COLLOQUIUM
ALAIN CORTAT, JEAN-MARC OLIVIER (éd.)
LE PROFIT DANS LES PME,
PERSPECTIVES HISTORIQUES,
XIXe-XXe SIÈCLES
Le profit dans Les pMe,
perspectives historiques, xixe-xxe siècLes
aLain cortat & Jean-Marc oLivier (éd.)
Le profit dans Les pMe,
perspectives historiques, xixe-xxe siècLes
Éditions aLphiL-presses universitaires suisses
© Éditions Alphil-Presses universitaires suisses, 2014
Case postale 5
2002 Neuchâtel 2
Suisse
www.alphil.ch
Alphil Diffusion
commande@alphil.ch
ISBN: 978-2-88930-015-0
Ce livre résulte d’un colloque organisé à Neuchâtel les 6 et 7 septembre 2012.
Organisation : Institut d’histoire, Université de Neuchâtel & Laboratoire
CNRS Framespa, Université de Toulouse, avec le soutien du Fonds national
suisse de la recherche scientiique.
Ce livre a été publié avec le soutien du Fonds national suisse de la recherche
scientiique.
Illustration de couverture : Atelier de l’entreprise Condor, sans date,
probablement années 1920-1930. Archives cantonales jurassiennes (ArCJ),
fonds Condor.
Responsable d’édition : Sandra Lena
Le profit invisibLe ?
Les entreprises artisanaLes au xxe siècLe
cédric perrin
Résumé : Longtemps, l’affaire a paru entendue pour la majorité des économistes : les
entreprises artisanales ne font pas de profits et donc elles sont condamnées à disparaître. Force est de constater qu’elles ne le sont pas ; l’artisanat rassemble en France
un million d’entreprises aujourd’hui. Dans ces conditions, le problème ne semble pas
être la réalité des profits dans l’artisanat, mais leur visibilité. Du point de vue historiographique, cet obstacle a durablement bloqué toute recherche sur le sujet. Ce texte
présente d’abord les sources qui permettent de remonter jusqu’à ces profits. Puis il
retrace la façon dont l’État a lui-même cherché à les connaître, afin notamment de les
imposer. On s’aperçoit dès lors que l’invisibilité des profits des artisans a en grande
partie été entretenue par les artisans eux-mêmes.
Les entreprises artisanales ne seraient pas rentables 1. L’affirmation
paraît tellement évidente qu’elle n’est le plus souvent pas démontrée.
C’est avec cet argument, par exemple, qu’au milieu du xixe siècle Marx
et Engels classent les artisans parmi les futurs vaincus de l’Histoire, avec
les petits paysans, petits industriels et boutiquiers 2. Le capital des artisans leur paraît trop petit pour résister à l’efficacité nouvelle de la grande
industrie capitaliste. Bien d’autres auteurs après eux ont repris la même
argumentation et, sur ce point, les libéraux se montrent d’accord avec
1
Je tiens à remercier Sophie Caplat, qui a relu et corrigé la traduction vers l’anglais
du résumé de cette contribution.
2
MArx Karl, enGels Friedrich, Le manifeste du parti communiste, Paris : Livre de
Poche, 1973 (1re édition : Londres, 1848), p. 15.
67
céDric p errin
les marxistes. Pour François Perroux, l’artisan appartient au « système
pré‑capitaliste » et il distingue son revenu du « profit concret » qui est le
« revenu de l’entreprise » 3.
À cet égard, l’essoufflement du modèle de croissance fordiste durant
les années 1970 marque un tournant. La « main visible des mana‑
gers » 4 des grandes entreprises ne paraît plus aussi efficace tandis qu’à
l’inverse les petites entreprises résistent bien à la crise. Les sciences
sociales commencent alors à s’intéresser de plus près aux artisans et aux
PME 5. Plus récente, la notion de révolution industrieuse proposée par
Jan de Vries invite également à reconsidérer le rôle de la petite entreprise sur le temps long et dans une perspective d’histoire mondiale 6.
