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COLLOQUIUM ALAIN CORTAT, JEAN-MARC OLIVIER (éd.) LE PROFIT DANS LES PME, PERSPECTIVES HISTORIQUES, XIXe-XXe SIÈCLES Le profit dans Les pMe, perspectives historiques, xixe-xxe siècLes aLain cortat & Jean-Marc oLivier (éd.) Le profit dans Les pMe, perspectives historiques, xixe-xxe siècLes Éditions aLphiL-presses universitaires suisses © Éditions Alphil-Presses universitaires suisses, 2014 Case postale 5 2002 Neuchâtel 2 Suisse www.alphil.ch Alphil Diffusion commande@alphil.ch ISBN: 978-2-88930-015-0 Ce livre résulte d’un colloque organisé à Neuchâtel les 6 et 7 septembre 2012. Organisation : Institut d’histoire, Université de Neuchâtel & Laboratoire CNRS Framespa, Université de Toulouse, avec le soutien du Fonds national suisse de la recherche scientiique. Ce livre a été publié avec le soutien du Fonds national suisse de la recherche scientiique. Illustration de couverture : Atelier de l’entreprise Condor, sans date, probablement années 1920-1930. Archives cantonales jurassiennes (ArCJ), fonds Condor. Responsable d’édition : Sandra Lena Le profit invisibLe ? Les entreprises artisanaLes au xxe siècLe cédric perrin Résumé : Longtemps, l’affaire a paru entendue pour la majorité des économistes : les entreprises artisanales ne font pas de profits et donc elles sont condamnées à disparaître. Force est de constater qu’elles ne le sont pas ; l’artisanat rassemble en France un million d’entreprises aujourd’hui. Dans ces conditions, le problème ne semble pas être la réalité des profits dans l’artisanat, mais leur visibilité. Du point de vue historiographique, cet obstacle a durablement bloqué toute recherche sur le sujet. Ce texte présente d’abord les sources qui permettent de remonter jusqu’à ces profits. Puis il retrace la façon dont l’État a lui-même cherché à les connaître, afin notamment de les imposer. On s’aperçoit dès lors que l’invisibilité des profits des artisans a en grande partie été entretenue par les artisans eux-mêmes. Les entreprises artisanales ne seraient pas rentables 1. L’affirmation paraît tellement évidente qu’elle n’est le plus souvent pas démontrée. C’est avec cet argument, par exemple, qu’au milieu du xixe siècle Marx et Engels classent les artisans parmi les futurs vaincus de l’Histoire, avec les petits paysans, petits industriels et boutiquiers 2. Le capital des artisans leur paraît trop petit pour résister à l’efficacité nouvelle de la grande industrie capitaliste. Bien d’autres auteurs après eux ont repris la même argumentation et, sur ce point, les libéraux se montrent d’accord avec 1 Je tiens à remercier Sophie Caplat, qui a relu et corrigé la traduction vers l’anglais du résumé de cette contribution. 2 MArx Karl, enGels Friedrich, Le manifeste du parti communiste, Paris : Livre de Poche, 1973 (1re édition : Londres, 1848), p. 15. 67 céDric p errin les marxistes. Pour François Perroux, l’artisan appartient au « système pré‑capitaliste » et il distingue son revenu du « profit concret » qui est le « revenu de l’entreprise » 3. À cet égard, l’essoufflement du modèle de croissance fordiste durant les années 1970 marque un tournant. La « main visible des mana‑ gers » 4 des grandes entreprises ne paraît plus aussi efficace tandis qu’à l’inverse les petites entreprises résistent bien à la crise. Les sciences sociales commencent alors à s’intéresser de plus près aux artisans et aux PME 5. Plus récente, la notion de révolution industrieuse proposée par Jan de Vries invite également à reconsidérer le rôle de la petite entreprise sur le temps long et dans une perspective d’histoire mondiale 6. Pour rester à l’échelle de la France, les entreprises artisanales doivent être bien distinguées des PME. Elles constituent la strate inférieure de l’entreprenariat. Pour l’INSEE, les PME sont les entreprises de 10 à 250 salariés. Les entreprises artisanales occupent, elles, moins de dix salariés chacune. Mais, toutes les entreprises de moins de dixsalariés ne sont pas artisanales. Il faut exclure les exploitations agricoles et les petits commerces notamment. On retiendra donc que les entreprises artisanales sont de petites unités de production de biens ou de services qui n’emploient pas plus de dix salariés. Elles sont enregistrées au Répertoire des métiers, dont la gestion est assurée par les Chambres des métiers 7. Au cours du xxe siècle, le nombre des entreprises artisanales a connu des variations cycliques : il est de 735 000 en 1938, le contexte 3 perroux François, « La pensée économique de Joseph Schumpeter », introduction à l’édition française de schuMpeter Joseph, Théorie de l’évolution économique. Recherches sur le profit, le crédit, l’intérêt et le cycle de la conjoncture, Paris, 1935, p. 36. 4 chAnDler Alfred, La main visible des managers : une analyse historique, Paris : Economica, 1988. 5 Pour un point historiographique plus précis, je me permets de renvoyer à l’introduction de : perrin Cédric, Entre glorification et abandon. Les artisans et l’État en France (1938‑1970), Paris : Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2007 ; ainsi qu’à le Bot Florent et perrin Cédric (dir.), Les chemins de l’industrialisation en Espagne et en France. Les PME et le développement des territoires (xviiie‑xxie siècles), Bruxelles : PIE-Peter Lang, 2011. 6 De vries Jan, The industrious revolution : consumer behavior and the household economy, 1650 to the present, Cambride : University Press, 2008. 7 Voir : Traité de l’artisanat et de la petite entreprise, Paris : Educaweb, 2009. Le Répertoire des métiers a succédé en 1962 (décret 62-235 du 1er mars 1962) au Registre des métiers ouvert en 1936 (loi du 27 mars 1934). La limite a d’abord été de cinq salariés ; elle a été portée à dix par le décret du 21 septembre 1976. 