorifiée. Mais ce système fut abandonné. Le ministère de la Guerre pas plus que les bouchers n’en étaient convaincus. Le frigorifique fut loué à une société industrielle qui s’en servait pour fabriquer de la glace et conserver fruits et fromages. Les bouchers en gros craignirent la concurrence et firent interdire la conservation de la viande. Mais avec l’épreuve de 1939-1945, les résistances ne tinrent pas et la Ville leva l’interdiction d’entreposer des viandes, d’autres frigorifiques avaient heureusement été installés dans Paris ». Elisabeth PHILIPP, 600 construit en France, non seulement dans les ports, mais encore dans les grandes places de guerre, des entrepôts frigorifiques où l’on peut emmagasiner la viande de boucherie nécessaire à l’alimentation de la population civile et militaire pendant la durée d’une campagne. En Angleterre, il existe à Liverpool un entrepôt pouvant contenir 30.000 moutons ; celui de Londres peut en contenir 35 000. En France, nous possédons au Havre des chambres frigorifiques pour 25 000 moutons ; celles de Dunkerque peuvent en recevoir 5 000. Paris en possédait un entrepôt pour 1000 moutons, mais on vient d’en aménager un autre à Pantin qui en renferme 15 000. L’administration de la guerre possède également plusieurs établissements similaires dont la capacité n’a pas été publiée 3061 ». Dans les années 1890, seule la Compagnie Sansinea importe en France des viandes congelées d’origine américaine 3062. Cette société « possède des abattoirs dans la République Argentine, à Caracas, et débite à Paris une moyenne annuelle de 37 000 moutons au prix moyen de 1,20 F le kg. L’importation des viandes américaines ne suffit naturellement pas à combler le déficit de la production nationale. Sur une importation de 17 659 719 kg de viandes abattues, la République Argentine ne figure que pour 747 650 kg (1889) ; le reste provient de Belgique, 2 713 750 kg ; d’Allemagne, 8 025 349 kg ; de Suisse, 1 516 001 kg et d’autres pays (Algérie, Autriche,etc.), 4 652 969 kg. Toutes ces viandes sont transportées en wagons-glacières, mais ne subissent pas une véritable congélation comme celles qui supportent un voyage de plusieurs semaines3063 ». Alors que la plupart des pays industrialisés développent rapidement les installations frigorifiques (entrepôts et transports), la France accuse un retard certain, souligné en 1906 par Alfred Picard3064. Ainsi, il faut attendre la Belle Epoque (vers 1905-1910) pour que les Halles centrales de Paris soient équipées d’un frigorifique, dans le sous-sol du pavillon n°3 (qui abrite la vente du détail de la boucherie, charcuterie et triperie)3065. J’ignore de quand date l’installation du premier frigorifique chez un boucher détaillant. Selon Gisèle Escourrou, les premières glacières sont installées dans les boucheries parisiennes avant 1914. « Leur généralisation date des années 1920 », rendant plus onéreuse l’installation d’une Approvisionnement de Paris en viande ; entre marchés, abattoirs et entrepôts (1800-1970), Thèse de Doctorat, Conservatoire National des Arts et Métiers, 2004, p 313. 3061 Charles GIRARD, « Frigorifique », La Grande Encyclopédie, Lamirault, vers 1895, tome XVIII, p 175. 3062 En 1893, l’Office du Travail indique que « les maisons d’importation de viandes américaines, Sansinena et autres (approvisionneurs) » pratiquent le commerce en gros de la viande à Paris. Cela laisse penser que Sansinena n’est pas la seule entreprise privée à importer des viandes congelées américaines. Office du Travail, La petite industrie (salaires et durée du travail), tome 1 : l’alimentation à Paris , Imprimerie nationale, 1893, p 215. 3063 Charles GIRARD, « Frigorifique », La Grande Encyclopédie, Lamirault, c 1895, tome XVIII, pp 175-176. 3064 « Tandis que nous restions ainsi dans le statu quo, le commerce des viandes frigorifiées se développait en Angleterre. Les avantages qu’en retiraient les classes pauvres et la réussite de nouveaux essais poursuivis en France par MM. Mignon et Rouart attirèrent l’attention sur le procédé de la congélation. Des entrepôts frigorifiques s’élevèrent en grand nombre dans les centres de population de l’Angleterre, de l’Allemagne, de la Belgique, de l’Amérique, et en moindre proportion chez nous. Aux Etats-Unis, la moindre ville possède un entrepôt frigorifique. Chicago a des installations gigantesques. Dans la République Argentine et la NouvelleZélande, où se préparent des viandes destinées à l’exportation, certaines usines congèlent de 1000 à 1600 moutons par jour ». Alfred Maurice PICARD, op. cit., p 383. 3065 En 1904, plusieurs conseillers municipaux de Paris sont allés en voyage en Allemagne, en Autriche et au Danemark pour y observer le fonctionnement de leur système sanitaire. La nécessité d’installer des chambres froides aux Halles s’impose alors. 601 boucherie3066. Mais n’y a-t-il pas confusion entre glacière et frigorifique ? Ce point reste très nébuleux et demanderait à être éclairci. J’estime que les boucheries de détail parisiennes ont du s’équiper en glacières « efficaces » dans le dernier tiers du XIXe siècle, et que les frigorifiques vont essentiellement se généraliser après 1945. Une chronologie plus fine pourrait être esquissée, avec l’évolution des glacières (disparition progressive du contact entre la glace et la viande) et le décalage entre Paris et la province (notamment pour l’installation des armoires frigorifiques). Mais nous manquons cruellement de données fiables et précises. En 1914, Marcel Baudier estime que, « convenablement préparées et dans de bonnes conditions d’asepsie », les viandes réfrigérées « se conservent facilement un mois et lorsqu’on les extrait des chambres froides, si on a soin de parer les coupes musculaires et d’enlever les aponévroses et graisses de revêtement, elles ont tout à fait l’apparence, l’odeur et le goût des viandes fraîches3067 ». Ce point de vue a été assez rapidement partagé par les bouchers détaillants. En 1908, des résistances à la viande réfrigérée existent encore en province, mais elles semblent avoir largement disparues à Paris à la veille du premier conflit mondial3068. L’hostilité initiale « n’a pas résisté à l’expérience et le s bouchers se montrent très satisfaits des résultats » des frigorifiques3069. Je souligne tout de même que les publicités concernant les « frigorifiques » – souvent par abus de langage car le terme désigne aussi les glacières – sont assez nombreuses dans le Journal de la Boucherie de Paris entre 1900 et 1914. Ainsi, en 1902, j’ai relevé les publicités suivantes : • Compagnie parisienne de Glace transparente Evans & Sandras (21 rue Guillou), fondée en 1888, qui fournit de la glace alimentaire par blocs de 300 kg. • Compagnie générale parisienne d’entreposage frigorifique des Halles centrales (Bourse du Commerce, rue de Viarmes) : location de chambres froides pour conservation d’aliments, au mois, à la semaine, à la journée. • Glacières rationnelles à triple circulation d’air sec de G-F Mondon (Bordeaux), qui coûtent entre 200 et 800 F et comptent plus de 1000 glacières en fonction à Paris et dans les villes de province. • Réfrigérateur Goodell, système américain breveté SGDG de glacières avec rotation continuelle d’air froid sans aucune humidité, par Smart fils constructeur (20 rue de la Terrasse, Paris). • Glacières américaines (système Wilkinston de New-York) : concessionnaire pour la France J. Bustin, constructeur à Ermont (Seine et Oise) et boutique de vente à Paris (5 boulevard de la Chapelle). • Maison Williams (1 rue Caumartin, Paris) qui vend des buffets-glacières, propose des glacières en location et la transformation de glacières « à notre nouveau système » 3066 Gisèle ESCOURROU, La localisation des boucheries de détail à Paris, Thèse de 3e cycle de Géographie, Paris-Sorbonne, 1967, p 72. 3067 Marcel BAUDIER, op. cit., p 281. 3068 A Dijon, le président du Syndicat de la Boucherie avait, en matière de protestation, affiché dans sa boutique en grosses lettres l’avis suivant à l’adresse du public : « Ici, on ne vend pas de viandes provenant du frigorifique ». CARREAU, « Avantages des frigorifiques », Revue pratique des abattoirs, juin et juillet 1908. 3069 Marcel BAUDIER, op. cit., p 282. 602 (premier prix aux vapeur à Levallois-Perret. Expositions universelles de 1878 et de 1889). Usine à En 1906, de nouvelles sociétés viennent s’ajouter aux précédentes, comme la SA Dyle & Bacalan (15 avenue Matignon) qui installe des chambres froides, la Société Anonyme des glacières de Paris (39 quai de Grenelle) ou les établissements Eugène Clar (70 rue St-Lazare) qui installent des frigorifiques et des chambres froides « avec ou sans machines3070 ». Il faut noter que le développement des chambres froides (glacières puis frigorifiques) a sans doute eu des conséquences sur les horaires de travail des livreurs de viande et des bouchers. A la fin du XIXe siècle, les bouchers en gros avaient coutume de livrer gratuitement aux détaillants la viande restée dans les échaudoirs, après la fermeture des abattoirs. Mais ces livraisons s’effectuant la nuit et obligeant le boucher à veiller, de nombreux détaillants prennent l’habitude d’enlever eux-mêmes leur viande à l’abattoir, l’après-midi. La plupart des bouchers emmènent la viande à leurs frais, d’autres font appel aux « piéçards », qui prennent livraison à l’abattoir et font des profits rapides. Vers 1900, presque tous les bouchers prennent livraison3071. « Les bouchers de gros cessèrent leur livraison et des entreprises de meneurs de viande furent créées ; à partir de 1903, toute livraison gratuite avait disparu. Cette mesure se fit surtout sentir lorsque les achats de viande, au lieu d’être quotidiens et de ce fait peu importants et facilement transportables, se firent deux à trois jours par semaine au maximum et la plupart des petits bouchers ne pouvant plus emporter eux-mêmes une trop grosse quantité de viande se la firent livrer3072 ». Cela suppose que toutes les boutiques de détail possédaient déjà une armoire froide, alimentée par de la glace. En 1914, la communauté scientifique est encore partagée sur les qualités gustatives de la viande congelée. « MM. Galtier et Moreau, le docteur Pagès prétendent que, bien qu’alibile et savoureuse, elle est moins bonne que la viande fraîche3073 ». Au contraire, le professeur Armand Gautier considère que la viande frigorifiée est généralement plus riche en principes nutritifs et un peu moins gélatineuse que la viande fraîche3074. En août 1912, Charles Grollet est encore très réservé dans le Journal de la Boucherie de Paris : les viandes décongelées deviennent « dures, brunâtres à la surface, d’un aspect peu engageant pour le consommateur difficile qu’est le Français ». La putréfaction serait beaucoup plus rapide dès que la viande congelée est placée à une température normale. Malgré toutes les précautions à prendre pendant la décongélation, « les inconvénients inhérents à la congélation, s’ils peuvent être atténués, ne peuvent disparaître et le procédé de la réfrigération – sans congélation – lui est de beaucoup supérieur3075 ». Cette prévention des bouchers contre la congélation semble disparaître après 1918 car Claude Prudhomme note, en 1927, que « les bouchers parisiens traduisent cette propriété avantageuse des viandes frigorifiées en disant qu’elles ne verdissent jamais », évoquant le rôle « aseptique » de la congélation3076. « Les viandes, au sortir des 3070 Publicités parues dans le Journal de la Boucherie de Paris en 1906. 3071 Camille PAQUETTE, Histoire de la boucherie, Paris, Imprimerie du Réveil économique, 1930, p 134. 3072 Gisèle ESCOURROU, op. cit., p 71. 3073 Marcel BAUDIER, op. cit., p 279. 3074 L’Industrie frigorifique , mars 1908. 3075 Journal de la Boucherie de Paris, 11 août 1912. 3076 Claude Prudhomme identifie un triple avantage à la conservation par le froid : l’asepsie (contre la putréfaction), la stabilisation des fermentations en cours de développement (contre les bactéries, moisissures et levures) et l’antisepsie (contre la plupart des parasites : ténia, trichine, prorospermies intrafibrillaires, etc.). 603 chambres froides, peuvent être souillées en surface, subir même une putréfaction superficielle, mais elles bénéficient d’une immunité très longue contre la putréfaction profonde3077 ». La question des viandes frigorifiées prend une ampleur inédite à cause de la guerre 1914-18, pendant laquelle les autorités militaires ont largement fait appel aux viandes congelées pour répondre à l’importante demande et à la baisse de l’offre 3078. « Pour la viande, l’occupation réduisait le cheptel de 10%. L’intendance réquisitionna de nombreux animaux, car les soldats mangeaient plus de viande que les civils. La consommation passa de 6 à 10 millions de quintaux par an. Il fallut donc importer des quantités croissantes de viandes frigorifiées, salées, ou en conserves3079 ». Camille Paquette précise que la ration quotidienne du soldat était de 400-500 grammes et que l’armée s’occupe d’importer des viandes dès août 19143080. Etant boucher, il omet de signaler l’opposition de ses confrères aux premières importations massives de viandes frigorifiées venant d’Amérique latine, d’Australie et de Nouvelle-Zélande. Georges Renard comble cette lacune : « on débuta dans l’armée ; puis on songea à l’acclimater dans la population civile. On sait comment le frigo (ainsi la baptisa le langage populaire) qui revenait par kilo à 25 ou 30 centimes de moins que la viande fraîche, rencontra par cela même l’opposition des bouchers détaillants et des éleveurs qui redoutaient la concurrence. L’Etat hésita. La Ville de Paris tenta l’expérience, d’abord en plein été, dans les conditions les plus mauvaises ; ce premier essai fut un échec ; mais quelques mois plus tard, en décembre 1915, avec l’aide de l’Union des Coopératives, elle réussissait à attirer et à satisfaire les clients ; la hausse de la viande était ainsi ralentie3081 ». Dans une thèse de droit de 1927, Claude Prudhomme souligne l’importance des viandes frigorifiées pendant le premier conflit mondial. « Au cours de la guerre, le rôle joué par les viandes conservées par le froid dans le ravitaillement des armées et de la population civile a été très considérable. Les importations de viande frigorifiée qui étaient, en 1913, de 20 299 quintaux, atteignirent, pour les sept derniers mois de 1914, le chiffre de 164 641 quintaux ; elles ne firent qu’augmenter jusqu’à la fin de la guerre. Remarquons, en passant, que ce n’est pas l’un des moindres mérites des coopératives de consommation que d’avoir contribué, dès le commencement des hostilités, à répandre dans le public français l’usage des 3077 Claude PRUDHOMME, op. cit., p 148. 3078 J’ai choisi de traiter la viande frigorifiée mais il faudrait également évoquer le développement de la consommation de la viande en conserves, importée d’Amérique, par l’armée pendant la guerre puis sa vulgarisation chez les civils ensuite. Je renvoie pour cela à Martin BRUEGEL, « Un sacrifice de plus à demander au soldat : l’armée et l’introduction de la boîte de conserve dans l’alimentation française (18721920) », Revue Historique, tome 294, n°596, octobre 1995, pp 279-284. 3079 Jean-Baptiste DUROSELLE, La France et les Français (1914-1920), Richelieu, 1972, p 217. 3080 « Les importations de viande frigorifiée qui étaient, en 1913, de 20 299 quintaux, atteignirent, pour les sept derniers mois de 1914, le chiffre de 164 641 quintaux ; elles ne firent qu’augmenter jusqu’à la fin de la guerre ». Claude PRUDHOMME, La question des halles et le problème actuel du ravitaillement de Paris, Thèse de doctorat de Droit, Paris, 1927, p 150. 3081 Georges RENARD, La vie chère, Gaston Doin, 1921, p 73. Pour plus de détails, je renvoie à Georges RENARD, Les répercussions économiques de la guerre actuelle sur la France (1er août 1914-15 mai 1917), Alcan, 1917, pp 358-361. 604 viandes frigorifiées3082 ». Nous ne revenons pas sur ce dernier point, déjà évoqué au moment du regain coopératif pendant la Grande Guerre. Le commerce international de la viande frigorifiée explose pendant la guerre 1914-18. Dans le monde, les quantités de viandes frigorifiées échangées passent de 6.090 tonnes en 1880 à 16 240 tonnes en 1887, 812 000 en 1914 et 1 146 650 en 1918. En 1918, les principaux pays exportateurs de viande frigorifiée sont l’Amérique du Sud (700 350 tonnes) et la Nouvelle-Zélande (100 485 tonnes), suivis par l’Australie (68.005), le Canada (46 690) et les colonies françaises (22 330). A elle seule, la Grande-Bretagne importe 720 257 tonnes de viande refrigérée en 19183083. La France étoffe sa flotte frigorifique pendant la guerre, passant de 5 navires en 1914 (effectuant le trajet Le Havre-Angleterre avec 1 200 tonnes chacun) à 14 bateaux en 1920 (pour un tonnage total de 30 000 tonnes). Pour comparaison, la GrandeBretagne possède en 1920 une flotte frigorifique de 291 navires (capacité de 500 000 tonnes). Quant aux entrepôts frigorifiques des ports français, leur capacité de stockage est passée de 10.600 tonnes en 1915 à 70 000 tonnes en 1920 (10 000 au Havre, 6 800 à Marseille, 5.600 à St-Nazaire, 4 000 à Bordeaux, 4 000 à La Pallice, 3 000 à Boulogne, 2 500 à Dunkerque et à Lorient)3084. Elisabeth Philipp indique le rôle joué par le frigorifique installé aux abattoirs de Vaugirard pendant la guerre 1914-18. « Construit en 1917, il fut agrandi en 1920 : 560 m² et des chambres froides de 400 m². Le tout permettait d’entreposer 250 tonnes. Il eut un rôle de premier plan pour les boucheries municipales, avait rendu de sérieux services à la population parisienne pendant les hostilités et continuait d’avoir un rôle efficace. Mais sur Paris, le plus important des frigorifiques se trouvait aux halles centrales avec 3810 m² pouvant contenir 596 tonnes de viandes3085 ». Dans l’Histoire de la France rurale , G. Duby et A. Wallon notent : « Avant la guerre, et malgré les efforts de l’Association pour le froid industriel, la France ne dispose d’aucune industrie frigorifique. Elle est fermée à l’importation de viande congelée. Sur le plan mondial, ce commerce est pratiquement un monopole britannique puisque l’Angleterre achète 700 000 des 800 000 tonnes vendues chaque année. Devant l’incapacité de couvrir les besoins militaires avec les ressources nationales, le gouvernement a recours à celles de notre allié. Un marché passé en 1915 nous assure la fourniture, pendant toute la durée de la guerre, de 20 000 tonnes de viande congelée par mois, soit le tiers de ce que peut transporter la flotte frigorifique anglaise. Tout un système de transport et de stockage est mis en place et l’armée ne tarde pas à couvrir 60% de ses besoins en viande avec du « frigo ». Au printemps 1918, dernière période critique pour le ravitaillement en viande, le cheptel métropolitain ne contribue plus que pour 20% à l’approvisionnement du front 3086 ». Une fois la guerre finie – et même dans certains cas pendant le conflit, le gouvernement rétrocède aux civils les viandes frigorifiées non consommées par les troupes. « Dès 1915, certaines municipalités en reçoivent un tonnage réduit pour « familiariser le 3082 Claude PRUDHOMME, La question des halles et le problème actuel du ravitaillement de Paris, Thèse de doctorat de Droit, Paris, 1927, p 150. 3083 P. BARATON, op. cit., p 4-13. 3084 Ibid., pp 155-156. 3085 Elisabeth PHILIPP, op. cit., p 314. 3086 G. DUBY et A. WALLON (dir.), Histoire de la France rurale, tome 4 : La fin de la France paysanne (de 1914 à nos jours), Seuil, 1976, p 46. 605 public avec ce nouveau mode d’alimentation reconnu indispensable à la sauvegarde et à la reconstitution de notre cheptel », mais aussi parce que « consentie à des prix très bas, ces livraisons contribuent à lutter contre la vie chère3087 ». A Nantes et à Saint-Nazaire, les municipalités confient dès 1916 aux coopératives de consommation le soin de distribuer de la viande frigorifiée, les bouchers refusant de la commercialiser3088. Après-guerre, quand les stocks militaires sont épuisés, plusieurs bouchers se spécialisent dans l’importation de viande frigorifiée. Des producteurs sud-américains installent des magasins de vente en gros près des Halles. Dans les quartiers bourgeois, des boucheries ouvrent avec uniquement de la viande « frigo » et du veau frais. La consommation de viande « frigo » reste forte jusqu’en 1926, surtout à Paris, en Alsace-Lorraine et dans les régions occupées (Sarre). Entre 1920 et 1926, environ 80 à 100 000 tonnes de viande sont importées chaque année en France. Avec la dépréciation du franc en juillet 1926, le cours de la viande « frigo » devient supérieur à celui de la viande fraîche, donc la consommation diminue de 50%, reprend pendant l’hiver 1926-27 et disparaît totalement pendant l’été 1927. En 1928, la production française a retrouvé le niveau de 1913 : l’élevage national (y compris les colonies d’Afrique du Nord) suffit à la consommation 3089. L’ouvrage de Camille Paquette étant publié en 1930, il faut compléter ses propos avec des sources complémentaires. Dans une thèse de sciences économiques de 1933, on trouve les chiffres suivants pour les importations françaises de viande frigorifiée3090 : Tableau 23 : Evolution des volumes de viande frigorifiée importée en France entre 1914 et 1932 Années Tonnes Années Tonnes 1914 17 774 1928 18 886 1915 182 297 1929 24 955 1917 240 895 1930 51 642 1919 259 593 1931 66 463 1922 39 044 1932 35 122 Effectivement, les importations se trouvent considérablement réduites dans les années 1920, pour atteindre en 1928 le niveau de 1914, mais il n’en demeure pas moins que les importations redémarrent à partir de 1928 et ont été freinées par l’établissement de contingentements en septembre 1931. Quand Paquette note que les importations s’écroulent après la dévaluation du franc de 1926 et que la production nationale de 1928 suffit à la consommation française, il exagère car la France importe tout de même 18.886 tonnes de viande en 1928, alors qu’elle n’en importait que 2 029 en 1913 ! 3087 Ibid. 3088 Robert GAUTIER, Le mouvement coopératif de consommation dans l’Ouest (d épartements formant aujourd'hui les régions Bretagne et Pays-de-Loire) : des origines au congrès de Fougères : (1925) : de la foi associationniste au consumérisme : entre l'utopie et le réel : un projet de réforme sociale , Thèse de Doctorat, Rennes 2, 2003, p 556. 3089 Camille PAQUETTE, Histoire de la boucherie, Paris, Imprimerie du Réveil économique, 1930, p 145. 3090 Bernard-Etienne CAMBAZARD, op. cit., p 265. 606 Les bouchers détaillants se sont bien adaptés à l’arrivée des viandes congelées, se lançant eux-mêmes dans la commercialisation des viandes d’importation 3091. Notons d’ailleurs une différence entre la France et l’Angleterre. « En Angleterre et dans certaines villes de France on vend la viande congelée encore à l’état de congélation : elle est alors débitée à la scie. Dans les grandes villes la plupart des bouchers préfèrent vendre la viande décongelée et parée, mais le plus souvent la décongélation n’est pas complète, cette demi-décongélation permet d’avoir une viande qui se tient mieux 3092 ». Au nom de la lutte contre la vie chère, les bouchers français s’opposent aux lois de contingentement mises en place en septembre 1931 (pour le bœuf) et en novembre 1931 (pour le mouton) par le gouvernement Laval3093. Edmond Laskine, président du Comité technique de l’alimentation, déclare en 1932 : « Si l’on veut s’orienter vers une politique de vie à bon marché, il faut tourner le dos à tout un système de mesures qui a pour effet certain, mais aussi pour un but manifeste, d’empêcher la baisse des prix. Il faut abaisser les barrières douanières et non en réclamer constamment l’élévation 3094 ». Nous ne revenons pas sur les positions libreéchangistes du Syndicat de la Boucherie de Paris. Cette banalisation de la viande congelée et réfrigérée pendant la première guerre mondiale suppose que d’importants efforts soient consentis pour rattraper le retard de la France dans l’installation des frigorifiques. Concernant les Halles centrales de Paris, Guy Chemla note que « dans les boutiques du pourtour et dans les pavillons, les resserres furent progressivement équipées de grands « frigos », notamment dans les secteurs de la marée, des produits carnés et des produits laitiers et avicoles. Par contre, pendant toute la mise en place des marchandises, la vente aux enchères et jusqu’à l’enlèvement par l’acheteur (et bien souvent durant le transport jusqu’à l’arrivée dans l’entrepôt du grossiste intermédiaire ou la boutique du détaillant), les produits restaient, été comme hiver, à l’air libre, quelles que soient les conditions météorologiques3095 ! ». Dans les années 1920, « des abattoirs industriels, organisés de façon moderne avec des chambres froides, ont été créés dans certaines régions d’élevage, à Chasseneuil, près de Poitiers ; à la Roche-sur-Yon ; à Pouzagues, en Vendée ; à Clamecy dans la Nièvre ; à Cantarane, en Auvergne ; à Lacourtensourt, près de Toulouse, etc3096... ». En 1927, de nombreuses villes françaises (notamment les ports) possèdent des entrepôts frigorifiques : Bordeaux, La Rochelle, Lorient, Lyon, etc. Par ailleurs, la Compagnie ferroviaire ParisOrléans « a subventionné la construction par la Compagnie des transports frigorifiques, d’une véritable gare frigorifique à Ivry-Port qui, par son importance et ses relations directes avec les Halles, est particulièrement intéressante3097 ». La gare frigorifique de Paris-Ivry voit le jour en 3091 Nous renvoyons par exemple aux activités de la « Société coopérative de la Boucherie », société corporative patronnée par le Syndicat de la Boucherie de Paris, qui importe des viandes frigorifiées d’Argentine dans les années 1920. Un conflit éclate en 1921 entre la « Coopé » et la Morris Packing Company, commissionnaire de la Frigorifico Artigas de Montevideo, au sujet de la livraison de 500 tonnes de viande congelée de bœuf. Le conflit porte sur le non-respect des délais de livraison et sur la qualité de la viande livrée. Un compromis commercial est signé entre les deux parties le 5 février 1925. Journal de la Boucherie de Paris, 8 avril 1928. 3092 L. LAURE, La viande frigorifiée, Alcan, 1927, p 36. 3093 Bernard-Etienne CAMBAZARD, op. cit., p 266. 3094 Journal du Commerce, 27 octobre 1932. 3095 Guy CHELMA, Les ventres de Paris, Glénat, 1994 , p 88. 3096 Claude PRUDHOMME, op. cit., p 154. 3097 Claude PRUDHOMME, op. cit., p 155. 607 1921 : elle est située au 91 quai de la Gare (Paris 13e), Bibliothèque Nationale de France (quai de Tolbiac). à proximité de l’actuelle Si les bouchers détaillants s’adaptent assez bien à l’arrivée massive des viandes frigorifiées, les chevillards de la Villette continuent à lutter contre le « trust de la viande congelée ». Entre 1890 et 1914, de nombreux signes montraient la grande méfiance – pour ne pas dire la ferme opposition – des chevillards face à toute installation de frigorifiques à la Villette3098. Pourtant, des frigorifiques sont installés dans les abattoirs de Chambéry en 1902 et ceux de Dijon en 1903 (à la Villette, il faut attendre 1930 !). En 1906, le directeur des abattoirs de Dijon, A. Carreau, signe un article où il souligne la nécessité d’installer des frigorifiques dans les abattoirs français, le froid artificiel étant déjà utilisé depuis 20 ans en Allemagne et en Suisse3099. Pour Marcel Baudier, « l’hostilité des négociants en bestiaux et des bouchers, surtout des bouchers en gros, contre l’installation des frigorifiques [dans les abattoirs], s’explique par des raisons de routine et aussi par la crainte que leur établissement amène un changement complet dans le régime du commerce et, en particulier, la suppression du commerce du bétail sur pied3100 ». En 1920, la corporation des chevillards parisiens est « inquiète de la campagne menée par la presse en faveur de la viande frigorifiée. Un « trust » venait de se former sous le nom de « Comité des viandes ». Il englobait un certain nombre d’abattoirs industriels et une compagnie de chemin de fer. Des personnalités influentes en faisaient partie3101 ». Néanmoins, le Syndicat de la boucherie en gros de Paris connaît des dissensions car la position du président Joubin (1920-1924) n’est pas partagée par le chevillard Cazès, futur président syndical (1925-1929). Je ne m’attarde pas davantage sur la lutte des chevillards contre la viande frigorifiée, mais je signale simplement que leur âpre résistance explique sans doute qu’il faille attendre 1930 pour qu’un frigorifique soit installé aux abattoirs de la Villette3102 ! d) Les autres luttes des bouchers dans les années 1920 La guerre 1914-18 a été lourde de conséquences car elle a relancé avec force les débats sur la viande frigorifiée, le prix de la viande (barème, taxe et hausse illicite) et les interventions de l’Etat contre la vie chère (coopérative et boucherie municipale). Il nous reste maintenant à présenter les autres revendications des bouchers dans les années 1920. Quand la CNBF tient sa réunion annuelle en octobre 1922, voici quelles sont ses préoccupations : 3098 En 1899, le Syndicat de la boucherie en gros de Paris rejette le projet d’installation dans les abattoirs de la Villette d’un appareil « électro-aseptogène, destiné à la conservation des viandes à l’air libre et à l’état frais » (!). Les chevillards ont protesté énergiquement en 1900 quand « la Compagnie Française avait souhaité installer à la Villette un atelier de réfrigération par l’ammoniaque » et le Syndicat de la Boucherie en gros de Paris hésita longuement avant de « se décider à déléguer un membre du bureau au 1er Congrès international du Froid qui s’était tenu à Paris en 1908 ». Pierre HADDAD, Les chevillards de la Villette : naissance, vie et mort d’une corporation , Thèse de Doctorat, Paris X – Nanterre, 1995, p 152, 156-157 et p 179. 3099 Journal de la Boucherie de Paris, 11 février 1906. 3100 Marcel BAUDIER, op. cit., p 277-278. 3101 Pierre HADDAD, op. cit., p 227. 3102 En juillet 1934, le Réveil de la Boucherie dénonce le « scandale du frigorifique à la criée des abattoirs » dans une lettre ouverte au Président du Conseil, Gaston Doumergue. 608 • novembre 1912 et du décret du 21 mars 1914 modification de la loi du 26 sur l’admission des jeunes aux abattoirs : il faut passer de 17 à 14 ans car la profession manque de main d’œuvre. • suppression des octrois. • loi sur la reconnaissance de la propriété commerciale. • vérification des bascules et poids des cultivateurs et des éleveurs. • vœu pour interdire toute entreprise commerciale des municipalités. • abandon de l’étiquetage : l’affichage du prix indicatif est suffisant. • empêcher les poursuites pour hausse illicite après le 23 octobre 1922. • repos hebdomadaire obligatoire le dimanche. • simplifier la déclaration obligatoire des expéditeurs de denrées périssables, et simplifier les tarifs des transports par chemin de fer. • interdire la vente du bœuf, du veau et du mouton chez les chevalins 3103. Un certain nombre des revendications des bouchers sont communes au secteur de l’alimentation. En 1928, le programme du Comité de l’alimentation de Paris repose sur les points suivants : • protection du petit commerce contre les coopératives et les économats. • définition exacte de l’artisanat. • réviser la loi du 29 décembre 1923 sur le repos collectif et supprimer le travail patronal de nuit. • supprimer la taxe sur le chiffre d’affaires. • révision des baux. • abroger la loi des 19-22 juillet 1791 (taxation des denrées)3104. Nous n’allons pas développer tous les éléments évoqués par les bouchers. Je remarque tout d’abord que la patente disparaît des sujets de plainte. En effet, la patente a été réformée en 1917. « La contribution des patentes fait partie du système des « quatre vieilles », dont seule subsiste, en tant qu’impôt d’Etat, la contribution foncière. La patente, depuis la loi du 15 juillet 1917, n’est plus qu’un impôt départemental et communal 3105 ». En 1917, Gilles Normand, défenseur des maisons à succursales multiples, se moque des plaintes exagérées du petit commerce contre la patente, « supprimée le 13 novembre 1915 » par le Sénat. Il souligne que son poids a été très surestimé par les boutiquiers pour obtenir sa suppression. Ainsi, à Loudéac, la patente aurait représenté 12% des bénéfices du boucher, alors que les fonctionnaires estiment qu’elle représente 1% des bénéfices (0,2% du chiffres d’affaires) dans la boulangerie, 2% (0,8% du CA) dans la boucherie et 5% (0,5% du CA) dans 3103 Journal de la Boucherie de Paris, 15 octobre 1922. 3104 Journal de la Boucherie de Paris, 29 janvier 1928. 3105 F. IMBRECQ (contrôleur des contributions directes), La patente, Paris, La librairie fiscale, 1928, p 3. 609 l’alimentation 3106. Si la patente « disparaît » pendant la guerre (pour être remplacée par un impôt sur le bénéfice et le chiffre d’affaires), l’octroi, « impôt inique », demeure un sujet de mécontentement pour les bouchers3107. Camille Paquette note que deux réformes techniques sont intervenues en 1915, avec la suppression des fressures pesées avec les moutons et la suppression des joues de bœuf, autrefois attachées au collier (les droits d’octroi ne sont plus dus pour les joues). Cela constitue une perte de 5 kg, mais un gain de 2 kg pour la langue, livrée gratuitement. Paquette note aussi la suppression du « chaud », c’est-à-dire les quatre livres par bœuf accordées sur le poids réel de bascule. Enfin, les droits d’octroi de 0,12 francs, compris dans le prix de vente à la cheville, sont supprimés en 19193108. Cela n’empêche pas les bouchers de protester contre les rigueurs de l’octroi de Paris, comme en 1927 par exemple, car ils estiment que les procès-verbaux sont plus nombreux contre les détaillants que contre les transporteurs de viande3109. C’est sans surprise que les bouchers soutiennent en 1936-1937 la proposition de loi du député Taudière, « tendant à la suppression de tous les octrois du territoire par l’aménagement d’un fond commun alimenté par des économies réalisées sur les recettes des taxes et impôts indirects3110 ». Les bouchers parisiens devront attendre 1943 pour que l’octroi soit définitivement supprimé. De façon générale, les bouchers réclament – sans surprise – un allègement des charges fiscales et une diminution des charges patronales. Tout en soulignant que les chiffres donnés par les petits commerçants sont suspects, « en raison de leur élévation », Gilles Normand note que « dans les boucheries, les retraites et l’assurance contre les accidents coûtent 50 francs par an, à un petit patron, à Valence ; les retraites et les diverses assurances apportent un surcroît de frais de 5%, à Chartres. Dans les charcuteries, le surcroît total peut s’élever, par an et employé, à 250 francs à Dôle, 378 francs à Dijon, 400 francs à Moulins ; l’assurance contre les accidents et le repos hebdomadaire causent un surcroît de 33% à Paris, Dijon et Troyes ; de 50% à Abbeville ». Gilles Normand précise tout de même, en 1917, qu’il « n’y a pas beaucoup de petits commerçants qui versent régulièrement pour les retraites ouvrières ; la plupart même n’ont jamais cessé d’engager leur personnel à être réfractaire à cette loi. Quant à celle sur les accidents du travail, son exacte portée et les obligations qu’elle engendre restent trop souvent ignorées3111 ». La loi du 23 avril 1919 sur la journée de 8 heures est appliquée avec lenteur et ne prend effet que vers 1925 ; un décret du 27 janvier 1933 porte sur l’application de la journée de 8h dans les boucheries de détail de la Seine. Quand la loi sur les assurances sociales est votée en mars 1928, les patrons bouchers se plaignent car cette mesure accroît les charges patronales. En juillet 1928, les bouchers protestent contre un projet de réforme de la loi de 1898 sur les accidents du travail3112. La question du repos hebdomadaire est traitée d’une 3106 Gilles NORMAND, La guerre, le commerce français et les consommateurs, Perrin, 1917, p 43-44. 3107 Sur les débats des chevillards sur l’octroi, nous renvoyons à Pierre HADDAD, op. cit., pp 272-274. 3108 Camille PAQUETTE, Histoire de la boucherie, Paris, Imprimerie du Réveil économique, 1930, p 134. 3109 Le 27 décembre 1927, le Syndicat de la Boucherie envoie une lettre de protestation contre les rigueurs de l’octroi à D’Andigné, conseiller municipal du 16 e arrondissement, directeur des droits d’entrée et d’octroi de Paris. Journal de la Boucherie de Paris, 29 janvier 1928. 3110 Pierre HADDAD, op. cit., p 273. 3111 Gillles NORMAND, op. cit., p 51. 3112 Journal de la Boucherie de Paris, 1er juillet 1928. 610 façon originale par les bouchers. Selon Camille Paquette, la guerre 1914-18 aurait joué un rôle non négligeable3113. Avec la mise en place des jours sans viande en 1917, les boucheries sont ouvertes quatre jours par semaine. Un accord a été signé entre le syndicat ouvrier et le syndicat patronal : les étaux restent fermés le lundi jusqu’en 1918. A p artir de 1919, le lundi après-midi demeure un jour de fermeture. La loi du 29 décembre 1923 permet aux syndicats patronaux et ouvriers de s’entendre pour appliquer le repos collectivement en fermant tous les magasins à jour fixe. Un accord est trouvé en septembre 1924 pour Paris : les boucheries du centre ferment le dimanche et celles des autres quartiers le lundi. Un arrêté du préfet de police de mars 1926 fixe la délimitation entre les secteurs du dimanche et ceux du lundi. Cet arrêté est renouvelé le 29 avril 1927 pour une période de trois ans, mais il est cassé en décembre 1929 par le Conseil d’Etat suite au recours de deux sociétés d’alimentation générale qui ont protesté contre l’arbitraire de la délimitation préfectorale. En 1930, Camille Paquette souligne avec fierté que la boucherie est « à peu près la seule corporation de l’alimentation qui bénéficie d’une journée et demi de repos continu 3114 ». e) Encadrer la jeunesse par le sport et l’apprentissage L’encadrement de la jeunesse est un thème qui apparaît au milieu des années 1920 chez les bouchers. En 1910, une série d’articles paraissent dans le Journal de la Boucherie de Paris pour déplorer la pénurie et l’instabilité des apprentis et des petits commis. Jean Mario stigmatise l’attitude des jeunes sans discipline, nomades et tyrans, qui refusent d’effectuer les livraisons et revendiquent des salaires trop élevés3115. Au moment où le Code du Travail est adopté par le Sénat, en juin 1910, les patrons bouchers placent leurs espérances dans la signature de contrats d’apprentissage pour fixer la main d’œuvre débutante 3116. Avant 1914, les bouchers réclament le droit de pouvoir embaucher les apprentis dès 14 ans3117. Cette revendication est encore réaffirmée en octobre 1922 par la CNBF car la profession a besoin de main d’œuvre et que la boucherie présente des avantages non négligeables, pécuniaire, social et moral3118. La loi Astier du 25 juillet 1919 organise les cours professionnels et rend progressivement obligatoire l’enseignement théorique des apprentis, 3113 Jean-Louis Robert indique que les ouvriers bouchers, charcutiers et les travailleurs des abattoirs « bénéficient à partir de 1917 de la fermeture du lundi à l’issue d’un mouvement de grève en octobre 1917. A compter de cette date, ces syndicats se réunissent très généralement les lundis à 15 ou 16 heures, et parfois le matin. Pour les bouchers, les jours sans viande s’élevant même à trois en 1918, leurs possibilités de réunions s’étendent encore cette année-là ! ». Jean-Louis ROBERT, Ouvriers et mouvement ouvrier parisiens pendant la Grande guerre et l'immédiat après-guerre: Histoire et Anthropologie, Thèse de doctorat, Paris 1, 1989, p 1185. 