Pour rester à l’échelle de la France, les entreprises artisanales doivent
être bien distinguées des PME. Elles constituent la strate inférieure de
l’entreprenariat. Pour l’INSEE, les PME sont les entreprises de 10 à
250 salariés. Les entreprises artisanales occupent, elles, moins de dix
salariés chacune. Mais, toutes les entreprises de moins de dixsalariés
ne sont pas artisanales. Il faut exclure les exploitations agricoles et les
petits commerces notamment. On retiendra donc que les entreprises
artisanales sont de petites unités de production de biens ou de services
qui n’emploient pas plus de dix salariés. Elles sont enregistrées au
Répertoire des métiers, dont la gestion est assurée par les Chambres des
métiers 7. Au cours du xxe siècle, le nombre des entreprises artisanales
a connu des variations cycliques : il est de 735 000 en 1938, le contexte
3
perroux François, « La pensée économique de Joseph Schumpeter », introduction
à l’édition française de schuMpeter Joseph, Théorie de l’évolution économique.
Recherches sur le profit, le crédit, l’intérêt et le cycle de la conjoncture, Paris, 1935,
p. 36.
4
chAnDler Alfred, La main visible des managers : une analyse historique, Paris :
Economica, 1988.
5
Pour un point historiographique plus précis, je me permets de renvoyer
à l’introduction de : perrin Cédric, Entre glorification et abandon. Les artisans et
l’État en France (1938‑1970), Paris : Comité pour l’histoire économique et financière
de la France, 2007 ; ainsi qu’à le Bot Florent et perrin Cédric (dir.), Les chemins
de l’industrialisation en Espagne et en France. Les PME et le développement des
territoires (xviiie‑xxie siècles), Bruxelles : PIE-Peter Lang, 2011.
6
De vries Jan, The industrious revolution : consumer behavior and the household
economy, 1650 to the present, Cambride : University Press, 2008.
7
Voir : Traité de l’artisanat et de la petite entreprise, Paris : Educaweb, 2009.
Le Répertoire des métiers a succédé en 1962 (décret 62-235 du 1er mars 1962) au
Registre des métiers ouvert en 1936 (loi du 27 mars 1934). La limite a d’abord été
de cinq salariés ; elle a été portée à dix par le décret du 21 septembre 1976.
68
le profit invisiBle ? les entreprises ArtisAnAles Au xxe siècle
particulier de la Seconde Guerre mondiale le porte à un peu plus d’un
million en 1948, il redescend à 770 000 en 1970, avant de monter de
nouveau (814 000 en 1977, 835 000 en 2001). Sur la longue durée, l’effectif est donc stable. Cette stabilité contredit l’idée de déclin, si souvent
admise comme une évidence, et elle conduit donc aussi à reprendre la
question des profits et de la rentabilité des entreprises artisanales. Force
est de constater qu’une entreprise ne peut exister durablement sans
faire de profits ; à plus forte raison dans l’artisanat où le profit constitue la source de revenus de l’artisan. Dès lors, le problème est davantage la visibilité de ces profits que l’existence de ces profits elle-même.
Une première partie présentera les sources dont dispose l’historien pour
remonter jusqu’aux profits des artisans, parmi lesquelles les documents
produits par les pouvoirs publics occupent une place essentielle. La
seconde partie montrera comment l’État au xxe siècle a très progressivement réussi à mieux connaître la réalité des profits des artisans, afin
notamment d’établir l’impôt.
1. L’historien, Les sources et Les profits
des artisans
1.1. Les proits dans les archives des artisans
Les comptabilités d’artisans peuvent constituer une première source.
À peu près tous les centres d’archives départementales ont reçu quelques
papiers d’artisans en dépôt. Le fonds Lefort, par exemple, déposé aux
Archives d’Indre-et-Loire, garde ceux d’un artisan horloger originaire
du Loiret qui exerça son activité dans le XIIe arrondissement de Paris
dans l’entre-deux-guerres puis à Parçay-sur-Vienne dans le sud de la
Touraine 8. Il comprend, notamment, des documents administratifs et
professionnels dont des factures de fournisseurs, le loyer du local et
le livre de clientèle. Dans ce dernier, pour l’année 1943, le total de la
colonne « prix » est de 20 375 francs. Les autres documents ne permettent
pas de mesurer les frais engagés et de connaître le bénéfice réalisé sur ce
chiffre d’affaires, mais tout laisse à penser que l’artisan les connaissait
et que les notions économiques de profit et de rentabilité ne lui étaient
pas inconnues. En effet, Lefort possède également un Petit manuel du
négociant qui donne « immédiatement et sans calcul les prix de vente à
32 taux différents de bénéfice sur ces prix de vente pour un prix d’achat
8
Archives départementales d’Indre-et-Loire (AD 37), 1 J 1170, Fonds Lefort
(1984-1962).