68 le profit invisiBle ? les entreprises ArtisAnAles Au xxe siècle particulier de la Seconde Guerre mondiale le porte à un peu plus d’un million en 1948, il redescend à 770 000 en 1970, avant de monter de nouveau (814 000 en 1977, 835 000 en 2001). Sur la longue durée, l’effectif est donc stable. Cette stabilité contredit l’idée de déclin, si souvent admise comme une évidence, et elle conduit donc aussi à reprendre la question des profits et de la rentabilité des entreprises artisanales. Force est de constater qu’une entreprise ne peut exister durablement sans faire de profits ; à plus forte raison dans l’artisanat où le profit constitue la source de revenus de l’artisan. Dès lors, le problème est davantage la visibilité de ces profits que l’existence de ces profits elle-même. Une première partie présentera les sources dont dispose l’historien pour remonter jusqu’aux profits des artisans, parmi lesquelles les documents produits par les pouvoirs publics occupent une place essentielle. La seconde partie montrera comment l’État au xxe siècle a très progressivement réussi à mieux connaître la réalité des profits des artisans, afin notamment d’établir l’impôt. 1. L’historien, Les sources et Les profits des artisans 1.1. Les proits dans les archives des artisans Les comptabilités d’artisans peuvent constituer une première source. À peu près tous les centres d’archives départementales ont reçu quelques papiers d’artisans en dépôt. Le fonds Lefort, par exemple, déposé aux Archives d’Indre-et-Loire, garde ceux d’un artisan horloger originaire du Loiret qui exerça son activité dans le XIIe arrondissement de Paris dans l’entre-deux-guerres puis à Parçay-sur-Vienne dans le sud de la Touraine 8. Il comprend, notamment, des documents administratifs et professionnels dont des factures de fournisseurs, le loyer du local et le livre de clientèle. Dans ce dernier, pour l’année 1943, le total de la colonne « prix » est de 20 375 francs. Les autres documents ne permettent pas de mesurer les frais engagés et de connaître le bénéfice réalisé sur ce chiffre d’affaires, mais tout laisse à penser que l’artisan les connaissait et que les notions économiques de profit et de rentabilité ne lui étaient pas inconnues. En effet, Lefort possède également un Petit manuel du négociant qui donne « immédiatement et sans calcul les prix de vente à 32 taux différents de bénéfice sur ces prix de vente pour un prix d’achat 8 Archives départementales d’Indre-et-Loire (AD 37), 1 J 1170, Fonds Lefort (1984-1962). 69 céDric p errin quelconque » 9. Ces archives professionnelles restent néanmoins difficilement exploitables car elles présentent de nombreux inconvénients. Elles n’existent qu’en très petit nombre et ne constituent qu’un échantillon peu représentatif dont il est difficile de tirer des enseignements généraux. Le contenu de chacun de ces fonds est très disparate (de quelques feuilles à plusieurs liasses – trois boîtes dans le fonds Lefort, par exemple), souvent assez pauvre et ceux-ci concernent des périodes différentes. De plus, quand ils contiennent des éléments comptables, leur présentation n’est pas normalisée. En effet, la normalisation comptable qui se met en place au niveau national au milieu du xxe siècle ne concerne pas les petites entreprises artisanales 10. Elle ne progresse vraiment qu’à partir des années 1970 avec, d’une part, l’instauration du régime fiscal du réel simplifié et, d’autre part, le développement des centres de gestion agréés des artisans 11. Une étude comparative s’avère donc très incertaine. L’intérêt principal de cette source est de disposer de quelques études de cas, de rentrer dans la gestion concrète d’une entreprise artisanale et d’avoir des données précises et chiffrées sur le profit de ces artisans. Cependant, ces exemples restent trop isolés pour se suffire à eux-mêmes et pour conduire une étude générale. 1.2. Les proits des artisans dans les archives publiques Si les artisans, à travers les archives de leurs entreprises, ne donnent à voir qu’un aperçu de leurs profits, d’autres acteurs économiques s’efforcent en revanche de lever le voile, en premier lieu l’État. Tout au long du xxe siècle, les pouvoirs publics cherchent à connaître les profits des artisans que ce soit pour réglementer certaines professions ou plus généralement pour lever l’impôt. Certaines professions sont surveillées attentivement et de longue date par les autorités ; plus particulièrement les métiers alimentaires et notamment les boulangers. Le blé fut longtemps l’aliment de base de la population et il y a gagné une charge symbolique forte 12. Que le blé 9 nicou Adolphe, Le petit manuel du négociant, Paris : Éditions Hervé et fils, sd. touchelAy Béatrice, L’État et l’entreprise. Histoire de la normalisation comptable et fiscale à la française, Rennes : PUR, 2011. Cf. la contribution de la même auteure dans le présent volume. 11 DAviD Michel, BAchelot Jean-Claude, Les centres de gestion et leurs enjeux, Paris : Institut supérieur des métiers, 1999. 12 kAplAn Steven, Le pain maudit. Retour sur la France des années oubliées (1945‑1958), Paris : Fayard, 2008. 