3114 Camille PAQUETTE, op. cit., p 143-144. 3115 Journal de la Boucherie de Paris, 29 mai 1910. 3116 Ibid., 19 juin 1910. 3117 Selon un article du journal professionnel, un décret de 1874 interdit l’entrée dans les abattoirs publics aux enfants de moins de 16 ans. Les bouchers réclament la modification de l’article 16 de la loi du 13 mai 1893, c’est-à-dire que la limite d’âge des apprentis bouchers soient ramenée de 16 à 14 ans. Journal de la Boucherie de Paris, 7 août 1910. 3118 Lors de sa réunion annuelle, les 25-26 octobre 1922, la CNBF émet un vœu pour que le gouvernement modifie la loi du 26 novembre 1912 et le décret du 21 mars 1914 sur l’admission des jeunes aux abattoirs. Les bouchers souhaitent que l’âge des apprentis d’abattoirs passe de 17 à 14 ans. Journal de la Boucherie de Paris, 15 octobre 1922. 611 mais elle néglige l’essentiel, la formation professionnelle et manuelle des jeunes. Steven Zdatny précise que « jusqu’au dépôt du projet de loi Verlot en juin 1921, le débat sur l’enseignement technique avait ignoré l’artisanat, qui n’était pas encore entré dans la conscience politique française3119 ». En 1921, le Congrès de l’apprentissage de Lyon demande « la création obligatoire en France de Chambres de métiers dotées du pouvoir de lever des taxes3120 ». La loi Courtier du 26 juillet 1925 rend possible la création de Chambres artisanales de métiers en France, chargées notamment d’organiser l’apprentissage, mais reste « muette sur la question des pouvoirs que les artisans exerceraient en fin de compte sur l’apprentissage 3121 ». Le regard porté sur les jeunes change beaucoup après 1925 : des efforts existent pour organiser l’apprentissage. Il faut dire que les bouchers ont pris un certain retard par rapport aux initiatives de la Chambre de commerce de Paris. Dans les années 1920, la Chambre de commerce continue l’œuvre éducative lancée par quelques précurseurs de la formation professionnelle3122. En 1921, elle reprend la gestion de l’atelier d’apprentissage Kula (rue des Epinettes), créé en 1906. En juillet 1922, elle accepte de continuer l’œuvre de la fondation Viviani (72 rue de Babylone). La période 1921-1931 constitue les « années folles » des « ateliers-écoles », nommés à partir de 1927 « ateliers-écoles d’orientation professionnelle et d’apprentissage ». Le 1er octobre 1930, une école de l’alimentation ouvre ses portes au 16 rue du Terrage (Paris 10e). Elle prépare aux métiers de boulanger, boucher, charcutier, cuisinier, épicier, pâtissier et confiseur. Cette école a été ouverte par la Chambre de commerce à la demande de cinq chambres syndicales (boulangerie, pâtisserie, boucherie, charcuterie et cuisine)3123. Elle propose un enseignement sur 3 ans (pour préparer le CAP), dispose d’un matériel moderne (réfrigérateurs, fours, etc…) et connaît un vif succès dès son ouverture. En 1930-1937, le taux de succès au certificat d’étude est de 75%. En 1932-1939, le taux de réussite au CAP est de 80%3124. Selon le père Petiteville, aumônier de l’Union Professionnelle Catholique de la Boucherie, l’école compte 20 élèves en 1930 et 200 en 1936 (il s’agit sans doute seulement des apprentis bouchers). Le Syndicat de la Boucherie de Paris n’est pas resté inactif. Il créa en 1927 « une œuvre de haute importance, « l’Ecole professionnelle de la Boucherie », ayant comme but de recruter et instruire les apprentis et de perfectionner théoriquement et pratiquement les commis, seconds et étaliers par des cours, des conférences et des démonstrations pratiques qui ont lieu, du 1er novembre à fin juin suivant, à l’Ecole de la Chambre de commerce, 16, rue du Terrage, et dans certaines boucheries. Des examens théoriques et pratiques terminent l’année 3119 Steven ZDATNY, Les artisans en France au XXe siècle, Belin, 1999, p 64. 3120 Maurice LACOIN, « La taxe d’apprentissage », Revue politique et parlementaire, tome 121, décembre 1924, p 483. 3121 Steven ZDATNY, op. cit., p 68. 3122 Sur le retard français dans l’enseignement professionnel, nous renvoyons à Philippe LACOMBRADE, « Le patronat parisien et l’enseignement professionnel à la Belle Epoque : modèles européens et modernisation du système français (1902-1914) », in G. BODE et P. MARCHAND (dir.), Formation professionnelle et apprentissage (XVIIIe-XXe), Revue du Nord, n°17, 2003, pp 215-232. 3123 Ernest Jumin (1879-1938), président du syndicat parisien de la charcuterie et de la Confédération nationale de la Charcuterie française, membre de la CCIP entre 1929 et 1938, a « attaché son nom à la réalisation de l’école d’alimentation, rue du Terrage ». Dossier personnel de Jumin. Archives de la CCIP, I 2.55 (31). 3124 Au temps des ateliers-écoles : la Chambre de Commerce de Paris et l’apprentissage (1921-1939 ), CCIP, 1996, p 28. 612 scolaire. Après trois années d’études consécutives, les élèves peuvent obtenir le Certificat d’aptitude professionnelle, donnant de réels avantages à ceux qui en sont titulaires3125 ». Ce témoignage est intéressant car il provient de Camille Paquette, fondateur et président de l’école entre 1927 et 1936. L’école professionnelle de la boucherie de Paris (EPB) est une école privée qui conserve des liens très étroits avec le Syndicat parisien des bouchers3126. Parallèlement à l’EBP « a été créée une Section de préapprentissage qui, sous l’égide de la Chambre de commerce de Paris, prodigue un enseignement gratuit à une trentaine d’élèves, sous la direction de M. Morière 3127 ». L’EPB utilise les locaux de la rue du Terrage jusqu’en 1947. En 1947-1949, l’EPB utilise les locaux de la mutuelle patronale des Vrais Amis (rue Pierre Lescot), puis s’installe au 37 boulevard Soult vers 1950. Entre 1936 et 1949, l’école est dirigée par Firmin Robert (vice-président du Syndicat de la Boucherie de Paris entre 1926 et 1946), puis par Georges Chaudieu entre 1949 et 19753128. En 1943, Firmin Robert est aidé dans sa tâche par MM. Bonneville, Pimoulle, Leclercq, Terron, Egles, J. et P. Paquette (les deux fils de Camille Paquette), Chaudieu, F. Lepeuve, etc3129… En 1928, le Journal de la Boucherie de Paris indique que l’EPB organise des cours chaque jeudi à 14h30 et chaque jeudi soir à 20h45 à l’école de la Chambre de commerce, 35 rue des Bourdonnais (Paris 1er). En mai 1928, le journal encourage les patrons bouchers à adhérer à l’EPB car cela permet de bénéficier d’une exonération partielle de la taxe d’apprentissage 3130. La cotisation minimale est de 20 F par an. Par exemple, un patron qui paie 120 F de taxe d’apprentissage peut verser 34 F à l’EPB. Il n’a plus alors que 84 F à verser à l’Etat. Or, mieux vaut verser son argent à une institution corporative qu’à l’Etat 3131. On comprend ainsi pourquoi l’EPB va connaître un beau développement et va devenir un objet de fierté professionnelle pour le Syndicat de la Boucherie de Paris (l’école compte 600 élèves en 1943). Nous aimerions mieux connaître le fonctionnement exact, le mode de financement, le nombre d’élèves de l’EPB, mais malheureusement, il nous a été impossible de consulter les fonds d’archives – s’ils existent – de cette institution qui existe toujours 3132. La création de l’EPB montre le souci des bouchers parisiens d’organiser eux-mêmes l’apprentissage, sans faire appel aux pouvoirs publics. Sous l’Ancien régime, la corporation définissait elle-même les critères techniques du savoir-faire professionnel, pour mieux 3125 Camille PAQUETTE, Histoire de la Boucherie, Le Réveil économique, 1930, p 127. 3126 L’EPB est créée par Camille Paquette, aidé de MM. Ferrières, Bailleau, Cousin, Lacoste, Vassal, Massey. Ferrières, Bailleau et Massey ont eu des responsabilités au Syndicat de la Boucherie de Paris. 3127 André DEBESSAC, op. cit., p 94. 3128 Firmin Robert étant malade, c’est Achille Bonneville et Georges Chaudieu qui gèrent l’EPB entre 1947 et 1949. Avec le soutien de Marcel Drugbert, président de la CNBF (1946-1970), Chaudieu va créer l’Ecole supérieure des métiers de la viande en 1957. 3129 André DEBESSAC, op. cit., p 94. 3130 Instituée en 1925, la taxe d’apprentissage a pour objet de contribuer aux dépenses nécessaires au développement de l’enseignement technique et de l’apprentissage. La loi sur le contrat d’apprentissage a été modifiée en 1928. Pour plus d’informations sur les débats autour de la mise en place de la taxe d’apprentissage, nous renvoyons à Maurice LACOIN, « La taxe d’apprentissage », Revue politique et parlementaire, tome 121, décembre 1924, pp 482-494. 3131 Journal de la Boucherie de Paris, 20 mai 1928. BNF, Jo A 328. 3132 En 2004, l’EPB forme environ 300 apprentis. 613 contrôler l’accès au métier. Au début du XX e siècle, le Syndicat patronal semble vouloir renouer avec ce rôle ancien. Des concours d’habileté professionnelle sont organisés avant 1914, sur l’initiative de la Fédération de la Boucherie du Midi. Le premier concours professionnel de la Boucherie de Paris est organisé en 1910 par Léon Mittiaux (secrétaire du Syndicat de la Boucherie de Paris en 1921). En décembre 1910, une exposition est organisée par l'Union philanthropique de l'alimentation et la Société de technique culinaire, avec un concours de désossage et de préparation des viandes3133. En 1930-1935, l’Union artisanale de la Boucherie Française (créée en 1928 par Floréal Molin) organise des concours d'habileté professionnelle avec l'EPB. Outre l’encadrement de l’apprentissage et la valorisation des techniques professionnelles, le Syndicat de la Boucherie de Paris va proposer diverses activités sportives aux apprentis et employés du métier. « En 1912, une Société d’éducation physique, de sports et de préparation militaire fut créée, sous l’égide du Syndicat de la Boucherie, en faveur des employés de la corporation par les principaux dirigeants du Syndicat, sur la proposition de M. François Lecomte, qui fut nommé président de cette Société. Au cours des années 1912 et 1913, plus de cent élèves ont obtenu le brevet de préparation militaire ; la plupart d’entre eux furent gradés, officiers, sous-officiers ou caporaux, pendant la guerre. Les cours de l’année 1914 étaient suivis par plusieurs centaines d’élèves. Tous les dirigeants et instructeurs du groupement ayant été mobilisés dès le début de la guerre, aucun ancien n’étant suffisamment au courant pour continuer l’œuvre entreprise, les jeunes gens durent se préparer dans d’autres sociétés. A la fin de la guerre, une tentative de reprise d’activité fut faite, mais des circonstances défavorables, ennuis et tracasseries que subissaient déjà à ce moment-là les bouchers, obligèrent les plus dévoués à abandonner cette belle œuvre d’utilité incontestable pour la profession et pour le pays3134 ». Si la Société d’éducation sportive disparaît en 1914, un « Club corporatif de la Boucherie » se forme en 1941 pour l’éducation physique des jeunes bouchers (foot, natation, cyclisme, boxe, athlétisme)3135. Chez les ouvriers d’abattoir, ce sont les sports de combat (boxe, catch, lutte) qui semblent avoir eu un grand succès dans les années 1920. Le militant syndicaliste et communiste Georges Beaugrand (1893-1981) indique que « la profession de moutonnier, avec la dépouille au poing pour détacher la peau de la viande de l’animal, développe à la faveur de ce travail, les muscles des épaules, les biceps, durcit et tanne les jointures supérieures des doigts et de la main ». Il y voit des « prédispositions des moutonniers pour la boxe. Certains avaient une force de frappe étonnante3136 ». Au début des années 1920, Guilletat relance les activités de l’ASB ( Association sportive de la Boucherie) avec du cyclisme, de la course à pied et du football. L’association siège au Café Huet, 5 rue du Château d’eau, Paris 10 e. Le vendredi de Pâques 1922, le 3133 La Mutualité corporative, bulletin n°126, 31 décembre 1909. BNF, Jo 15O26. 3134 Camille PAQUETTE, op. cit., p 126. 3135 La Boucherie française, septembre 1941. BNF, Jo 21171. 3136 Parmi les ouvriers des abattoirs sportifs, Beaugrand cite les frères Dufour à la lutte gréco-romaine, le moutonnier Bamboula qui se « produisait dans les fêtes locales comme porteur dans des exercices acrobatiques », un catcheur de l’abattoir hippophagique, le moutonnier Cotereau dans la boxe, le poids mimoyen Heller « qui joua un moment les seconds plans », le poids lourd Jim Henry dont la carrière prit rapidement fin vers 1920 à cause d’une « peur instinctive de faire du mal à son partenaire » ! L’ouvrier pansier Rosmer, membre de la Fédération Sportive et Gymnique du Travail (FSGT), était un « coureur à pied spécialiste du 400 et du 800 mètres ». Georges BEAUGRAND, Un siècle d'Histoire: l'abattoir de la Villette de 1871 à 1959, dactylogramme, 1970, pp 75-76. 614 championnat de la Boucherie consiste en une course cycliste Montgeron-Melun (88 partants) et une course pédestre (71 participants). Le 19 juin 1922, le grand handicap annuel de la Boucherie se déroule entre Villiers-sur-Marne et Jossigny3137. Dans la rubrique « Chez les corporatifs » de L’Auto , on trouve les compte-rendus des championnats cyclistes de la Boucherie. Le vendredi de Pâques 1925, le 24e championnat se dispute le matin entre Montgeron et Montargis, suivi par un banquet à Montargis3138. Le vendredi de Pâques 1927, le 23e championnat cycliste de la Boucherie, patronné par l’Auto, se déroule entre Dreux et Versailles et rassemble 130 coureurs3139. Outre l’incohérence de la numérotation des championnats fournie par l’Auto, elle laisse penser que les premières compétitions cyclistes des bouchers remonteraient aux années 1900. Ce point mériterait d’être vérifié, mais il est vrai qu’on trouve trace dans le Journal de la Boucherie d’une course cycliste corporative pour les bouchers et les charcutiers le 6 avril 1902, entre Montgeron et Melun, qui rassemble 124 partants, organisée par Poncet, correspondant de l’Auto-Vélo . L’article de 1902 précise que la course du « Championnat de la Boucherie » deviendra annuelle3140. Le championnat de 1910 (course cycliste de 50 km et pédestre de 15 km) est organisé par l’ Auto et l’Union Sportive Internationale (159 rue Lecourbe, Paris 15e). J-B. Ruby, marchand boucher à Paris (33 avenue de Vaugirard Nouveau) et président de l’Union Sportive Internationale, invite les patrons à encourager les jeunes apprentis à participer au Championnat de la Boucherie-Charcuterie de 1910 : « Notre but, à nous, émancipateur des idées sportives, est de faire des hommes, bien constitués, forts, bons et courageux. Nous leur évitons, avec nos idées larges, bonnes et saines, toutes promiscuités dangereuses et douteuses, qui sont souvent la plaie de nos corporations. Le sport est le seul moyen de donner aux hommes la confiance en eux-mêmes, et pour les déshérités, les chétifs, le complément de vigueur nécessaire aux efforts athlétiques dont à chaque instant nos corporations se réclament3141 ». La course cycliste annuelle semble remporter un succès croissant. A Pâques 1928, la manifestation, nommée « Etoile cycliste de la Boucherie », toujours patronnée par l’Auto , se déroule à Andrézy (course de 100 km). Le Journal de la Boucherie de Paris précise que les participants doivent posséder un certificat pour justifier leur statut de garçon boucher depuis au moins trois mois3142. Cette condition montre que le championnat professionnel gagne en sérieux. Nous n’avons pas plus d’informations sur l’Association sportive de la Boucherie. Un dépouillement systématique du Journal de la Boucherie de Paris pourrait combler nos lacunes car l’organe syndical prend soin d’annoncer puis de résumer chacune des manifestations corporatives. Il faut remarquer que chaque année, le Championnat de la Boucherie se déroule le Vendredi Saint. Nous savons l’importance de Pâques pour les bouchers. Traditionnellement, le vendredi Saint est le seul jour de fermeture générale des boucheries françaises. Depuis 1900, la société des « Voyages de la presse » propose chaque année, par l’intermédiaire de publicités dans le Journal de la Boucherie de Paris, des excursions aux bouchers pour le Vendredi Saint. En 1910, les bouchers peuvent choisir entre une excursion à Londres (entre 3137 Journal de la Boucherie de Paris, 25 juin 1922. 3138 L’Auto , 10 avril 1925. BNF, Micr D 156/92. 3139 L’Auto , 16 avril 1927. BNF, Micr D 156/100. 3140 Journal de la Boucherie de Paris, avril 1902. 3141 Journal de la Boucherie de Paris, mars 1910. 3142 Journal de la Boucherie de Paris, 12 février 1928. 615 41 et 51 F) ou une journée au Mont Saint- Michel, organisée par Le Petit Parisien3143. En 1922, on peut choisir entre sept destinations (avec des tarifs variables) : le saut du Doubs, les grottes de Han, Verdun, Rouen, Pierrefonds, Fontainebleau, la vallée de Chevreuse. En 1928, il est proposé un voyage à Reims avec visite de la cathédrale et des abattoirs « ultra modernes ». Le vendredi de Pâques est donc un jour particulier pour la profession. De nombreux patrons y voient l’occasion d’une fête familiale corporative. L’aspect religieux est sans doute assez effacé dans les années 1920 (tout comme depuis 1880 d’ailleurs), mais à partir de 1936, face à l’idéologie subversive du Front Populaire, les dirigeants du Syndicat patronal apportent un soutien de plus en plus marqué aux œuvres catholiques, notamment à l’Union Professionnelle Catholique de la Boucherie (UPCB). René Serre, président de la CNBF et du syndicat parisien entre 1937 et 1942, n’hésite pas à montrer publiquement son attachement aux valeurs catholiques, en assistant notamment à la grande messe annuelle organisée au Sacré-Cœur de Montmartre par l’UPCB depuis 1931. René Serre préside l’UPCB entre 1954 et 1969. En 1937, il affirme au père Petiteville, aumônier de l’UPCB : « Je suis catholique. Je n'aurai pas peur de le montrer». L’aumônier se réjouit de voir « beaucoup de membres du Syndicat de la rue du Roule » présents à la messe de 1937 autour de René Serre. Il précise que « ce sont des catholiques (MM Lacoste, décédé, et Bonneville, membre très actif) qui ont fondé l'école professionnelle des jeunes gens rue du Terrage3144 ». Au sein du syndicat patronal, MM Viaud, Leclercq et Chaudieu favorisent autant qu’ils le peuvent le placement des apprentis recommandés par l’UPCB ; il sont « soucieux de placer les sujets recommandés dans de bonnes maisons catholiques et aimant 3145 voir en eux des catholiques recommandés par l'aumônier ». Ce service de placement, mis en place en 1932, permet au père Petiteville de placer 300 jeunes gens entre 1934 et 1936, offrant aux patrons une garantie sur la moralité des apprentis. « Beaucoup de jeunes gens sont venus à nous recommandés par des prêtres, religieux ou religieuses ou des bouchers » explique l’aumônier. Par contre, à cause des lois sociales du Front Populaire et de la concurrence plus vive du bureau de placement paritaire municipal de la rue Jean Lantier, les placements de l’UPCB deviennent infiniment plus difficiles après juin 1936. En février 1937, le père Petiteville confie que « maintenant tout se réduit à des placements clandestins, à l'amiable, et hélas, l'offre est loin d'atteindre au niveau de la demande! Je porte actuellement mes efforts dans ce but : obtenir des patrons catholiques ayant besoin de main d'œuvre, de 3146 s'adresser d'abord à moi ». La religion catholique est clairement présentée comme un rempart contre le communisme et c’est pourquoi les patrons bouchers apportent un soutien résolu à l’UPCB à partir de 1936. L’aumônier note ainsi, en 1937, « une certaine recrudescence de la part des patrons à nous demander des jeunes, depuis qu'il existe ce bureau paritaire de la CGT qui les dégoûte (quantité de jeunes – beaucoup communistes – qui chahutent en attendant leur tour, et récriminent). Quant aux jeunes gens ils sont toujours assez nombreux à passer par notre Union. Leur offre dépasse la demande, hélas3147! ». La religion catholique étant partagée par 3143 Ibid., mars 1910. 3144 Rapport du père Petiteville sur l’UPCB (1937). Archives Historiques de l’Archevêché de Paris, 3K1 1C1. 3145 Au sein du Syndicat de la Boucherie de Paris, Auguste Viaud est vice-président entre 1937 et 1945, Georges Chaudieu est vice-président entre 1937 et 1939, Alfred Leclercq est secrétaire entre 1933 et 1939. 3146 Lettre du père Petiteville à l’archevêché de Paris, 25 février 1937. 3147 Rapport du père Petiteville sur l’UPCB (1937). 616 de nombreux dirigeants syndicaux de la Boucherie parisienne et offrant l’avantage de garantir la bonne moralité des apprentis, il est facile de comprendre pourquoi les liens deviennent de plus en plus étroits entre l’UPCB et le Syndicat patronal après 1936. f) Le retour des bouchers vers la religion dans les années 1930 Présentons les circonstances de la création de l’UPCB en 1930 pour bien voir que, dès le début des années 1930, l’œuvre fondée par les jésuites est vue d’un bon œil par une bonne partie des patrons bouchers. Nous avons la chance de bien connaître les circonstances de la création de l’UPCB car son fondateur, le père Décout, a laissé un récit relatant précisément le déroulement des évènements3148. Le père jésuite Alexis Décout (1875-1965) a été aumônier de l’Association Catholique de la Jeunesse Française (ACJF) jusqu’en 1927, avant de rejoindre l’Action populaire vers 1932-19333149. L’Action populaire a été fondée à Reims vers 1903-1905 par le père jésuite Gustave Desbuquois, qui la dirige jusqu’en 1946 (les jésuites de l’Action populaire s’installent à Vanves en 1922). L’Action populaire eut surtout une action intellectuelle et fut de grand secours pour les dirigeants des mouvements sociaux catholiques3150. Le père Décout est également un proche de l’abbé Guérin, qui a introduit la JOC (Jeunesse Ouvrière Chrétienne) en France en 1926. Dans les années 1930, l’abbé Guérin participe à la propagande de l’UPCB en plaçant des invitations pour la messe annuelle des bouchers. La JOC et la CFTC avaient pris « gentiment ombrage » des initiatives de l’UPCB en 1930 car l’œuvre fondée par Décout aurait pu faire concurrence à ces deux associations, « la zone d’influence entre Unions professionnelles commençantes et syndicats chrétiens n’étant pas encore bien délimitée3151 ». La clarification va rapidement se faire car l’UPCB n’a aucune prétention syndicale ; elle n’est pas là pour s’occuper des problèmes matériels du métier mais pour apporter de la spiritualité à ses membres3152. De même, la JOC n’a rien a craindre de l’UPCB car la JOC est résolument tournée vers le monde ouvrier alors que l’UPCB va rapidement s’adapter à l’idéologie corporative, familiale, paternaliste et conservatrice de la 3148 Père DECOUT, Note sur le premier pèlerinage des bouchers catholiques à Montmartre, 11 mai 1931, 10 p. Archives jésuites de Vanves, dossier personnel du père Décout. 3149 L’ACJF, de tendance plutôt conservatrice et patronale, dirigée par des jeunes issus de la bourgeoisie, a été fondée en 1886 par Robert de Roquefeuil et le père Du Lac, dans le sillage des cercles catholiques d’ouvriers d’Albert de Mun (favorable au syndicalisme mixte, réunissant patrons et ouvriers). Pour plus de détails, nous renvoyons à la thèse de Charles MOLETTE, L’ACJF (1886-1907) : une prise de conscience du laïcat catholique, A. Colin, 1968, 807 p. 3150 Pour plus de détails, nous renvoyons à Paul DROULERS, Politique sociale et christianisme : le Père Desbuquois et l’Action populaire , Editions ouvrières, 1969-1981, 2 tomes. 3151 Les rapports entre la JOC et la CFTC ont été tendus dès l'apparition de la JOC en France. Les Jeunesses Syndicalistes Chrétiennes (JSC) ont d'ailleurs été fondées par la CFTC en 1925, date de la création de la JOC en Belgique. Depuis la fondation de la CFTC en novembre 1919, son secrétaire général, Gaston Tessier, était « soucieux de préserver l'indépendance de la Centrale chrétienne, principalement à l'égard de l'Eglise et tout particulièrement à l'égard des puissantes Congrégations, telle que la Compagnie de Jésus. Assurément, Gaston Tessier entretient les meilleurs rapports avec les jésuites de l'Action Populaire de Vanves, et le Père Gustave Desbuquois est un de ses excellents amis ». Pierre PIERRARD, Michel LAUNAY, Rolande TREMPE, La JOC, Regards d'historiens , Editions ouvrières, 1984, p 59. 3152 Le père Alexis Décout a écrit divers ouvrages, notamment Persuader par la parole, ou Sois orateur (petite rhétorique appliquée), Paris, Mignard frères, 1939, 216 p. BNF, 8° X 20590. 617 boucherie, notamment avec l’arrivée du père Petiteville en 1933, beaucoup plus traditionnaliste que le père Décout3153. En forçant légèrement le trait, on peut présenter le père Décout comme très représentatif du pontificat de Pie XI (1922-1939), avec une Action catholique dynamique et moderne, tournée vers le monde ouvrier3154, alors que le père Petiteville reste fidèle – ce qui convient parfaitement aux bouchers – aux préceptes du Syllabus de Pie IX (1864) et à la vision conservatrice d’Albert de Mun et de La Tour du Pin, que l’on pourrait résumer ainsi : « Il faut restaurer l’autorité du pape, du père et du patron ». Bref, le projet de l’UPCB est l’anti-programme du Front Populaire et cela convient parfaitement à René Serre et à Georges Chaudieu. Laissons le père Alexis Décout faire le récit de la fondation de l’UPCB. « Certain dimanche un peu morose, fin novembre 1929, se présentèrent à la Villa Manrèse, Maison 3155 d'exercices spirituels, deux garçons bouchers, de 24-25 ans . Les bouchers de Paris sont libres le dimanche après le repas de midi et cette demi-journée, s'ajoutant au jour de liberté officielle le lundi, leur constitue un congé très sortable. Les dimanches d'automne ramènent généralement, sur les hauteurs de Clamart, un certain nombre de récollections professionnelles (PTT, employées de la Nouveauté, des Banques, etc...). Par exception, la maison était vide ce soir-là. Inutile de donner des « points de méditation » à ces deux jeunes gens, car il était quasi impossible de les sortir de la Chapelle, où ils priaient, côte à côte, avec une ferveur touchante ». En 1929, la demande de création d'un mouvement catholique consacré aux bouchers n'émane donc ni des autorités ecclésiastiques ni du patronat catholique mais tout simplement de deux jeunes bouchers parisiens avides de spiritualité, Adrien Huard et André Hébrard (militant actif de la CFTC)3156. Cette demande de la part de deux laïcs pour tenter de moraliser leur milieu professionnel est retranscrite avec un sens certain de la théâtralité par le père Décout : « Ne pourriez-vous faire quelque chose pour nous? Nous sommes tellement abandonnés! Presque aucun garçon ne pratique la religion. Or rien que dans Paris, sans compter la banlieue, nous sommes 14 000 répartis entre 3400 patrons détaillants. Quoique de réputation paillarde et païenne, nos camarades ne sont pas si mauvais, au fond. 3153 Le père jésuite François Petiteville (1898-1974), ordonné prêtre en 1931, a été aumônier de l’UPCB entre 1933 et 1974. Il rejoint le père Diffiné à la chapelle Notre-Dame des Otages de la rue Haxo en 1933. Outre ses activités paroissiales (office, prédication), le père Petiteville effectue des visites dans les hôpitaux. En 1943, il est aumônier de l’hôpital Villemin, puis de Laennec en 1946. En 1964, il devient aumônier de la prison de Fresnes (hôpital central des prisons). Il est l’auteur d’un ouvrage, Le Père Havret, apôtre des allongés, Le Rameau, 1954, 207 p. Archives jésuites de Vanves, dossier personnel du père Petiteville. 3154 A la fin des années 1930, l’Eglise, « et plus précisément le mouvement catholique social et démocrate chrétien, qui, tout attaché à sa volonté de réorganisation des professions, ne s’est pas intéressé jusque-là au phénomène des classes moyennes comme tel, en prend conscience désormais. Bien plus, la place et la mission assignées aux classes moyennes s’accordent pleinement avec la philosophie profonde du catholicisme social : refus de la lutte des classes, et recherche d’une voie intermédiaire, refus de l’individualisme bourgeois et de l’étatisme collectiviste, légitimité d’une propriété mesurée fondée sur le travail et sur l’épargne. Le discours que va tenir la papauté sur le sujet mérite, à cet égard, d’être évoqué. Pie XI, pas plus que ses prédécesseurs, n’avait parlé des classes moyennes comme telles. Il est significatif qu’on ait pu uniquement citer sur ce sujet la phrase de Pie XI dans l’encyclique Quadragesimo anno, en 1931 : « Les apôtres des industriels et des commerçants seront des industriels et des commerçants ». La formule fonde l’Action catholique spécialisée par milieux ». Jean-Marie MAYEUR, « L’Eglise catholique : les limites d’une prise de conscience », in Georges LAVAU (dir.), L’univers politique des classes moyennes , FNSP, 1983, p 133. 3155 3156 La Villa Manrèse est une maison jésuite à Vanves, siège de l’Action populaire. En 1943, Hébrard, compagnon-boucher, membre de la Chambre de Métiers de la Seine, fait partie d’un comité consultatif qui doit aider Bichelonne, ministre de la Production du maréchal Pétain à rédiger le statut de l’artisanat, publié en août 1943. Steven ZDATNY, Les artisans en France au XXe siècle, Belin, 1999, p 284. 618 Les bouchers, savez-vous, ont des vertus naturelles. C'est à tort qu'on s'empresse de leur imputer tous les crimes. Un assassinat est-il commis, quelque part, vite on dit : « Ce doit être un garçon boucher ! ». Ah! si l'on s'occupait de nous, e vous j promets du rendement ! ». Le père jésuite organise donc une retraite pour les jeunes bouchers à Clamart en décembre 1930. Seul André Hébrard s'y présente, avec trois garçons bouchers de Vanves, Adrien Huard s'étant installé comme patron boucher à Evreux (il fonde en 1935 l'UPCB d'Evreux). Le père Décout sentit qu'il serait prématuré de parler retraite et spiritualité.On « descendit simplement au jardin pour se livrer monastiquement à une passionnante partie de boules ». A la fin de la journée, les quatre garçons bouchers présents font comprendre au père Décout ce qu'ils attendent de la religion : «Les bouchers aiment le grandiose et même le fastueux. Ils ne regardent pas à la dépense, surtout quand c'est autrui qui débourse. (...) Organisez-nous quelque grande cérémonie au Sacré-Cœur de Montmartre. Vous choisirez le plus grand prédicateur, avec la meilleure maîtrise de Paris et une profusion de luminaire. Alors, à la rigueur, vous auriez une chance de réussir3157 ». C’est exactement ce que l’UPCB fait dans les années 1930 : elle organise une somptueuse messe annuelle corporative pour les bouchers qui rencontre un grand succès, mais ses activités « spirituelles » restent assez pauvres et limitées le reste de l’année. Pourquoi avoir choisi le Sacré Cœur de Montmartre pour organiser la messe des bouchers ? Dans une lettre de 1931 adressée à l'Archevêché, le père Décout évoquait les différentes paroisses qui pourraient accueillir les célébrations de l'UPCB: « Saint-Nicolas est le patron des bouchers : il y a au centre de Paris cette magnifique église Saint-Nicolas-desChamps, ou bien encore Saint-Eustache aux Halles qui pourraient peut-être devenir comme leur sanctuaire ». Certes, la paroisse de la confrérie d’Ancien Régime, Saint-Jacques-de-laBoucherie, a disparu depuis la Révolution. L’église Saint-Eustache, proche des Halles, aurait dû être logiquement choisie. Sous le Second Empire, les bouchers y organisaient leur messe annuelle à Pâques (grâce à l’argent de la mutuelle des Vrais Amis) 3158. Si l'église SaintEustache n'a pas été retenue pour les réunions mensuelles de l'UPCB, c'est peut-être parce que les charcutiers la fréquentent assidûment depuis 1809 pour leur messe annuelle. Or, il ne faut pas oublier la vieille rivalité qui existe entre bouchers et charcutiers. Le choix du Sacré Cœur de Montmartre peut s’expliquer assez facilement. Le père Voirin, recteur de la basilique entre 1885 et 1893, a fait appel aux confréries professionnelles pour dynamiser la vie et les finances du sanctuaire en construction. Ainsi, le Cercle catholique des médecins français, créé en 1884, se réunit dans la chapelle Saint-Luc du Sacré-Cœur 3159. Dans les années 1920 et 1930, le Sacré-Cœur reste le principal foyer d’activités de nombreuses Unions professionnelles 3157 Père DECOUT, Note sur le premier pèlerinage des bouchers catholiques à Montmartre, 11 mai 1931, p 3. 3158 L’ église Saint-Eustache fera très bien l'affaire des bouchers entre 1970 et 1979, quand l’UPCB est moribonde. 3159 La doyenne des Unions professionnelles est celle des cheminots. « L'Union catholique des personnels du chemin de fer, née en 1898, fournit le prototype d'associations professionnelles à vocation religieuse trop méconnues. Elles recrutent plus, il est vrai, chez les employés que chez les ouvriers. Tel est d'ailleurs le trait majeur du premier syndicalisme chrétien, en dépit de rameaux féminins dans le textile ou la couture ». J-M. MAYEUR, Ch. PIETRI, A. VAUCHEZ, M. VENARD, Histoire du christianisme, tome 12: Guerres mondiales et totalitarismes (1914-1958), Desclée Fayard, 1990, p 484. 619 catholiques (artistes, magistrats, officiers de marine, cheminots)3160. On comprend alors pourquoi l’UPCB choisit « naturellement » de célébrer sa messe annuelle à Montmartre. En 1931, les réunions préparatoires pour la messe des bouchers à Montmartre se tiennent dans les locaux de l'Action Populaire à Vanves mais ne rassemblent que peu de monde (7-8 garçons bouchers tout au plus). Certaines réunions se déroulent au presbytère de Saint-Léon3161. Le syndicat patronal ne semble pas avoir été très enthousiaste devant cette incursion du clergé dans la vie professionnelle de la boucherie, car le père Décout a dû « répondre une lettre ferme et courtoise (...) à l'un des magnats de la corporation qui, montant sur ses grands chevaux, lui avait envoyé un factum plutôt insolent et sophistique, voyant de mauvais œil la cérémonie projetée ». Néanmoins, quand le père jésuite fait lui-même le tour des principales boucheries parisiennes pour se « livrer à la réclame », il est partout bien accueilli. En février 1931, il fait part de ses soucis au chanoine Couturier, sous-directeur des Œuvres diocésaines à l'Archevêché de Paris : «Ce sera dur comme propagande, car tout le monde est dispersé, individualiste, mais j'en mettrai un coup, désolé seulement que la Providence m'ait mis ce pèlerinage sur les bras ; mais j'ai cru ne pas pouvoir me soustraire et ce que m'ont dit les rares garçons bouchers égarés à Clamart, de la misère religieuse de leurs camarades, bons, généreux, « sanguins », bons vivants, hommes d'ordre, mais indifférents et sevrés de vie chrétienne. Mon but en tâchant que quelques-uns ensuite aillent casser une petite croûte ou manger quelques gâteaux au restaurant du Cercle, c'est de faire connaissance avec les quelques uns – a priori il doit y en avoir de chrétiens, dans le nombre – qui pourraient constituer un petit noyau, un commencement de groupe. Vous seriez là, n'est-ce pas, si possible, je fais des vœux pour cela! car vous avez le coup d'œil prompt et sûr, et vous verriez sur place s'il serait prématuré ou non de jeter les bases ce matin-là, ou plutôt de réunir les éléments d'une future petite union professionnelle catholique, qui, semble-t-il, pourrait être du genre corporatif, cette profession ayant gardé un certain caractère familial entre patrons et employés3162 ». Le soutien des instances dirigeantes du métier étant indispensable pour le succès du projet, le père Décout doit convaincre le Syndicat de la Boucherie de Paris de l’opportunité de la messe prévue au Sacré-Cœur. « Le Père se mit en devoir d'aller inviter les dirigeants du Syndicat patronal. Le cœur lui battait bien un peu en gravissant l'escalier, rue du Roule. Comme tous les hommes de sa génération, il avait grandi entre 1880 et 1894, aux années d'anticléricalisme farouche. Plus tard, il avait vécu les temps cruels du Combisme, selon tous les complexes d'infériorité chrétien français, traité en paria sur toute la ligne et qui s'imagine facilement se rendre coupable d'une violation de la liberté de conscience, dès qu'il fait montre tant soit peu de sa foi et surtout de son zèle. Pourtant le prêtre fut reçu correctement par les deux ou trois gros bonnets présents, par leurs secrétaires, et surtout par M. Louis Sonnet, leur 3160 Jacques BENOIST, Le Sacré-Cœur de Montmartre de 1870 à nos jours, Editions ouvrières, 1992, 2 tomes. Je remercie le père Jacques BENOIST, avec qui j’ai eu un long entretien le 17 février 2000, pour ses indications sur la vie religieuse du Sacré-Cœur de Montmartre. 3161 Mgr Fillion, curé de la paroisse Saint-Léon à Paris, futur archevêque de Bourges, fut un soutien précoce de l'UPCB. 3162 Lettre du père Décout de février 1931, sans doute adressée au chanoine Couturier, sous-directeur des Oeuvres diocésaines. Archives Historiques de l’Archevêché de Paris (AHAP), 3K1 1C1. 