69
céDric p errin
quelconque » 9. Ces archives professionnelles restent néanmoins difficilement exploitables car elles présentent de nombreux inconvénients. Elles
n’existent qu’en très petit nombre et ne constituent qu’un échantillon peu
représentatif dont il est difficile de tirer des enseignements généraux. Le
contenu de chacun de ces fonds est très disparate (de quelques feuilles
à plusieurs liasses – trois boîtes dans le fonds Lefort, par exemple),
souvent assez pauvre et ceux-ci concernent des périodes différentes. De
plus, quand ils contiennent des éléments comptables, leur présentation
n’est pas normalisée. En effet, la normalisation comptable qui se met
en place au niveau national au milieu du xxe siècle ne concerne pas les
petites entreprises artisanales 10. Elle ne progresse vraiment qu’à partir
des années 1970 avec, d’une part, l’instauration du régime fiscal du réel
simplifié et, d’autre part, le développement des centres de gestion agréés
des artisans 11. Une étude comparative s’avère donc très incertaine.
L’intérêt principal de cette source est de disposer de quelques études
de cas, de rentrer dans la gestion concrète d’une entreprise artisanale
et d’avoir des données précises et chiffrées sur le profit de ces artisans.
Cependant, ces exemples restent trop isolés pour se suffire à eux-mêmes
et pour conduire une étude générale.
1.2. Les proits des artisans dans les archives publiques
Si les artisans, à travers les archives de leurs entreprises, ne donnent
à voir qu’un aperçu de leurs profits, d’autres acteurs économiques s’efforcent en revanche de lever le voile, en premier lieu l’État. Tout au long
du xxe siècle, les pouvoirs publics cherchent à connaître les profits des
artisans que ce soit pour réglementer certaines professions ou plus généralement pour lever l’impôt.
Certaines professions sont surveillées attentivement et de longue
date par les autorités ; plus particulièrement les métiers alimentaires et
notamment les boulangers. Le blé fut longtemps l’aliment de base de
la population et il y a gagné une charge symbolique forte 12. Que le blé
9
nicou Adolphe, Le petit manuel du négociant, Paris : Éditions Hervé et fils, sd.
touchelAy Béatrice, L’État et l’entreprise. Histoire de la normalisation comptable
et fiscale à la française, Rennes : PUR, 2011. Cf. la contribution de la même auteure
dans le présent volume.
11
DAviD Michel, BAchelot Jean-Claude, Les centres de gestion et leurs enjeux,
Paris : Institut supérieur des métiers, 1999.
12
kAplAn Steven, Le pain maudit. Retour sur la France des années oubliées
(1945‑1958), Paris : Fayard, 2008.
10
70
le profit invisiBle ? les entreprises ArtisAnAles Au xxe siècle
manque et sitôt l’émeute et la révolte menacent. Le pouvoir politique – l’État – tente donc de contrôler la filière de transformation du blé.
Les boulangers se trouvent ainsi soumis à des obligations et à des déclarations que ne connaissent pas d’autres artisans. Dans les départements,
les préfets surveillent la fixation des prix des produits alimentaires et
notamment ceux du pain et de la viande. Ils établissent des recensements des boulangers et des meuniers et ils leur soumettent parfois des
questionnaires plus précis. En 1926, par exemple, le préfet d’Indre-etLoire lance une grande enquête sur les boulangeries 13. L’intérêt de ces
enquêtes (il en existe de semblables à d’autres dates et dans d’autres
départements) réside d’abord dans leur origine et dans leur démarche.
Ici, pour pouvoir fixer le prix de la farine, le préfet a besoin de connaître
les éléments qui font le prix des produits panifiés avec cette farine. Avec
lui, l’État tire le coin du voile pour voir les frais, le chiffre d’affaires et
les bénéfices qui font ce prix. Dans l’enquête de 1926, chaque boulanger
reçoit un questionnaire de vingt-sept items répartis en deux parties : l’une
sur les frais généraux et l’autre sur les frais de panification. Les membres
de la commission départementale de taxation du prix de la farine visitent
certaines boulangeries pour estimer eux-mêmes les coûts et les bénéfices
des boulangers. Les archives d’Indre-et-Loire conservent les réponses de
trente-sept d’entre eux, soit un échantillon intéressant puisqu’il correspond à un dixième des artisans boulangers du département à la même
date. Certains dossiers comprennent des pièces comptables que ces
boulangers ont jointes à leur réponse. L’enquête donne le prix du pain,
la quantité de farine consommée, le nombre de pains réalisés avec un
quintal de farine et les frais d’exploitation. Elle permet de reconstituer
le chiffre d’affaires et les bénéfices et, à partir de là, de calculer le taux
de rentabilité ou taux de profit, défini comme le rapport des bénéfices au
chiffre d’affaires de l’année. Pour le mois de juillet 1926, l’enquête révèle
un taux de rentabilité qui oscille entre 5 et 10 %. Il est, par exemple, de
7,65 % pour une boulangerie de Saché et de 8,5 % pour une autre de la
rue Lamartine dans le centre de Tours. Ces résultats peuvent être vérifiés
en les confrontant aux déclarations de revenus que certains artisans ont
jointes à leur dossier.