10 70 le profit invisiBle ? les entreprises ArtisAnAles Au xxe siècle manque et sitôt l’émeute et la révolte menacent. Le pouvoir politique – l’État – tente donc de contrôler la filière de transformation du blé. Les boulangers se trouvent ainsi soumis à des obligations et à des déclarations que ne connaissent pas d’autres artisans. Dans les départements, les préfets surveillent la fixation des prix des produits alimentaires et notamment ceux du pain et de la viande. Ils établissent des recensements des boulangers et des meuniers et ils leur soumettent parfois des questionnaires plus précis. En 1926, par exemple, le préfet d’Indre-etLoire lance une grande enquête sur les boulangeries 13. L’intérêt de ces enquêtes (il en existe de semblables à d’autres dates et dans d’autres départements) réside d’abord dans leur origine et dans leur démarche. Ici, pour pouvoir fixer le prix de la farine, le préfet a besoin de connaître les éléments qui font le prix des produits panifiés avec cette farine. Avec lui, l’État tire le coin du voile pour voir les frais, le chiffre d’affaires et les bénéfices qui font ce prix. Dans l’enquête de 1926, chaque boulanger reçoit un questionnaire de vingt-sept items répartis en deux parties : l’une sur les frais généraux et l’autre sur les frais de panification. Les membres de la commission départementale de taxation du prix de la farine visitent certaines boulangeries pour estimer eux-mêmes les coûts et les bénéfices des boulangers. Les archives d’Indre-et-Loire conservent les réponses de trente-sept d’entre eux, soit un échantillon intéressant puisqu’il correspond à un dixième des artisans boulangers du département à la même date. Certains dossiers comprennent des pièces comptables que ces boulangers ont jointes à leur réponse. L’enquête donne le prix du pain, la quantité de farine consommée, le nombre de pains réalisés avec un quintal de farine et les frais d’exploitation. Elle permet de reconstituer le chiffre d’affaires et les bénéfices et, à partir de là, de calculer le taux de rentabilité ou taux de profit, défini comme le rapport des bénéfices au chiffre d’affaires de l’année. Pour le mois de juillet 1926, l’enquête révèle un taux de rentabilité qui oscille entre 5 et 10 %. Il est, par exemple, de 7,65 % pour une boulangerie de Saché et de 8,5 % pour une autre de la rue Lamartine dans le centre de Tours. Ces résultats peuvent être vérifiés en les confrontant aux déclarations de revenus que certains artisans ont jointes à leur dossier. Les sources fiscales s’avèrent les plus intéressantes, parce que les plus riches. La démarche qui anime l’administration fiscale est la même que dans les enquêtes sur les prix. Elle cherche à connaître la matière imposable (l’assiette) pour fixer le montant de l’impôt. Mais si les enquêtes, 13 AD 37, 6 M 1083, enquête sur les boulangeries d’Indre-et-Loire, 1926. 71 céDric p errin comme celle sur la boulangerie, ne concernent qu’une profession dans un département, l’impôt concerne, lui, tous les artisans dans l’ensemble du pays. En outre, l’administration fiscale a construit des agrégats à partir des données brutes. Les artisans sont redevables notamment de la patente et de l’impôt sur le revenu. Les dossiers individuels des redevables sont conservés au niveau des archives départementales dans la série P. Les patentes sont établies à partir de la valeur locative des immeubles occupés par l’artisan. Elles ne permettent donc pas de connaître les profits. Elles ne disent rien du chiffre d’affaires et des bénéfices. Néanmoins, les dossiers donnent des éléments qui ont à voir avec l’ampleur de l’activité, comme le nombre de salariés ou le nombre et la puissance des machines installées, et qui renvoient aussi aux investissements et à la destination des profits. Par exemple, un des tanneurs de Château-Renault emploie cinq ouvriers entre 1899 et 1910, un marteau mû par la vapeur et une dizaine de fosses de tannage 14. La série P des archives départementales contient également les dossiers individuels de l’impôt sur le revenu. La source est précieuse car elle concerne tout le monde et non plus seulement quelques professions. Leur utilisation présente néanmoins plusieurs difficultés. La conservation des formulaires s’avère très parcellaire et chaque dossier présente d’importantes lacunes. Les règles d’imposition ont changé au gré des réformes fiscales et les formulaires eux-mêmes ont plusieurs fois changé entre deux réformes. Le contenu des dossiers n’est donc pas bien homogène. Une autre limite concerne la nature de l’information. Le contribuable n’est tenu de déclarer que son bénéfice. Si le bénéfice net déclaré correspond de fait au profit réalisé par l’artisan, il ne permet pas, en revanche, d’estimer la rentabilité de l’affaire par exemple, puisqu’il manque d’autres résultats économiques, notamment le chiffre d’affaires et le capital investi. En outre, toutes les entreprises ne sont pas tenues de déclarer leurs bénéfices avec la même précision. Il existe deux régimes fiscaux : le bénéfice réel et le forfait. Or, la très grande majorité des artisans sont imposés au forfait. Cependant, la source offre des moyens de pallier ces défauts. D’une part, les dossiers individuels comprennent des informations plus précises quand le montant est contesté. Or, les contestations n’ont pas manqué au cours du xxe siècle, tant au niveau individuel qu’au niveau national. D’autre part, l’administration fiscale a produit des données statistiques agrégées à partir des données brutes, notamment quand elle a eu à répondre aux contestations. 14 AD 37, 2 P 883, patentes. 