620 juriste, rédacteur en chef du journal3163 ». Finalement, le 11 mai 1931, la première cérémonie religieuse consacrée à la boucherie parisienne se déroule devant 500 personnes (6000 invitations avaient été placées « à bon escient ») dans la basilique du Sacré-Cœur de Montmartre, avec un sermon du père oratorien André-Marie Dieux, une messe solennelle à deux orgues (M. Panel au grand orgue et Gaston Desserre à l'orgue d'accompagnement), une maîtrise très nourrie (dirigée par M. Potiron) et un salut donné par l'abbé de Mallmann, de l'Archevêché. Les journaux professionnels sont venus à la rescousse pour assurer la publicité de l’événement. Le journal des bouchers a fait paraître une note « qui annonce en première page la fête dans les meilleurs termes, ni trop ni trop peu ». Quelques jours avant la messe du 11 mai, le père Décout écrit la lettre suivante au chanoine Couturier, sous-directeur des Œuvres diocésaines à l’Archevêché de Paris : « Je commence à croire qu'il y aura du monde. Il en viendra même d'assez loin en Seine-et-Oise et de Meaux. Je commence aussi à moins me repentir de m'être mis cette affaire sur les bras, touché par les confidences de ces jeunes. Je crois qu'il serait bien utile que vous soyez au modeste déjeuner qui suivra la cérémonie, à côté d'un des membres du Syndicat, qui voudra bien présider et qui est favorablement disposé. Il sait du reste que tout cela est à titre privé. Rien d'officiel, ni du côté ecclésiastique ni du côté professionnel, vous préférez cela ainsi, sans doute, pour ménager l'avenir? Mais de cet observatoire vous jugerez la tournure que prennent les choses. A ce déjeuner il y aura quelques prêtres, de ceux que la question préoccupe ; 3 ou 4 patrons bouchers ; André Hesse, secrétaire de la JOC; quelqu'un de la rue Cadet3164 et de la FGSPF3165 ; une quinzaine de garçons bouchers. Il me semble, en tout cas, que ce point pourra être acquis (car partout j'ai rencontré faveur dans ce monde), qu'on pourrait recommencer pareille fête l'an prochain 1932, et avec moindre d'effort, puisqu'une porte est ouverte. Nous avons bien besoin de vos prières. Celles de la Direction des Oeuvres doivent être bien puissantes. Je sollicite vos avis de la dernière heure, désirant ne rien faire qui ne soit de tout point approuvable. Conseils d'ordre négatif, conseils d'ordre positif, jusqu'au dernier moment seront utiles3166 ». Le 11 mai 1931, le repas qui suit la messe rassemble 70 personnes. Ce fut un « déjeuner dinatoire, très familial, comme si on s'était connu de tout temps : présage de la 3163 Louis Sonnet, secrétaire général du Syndicat de la Boucherie de Paris et de la CNBF entre 1912 et 1939, est rédacteur en chef du Journal de la Boucherie de Paris et président du Syndicat de la presse de l’alimentation. 3164 La rue Cadet (Paris 9e) change de signification pour les bouchers. Entre 1894 et 1914, le 16 rue Cadet est le siège du Grand Orient de France où se déroule souvent l’Assemblée générale annuelle de la Boucherie de Paris. Par contre, depuis 1916, c’est au 5 de la rue Cadet que s’installe le SECI (Syndicat des Employés du Commerce et de l'Industrie), créé en 1887 sur l'initiative de Hiéron, frère des écoles chrétiennes (avec le soutien du pape Léon XIII). Le 5 rue Cadet devient un haut lieu du syndicalisme chrétien car c’est à cette adresse que se tient en mars 1919 le congrès fondateur de la Confédération Internationale des Travailleurs Chrétiens et en novembre 1919 le congrès fondateur de la CFTC. Pour plus de détails, nous renvoyons à Michel LAUNAY, La CFTC, origine et développement (1919-1940), Presses de la Sorbonne, 1986, 486 p. 3165 La FGSPF est la Fédération gymnastique et sportive des patronages de France, fondée en 1898 par le Dr Michaux, qui regroupe 3600 sociétés adhérentes et 500 000 membres en 1939. CHOLVY et HILAIRE, Histoire religieuse de la France contemporaine, tome 3 (193O-1988), Privat, 1988, p 35. Pendant l’entre-deux guerres, la FGSPF, proche de la Fédération Nationale Catholique, est présidée par François Hébrard (avec le général de Castelnau pour président d’honneur). Fabien GROENINGER , Sport, religion et nation : la Fédération des patronages de France d'une guerre mondiale à l'autre , L’Harmattan, 2004, pp 287-304. 3166 Lettre du père Décout du 6 mai 1931. 621 cordialité qui régnera aux grandes époques de l'UPCB (dont il n'était pas encore question certes!). M. le chanoine Couturier, sous-directeur des Oeuvres diocésaines présidait et fit un toast substantiel. L'Archevêché avait vu de très bon œil notre tentative. (...) Le déjeuner comporta encore plusieurs discours-programmes. Un toast en vers du boucher-poète, Maurice Desjardins ; un autre de M. Alfred Perrin, vétéran des Unions fraternelles du Commerce et de l'Industrie, vieux connaisseur de ce qu'il en coûte pour réunir des professionnels sur le terrain religieux3167 ». Quatre résolutions pratiques furent prises pendant le déjeuner : la messe au Sacré-Cœur deviendra annuelle, un bulletin semi-mensuel sera lancé, une « petite réunion de ferveur » aura lieu chaque trimestre dans la crypte de Montmartre et « accessoirement, un service amical de placement d'été pour les garçons qui ontenvie de 3168 prendre l'air, leur patron n'ayant pas besoin d'eux alors ». D'un point de vue financier, le père Décout avait fait 2000 F de dettes pour organiser la messe des bouchers au Sacré-Coeur. Le produit de la quête est allé, comme de coutume, directement dans les caisses du sanctuaire du Sacré-Coeur. Trois mécènes privés ont aidé l'UPCB dans ses débuts difficiles : M. Thomas, mandataire aux Halles, R. Node-Langlais (grande famille catholique parisienne) et M. Albert Moitié. Quand il évoque les difficultés au moment de la création de l'UPCB, le père Décout se souvient également du silence réprobateur qui l'accueillit au Groupe d'Entraide Sacerdotal, réunion d'étude constituée par de jeunes prêtres du diocèse de Paris pour lutter contre l'individualisme du clergé. «A cette occasion, le Père apprenait que tel ou tel homme d'œuvres, qui lui avait fait fête, ne disait pas trop de bien par derrière ». Du côté des bouchers, le père Décout craignait « quelque levée de boucliers. Il n'en fut rien. Un boucher franc-maçon de l'avenue de Clichy protesta bien un peu: « Nous étions si tranquilles, aurait-il dit, pourquoi faut-il que les curés soient venus fourrer le nez dans nos affaires ? ». Si certains protestent, d’autres applaudissent. Comme souvent en matière religieuse, les femmes ont été de puissants adjuvants pour l’UPCB 3169. Pour la promotion de la messe annuelle de l'union au Sacré-Cœur, l'aumônier fait parvenir chaque année environ 30 invitations à Renée Tissier, caissière chez Potin, 40 à la Supérieure des Sœurs de l'Assomption à Puteaux, 40 à la Supérieure de l'Hospice Debrousse (Paris e20 ) et 20 à la Supérieure des Sœurs de Saint-Vincent-de-Paul (Paris 19 e). L'UPCB reçoit également, dès 1932, le soutien d'Anne Margueron, qui fait de la propagande pour l'œuvre au sein de la Ligue Patriotique des Françaises3170. Parmi les soutiens de l’UPCB en 1932-33, on peut également citer J. de Mallmann, secrétaire à la direction des Oeuvres de l'archevêché de Paris, M. 3167 Alfred Perrin fut longtemps le secrétaire général des Unions professionnelles de catholiques, fondées en 1899 dans le sillage de l’Union fraternelle du commerce et de l’industrie de Léon Harmel (fondée en 1889). Dans les années 1920, il est vice-président de l’œuvre des cercles catholiques ouvriers (présidée par le général de Castelnau). En 1926, Perrin devient secrétaire général de la « Confédération française des professions commerciales, industrielles, et libérales, union économique des catholiques », présidée par Eugène DelcourtHaillot et Joseph Zamanski. Jean-Marie MAYEUR, « L’Eglise catholique : les limites d’une prise de conscience », in Georges LAVAU (dir.), L’univers politique des classes moyennes , FNSP, 1983, p 130. 3168 Père DECOUT, Note sur le premier pèlerinage des bouchers catholiques à Montmartre, 11 mai 1931, p 7. 3169 Pour une approche générale, nous renvoyons à Jean-Paul THOMAS, « Les droites, les femmes et le mouvement associatif (1902-1946) », in Claire ANDRIEU, Gilles LE BEGUEC et Danielle TARTAKOWSKY (dir.), Associations et champ politique, Publications de la Sorbonne, 2001, pp 523-531. 3170 Sur les origines de la Ligue Patriotique des Françaises, née en 1902 d’une scission de la Ligue des femmes françaises (d’influence trop monarchiste), on peut consulter Catholicisme hier, aujourd’hui et demain , Letouzey et Ané, 1975, tome VII, col. 780. 622 Primard, président du Mariage chrétien, et l'Union des Anciens Combattants de la Boucherie Française3171. L’ensemble de ces associations doivent être assez proches de la Fédération nationale catholique, fondée en 1924 par le général de Castelnau (en réaction au Cartel des gauches) pour rechristianiser la société3172. Pour garder un lien avec les fidèles et faire connaître les activités de l’UPCB, le père Petiteville lance en décembre 1933 un bulletin trimestriel, le Petit Echo de la Boucherie, « journal chrétien de collaboration et d'entraide pour tous les bouchers», qui devient après 1945 la Lettre aux bouchers. Sur la couverture du premier bulletin, que nous avons reproduit 3173 en annexe, on voit l'importance pour la corporation du pèlerinage annuel à Montmartre . Le graphisme de la couverture change assez vite, mais la basilique du Sacré-Cœur en reste l'élément principal. Dans son rapport de 1937, l’aumônier évoque «une centaine d'abonnés en province, à Nantes surtout ». En avril 1937, il précise « 20 abonnements sur Evreux, beaucoup d'abonnements sur Nantes». Cela nous renseigne peu sur la région parisienne. Le bulletin de 1948 note que « sur 6000 bouchers à Paris et en banlieue, 1000 sont affiliés à notre œuvre, mais seulement 86 bouchers ont réglé leur cotisation de 19473174 ». Le Petit Echo de la Boucherie compte 8 pages pour son premier numéro en décembre 1933, mais passe à 16 pages dès 1934. La plupart des articles sont sans doute rédigés par l'aumônier, sous des pseudonymes plus ou moins heureux. Le bulletin contient des récits de voyages, des articles sur la situation des bouchers, d'autres sur l'actualité religieuse, politique ou sociale, la liste des nouveaux adhérents à l'œuvre, le calendrier des réunions et messes de l'UPCB... En 1937, le père Petiteville est fier du «succès d'un bulletin trimestriel qu'on peut dire lu. Court mais essayant d'être substantiel. Tend à devenir la liaison entre Paris et la province ». Les débuts du lancement du bulletin avaient pourtant été assez difficiles. En novembre 1933, l’aumônier évoque les pourparlers avec l'imprimeur pour relancer la parution du Petit Echo de la Boucherie et il demande une aide financière à l'Archevêché: « Si l'aumônier est vierge de dettes, sa caisse est vide, et ces braves bouchers la défendent un peu trop leur caisse!... Je vais les secouer un peu, et faire appel à leur syndicat qui est riche car les générosités extérieures finiraient par se lasser, l'ordre naturel des choses voulant que les intéressés mettent les premiers la main à la pâte ». Les difficultés financières ont été constantes pour l'UPCB tout au long de son existence, ce qui est peut-être un reflet de son manque d'attractivité sur le milieu professionnel. L'aumônier doit veiller pour chaque opération qu'il lance à trouver les appuis financiers nécessaires. En juin 1935, le père Petiteville annonce à l'Archevêché que «la cérémonie de Montmartre est payée (l'Archevêché a donné 250 F). La quête faite par les chapelains au cours de la cérémonie coupe l'herbe de l'aumônier : les bouchers sont persuadés que la quête va à l'œuvre. La quête faite au vin d'honneur rapporte 250 F. Frais : 500 F pour la Schola, 300 F pour le luminaire. Le père Décout dépensait environ 1000 F les années 3171 Ces renseignements sont tirés d'une liste des "Adresses auxquelles envoyer lePetit Echo de la Boucherie". Cette liste se divise en 3 parties: la première concerne les membres du Syndicat et professionnels importants (19 noms), la seconde des patrons bouchers (63 noms) et la troisième des religieux et des personnalités (30 noms). Archives Historiques Diocésaines de Paris, 3K1 1C1. 3172 Pour plus de détails sur la FNC, nous renvoyons à la thèse de Corinne BONAFOUX-VERRAX, A la droite de Dieu : la Fédération nationale catholique (1924-1944), Fayard, 2004, 658 p. 3173 Annexe 40 : Couverture du Petit Echo de la Boucherie, n°1, décembre 1933. Archives Jésuites de Vanves, I Pa 805/4. 3174 Lettre aux Bouchers, n°33, mai 1948. Archives Jésuites de Vanves, I Pa 806. 623 précédentes3175 ». Le curé de Notre-Damedes-Victoires refuse que la quête de la messe pascale des bouchers soit faite pour l'œuvre : les ecclésiastiques renoncent en effet rarement à leur casuel. Mais le père Petiteville refuse de se décourager : « J'ai trop de signes évidents que le bon Dieu veut et bénit cette œuvre pour me laisser aller au scepticisme ». L'équilibre financier est dur à tenir, surtout quand la générosité des fidèles n'est pas au rendez-vous : « La boucherie parisienne flotte toujours et j'espère ne sombrera pas, malgré les difficultés d'argent. Ces messieurs patrons ont toujours un cadenas au porte-monnaie dès qu'il 3176 s'agit de débourser ». Le père Petiteville a dû mainte fois jalouser la confrérie SaintAurélien des bouchers de Limoges, car ceux-là étaient très attachés à leur chapelle et 3177 n'hésitaient pas à en prendre la charge financière . Si la situation financière de l’UPCB n’est pas vaillante, qu’en est-il des messes organisées par l’aumônier ? Rencontrent-elles un grand succès ? La grande messe annuelle, qui a lieu au Sacré-Coeur de Montmartre de 1931 à 1939, en mai ou juin, connaît un succès grandissant, surtout après 1936, quand René Serre arrive à la tête de la CNBF et du syndicat parisien de la Boucherie. Les messes de 1932 et 1933 sont présidées par Mgr Crépin, évêque in partibus de Tralles, auxiliaire du cardinal Verdier3178. En 1934, le chanoine Couturier, sousdirecteur des Oeuvres Diocésaines, fait une allocution3179. En 1935, c'est Adrien Huard, cofondateur de l'UPCB avec André Hébrard, qui fait une allocution. En 1936, la messe est célébrée par un ancien boucher, l'abbé Feutry, de l'UPCB d'Evreux, et l'allocution est confiée au père Robinne, aumônier de l'Union Catholique du Livre. L'audience de la messe est variable selon les années mais tourne autour de 500 personnes entre 1931 et 1936. A partir de 1937, les notabilités patronales affichant clairement leurs sympathies pour l’UPCB, la messe annuelle regroupe plus de 1000 personnes. Les messes de 1938 et 1939 sont présidées par Mgr Crépin, auxiliaire du cardinal Verdier. Elles inaugurent une tradition nouvelle. En 1938, deux garçons bouchers servent la messe en bourgeron, l'habit professionnel des bouchers. En 1939, ils sont 32 jeunes bouchers à servir la messe en tablier. Cette innovation, très appréciée par les fidèles assistant à la cérémonie, sera conservée jusqu'en 1979. On sent bien qu’après 1936, le Syndicat de la Boucherie de Paris « s’approprie » la messe annuelle de l’UPCB à Montmartre, qui devient une grande fête corporative (et non un moment de méditation spirituelle), largement célébrée par le Journal de la Boucherie de Paris. En juin 1939, quand la Revue commerciale de la boucherie fait le compte-rendu du « pèlerinage annuel de la Boucherie au Sacré Cœur de Montmartre », on a un bel exemple d’alliance du tablier et de la chasuble. On peut ainsi lire : « Sous la présidence de Mgr Crépin, la messe commence, l’immense nef est pleine à craquer, à l’autel le prêtre officie servi par deux garçons bouchers en tenue de travail, tout autour dans les stalles 30 de leurs camarades dans leur habit bleu et blanc, aux couleurs de la Vierge et de la boucherie, accompagnent la messe. Puis c’est le Père Dayné qui, du haut de la chaire, exalte le travail et l’âme de la boucherie française 3180 ». J’ai 3175 Lettre du père Petiteville du 1er juin 1935. 3176 Lettre du père Petiteville du 25 février 1937. 3177 Jean LEVET, Mille ans rue Torte, Petite Histoire de Mrs les bouchers de Limoges, Limoges, 1977, 31 p. 3178 Mgr Jean Verdier (1864-194O), supérieur général des Sulpiciens, cardinal en 1929, est archevêque de Paris depuis 1929. Mgr Verdier a lancé de nombreuses constructions d'églises dans son diocèse, les fameux « chantiers du cardinal ». 3179 Le chanoine Couturier devient directeur des Oeuvres diocésaines de l’Archevêché de Paris en 1935. 3180 Revue commerciale de la boucherie et de la charcuterie française, juin 1939, p 17. 624 placé en annexe deux clichés de juin 1939 de poser autour des prélats catholiques3181. qui illustrent très bien la fierté des bouchers En 1937, le père Petiteville se félicite du fait que la manifestation annuelle de l’UPCB à Montmartre frappe l'opinion. C’est un «des pèlerinages les plus à sensation, d'après les chapelains de Montmartre ». Le père Petiteville note que les bouchers sont « très sensibles à tout ce qui est spectaculaire ». C'est l'apparat du cérémonial religieux, les luminaires, les orgues, la maîtrise qui attirent autant de bouchers à l'église. Le caractère patronal et corporatiste de la cérémonie s'affirme de plus en plus. L’aumônier s’en réjouit: « L'élite de la profession se groupe à ces fêtes. Cette année M. Serre, président du Syndicat parisien, a tenu à venir lui-même ». Outre la grande messe annuelle à Montmartre, l'aumônier de l'UPCB organise d'autres cérémonies religieuses, qui ont beaucoup moins de succès. On se souvient que dans le projet de 1931 il est question d'une «petite réunion de ferveur » qui aura lieu chaque trimestre dans la crypte de Montmartre. Cette réunion est fixée au lundi, ce jour étant celui de fermeture des boucheries, dans différentes paroisses parisiennes. La périodicité de cette messe est assez variable selon les disponibilités de l'aumônier et selon la fidélité du public. En 1932, les messes de l'UPCB sont hebdomadaires: elles sont célébrées au Champ de Mars par le père De Villars3182. En août et septembre 1933, le père Petiteville assure une messe hebdomadaire pour les bouchers, chaque lundi, à Saint-Léon (accueil affable des abbés Brunet et Kock). A partir d'octobre 1933, le père Petiteville célèbre la messe hebdomadaire de l'UPCB à l'autel de la Vierge de la basilique Notre-Dame-des-Victoires, une réunion après la messe ayant lieu dans la Chapelle du Catéchisme. En novembre 1933, l’aumônier note que 50 bouchers sont venus à Notre-Dame-des-Victoires pour la fête du Christ Roi et annonce son projet de célébrer une messe des morts (messe basse de Requiem) à Notre-Dame-des-Victoires le 11 novembre 1933: « elle en fera venir un plus grand nombre peut-être3183 ». En 1934, une première messe pascale est célébrée à Notre-Dame-des-Victoires (devant 60 personnes) et une récollection est prêchée à Clamart par le père Gibert. Si la messe attire si peu de monde, c’est que de nombreux bouchers font leur dévotions dans leur paroisse, selon l’aumônier. Après une interruption due au départ du père Décout pour l'Action Populaire, les messes mensuelles de l'UPCB reprennent en novembre 1934 à Notre-Dame-des-Victoires, chaque premier lundi du mois. Cette paroisse a été choisie à cause de la proximité des Halles. C'est le père Petiteville qui assure le service religieux. Des questions sont posées après l'office dans la sacristie. Cette messe mensuelle semble se tenir régulièrement jusqu'en 1940, devant une assistance réduite mais assidue (entre 20 et 30 personnes). Les récollections pour le Vendredi Saint ont eu lieu de 1936 à 1938, à la villa Manrèse à Clamart : elles regroupent peu de monde (1 seul patron pour 10 jeunes gens). Si l'action de l'UPCB tournée vers les adultes ne constitue pas vraiment une réussite, le service de placement des apprentis a connu un certain succès jusqu’en juin 1936, grâce à 3181 Annexe 41 : Mgr Crépin entouré des 32 apprentis bouchers en tablier, dans la sacristie du Sacré-Cœur de Montmartre, 5 juin 1939. Le père Petiteville (en surplis blanc) se trouve à gauche de Mgr Crépin. Annexe 42 : Sortie de la messe de l’UPCB au Sacré-Cœur de Montmartre le 5 juin 1939. Les 32 garçons bouchers en habit professionnel posent au premier rang. Archives jésuites de Vanves, I Pa 805/2. 3182 Le père De Villars, procureur, aumônier militaire de l'hôpital Villemin, prêtre de la cité jardin de Suresnes, a été l'aumônier de l'UPCB pour une courte période, en 1932-1933. Il a rapidement été surchargé par ses fonctions à Passy. 3183 Lettre du père Petiteville du 8/11/1933, adressée à l'Archevêché de Paris. 625 l’aide efficace de certains responsables du syndicat patronal. Outre le placement, l’UPCB propose à partir de 1933 un patronage pour les jeunes bouchers le lundi après-midi (jour de fermeture hebdomadaire), avec une bibliothèque, du basket, du ping-pong. Le père François Petiteville étant devenu aumônier de l’UPCB, le patronage se tient à la Villa des Otages, maison jésuite de la rue Haxo (Paris 20e)3184. L'aumônerie n'attire pas les foules. Le patronage rassemble entre 10 et 30 jeunes par lundi. L’abbé Imbault a voulu animer un second patronage pour l’UPCB, rive gauche, mais l’expérience n’a pas duré longtemps. En avril 1937, le père Petiteville reconnaît le « peu de succès des réunions de l'abbé Imbault rue de Vanves (Rosaire): 3 ou 4 gars du patronage. (...) Quand il est parti, nommé curé à Pavillonssous-Bois, cet essai n'a pas continué. Les résultats n'avaient pas été très encourageants. C'était encore trop prématuré3185 ». Par contre, l’UPCB connaît quelques beaux succès : des premières communions tardives chez de jeunes garçons, une « première communion et le mariage d'un cégétiste, militant de bonne foi ». Le bilan est néanmoins assez mitigé en 1937 : « Des jeunes gens sympathiques à l'œuvre (mais d'esprit borné) sont cégétistes de cœur (et non seulement de contrainte) tout en continuant d'être sympathiques à l'œuvre mais récriminant contre les patronages ». L'aumônerie de la rue Haxo connaît «peu de succès jusqu'ici. Mais ils aiment 3186 venir voir l'aumônerie ce jour-là, écrivent volontiers durant le service militaire ». Certains patrons bouchers ont pourtant conscience du problème du temps libre des jeunes commis entre 14h et 17h. Ce problème est une conséquence des lois sociales votées par le Front Populaire depuis 1936. En juin 1938, le père Petiteville exprime ses regrets : les apprentis « galvaudent dans les rues ou vont au bistrot ». L'aumônier en appelle à la responsabilité de l'Archevêché : la direction des Oeuvres doit signaler les patronages de quartier aux patrons bouchers et faire appel aux vicaires de bonne volonté dans la Semaine religieuse. « Il y aurait là un véritable bienfait moral, ne serait-ce que d'empêcher les bons enfants d'aller courir comme les autres. Car c'est là une très grave question de responsabilité. 3187 Et ces enfants déjà bons pourraient attirer des camarades qui ont moins reçu qu'eux ». En 1935, l'UPCB met en place un «commencement de vestiaire pour jeunes bouchers nécessiteux » et des consultations juridiques. Le père Petiteville a conscience des conditions de vie souvent précaires des apprentis et jeunes commis bouchers, mais le souci social de l'aumônier ne semble pas avoir été très développé. Dans son rapport de 1937, il note: « Beaucoup de respect humain et de timidité même chez les patrons. Peut-être un respect excessif de l'opinion (mauvaise) de l'employé sur la religion. Certains se soucient par trop peu du local où ils couchent. Bien que parfois très gênés, des détaillants pourraient ne pas s'en tenir à un salaire trop bas. Certaine timidité ou du moins indolence dans l'action catholique. Malgré les explications et mises au point, un certain nombre de patrons s'imaginent encore 3184 Le terrain du 81-85 rue Haxo a été acheté en 1872 par les jésuites. Après bien des péripéties, c’est le père Henri Diffiné, ancien ouvrier maçon, qui fait construire en 1936 la chapelle de Notre-Dame des Otages (rue Haxo), en hommage aux victimes de la Commune (Mgr Darboy, archevêque de Paris, a été fusillé par les Communards le 24 mai 1871). Le père Diffiné a rédigé un ouvrage, Un demi-siècle d'apostolat en terre populaire : Chapelle et Oeuvre des otages, Toulouse, Editions de l’apostolat de la prière, 1938, 32 p. Pour plus d’informations, nous renvoyons à François GRAFFIN, Henri Diffiné : mystique et guide spirituel, prêtre de la Compagnie de Jésus (1890-1978), Fribourg, Editions St-Paul, 1984, 162 p. 3185 Lettre du père Petiteville, adressée le 3 avril 1937 à l'Archevêché de Paris. AHAP, 3K1 1C1. 3186 Rapport de 1937 sur les activités de l'UPCB. AHAP, 3K1 1C1. 3187 Lettre du père Petiteville, adressée le 3 juin 1938 à l'Archevêché de Paris. AHAP, 3K1 1C1. 626 que l'œuvre est surtout pour les jeunes gens, lui savent gré d'essayer de bien les former, mais y voient trop encore une manifestation annuelle sans plus. Ne la font connaître qu'à leurs amis intimes3188 ». Le père Petiteville ne se décourage pas. L’un de ses grands mérites, en tant qu’aumônier de l’UPCB, est d’avoir compris les attentes des bouchers. Peintre amateur, François Petiteville est un homme de contact, très sociable, qui a de l'entregent et sait mener la conversation. C'est un bon vivant, qui aime les voyages et la bonne chère. L’aumônier aime manger avec ses bouchers après la messe, partager les plaisirs de la table avec ses fidèles. La fraternité de la table n'est pas un vain mot dans la Boucherie. Le père Petiteville n’est-il pas surnommé « l'aumônier du faux-filet» par ses frères ? Les relations n'auraient pas été aussi étroites avec la profession si l'aumônier avait été un ascète ne goûtant ni les viandes ni les vins3189. La convivialité fait partie de la réussite de la vie de n'importe quel groupe et le père jésuite ne s'est jamais caché des plaisirs matériels qu'il pouvait trouver auprès des bouchers. Ainsi, il écrit en 1948 : « Saint-Eustache, devenant de plus en plus l'église des Corporations, remplace pour nous Notre-Dame des Victoires... et la vie matérielle suivant la vie mystique, nous émigrons du café du Vieux Saumur, rue des Petits-Champs, au Central, rue du Louvre, face à la rotonde de la Bourse du Commerce. Ces cafés s'étaient faits pour nous littéraires 3190 puisque nous allâmes jusqu'à y entendre Gaëtan Bernoville ! ». Il a existé une véritable amitié entre le père Petiteville et Georges Chaudieu, le chantre du corporatisme boucher. Quand l’aumônier est rappelé à Dieu en 1974, Georges Chaudieu écrit un article élogieux sur lui dans La Boucherie Française, organe de presse de la CNBF. Après avoir rappelé les différentes activités de l'UPCB depuis sa création, il rend hommage à l'aumônier disparu : «Le R.P. Petiteville animait tout cela avec sa foi profonde, son amour du prochain. Il savait parler du métier en technicien, des hommes en psychologue, de Dieu en théologien, avec une précision dialectique qu'on ne trouve plus guère chez beaucoup d'écrivains de notre époque. (…)L'an dernier lorsqu'il fêta son double jubilé, il m'avait convié à cette cérémonie, où après la messe et le banquet qui suivit, il reçut l'hommage de tous ses confrères. Je lui avais offert la Grande Médaille de l'Ecole professionnelle, en remerciements des éminents services qu'il avait rendus à la boucherie. C'est avec émotion qu'il recueillit ce témoignage de notre reconnaissance et de notre amitié3191 ». A partir de 1934, le père Petiteville a eu l’excellente idée d'organiser des excursions familiales pour tisser des liens plus proches avec ses bouchers. Comme les retraites spirituelles ne semblaient pas vraiment déplacer les masses, l'UPCB organise chaque année un petit voyage d'une journée non loin de Paris, le plus souvent en juillet. Les fidèles de l'UPCB se rendent à Reims en 1934, à Amiens en 1935, à Evreux en 1937, à Compiègne en 1939. Pour mieux comprendre la nature de ces « journées familiales de la Boucherie », voici le programme de celle du 5 juillet 1937 à Evreux : « 7h30: Grande course cycliste (la tenue en bourgeron est obligatoire). 10h30: Grand'messe en musique à la cathédrale, sous la présidence 3188 Rapport de 1937 sur les activités de l'UPCB. 3189 Nous remercions le père E. Planckaert, aumônier de l’UPCB entre 1974 et 1980, pour son précieux témoignage sur le père Petiteville et l’UPCB. Entretiens oraux en 1997 à la maison des Jésuites, 42 rue de Grenelle (Paris 7e). 3190 3191 Lettre aux Bouchers, n°33, mai 1948. Georges CHAUDIEU, « Le Révérend Père Petiteville, aumônier de la Boucherie, a quitté ce monde », La Boucherie Française, 1974. 627 de Mgr Gaudron, évêque d'Evreux. Allocution du R.P. Décout, fondateur de l'UPCB de Paris. 12h30: Déjeuner à l'Hôtel de la Biche (30 F pour les patrons, 20 F pour les employés). Allocution de M. Colliot, secrétaire du Syndicat des ouvriers-bouchers d'Evreux et membre de la Chambre des Métiers de l'Eure. 15h: Distribution des récompenses et des diplômes aux lauréats du Concours de dépouille (organisé par la Halle aux Cuirs d'Orléans). 15h30: Grande conférence corporative à l'Hôtel de la Biche, sur «Les répercussions économiques provoquées par les nouvelles lois sociales », avec le concours de M. Robert (président de l'Ecole Professionnelle de la Boucherie de Paris et vice-président du Syndicat de la Boucherie de Paris), Georges Chaudieu (vice-président du Syndicat de la Boucherie de Paris) et M. Bonneville (vice-président de l'EPB)». Sport, religion, gastronomie, discours anti-socialiste : tous les ingrédients sont réunis pour assurer le succès des excursions de l’UPCB. L'excursion d’Evreux de 1937 est particulièrement émouvante car les Parisiens sont reçus par Adrien Huard, un des co-fondateurs de l'œuvre. L’UPCB d’Evreux est le premier groupe de bouchers catholiques fondé en province. Adrien Huard, garçon boucher à Paris en 1929, s’est installé comme patron boucher en 1930 à Evreux (60 rue Victor Hugo) et y a fondé en 1935 une Union Professionnelle Catholique sur le modèle de celle de Paris. Le petit groupe d’Evreux est très actif, notamment pour la conciliation entre patrons et ouvriers 3192. En 1937, le père Petiteville reçoit des demandes de Lyon et de Nantes et demande conseil à l'Archevêché de Paris : l'UPCB peut-elle devenir interdiocésaine?Evreux « est déjà bien un petit tout complet (100 membres) très fortement attaché à Paris grâce à Adrien Huard qui a lancé l'œuvre. Je considère un peu Evreux comme la banlieue. Nantes et Lyon c'est déjà très différent3193! ». La réponse de l'Archevêché est clairement hostile à une UPCB interdiocésaine : Paris ne doit pas absorber la province. Mais le journal « peut devenir un intéressant trait d'union entre la province et Paris». D'ailleurs, le père Petiteville se justifie ainsi : « La cotisation que je leur demande, en province, n'est pas autre chose que le prix d'abonnement auPetit Echo3194 ». Un groupe catholique fonctionne à Lyon en 1938 mais il n'est pas réservé aux bouchers et n'a pas de lien étroit avec l'UPCB de Paris. Animé par le père Richard, du Prado, le groupe de Lyon, qui ne porte pas le nom d'UPCB, rassemble tous les professionnels de la filière viande, c'est-à-dire des bouchers, des charcutiers, des boyaudiers, des tripiers et même des marchands de bestiaux. Son fonctionnement est tout à fait autonome par rapport à Paris et on ne trouve quasiment aucune trace de ses activités dans le bulletin de l'UPCB de Paris. Des groupes autonomes d'UPCB sont créés en 1941-42 à Angers et à Nantes, mais cette fois en gardant des relations suivies avec le groupe parisien. Nos informations sont pauvres sur l'UPCB d'Angers. Les responsables angevins étaient l'abbé Riobé et Louis Plot (mort en 1966). Les messes semblent avoir été célébrées en l'église Saint-Nicolas à Angers. L'UPCB de Nantes a connu un développement particulièrement réussi, sous l'impulsion de 3192 J’ai placé en annexe une carte de l’UPCB qui illustre très bien le souci de réconciliation entre les patrons et les employés. La devise « Rien n’est meilleur que vivre en unité » est inscrite au-dessus d’une scène de la Passion du Christ. Un patron et un employé se serrent la main. Le blason de la corporation parisienne de la Boucherie est au centre de l’image (un agneau avec une bannière). Annexe 43 : Image pieuse de l’UPCB (années 1930). Je remercie le père Planckaert de m’avoir communiqué ce cliché. 3193 Lettre du père Petiteville du 25 février 1937. AHAP, 3K1 1C1. 3194 Lettre du père Petiteville du 3 avril 1937. 628 son responsable local, Roger Jouys, qui est souvent venu à Paris pour assister à la fête annuelle de l'UPCB à la Madeleine (entre 1945 et 1968). A Nantes, la messe des bouchers avait lieu dans la basilique Saint-Nicolas. Elle a été étendue à tous les professionnels de l'alimentation pour faire face au déclin de l'union. L'aumônier de l'UPCB de Nantes était le père Boileau (mort en 1993)3195. En 1949, le père Petiteville évoque des filiales de l’UPCB à 3196 Rouen et Reims, mais nous n'avons aucune information à leur sujet . g) Les bouchers en marge du mouvement artisanal ? Depuis 1885, les bouchers font partie du Comité de l’alimentation de Paris, fondé par Nicolas Marguery, et ils ont pris l’habitude de mener certaines luttes collectivement avec leurs confrères commerçants. Après la première Guerre Mondiale, le mouvement artisanal se structure. Les professions alimentaires voudraient pouvoir faire partie de la Confédération générale de l’artisanat français (CGAF), fondée en 1922, mais elles en sont tenues à l’écart par Robert Tailledet3197. Pourquoi ? Et comment réagir face à ce rejet ? Revenons rapidement sur l’organisation de l’artisanat après 1918. Député puis sénateur radical du Puy-de-Dôme (1900-1936), ministre du commerce et de l’industrie de 1915 à 1920, Etienne Clémentel (1864-1936) est considéré comme le « père de l’artisanat français », tout en ayant œuvré pour la rationalisation de l’économie française pendant et après la guerre. « La guerre terminée, son action aboutit au groupement des syndicats professionnels en une confédération devenue la Confédération générale de la production française, puis la Confédération générale du patronat français (CGPF). Il constitua également des groupes régionaux de chambres de Commerce et une Chambre internationale du Commerce. Il s’employa enfin à la rénovation de l’artisanat 3198 ». Tout comme il voit dans la CGPF une « arme pour attaquer efficacement la CGT », Clémentel voit dans l’artisanat, « secteur prospère de petits producteurs indépendants », un pilier du statu quo social, un tampon entre la bourgeoisie et le prolétariat3199. Il n’hésite donc pas à soutenir le projet de confédération générale des artisans proposé par Robert Tailledet et Georges Grandaham, fondateurs en 1917 de la Fédération de la petite industrie de la chaussure3200. Le congrès constitutif de la CGAF (Confédération générale de l’artisanat français) se tient en mars 1922. Grandaham en préside le comité d’organisation, « avec la volonté de tenir à distance certains métiers fortement organisés et qu’on s’efforcera ensuite d’exclure du champ de l’artisanat 3195 Le groupe de Nantes a survécu à celui de Paris (qui disparaît en 1980). L'œuvre de Roger Jouys a été continuée par Claude Atelin, qui a fondé en 1988 « l’Amicale des anciens patrons bouchers de Loire Atlantique », qui regroupe une centaine d'adhérents, et a rétabli en 1990 la tradition des messes à Nantes. Par exemple, le 16 mars 1997, la messe annuelle de la Boucherie a été célébrée dans la chapelle des Sœurs Franciscaines Oblats de Chantenay à Nantes, en présence de 42 retraités. 3196 Père PETITEVILLE, article « Boucherie », in Gabriel JACQUEMET (dir.), Catholicisme hier, aujourd’hui, demain, Letouzey et Ané, 1949, tome II, col. 182. 3197 Marchand de chaussures plutôt que cordonnier, « franc-maçon, disposant de relations haut placées, surtout, mais pas exclusivement, au parti radical, Tailledet deviendrait une sorte d’administrateur de carrière et de porte-parole de la CGAF ». Steven ZDATNY, Les artisans en France au XXe siècle, Belin, 1999, p 53. 3198 Jean JOLLY (dir.), op. cit., tome III, p 1073. 3199 Steven ZDATNY, op. cit., p 55. 3200 Tailledet est le président du Syndicat des petits fabricants de la chaussure et Grandaham est le président de la Fédération française des réparateurs et petits bottiers. 629 (métiers de l’alimentation et notamment boucherie)3201 ». Grâce au soutien de Clémentel, la CGAF reçoit d’importantes subventions publiques, accordées au lancement d’un journal national. Dès 1923, la CGAF possède un organe de presse national, L’Artisan français, ce qui constitue un atout non négligeable. Bernard Zarca souligne que « la liste des métiers commença par s'étoffer, mais dès janvier 1924, elle ne comporta plus les métiers de l'alimentation (la boucherie n'en avait jamais fait partie). Cesexcommunications « » et ces oublis relevaient d'une stratégie délibérée des dirigeants de la CGAF, soucieux de bien affirmer la spécificité de l'artisanat par rapport au commerce mais aussi d'écarter des métiers puissamment organisés3202 ». Pour Zarca, « il n’est pas surprenant que la chaussure se s oit opposée à l’alimentation : le milieu modeste redoutait le milieu riche ». De plus, on peut y voir la méfiance des « producteurs » à l’égard des métiers « dont le chiffre d’affaires correspondait principalement à la revente, la valeur ajoutée étant plus faible que la valeur des matières utilisées3203 ». Selon Tailledet, les métiers de l’alimentation ne relèvent pas de l’artisanat mais du commerce car la valeur ajoutée de leur travail est inférieure, dans le chiffre d’affaires, à la valeur initiale des produits revendus en l’état ou transformés. Les bouchers se trouvent donc volontairement exclus de la CGAF dès sa création. Pour Tailledet et Grandaham, l’artisanat est constitué par « la petite production familiale et indépendante dont le patron est un homme de métier, distinct à la fois de l’industriel qui fait travailler ses capitaux, de l’agriculteur qui exploite la terre, et du commerçant qui se contente de revendre ». Cette définition de l’artisan est reprise le 10 juin 1923 par le Parlement, qui vote la loi sur le crédit artisanal et crée un statut d’ « artisan fiscal », exemptant de l’impôt sur les bénéfices industriels et commerciaux « les ouvriers travaillant chez eux ou au dehors, qui se livrent principalement à la vente du produit de leur propre travail et qui n’utilisent pas d’autres concours que celui de leur femme, de leurs père et mère, de leurs enfants et petitsenfants habitant avec eux, d’un apprenti de moins de seize ans et d’un compagnon 3204 ». La Chambre des métiers d’Alsace, créée en 1899 dans le cadre de la loi impériale allemande du 26 juillet 1897, a une conception de l’artisanat moins restrictive, « fondée sur la qualité et non sur la taille de l’entreprise, faisant du métier une entité corporative où se rejoignent les intérêts du patron et ceux de l’ouvrier 3205 ». Dans le contexte de l’après-guerre, « le retour de l’Alsace-Lorraine à la France fournissait un modèle efficace, mais corporatif, d’organisation des métiers qui valorisait au plus haut point la formation par apprentissage, facteur d’entente sociale et de collaboration harmonieuse dans l’entreprise grâce aux identifications entre compagnons et maîtres qu’il favorise. Les dirigeants de la Chambre des métiers d’Alsace, idéologiquement marqués par le catholicisme social, contribuèrent, aux côtés de Tailledet et Grandaham, à la création de la CGAF ; mais ils firent quant à eux pression sur les pouvoirs publics pour que prévalût leur conception de l’artisanat, non point classe sociale, en quelque sorte supérieurement bornée par la taille maximale de l’entreprise, comme le théoriserait, avec un succès politique certain jusqu’à la veille de la seconde guerre mondiale, celui qui devint le président de la CGAF, toujours plus jaloux de son pouvoir, 3201 Bernard ZARCA, L'artisanat français: du métier traditionnel au groupe social , Economica, 1986, p 32. 