72 le profit invisiBle ? les entreprises ArtisAnAles Au xxe siècle 1.3. Les proits des artisans dans les archives bancaires En dehors de l’État, les banques sont aussi conduites à s’intéresser aux profits et à la rentabilité des entreprises artisanales. Mais dans ce cas, l’État a également un rôle à jouer. En effet, il est un acteur majeur du crédit artisanal qui se met en place après la Première Guerre mondiale, car les banques privées rechignent longtemps à prêter aux artisans, précisément parce qu’elles jugent a priori ces affaires insuffisamment rentables. La création des Banques populaires en 1917 répond à ce besoin de crédit des petites entreprises ; notamment avec le crédit artisanal instauré par la loi du 27 décembre 1923. Ce sont elles aussi qui gèrent les 100 millions de francs mis à disposition du crédit populaire à moyen terme en 1937 et 1938, par exemple 15. Les dossiers des demandes de prêt sont conservés au service des archives du ministère des Finances 16. Les intéressés s’adressent à la Banque populaire de leur ville qui transmet ensuite le dossier au ministère des Finances. Certaines demandes sont déposées par de très petits entrepreneurs comme celui-ci qui a racheté une entreprise de confection rue Frochot dans le IXe arrondissement de Paris et sollicite un prêt de 25 000 francs pour démarrer son activité. Il fournit l’inventaire de son stock et un bilan qui fait apparaître un chiffre d’affaires de 57 000 francs pour l’année 1937. Outre les Banques populaires, les caisses de Crédit Agricole consentent aussi des prêts aux artisans, mais qui ne concernent à l’origine que les artisans ruraux. À partir des années 1950, des banques classiques commencent à s’intéresser au crédit aux artisans avec le développement des sociétés de caution. L’une des premières à le faire est le Crédit lyonnais qui vise notamment la clientèle des bouchers 17. Les rapports annuels de la Banque de France comportent des indications sur la fiabilité des entreprises dont les traites sont présentées au réescompte par les banques qui les détiennent. Le rapport de 1925 de la succursale de Tours, par exemple, mentionne plusieurs artisans comme ce boulanger de Bourgueil, client de la Banque populaire, « sérieux – bonne clientèle – paiements réguliers » ou cet électricien de Marçon, endossé par la banque Berendorf, « bonne situation immobilière – bon crédit » 18. 15 35 millions par la loi de finances du 31 décembre 1937 et 65 millions par le décret du 24 mai 1938. 16 Centre des Archives économiques et financières (CAEF), B 893, crédit à moyen terme – prêts 1938 et Comité d’attribution des prêts à moyen terme. 17 Archives du Crédit Lyonnais, 129 AH 73 et 74. 18 Banque de France, rapport d’inspection de la succursale de Tours, 28 décembre 1925. 73 céDric p errin Les entreprises apparaissent souvent plusieurs années, tel ce garage de Tours, exploité par deux artisans associés, qui commence « de façon modeste » puis réalise 48 000 de bénéfices en 1928. 2. un enJeu pour L’état : connaître Les profits des artisans Tout au long du xxe siècle, la volonté de l’État de mieux connaître les revenus des citoyens a suscité d’âpres résistances du côté des artisans qui se sont plusieurs fois mobilisés contre elle. On ne reviendra pas ici sur le détail de ces réformes fiscales et des luttes qu’elles ont suscitées 19 pour se concentrer sur l’enjeu que représente la connaissance ou la dissimulation des profits pour l’État et pour les artisans qui se livrent à ce sujet au jeu du chat et de la souris. Malgré les réticences, l’État parvient à connaître les profits des artisans de plus en plus précisément au cours du siècle. 2.1. Faire déclarer les proits : la mise en place de l’impôt sur le revenu dans l’entre-deux-guerres Dès le début du siècle, des artisans se mobilisent contre le projet de créer un impôt sur le revenu. Ils se retrouvent au côté de représentants des autres classes moyennes indépendantes dans des mouvements comme la Ligue des contribuables de Jules Roche, la Confédération des groupes commerciaux et industriels ou l’Association de défense des classes moyennes de Maurice Colrat qui publie Les études fiscales et sociales 20. Les adhérents de ces mouvements refusent catégoriquement 19 L’impôt en France aux xixe et xxe siècles, Paris : Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2006 ; DelAlAnDe Nicolas, Les batailles de l’impôt. Consentement et résistances de 1789 à nos jours, Paris : Le Seuil, 2011 ; du même : « Le consentement à l’impôt en France : les contribuables, l’administration et le problème de la confiance », Revue d’histoire moderne et contemporaine, n° 56, 2009, p. 135-163 ; tristrAM Frédéric, Une fiscalité pour la croissance. La Direction générale des impôts et la politique fiscale en France de 1948 à la fin des années 1960, Paris : Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2005. 20 norD Philip, « Le mouvement des petits commerçants et la politique en France de 1888 à 1914 », Le Mouvement social, n° 114, 1981, p. 53 ; DelAlAnDe Nicolas, « Les ligues de contribuables en France, en Grande-Bretagne et aux ÉtatsUnis – années 1840 - années 1930 », in DArD Olivier, sevillA Nathalie (dir.), Le phénomène ligueur en Europe et aux Amériques, Metz : CRULH, 2011, p. 81-82 ; ruhlMAnn Jean, Ni bourgeois, ni prolétaires. La défense des classes moyennes en France au xxe siècle, Paris : Le Seuil, 2001. 74 le profit invisiBle ? les entreprises ArtisAnAles Au xxe siècle que l’État puisse mettre son nez dans leur affaire. Ils ne veulent pas avoir à déclarer leurs profits. Ils protestent contre les contraintes comptables que cela leur imposerait. Ils s’insurgent contre la « paperasserie » « l’étatisation » et « l’inquisition fiscale » ; autant de thèmes qui se retrouveront dans les mouvements suivants. Les profits des artisans sont donc longtemps restés invisibles parce qu’eux-mêmes ont voulu qu’il en soit ainsi. Les artisans veulent préserver, ou dissimuler selon les points de vue, une donnée qu’ils jugent personnelle. Malgré cette opposition protéiforme et résolue, la réforme de l’impôt sur le revenu est adoptée en 1917. Les artisans doivent donc déclarer leurs profits. Plus précisément, ils doivent déclarer leur « bénéfice net, après déduction de toutes charges, y compris la valeur locative des immeubles affectés à l’exploitation et les amortissements généralement admis d’après les usages de chaque nature d’industrie ou de commerce » 21. Ils payent l’impôt sur le revenu dans la catégorie des bénéfices industriels et commerciaux (BIC). Les petits entrepreneurs obtiennent toutefois des concessions à leurs obligations déclaratives. Dans un premier temps, ceux qui réalisent de petits bénéfices peuvent simplement se situer dans une fourchette au lieu de déclarer leur bénéfice réel. En 1929, par exemple, le seuil pour être soumis au bénéfice réel est de 50 000 francs. En deçà, le contribuable peut choisir de se situer dans l’une des quatorze catégories (de 0 à 800 francs, de 801 à 1 500 francs…) qui figurent sur le formulaire de déclaration. Le bénéfice retenu est alors le bénéfice moyen de la catégorie ; 22 500 francs par exemple pour la catégorie de 20 001 à 25 000 francs 22. En 1934, le régime du forfait qui ne concernait jusquelà que les agriculteurs est étendu aux BIC. Seules les entreprises dont les bénéfices dépassent un seuil fixé par la loi sont tenues de déclarer leurs bénéfices réels d’après les résultats de leur comptabilité, pièces comptables à l’appui. Les plus petites entreprises, dont celles des artisans, peuvent choisir de déclarer un forfait. Le bénéfice déclaré est en quelque sorte négocié entre le petit entrepreneur et l’administration fiscale. En introduisant ce système, le législateur reconnaît d’une certaine façon que les petits entrepreneurs n’ont pas le temps de tenir une comptabilité comparable à celle des plus grandes sociétés et que les résultats réels de leurs entreprises ne peuvent pas être connus de façon précise. Il renonce en même temps à les astreindre à la tenue de documents comptables plus 21 Article 4 du décret du 15 octobre 1926, rappelé sur les formulaires de déclaration à remplir par le contribuable. 22 AD 37, 2 P 656. 75 céDric p errin précis. Cette formule de compromis reflète bien la synthèse républicaine qui unit les classes moyennes indépendantes et les radicaux ainsi que la droite modérée dans l’entre-deux-guerres 23. 2.2. La ixation des forfaits au cœur des tensions État-artisans après la Seconde Guerre mondiale Le régime du forfait est plébiscité par les artisans chez qui il devient la norme. Il suscite en revanche de très fortes réserves de la part de l’administration des Finances qui envisage sa suppression dès la fin des années 1930, soit aussitôt après son introduction. L’opposition croît après la guerre. L’État cherche alors à améliorer le rendement de l’impôt pour augmenter ses ressources afin de financer ses interventions économiques. Les hauts fonctionnaires de l’administration des Finances sont persuadés que jusque-là les artisans, comme les autres classes moyennes indépendantes, ont été épargnés par l’impôt, qu’ils dissimulent leurs profits et qu’il faut faire porter la pression sur eux 24. En 1946, une note de l’Inspection générale des finances critique un régime fiscal qui ne produit pas les avantages escomptés et qu’il faut donc réformer. Le forfait devait permettre de « limiter les discussions annuelles et de stabi‑ liser la charge fiscale » 25. Or, de fait, la vive inflation que connaît le pays dans l’après-guerre fausse la valeur des forfaits au détriment de l’État 26. L’administration veut donc revoir le système des forfaits pour se rapprocher d’une imposition au bénéfice réel, mais elle n’y parvient que partiellement et la fiscalité des artisans devient plus complexe. La loi de Finances du 23 décembre 1946 engage une politique de révision générale des forfaits (article 18). Les forfaits sont même purement et simplement suspendus pour les taxes sur le chiffre d’affaires, c’est-à-dire les impôts indirects (article 27). Les artisans se retrouvent alors dans une situation délicate face à l’administration fiscale. Ils continuent de conclure des forfaits avec leurs régies des impôts directs, mais ils doivent déclarer 23 hoffMAnn Stanley, À la recherche de la France, Paris : Le Seuil, 1963 ; sick KlausPeter, « Deux formes de synthèse sociale en crise. Les classes moyennes patronales de la Troisième République à la lumière d’une comparaison franco-allemande », Revue d’histoire moderne et contemporaine, n°50, 2003, p. 135-154. 24 perrin Cédric, Entre glorification et…, p. 215. 25 CAEF, B 662, note de l’Inspection générale des finances, 27 octobre 1946. 26 trevoux François, « La déformation du système fiscal par l’inflation », in Bouvier Jean, Wolff Jacques (dir.), Deux siècles de fiscalité française xixe‑xxe siècles, Paris & La Haye : Mouton, 1973, p. 310. 76 le profit invisiBle ? les entreprises ArtisAnAles Au xxe siècle les chiffres réels à celles des impôts indirects. Le recoupement des deux permet d’améliorer l’efficacité des contrôles et de relever les forfaits au besoin. L’étau se resserre autour des revenus des artisans. Avec ces réformes, la toute nouvelle Direction générale des impôts (créée en 1948) atteint une partie de ses objectifs puisqu’elle contraint les artisans à tenir une comptabilité plus rigoureuse et qu’elle améliore le rendement de l’impôt, mais cette politique de révision générale des forfaits crée des tensions avec les artisans. La complexité créée par ces mesures est une première source de mécontentement, mais le nœud du problème est l’établissement des forfaits. Ce dernier apparaît comme un cercle vicieux alimenté de toute part par la suspicion, la mauvaise foi et la défiance et qui devient une véritable machine à créer des conflits. En effet, le forfait est le résultat d’une négociation. L’artisan communique aux Contributions directes une estimation de son chiffre d’affaires et de son bénéfice. À partir de cette déclaration, celles-ci fixent le bénéfice forfaitaire qu’elles retiennent et elles le communiquent à l’artisan. Si les deux parties sont d’accord, le forfait est conclu. Dans les faits, le processus tourne très souvent à la « négociation de marchands de tapis » 27. Chacun soupçonne l’autre de