3202 Ibid., p 35. 3203 Bernard ZARCA, Survivance ou transformation de l’artisanat dans la France d’aujourd’hui , Thèse, IEP de Paris, 1983, tome III, p 1064. 3204 Nonna MAYER, La boutique contre la gauche, FNSP, 1986, p 104. 3205 Ibid. 630 Tailledet, mais entité corporative, permettant les passages de la condition d’ouvrier à celle de maître indépendant, sous contrainte de qualification, et de celle-ci à celle de petit patron, sans qu’aucune frontière n’existât avec l’exercice de l’activité à grande échelle, pourvu qu’une certaine qualité du travail fût préservée 3206 ». Rejetés par la CGAF, les bouchers vont s’empresser de se rapprocher du modèle corporatif plus souple proposé par la Chambre des métiers d’Alsace, dirigée par Hubert Ley, Frederick Schlieffer puis Fernand Peter. La couleur politique des « Alsaciens », marqués à droite, correspond mieux aux bouchers, la CGAF étant pour eux trop proche du radicalisme. Le législateur suit l’exemple alsacien quand est votée la loi Courtier du 26 juillet 1925 qui institue en France les Chambres de métiers, chargées de la représentation des intérêts de l’artisanat et du contrôle de la formation et de l’apprentissage. La définition de l’artisan étant souple (pas de mention de la taille de l'unité de production), il a fallu définir les frontières du groupe artisanal entre 1925 et 19293207. Exclues des chambres de métiers, comme elles le sont de la CGAF, les professions alimentaires se regroupent pour former, avec les métiers du bronze, de l’orfèvrerie et du bijou, l’Union des artisans français (UAF) le 25 février 1925, dirigée par Paul Bulnois. En 1926, l’UAF regroupe 70.000 adhérents, ce qui ne lui permet pas de défier l’influence de la puissante CGAF. Néanmoins, l’UAF est agréée pour distribuer le crédit artisanal. Le poids de la CGAF s’érode progressivement, avec la volonté d’autonomie de divers groupements artisanaux de province (la Chambre des métiers d’Alsace quitte la CGAF dès 1924). Une circulaire ministérielle du 1er juin 1929 inclue les métiers de l’alimentation dans les listes des chambres de métiers. De ce fait, à partir de 1929, la CGAF ne contrôle plus l’Assemblée des présidents de Chambres de métiers de France (APCMF) 3208. En 1928, Floréal Molin crée l’Union artisanale de la Boucherie Française , sur laquelle nous ne savons pas grand chose. A partir de 1927, Molin « remet en honneur le goût du beau travail, et organise des concours d'habileté professionnelle où se révèlent des patrons et ouvriers épris d’un idéal tendant à disparaître en cette période de facilité ». Auprès de Floréal Molin, on trouve dans l’Union artisanale de la Boucherie Georges Chaudieu, « un des premiers à comprendre le danger que court le métier à conserver uniquement la forme commerciale. Pionnier de la doctrine artisanale, il est un véritable apôtre du corporatisme3209 ». Georges Chaudieu (1899-1990) est sans doute la figure dominante du monde de la boucherie française au XXe siècle. Fils d’un boulanger de la Brie, orphelin de mère à un an et de père à douze, Georges Chaudieu est placé comme apprenti boucher chez un cousin parisien en 1912. Mobilisé de 1918 à 1921, il se marie en 1923 et s’installe comme patron-boucher. Très vite, il se mobilise pour la défense du métier. Il est de toutes les organisations qui touchent la viande. Il a été haut responsable dans les organes syndicaux (vice-président du Syndicat de la Boucherie de Paris et de la CNBF), les institutions artisanales (délégué général du CEAA, membre de la Chambre des métiers de Paris, professeur à l’Institut d’études corporatives et sociales, directeur de l’Ecole des hautes études artisanales) et les organismes d’éducation (directeur de l’Ecole de la Boucherie de Paris, président-fondateur de l’Institut de la viande et de l’Ecole supérieure des métiers de la viande, professeur). Il participe, initie ou soutient de nombreux projets qui valorisent la profession, 3206 Bernard ZARCA, « L’artisanat, la plus populaire des classes moyennes ? », Vingtième Siècle, n°37, janvier 1993, p 57-58. 3207 Bernard ZARCA, L'artisanat français: du métier traditionnel au groupe social , Economica, 1986, p 36. 3208 Ibid., p 38. 3209 André DEBESSAC, op. cit., p 93. 631 dans le champ technique (MATIC, concours professionnels), social (Vrais Amis, Caisse primaire d’assurance maladie), religieux (UPCB) ou même culturel (Académie de la viande). Enfin, il a publié de très nombreux ouvrages (manuels techniques, ouvrages historiques, essais), ce qui facilite le travail de celui qui souhaite cerner ce personnage aux multiples facettes3210. Dans ses mémoires, publiées en 1972, Georges Chaudieu note son enthousiasme pour le mouvement artisanal qui se structure dans les années 1920 : « Je pris bien vite une place importante dans l’Union artisanale de la boucherie , organisation parallèle à l’Union des Syndicats de la Boucherie française (devenue plus tard Confédération) et je devins, par la suite, un des deux délégués généraux d’un mouvement artisanal national, le Comité d’Entente et d’Action artisanales de France , présidé par Fernand Peter, président de la Chambre de Métiers d’Alsace, mouvement qui défendait l’idée « d’artisanat, entité économique 3211 ». Rejetés par la CGAF, les bouchers rejoignent en 1933 le Comité d'Entente et d'Action Artisanales, qui poursuit la résistance initiée par l’UAF en 1925. « Une réunion se tint à Paris en mars 1933 pour préparer la formation du Comité d'Entente et d'Action Artisanales (CEAA), qui rassembla, selon L'Artisan , les représentants de quelques 200 000 artisans. Le CEAA convoqua sa première assemblée générale à Paris en novembre 1933, qui coïncida avec l'assemblée semestrielle de l'APCMF. Les délégués de nombreuses Chambres de Métiers étaient présents, conduits, bien sûr, par les Chambres de Strasbourg et de Moselle; étaient également présents les délégués des 19 fédérations régionales de l'UAF, et d'une série de syndicats locaux et d'associations artisanales – principalement de forgerons, boulangers, bouchers, et de groupes d'Alsace-Lorraine. L'assemblée élut Peter comme président, et répartit les postes de vice-présidents entre d'autres personnages éminents de l'artisanat (...) : Périer, président du Syndicat Général des Bouchers 3213 français; Bergue3212, président de l'Union Artisanale des Bouchers français ». Bernard Zarca note que le CEAA a été fondé pour lutter contre un projet de loi déposé par Courtier, qui veut limiter l’artisanat à dix salariés. Sur le modèle alsacien, le CEAA souhaite l'institution d'un brevet de maîtrise obligatoire, qui seul autorise les artisans à former des 3214 apprentis, mais qui de plus aurait seul permis l'accès à la condition artisanale . La seconde loi Courtier, du 27 mars 1934, définit l’artisan avec une limitation à 10 compagnons (et apprentis) et une qualification professionnelle exigée3215. La qualification est prouvée soit par un apprentissage préalable soit par un exercice prolongé du métier. Les registres des métiers sont institués3216. Le CEAA accuse la CGAF de promouvoir une conception « marxiste » de l'artisanat, alors qu’Hubert Ley veut faire de l’artisanat une partie intégrante des classes moyennes, rempart contre le socialisme. En 1935, « le CEAA proposait 3210 La BNF recense 45 notices d’ouvrages de Chaudieu (y compris les rééditions), publiés entre 1936 et 1987. 3211 Georges CHAUDIEU, La route : mémoires et anti-mémoires d’ un boucher, SOFIAC, 1972, p 129. 3212 Paul Bergue a été secrétaire (1931-1932) puis vice-président (1933-1934) du Syndicat de la Boucherie de Paris. 3213 Steven ZDATNY, Les artisans en France au XXe siècle, Belin, 1999, p 115. 3214 Bernard ZARCA, L'artisanat français: du métier traditionnel au groupe social , Economica, 1986, p 39. 3215 Pour le département de la Seine, la limite est fixée à 5 employés par un décret de janvier 1936. 3216 Il faut attendre août 1936 pour la publication du décret d’application relatif aux inscriptions au registre des métiers. 632 un plan d’organisation corporative de l’économie française, en opposition au libéralisme et à l’interventionnisme de l’Etat 3217 ». Les idées défendues par le CEAA sont assez proches du corporatisme mis en place par Vichy. Si Georges Chaudieu et les membres de l’Union artisanale de la Boucherie Française partagent sans doute pleinement le programme du CEAA, il n’est pas sûr que les instances dirigeantes de la profession, le Syndicat de la Boucherie de Paris et la CNBF, portent un intérêt très marqué pour la question artisanale, du moins jusqu’en 1936 3218. « Les métiers de l'alimentation, reconnus par les chambres de métiers, avaient cependant été tenus à l'écart de la CGAF, entre les deux guerres. Les plus importants d'entre eux, la boulangerie et la boucherie, étaient suffisamment forts pour défendre leurs intérêts sans avoir à se confédérer au sein d'une organisation interprofessionnelle. Toutefois, Monsieur Marant, président de la Fédération de la charcuterie de France et des colonies, rattacha cette fédération à l'UAF puis au CEAA, de même que la Fédération de la boucherie laissa à l'un de ses responsables, Monsieur Chaudieu, le soin de représenter le métier dans cette dernière organisation dont il fut le délégué général. Dans leur ensemble, les métiers de l'alimentation, rejetés par la CGAF du côté du commerce, cherchèrent à s'organiser avec d'autres professions commerciales de l'alimentation et 3219 n'attachèrent pas un grand prix, sinon par exception, à l'identité artisanale ». On peut comprendre que les bouchers parisiens – outre l’exception remarquable de Chaudieu – ne se soient pas investis dans le mouvement artisanal. Exclus de la CGAF, ils font partie de l’UAF puis du CEAA. Exclus entre 1925 et 1929 des Chambres de métiers, ils sont représentés à la Chambre de commerce et d’industrie de Paris (le président du Syndicat des charcutiers, Ernest Jumin, en est membre entre 1929 et 1938). Jusqu’en 1936, les dirigeants du Syndicat de la Boucherie de Paris, Louis Martin puis Georges Beltoise, ne sont pas particulièrement soucieux de participer aux débats sur l’artisanat, contrairement aux travaux du Comité de l’alimentation de Paris. La montée de l’agitation ligueuse et le choc provoqué par le Front Populaire vont modifier la situation, amenant à la tête de la profession deux personnalités, René Serre et Georges Chaudieu, soucieux d’intégrer les bouchers au mouvement de résistance des classes moyennes, contre les menées socialistes. h) Le Syndicat de la Boucherie de Paris concurrencé à droite par les anciens combattants de la Boucherie (1928-1936) Entre 1880 et 1914, les bouchers français semblent majoritairement rester fidèles au radicalisme (ou à l’Alliance républicaine démocratique), même si des tentations boulangistes et nationalistes ont existé. Le conformisme politique des bouchers se prolonge-t-il pendant l’entre-deux guerres ? Demeurent-ils des républicains sages et prudents (basculant simplement de gauche à droite) ou bien sont-ils massivement tentés par les idées fascistes qui se développent en France ? 3217 Bernard ZARCA, op. cit., p 41. 3218 Une série d’articles publiés en 1935 dans la Revue commerciale de la boucherie et de charcuterie française laisse penser que les patrons bouchers « découvrent » le corporatisme en 1935. Lors d’une « grande réunion corporative » de la boucherie le 4 juillet 1935, « le corporatisme est présenté » à la profession par Guillermin, du Comité de l’Union corporative, qui oppose le corporatisme au libéralisme en faillite (à cause de l’individualisme). Revue commerciale de la boucherie et de charcuterie française, n°4, octobre 1935, p 41. BNF, 4° Jo 1599. 3219 Bernard ZARCA, op. cit., p 77-78. 633 Si l’on se base sur les études de Serge Bernstein, ce n’est pas tant les petits commerçants qui s’éloignent du radicalisme que le Parti radical lui-même qui se reclasse à droite, notamment après l’échec du Front populaire. Après s’être voulu un parti de gauche pendant le premier tiers du XXe siècle, le Parti radical est « amené à évoluer vers le centre-droit sous la pression de sa clientèle3220 ». Si la petite entreprise est sous-représentée dans les instances dirigeantes du Parti radical, le petit patronat n’est pas absent des comités de base. Néanmoins, « le radicalisme n’a récupéré que partiellement les artisans, peu actifs dans les Ligues antifiscales de la fin du XIXe siècle, peut-être parce que les plus modestes étaient exonérés de la patente. Dans le Comité de Chalon-sur-Saône étudié par Serge Bernstein sont recensés 10% seulement d’artisans et 37% de négociants et de commerçants au début du XX e siècle. Le radicalisme a également perdu la petite entreprise parisienne qui, dérivant vers la droite depuis le boulangisme accorde ses préférences à l’Alliance Démocratique, d’après Serge Bernstein. Il reste qu’une fraction notable du petit patronat reste fidèle au radicalisme. De Léon Bourgeois à Edouard Daladier, le comportement du radicalisme obéit en effet au même principe : ne rien décider au sommet qui ne soit acceptable pour les Comités de base. En effet, les structures radicales répondent à la fois à des réalités et à une conception sociales. Les professeurs et les avocats qui peuplent les instances supérieures du parti se considèrent comme la preuve vivante d’une promotion dont l’atelier et la boutique sont le point de départ et l’école publique l’instrument. Il leur appartient d’être à l’écoute d’une base largement enracinée dans la vie professionnelle du pays et de tirer des leçons d’ensemble de leur expérience. Ainsi, les structures du radicalisme honorent en les reproduisant un schéma social qui permet l’intégration et l’ascension d’une base où le petit patronat est représenté ; de sorte que les dirigeants combinent le désir de démocratie directe, qui a toujours été une aspiration de la démocratie française et les nécessités hiérarchiques propres à un parti national3221 ». Jeanne Gaillard note que « pendant la crise des années 1930, le radicalisme accordera la plus grande attention aux vœux de la petite entreprise ». Pour exemple, elle cite la législation prise en mars-avril 1936 contre les monopoles et le retrait du Parti radical du Front populaire en 19373222. Pour Serge Bernstein, ce retrait s’explique par le mécontentement de la petite et moyenne entreprise qui voit ses charges considérablement alourdies à cause des lois sociales de 1936 (congés payés, semaine de 40h). Ce revirement des radicaux aurait très probablement évité de rejeter les classes moyennes et le petit patronat vers le totalitarisme3223. En 1981, Jeanne Gaillard ajoute : « Une étude systématique, qui fait encore défaut, montrerait que les partis de droite ont eu une tactique parallèle à celle des radicaux, de sorte que le petit patronat a hésité entre la droite et la gauche classique beaucoup plus qu’entre le fascisme et la République3224 ». Ces propos peuvent-ils s’appliquer aux bouchers parisiens ? Notre objet n’est pas de faire une analyse politique des bouchers, de leurs votes et de leurs opinions. Mais le thème du corporatisme n’est pas neutre politiquement. Nous voulons 3220 Serge BERNSTEIN, « Le parti radical-socialiste, de la défense du peuple à celle des classes moyennes », in Georges LAVAU (dir.), L’univers politique des classes moyennes , FNSP, 1983, p 71. 3221 Jeanne GAILLARD, « La petite entreprise en France au XIXe et au XXe siècle », in Commission internationale d’Histoire des mouvements sociaux et des structures sociales, Petite entreprise et croissance industrielle dans le monde aux XIXe et XXe siècles, CNRS, 1981, tome 1, pp 163-164. 3222 Une loi du 22 mars 1936 interdit « d’ouvrir aucun magasin à prix unique pendant un an ». Ibid. p 164. 3223 Serge BERSTEIN, Le parti républicain-radical et radical-socialiste en France de 1919 à 1939, Thèse d’Histoire, Paris X, 1976. 3224 Jeanne GAILLARD, op. cit., p 165. 634 savoir si le Syndicat de la Boucherie de Paris a résisté à la montée des courants fascistes. Quand André Debessac retrace en 1943 l’action des présidents successifs de la CNBF et du syndicat parisien, il insiste sur le fait que Louis Martin défend « l’honneur et le renom de la boucherie » (entre 1921 et 1929) et que Georges Beltoise lutte énergiquement « pour maintenir le prestige du métier » (entre 1929 et 1936)3225. Outre les attaques économiques sur la responsabilité des bouchers dans la cherté de la viande, qui ne sont pas nouvelles, il semble bien que le métier fait face à des attaques d’un type nouveau après 1920. La création du Parti Communiste Français en 1920-1921 ne doit pas être étrangère aux attaques qui peuvent porter sur les bouchers (et les boutiquiers en général), ennemis de la classe ouvrière car exploiteurs des salariés, accrochés aux rentes et aux petits profits capitalistes. Une remise en cause aussi nette et franche des petits commerçants comme intermédiaires profiteurs et oppresseurs du prolétariat n’existait pas (ou peu) avant 1914. Il y a un sujet sensible sur lequel les bouchers vont prendre appui pour organiser un mouvement de résistance contre leurs ennemis, c’est la défense de l’honneur des bouchers anciens combattants. Morice Deshais crée en 1928 l’Union des Anciens Combattants de la Boucherie (UACB), qui va concurrencer à droite le Syndicat de la Boucherie de Paris jusqu’en 1937 3226. En décembre 1928, le Syndicat de la Boucherie de Paris lance, avec l’aide de son journal, un vaste recensement des vétérans et anciens de la boucherie (en activité depuis 10 ans), pour dénoncer les rumeurs sur la fortune rapide des bouchers3227. Le malaise est donc réel. L’époque de l’Union Sacrée et du pieux recueillement collectif pour honorer les disparus de la profession, en présence des autorités publiques, semble bien loin en 1928. Pourtant, le 23 octobre 1922, quand le Syndicat de la Boucherie de Paris inaugure le monument en l’honneur des patrons et ouvriers bouchers morts au combat, dans la grande salle du Cirque d’Hiver, le député de la Seine Henry Paté, haut commissaire à l’éducation physique et à la préparation militaire, était présent. Mais en 1928, les rapports sont extrêmement tendus entre le gouvernement et les bouchers. Face à la mollesse du Syndicat patronal, Morice Deshais décide de créer en octobre 1928 un groupe plus offensif, l’Union des Anciens Combattants Bouchers Détaillants et Benjamins, qui dispose d’un organe de presse au titre révélateur, Le Réveil de la Boucherie française3228. L’UACB est fondée le 15 octobre 1928 par les bouchers Deshais, Lafont, Pillon et Louis Bernard pendant une réunion à la Salle Gruber (15 boulevard St-Denis) contre la campagne de dénigrement du gouvernement Poincaré contre la Boucherie. L’Union rassemble rapidement un petit millier de personnes : 110 bouchers y adhèrent le 15 octobre, 247 le 22 octobre (lors de l’assemblée générale du Syndicat) et 350 le 29 octobre, lors de l’Assemblée générale constitutive de l’UACB. Le siège de l’Union est fixé au 1 rue Mondétour (Paris 1 er). Morice Deshais est président et Pillon vice-président. René Serre et Alexis Morin soutiennent la propagande des anciens combattants3229. Nous ne disposons d’aucune précision 3225 André DEBESSAC, Histoire de la corporation des métiers des viandes, Société d’édition de publications corporatives, 1943, p 93-94. 3226 Nous utilisons les initiales UACB par commodité. Ce sigle n’est pas utilisé à l’époque. 3227 Journal de la Boucherie de Paris, 30 décembre 1928. BNF, Jo A 328. 3228 Bajard est rédacteur en chef du Réveil de la Boucherie française, mensuel créé le 3 décembre 1928 par l’UACB. 3229 René Serre devient président du Syndicat de la Boucherie de Paris en 1936 et de la CNBF en 1938, avant de se compromettre avec Vichy. Engagé volontaire en 1916, major de promotion à l’Ecole d’artillerie de Fontainebleau, René Serre a reçu la croix du combattant 1914-18. Il est président de l’UPCB entre 1954 et 635 biographique sur les dirigeants de l’UACB 3230. Par contre, les idées défendues par Deshais sont assez claires, marquées par l’antiparlementarisme et des relents xénophobes. Dans une lettre ouverte au ministre du commerce Henry Chéron, Deshais affirme que 80% des membres de la Boucherie ont participé à la guerre 1914-18 et il lance des propos hostiles aux commerçants étrangers qui bénéficient de davantage de droits que les bouchers français. Contre la calomnie gouvernementale et les lois d’exception offensantes, l’UACB lance la distribution d’une affiche dénonçant le « Scandale de la viande », c’est-à-dire 10 ans de mensonge et de mesures inefficaces des pouvoirs publics. Baraques Vilgrain, boucheries municipales, lois, décrets, hausse illicite, boucheries contrôlées, vente aux petites voitures, approvisionnement sur marché de gros : des millions ont été gâchés et la hausse du prix de la viande persiste ! L’UACB propose de mettre fin à ce gaspillage de l’argent public et de restaurer la vérité : « les Anciens Combattants de la Boucherie de détail ne veulent plus déchoir aux yeux du public et de leurs camarades d’infortune d’hier ». Après des propos antiparlementaires sur le traitement des ministres, Deshais dénonce la hausse de l’octroi et des droits de douane et affirme que la taxe sur la viande est inadaptée (car les pièces de luxe sont vendues en dessous des cours officiels et les bas morceaux au-dessus)3231. Le 19 novembre 1928, Morice Deshais s’exprime salle Wagram à Paris devant la « Fédération nationale des petits commerçants, industriels et artisans de France et des colonies », en présence du sénateur Derbhecourt (SFIO) et des députés Raoul Brandon (républicain socialiste), Adolphe Chéron (gauche radicale)3232, Max Hymans (SFIO), Louis Proust (radical-socialiste), Auguste Sabatier (républicain de gauche) et du colonel Yves Picot (gauche républicaine)3233. En février 1929, l’UACB lance une violente campagne contre le gouvernement Poincaré, suite à la déclaration du Président du Conseil du 14 décembre 1928 au Sénat sur le rôle des intermédiaires dans la cherté de la viande. Dans un article de La Cité du 8 février 1929, le conseiller municipal Maurice Levillain demande « Pourquoi la viande est chère à Paris ? ». Le climat est tendu : la profession est clairement accusée d’être responsable de la cherté de la viande. Le 4 février 1929, Louis Bernard lance à la salle Wagram un appel à la mobilisation des bouchers contre les accusations injustes dont souffre la profession3234. L’agitation entretenue par l’UACB inquiète la préfecture de police, qui mène une enquête et 1969. Alexis Morin, boucher à St-Mandé, membre du CA de l’UACB, est président de l’UPCB entre 1938 et 1953. 3230 Antoine Prost recense 208 petits patrons (dont la moitié sont des commerçants) parmi les 632 dirigeants d’associations d’anciens combattants. Antoine PROST, Les anciens combattants et la société française 19141939, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, 1977. 3231 Le Réveil de la Boucherie française, n°1, décembre 1928. BNF, Jo 30696. 3232 Dans les années 1920, Adolphe Chéron est président de l’Union des sociétés d’éducation physique et de préparation au service militaire. 3233 Auguste Sabatier (1883-1944), officier de la Légion d’Honneur, délégué du Syndicat de la Boucherie de Paris pour le 8e arrondissement, a été élu député de la Seine (1928-1932) dans le 18e arrondissement. Le Syndicat de la Boucherie organise un grand banquet le 31 mai 1928 au Palais d’Orléans pour fêter son élection (400 couverts). A la Chambre, Sabatier est inscrit au groupe de l’union républicaine démocratique. Jean JOLLY (dir.), Dictionnaire des parlementaires français (1889-1940), PUF, 1977, tome VIII, p 2937. 3234 Le Réveil de la Boucherie française, février 1929. 636 dresse un rapport le 19 novembre 19293235. A travers ce rapport de police, nous pouvons retracer assez précisément les actions menées par l’UACB en 1929. Le 28 février 1929, les bouchers anciens combattants adressent une « circulaire » aux députés de la Seine et conseillers municipaux de Paris. Cette lettre est une réponse directe aux attaques de Poincaré : « Monsieur le Président du Conseil ignore tout de notre métier. Il ignore que les bouchers parisiens traitent et présentent la viande d’une façon toute spéciale, que Paris est la seule ville du monde où elle est présentée de la sorte ». Selon l’UACB, la découpe à la parisienne entraîne diverses pertes. Ainsi, sur le bœuf, il y a une perte sèche de 20% à cause des os et déchets, pas de profit possible sur 40% à cause des « faux morceaux » (pot au feu, graisse) et un profit nécessaire sur les 40% restants (rôtis, bifteck, morceaux fins)3236. « Monsieur le Président est scandalisé des prix qu’ont atteint nos fonds de boucherie (son service de renseignement doit être désuet) ». Voici la réalité selon l’UACB : une maison qui fait 1000 F de recette par jour se vend 80 000 F quand c’est une boucherie, 300 000 F pour une boulangerie et 600 000 F pour un commerce de vin. Pour illustrer les difficultés du secteur, l’UACB rappelle que beaucoup de boucheries disparaissent et que les sociétés de consommation ne réalisent aucun bénéfice sur la viande. Puisque le gouvernement impose un barème sur la viande, pourquoi ne « barémise-t-il » pas la pharmacie, les soins médicaux, les matériaux de construction, les vêtements, les chaussures, les pommes de terres ? Le patriotisme de la profession est mis en avant : la corporation des bouchers est française à 95% ; 75% des bouchers ont fait la guerre. En tant qu’« intermédiaires », ils ont participé à la défense de Paris en août et septembre 1914. Malgré cela, le métier est spolié, brimé, privé de toute initiative. On passe du patriotisme au nationalisme quand le tract s’en prend violemment aux médecins turcs, chinois ou bulgares qui exercent en France, avec des honoraires qui varient entre 20 et 300 F ! La viande en gros a augmenté de 40% depuis un an et le gouvernement maintient une taxe douanière prohibitive, qui interdit l’importation des viandes. Le paysan doit avoir la large compensation rémunératrice de son dur labeur, mais l’UACB dénonce les manœuvres qui se trament contre le petit commerce : c’est le monopole de la viande qu’on prépare à Paris, après l’échec du monopole des allumettes. « Nous voulons que le laborieux soit à l’honneur, (…) alors que dans notre pays, les parasites de toute nationalité, débrouillards et reluisants tiennent le haut du pavé ». La circulaire s’achève par une apostrophe aux députés : « Vous ne voudrez pas que le bluff continue, que les agrariens de Paris, ceux qui de leur hôtel font valoir leur propriété rurale, les puissants qui alliés à la haute banque et à la finance internationale viennent s’imposer et revendiquer des droits qu’ils n’ont pas ». Ce qui m’intéresse dans cette circulaire de février 1929 n’est pas la validité des arguments avancés par l’UACB mais la teinte générale du discours, qui rejoint assez clairement les idées des ligues d’extrême droite qui vont tenter de renverser le régime en février 1934. Dans une feuille de presse éphémère, Le Pavé, de mars 1929, Pierre Chézy, membre de l’UACB qui dénonce « le scandale du barème », tient des propos clairement antiparlementaristes, dénonçant l’incompétence et l’inefficacité des députés : « Les 3235 3236 Archives de la Préfecture de police de Paris, DA 675. Le rapport de police note que ces proportions sont erronées. Elles seraient en fait de 17% pour les os et déchets, 11% pour les morceaux vendus au prix d’achat (sans profit) et 72% pour les morceaux vendus audessus du prix d’achat (profit possible). 637 représentants du peuple parlent trop pour avoir le temps de lire ; hors la reproduction de leurs bavardages dans les colonnes de l’ Officiel, ils ne parcourent ni un livre, ni une revue, ni une publication technique susceptible de leur donner une idée sur les questions d’intérêt général qu’ils sont appelés à trancher. La nature du politicien n’a pas du tout horreur du vide3237 ». Quand le fonctionnaire de police commente la circulaire de février 1929, il souligne que les comparaisons de prix sont faussées car l’UACB « fait état de chiffres trop bas en 1914 et trop élevés en 1929 », afin de faire apparaître un pourcentage d’augmentation plus élevé. Concernant la hausse de 40% de la viande en gros, la préfecture de police confirme qu’entre novembre 1927 et février 1929, les prix de gros (moyennes des cours pratiqués aux abattoirs de la Villette pour la viande de seconde catégorie) ont effectivement augmenté de 39% pour le bœuf, 38% pour le veau et 42% pour le mouton. Mais la mise en place du barème en novembre 1927, qui concerne la vente au détail, a rempli – en partie – son rôle car la « réglementation a eu pour but d’empêcher que la hausse dans le gros ne se répercute d’une façon abusive dans le détail3238 ». La lutte contre le barème et le refus de la taxation de la viande sont des éléments très mobilisateurs pour les militants de l’UACB, qui reprochent au Syndicat patronal sa trop grande timidité sur ces points. Le barème de la vente au détail de la viande à Paris, mis en place en octobre 1927, est modifié le 30 avril 1929 par une ordonnance de police. Bien que Louis Martin, président de la CNBF, ait déposé un recours en Conseil d’Etat contre l’ordonnance de police d’avril 1929, Morice Deshais n’hésite pas à l’attaquer frontalement en titrant « A bas les traîtres et les peureux3239 ». Lors d’une assembl ée générale extraordinaire du Syndicat de la Boucherie de Paris, qui se tient salle Wagram le 24 juin 1929 et qui regroupe 2 000 bouchers, la démission de Martin est réclamée par 1 800 voix. Selon Deshais, Martin, compromis dans le barème et toujours présent dans la course aux honneurs, démissionne mais réussit à se faire réélire président à huis clos, loin du regard de la base militante3240. Le successeur de Martin, Georges Beltoise, ne recueille pas davantage les suffrages de l’UACB. Deshais est en rupture avec le Syndicat car il rejette la taxation et le barème officieux, alors que, selon lui, Martin puis Beltoise acceptent le barème officieux et n’ont pas une bonne vision de la « défense corporative3241 ». Deshais considère que le Syndicat de la Boucherie de Paris ne doit pas être un « vassal » de la CNBF. En mai 1931, le trésorier de l’UACB, Louis Bernard, démissionne de son mandat de délégué syndical du 11e arrondissement de Paris. Les relations deviennent très tendues entre l’UACB et le Syndicat patronal au début des années 1930. En juin 1932, les anciens combattants reconnaissent qu’ils sont en conflit ouvert avec « les arrivistes » du Syndicat, et ils appellent à boycotter le bureau de placement patronal et conseillent de faire appel au bureau municipal de placement (3 rue Jean Lantier). En octobre 1933, la Boucherie française est au bord de la scission. Le contexte social et 3237 Le Pavé du 8 mars 1929 (1ère année, n°1). Cet hebdomadaire est, me semble-t-il, une émanation directe de l’UACB car il siège au 1 rue Mondétour. Serge Mitry en est rédacteur en chef et Maurice Gomain administrateur. 3238 Rapport de police du 19 novembre 1929. APP, DA 675. 3239 Le Réveil de la Boucherie française, mai 1929. 3240 Ibid., juin 1929. 3241 Ibid., mai 1931. 638 économique difficile et l’agitation des ligues d’extrême-droite ne sont pas indifférents aux tensions qui traversent le monde des bouchers. Danielle Tartakowsky évoque bien le « désarroi des couches moyennes » au début des années 1930 : « L’artisanat et la petite entreprise industrielle : des pots de terre fragiles et cassants face aux pots de fer ventrus. Le petit commerce, plus résistant, souffre cependant de la détérioration du pouvoir d’achat de sa clientèle et de l’essor des Prisunics, groupés en chaîne par les grands magasins. Traites échues, dettes impayées, patentes et impôts plus lourds, propriété déchue ; faillites et liquidations judiciaires s’accroissent (+ 76%). Rancune, colère des artisans et commerçants, détournées par les sirènes fascistes ou fascisantes contre les « députés pourris », la finance juive, les « métèques », les agents du fisc. Ils rallient en masse la puissante Ligue des contribuables et le Comité de salut économique. Les 16 février et 29 mai 1933, à travers toute la France, ils ferment boutiques et échoppes3242 ». L’UACB joue pleinement la carte du populisme et de la démagogie, prétendant défendre vraiment les intérêts des petits commerçants, alors que les dirigeants syndicaux, gros boutiquiers épargnés par la crise, défendent bien mal le métier. En février 1933, lors d’une réunion du Comité de l’alimentation de Paris, la base conspue et appelle à la démission de Brinon et de Planque car ils ont déconseillé la fermeture des magasins le 16 février 19333243. Quand l’affaire Stavisky éclate en décembre 1933, le discours de l'UACB devient très clairement ligueur et hostile à la République parlementaire. Cette orientation vers le fascisme – ou du moins vers un nationalisme exacerbé – n’est pas l’apanage des bouchers détaillants, car un cercle « marquis de Morès » est lancé à la Villette en 1930-1931 par Pierre Ensch3244. Les anciens combattants de la boucherie soutiennent les manifestations du 6 février 1934. Jeanne Gaillard tient des propos rassurants : « les associations de combattants de la première guerre mondiale, où les petits patrons sont très bien représentés, manifestent à la Concorde le 6 février 1934 ; cependant, en 1936, ils se rangent sous les bannières du Parti Social Français du Colonel de la Rocque qui relève d’une droite classique, mais non point derrière celle du Parti Populaire Français de Doriot, qui est nettement fascisant3245 ». Elle explique pourquoi le petit commerce n’a pas de raisons de vouloir le renversement de la République : « en 1934, le 28 février, quelques jours à peine après l’émeute du 6 de laquelle les petits patrons n’étaient pas absents, le gouvernement Doumergue fait cadeau au commerce d’une taxe sur les sociétés de consommation ; le 6 juillet 1933, il décide que l’habitation personnelle du petit patenté ne comptera plus dans le calcul des valeurs locatives servant de base à la patente ; une mesure réclamée depuis la loi sur les patentes de 1844. Dans ces conditions, les petits patrons n’avaient guère de raisons de sortir d’un régime qui apportait des solutions d’attente à défaut de la solution à leurs problèmes, puisqu’ils exerçaient un arbitrage payant auquel les partis ne recouraient pas en temps normal3246 ». 3242 Danielle TARTAKOWSKY et Claude WILLARD, Des lendemains qui chantent ? La France des années folles et du Front populaire, Editions sociales, 1986, p 122 3243 F. Planque, président du Syndicat de la pâtisserie de Paris, est président du Comité de l’alimentation de Paris en 1928. Georges Brinon est président du Comité de l’alimentation en 1936. 3244 Bertrand JOLY, Dictionnaire biographique et géographique du nationalisme français (1890-1900), Honoré Champion, 1998, p 296. 3245 Jeanne GAILLARD, « La petite entreprise en France au XIXe et au XXe siècle », in Commission internationale d’Histoire des mouvements sociaux et des structures sociales, Petite entreprise et croissance industrielle dans le monde aux XIXe et XXe siècles, CNRS, 1981, tome 1, p 159. 3246 Ibid., p 165. 639 L’UACB me semble moins « légaliste » que le tableau général de Jeanne Gaillard ne le suggère. En février 1934, le Réveil de la Boucherie appelle sans détours à un changement de régime, inévitable pour que les dirigeants politiques comprennent enfin « les travailleurs indispensables à la vitalité du pays ». L’attitude envers la République est complexe. En mars 1934, l’UACB affirme son attachement à la République, mais avec un exécutif fort, stable, responsable et contrôlé. Les bouchers attendent donc beaucoup de la réforme des institutions promise par le gouvernement Doumergue, qui ne verra jamais le jour. L’UACB souhaite aussi une réduction des dépenses publiques, c’est-à-dire une réforme fiscale. Un article du Réveil de la Boucherie d’août 1934 m’incite à penser que les bouchers anciens combattants ne sont pas aussi « sages » que la droite classique mais qu’ils aspirent sincèrement à un changement radical, que le fascisme propose. On y lit les propos suivants : « Une période transitoire est donc indispensable pour défricher et débarrasser le sol de toutes des impuretés qui y pullulent depuis la guerre. Il est indispensable de rendre au Français sa belle éducation morale sans laquelle toute rénovation est impossible. Pour cela, de graves décisions s’imposent : il faut rejeter impitoyablement les mal éduqués et les pervertis de l’après-guerre et surtout ceux qui ont réussi à s’infiltrer dans les rouages politiques au administratifs. Il faut aider ceux qui ne demandent qu’à se ressaisir et encourager la jeunesse qu’il est temps encore de reprendre. Cette rééducation est à la base de toute la renaissance d’un grand peuple comme la France ». Les jeunes générations doivent s’unir à ceux d’avantguerre sous la bannière « ordre et travail », pour instituer à nouveau la plus belle des Républiques. Il faut supprimer les privilèges politiques, châtier les traîtres, mettre en place une ferme et forte discipline, une saine éducation et le respect du travail3247. Ce discours annonce tout à fait la « révolution nationale » mise en place par Vichy. Je le répète, les hommes qui forment les soutiens les plus actifs de l’UACB, René Serre, Georges Chaudieu, Alexis Morin, Firmin Robert, Auguste Viaud, Louis Bernard, vont tous trouver leur épanouissement – professionnel et idéologique – sous Vichy. Mais cette frange du métier a besoin d’un déclencheur pour basculer d’une situation minoritaire à la direction des affaires. C’est le Front Populaire, avec la vive réaction patronale qu’il entraîne, qui va propulser les « corporatifs » à la tête des instances dirigeantes du métier. i) La réaction des bouchers face au Front Populaire (1936-1939) Pendant la période de campagne des élections législatives du printemps 1936, alors que le Rassemblement Populaire publie sa plate-forme électorale en janvier, la Revue commerciale de la boucherie et de la charcuterie française présente en février le programme économique du Parti Démocrate Populaire d’Auguste Champetier de Ribes, sénateur des Basses-Pyrénées. Disciple d’Albert de Mun, Champetier de Ribes (1882-1947) est partisan du christianisme social, une doctrine qui ouvre une troisième voie entre individualisme libéral et syndicalisme révolutionnaire. Dans l’article de février 1936 destiné aux bouchers, l’accent est mis sur la faillite du libéralisme, la nécessité d’une réforme fiscale et d’une meilleure protection de l’épargne 3248. Autant d’arguments qui ne pouvaient qu’attirer les petits commerçants, effrayés par la perspective d’une victoire des partis de gauche alliés aux communistes. D’ailleurs, aussitôt que le Front Populaire remporte les élections législatives le 3247 Le Réveil de la Boucherie française, août 1934. 