tricher ou d’exagérer. L’administration fiscale soupçonne les artisans de dissimuler la réalité de leur bénéfice et de sous-évaluer leur déclaration. Les artisans quant à eux soupçonnent l’administration fiscale de relever systématiquement le bénéfice déclaré. En conséquence, les artisans ont tendance à tricher sur leur déclaration pour anticiper l’attitude des Contributions directes et celles-ci, sachant bien qu’ils fraudent, relèvent les bénéfices annoncés ! Le régime des forfaits en vient à créer de la contestation et de la fraude. La fraude apparaît ainsi comme une réaction légitime à la politique de révision générale des forfaits. Les Archives du ministère des Finances regorgent de cas de contestation 28. En 1949, par exemple, le président de la Fédération nationale des artisans de l’habillement, Philibert Jacob, écrit à Edgar Faure, alors secrétaire d’État aux Finances, pour se plaindre de « l’habitude fâcheuse qu’ont prise Messieurs les contrôleurs des Contributions d’augmenter automatiquement tous les ans les forfaits » en partant du principe que si les prix augmentent, le chiffre d’affaires puis le bénéfice augmentent 29. 27 Cette expression revient régulièrement dans les entretiens conduits avec des artisans. 28 CAEF, B662, forfaits BIC. 29 CAEF, B662, lettre du 8 juin 1949. 77 céDric p errin En 1946, les syndicats d’artisans du Cher contestent la hausse des forfaits en reprochant à la Direction générale des contributions directes de leur département de ne pas tenir compte de l’évolution du prix des matières premières. Celle-ci récuse l’argument en accusant les artisans de pratiquer des prix « très rémunérateurs », mais en même temps, pour se défendre de toute exagération, elle indique que les bénéfices retenus dans les forfaits correspondent « à la rémunération moyenne d’un ouvrier qualifié » 30. Les chiffres qu’elle produit à l’appui (tableau 1) montrent que les entreprises artisanales au milieu du xxe siècle sont bien rentables, que ces profits sont toutefois modérés et qu’il existe des écarts notables entre les métiers. Ces différences de rentabilité recoupent ce que l’on sait par ailleurs de l’évolution des secteurs de l’artisanat : les nouveaux métiers de la mécanique présentent alors une rentabilité supérieure d’un quart à ceux du cuir et de la confection, qui sont en déclin ; le bâtiment, le plus solide sur la longue durée, est ici dans une position intermédiaire ; les métiers ruraux, auxiliaires de l’agriculture, ne subissent pas encore les mutations de celle-ci 31. Tableau 1 : Bénéices des artisans du Cher d’après le forfait iscal moyen par profession (1945‑1946) ; en francs courants Professions 1945 1946 Mécaniciens 33 500 85 000 Couvreurs 31 500 75 900 Bourreliers 31 500 73 500 Maréchaux 30 800 75 000 Charrons-forgerons 30 600 70 000 Plâtriers-peintres 29 700 77 300 Maçons 29 000 69 500 Cordonniers 28 400 72 000 Tailleurs-couturières 26 000 62 000 Source : CAEF B 662. 30 31 CAEF, B662, protestation des syndicats d’artisans du Cher. perrin Cédric, Entre glorification et…, p. 163. 78 le profit invisiBle ? les entreprises ArtisAnAles Au xxe siècle Tableau 2 : Évolution annuelle des bénéices des artisans en France (en %) Professions Menuiserie 1949/1948 1954/1953 4,5 10 Couverture-plomberie 10,7 11 Peinture 21,8 5 Boulangerie 18 -1 Confection -24,6 4 Cordonnerie 35,8 4 -11,3 3 21,9 5 Boucherie Coiffure Source : CAEF B 663 et B 664, notes de la Direction générale des impôts. Note : ces pourcentages ont été calculés par la DGI à partir des valeurs en francs courants ; d’où l’importance de certains en 1949 en période de très forte inflation. Pour répondre à ces plaintes et justifier les forfaits qu’elles proposent, les Contributions directes réalisent leur propre estimation de l’évolution du bénéfice des artisans. En ce qui concerne les boulangers, par exemple, elles s’appuient sur les enquêtes sur le prix du pain pour déterminer « l’ordre de grandeur des bénéfices » 32. À l’échelle nationale, la Direction de la documentation technico-fiscale du ministère des Finances produit chaque année des statistiques sur les chiffres d’affaires et les bénéfices moyens des différents métiers de l’artisanat. Elle se fonde sur les déclarations des bénéfices réels des artisans les plus proches du régime des forfaits. Elle détermine ainsi l’évolution annuelle des bénéfices et ces chiffres guident ensuite les services des Contributions directes dans la fixation des forfaits (tableau 2). Ces derniers disposent ainsi d’une base pour corriger les forfaits déclarés par les artisans qui leur paraissent trop éloignés de la réalité. Toutefois, ces données doivent être prises pour ce qu’elles sont, c’est-à-dire des estimations. Dans la plupart des cas, l’administration reconnaît que ses méthodes d’estimation conduisent à relever les forfaits, mais tout en jugeant la hausse modérée ou non exagérée. Au plan individuel, quand les désaccords persistent entre artisan et inspecteur des Contributions directes, ils sont tranchés par une commission 32 CAEF, B662, Boulangers du Maine-et-Loire, 1946. 79 céDric p errin départementale. Cependant, peu d’artisans vont jusqu’au recours à cette commission et les directeurs départementaux des Contributions directes en tirent argument pour relativiser les contestations. Le mouvement Poujade au milieu des années 1950 représente l’apogée d’une contestation fiscale qui prend corps en réalité dès la fin des années 1940. Les artisans qui rallient l’Union de défense des commerçants et artisans (UDCA), fondée par Pierre Poujade en 1953, choisissent alors de s’opposer physiquement aux contrôleurs 33. Quand un contrôleur se présente chez un artisan ou un commerçant pour vérifier sa comptabilité, il doit se confronter à l’opposition d’une masse de ses confrères qui lui barre l’accès et l’oblige à rebrousser chemin. Les poujadistes dénoncent « l’inquisition fiscale » que représentent, à leurs yeux, ces contrôles. Ils font la grève de l’impôt et refusent de déclarer leurs profits. De nouveau, des artisans s’emploient à rendre leurs profits invisibles. Néanmoins, la politisation et la radicalisation du mouvement Poujade contribuent à en éloigner les artisans. En outre, face à l’ampleur prise par la contestation, la Direction générale des impôts renonce à la politique de révision générale des forfaits. Puis la réforme fiscale engagée par Edgar Faure en 1955 précise les règles concernant les forfaits : les déclarations des artisans sont réputées a priori de bonne foi, il appartient à l’administration fiscale d’établir la fraude si elle a un doute, et les artisans doivent tenir un livre de comptes et conserver leurs factures 34. 2.3. La généralisation des bénéices réels à la in du xxe siècle Cette inflexion politique calme la révolte mais ne règle rien sur le fond. De même, lors de la réforme de l’impôt sur le revenu de 1959, le ministre des Finances, Valéry Giscard d’Estaing, reconnaît implicitement que les artisans ne sont pas sous-imposés mais la réforme ne modifie pas le régime du forfait 35. À la fin des années 1960, le thème de l’inquisition fiscale refait surface à l’occasion de « l’épisode CID-UNATI », mais le cœur de la contestation porte cette fois sur les charges sociales 33 hoffMAnn Stanley, Le mouvement Poujade, Paris : Armand Colin, 1956 ; souillAc Romain, Le mouvement Poujade. De la défense professionnelle au populisme nationaliste (1953‑1962), Paris : Presses de Sciences Po, 2007. 34 Journal officiel, Lois et décrets, 3 mai 1955. 35 Journal officiel, Débats, 20 octobre 1959. 80 le profit invisiBle ? les entreprises ArtisAnAles Au xxe siècle et l’assurance maladie 36. Le régime du forfait demeure celui de la très grande majorité des artisans. La fixation de chaque forfait continue de faire l’objet d’âpres tractations entre l’administration fiscale et les artisans. En 1970, 86,5 % de l’ensemble des contribuables des BIC (soit pas uniquement les artisans) sont encore imposés au forfait. En 1946, le député socialiste Francis Leenhardt, spécialiste de la question de l’artisanat dans son parti, estimait que 96 % des artisans étaient imposés au forfait. Les deux chiffres ne sont pas directement comparables et si la baisse n’est sûrement pas de 10 points, la tendance est, elle, vraisemblable, mais elle est lente et peu marquée. La connaissance précise des profits réels des artisans progresse peu. Le régime fiscal des bénéfices réels est trop contraignant pour des entreprises de petites tailles, comme celles des artisans, qui ne disposent pas de services comptables spécialisés. Beaucoup souhaiteraient alors la suppression du régime du forfait, mais la propension de la petite entreprise à vivement s’enflammer contre la fiscalité conduit à renoncer à une mesure aussi radicale. La réforme décisive est l’instauration d’un régime dit du réel simplifié en 1973. Ce nouveau régime fiscal représente un compromis ou un intermédiaire entre le forfait et le réel. L’entrepreneur déclare son bénéfice réel, mais il n’a pas à fournir toutes les pièces comptables exigées des sociétés imposées au réel (simple) par les services fiscaux. L’artisan au réel doit seulement remplir un bilan simplifié et un compte de résultat. Ce système met fin aux marchandages propres au système du forfait et il permet à l’État d’accéder à une connaissance plus fine des bénéfices. Il reste soumis à la condition que les bénéfices ne dépassent pas un certain plafond. Il s’adresse précisément aux artisans, et professions indépendantes, imposés jusque-là au forfait. Enfin, la loi de finances de 1998 supprime quasiment de fait le régime du forfait 37. Elle crée un statut fiscal de la micro-entreprise, dont les bénéficiaires peuvent encore déclarer un forfait, mais le seuil est très bas : le chiffre d’affaires ne doit pas dépasser 27 000 euros hors taxe (76 300 euros dans le cas d’un commerce). Les profits et la rentabilité des entreprises artisanales ont été (et sont souvent encore) mésestimés parce qu’ils sont mal connus. Les artisans ne publient pas de bilans annuels comme les grandes sociétés et 36 DAviD Michel, L’épisode CIDUNATI, 1968-1998, Paris : Institut supérieur des métiers, 1998. La Confédération intersyndicale de défense et d’union nationale des travailleurs indépendants (CID-UNATI) a été créée en 1969 lors d’une vague de protestations des commerçants et artisans marquée par des épisodes violents comme l’attaque de la perception de La Tour-du-Pin dans l’Isère. 37 Journal officiel, Loi de finances 98-1266 du 30 décembre 1998. 81 céDric p errin ils ne communiquent pas leurs résultats économiques et financiers à leurs actionnaires. Cette difficulté à appréhender leurs profits a conduit à installer l’idée que leurs entreprises ne sont pas rentables, suivant en quelque sorte une équation simple : invisible égal inexistant. Il existe pourtant des sources pour les sortir de l’ombre, car certains acteurs économiques ont eu de plus en plus souvent besoin de les connaître : les banques qui demandent aux artisans des garanties quant à la rentabilité de leur affaire et surtout l’État qui veut connaître les bénéfices des artisans pour pouvoir imposer ce revenu comme les autres. Dès lors, la résistance que les artisans ont opposée à l’impôt tout au long du xxe siècle est révélatrice de leur souci de rester discrets sur leur activité. En somme, ce sont les artisans eux-mêmes qui ont voulu que leurs profits restent invisibles. Néanmoins, les pouvoirs publics parviennent au cours du xxe siècle à connaître ces profits de plus en plus