3248 Revue commerciale de la boucherie et de la charcuterie française, février 1936, p 34. 640 3 mai 1936, Léon Blum et Roger Salengro accordent un entretien à la Revue commerciale pour rassurer les bouchers de la bienveillance du gouvernement envers les commerçants, pour écarter d’éventuelles craintes concernant « la lutte des classes » et le spectre du « Grand Soir3249 ». Quand éclatent les grèves ouvrières de mai et juin 1936, le patronat resserre les rangs pour présenter un front uni face aux revendications sociales des salariés. C’est en mai 1936 qu’est créé le comité d’études de l’Office de documentation de la Revue commerciale de la boucherie et de la charcuterie française. Ce groupe de réflexion rassemble les différents dirigeants du syndicalisme patronal de la filière viande. En mai 1936, la Revue commerciale publie une série d’articles aux titres révélateurs de la tension ambiante. L’auteur de la « Vérité sur les persécutions contre la boucherie » dénonce les assauts des gouvernements successifs contre le métier depuis 1924, année de l’arrivée au pouvoir du Cartel des gauches. Il évoque le projet Labor de 1924, un projet de reconstruction des abattoirs de la Villette pour les transformer en abattoir industriel. La « Société d’études générales d’édilité », porteuse du projet, serait une filiale d’une grande banque d’affaires dont l’administrateur délégué est régent de la Banque de France. L’auteur s’insurge contre le risque de voir apparaître un « monopole des viandes » si le projet avait abouti3250. Dans un article intitulé «Les brimades contre la boucherie-charcuterie », le journaliste décrie la taxation de la viande par les préfets et les maires et la loi du 16 avril 1935 sur l’organisation du marché de la viande, qui rend obligatoire l’affichage des prix pour garantir la « fidélité du débit » et la « loyauté du commerce ». Ces thèmes ne sont absolument pas nouveaux mais c’est la formulation du texte réglementaire qui choque l’auteur. Il y voit une insinuation négative de la part des autorités qui soupçonnent les commerçants d’être déloyaux et voleurs 3251. Une caricature publiée en juin 1936 résume très bien l’état d’esprit dominant chez les bouchers face au Front Populaire : on y voit une scène de corrida, où le matador (l’Etat) persécute le taureau (la Boucherie) à coups de banderilles (les taxes, les charges sociales, la loi sur les hausses illicites, etc)3252. Les craintes des bouchers se précisent rapidement car, par exemple, la loi du 19 août 1936 réprime la hausse injustifiée des prix, entérine les comités départementaux de surveillance des prix et institue un comité national, « formé en majorité de fonctionnaires et de coopérateurs ». Seul un représentant professionnel, Roussel, vice-président de la Confédération nationale des commerces et industries de l’alimentation, siège au Comité national de surveillance des prix. Mais, malgré toute la bonne volonté possible, son poids ne pourra jamais être assez important face aux « ennemis des bouchers3253 ». La hache de guerre est donc bien déterrée quand les « socialo-communistes » arrivent au pouvoir. Dans la boucherie de détail, les négociations sur un contrat de travail collectif durent trois jours : un accord est signé le 12 juin 1936 entre les représentants de la CGT (Charlot, Vilain, P. Weis, E. Paul, Nelle et Mérigeon) et les leaders patronaux : Beltoise pour le Syndicat de la Boucherie, Deshais pour l’UACB, Garanger pour le Syndicat des maisons d’alimentation générale, Buisson pour le Syndicat des marchés découverts de Paris et Durand pour le Syndicat des marchés découverts de la banlieue. Alors que les patrons se déchiraient 3249 Ibid., juin 1936. 3250 Ibid., mai 1936, p 6-7. 3251 Ibid., mai 1936, p 13. 3252 Ibid., juin 1936, p 15. 3253 Ibid., novembre 1936, p 15. 641 depuis 1930, notamment dans une rivalité toujours plus grande entre Syndicat et UACB, entre modérés et extrémistes, Deshais souligne que les anciens combattants savent rallier « l’unité corporativ e patronale » quand l’enjeu est d’importance. La menace du Front Populaire est perçue avec tant de force que les bouchers renouvellent l’équipe dirigeante de la profession : Georges Beltoise, trop modéré, trop compromis avec les autorités, est remplacé par René Serre à la tête du Syndicat de la Boucherie de Paris (en octobre 1936) et de la CNBF (en février 1938). Entre 1936 et 1938, René Serre rassemble derrière lui la profession toute entière mais il fédère plus généralement l’ensemble du petit commerce au sein de la Confédération générale des syndicats de classes moyennes. Présentons ce rassembleur des forces d’opposition au gouvernement Blum. René Serre (1898-1969), ingénieur auvergnat, diplômé de l’Ecole supérieure de Chimie de Mulhouse, est devenu boucher à Vincennes en 1926 avec l’appui de son beaupère3254. Fervent catholique, militant actif de l’UACB, il est secrétaire du Syndicat de la Boucherie de Paris en 1930, vice-président en 1931, avant d’être élu président le 22 octobre 1936. Lors des grands meetings de 1936-1937, il se révèle être un grand orateur, menant une lutte acharnée contre le Front Populaire. A la salle Wagram, le 15 juillet 1936, il prend la parole devant l’assemblée générale corporative de la Boucherie pour dénoncer les termes de l’accord du 12 juin, car la signature des patrons a été « extorquée par la violence ». Au nom de la « volonté inébranlable des bouchers à ne pas tolérer l’injustice », il appelle la profession à rependre la négociation sur des « bases saines », c’est-à-dire une semaine de travail de 54 heures (et non 40). Le 7 décembre 1936, il anime un autre grand meeting à la salle Wagram, faisant appel à « l’alliance corporative » pour résister contre l’emprise des pouvoirs publics, en rejetant le barème des prix. En 1943, André Débessac rend hommage à l’action menée par René Serre, qui a réalisé « l’unité de méthode et de doctrine » de la profession. « Par son impulsion, son autorité, son élocution persuasive, M. René Serre réalise, en 1937, l’union patronale en groupant en une seule organisation l’Union des Combattants, le Syndicat des Bouchers des marchés parisiens, dont le Président est à l’époque M. Valeur, et le Syndicat des marchés découverts de banlieue dont le Président est M. Rebeillard3255. Le désintéressement, l’esprit d’abnégation de MM. Rebeillard et Valeur, à cette occasion, méritent d’être soulignés. Abandonnant leurs prérogatives, ils se rangent franchement sous la bannière syndicale et lui apportent ainsi une force et une cohésion considérables. Avec ses collaborateurs directs et actifs, MM. Robert, Decormeille, Rivière, Chaudieu, Viaud, Pillon, Morin, Deschamps, Leclercq, Rich, Bonfils, etc…, M. René Serre entreprend la réorganisation des services syndicaux, et la création de nouvelles sections (contentieux, artisanat, comptabilité, etc…) 3256 ». René Serre se souvient avec fierté des grandes réunions corporatives de 1937 : « le Comité de l’Alimentation parisienne organisa une grande manifestation au Vélodrome d’Hiver. L’enceinte était pleine à craquer. Tout le petit patronat était venu pour dire que tout n’était pas possible et pour crier halte à la Révolution! L'atmosphère était orageuse et chargée 3254 René Serre épouse en 1922 Mathilde Maisonneuve, fille de boucher. Selon le dossier individuel de la CCIP, René Serre est inscrit à la patente depuis 1929. Archives de la CCIP, I.2.55 (43). 3255 L’UACB se dissout lors d’une assemblée générale le 22 novembre 1937, pour rejoindre le Syndicat de la Boucherie de Paris. La fusion avec les syndicats des marchés découverts est effective au 1er janvier 1938. L’UACB disparaissant, le dernier numéro du Réveil de la Boucherie (n°107) est publié en décembre 1937. 3256 André DEBESSAC, op. cit., p 95. 642 d’électricité. Désigné pour conclure, je le fis avec flamme, littéralement porté par l’ovation de 35 000 spectateurs 3257. J’ai mesuré ce jour-là la puissance irrésistible de masses populaires lorsqu’elles se sentent mobilisées pour des motifs valables et sincères. Et l’homme a bien tort de croire que l’histoire a un sens prédéterminé et que le vent souffle obligatoirement de l’Est. Il n’y a pas de déterminisme historique. Le règne du prolétariat n’est pas plus obligatoire que le règne des banques et des trusts. Et pour peu qu’il en ait l’intelligence et le courage, l’homme fait l’histoire et ne la subit pas 3258 ». Le Réveil de la Boucherie indique que le succès du meeting du Palais des sports (Vel’ d’Hiv’) du 15 mars 1937 s’explique par l’absence des parlementaires, signe qu’une bonne partie des professionnels cultivent un anti-parlementarisme tenace. Les revendications portent sur le rejet de la loi des 40 heures (application difficile dans le commerce de détail), la lutte contre le projet de loi sur la « hausse illicite » et la protestation contre la suppression des bureaux de placement des syndicats professionnels. Les grandes réunions de 1937 regroupent l’ensemble du petit commerce. Le 26 avril 1937, un second grand meeting des commerçants se tient du Vélodrome d’Hiver (6 boulevard de Grenelle, Paris 15 e), contre la loi des 40 heures. Il rassemble la CNBF, les confédérations de la boulangerie française, de la charcuterie, de l’épicerie, de la pâtisserie, de la triperie ; le Comité de l’alimentation de Paris, la Fédération des détaillants de France, la Confédération des petits et moyens commerçants de la région parisienne (Bloc du petit commerce). Dans ses mémoires, René Serre évoque l’action menée par le « Comité extraparlementaire de défense du commerce de détail ». Malgré la mention « extraparlementaire », ce sont deux députés de la Seine (du centre républicain), Emmanuel Evain (1864-1944) puis Louis Rollin (1879-1952), qui président successivement le comité, qui compte comme membres Georges Maus (président des commerçants détaillants de France), Georges Brinon (président du Comité de l’alimentation de Paris), Louis Billet (Union des intérêts économiques), Clausels (des Unions commerciales) et le sénateur Victor Constant. René Serre indique que Georges Maus fut son « parrain syndical » et l’aida souvent de ses relations ministérielles3259. Le mépris affiché pour la classe politique doit donc être nuancé, car il est difficile de savoir s’il s’agit d’un simple argument rhétorique ou bien d’un sentiment antiparlementaire profondément ancré chez les petits boutiquiers. Ce qui est certain, c’est que René Serre, dans ses mémoires, souligne les qualités des « hommes de métier » et je vois dans ses propos une certaine méfiance – pour ne pas dire défiance – envers la classe politique : « La grande préoccupation de l’homme sur la terre, c’est de pouvoir vivre de son métier. Et c’est sur l’idée de métier qu’il faut bâtir la société. Le métier qui « instruit ». Rien n’est plus enrichissant que la conversation d’un homme qui parle de son métier, c’est-à-dire de ce qu’il connaît. Les gens ne devraient parler que de ce qu’ils connaissent. Et nous ne lirions plus dans les journaux toutes ces fausses informations économiques qui entretiennent l’erreur, passionnent les débats, dressent les Français les uns contre les autres, et empêchent de donner aux problèmes de sages et naturelles solutions3260 ». 3257 Dans ses mémoires, Georges Chaudieu ne peut « oublier de signaler la fameuse réunion qui rassembla au Cirque d’Hiver, 50 000 personnes des classes moyennes ». 3258 René SERRE, Souvenirs, 1965, p 110. 3259 Ibid., p 111. 3260 Ibid., p 114. 643 Après avoir rassemblé l’ensemble de la boucherie de détail dans une Confédération syndicale unique, René Serre s’attaque à la réorganisation du Comité de l’alimentation de Paris : il participe à la création en 1938 de la CGAD, Confédération générale de l’alimentation de détail, qui coordonne la lutte au niveau national. En même temps, il entre au Conseil national économique3261 et devient membre du bureau exécutif de la CGSCM, la Confédération générale des syndicats des classes moyennes, créée en janvier 1938 par les radicaux3262. Georges Chaudieu, proche collaborateur de René Serre, devient secrétaire de la CGSCM3263. La CGSCM compte six sections et est « dirigée collectivement par un Bureau exécutif composé d’un représentant de chacune des six sections » : Rémy Goussault (Union nationale des syndicats agricoles) pour l’agriculture, André Brérat (Fédération des artisans du taxi) pour l’artisanat, Georges Garneau (Syndicat des cadres de direction et de maîtrise des assurances) pour les cadres, Léon Morel (Fédération des petits et moyens distributeurs de gaz et d’électricité) pour les PME, Dr Hilaire (Confédération des syndicats médicaux français) pour les professions libérales) et René Serre (CNBF) pour le commerce3264. « Dans son journal Le Front économique, la CGSCM réunissait les collaborateurs les plus divers : des néo-socialistes comme Marcel Déat et Barthélemy Montagnon, des corporatistes comme Le Roy-Ladurie (Union nationale des syndicats agricoles), Huguet et Charles-Albert Ley3265 ». Indiquons l’intérêt de la CGSCM selon René Serre : « Dans une société tout se tient. La concentration des entreprises qui frappe aujourd’hui le petit commerce atteindra demain la petite industrie, et l’exploitation artisanale et agricole. Quand le gouvernement taxe arbitrairement le bifteck du boucher, sans tenir compte des exigences du métier, il commet un véritable abus de pouvoir qui concerne tous les citoyens. Un jour, de la même façon, le Pouvoir fixera arbitrairement le prix des chaussures et les honoraires du médecin. Il restera sourd aux revendications des cadres, alourdira leurs charges fiscales et grignotera la hiérarchie. Il ne donnera pas aux gens de métier le statut professionnel dont ils ont besoin. Il refusera aux travailleurs indépendants les garanties de la Sécurité sociale. Si toutes les victimes précitées, prenant conscience de leur communauté de destin, et se sentant enfin solidaires, voulaient bien se grouper, il en irait tout autrement. Car si, jusqu’ici, elles ont été considérées comme des citoyens de seconde zone, c’est uniquement en raison de leur particularisme excessif, de la méconnaissance de leur communauté d’intérêt, et de la dispersion de leurs efforts en face des millions d’hommes des concentrations ouvrières, et des milliards de francs des concentrations capitalistes. Qu’ils se groupent, qu’ils établissent les rapports de force, et alors ils s’apercevront qu’ils constituent une masse irrésistible et qu’ils 3261 Sur le Conseil National Economique, créé en 1925 par Edouard Herriot et réformé en mars 1936 par la loi Ramadier, je renvoie à Alain CHATRIOT, La démocratie sociale à la française : l’expérience du Conseil national économique (1924-1940), La Découverte, 2002, 419 p. 3262 Edouard Daladier a formé en 1936 un Groupement des classes moyennes à la Chambre des Députés. Par la loi du 22 mars 1936, le gouvernement radical interdit l’ouverture d’aucun magasin à prix unique pendant un an. En 1937, les radicaux quittent le Front Populaire pour éviter de rejeter les classes moyennes vers le totalitarisme et l’extrême droite. 3263 Steven ZDATNY, Les artisans en France au XXe siècle, Belin, 1999, p 199. 3264 Ingo KOLBOOM, La revanche des patrons : le patronat français face au Front populaire, Flammarion, 1986, p 341. 3265 Ibid., p 317. 644 représentent 55% de la population active, 2/3 des impôts, 3/4 de l’épargne 3266 ». 90% des entreprises, 2/3 de la main d’œuvre, Nonna Mayer insiste sur le fait que le « foisonnement d’organisations concurrentes de l’ancienne Association de défense des classes moyennes » (créée par Maurice Colrat en 1908) illustre le « réflexe d’union sacrée contre la gauche 3267 ». La grande nouveauté de la CGSCM est que l’on trouve désormais les salariés « bourgeois », ingénieurs, cadres et agents de maîtrise, aux côtés des petits patrons, industriels, commerçants ou artisans. « Traumatisés par les grèves de juin, les occupations d’usine, l’Accord Matignon, ne se reconnaissant ni dans la CGT ni dans la CGPF, ils incarnent ensemble une « troisième voie » mythique entre la classe ouvrière et le grand patronat, le capitalisme et le collectivisme3268. Au même moment, naissent les premiers syndicats d’ingénieurs et de cadres, et se forment des organisations de défense spécifiques du petit et du moyen patronat (Confédération générale du commerce et de l’artisanat, Bloc du petit commerce, Confédération française des professions commerciales, industrielles et libérales, Confédération du petit commerce, Syndicat de la petite et moyenne industrie, Groupement de l’industrie moyenne). Mais l’ennemi principal reste le mouvement ouvrier et la gauche, contre lesquels le front des « classes moyennes » rassemble la nation française toute entière, à l’exception d’une poignée de « ploutocrates », « métèques » et « apatrides » de surcroît3269 ». Si la plupart des mouvements cités par Nonna Mayer demeurent modérés politiquement et savent gré aux radicaux d’avoir quitté le Front Populaire et d’avoir pris la tête d’une croisade antimarxiste, la CGSCM est « la plus virulente dans ses attaques contre les étrangers. Son manifeste s’élève contre « le cosmopolitisme de l’or et de la main d’œuvre » qui règne à Paris et « l’influence délétère » des grandes cités. Elle se préoccupe beaucoup de défendre les classes moyennes du commerce et de l’industrie contre la concurrence des étrangers établis en France, saluant la province « qui résiste à la pénétration de l’opulent aventurier et à l’envahissement de l’aventurier famélique 3270 ». Les articles publiés par le Journal de la Boucherie et les discours de René Serre expriment clairement des opinions fortement teintées de xénophobie, d’antiparlementarisme et de lutte antimarxiste. Par ailleurs, on assiste chez les bouchers à un retour aux valeurs religieuses (avec l’UPCB) et à la glorification des idées corporatistes, qui deviennent de plus en plus prégnantes chez les dirigeants syndicaux. Même si cette caractéristique ne peut pas être généralisée à l’ensemble des classes moyennes, il faut bien avouer que chez les bouchers 3266 René SERRE, Souvenirs, 1965, p 112. 3267 « L’ association de Colrat s’était manifestée une dernière fois en 1924 dans la lutte contre le Cartel des gauches, puis elle était tombée dans l’oubli, jusqu’en 1937 où l’on eut à nouveau besoin d’elle ». Quand Daladier lance son appel aux classes moyennes, Maurice Colrat réactive son association mais souhaite qu’elle apparaisse désormais « comme une association professionnelle au sens strict du terme. C’est ainsi que fut créée parallèlement à la CGSCM une nouvelle Confédération générale des associations des classes moyennes (CGACM) dans laquelle étaient représentées plusieurs organisations à côté de celle de Colrat ». Alors que la CGACM reste sans grande audience, la CGSCM « connut une grande audience, mais elle resta sur le plan structurel un cadre d’union assez lâche et non autoritaire ». Ingo KOLBOOM, op. cit., p 332. 3268 Même si la CGSCM veut se démarquer du grand patronat, la CGPF a manœuvré habilement en 1937-1938 pour garder des liens avec les classes moyennes et conserver l’hégémonie sur l’organisation patronale française. Cet aspect a été bien traité par Ingo KOLBOOM, op. cit., pp 319-336. 3269 Nonna MAYER, La boutique contre la gauche, FNSP, 1986, pp 105-106. 3270 Ibid., p 106. 645 parisiens, les orientations prises à partir de 1936 mènent tout droit aux idéaux défendus par le régime de Vichy. Le corporatisme défendu par les bouchers n’est pas neutre politiquement : il suppose tout un système de pensée proche du fascisme. René Serre revendique le métier comme idée-force, « le métier qui organise la profession, pour le plus grand bien de la nation ». Il affirme haut et fort que « c’est su r l’idée de métier qu’il faut bâtir la société 3271 ». Le corporatisme sous-tend tout le projet social de Serre et de Chaudieu. Pour Jean-Pierre Le Crom, « le corporatisme devient, dès 1935, une donnée incontournable de la scène intellectuelle, au point que chacun dans sa sphère de réflexion ou dans son champ d'action politique ou social ressent le besoin de se situer par rapport à cette nouvelle donne intellectuelle3272 ». Etudiant le renouveau des idées corporatistes dans les années 1930, Le Crom distingue diverses approches théoriques du corporatisme : • les réactionnaires, en lien avec l’Action française et les royalistes, comme Bacconnier, Coquelle-Viance, Pierre Lucius, Olivier-Martin, Louis Salleron, Valdour, Eugène Mathon et Maurice Bouvier-Ajam. Reprenant les idées conservatrices de La Tour du Pin, ils considèrent la société comme une famille agrandie3273. « La nature et la tradition sont entremêlées dans la recherche d'un ordre immuable et éternel ». Selon Valdour par exemple, « la famille a trois fonctions principales : elle est hiérarchisée : il y a un chef, le père, qui gouverne, et des gouvernés, la femme et les enfants ; elle produit des richesses ; elle est une mutualité, c'est-à-dire un système d'assistance et d'entraide ». C’est ce modèle qui doit gouverner la société française. • les « révolutionnaires », autour d’Emmanuel Mounier et du personnalisme chrétien, défendant le système du « travaillisme » (conception proudhonienne de la propriété universalisée). • les réformistes, héritiers de l’abbé Naudet ou de l’abbé Lemire, tels François Perroux (économiste), Jean Brèthe de la Gressaye (professeur de droit à Bordeaux), Eugène Duthoit (président des Semaines sociales) ou Marcel Prélot (Parti démocrate populaire). « Ici, point de retour à un ordre ancien mythifié ni de rupture avec le capitalisme. Les solutions à la crise sont d'ordre technique. Il faut dépasser l'individualisme et trouver les moyens d'un ordre nouveau tenant compte des solidarités organiques ». Les réformistes veulent concilier ordre et liberté. Ils rejettent les expériences totalitaires italiennes et allemandes mais sont plus cléments avec le corporatisme respectueux des valeurs catholiques mis en place au Portugal, en Espagne et en Autriche3274. Il me semble que le discours dominant chez les bouchers parisiens les rattache assez clairement à la branche « réactionnaire » du corporatisme français. Si j’utilise la distinction proposée par Jean-Philippe Parrot entre le corporatisme intégré et modéré, les bouchers 3271 René SERRE, op. cit., p 114. 3272 Jean-Pierre LE CROM, Syndicats nous voilà! Vichy et le corporatisme, Les éditions ouvrières, 1995, p 64. 3273 Le corporatisme réactionnaire est bien défendu par Georges Coquelle-Viance au sein de la Fédération Nationale Catholique. Pour plus de détails, je renvoie à Corinne BONAFOUX-VERRAX, A la droite de Dieu : la Fédération nationale catholique (1924-1944), Fayard, 2004, pp 207-213. 3274 Jean-Pierre LE CROM, op. cit., pp 65-70. 646 s’inscrivent nettement dans le corporatisme « intégré », qui « envisage de transformer plus radicalement la société et de la refonder sur les valeurs qu’il chérit : la famille, la discipline, la religion et le travail. Le corporatisme modéré selon Parrot reconnaît lui aussi que l’ordre du capitalisme libéral a fait faillite, mais il propose des solutions très différentes. Il ne privilégie pas l’ordre et l’autorité, ne désire pas ardemment l’avènement de « l’économie morale ». Il espère seulement rendre l’économie politique plus juste, plu s productive, moins conflictuelle, en quelque sorte bâtir un capitalisme à la mesure d’un système démocratique, que cela passe par une rationalisation du marché ou par une version « productiviste » du socialisme démocratique3275 ». Jean Ruhlmann souligne que le clivage entre les deux conceptions corporatives se retrouve au sein de la CGSCM, où les zélateurs du « corporatisme intégral » doivent « faire face aux partisans du Comité du Plan, présents dans la confédération comme dans l’appareil de propagande, bien déterminés à convertir les chefs professionnels des classes moyennes aux vertus du planisme, et, partant, à arrimer les classes moyennes au « rassemblement national » envisagé par le néosocialiste Marcel Déat3276 ». Inutile de préciser que les bouchers ne peuvent absolument pas adhérer au planisme des « socialistes révisionnistes », disciples d’Henri de Man, vu leur opposition viscérale à l’intervention étatique3277. Le poids des représentants du petit commerce étant très important au sein de la CGSCM, les « planistes » s’y retrouvent nettement minoritaires et leur projet est facilement écarté. La petite boutique oriente les options de la CGSCM par des « alliances stratégiques reposant sur des convergences de vues avec les représentants d’autres catégories des milieux indépendants, les paysans (via l’Union nationale des syndicats agricoles de Jacques Le RoyLadurie) et les artisans (via le Comité d’entente et d’actions artisanales des « Alsaciens »)3278 ». En juillet 1938, avec d’autres membres de la CGSCM (notamment André Brérat, président de la Fédération nationale des artisans du taxi), René Serre se rend à l’assemblée générale de l’Institut d’études corporatives et sociales (IECS) pour apporter « au corporatisme le suffrage des classes moyennes ». En août 1938, Georges Chaudieu publie un ouvrage au titre très révélateur, L’évolution corporative de la boucherie, préfacé par Maurice BouvierAjam, directeur de l’IECS, où Chaudieu devient professeur vers 1937, occupant la chaire d’économie artisanale 3279. Cet institut a été créé en 1935 sous le patronage de Georges Blondel, François Olivier-Martin et Louis Le Fur3280. Ayant pour objet « l’étude scientifique du corporatisme », il est placé sous la présidence d’un disciple de La Tour du Pin, Alfred Rolland. Steven Zdatny indique que l’IECS est plus connu sous le nom d’Institut Carrel, du 3275 Steven ZDATNY, « Les artisans et le mirage corporatiste 1919-1945 », in Steven KAPLAN et Philippe MINARD (dir.), La France, malade du corporatisme ? XVIIIe-XXe siècles, Belin, 2004, p 335. 3276 Jean RUHLMANN, « Un corporatisme sans doctrine ? Les commerçants, le corporatisme et la défense des classes moyennes dans la première moitié du XXe siècle », in Steven KAPLAN et Philippe MINARD (dir.), op. cit., p 319. 3277 Sur le planisme et les socialistes révisionnistes, je renvoie à Zeev STERNHELL, Ni droite ni gauche : l’idéologie fasciste en France , Fayard, 2000, pp 339-352. 3278 Jean RUHLMANN, op. cit., p 321. 3279 Le parcours intellectuel de Maurice Bouvier-Ajam est assez particulier car il adhère au Parti Communiste après la Libération, après avoir été « l’un des théoriciens corporatistes les plus acharnés de Vichy ». JeanPierre LE CROM, op. cit., p 295. 3280 Pour plus de détails, je renvoie à Steven KAPLAN, « Un creuset de l’expérience corporatiste sous Vichy : l’Institut d’études corporatives et sociales de M. Bouvier-Ajam », in Steven KAPLAN et Philippe MINARD (dir.), op. cit., pp 427-468. 647 nom de son inspirateur, le docteur Alexis Carrel3281. Zdatny souligne le rôle décisif de Georges Valois, fondateur de l’Union des Corporations Françaises, « apostat de l’Action Française et fondateur du Faisceau », dans la création de cette cellule de réflexion corporatiste, qui devient en 1941 un institut officiel du régime de Vichy, placé sous le haut patronage de Pétain3282. En 1942, l'Institut donne naissance à l'Ecole des Hautes Etudes Artisanales, dirigée par Chaudieu3283. Chaudieu étant un membre influent du Comité d’entente et d’actions artisanales (CEAA) et les thèses corporatistes étant très développées dans le monde artisanal, je dois retracer rapidement la réaction de l’artisanat au Front Populaire. Le fossé entre les deux grandes institutions représentatives de l’artisanat français, le CEAA et la CGAF, présent dès 1925, se creuse encore plus en 1936. Le 19 septembre 1936, la CGAF signe un accord général avec la CGT, « par lequel était reconnu par les artisans le droit à l'appartenance syndicale de leurs salariés et était prévu l’établissement de contrats collectifs de travail par des commissions paritaires entre organisations syndicales artisanales confédérées et organisations ouvrières confédérées. Les parties s’engageaient à ce que les contrats d'apprentissage soient respectés. Elles s’efforceraient d’obtenir des mesures légales contre le travail noir. Elles soulignaient l’obligation pour les artisans de respecter le code du travail, les lois d'assistance et de prévoyance. Elles s’engageaient à faire demander l’extension obligatoire des conventions collectives conclues entre elles3284 ». Même si cet accord resta sans suite, il illustre bien l’adhésion de la CGAF à la politique de gauche du Front Populaire 3285. Quand Grandaham, président de la CGAF, est nommé au conseil de gérance de la Banque de France, le CEAA peut facilement dénoncer les liens de la CGAF avec le gouvernement Blum. A l’inverse, Albert Paulin, député socialiste, principal allié de la CGAF au Parlement, président du groupe de défense de l'artisanat depuis 1932, dénonce en 1937 le catholicisme conservateur du CEAA et ses liens avec le Parti Social Français du colonel La Rocque. Quand le CEAA participe en 1938 à la Foire artisanale internationale de Berlin, la CGAF peut dénoncer les relations que le comité entretient ouvertement avec les fascistes. Il est vrai que le CEAA est « membre du Centre international de l’artisanat, une institution contrôlée par des représentants « officiels » des artisans de l’Italie fasciste et de l’Allemagne nazie 3286 ». Bernard Zarca qualifie plutôt la CGAF d’opportuniste, car elle « savait louvoyer au gré des majorités parlementaires et, soutenue dès sa naissance par des radicaux (Clémentel, Serre3287) et par des républicains (Courtier, Peyronnet), elle ne fut de gauche que parce qu'elle demandait des avantages à la gauche lorsque celle-ci gouvernait3288 ». Il n’en demeure pas 3281 Sur la personnalité d’Alexis Carrel, nous renvoyons à Alain DROUARD, Une inconnue des sciences sociales : la fondation Alexis Carrel (1941-1945), Editions de la MSH de Paris, 1992, 552 p. 3282 Georges Valois fonde en 1920 la Confédération de l'Intelligence et de la Production françaises, qui se transforme en 1927 en Union des Corporations Françaises. 3283 Steven ZDATNY, Les artisans en France au XXe siècle, Belin, 1999, p 159. 3284 Bernard ZARCA, L'artisanat français: du métier traditionnel au groupe social , Economica, 1986, pp 44-45. 3285 « Seule la Fédération de la coiffure signa, le 11 novembre 1938, avec la CGT une convention collective pour la profession qui fut la première jamais signée dans l’artisanat ». Ibid., p 45. 3286 Steven ZDATNY, op. cit., p 333. 3287 Il s’agit du sénateur Louis Serre, à ne pas confondre avec René Serre, président de la CNBF. 3288 Bernard ZARCA, op. cit., p 46. 648 moins que les décrets-lois de Daladier du 2 mars 1938 appliquent la définition de l’artisan souhaitée par la CGAF, en fixant à cinq le nombre limite de compagnons et d’apprentis. « La nouvelle définition s’accordait exactement à la pratique de l’administration depuis 1934, et offrait l’avantage supplémentaire de saper l’influence du CEAA au sein du mouvement. Le CEAA rétorquait que la nouvelle définition allait vider de ses membres la Chambre de Métiers, et qualifiait Tailledet et Paulin de dirigeants d’une cinquième colonne marxiste au sein de l’artisanat 3289 ». La représentation du monde artisanal éclate encore davantage en 1937 car les secrétariats sociaux de l’Eglise soutiennent activement la formation d’une troisième organisation, la Confédération de l'artisanat familial (CAF), qui lutte – en liaison avec le CEAA – contre la CGAF jugée trop anticléricale, trop proche des francs-maçons radicaux et des marxistes révolutionnaires. Selon des estimations très larges, la CGAF compterait 250 000 adhérents en 1939, le CEAA 220 000 et la CAF 55 0003290. Pour Zdatny, l’année 1937 marque l’apogée du mouvement artisanal, qui s’essouffle et connaît un recul numérique à partir de 19383291. Bref, la vogue du corporatisme dans les années 1930 ne profite pas – ou trop peu – aux artisans. « Par une ironie du sort, en somme, la période la plus corporatiste de l’histoire contemporaine s’avère aussi la plus décevante pour la plus corporatiste des classes sociales3292 ». Nous verrons que même Vichy sera une période « d’espoirs déçus » pour l’artisanat français. 3) LA BOUCHERIE PARISIENNE SOUS VICHY (1940-1944) : LA TENTATION AUTORITAIRE Pour les bouchers parisiens, l’arrivée au pouvoir du maréchal Pétain en juin 1940 s’apparente davantage à une « divine surprise » qu’à une catastrophe nationale. Cette réaction n’est guère surprenante quand on se souvient de la résistance active menée par les bouchers contre les réformes du Front Populaire après 1936, notamment autour de René Serre. Le nombre de communistes, de juifs et de francs-maçons parmi les bouchers détaillants français étant sans doute assez faible, on comprend sans peine que les mesures antidémocratiques et vexatoires prises par le gouvernement de Vichy ne remettent pas fondamentalement en cause la fidélité de la profession pour l’Etat français qui se met en place. Jusqu’à quel point les bouchers apportent-ils leur soutien au régime de Vichy ? Quels sont les avantages retirés par le métier, au niveau collectif3293 ? Le maréchal va-t-il décevoir les bouchers sur certains points ? Voilà les principales questions auxquelles nous cherchons à répondre. 3289 Steven ZDATNY, Les artisans en France au XXe siècle, Belin, 1999, p 229. 3290 Bernard ZARCA, op. cit., p 47. 3291 Steven ZDATNY, op. cit., p 228. 3292 Ibid., p 342. 3293 Sur l’enrichissement individuel des bouchers (comme celui des autres commerçants) pendant l’Occupation, je renvoie aux ouvrages de Paul SANDERS, Histoire du marché noir (1940-1946), Perrin, 2001, p 275, et de Dominique VEILLON, Vivre et survivre en France (1939-1947), Payot, 1995, p 101-132, ainsi qu’à la récente thèse de doctorat de Fabrice GRENARD, Le marché noir et ses enjeux dans la société française des années quarante (1940-1949), IEP de Paris, 2004, p 114. 649 a) Le régime de Vichy : une période favorable aux bouchers Le régime de Vichy encourage le retour aux valeurs religieuses et soutient le développement du sport chez les jeunes. Dans les années 1930, les bouchers parisiens disposent de structures corporatives qui concerne la pratique sportive (avec l’USB, Union Sportive de la Boucherie) et religieuse (avec l’UPCB, Union Professionnelle Catholique de la Boucherie). Si ces organismes avaient été fortement marqués par les valeurs républicaines et démocratiques, nul doute qu’ils auraient été dissous pendant la guerre, ou, du moins, leurs activités auraient été mises en sommeil sous l’occupation allemande. Or, c’est tout l’inverse qui se passe. L’USB et l’UPCB connaissent un développement considérable de leurs activités et du nombre de leurs adhérents entre 1940 et 1944. Les activités de l’USB nous sont mal connues mais divers articles parus dans la Boucherie française, l’organe de presse officiel de la CNBF, nous incitent à penser que le sport corporatif se porte bien pendant la guerre. En septembre 1941, Jean Paquette, qui sera président du Syndicat de la Boucherie de Paris en 1949, consacre un article au « Club corporatif de la Boucherie », destiné à l’éducation physique des jeunes et proposant de nombreux sports aux apprentis bouchers (foot, natation, cyclisme, boxe, athlétisme)3294. Je note que le nombre d’activités sportives proposé en 1941 est plus varié que les disciplines présentes au Championnat annuel de la Boucherie dans les années 1930 (cyclisme et course à pied). En janvier 1942, 400 jeunes sont inscrits à l’USB. L. Canny, secrétaire général de l’USB, annonce qu’une grande fête des récompenses de l’USB se tiendra au stade Pierre de Coubertin le 29 novembre 19423295. Si les activités sportives corporatives des bouchers connaissent un beau développement sous Vichy, les activités religieuses ne sont pas en reste. En 1940, alors que l’armée française est en déroute et que les Allemands entrent dans Paris le 14 juin, l’UPCB célèbre tout de même sa messe annuelle à la fin du mois de juin. Certes, la messe ne se tient pas au Sacré-Cœur de Montmartre mais dans la modeste chapelle des Otages, rue Haxo (Paris 20e), et ne rassemble que 150 personnes, mais elle se déroule « normalement », malgré les circonstances dramatiques. Alors que la JOC a connu des moments très durs sous l'Occupation allemande et que la CFTC, comme les autres confédérations syndicales, a été dissoute pendant la guerre, l'UPCB continue tranquillement ses activités pendant toute la période d'Occupation. Le bulletin de liaison de l’UPCB, toujours rédigé par le père Petiteville, continue à paraître pendant toute la guerre, mais de façon parfois irrégulière, sous le titre Les bouchers catholiques. En août 1940, les messes mensuelles à Notre-Dame-des-Victoires sont reprises. Le 11 novembre 1940, une messe des morts est célébrée pour les bouchers à la chapelle des Otages. Les activités catholiques des bouchers ne font pas que se maintenir pendant la guerre, elles prennent un bel essor jusqu’en 1944, en se diversifiant notamment. En 1941-1942, des sections de l’UPCB sont créées à Angers et à Nantes sur le modèle de l'union parisienne. En 1942, l'UPCB de Paris lance des retraites spirituelles pour dames, chez les Dames Auxiliatrices, rue de la Barouillère. Pour le père Petiteville, ces retraites pour dames sont un grand succès puisqu'elles regroupent jusqu'à 70 personnes. Bien que la boucherie soit avant tout un métier masculin, les femmes ont joué un rôle non négligeable 3294 La Boucherie française, septembre 1941. BNF, Jo 21171. 3295 Ibid., novembre 1942. 650 3296 dans les activités de l'UPCB . Par contre, les activités de l'UPCB pour les jeunes bouchers, c'est-à-dire le patronage de la rue Haxo et le service de placement des apprentis, semblent avoir cessé pendant la guerre. C'est le seul secteur d'action de l'œuvre qui a souffert des troubles de la guerre. Le 21 avril 1941, une conférence est organisée par l'UPCB à la chapelle des Otages, sur le thème « Corporatisme et christianisme ». L'orateur est René Tannay, Président de la Jeunesse Maritime Chrétienne, ex-ouvrier boucher, membre de l'UPCB. Le thème du corporatisme a toujours été assez cher aux adhérents de l'UPCB. Les circonstances politiques étant devenues favorables, les idées corporatistes peuvent maintenant s'exprimer haut et fort et être ouvertement revendiquées par l'UPCB. Lors des messes de l’UPCB, René Serre et Georges Chaudieu manifestent avec éclat leur soutien au maréchal Pétain et aux valeurs éternelles du catholicisme romain. René Serre, président de la CNBF, rejette manifestement les valeurs républicaines dans les discours qu’il prononce en 1942 et 1943 pendant la messe annuelle de l’UPCB, qui se tient à la chapelle des Otages. Le 9 juin 1942, la messe annuelle de l'UPCB est célébrée par le père Petiteville et est présidée par Mgr Touzé, archidiacre de Ste-Geneviève, directeur des Chantiers du Cardinal. Le sermon est assuré par le Révérend Père Panici, prédicateur du Carême 1941 à Notre-Dame de Paris. Les discours prononcés pendant l'office sont retranscrits dans le bulletin de l'Union. Je retiens celui de René Serre, qui « soulève l'enthousiasme de l'assi stance par une vibrante improvisation, véritable acte de foi dans les destinées de la Profession et de la France. Les malheurs de la Patrie, dit-il, sont dus, avant tout, à la déchristianisation et à la perte de toute mystique et de tout idéal. 90% des Français ont été baptisés et ont fait leur Première Communion; mais seule une infime minorité met ses actes en conformité avec les principes évangéliques. Notre époque n'a plus de martyrs. (...) La trilogie révolutionnaire de 1789 « Liberté, Egalité, Fraternité » a gonflé les cœurs d'espérance, mais dans notre monde capitaliste, la liberté économique n'a fait que consacrer la royauté de l'argent. La Révolution nationale actuelle se place sous la nouvelle trilogie de « Travail, Famille, Patrie ». Fervents disciples du maréchal Pétain, nous l'adoptons avec enthousiasme, et la cérémonie de ce jour se place sous son signe. Nous fêtons le travail en réunissant autour de l'autel nos amis en tabliers et en bourgerons3297. Nous fêtons la famille en communiant familialement dans une même foi. Nous fêtons la patrie en priant pour sa résurrection. Une nouvelle charte du travail s'élabore actuellement à Vichy. Elle nous permettra bientôt de réaliser une corporation où l'esprit communautaire prévaudra sur l'égoïsme individuel, et où nos ouvriers trouveront enfin la sécurité du lendemain3298 ». En mars 1943, le boucher Alexis Morin, président de l’UPCB, publie un article dans la Boucherie Française sur « la Charte du travail et la vie spirituelle », où il cite abondamment des propos de Pétain tenus en 1938 et insiste sur le regain spirituel nécessaire à la France pour 3296 Je rappelle que dans la plupart des petites boucheries artisanales parisiennes ou provinciales, c'est souvent la femme du boucher qui tient la caisse: elle a donc un rôle non négligeable de relations avec la clientèle. Parfois, la bouchère tient la boutique quand son mari est parti à l'approvisionnement ou en tournées. Sans épouse, il est beaucoup plus dur pour un commerçant-artisan de s'en sortir. Je n’insiste pas non plus sur le fait que l’attachement aux valeurs catholiques et à la pratique religieuse est plus fort chez les femmes que chez les hommes. 3297 René Serre évoque ici les apprentis bouchers qui assistent à l'office en tenue de travail. 3298 Les bouchers catholiques, n°21, 1942. Archives jésuites de Vanves, I Pa 805. 651 son redressement moral3299. Les idéaux les dirigeants de l’UPCB et de la CNBF. pétainistes sont donc pleinement partagés par Le 21 juin 1943, la messe annuelle de l’UPCB se déroule à la chapelle des Otages devant 1500 personnes. Cette messe de 1943 revêt un caractère tout à fait particulier car elle est présidée par le cardinal Suhard, archevêque de Paris3300. Elle marque l’apogée de l’UPCB et du soutien des bouchers à la politique de Vichy. Le père Diffiné, guide spirituel de la Maison Jésuite de la rue Haxo, y a fait une allocution remarquée par le vicaire général de l'Archevêché, qui l'a fait paraître dans le bulletin diocésain, La Semaine religieuse de Paris. Les archives jésuites de Vanves conservent de nombreux clichés de cette cérémonie, où le lien étroit entre métier et religion est mis en valeur. Le cardinal Suhard, même s’il n'a pas pu rester au vin d'honneur car il devait se rendre à Massy-Palaiseau porter réconfort aux familles victimes des bombardements, bénit les apprentis bouchers en tablier et bourgeron qui forment une haie d’honneur à l’entrée de la chapelle. Devant l’autel, le cardinal Suhard et l’aumônier Petiteville sont entourés par plusieurs garçons bouchers en tenue professionnelle3301. Dans son discours de 1943, René Serre réaffirme son attachement au catholicisme et au corporatisme : « L'histoire de notre Corporation est, en effet, intimement associée à celle de l'Eglise, et les échoppes de nos artisans, aussi bien que les étaux de nos Bouchers se sont toujours abrités à l'ombre de nos clochers et de nos cathédrales. (...) Nous faisons de notre mieux pour construire notre Corporation. Mais les obstacles à vaincre sont nombreux et les privilégiés de l'ancien Régime se refusent à comprendre l'intérêt d'une telle évolution, qui, seule, pourra nous préserver de l'anarchie et du despotisme étatique». Le régime de Vichy, avec le retour aux valeurs de la « France éternelle », rurale, catholique, paternaliste, constitue donc une période tout à fait favorable au développement des activités corporatives sportives et religieuses des bouchers parisiens. b) Les bouchers et la politique corporatiste de Vichy Vichy remet en cause l’organisation syndicale mise en place sous la Troisième République pour lui substituer une organisation professionnelle corporative. Le gouvernement dissout la CGT et la CGPF dès août 1940, la CSMF en octobre 1940, la CGCEF, la CFTC et la FNSI en novembre 1940, puis le « syndicalisme artisanal tout entier (à l’exception de la 3299 La Boucherie française, n°19, mars 1943. 3300 Emmanuel Suhard (1874-1949), évêque de Bayeux et Lisieux en 1928, archevêque de Reims en 1931, cardinal en 1935, archevêque de Paris en 1940, a fondé la Mission de France en 1941, établie à Lisieux, et a fondé la Mission de Paris en 1943, qui marque le début de l'expérience des prêtres ouvriers. Lors de la messe célébrée à Notre-Dame le 26 août 1944 pour la Libération de Paris, le général de Gaulle s'est formellement opposé à ce que le cardinal Suhard, archevêque de Paris, soit présent dans « sa » cathédrale à cause de son comportement pendant l'Occupation. Michèle COINTET,L'Eglise sous Vichy (1940-1945), La repentance en question, Perrin, 1998, pp 341-345. 3301 Annexe 44 : Le cardinal Suhard arrivant à la chapelle des Otages, accueilli par une haie d’honneur formée par des garçons bouchers, 21 juin 1943. Annexe 45 : Le cardinal Suhard saluant le St-Sacrement, entouré par des garçons bouchers en tablier, Chapelle des Otages, 21 juin 1943. Le père Petitevillle se trouve à droite du cardinal et le père Planckaert à gauche. Après la mort du père Petiteville (1974), le père Planckaert est devenu aumônier de l’UPCB. Je remercie le père Planckaert de m’avoir communiqué ces clichés. 652 minuscule Confédération nationale de l’artisanat rural) courant 1942 3302 ». Pourtant, si les grandes centrales syndicales sont inquiétées les unes après les autres, la Confédération Nationale de la Boucherie Française (CNBF) continue d’exister – sous des modalités juridiques officielles qui restent vagues3303 – et d’agir au nom de la profession, usant parfois de ses liens complexes avec le Syndicat de la Boucherie de Paris3304. Le mensuel La Boucherie française, organe de presse de la CNBF, paraît régulièrement entre 1940 et 1944. En mai 1941, une fusion existe d’ailleurs entre le Journal de la Boucherie Française, dirigé par René Serre (président de la CNBF), et la Revue commerciale de la boucherie et de la charcuterie françaises, dirigée par André Dubois3305. Les dirigeants de la profession profitent de la guerre pour changer de locaux. Depuis 1890, le Syndicat de la Boucherie de Paris (tout comme la CNBF depuis 1894) a son siège au 11 rue du Roule, près des Halles centrales (Paris 1er). En 1942, la « Société immobilière de la Boucherie Française » se rend acquéreur d'un immeuble sis 23 rue Clapeyron (Paris e8), près de la place de Clichy. Le 21 décembre 1942, le siège du syndicat parisien est transféré à cette nouvelle adresse. G. Juris, secrétaire général administratif de la CNBF dans les années 1950 et 1960, rédacteur en chef de la Boucherie française pendant de longues années, publie en 1943 un article relatant l’inauguration solennelle de la « Maison commune de la Boucherie » le 11 janvier 1943, mise en place dans l’esprit de la loi du 4 octobre 1941. Max Bonnafous, ministre de l’agriculture et du ravitaillement, qui devait présidé la cérémonie, a finalement été retenu à Vichy et n’est pas présent à l’inauguration. L’année 1942 est riche d’activités pour les bouchers parisiens car c’est le 5 octobre 1942 que se déroule la séance d’inauguration des cours de l’Ecole Professionnelle de la Boucherie, présidée par Firmin Robert 3306. Je signale que Firmin Robert et René Serre sont les deux représentants de la boucherie de détail au sein du Comité national interprofessionnel des viandes, créé dans le cadre de la loi du 27 septembre 1941 et chargé d’encadrer l’abattage, le transport, les prix et le classement des viandes3307. Ces différents éléments mis bout à bout montrent bien que les activités de la CNBF et du Syndicat de la Boucherie de Paris se portent très bien sous l’Occupation et que les bouchers parisiens collaborent activement à la politique corporative souhaitée par Pétain. Je cherche maintenant à savoir jusqu’à quel point les projets de réforme sociale et professionnelle ébauchés par Vichy répondent aux attentes des dirigeants de la boucherie 3302 CGT : Confédération générale du Travail. CGPF : Confédération générale de la production française. CSMF : Confédération des syndicats médicaux français. CGCEF : Confédération générale des cadres de l’économie française. CFTC : Confédération française des travailleurs chrétiens. FNSI : Fédération nationale des syndicats d’ingénieurs. Jean RUHLMANN, Ni bourgeois ni prolétaires : la défense des classes moyennes en France au XXe siècle, Seuil, 2000, p 56. 3303 Je rappelle encore une fois que je n’ai jamais pu accéder aux archives de la CNBF. 3304 La CNBF tient une assemblée générale les 11 et 12 janvier 1943, signe que la confédération n’est pas dissoute. 3305 Les collections de la Revue commerciale de la boucherie et de la charcuterie françaises entre 1935 et 1939 sont disponibles à la BNF, 4° Jo 1599. 3306 3307 La Boucherie française, octobre 1942. BNF, Jo 21171. André Debessac donne des détails sur l’organisation du CECIV (Comité d’études corporatif et interprofessionnel des viandes), né le 23 août 1941 et auquel appartient naturellement René Serre. André DEBESSAC, Histoire de la corporation des métiers des viandes, Société d’édition de publications corporatives, 1943, pp 112-114. 653 française. Quand nous avons présenté les luttes des patrons bouchers parisiens à la fin des années 1930, après la secousse du Front Populaire, nous avons bien vu que les thèmes du corporatisme et de l’artisanat attirent les deux principaux leaders des métiers de la viande, René Serre et Georges Chaudieu. Voyons précisément si la vision maréchaliste de la société et du monde du travail est entièrement partagée par les bouchers. Les discussions autour de la mise en place de trois textes majeurs, la loi portant création des comités d’organisation du 16 août 1940, la Charte du travail du 4 octobre 1941 (loi relative à l’organisation sociale des professions) et le Statut corporatif de l’artisanat du 24 août 1943 peuvent nous permettre de mieux saisir les attentes, les déceptions et les satisfactions des professionnels, sachant que la Charte corporative des bouchers est adoptée par décret le 5 décembre 1942 (celle des charcutiers le 27 novembre 1943)3308. Je donne tout d’abord le sentiment d’André Debessac, qui rédige ces lignes en 1943 : « Après l’armistice, les bureaux syndicaux et fédéraux, dont une grosse pa rtie des membres a été mobilisée, reprennent leurs travaux avec ardeur. L’idée corporative reprend une place prépondérante dans l’activité économique, et les premiers travaux d’étude d’une charte s’engagent après que deux Comités d’action économique et sociale (comprenant 80 membres du Syndicat de Paris) furent nommés à cet effet. Le Comité social a de fréquentes réunions et fait de louables efforts pour se rapprocher des deux syndicats ouvriers existants et entreprendre une action commune. Il désigne une commission spécialement chargée d’enquêter et de subvenir aux besoins des familles de la Corporation particulièrement éprouvées. Une somme de 60 000 francs est mensuellement répartie par ses soins. 1200 colis sont envoyés aux patrons et ouvriers prisonniers. Un arbre de Noël est offert aux enfants de ces prisonniers3309 ». Ce témoignage donne une vision vichyste « classique », qui devait être assez répandue dans la profession, fidèle à l’image du maréchal protecteur des « bons » Français. Ainsi, la Boucherie Française se réjouit de l’excellente initiative des bouchers Rivière, Lemullier et Bréant, qui sont à l’origine d’un gala des bouchers de la région parisienne qui se tient le 28 juillet 1941 au cirque Amar au profit des bouchers prisonniers. Dans le dossier individuel de René Serre à la Chambre de commerce de Paris, constitué en janvier 1944, on trouve également un bilan positif de l’œuvre accomplie sous Vichy par le président de la Corporation de la Boucherie Française. La fiche de renseignements indique que René Serre « a organisé la répartition des viandes dès décembre 1940 en supprimant les dessous de table et les files d’attente par l’anonymat de l’approvisionnement et par l’inscription du consommateur chez son fournisseur avec délivrance d’un numéro d’ordre ». Il a « généralisé la perception d’une redevance sur le produit permettant de multiplier les œuvres d’entraide sociale » et il « a présenté au maréchal Pétain la première Charte corporative le 5 juillet 1941 et a obtenu le décret du 5 décembre 1942 portant création de la Corporation de la Boucherie ». Le dossier indique également que René Serre est membre du Comité supérieur du Travail, du Comité d’organisation des Cuirs et Peaux, du Comité national interprofessionnel des viandes et du comité directeur du Comité général d’organisation du commerce 3310. 3308 Pour plus de détails, je renvoie à Hervé JOLY (dir.), Les comités d’organisation et l’économie dirigée du régime de Vichy, Caen, Centre de recherche d’histoire quantitative, 2004. 3309 André DEBESSAC, op. cit., p 97. 3310 Archives de la CCIP, I.2.55 (43). 654 Sans surprise, quand on se souvient que René Serre a été l’un des principaux responsables de la CGSCM (Confédération générale des syndicats des classes moyennes), Jean Ruhlmann indique que la Charte du Travail « rencontra initialement un écho assez favorable auprès de responsables et de milieux professionnels largement impliqués dans la défense des classes moyennes à la fin des années trente. (…) Dans le secteur du commerce et chez les professions libérales, nombreux sont les responsables qui empruntent la voie corporative, souvent les mêmes qui s’étaient rangés quelques années plus tôt dans une défense des classes moyennes articulées autour du syndicalisme3311 ». Mais des syndicalistes ouvriers de la CGT, notamment Auguste Savoie et René Belin, vont se convertir – ou se résigner – eux aussi au projet social proposé par le maréchal Pétain3312. La diversité des approches de l’artisanat et du corporatisme au sein des milieux dirigeants vichyssois a été relevée par divers auteurs. Jean-Pierre Le Crom rappelle que deux clans coexistent et rivalisent à Vichy, avec les « traditionalistes », proches de Maurras, tenants d’un corporatisme d'Ancien Régime et d’un système d’associations professionnelles mixtes, et les « néo-syndicalistes » autour de René Belin, partisan d’un système de comités professionnels tripartites (employeurs, ouvriers, cadres)3313. Alors que René Belin, ancien secrétaire confédéral de la CGT, devient « ministre du Travail par la bonne grâce de Pétain et Laval en juillet 1940 », une bonne partie de la CGT considère au deuxième trimestre 1940 que « le sacrifice de la liberté est nécessaire à l'amélioration des relations sociales». Jean-Pierre Le Crom ajoute que « l'intervention de l'Etat est d'autant plus néce ssaire en l'absence momentanée de l'arme ultime des salariés qu'est le recours à la grève. En avril 1940, Auguste Savoie, secrétaire de la fédération de l'Alimentation, vieux militant formé dans l'anarchosyndicalisme avant la Première Guerre Mondiale, déclare par exemple que l'Etat doit intervenir pour rétablir un nécessaire équilibre entre les forces sociales. Ce faisant, il reconnaît lui-même que « la liberté est en danger » mais c'est aussitôt pour ajouter qu'il n'y a pas d'autre voie3314 ». En mars 1941, Auguste Savoie a été vice-président de la commission chargée de mettre en place le Comité d’organisation professionnelle (chargé de rédiger la Charte du Travail). Ce « vétéran des luttes du syndicalisme révolutionnaire d’avant 1914, va cautionner de son prestige une opération qui ne recueille pas beaucoup de suffrages chez les travailleurs3315 ». En 1943, Savoie prend ses distances avec la Charte de la Boucherie, jugée d’esprit « réactionnaire et partisan » et trop « éloignée de l’esprit de la loi du 4 octobre 1941 » – nous y reviendrons3316. Inutile de préciser que le soutien apporté par Auguste Savoie à la Charte du Travail a été sanctionné à la Libération par une exclusion des organisations syndicales, « épuration » qui touchera aussi René Serre, mais ni Georges Chaudieu ni Firmin Jean RUHLMANN, Ni bourgeois ni prolétaires : la défense des classes moyennes en France au XXe siècle, Seuil, 2000, p 56-57. 3311 3312 Sur l’attitude équivoque de René Belin sous Vichy, les débats qui ont eu lieu pendant le colloque de la Fondation nationale des sciences politiques des 6 et 7 mars 1970 sont très éclairants. René REMOND (dir.), Le gouvernement de Vichy 1940-1942 : institutions et politiques, FNSP, Colin, 1972, pp 195-210. 3313 Jean-Pierre LE CROM, « La profession aux professionnels : la loi du 4 octobre 1941 sur l'organisation sociale des professions, dite Charte du travail », in Jean-Pierre LE CROM (dir.), Deux siècles de droit du travail : l’Histoire par les loi s, Editions ouvrières, 1998, p 144. 3314 Ibid., p 148. 3315 Jacques JULLIARD, « La Charte du Travail », in René REMOND (dir.), Le gouvernement de Vichy 19401942 : institutions et politiques, FNSP, Colin, 1972, pp 165-166. 3316 La France socialiste, 21 juillet 1943. 655 Robert3317. Je ne sais pas si Maurice Bonhomme, président du Syndicat de la Boucherie en gros de Paris entre 1937 et 1943, a également subi les affres de l’épuration en 1944 mais il semble bien qu’il ait été un collaborateur ardent du régime de Vichy 3318. A l’opposition entre corporatisme et dirigisme proposée par Le Crom, on peut ajouter la vision proposée par Steven Zdatny, qui évoque lui aussi les personnalités contrastées qui coexistent dans l’administration vichyssoise 3319. Ainsi, quand la circulaire du 28 novembre 1940 du ministère de la Production met en place le Service artisanal, son éminence grise, Jean Bichelonne, « technocrate modèle et un brillant diplômé de Polytechnique » est un défenseur convaincu de la modernisation économique3320, alors que le directeur du service, Pierre Loyer, est un conservateur social, monarchiste et catholique fervent, qui a plutôt une « conception romantique » de l’artisanat 3321. Dans cette rivalité entre modernistes et conservateurs, Zdatny estime que ce sont les modernistes qui l’emportent pour la mise en application concrète des mesures gouvernementales, ce qui va entraîner la déception de nombreux artisans. Derrière le discours officiel qui place les valeurs artisanales au pinacle, Vichy profite de sa forte centralisation et de la force de l’Etat pour rationaliser et concentrer l’économie 3322. « L'observation de Robert Paxton, que «toute décision importante pour établir le corporatisme tourna en faveur des grandes entreprises », ne fait que confirmer que, dans la France de Vichy comme dans les autres régimes se déclarant corporatistes, les gros maintinrent leur domination3323 ». Si l’on s’inscrit dans ce clivage entre modernistes et conservateurs, les dirigeants parisiens de la Boucherie s’inscrivent sans hésitation dans le groupe conservateur. Je dois ici développer le rôle joué par Georges Chaudieu (1899-1990), que nous avons déjà croisé mais qui prend une ampleur nouvelle sous l’Occupation. Dans les années 1930, Chaudieu a été l’un des dirigeants les plus actifs du CEAA, le Comité d'Entente et d'Action Artisanales (fondé en 1933). Or, Steven Zdatny nous apprend qu’avec la guerre, « l'ancien CEAA, qui avait son centre de gravité en Alsace-Lorraine, perdit ses membres par suite de la réannexion allemande de ces provinces. Ce qui restait de ce comité conservateur et corporatiste était attiré par Loyer, qui était du même bord, et son Service Artisanal. De tous les journaux artisanaux, l'organe du CEAA, l' Information Artisanale, se montra le plus loyal à Vichy. Et beaucoup des dirigeants du CEAA, comme Huguet, Chaudieu et Coustenoble, occupèrent des positions quasi officielles dans le nouvel ordre. A mesure que Loyer sacrifiait sa pureté idéologique à la mise 3317 Le dossier individuel de René Serre à la CCIP porte la mention suivante (barrée) sur la couverture : « Membre nommé par Vichy et qui n’est pas considéré comme ancien membre de la Chambre de commerce de Paris (décision du bureau du 25 juin 1946) ». Archives de la CCIP, I.2.55 (43). 3318 Je reste prudent sur ce point. Les éléments disponibles dans la thèse de Pierre Haddad me laissent penser que Maurice Bonhomme partage en gros les mêmes opinions politiques que René Serre mais je n’ai pas cherché à creuser davantage la question. Pierre HADDAD, Les chevillards de la Villette, Thèse de Doctorat, Paris X, 1995, pp 323-366. 3319 Pour plus de détails, je renvoie à Jean-Pierre LE CROM, « La politique sociale de Vichy : corporatisme ou dirigisme ? », in Steven KAPLAN et Philippe MINARD (dir.), La France, malade du corporatisme ? XVIIIeXXe siècles, Belin, 2004, pp 403-425. 3320 Pour plus de détails, je renvoie à Guy SABIN, Jean Bichelonne (1904-1944), ministre sous l’Occupation , France-Empire, 1991, 247 p. 3321 Steven ZDATNY, Les artisans en France au XXe siècle, Belin, 1999, p 247. 3322 Ibid., p 278. 3323 Ibid., p 281. 656 en pratique de la politique de Vichy, cet appui devint plus tiède. La CAF, de mouvance catholique, qui adhérait largement au programme de Vichy, se montra plus active et critique que le CEAA3324. L'accord sur les fins se rompit en bonne part sur la question des moyens. En dépit de ses idées sociales conservatrices, la CAF était fermement attachée au syndicalisme libre3325 ». Certes, Bernard Zarca rappelle que l’idéologie vichyste a attiré l’ensemble des associations artisanales (Tailledet à la CGAF, Chaudieu au CEAA, P. Maunoury à la CAF), mais il note tout de même que « Georges Chaudieu, délégué général du CEAA et représentant de l'artisanat dans les mouvements de classes moyennes des années 1930, fut, auprès de Pierre Loyer qui dirigeait le service de l'Artisanat, le fidèle serviteur d'une 3326 cause à laquelle il s'identifiait ». Georges Chaudieu occupe clairement une « position officielle » dans le nouvel ordre vichyssois car, non content d’être professeur à l’Institut d’études corporatives et sociales (IECS) depuis 1937, il devient en 1942 président de l’Ecole des hautes études artisanales (EHAA). Zdatny indique que « la Révolution Nationale, bien sûr, mit en vogue le corporatisme et donna à l'Institut une nouvelle dimension de prestige et d'influence. En 1942, l'Institut donna naissance à l'Ecole des Hautes Etudes Artisanales (EHEA). Formée sur le modèle des autres grandes écoles, l'EHEA devait préparer la future élite administrative de l'artisanat. Elle offrait des cours et des diplômes sur l'histoire des métiers, l'économie artisanale et la législation de l'artisanat. En 1942, 77 étudiants y poursuivaient leurs études en internat, cependant que 127 autres préparaient leur diplôme par correspondance. L'EHEA était composée de beaucoup de ces « hommes nouveaux », propulsés au sommet par les courants politiques récents : Maurice Bouvier-Ajam, Maurice Avril, André Jeannin, et le président de 3327 l'Ecole, Georges Chaudieu ». Je n’ai pas eu accès aux archives de l’EHEA et je ne connais pas le fonctionnement précis de cette institution, mais il apparaît clairement que Georges Chaudieu a collaboré en toute connaissance de cause au projet social porté par le maréchal Pétain, notamment en ce qui concerne les valeurs morales incarnées par l’artisanat, que le régime souhaite valoriser, comme « l’institution familiale, les solidarités apprises dans les chambres de métiers, bref un ensemble de vertus propres à conjurer la lutte des classes et à moraliser la société3328 ». Il est intéressant de voir comment, dans ses mémoires, publiées en 1972, Georges Chaudieu évoque sa « formation politique » (en autodidacte) et son entrée à l’EHEA, ses contacts avec le service de l’artisanat de Pierre Loyer. Concernant ses lectures politiques de jeunesse, Chaudieu avoue : « La découverte de Marx me fit errer chez les communistes, mais le « Capital » ne correspondait pas à mon sens de la liberté du commerce (j’étais alors un jeune patron)3329 ». Plus loin, il explique : « Ayant toujours vécu dans un milieu humble et travailleur, je n’étais pas d’esprit capitaliste, mais on ne m’avait jamais appris à haïr la richesse. Dans ma famille, on était plutôt de tendance « radical-socialiste » (au sens de 3324 CAF : Confédération de l'artisanat familial (fondée en 1937). 3325 Steven ZDATNY, op. cit., p 255. 3326 Bernard ZARCA, L'artisanat français: du métier traditionnel au groupe social , Economica, 1986, p 56. 3327 Steven ZDATNY, op. cit., p 277. 3328 Jeanne GAILLARD, « La petite entreprise en France au XIXe et au XXe siècle », in Commission internationale d’Histoire des mouvements sociaux et des structures sociales, Petite entreprise et croissance industrielle dans le monde aux XIXe et XXe siècles, CNRS, 1981, tome 1, p 167. 3329 Georges CHAUDIEU, La route : mémoires et anti-mémoires d’un boucher , SOFIAC, 1972, p 138. 657 l’époque) et, croyant avoir trouvé ma voie, je m’inscrivis au parti. Vers le même temps des amis m’emmenèrent aux réunions de l’Action française. Bientôt mes auteurs furent Frédéric Le Play, La Tour du Pin, pour aboutir à Charles Maurras. Un retour aux sources me fit étudier le socialisme chrétien : Maurice Meignein, Albert de Mun et des réformateurs comme Louis Blanc, Buret, le Dr Villermé, mais la découverte de Sismondi et sa prudence à l’égard de l’énorme poussée d’industrialisation comme à l’égard de l’idéologie marxiste consolida mon sens de la modération en matière économique et sociale3330 ». L’univers politique de Chaudieu est assez complexe mais semble marqué par un ancrage à droite assez fort dans les années 1930. Son entrée au service de Vichy est décrite d’une manière très personnelle, inévitablement marquée par le filtre rétrospectif de la mémoire individuelle. Se situant après l’invasion de mai 1940, il note : « Malgré la détresse générale, une fureur de vivre renaissait. Des idées germaient en silence et les Institutions de la France, dont la marche était entravée ou arrêtée par la loi de l’occupant, cherchaient des voies nouvelles. Un jour de novembre, je recevais une lettre de mon ami Roland Pré, héros de la Résistance, m’informant que je devais me présenter au ministère de la Production Industrielle, où l’on s’efforçait de créer un Service de l’Artisanat. La perspective de retrouver une situation et de mettre au service de mon pays les connaissances que j’avais acquises me réjouit. Après une brève entrevue, j’étais appelé à prendre mon service le 1 er décembre 1940. Hélas, je ne devais pas rejoindre le jour convenu. La veille, deux de mes enfants étaient victimes d’un accident mortel. Ici, je ne puis oublier l’accueil que je reçus du directeur M. Pierre Loyer et des quelques collègues qui m’avaient précédé. Les sentiments affectueux qu’ils m’exprimèrent contribuèrent beaucoup à adoucir ma douleur. Pour oublier, je me mis au travail avec furie, d’autant plus que, dans le groupe qui se constituait, j’étais à peu près le seul à bien connaître l’artisanat, ses hommes, leurs qualités et leurs défauts, et aussi leurs besoins matériels et intellectuels, puisque pendant quinze années j’avais été leur compagnon d’aventure. De sorte que je devins bien vite l’instructeur de tous mes collègues. La plupart d’entre eux sortaient des grandes écoles : Polytechnique, Centrale, les Arts et Métiers, et avaient occupé de hautes fonctions dans l’industrie. D’autres venaient des Facultés de Droit. Quelques-uns, encore, de tous les secteurs économiques3331 ». Maître de conférences à l’Institut d’Etudes Corporatives et Sociales depuis 1937, titulaire de la chaire d’économie artisanale, Georges Chaudieu indique que son cours se transforme en EHEA afin de « développer l’action de perfectionnement des hommes de métier ». A propos de l’Ecole des hautes études artisanales, il note : « On pourra toujours penser qu’en choisissant ce titre, nous y avions mis un peu de « hauteur », mais celle-ci reflétait tout simplement celle de nos objectifs. A cet artisanat qui s’enfermait dans un complexe d’infériorité économique, il fallait bien offrir des idées et des moyens capables d’exhausser ses sentiments et ses désirs, et aussi son espérance. Et quels appuis bienveillants n'avions-nous pas trouvés? D’éminents personnalités universitaires comme les professeurs François-Olivier Martin, Louis Baudin, Achille Mestre, Georges Blondel, professeur honoraire au Collège de France, avaient porté l’Ecole des Hautes Etudes Artisanales sur les fonds baptismaux de l’Université 3332 ». 3330 Ibid., p 139. 3331 Ibid., pp 155-156. 3332 Ibid., p 157. 658 Naïveté crédule ou manipulation délibérée, Chaudieu écarte d’un revers de main les accusations de collaboration qui ont touché l’EHEA et l’IECS : « A la libération, notre institution qui avait fonctionné avant la guerre et pendant la guerre, devait cesser son activité pour avoir été subventionné par le Cabinet du Maréchal Pétain ! C’était peu, et c’était vrai. Mais à partir de ce moment, elle devenait suspecte de collaboration avec l’occupant et, avec elle, les hommes qui y travaillaient. Pourtant, au moins dix ouvrages établis par mon équipe et par moi-même pouvaient apporter la preuve du contraire si l’on s’était donné, au moins, la peine de les lire3333 ». Enfin, Chaudieu rappelle que François Perroux, secrétaire général de la fondation Carrel (le Centre d’études pour les problèmes humains), lui confia pendant la guerre « la réalisation d’enquêtes sur des aspects divers de l’artisanat » et qu’il diri gea la section de « l’homo artisanalis ». C’est donc avec fierté que Chaudieu partage les années d’occupation entre le ministère de la Production, l’EHEA et la fondation Carrel. Il avoue que Vichy lui apporte des opportunités qu’il n’a pas obtenu sous la République : « J’étais heureux et flatté de pouvoir atteindre les sommets espérés dans mon enfance et que, jusqu’ici, le sort m’avait refusés 3334 ». Chaudieu revendique également avec fierté la paternité de la charte corporative de la Boucherie : « Dans les métiers de l’alimentation et dans d’autres secteurs, des hommes emboîtaient le pas, et de la boulangerie, de la chaussure, notamment, émanaient des projets réclamant aussi la limitation des ouvertures de fonds de commerce. Encouragé, j’établissais un projet d’organisation corporative et sociale de la boucherie, qui fut publié dans le Journal de la Boucherie française d’alors, après avoir recueilli l’approbation des Syndicats départementaux3335. Un peu plus tard, la plupart de mes idées étaient reprises par le Président René Serre dans la Charte Corporative de la Boucherie, discutée les 4 et 5 août 1941, au Congrès de Toulouse et présentée au Chef de l’Etat le 5 septembre de la même année. Cette Charte de la Boucherie était adoptée à nouveau par les représentants de la majorité des patrons et des ouvriers au Congrès de Saint-Etienne les 12 et 13 octobre 1942. Elle recevait un avis favorable de la Commission d’homologation des Chartes en date du 15 octobre 1942. Le 5 décembre 1942, le Maréchal Pétain et le Chef du Gouvernement signaient le décret portant création de la Corporation de la Boucherie. Chacun connaît la suite. Le Gouvernement de la IVe République ne reconnut pas les actes du gouvernement de Vichy et la Charte de la Boucherie ne trouva jamais un commencement d’application, pas plus d’ailleurs que celles de l’Agriculture et de l’Artisanat et leurs auteurs devinrent même suspects. On ne peut – quelles que soient ses opinions – que reconnaître l’absence de caractère politique ou collaborationniste de cette Charte. Son but était seulement d’organiser l’économie et les métiers de la viande et de rapprocher patrons et ouvriers autour de cette communauté d’intérêt qu’est le métier 3336 ». C’est en 1972 que Georges Chaudieu écrit ces lignes, soit avec un recul de 30 ans. Pourtant, il n’hésite pas à affirmer le bien fondé de la politique corporative de Vichy et à nier toute dimension « politique » à la Charte de la Boucherie ! La dissolution des syndicats 3333 Ibid., p 158. 3334 Ibid., p 159. 3335 En note, Chaudieu rappelle qu’il a publié en 1938 L’évolution corporative de la boucherie dans la collection « Etudes Corporatives » de l’éditeur Dunod (avec une préface de Maurice Bouvier-Ajam). Cet ouvrage a connu une seconde édition en 1943, avec une préface de Martial Buisson. 3336 Georges CHAUDIEU, La route : mémoires et anti-mémoires d’un boucher , SOFIAC, 1972, pp 121-122. 659 ouvriers (CGT, CFTC), la suppression du droit de grève, la mise au travail forcée d’une partie de la population française ne semblent absolument pas gêner Georges Chaudieu quand il dresse le bilan du régime de Vichy, sans même évoquer le renoncement de Pétain aux règles de la vie démocratique et la mise en place d’une politique discriminatoire et raciste. Affirmer en 1972 que la Charte du Travail n’a aucune portée politique me semble illustrer la mauvaise foi – ou du moins un certain aveuglement – de Chaudieu. Quand René Serre publie ses Souvenirs en 1965, il fait preuve d’une formidable faculté d’occultation du passé. Concernant la guerre 1939-1945, Serre passe entièrement sous silence sa collaboration active à la politique corporatiste de Vichy pour ne retenir que les portraits de résistants ou de juifs morts en déportation, comme le commandant Aimé Lepercq (ministre des Finances du GPRF en 1944), le chevillard Louis Lévy (mort en déportation), les bouchers André Delahaye (président du Syndicat de la Boucherie du Nord, vice-président de la CNBF), Robert Stein (président du Syndicat de la Boucherie de la Somme), Georges Gouigoux (président du Syndicat de la Boucherie de l’Oise) et Roger Fagoo (président des bouchers de Boulogne). Les quatre derniers personnages cités étaient résistants, ont appartenu au réseau Athos-Buckmaster et ont été déporté à Buchenwald et Mauthausen (Delahaye étant le seul rescapé après la guerre). Serre leur rend un vivrant hommage, en oubliant les discours enflammés en faveur de Pétain et du régime de Vichy qu’il a prononcé en 1942 et 1943 3337. De même, quelle ironie de voir René Serre saluer l’action du cardinal Saliège, archevêque de Toulouse, qui « en pleine guerre, s’éleva avec le plus d’autorité contre le racisme en général, et contre l’antisémitisme en particulier », alors que de nombreux bouchers parisiens et la plupart des dirigeants de la CNBF (Serre et Chaudieu en premier lieu) ont participé aux messes de l’UPCB pendant l’Occupation, avec la bénédiction du cardinal Suhard, archevêque de Paris, qu’il serait difficile de classer parmi les prélats les plus « résistants » de France3338. Là où Serre oublie un peu vite ses coupables affinités, Chaudieu a au moins le mérite d’assumer pleinement ses choix idéologiques. Je note tout de même qu’en janvier 1944, alors que les collaborationnistes les plus virulents prennent le pouvoir à Vichy, René Serre est nommé membre de la Chambre de commerce de Paris et président de la Corporation de la Boucherie par un arrêté du 21 janvier 1944, publié le lendemain au Journal Officiel3339. Penchons-nous maintenant sur le détail de la mise en place de la Charte corporative de la Boucherie, que les archives de la CGT permettent de connaître3340. La mobilisation patronale est active sous l’Occupation car le 17 mars 1941, la « réunion de Wagram » rassemble 4 000 bouchers « malgré la guerre », comme le souligne la Boucherie française3341. Le dialogue entre représentants ouvriers et patronaux pour élaborer un cadre professionnel de 3337 René SERRE, Souvenirs, 1965, pp 121-130. 3338 Sur ce point, je renvoie à Michèle COINTET, L’Eglise sous Vichy (1940-1945) : la repentance en question, Perrin, 1998, pp 300-340. 3339 Darnand devient secrétaire général au maintien de l’ordre le 1 er janvier 1944. Philippe Henriot devient secrétaire d’Etat à l’Information et à la Propagande le 6 janvier 1944, alors que Marcel Déat est nommé secrétaire d’Etat au Travail le 16 mars 1944. 3340 Alors que je n’ai jamais réussi à consulter les archives syndicales patronales (de la CNBF et du Syndicat de la Boucherie de Paris), la CGT a versé la plupart de ses archives aux Archives départementales de la SeineSaint-Denis (ADSS). Je n’ai trouvé aucun fonds d’archives de la CFTC concernant le syndicat parisien de la Boucherie. Les archives de la CGT renferment un dossier sur la période de Vichy (lettres patronales, comités sociaux, correspondance diverse). Archives départementales de la Seine-Saint-Denis, 46 J 47. 3341 La Boucherie française, mars 1941. 