précisément. Cette meilleure connaissance permet d’infirmer les préjugés qui se sont installés dès le xixe siècle et la révolution industrielle au sujet de la rentabilité de l’artisanat. Prises dans leur globalité, les entreprises artisanales sont bien rentables. Certes, elles ne dégagent que de petits profits, en rien comparables avec ceux des grandes sociétés qui sont mieux connus, mais ils sont suffisants pour que l’artisanat se soit maintenu au xxe siècle, contredisant là aussi les théories qui annonçaient son inéluctable disparition. Abstract: For a long time, it was apparently understood by a majority of economists that artisanal enterprises never make any profit, and as such are doomed to perish. It now appears that this is not to be. Indeed, French « Artisanat » represents nowadays more than a milllion enterprises. In this context, the problem doesn’t seem to be the reality of the profits made, but rather their visibility. From a historiographical point of view, this obstacle has durably blocked any research on the topic. This paper will first present the sources that allow to trace back the profits. It will then recount how the State itself has tried to identify them, primarily to tax them. Consequently, we understand that the invisibility of artisans profits has chiefly been maintained by artisans themselves. 82 tabLe des Matières introDuction Le proit dans les PME, perspectives historiques, xixe‑xxe siècles ........................................................................... Alain Cortat, Jean-Marc Olivier enJeux, DéBAts et perspectives .................................................. Le proit des PME. Enjeux, débats et perspectives. Un état des lieux à partir du cas français au xxe siècle ............ Michel Lescure 7 29 31 le rôle De l’étAt DAns lA MoDernisAtion ............. 45 Le proit des PME dans la France du xx siècle, des revenus comme les autres ? ................................................ Béatrice Touchelay 47 Le proit invisible ? Les entreprises artisanales au xxe siècle................................... Cédric Perrin 67 Les enjeux politiques de la proitabilité des banques semi‑publiques vaudoises, 1845‑1939 ................. Samuel Beroud 83 Des techniques coMptABles et lA visiBilité Des profits e 215 tABle Des MAtières le rôle Des cArtels DAns les profits ......................................... Rendite im Rahmen eines Kartells. Ein Einblick in die inanzwirtschaftliche Entwicklung der Cement‑ und Kalkfabriken R. Vigier AG 1910‑1987.......... Manuel Hiestand L’impact de la cartellisation sur les proits et les stratégies de répartition des proits dans des PME suisses ...................... Alain Cortat les pMe et le positionneMent De niche .................................... Les PME de l’industrie manufacturière au Japon durant la seconde partie du xxe siècle : l’exemple des fabricants d’appareils médicaux (1950‑2000) .. Pierre-Yves Donzé Faire du proit dans les petites localités. Le modèle d’affaires de la chaîne de magasins Gonset, 1931‑1950 ................................................................................. Joël Jornod 103 105 123 147 149 173 profits et pertes chez les pionniers De l’AéronAutique............ Du rêve des grandes irmes au pragmatisme des PME (1890‑1913) .............................................................................. Jean-Marc Olivier 197 les Auteurs ................................................................................ 211 216 199 Achevé d’imprimer en octobre 2014 aux Éditions Alphil-Presses universitaires suisses Responsable de production : Sandra Lena Le déclin industriel subi par plusieurs pays occidentaux depuis la crise des années 1970 soulève de nombreuses interrogations sur les modèles économiques. La question de la taille des entreprises, du rôle de PME dans les économies nationales et dans la création de richesses et d’emplois est souvent débattue. Pourtant, les historiens se sont peu interrogés sur les profits des PME, c’est-à-dire sur leur efficacité. L’objectif de ce livre est donc d’analyser les profits des PME, sous des angles variés et permettant des comparaisons entre pays et entre secteurs. Les auteurs étudient la question selon quatre axes principaux : le rôle de l’État dans la modernisation des techniques comptables et l’analyse des profits ; le rôle des cartels ; les secteurs et la taille des entreprises (PME/grandes entreprises) ; les stratégies de niche choisies par les PME. Les exemples traitent d’entreprises suisses, françaises et japonaises. Après des études à Lausanne et à Fribourg en Brisgau, Alain Cortat a travaillé comme collaborateur scientifique dans plusieurs centres de recherches. Il a séjourné, en 1999-2000, à l’Université de Harvard à Cambridge, Massachusetts, puis il a été maître de conférences invité à l’Université de Technologie de Belfort-Montbéliard, enfin chargé de cours à l’Université de Fribourg et à l’Université de Neuchâtel. Il est actuellement chargé d’enseignement à l’Université de Neuchâtel. Il dirige plusieurs collections aux Éditions Alphil, dont il est le directeur. Ses domaines de recherches sont l’histoire industrielle et l’histoire économique. Jean-Marc Olivier a été maître de conférences à l’Université de Toulouse en 1999, puis professeur en 2010 après avoir soutenu une HDR intitulée : Petites entreprises, grands développements. France, Suisse, Suède (1780-1930). Il a dirigé le laboratoire CNRS des historiens de cette université entre 2005 et 2013. Il est désormais vice-président en charge des relations internationales de l’Université Toulouse – Jean Jaurès. Enfin, il codirige la Revue d’histoire nordique et anime la collection « Regards sur l’histoire » chez Privat. ISBN : 978-2-88930-015-0 39 CHF 9 782889 300150