660 travail semble avoir bien fonctionné chez les bouchers parisiens. En juillet 1941, le Syndicat patronal de la Boucherie de Paris et les deux chambres syndicales ouvrières (CGT et CFTC) trouvent un accord sur les salaires et les congés payés (indemnité compensatrice) et forment le Comité social corporatif de la Boucherie de la Seine. En prenant modèle sur la Charte corporative des pâtissiers, René Serre, président de la CNBF, lance l’idée d’une Charte des Bouchers, qui trouve un soutien enthousiaste lors du Congrès national de la Boucherie française, qui se tient à Toulouse les 4 et 5 août 1941. Ce premier projet de Charte de la Boucherie est présenté le 5 septembre 1941 au maréchal Pétain. La délégation de bouchers qui se présente à Vichy sous le patronage du colonel Cèbe3342, de Jean Baillard et de Rouaix, est composée de René Serre, de deux vice-présidents de la CNBF (Blain pour le Sud-Est, Delahaye pour le Nord), Paul Leymarie (président de la Boucherie du Midi et du Sud-Ouest), Arnouil (président de la Boucherie rurale française) et de deux représentants ouvriers (Labatut pour les étaliers et Latournerie pour les abattoirs)3343. Dans une lettre de décembre 1941 adressée à René Serre, Auguste Savoie, secrétaire général de la Fédération Nationale des Travailleurs de l'Alimentation (FNTA), livre ses commentaires sur le projet de Charte corporative de la Boucherie et confirme qu’« entente, collaboration, corporation, paix sociale ne peuvent se dégager que grâce à l'existence de collectivité par profession », signe du ralliement de ce cadre cégétiste à la politique corporative de Vichy. Le syndicat ouvrier propose une version différente du texte, à laquelle René Serre réserve le meilleur accueil. Dans une lettre de janvier 1942, il écrit à Savoie : « Quant à votre projet de Charte corporative de la Boucherie, je viens de le parcourir et y trouve les bases d'un accord certain. Je me propose d'ailleurs de lui donner une large diffusion et de m'en entretenir très prochainement avec vous-même et les représentants ouvriers qualifiés de la profession3344 ». Les relations semblent donc avoir été très cordiales et fructueuses entre ouvriers et patrons pour la négociation de la Charte corporative. Il en est de même pour les relations avec le gouvernement de Vichy. Ainsi, le 4 juin 1942, Pétain reçoit les principaux responsables de la CNBF : Serre, Delahaye, Decormeille, Debreux, Blanchard, Juris, Curien, Viaud et Beltoise3345. C’est dans la joie et l’enthousiasme que René Serre salue dans la Boucherie française le décret du 5 décembre 1942 créant la corporation de la Boucherie, « première grande corporation créée après celle des paysans et des journalistes ». Cette euphorie de 1941-1942 laisse place à une période plus difficile à partir de 1943. Il semble que les rapports entre les représentants patronaux et ouvriers se détériorent, alors que des dissensions apparaissent entre les bouchers, les charcutiers et les boucherscharcutiers. Lors de son assemblée générale du 1er juin 1942 à Toulouse, la CNBF demande l’autorisation de réunir un Congrès national de la viande en vue de créer une « Union de la corporation des métiers des viandes ». Sur ce point, il semble que les différentes branches professionnelles ont éprouvé de sérieuses difficultés à s’entendre et à se regrouper. Selon P. 3342 Le commandant Cèbe, chargé des questions sociales et professionnelles au Conseil supérieur de la Défense nationale avant 1940 (maintenu dans cette fonction sous Vichy par l’amiral Fernet), est un « féru d’idées corporatistes », favorable à une Charte du Travail davantage corporatiste et moins syndicaliste. « Il était devenu un conseiller écouté du maréchal Pétain en matière sociale, auprès de qui il combattait les projets de l’ancien syndicaliste Belin ». Jacques JULLIARD, « La Charte du Travail », in René REMOND (dir.), Le gouvernement de Vichy 1940-1942 : institutions et politiques, FNSP, Colin, 1972, p 163. 3343 La Boucherie française, septembre 1941. 3344 ADSS, 46 J 47. 3345 La Boucherie française, juin 1942. 661 Pinault, secrétaire administratif de l’ABC (Amicale des bouchers-charcutiers de France), un premier congrès national de la filière viande a déjà été annulé : « Fin janvier 1942, la bonne ville de Nice s’apprête à recevoir les corporants de la viande qui, au cours d’un Congrès, devaient sortir une Charte nationale de toutes les professions des viandes et réglementer l’exercice de chaque métier. Pour des raisons encore imprécises, ces assises n’eurent pas lieu, laissant le champ libre à toutes les combinaisons possibles 3346 ». Dans le Bulletin de liaison des bouchers-charcutiers de février-mars 1943, Michel Desfemmes, président de l’Amicale des bouchers-charcutiers de France, publie une lettre ouverte à René Serre pour dénoncer sa méconnaissance du métier, ses manœuvres souterraines et surtout la volonté hégémonique de la CNBF d’absorber les 28 000 boucherscharcutiers français3347. Visiblement, alors que les bouchers possèdent leur charte corporative (depuis le 5 décembre 1942) et que les charcutiers sont en train de négocier la leur (obtenue par un décret du 27 novembre 1943), les bouchers-charcutiers défendus par Michel Desfemmes souhaitent disposer d’un statut autonome. Ils organisent pour cela leur premier congrès national en mars 1943 à Lyon. Alors que René Serre souhaite intégrer les boucherscharcutiers au sein de la section Boucherie, Desfemmes propose la création de quatre sections distinctes (boucherie, charcuterie, boucherie-charcuterie et salaisons), groupées sous l’égide de l’Union Corporative des Professions de la Viande. Par ailleurs, Desfemmes reproche à Serre son mépris pour les ouvriers, fort peu consultés par la CNBF : « Non, monsieur Serre, vous ne passerez pas sur le corps de la Boucherie-Charcuterie qui se dresse unanime contre de telles prétentions. Nous nous dirigerons nous-mêmes, nous aurons notre syndicat unique à nous, et notre vœu le plus cher est de voir à notre côté se constituer un syndicat qui groupera nos ouvriers. A ceux-ci, nous ferons la meilleure place, nous les aiderons à gravir l’échelon de l’artisanat pour que nous puissions un jour être remplacés par des ouvriers qualifiés fiers de leur métier3348 ». Revenant sur les conditions d’établissement de la Charte corporative de la Boucherie, Pinault dénonce lui aussi le fait que la CNBF ait écarté les ouvriers de la négociation. Il affirme que « la partie ouvrière n’a jamais été consult ée dans ces transactions d’hier et d’aujourd’hui » et que « les ouvriers n’ont pris aucune part à ces travaux3349 ». Il accuse les dirigeants de la CNBF « qui tentent de diviser les ouvriers en les retirant de la Fédération Ouvrière de l’Alimentation 3350 ». La fronde des bouchers-charcutiers contre la CNBF trouve le soutien de Morice Deshais, le président de l’UACB ( Union des Anciens Combattants de la Boucherie) entre 1928 et 1936. Après avoir rappelé que « cet important métier des Bouchers-Charcutiers comprend environ 25 000 patrons et 40 000 ouvriers », Morice Deshais déclare : « Moi-même (fils de boucher), boucher à Paris, militant acharné qui a lutté jadis pour arracher ma corporation de manœuvres souvent occultes, j’approuve l’attitude énergique de cette corporation sœur, qui oubliée dans tous les projets se voit obligée pour ne pas mourir de 3346 P. PINAULT, « Un peu de clarté », Bulletin de liaison des bouchers-charcutiers, février-mars 1943, p 3. ADSS, 46 J 35. 3347 Michel DESFEMMES, « Lettre ouverte à Monsieur René Serre », Bulletin de liaison des boucherscharcutiers, février-mars 1943, p 7. 3348 Ibid. 3349 P. PINAULT, op. cit., p 3. 3350 Ibid., p 4. 662 proposer sa propre charte ». Deshais « souhaite, comme beaucoup de [ses] collègues, que toutes les Chartes concernant le Commerce et l’Industrie de la Viande et de ses dérivés n’en fassent plus demain qu’une seule conduite par un homme désintéressé et que les responsables directs de nombreuses Corporations qu’elle comprendra sachent, contrairement aux agissements des Groupements et Comités cités ci-dessus [Groupement d’achat et de répartition des viandes, Comité social et Comité technique de la Boucherie française], sauvegarder d’une façon toute particulière les intérêts artisanaux de cette grande Famille Française3351 ». En réaction avec la Charte de la Boucherie obtenue en 1942 par la CNBF, l’Amicale des bouchers-charcutiers (ABC) propose une organisation corporative différente, en application de la loi du 4 octobre 1941 : « Dans l’esprit de la Charte, les travailleurs doivent collaborer à l’élaboration des statuts à réglementer l’exercice de leur profession. La Charte du Travail laisse au choix des travailleurs trois systèmes de réglementation : 1° organisation des services sociaux à base de syndicats professionnels ; 2° organisation par groupements professionnels mixtes ; 3° organisation corporative. C’est le troisième système qu’adopte et que propose comme mode d’application « L’Amicale des bouchers-charcutiers ». Toutefois, dans la période instable que nous traversons, il ne nous semble pas possible que ce système d’organisation corporative puisse être appliqué d’une façon complète et définitive. D’autre part, nous devons tenir compte de l’état d’esprit des travailleurs, patrons et ouvriers, habitués au mode d’organisation syndicale qui représente une originalité particulière du mouvement syndical français. Pour ces raisons, et désirant respecter les traditions syndicalistes, patronales et ouvrières, nous estimons que le système d’organisation corporative ne sera possible et viable que sous certaines conditions. La corporation serait la réunion des métiers présentant des affinités interprofessionnelles dont les intérêts se rapprochent et s’identifient. Chaque métier au sein d’une corporation devrait être organisé en un syndicat unique jouissant de la personnalité civile qui réunirait respectivement les patrons, les ouvriers et, si nécessaire, les techniciens ». L’ABC propose que, dans l’alimentation, « les hommes de métiers posséderaient leur syndicat unique de la base au sommet, mais constitueront par secteur d’affinités des groupes corporatifs. Nous pourrions avoir le groupe corporatif des viandes, le groupe corporatif d’alimentation générale et autant de groupes qu’il sera jugé nécessaire. Ces groupes corporatifs comprendraient les syndicats dont les intérêts sont particulièrement liés les uns aux autres. Par exemple, le groupe corporatif des viandes comprendra : les syndicats uniques des bouchers en gros chevillards ; les syndicats d’entrepreneurs d’abattage ; les syndicats des commissionnaires en viande, mandataires aux Halles ; les syndicats des facteurs et approvisionneurs aux criées ; les syndicats des bouchers en gros ; les syndicats des bouchers en détail ; les syndicats des bouchers hippophagiques ; les syndicats des boucherscharcutiers ; les syndicats des charcutiers ; les syndicats des tripiers, etc. Avec cette méthode d’organisation, l’Etat n’aura nullement besoin, comme c’est le cas dans le décret du 5 décembre 1942 portant création de la corporation de la boucherie, de désigner des commissaires du gouvernement qui pourraient faire opposition et suspendre l’exécution de toutes mesures qui lui paraîtraient inconciliables avec l’intérêt public 3352. Il suffirait à l’Etat 3351 3352 Courrier de Morice Deshais. Bulletin de liaison des bouchers-charcutiers, février-mars 1943, p 6. Par un décret du 19 septembre 1943 du ministre de l’agriculture et du ravitaillement, l’intendant général Maurice est nommé commissaire du gouvernement auprès de la Corporation de la Boucherie. Journal Officiel du 2 octobre 1943, p 2579. 663 d’avoir son ou ses représentants au sein de l’organisme supérieur de chacune des corporations nationales, et de cette façon les syndicats uniques de la corporation ainsi organisés seraient majeurs, et l’ordre corporatif ainsi constitué deviendrait un véritable organisme dans l’Etat 3353 ». En lisant ce projet défendu par l’ABC, on se rend compte qu’il existe divers modèles corporatifs concurrents au sein des professionnels de la viande – ce qui nous rappelle la diversité de la pensée corporative dans les années 1930 – et que la vision gouvernementale, qui semble avoir été partagée par les dirigeants de la CNBF, est plutôt rejetée par les bouchers-charcutiers. La tutelle directe de l’Etat sur la corporation est notamment ressentie comme une atteinte grave à la souveraineté de l’organisation professionnelle. De même, la place qu’il faut accorder aux organisations ouvrières semble être un point de désaccord profond entre la CNBF et l’ABC. Certes, Michel Desfemmes se gargarise sans doute de belles paroles dans le projet qu’il propose et le souci des ouvriers n’est peut être qu’un argument rhétorique. Néanmoins, les reproches qu’il adresse à René Serre semblent confirmer notre vision du personnage. Dans les archives de la CGT, nous avons trouvé la copie d’un courrier du 22 juillet 1943, adressé par René Serre (« Président de la Corporation de la Boucherie Française ») au rédacteur en chef du quotidien parisien France Socialiste3354. Une copie de la missive a été envoyée à Laval, président du Conseil, à Hubert Lagardelle, ministre du Travail, et au président de la Commission provisoire d’organisation de la famille des commerces de l’alimentation 3355. Cette correspondance de 1943 illustre bien le fossé qui s’est creusé entre patrons et ouvriers et la distance qui existe entre les néo-socialistes nationalistes proches de Marcel Déat et les partisans d’un ordre réactionnaire, conservateur et paternaliste 3356. René Serre réagit très mal aux propos tenus par Auguste Savoie et aux commentaires d’Eugène Aubey sur la Charte de la Boucherie3357. Dans la France Socialiste du 21 juillet 1943, Savoie 3353 « Projets d’organisation professionnelle en application de la loi du 4 octobre 1941 », Bulletin de liaison des bouchers-charcutiers, février-mars 1943, p 8. 3354 Dossier rouge « Boucherie 1943 ». ADSS, 46 J 47. Sur le positionnement politique de la France socialiste (qui remplace la France au Travail en 1941), dont la direction politique a été assurée par René Chateau (un des principaux collaborateurs de Marcel Déat à L’Oeuvre ) puis par Hubert Lagardelle à partir de janvier 1944 (ancien ministre du Travail de Pétain), je renvoie à C. BELLANGER, J. GODECHOT, P. GUIRAL et F. TERRON (dir.), Histoire générale de la presse française, tome IV : de 1940 à 1958, PUF, 1975, p 46 et à Philippe RANDA, Dictionnaire commenté de la collaboration française, J. Picollec, 1997, p 518. 3355 Hubert Lagardelle (1874-1958), ancien militant de la CGT (membre du POF dès 1896), adhère en 1926 au Faisceau de Georges Valois. Ami personnel de Mussolini, il organise en 1935 le voyage de Pierre Laval en Italie. Il devient ministre du Travail en avril 1942 avec le retour de Laval au gouvernement. Partisan d’une « syndicalisation de la Charte par l’adoption du principe du syndicat unique mais obligatoire », Lagardelle s’oppose à Dumoulin, qui défend le « groupement horizontal interprofessionnel ». Lagardelle reste « très isolé entre les tenants du corporatisme traditionnel et les syndicalistes classiques passés dans la clandestinité ». Jugé insuffisamment collaborateur, il quitte le gouvernement en novembre 1943 et est remplacé par Jean Bichelonne. Pascal ORY, Les collaborateurs (1940-1945), Seuil, 1976, pp 143-144. 3356 Selon Jean-Paul Cointet, Marcel Déat tente, à partir de l’automne 1941, de faire du RNP (Rassemblement National Populaire) un « mouvement « inter-classes », ancré à « gauche » et défenseur des valeurs républicaines bafouées par Vichy. Pétain et son régime n’auront pas pire adversaire à l’intérieur que le RNP, dénonciateur de la « réaction » et du « cléricalisme ». Jean-Paul COINTET (dir.), Dictionnaire historique de la France sous l’Occupation , Tallandier, 2000, p 226. 3357 Employé de chemin de fer à Longueau, secrétaire de la Fédération de la Somme des Jeunesses socialistes de 1936 à 1939, Eugène Aubey renie ses idées en 1940 avec la mise en place du régime de Vichy et soutient ouvertement le maréchal Pétain dans la presse vichyste. Il est exclu de la SFIO en 1944. Jean MAITRON 664 accuse les patrons d’avoir voulu « dans la Boucherie, déposséder les travailleurs et rechercher l’éviction et l’émiettement des forces ouvrières et syndicales ». En couverture du quotidien collaborateur, dans une rubrique « Défense et illustration de la Charte du Travail », Auguste Savoie, président du Comité de coordination des Fédérations ouvrières « expose les lacunes des chartes oublieuses des principes fondamentaux », la Charte de la Boucherie étant en fait directement visée. Eugène Aubey explique qu’« à l’heure où dans divers milieux patronaux, effrayés par les possibilités révolutionnaires contenues dans la Charte, se multiplient les manœuvres contre les syndicats uniques, base essentielle de cette première étape de la suppression de la condition prolétarienne et d’accession des travailleurs à la gestion économique », il a demandé à Savoie « de bien vouloir formuler ses critiques à l’égard de la charte de la boucherie ». Savoie dénonce tout d’abord les conditions d’établissement du texte : « On a sciemment omis de procéder comme le veut la Charte du Travail, de consulter préalablement les intéressés ». Puis, il critique la multiplication des chartes trop spécialisées et le repli corporatif de certains métiers (notamment les bouchers et les charcutiers) : « L’institution à la légère de chartes particulières à des catégories d’activités industrielles ou commerciales, baptisées pour le besoin de corporations, à une époque où les interférences et imbriquements entre ces catégories sont incontestables est une hérésie. Ce système aurait pour résultat de créer une multitude de barrières, de frontières économiques qui provoqueraient inévitablement des rivalités et des luttes incessantes, dont la vie intérieure du pays aurait à souffrir. Chaque catégorie constituée en corporation se refermerait sur elle-même, tout en cherchant à accaparer la plus grande part possible de l’activité industrielle ou commerciale. Je crains fort que ce système que l’on veut inaugurer avec la boucherie, corporation dont personne n’a encore été capable de fixer les limites, ne soit qu’un moyen pour faire échec à la loi du 4 octobre 1941, loi qui a voulu justement éviter le danger que l’on signale plus haut. En groupant en familles les professions ayant une similitude d’activité économique, la loi veut éviter que ces professions deviennent antagonistes, tout en ne faisant pas un bloc compact, puisque chaque famille professionnelle des branches peut être constituée, et il faut qu’il en soit ainsi3358 ». N’oubliant pas son passé de syndicaliste à la CGT, Savoie dénonce la suppression des syndicats ouvriers, qui ont perdu toute capacité civile avec la charte de la Boucherie : « cela veut dire que pratiquement il n’y aura plus d’organisations ouvrières, que l’on ôte aux travailleurs tous leurs organismes de défense et de protection et qu’ils se trouvent livrés, pieds et mains liés, à leurs employeurs ». Alors que les patrons constituent « une puissance nouvelle, une sorte de trust corporatif ». Pour Savoie, « il n’y a rien dans le décret instituant la charte de la boucherie qui permette aux ouvriers ou à leurs délégués d’être, au sein de la corporation, une force capable de contre-balancer même un peu celle des patrons ». Eugène Aubey en profite pour rappeler que le ministre du Travail, Hubert Lagardelle, a récemment « insisté sur la nécessité de la participation ouvrière à l’élaboration d’un ordre social nouveau ; il a appuyé sur le rôle que doivent remplir les syndicats uniques dans la mise en place de la Charte du Travail3359 ». (dir.), Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier française (1914-1939), Editions sociales, 1982, tome XVII, p 289. 3358 La France socialiste, 21 juillet 1943, p 1. BNF, Micr D375/8. 3359 Ibid., p 2. 665 Face aux attaques d’Auguste Savoie et d’Eugène Aubey, René Serre organise ainsi sa défense : « Le statut de la Boucherie tel qu’il est paru au Journal Officiel du 6 décembre 1942 ne comporte qu’une série d’articles qui portent création des différents organismes. Il laisse le soin aux syndicats uniques départementaux patronaux et ouvriers de désigner les Conseils corporatifs qui rédigeront ultérieurement les règlements. Il ne place donc personne devant le fait accompli, et donne au syndicat ouvrier toute l’indépendance désirable pour proposer, contrôler et exécuter. L’Assemblée Générale des Conseils départementaux constitue l’Union régionale syndicale, et l’Assemblée Générale des Conseils régionaux constitue la Fédération syndicale nationale. Si on ajoute à cela que la Corporation de la Boucherie est rattachée à la famille de l’Alimentation, on est bien obligé de reconnaître que tous les organismes prévus par la Charte du 4 octobre se retrouvent ici à tous les échelons, local, régional et fédéral. Certes les syndicats précités n’ont pas de personnalité civile, mais peut-il en être autrement sans ramener le Conseil corporatif à un simple rôle de Commission paritaire3360 ? Et, y a-t-il lieu de s’en plaindre quand on a réalisé véritablement ce qu’apporte aux ouvriers la révolution corporative ? En bénéficiant non seulement de la parité sociale, mais encore et surtout de la parité économique, les ouvriers accèdent ainsi à la gestion économique de la profession, et s’émancipent définitivement de la condition prolétarienne. Ils participent à l’établissement des prix de vente et peuvent défendre efficacement leurs salaires. Ils gèrent le patrimoine corporatif et disposent ainsi de ressources autrement abondantes que leurs simples cotisations. Au fond, dès que l’Etat libéral et anarchique d’avant guerre fait place à un Etat corporatif, le syndicalisme de coalition et de solidarité perd sa raison d’être. Le « droit » n’a plus besoin de la force pour s’affirmer et pour s’imposer, et de revendicatif le syndicalisme devient constructif, et trouve son couronnement dans des Corporations « étroites » de métier et de fonction. Si les ouvriers y perdent leur centrale, les Patrons y perdent aussi la leur, et pour nous, qui sommes des ennemis des trusts et qui entendons nous libérer de la tutelle de l’argent, ce résultat est d’une importance capitale. Dès lors, on n’aura plus une organisation unique, mais une organisation qui tout en étant harmonisée, sera extrêmement différenciée parce qu’essentiellement vivante et humaine ; on légifèrera différemment pour le secteur industriel, commercial et artisanal ; on permettra aux petites et moyennes entreprises de coopérer et de contracter avec une puissance comparable à celle des grandes affaires ; on donnera aux professions de base toute l’autonomie désirable, et on évitera leur étouffement par l’Interprofession ; on soumettra l’égoïsme de la boutique aux disciplines de la Corporation ; et on soumettra l’égoïsme de la Corporation au contrôle et à l’arbitrage d’un Etat fort et autoritaire 3361 ». René Serre aurait difficilement pu écrire une plus belle « défense et illustration de la politique corporative de Vichy ». Je continue à le citer car c’est sans doute le meilleur moyen d’appréhender le fond de sa pensée : « C’est à cet esprit communautaire et révolutionnaire que les bouchers de bonne volonté entendent obéir, et ce faisant, ils sont persuadés d’interpréter fidèlement la pensée du Maréchal. Vous comprendrez dès lors qu’il ne peut plus s’agir de cristalliser d’anciennes appartenances à telle fédération qui a d’ailleurs perdu tous ses effectifs, ou de conserver un fauteuil à telle personnalité patronale ou ouvrière qui ne représente plus qu’elle même qui, le plus souvent n’exerce pas le métier qu’elle veut personnifier, qui se refuse à affronter le suffrage professionnel de base et qui, ne pouvant plus 3360 L’absence de la personnalité civile des syndicats était un des arguments utilisés par l’Amicale des BouchersCharcutiers pour protester contre la Charte de la boucherie négociée par la CNBF et René Serre. 3361 Lettre du 22 juillet 1943 adressée par René Serre au rédacteur en chef de la France Socialiste. ADSS, 46 J 47. 666 être un élu « d’en bas », compte bénéficier éternellement de la désignation « d’en haut3362 ». De même il ne peut être question de se réfugier dans un attentisme béat, et de subordonner le démarrage d’une Corporation qui est prête à celui du train complet obligatoirement lent et lourd que représente le convoi de toutes les Professions. Sur le plan économique, le marché noir n’attend pas pour faire ses ravages, et sur le plan social, la misère n’attend pas pour frapper les familles. Il s’agit, bien au contraire, de permettre à une véritable élite de prendre les leviers de commande, élite qui, par sa morale, sa technicité, sa volonté, saura mériter la confiance des masses et promouvoir les réformes de structure nécessaires. Et pour terminer, permettez moi de préciser que la Charte de la Boucherie n’a pas la prétention d’être une Charte type, ni de créer un précédent pour l’industrie et le commerce. Elle est simplement un statut adapté à un métier artisanal particulier, qui veut se rattacher à la Corporation paysanne, et où tous les patrons sont d’anciens ouvriers, et où tous les ouvriers en faisant leur apprentissage ont l’ambition de devenir patrons. Elle n’est même pas la Charte des chevillards de la Villette, ni celle des Mandataires aux Halles de Paris ; elle est seulement la Charte des 40 000 bouchers détaillants de France, et cela suffit, car une même charte ne peut s’appliquer qu’à des gens qui ont des intérêts communs, qui ont la même qualification professionnelle, et qui assurent une même fonction. Cette Charte, les Bouchers l’ont méritée par leurs organisations volontaires précorporatives et par la réalisation d’œuvres sociales associant les patrons et les ouvriers, et qui pour le département de la Seine seulement dépassent actuellement plus de deux millions de francs3363 ». Les syndicalistes ouvriers, issus de la CGT, ne partagent absolument pas l’optimisme de René Serre. Eugène Aubey rédige une courte réponse à la longue lettre du président de la CNBF. Il insiste d’abord sur l’importance de la personnalité civile des syndicats : « Quels seraient les moyens pour ce syndicat de fonctionner, de vivre, d’agir, de proposer, de contrôler, et d’exécuter et surtout en toute indépendance, sans posséder la personnalité civile ? ». Il s’élève ensuite contre les r approchements impropres effectués par René Serre, notamment entre les Conseils corporatifs régionaux et les Unions syndicales régionales, entre le Conseil corporatif national et la Fédération syndicale : « tout cet appareil constitue un engrenage dans lequel les ouvriers seraient condamnés à dire amen ». Pour Aubey, « les ouvriers au sein des Conseils Corporatifs locaux, régionaux et nationaux n’auraient aucun droit réel efficace, n’ayant aucune organisation spécifiquement syndicale pour les soutenir, les appuyer et au besoin les contrôler. Toutes les beautés du système que M. Serre fait miroiter ne sont que des mots (…). Cela n’est qu’affirmations, suppositions et viande creuse ». Ces propos sont confirmés par Jacques Julliard. Avec la mise en place des comités d’organisation (loi du 16 août 1940), « on peut parler d’un véritable dirigisme privé fonctionnant au profit du patronat. Qui ne voit pas en effet qu’une pareille institution, pratiquement toute puissante, incontrôlée, aboutit à faire de la période de Vichy un véritable âge d’or du patronat français ? La dissolution de la Confédération générale du patronat français (CGPF) est parfaitement illusoire, puisque dans chaque branche professionnelle, le Comité d’organisation est un lieu de concertation patronale idéal, en même temps qu’un instrument de pouvoir qui n’est guère limité que par les difficultés de l’époque. Cette dissolution n’est qu’une fausse fenêtre pour la symétrie, en l’occurrence pour compenser en apparence la dissolution des confédérations ouvrières. La classe ouvrière, elle, ne disposera pas de comités d’organisation… et de toute 3362 C’est sans doute Auguste Savoie, secrétaire général de la FNTA de la CGT entre 1914 et 1940, qui est visé par ces attaques de René Serre. 3363 Lettre du 22 juillet 1943 adressée par René Serre au rédacteur en chef de la France Socialiste. 667 façon, il est bien clair que le pouvoir syndical ouvrier est une réplique au pouvoir économique, et non au pouvoir syndical du patronat. Pour les ouvriers, l’organisation est la forme essentielle de la puissance, fondée sur le nombre ; pour le patronat, elle n’est qu’une commodité technique3364 ». Cette inégalité primaire entre ouvriers et patrons est allégrement omise par René Serre mais péniblement ressentie et vécue par Aubey. La fin de l’intervention d’Aubey est très intéressante car on s’aperçoit que l’équipe de la France socialiste soutient étroitement la fronde patronale ABC menée par Michel Desfemmes, sans doute proche du Rassemblement National Populaire de Marcel Déat3365. Aubey indique en effet : « Je demande qu’il nous soit précisé où, quand et comment la profession de la boucherie, patrons d’une part, les ouvriers d’autre part, ont été consultés, comme l’exige l’article 39 de la loi du 4 octobre 1942 ? Et puis où et quand les dirigeants patronaux de la boucherie, partisans de la Charte Corporative, ont été mandatés par les bouchers et bouchers-charcutiers (ces derniers étant 28 000 opposants sur les 40 000 dont fait état M. Serre) pour lancer la profession dans cette aventure ». Les contestations patronales (ABC) et ouvrières (CGT) sur la validité de la constitution de la corporation semblent avoir porté leurs fruits car, dans une lettre du 1er février 1944 adressée par le ministère du Travail (Direction de l’organisation sociale) au président du Comité Social National Provisoire de la Famille Professionnelle des commerces d'alimentation, l’administration remarque que les dispositions de l’article 39 de la Charte du Travail n’ont pas été respectées en ce qui concerne les modalités de création de la corporation de la Boucherie de détail, ni celles des articles 1 et 13 de la loi du 24 août 1943 (Statut corporatif de l’artisanat) lors de la création de la corporation de la Charcuterie 3366. En conséquence, le comité demande qu'il soit procédé à une enquête sur la légalité des modalités de création des deux corporations et que cette enquête soit jusqu'à son résultat suspensive de toute activité des deux corporations3367. Je ne sais pas si cette décision a été suivie d’effets mais elle semble marquer un sérieux revers pour l’œuvre accomplie par René Serre et ses acolytes depuis 1941. Dans son courrier de juillet 1943, Aubey lance également une attaque personnelle contre René Serre, en lui reprochant son entrée tardive dans le métier3368 : « Certes, les militants ouvriers n’ont pas usé leurs fonds de culottes sur les bancs de Centrale ou de Polytechnique jusqu’à vingt cinq ans avant de faire leur apprentissage. Ils ont connu le 3364 Jacques JULLIARD, op. cit., p 161. 3365 Le 12 janvier 1943, René Serre accuse l’Amicale des Bouchers-Charcutiers (ABC) d’être « dirigée par un parti politique », mensonge calomnieux selon P. Pinault, dont René Serre se serait excusé le 25 janvier au bureau de l’ABC. Je pense, sans certitude, que Serre a voulu accuser Michel Desfemmes d’être proche du RNP de Déat. 3366 L’article 39 de la loi du 4 octobre 1941 (Charte du Travail) prévoit que « les professions qui se proposent par accord de la moitié des membres de chaque catégorie ou par suite d’une décision des syndicats intéressés de réaliser une organisation habilitée à connaître à la fois des questions économiques et sociales pourront recevoir les pouvoirs et prérogatives nécessaires à leur fonctionnement corporatif ». Dans le cas de la boucherie et de la charcuterie, il semble que l’accord de la majorité des professionnels n’ait pas été acquis avec suffisamment de clarté. 3367 3368 ADSS, 46 J 47. Effectivement, René Serre (1898-1969) a d’abord fait des études d’ingénieur à l’Ecole Supérieure de chimie de Mulhouse avant d’épouser Mathilde Maisonneuve en 1922 et de devenir boucher à Vincennes en 1926 avec l’appui de son beau-père. 668 manque d’esprit social patronal dès leurs jeunes âges. Ils ont donc le droit d’être méfiants ». Ce reproche, qui peut paraître insidieux, mais qui reflète bien la mentalité des bouchers – avec le rejet des « nouveaux arrivants » dans la profession – est également présent dans les attaques de Michel Desfemmes contre René Serre : « Connaissez-vous notre profession [de boucher-charcutier] ? Non, vous ne connaissez même pas celle que vous représentez, car on m’a dit que vous étiez ingénieur, boucher par le hasard de l’amour ou de la fortune ? C’est un hasard qui v ous fait diriger la corporation si intéressante de la Boucherie mais ce n’est pas la vocation. Vous étiez normalien lorsque, nous, très jeune, nous apprenions à faire le frotin, à faire l’abattage, c’est-à-dire à apprendre notre métier en commençant par le plus dur. Et, aujourd’hui, vous voudriez, n’ayant que des lauriers pour tout bagage, nous diriger, nous, bouchers-charcutiers. Non, monsieur l’Ingénieur, bien des nôtres n’ont pas de brevets, mais cela n’est pas indispensable pour faire une cuisson réussie, pour faire un bon travail qu’apprécient surtout les consommateurs 3369 ». Dans ses Souvenirs, René Serre rend un vibrant hommage à son beau-père, boucher cantalou, qui l’aida à s’installer comme boucher à Vincennes. Il explique comment il préféra renoncer à sa carrière d’ingénieur dans les fibres synthétiques, pourquoi il abandonna le salariat pour devenir un petit patron indépendant. Mais cette transformation ne fut pas simple : « D’ingénieur, chef de service, ayant sous mes ordres des centaines d’ ouvriers, je devenais un artisan manuel, un apprenti boucher ayant tout à apprendre. La mutation fut douloureuse, aussi bien sur le plan moral que sur le plan physique. L’activité est fatigante, et il faut se lever très tôt. C’est ensuite un véritable métier, qui nécessite un long apprentissage et une grande adresse manuelle. Il faut acquérir : la dextérité qui permet de bien manier la feuille pour fendre les veaux et les moutons en passant adroitement les côtes ; l’art de faire des « pièces » de belle apparence et de poids déterminé ; la science de l’étalage et de la présentation ; l’étude de l’anatomie animale et de la structure différente de l’os selon l’âge et le sexe ; la connaissance de la fibre musculaire pour en pressentir la tendreté ; l’éducation d e l’œil et de la main pour faire de bons achats ; enfin une science de calcul permettant de savoir à quel prix il faut vendre la viande3370 ». Je ne dispose d’aucune preuve pour affirmer que René Serre s’est contenté d’être le patron de sa boutique, laissant le soin des achats ou de la gestion quotidienne du magasin à un premier chef de confiance. Mais ce type de fonctionnement existait dans les grosses boucheries parisiennes et il est tout à fait possible qu’il concerne justement la boucherie de Vincennes du couple Serre. Par ailleurs, René Serre cumule de nombreux postes de responsabilités syndicales assez importants à partir de 1936 et il est fort possible que la pratique artisanale du métier ne l’ait occupé que pendant 10 ans (entre 1926 et 1936). Après la Libération, quand il retourne dans le Cantal et s’installe dans son château de Montbrun, René Serre abandonne le métier de boucher. Il me semble donc que René Serre est davantage un meneur d’hommes, un leader syndical, un intellectuel, un bon manieur de mots, qu’un technicien de la boucherie, un manuel. On comprend alors pourquoi certains professionnels, non diplômés, simples artisans, se permettent de douter des qualités techniques du président de la corporation. Mais c’est un mauvais procès que de penser qu’étant boucher « par hasard », il est inapte à diriger avec brio la profession. Les différents discours de Serre montrent qu’il sait trouver les bonnes paroles pour mobiliser les troupes et qu’il sait magnifier 3369 Michel DESFEMMES, « Lettre ouverte à Monsieur René Serre », Bulletin de liaison des boucherscharcutiers, février-mars 1943, p 7. 3370 René SERRE, Souvenirs, 1965, p 90. 669 les vertus du métier. Il est fréquent de voir les étrangers à un art en parler avec beaucoup plus de clairvoyance que ceux qui le pratiquent. Enfin, par delà les querelles de personnes, il est remarquable de noter l’importance accordée au savoir technique et à l’amour du métier tant chez les ouvriers que chez les patrons. Cette valorisation du savoir-faire, qui sera l’objectif majeur de Georges Chaudieu jusqu’à sa mort (à travers l’éducation et le perfectionnement des professionnels), est bien l’un des points communs entre le corporatisme médiéval et celui que souhaitent ressusciter les bouchers sous Vichy. Par ailleurs, les rivalités entre professions voisines, si fortes sous l’Ancien Régime et qui s’étaient apaisées depuis le milieu du XIXe siècle, ressurgissent avec force quand il s’agit de savoir quels métiers sont soumis à la Charte corporative de la Boucherie de 1942. Les conflits entre bouchers, tripiers, charcutiers et volaillers sont éteints alors qu’apparaît une opposition inédite entre bouchers et bouchers-charcutiers. Il est intéressant de noter l’absence des forains dans les cadres corporatifs mis en place par le régime. Après la mise en place des comités d’organisation en août 1940 et de la Charte du Travail en octobre 1941, le grand projet d’organisation é conomique et sociale du gouvernement de Vichy qui intéresse particulièrement les bouchers est le statut corporatif de l’artisanat, adopté le 24 août 1943. Depuis l’automne 1942, le ministre de la Production Bichelonne a convoqué un comité consultatif pour aider le gouvernement à rédiger le statut de l’artisanat. Steven Zdatny indique que ce comité rassemble des anciens membres de l’ Assemblée des présidents de Chambres de métiers de France (APCMF, dissoute par un décret du 11 février 1943) et deux compagnons, dont le boucher Hébrard, membre de la Chambre de métiers de Paris3371. Militant CFTC, André Hébrard est l’un des deux fondateurs de l’UPCB en 1929. Ses positions sont sans doute assez proches de celles défendues par Georges Chaudieu, qui milite lui aussi à l’UPCB. Le comité consultatif de l’artisanat tente « de mettre en forme ces idées vagues et contradictoires qui avaient constitué le programme social artisanal depuis 1919 ». Loyer et Bichelonne « tinrent les rênes serrées au comité pour s’assurer que son travail soit conforme aux contours de la Révolution Nationale ». Or, quand le statut de l’artisanat est enfin publié en août 1943, l’initiative est naturellement saluée par René Serre dans La Boucherie française (il en profite pour remercier Bichelonne de la création du comité d’étude des petites et moyennes entreprises en mai 1943 3372), mais il faut bien avouer que les personnes qui militent depuis les années 1920 et 1930 pour une reconnaissance pleine et entière des spécificités artisanales – je pense notamment à Chaudieu – ne peuvent qu’être assez déçues par le caractère limité et inachevé du statut artisanal proposé par Pétain. En évoquant « la promesse rompue » de Vichy envers les artisans, Zdatny a raison d’écrire : « Comme tant de produits de la Révolution Nationale, le Statut de l’Artisanat tenait plus de l’ébauche architecturale que de l’édifice achevé. Quoi qu’il en soit, du fait de son corporatisme inabouti et du degré de contrôle de l’Etat qu’il envisageait, le Statut démontrait à la perfection tout à la fois les intentions contradictoires du régime et les limites pratiques de la réorganisation corporatiste3373 ». Alors que Zdatny évoque le fort contrôle de l’Etat, Jean-Pierre Le Crom insiste lui aussi sur le dirigisme qui prend le pas sur le corporatisme au niveau de la politique sociale de Vichy. Certes, « les deux tendances ont coexisté à la fois dans les discours et dans les pratiques », mais « le corporatisme « dur » défendu par les proches du maréchal Pétain n’a pu 3371 Steven ZDATNY, op. cit., p 266. 3372 La Boucherie française, septembre 1943. 3373 Steven ZDATNY, op. cit., p 266. 670 se réaliser que de manière très partielle dans l’artisanat, le commerce et l’agriculture et s’est surtout manifesté par sa capacité à faire échouer d’importantes initiatives du ministère du Travail. Les ministres du Travail et leurs collaborateurs, de leur côté, se distinguent par leur volonté de mettre en œuvre un corporatisme à base syndicale contrôlé par l’Etat. (…) L’Etat est, de fait, omniprésent en droit du travail et prend ainsi une place croissante dans le domaine de la protection sociale. Bref, le dirigisme l’emporte largement sur le corporatisme 3374 ». Or, il est clair qu’aucun des dirigeants de la Boucherie française ne souhaitait voir se développer l’emprise de l’Etat sur l’organisation des milieux professionnels. On comprend alors aisément en quoi le corporatisme inachevé de Vichy va susciter une grande déception pour de nombreux patrons artisans bouchers et pourquoi le poujadisme trouvera un terrain d’accueil favorable chez de nombreux bouchers dans les années 19503375. 3374 Jean-Pierre LE CROM, « La politique sociale de Vichy : corporatisme ou dirigisme ? », in Steven KAPLAN et Philippe MINARD (dir.), La France, malade du corporatisme ? XVIIIe-XXe siècles, Belin, 2004, p 425. 3375 Sur la participation des bouchers au poujadisme, je renvoie à Romain SOUILLAC, Le mouvement Poujade, l’Etat et la nation (1953-1962 ), Thèse de doctorat dirigée par Jean-Paul Brunet, Paris IV, 2005. 671 CONCLUSION Il m’a semblé éclairant de suivre dans une durée suffisamment longue la relation triangulaire entre les bouchers, l’Etat et les consommateurs, pour saisir les changements et les continuités de la profession et de ses rapports avec les autorités régulatrices. Sous l’Ancien Régime, malgré les protestations des herbagers et la tentative libérale de Turgot en 1776, les bouchers réguliers réussissent à conserver leurs privilèges, à contenir la concurrence des tripiers et des regrattiers, à résister aux divers projets urbanistiques qui voudraient voir les tueries particulières repoussées hors du centre de Paris. Jusqu’en 1789, la corporation des bouchers est une communauté riche, puissante, fière de son attachement au catholicisme et de sa place dans la ville. Leur arrogance s’affiche chaque année au moment de la cérémonie du Bœuf Gras. Pendant la décennie révolutionnaire (1789-1799), pourtant marquée par une soif de libertés et de rupture avec les cadres anciens, s’exprime le besoin d’une intervention de l’Etat pour que des règles de bonne conduite soient respectées en matière commerciale. Il est très révélateur de voir que ce sont les mêmes bouchers qui se réjouissent de la disparition de la Caisse de Poissy en 1791, c’est-à-dire d’une forme de tutelle de l’Etat sur les échanges, pour réclamer ensuite l’intervention des autorités publiques en matière de lutte contre les colporteurs ou de garantie de la sécurité des échanges. Le point de vue des autorités évolue lui aussi très rapidement : des droits « nouveaux » (patente, octroi) doivent être perçus pour compenser la disparition des diverses sources de revenus d’Ancien Régime. Un contrat tacite se met en place : les professionnels acceptent les contributions fiscales qui leur sont imposées en échange de l’engagement de l’Etat à lutter contre les « usurpateurs » du métier (colporteurs et forains). Le Consulat et l’Empire sont des périodes importantes pour la boucherie parisienne car Napoléon Ier a des projets précis – concernant la réorganisation des marchés et des abattoirs par exemple – et il réussit à imposer sa volonté. Il rétablit le système des marchés aux bestiaux obligatoires (Sceaux, Poissy, Vaches grasses et Halle aux veaux), il lance la construction de cinq grands abattoirs publics dans Paris, il réorganise les Halles centrales et les marchés de quartier, il restaure en 1811 la Caisse de Poissy et le syndicat des bouchers de Paris. Toutes ces grandes réformes posent le cadre de la filière viande jusqu’au milieu du XIXe siècle. Le scandale qui touche la Caisse de Poissy en 1810 illustre à merveille la nécessité d’une intervention directe des autorités et d’une tutelle forte du préfet de police sur le fonctionnement de l'organe chargé d’assurer le bon approvisionnement en bestiaux de la capitale. Alors que la monarchie autoritaire respectait assez bien le contrat tacite conclu avec les bouchers, les régimes plus ou moins libéraux qui se succèdent après 1815 entament progressivement le privilège obtenu en 1811 par les bouchers. A partir de 1811, le contrat tacite existant entre le métier et l’Etat peut être ainsi résumé : les bouchers se soumettent au système contraignant de la caisse de Poissy (cautionnement, taxe sur les transactions, recours aux marchés obligatoires) mais en échange, l’Etat garantit une limitation du nombre des étaux, protège les bouchers contre les forains (en limitant leur présence sur les marchés de Paris et en interdisant la vente en gros de la viande) et laisse la profession s’autogérer (le Syndicat veille aux contrôles sanitaires et règle les conflits internes au métier). 672 Cet équilibre précaire mis en place en 1811 ne dure pas longtemps. Dès 1814, les bouchers protestent – en vain – contre la fermeture programmée des tueries particulières, disparition liée à la mise en service des cinq abattoirs généraux à partir de 1818. Dès 1819, sous le ministère Decazes, les autorités apportent de légères retouches au fonctionnement de la Caisse de Poissy car elles sont conscientes de la grande rigidité du système. En 1822, la Chambre de commerce de Paris dénonce fermement le régime corporatif de la boucherie. Sous le ministère Villèle, une première tentative de libéralisation du commerce de la viande est menée à partir de 1825. Vu les médiocres résultats obtenus (le prix de la viande demeure élevé), le régime corporatif est restauré en 1829 mais, à partir de cette date, le fossé s’élargit toujours plus entre la théorie et la pratique. En théorie, le commerce parisien de la viande est soumis à un régime strict, codifié avec minutie par le préfet de police Mangin dans une ordonnance de mars 1830. En réalité, à partir de 1830, le commerce à la cheville est largement toléré et les autorités ne cherchent absolument pas à appliquer le numerus clausus prévu. Face au refus des autorités de laisser le Syndicat des bouchers racheter les étaux en surnombre (pour atteindre le chiffre officiel de 400 étaux), les bouchers se rendent rapidement compte que l’Etat ne soutient plus leur « bon droit ». Alors que le débat public sur l’utilité du maintien de la Caisse de Poissy se radicalise à partir de 1837, la Mairie de Paris confie en 1841 à Boulay de la Meurthe le soin de présenter un rapport sur la situation de la boucherie dans la capitale. Même si ce rapport municipal est très favorable aux bouchers en défendant le maintien de la corporation et de la Caisse de Poissy, il n’en demeure pas moins qu’au niveau gouvernemental, notamment sous le ministère Guizot, divers signes montrent que l’Etat rogne volontairement le monopole des bouchers : les chevillards ne sont pas poursuivis, la « viande foraine » entre librement dans Paris (participant à la joyeuse et pittoresque atmosphère des boucheries des barrières d’octroi), le préfet de police empêche le Syndicat d’acheter les étaux surnuméraires et autorise en 1841 l’établissement des « Bouillons Hollandais »… Même si la Seconde République n’a pas le temps de supprimer la Caisse de Poissy et le système corporatif, les diverses mesures prises en 1848-1849 viennent entamer durement le privilège des bouchers, en modifiant les droits d’octroi, en favorisant les forains sur les marchés, en autorisant la vente en gros à la criée de la viande et en créant une Boucherie centrale des Hôpitaux de Paris. De façon très claire, à travers les résultats de l’enquête municipale de 1850 et de l’enquête parlementaire de 1851, les autorités sont maintenant favorables à une libéralisation du commerce de la viande, à la suppression de la Caisse de Poissy et du système corporatif, à l’autorisation de la cheville, au renoncement de la taxation. Le coup d’Etat de Louis-Napoléon Bonaparte vient retarder la suppression de la Caisse de Poissy. Même si, dès 1853, l’empereur assouplit les droits de douane sur l’importation des bestiaux (rompant ainsi avec le tarif prohibitif mis en place en 1822 et confirmé en 1841), le gouvernement impérial demeure hésitant sur la politique à mener concernant l’alimentation parisienne. Concernant le pain, on installe entre 1853 et 1863 une Caisse de la Boulangerie. Concernant les légumes, un débat voit s’opposer les facteurs et les mandataires aux Halles centrales à partir de 1854 pour savoir quel est le bon dosage entre liberté et réglementation pour assurer la confiance des producteurs et l’abondance des marchandises. Concernant la viande, même si le rapport Heurtier de 1853 est plutôt favorable à une libéralisation du commerce de la boucherie, le régime de la taxe est mis en place en 1855. C’est finalement en 1858 que Napoléon III décide de détruire le système mis en place par son oncle en 1811 : la Caisse de Poissy est supprimée, la corporation des bouchers dissoute. La boucherie parisienne est libre. Les bouchers vont devoir s’adapter à un cadre neuf, celui de la libre-concurrence. 673 Ce tournant majeur de 1858 est renforcé par la décision de centraliser à la Villette le marché aux bestiaux et les abattoirs de Paris. L’ouverture en 1867 des abattoirs généraux vient en fait parachever l’œuvre entamée en 1810 par Napoléon Ier, à savoir le regroupement des tueries en un lieu unique pour limiter les nuisances et faciliter les contrôles sanitaires. Il est vrai qu’à partir du Second Empire, la corporation perd ses attributions : les examens sanitaires sont maintenant confiés à des vétérinaires sous la tutelle préfectorale et non plus aux professionnels. La disparition de la corporation en 1858 n’est donc absolument pas anecdotique : elle s’inscrit dans un vaste ensemble de mesures prises sous le Second Empire qui viennent entériner les choix faits en 1848-1849 et poser tous les grands cadres du commerce de la viande jusqu’au milieu du XX e siècle. C’est à Napoléon III et au préfet Haussmann que nous devons les Halles centrales de Paris et les abattoirs de la Villette, qui resteront en service jusqu’en 1969 pour les premières et 1974 pour les seconds. De même, la séparation entre boucherie de gros et de détail devient officielle sous le Second Empire. Alors que l’Etat hésite sur la part de liberté ou de contrôle qui est nécessaire pour assurer le bon approvisionnement en viande de Paris (en quantité et à faible coût), les régimes successifs tergiversent beaucoup moins sur l’attitude respective à adopter vis-à-vis des patrons et des ouvriers. Sous l’Ancien Régime, les règlements corporatifs distinguaient clairement les maîtres, les compagnons et les apprentis. Concernant la boucherie parisienne, c’est le clivage entre propriétaires et locataires d’étaux qui a longtemps été dominant. Même si la rhétorique utilisée par la profession tend à minimiser les divergences d’intérêts entre les patrons et leurs employés, il faut bien avouer que pendant tout le XIXe siècle, la surveillance administrative est bien plus forte concernant les organisations ouvrières que les associations patronales. Si la société de secours mutuels des Vrais Amis est tolérée par les autorités à partir de 1820, c’est parce qu’elle n’est pas une caisse de résistance et qu’elle accueille surtout des patrons bouchers (et assez peu d’employés). Cette mutuelle est sans danger pour le pouvoir car elle renoue en fait avec l’esprit confraternel des anciennes charités. Elle assure un service social que l’Etat n’est pas en mesure de – ou ne souhaite pas – fournir. Par contre, les règles encadrant le marché de la main d’œuvre sont très défavorables aux ouvriers car le livret ouvrier permet une surveillance administrative tatillonne et le régime des bureaux de placement privés offre aux patrons un système idéal pour la flexibilité du travail (demande de main d’œuvre forte en hiver, faible en été) et pour contrôler les employés. Même si le césarisme social de Napoléon III est célèbre (si la plupart des coopératives sont dissoutes après le coup d’Etat de 1851, les sociétés de secours mutuels sont épargnées), il est néanmoins patent que les patrons bénéficient d’une bienveillance de la part de la préfecture de police bien plus grande que les ouvriers. Dès 1868, les patrons bouchers possèdent une Chambre syndicale qui a de facto la personnalité juridique (20 ans avant la loi de 1888 autorisant les syndicats professionnels) car elle assume une fonction d’arbitrage en relation avec le Tribunal de Commerce et négocie directement avec les autorités administratives (sur la question des octrois, de l’âge des apprentis ou de la fourniture en viande des armées). Par contre, du côté des ouvriers, il faut attendre 1886 pour qu’ils disposent d’une Chambre syndicale. La surveillance étroite de la police sur les réunions syndicales disparaît en 1884 chez les patrons mais perdure jusqu’en 1905 chez les ouvriers. Le cadre libéral mis en place sous le Second Empire va profiter un peu aux consommateurs car des concurrents nouveaux viennent remettre en cause l’ancien monopole commercial des bouchers. Les fournisseurs de viande sont maintenant diversifiés, avec les 674 chevillards aux abattoirs, les facteurs et les mandataires aux Halles, les forains sur les marchés. Les intermédiaires se multiplient et le circuit de distribution de la viande s’étoffe, avec la multiplication des restaurants économiques (type bouillons) et les débuts de la restauration collective, l’essor des coopératives de consommation (entre 1880 et 1910 notamment), l’ouverture des premiers magasins d’alimentation à succursales multiples (Félix Potin se lance dans la boucherie en 1904). Certains « marchés protégés » ne le sont plus car les règles d’attribution des marchés publics deviennent moins opaques : la Boucherie centrale des Hôpitaux de Paris est organisée en 1849, le régime d’approvisionnement en viande de l’armée est réformé en 1861 (en attendant l’apparition des premières « boucheries militaires » en 1891)3376. Si la concurrence se renforce, l’activité des bouchers détaillants se transforme et leur permet de garder un niveau social tout à fait convenable. La proclamation de la liberté en 1858 n’entraîne nullement la ruine de la profession ou l’émergence de grands monopoles capitalistes, arguments excessifs brandis par les partisans du système corporatif dans les années 1850. L’épouvantail du grand marchand (grands magasins, magasins à succursales multiples, coopératives de consommation, économats) écrasant le commerce de détail est utilisé à nouveau sous la Troisième République par les professionnels groupés autour du restaurateur Marguery au sein du Comité de l’Alimentation Parisienne. Alors que le député Georges Berry défend un régime de la patente favorable aux petits commerçants (avec une victoire obtenue en 1905 contre les coopératives), les libéraux se déchaînent contre toute velléité de l’Etat d’intervenir directement dans l’économie, notamment pour réguler les prix. A partir de l’entrée des socialistes au Parlement (1893) et des théories solidaristes de Léon Bourgeois (1895-1896), la menace « collectiviste » et interventionniste se précise : le débat devient très violent, très âpre, entre les partisans de la liberté et de la réglementation. Les économistes et députés libéraux, la Chambre de Commerce de Paris soutiennent avec force la Chambre syndicale patronale des bouchers dans sa défense de la libre-entreprise et du refus d’une intervention « arbitraire » de l’Etat : la question de la taxation de la viande et des boucheries municipales cristallise notamment l’attention des libéraux. Je rappelle tout de même les incohérences du discours patronal libéral : les bouchers réclament à la fois le respect de la liberté des prix, l’ouverture des frontières, la suppression des droits d’octroi mais aussi une intervention directe de l’Etat pour lutter contre les grands magasins, les coopératives et les colporteurs. La Chambre syndicale ouvrière présente une grande continuité dans ses revendications. Outre la question du temps de travail (et des débats sur l’application du repos hebdomadaire obligatoire après 1906), c’est la question du placement des ouvriers – c’est-àdire en fait du chômage et de la précarité de l’emploi – qui constitue la principale préoccupation des militants ouvriers. La place centrale de cette question dans les luttes ouvrières est une constante sur toute la période étudiée (1776-1944), même si le débat est moins vif aux époques de croissance économique et de plein-emploi. En matière de placement des ouvriers, l’Etat tergiverse et hésite longtemps avant de prendre des mesures réellement efficaces. L’enjeu est évidemment moins sensible que le bon approvisionnement de la capitale en viande. Pourtant, les autorités s’aperçoivent sans nul doute qu’un taux de chômage élevé peut entraîner des révoltes ou des émeutes, comme en 1848, en 1871 ou pendant la crise 3376 Le système d’approvisionnement en viande des établissements scolaires et pénitentiaires me reste inconnu. Je serais aussi très intéressé de connaître les bouchers fournissant les grandes compagnies maritimes transatlantiques car, semble-t-il, on pourrait y trouver les origines de la fortune de certaines entreprises (les Boucheries Bernard par exemple). Ces pistes demandent à être vérifiées et exploitées. 675 boulangiste (1888-1889). Néanmoins, les solutions apportées en 1848 et en 1904 pour lutter contre les abus des placeurs privés restent trop timides et il faudra attendre le Front Populaire pour voir émerger des mesures plus efficaces. Si l’on résume la situation de la Boucherie parisienne entre 1858 et 1914, on peut dire que les consommateurs voient leur situation s’améliorer, que les ouvriers demeurent largement soumis à leur employeur et surveillés par l’administration et que les patrons, malgré le discours défensif adopté, jouissent tout de même d’une situation économique, sociale et morale confortable. La réapparition du cortège du Bœuf Gras à partir de 1896 (après sa disparition en 1870) montre que finalement, les bouchers ont réussi à conserver une place symbolique honorable dans la ville. Malgré des conflits ponctuels, les bonnes relations entre les dirigeants de la Chambre patronale de la Boucherie et les élites de la Troisième République (loges maçonniques, magistrats du Tribunal de commerce, membres de la Chambre de Commerce, édiles municipaux, députés et ministres) montrent à quel point les bouchers détaillants ont trouvé leur place dans le modèle social républicain, marqué par le radicalisme. La faible participation des patrons bouchers détaillants aux mouvements insurrectionnels qui secouent la République entre 1880 et 1914 (boulangisme, poussée antisémite des années 1890) est un signe révélateur du comportement calme et « bourgeois » adopté. Cette modération tranche avec les épisodes violents qui ont pu secouer les abattoirs de la Villette, en 1890-92 (avec le marquis de Morès) ou en 1896-1898 (avec Jules Guérin) par exemple. Les grandes lignes de cette relation apaisée avec les autorités se retrouvent après la Première Guerre Mondiale, mais la crise des années 1930 change complètement la donne. La guerre de 1914-18 vient renforcer des clivages anciens et réactive avec force des débats sensibles. La question de la taxation de la viande n’est absolument pas récente : cette solution a été pratiquée sous l’Ancien Régime, débattue pendant la Révolution et à la Belle Epoque, mais elle est remise en place pendant la guerre. Si certains considèrent le barème de la viande comme une mesure utile qu’il faut reconduire une fois la paix restaurée, les bouchers n’y voient qu’une mesure d’exception et ne l’acceptent qu’en cas de crise grave. Si le premier conflit mondial permet de briser certains tabous concernant les possibilités d’intervention de l’Etat dans l’économie, il faut attendre le Krach de 1929 et la longue crise des années 1930 pour que certaines solutions « keynésiennes » soient mises en application en France. Par ailleurs, la Révolution communiste qui touche la Russie en 1917 renforce le camp des libéraux, effrayés par les mesures collectivistes et dirigistes pratiquées par les Soviétiques. La scission entre socialistes et communistes vient affaiblir dès 1920 le mouvement ouvrier, qui ne peut pas faire fructifier la poussée syndicale de la fin de la guerre. Avec le communisme comme repoussoir, les petits commerçants se jettent-ils directement vers le modèle corporatiste fasciste de Mussolini ou arrivent-ils à négocier un nouveau contrat de confiance avec la République libérale ? Le ressentiment accumulé pendant les années 1920, concernant la répression de la hausse illicite des prix, les abattoirs coopératifs, les boucheries municipales, la lourdeur – toute relative – des charges fiscales (octroi, patente, taxe sur le chiffre d’affaires) et les lois sociales qui se multiplient (journée de 8 heures, assurances sociales, loi sur les accidents du travail), ne peut expliquer à lui seul le tournant réactionnaire pris par le Syndicat patronal des bouchers après l’été 1936. Le contexte général tendu après 1929 me semble être le principal responsable de la lente évolution du Syndicat des bouchers vers des positions politiques de plus en plus droitières. Il me semble qu’avant 1914, la profession se situait essentiellement par rapport aux débats concernant le commerce de la viande. La protection de l’Etat était réclamée quand elle 676 était utile ; son intervention était rejetée quand elle profitait aux concurrents. A partir des années 1930, ce sont avant tout des choix idéologiques qui viennent guider le comportement politique des bouchers. Le regain catholique ou la poussée anti-parlementaire des associations d’anciens combattants ne sont absolument pas des mouvements spécifiques aux bouchers (ni même aux petits commerçants dans leur ensemble). Pourtant, c’est sous l’influence d’options idéologiques bien précises que René Serre arrive à la tête du Syndicat patronal de la Boucherie en 1936. Face à la politique du Front Populaire, il s’évertue à réorganiser le Comité de l’Alimentation de Paris et à rassembler l’ensemble des classes moyennes derrière un thème simple : le monde de la libre entreprise se doit de résister aux réformes nocives du gouvernement socialo-communiste. Les orientations prises par le Front Populaire sont clairement rejetées par les dirigeants syndicaux patronaux. La volonté de l’Etat d’imposer de nouvelles lois sociales et de s’immiscer dans les rapports entre patrons et employés est très mal vécue par les artisans. Les bouchers ne se contentent pas d’exprimer leur amertume vis-à-vis des pouvoirs publics qui ne les soutiennent plus. Ils vont adhérer à la frange la plus réactionnaire des penseurs corporatistes, proche de l’Action française (autour de personnalités comme Bacconnier, Coquelle-Viance, Olivier-Martin ou Bouvier-Ajam). Georges Chaudieu, grande figure de la boucherie parisienne du XXe siècle, catholique et corporatiste convaincu, qui devient en 1942 président de l’Ecole des hautes études artisanales, résume à lui seul les choix conservateurs qui dominent la profession entre 1936 et 1944. Sous Vichy, la fuite en avant se poursuit. Le Syndicat de la Boucherie de Paris se rallie avec empressement au nouveau credo proposé par le maréchal Pétain. Le petit commerce artisanal, attaché aux valeurs traditionnelles, paternalistes et au respect de l’autorité partage dans sa grande majorité les valeurs de la Révolution Nationale : « Travail, Famille, Patrie ». La glorification du « beau travail » et la suspension des droits salariaux ne peuvent que convenir aux patrons bouchers. Mais je le souligne : les bouchers ne se contentent pas de suivre et d’exécuter les volontés du maréchal. Ils les devancent pour une bonne part. Le Syndicat de la Boucherie de Paris fait partie des organismes professionnels qui vont pousser le gouvernement à mettre en application le plus rapidement possible la nouvelle organisation du travail promise par Pétain. Certains métiers vont retarder au maximum la mise en œuvre de la Charte du Travail. Les bouchers, comme les paysans, vont au contraire accélérer le mouvement et être fiers de la rapidité avec laquelle la Charte de la Boucherie est promulguée, en décembre 1942. L’attitude des syndicats ouvriers vis-à-vis de Vichy est bien plus complexe que celle des patrons. La frange de la CGT ralliée au régime (autour de René Belin ou d’Auguste Savoie) va plus ou moins vite prendre conscience des limites de l’efficacité de leur « ralliement ». Auguste Savoie, ancien secrétaire général de la Fédération Nationale des Travailleurs de l’Alimentation (CGT), prend clairement ses distances avec la Charte du Travail en 1943. C’est également à partir de 1943 qu’une partie des patrons bouchers (regroupés au sein de l’Amicale des bouchers-charcutiers) mène une fronde contre les positions défendues par René Serre, le président de la Corporation des bouchers, et rejoint en fait les thèses néo-socialistes de Marcel Déat. Ces clivages montrent que la profession ne fait pas – ou plus – bloc derrière la vision réactionnaire, autoritaire et ultra-conservatrice de René Serre. Finalement, les espoirs de Georges Chaudieu en un renouveau de l’artisanat et des valeurs qui y sont attachées sont largement déçus par le dirigisme vichyssois. 677 Suivre les bouchers parisiens et leurs débats avec l’Etat sur deux siècles, du milieu du XVIIIe au milieu du XXe siècle, permet de mieux comprendre la permanence de certains problèmes et les modifications des termes de la querelle selon les périodes. La question de la fixation ou non d’un maximum des prix de vente de la viande au détail (qu’on appelle taxation, barème, maximum ou lutte contre la hausse illicite selon les époques), cruciale dans la relation entre boucher, consommateur et autorité régulatrice, traverse toute la période étudiée mais trouve des réponses très différentes selon les circonstances. La tutelle administrative sur les prix semble assez inefficace sous l’Ancien Régime, très stricte pendant la Terreur, discrète pendant tout le XIXe siècle (sauf sous le régime de la taxe à Paris en 18551858 ou pendant le Siège de 1870), remise en application entre 1916 et 1922. Même si le contrôle strict des prix n’a pas été souvent appliqué, il n’en demeure pas moins que le débat sur la légitimité de l’Etat à intervenir ainsi dans le commerce est récurrent – et souvent redondant. Les arguments des libéraux et des interventionnistes changent peu selon les époques. C’est bien normal car, au niveau conceptuel, le débat est insoluble : il recoupe des options philosophiques et politiques antagonistes. Par contre, au niveau pratique, le dosage entre la réglementation et la liberté permet d’atteindre un équilibre favorable aux consommateurs et au bien public. Les tournants politiques majeurs – comme les changements de régime ou de gouvernement – ont leur importance car ils peuvent accélérer ou stopper brutalement certaines évolutions. Mais, on le sait bien, le rythme des changements économiques et sociaux n’est pas toujours le même que celui des révolutions politiques. La crise qui éclate en 1790 sur les modalités d’adjudication des étaux est presque aussi importante que l’abolition de la Caisse de Poissy en 1791. Concernant le délitement des privilèges des bouchers, les multiples petites retouches apportées au système de la Caisse de Poissy entre 1819 et 1829 ont autant d’impact que la décision soudaine prise en 1849 d’autoriser la vente en gros à la criée. La nonapplication de l’interdiction de la cheville par la Monarchie de Juillet a finalement eu autant d’importance pour la libéralisation du marché que la décision « officielle » prise en 1858 par Napoléon III. Ce n’est pas seulement le décalage entre normes et pratiques que je souhaite souligner mais aussi l’importance des retouches de détail d’un texte réglementaire. Je ne pouvais pas me contenter d’un tableau rapide, d’un survol juridique hâtif des grands tournants de la réglementation du métier – à savoir 1791, 1811, 1858, 1942. C’est en pénétrant dans les méandres du débat, dans les étapes minimes des retouches successives que l’on prend conscience de la complexité de la situation, de la diversité des paramètres qui interviennent lors de la prise de décision et de l’évolution des motivations de chaque partie. Quand les bouchers acceptent une concession, ils espèrent souvent y gagner ailleurs, sur un autre tableau. C’est pour cela que j’évoque une sorte de « contrat tacite » qui lie l’Etat et les bouchers jusqu’en 1914. Au moment de la restauration en 1811 puis de la suppression de la Caisse de Poissy en 1858, les bouchers obtiennent des compensations : ils obtiennent la limitation des étaux en échange du recours obligatoire à la Caisse ; ils obtiennent la diversification de leur activité et la liberté des prix en échange de la perte du monopole. Ce « contrat », ce fragile équilibre avec les autorités publiques se brise dans les années 1930. Puisque toute négociation devient impossible avec les édiles après 1936, un accord sur des bases nouvelles est conclu en 1940 avec le nouveau régime en place. L’attention aux détails permet d’affiner la chronologie du débat entre liberté et réglementation et de l’évolution des rapports entre bouchers et Etat, mais elle permet aussi de dépasser la rhétorique trompeuse des discours. Je ne reviens pas sur certains cas flagrants où le discours libéral accumule de sévères contradictions. Concernant les professionnels, je 678 dispose avant tout du point de vue des grands patrons qui dirigent la corporation. Or, en creusant un peu, on s’aperçoit aisément que la ligne défendue par l’élite syndicale ne correspond pas toujours avec les attentes de la majorité de la profession. La question de la représentativité des institutions n’est pas simple à régler – les taux d’abstention de notre système démocratique l’illustrent. Chez les bouchers, j’ai pu parfois pointer des exemples clairs de fossé entre la base et les dirigeants. Ainsi, entre 1802 et 1813, quand le nombre des étaux est volontairement réduit, ce sont les petits bouchers qui pâtissent le plus de cette réduction, souhaitée et défendue par le Bureau de la Boucherie. En 1848-1849, quand le Syndicat proteste avec véhémence contre la tolérance de la cheville et contre la mise en place de la vente en gros à la criée, sa représentativité est bien faible car, sur les 500 bouchers parisiens, seuls 214 sont des bouchers réguliers qui se soumettent pleinement aux dispositions légales prévues pour l’approvisionnement en viande. Les protestations du Syndicat contre la viande frigorifiée à la Belle Epoque sont assez formelles car de nombreux détaillants se sont rapidement mis à commercialiser des viandes congelées. Sous Vichy, la position corporatiste réactionnaire des dirigeants syndicaux n’est pas partagée par l’Amicale des BouchersCharcutiers. Néanmoins, tout en ayant conscience que la profession n’est pas uniforme et ne constitue pas un bloc monolithe, il est possible de dégager des grands traits de caractère du métier. L’identité artisanale et commerçante, la méfiance envers l’Etat, le goût de la fraude (fiscale, sanitaire ou commerciale), un fort individualisme, une tendance à l’endogamie sociale, un attachement assez marqué pour la religion catholique semblent bien être des comportements partagés par la majorité des bouchers français. Certes, certains de mes propos sur le comportement politique et religieux des bouchers sont peut-être trop généraux et demanderaient à être affinés et précisés. Ma thèse servira peut-être de point de départ pour d’autres études complémentaires. Mais s’il y a bien une continuité forte que je veux souligner, c’est la prégnance du paradigme corporatif chez les bouchers parisiens. Cet attachement aux solidarités professionnelles détermine largement la relation qu’entretiennent les bouchers avec les consommateurs et les autorités régulatrices du marché. Ce « syndrome corporatif » est-il propre aux bouchers parisiens ? On le retrouve apparemment dans de nombreuses autres régions françaises, en ville comme en campagne – Limoges constituant sans doute le plus bel exemple. Je ne sais pas s’il est aussi fort à l’étranger et si un clivage fort peut être dressé entre l’Europe septentrionale et l’Europe méditerranéenne3377. Non seulement des comparaisons seraient utiles avec des cas provinciaux et étrangers, mais aussi avec d’autres professions artisanales, alimentaires ou non. Une mise en perspective de l’activité syndicale – et corporative sous l’Ancien Régime – des boulangers et des bouchers pourrait sans doute être riche d’enseignements. De même, mieux connaître le statut des autres commerçants de l’alimentation permettrait sans doute d’appréhender plus clairement les spécificités des bouchers. Quand j’en ai eu l’occasion, j’ai évidemment dressé des parallèles entre la réglementation de la boucherie et de la boulangerie – concernant les bureaux de placement en 1804 ou la Caisse de la Boulangerie en 1853 par exemple. Mais bien souvent, je manque d’éléments de comparaison avec les autres commerces alimentaires. Je regrette notamment l’absence de toute étude sur le Comité de l’Alimentation de Paris, créé en 1885 par le restaurateur Marguery. J’aurais également voulu 3377 Les différences de statut de la viande (et des traditions alimentaires) au Nord et au Sud de l’Europe ont-elles eu des répercussions sur l’organisation du commerce de la boucherie et sur les modalités d’intervention des autorités de régulation du marché ? 679 mieux connaître l’organisation propre aux charcutiers, aux tripiers, aux bouchers forains, pour voir si certains comportements étaient communs à l’ensemble des professionnels de la viande. Même si la décision d’arrêter l’étude en 1944 est justifiée, il n’en demeure pas moins que ma curiosité naturelle me pousse maintenant à m’interroger sur le devenir de la profession après 1944. Les rapports avec l’Etat ne doivent pas se poser dans les mêmes termes après 1944 car à partir de la Libération, les autorités assument des rôles régulateurs qui n’étaient pas envisageables auparavant. L’intervention directe de l’Etat dans l’économie prend des proportions nouvelles à partir des années 1940, parfois dans la lignée directe du dirigisme vichyssois. Les débats sur l’octroi et la patente font place à la lutte conte la TVA. Les contrôles sanitaires deviennent de plus en plus stricts à partir des années 1960. La liberté des prix demeure une pomme de discorde jusqu’en 1986. Le poujadisme attire une bonne part des responsables de la profession – même si cet aspect demanderait à être étudié en détail. Bref, il serait certainement intéressant de pouvoir suivre les derniers feux du Syndicat de la Boucherie de Paris avant que la profession ne soit balayée – sous sa forme artisanale – par l’essor de la grande distribution. Le manque de temps m’a empêché de pouvoir mener à bien certains de mes projets initiaux : suivre des lignages familiaux de bouchers à travers les siècles, mesurer l’endogamie et la richesse de la profession, savoir si la Révolution a brisé les dynasties de bouchers, connaître les détenteurs des gros marchés publics de viande (fournisseurs de l’armée, des hôpitaux, des prisons, des écoles…), retracer quelques belles monographies d’entreprises (celle des Boucheries Bernard notamment). Je suis heureux d’avoir pu exploiter des fonds d’archives vierges ou nouveaux : je pense par exemple à ceux qui sont présents aux Archives Jésuites (pour l’UPCB) ou à la Préfecture de police de Paris (pour la surveillance des activités syndicales). Je suis content d’avoir pu rencontrer des professionnels qui m’ont permis de retracer certaines monographies d’entreprise, qu’il s’agisse de la Recette de la Boucherie (banque Gravereau) ou bien de la Société coopérative de la Boucherie (la Corpo). Le témoignage de Louis Goyard, publié en 1887-1888, m’a permis de retracer toute l’évolution de la société de secours mutuels des Vrais Amis depuis 1820. Les articles de Louis Lazare dans la Revue Municipale m’ont apporté un éclairage neuf sur les débats autour de la suppression du monopole des bouchers (entre 1851 et 1858). Les archives de la CGT m’ont livré de précieuses informations sur la période de Vichy. Je ne vais pas énumérer ici toutes mes sources mais je veux simplement souligner que leur diversité m’a permis d’apporter un regard parfois inattendu sur les bouchers et sur leurs rapports avec les autorités. Mon travail doit donc être complété et amélioré mais j’espère avoir réussi à évoquer le monde des bouchers parisiens de 1776 à 1944, à montrer certaines permanences dans leurs comportements et dans leurs relations avec les autorités publiques. Si cette thèse peut apporter un éclairage nouveau sur le long débat entre libéralisme et réglementation, elle n’aura pas été vaine. 680 BIBLIOGRAPHIE 1) USUELS La Grande Encyclopédie: Inventaire raisonné des sciences, des lettres et des arts, par une Société de Savants et de Gens de Lettres, Paris, Lamirault, 1885-1902. BLOCK Maurice, Dictionnaire de l'administration française , Berger-Levrault, 1862, 1630 p. BURDEAU François, Histoire de l’administration française du 18 e au 20e siècle, Montchrestien, 1994, 377 p. COINTET Michèle et Jean-Paul, Dictionnaire historique de la France sous l’Occupation , Tallandier, 2000. DIDEROT Denis et d'ALEMBERT,Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, par une société de gens de lettres, Genève, Jean-Léonard Pellet, 17511780, 35 volumes. JOLLY Jean et ROBERT Adolphe, Dictionnaire des parlementaires français. 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