Les sources fiscales s’avèrent les plus intéressantes, parce que les plus
riches. La démarche qui anime l’administration fiscale est la même que
dans les enquêtes sur les prix. Elle cherche à connaître la matière imposable (l’assiette) pour fixer le montant de l’impôt. Mais si les enquêtes,
13
AD 37, 6 M 1083, enquête sur les boulangeries d’Indre-et-Loire, 1926.
71
céDric p errin
comme celle sur la boulangerie, ne concernent qu’une profession dans un
département, l’impôt concerne, lui, tous les artisans dans l’ensemble du
pays. En outre, l’administration fiscale a construit des agrégats à partir
des données brutes. Les artisans sont redevables notamment de la patente
et de l’impôt sur le revenu. Les dossiers individuels des redevables sont
conservés au niveau des archives départementales dans la série P. Les
patentes sont établies à partir de la valeur locative des immeubles occupés par l’artisan. Elles ne permettent donc pas de connaître les profits.
Elles ne disent rien du chiffre d’affaires et des bénéfices. Néanmoins, les
dossiers donnent des éléments qui ont à voir avec l’ampleur de l’activité,
comme le nombre de salariés ou le nombre et la puissance des machines
installées, et qui renvoient aussi aux investissements et à la destination
des profits. Par exemple, un des tanneurs de Château-Renault emploie
cinq ouvriers entre 1899 et 1910, un marteau mû par la vapeur et une
dizaine de fosses de tannage 14.
La série P des archives départementales contient également les
dossiers individuels de l’impôt sur le revenu. La source est précieuse car
elle concerne tout le monde et non plus seulement quelques professions.
Leur utilisation présente néanmoins plusieurs difficultés. La conservation des formulaires s’avère très parcellaire et chaque dossier présente
d’importantes lacunes. Les règles d’imposition ont changé au gré des
réformes fiscales et les formulaires eux-mêmes ont plusieurs fois changé
entre deux réformes. Le contenu des dossiers n’est donc pas bien homogène. Une autre limite concerne la nature de l’information. Le contribuable n’est tenu de déclarer que son bénéfice. Si le bénéfice net déclaré
correspond de fait au profit réalisé par l’artisan, il ne permet pas, en
revanche, d’estimer la rentabilité de l’affaire par exemple, puisqu’il
manque d’autres résultats économiques, notamment le chiffre d’affaires
et le capital investi. En outre, toutes les entreprises ne sont pas tenues de
déclarer leurs bénéfices avec la même précision. Il existe deux régimes
fiscaux : le bénéfice réel et le forfait. Or, la très grande majorité des artisans sont imposés au forfait. Cependant, la source offre des moyens de
pallier ces défauts. D’une part, les dossiers individuels comprennent des
informations plus précises quand le montant est contesté. Or, les contestations n’ont pas manqué au cours du xxe siècle, tant au niveau individuel
qu’au niveau national. D’autre part, l’administration fiscale a produit des
données statistiques agrégées à partir des données brutes, notamment
quand elle a eu à répondre aux contestations.
14
AD 37, 2 P 883, patentes.
72
le profit invisiBle ? les entreprises ArtisAnAles Au xxe siècle
1.3. Les proits des artisans dans les archives bancaires
En dehors de l’État, les banques sont aussi conduites à s’intéresser aux
profits et à la rentabilité des entreprises artisanales. Mais dans ce cas,
l’État a également un rôle à jouer. En effet, il est un acteur majeur du
crédit artisanal qui se met en place après la Première Guerre mondiale, car
les banques privées rechignent longtemps à prêter aux artisans, précisément parce qu’elles jugent a priori ces affaires insuffisamment rentables.
La création des Banques populaires en 1917 répond à ce besoin de crédit
des petites entreprises ; notamment avec le crédit artisanal instauré par la
loi du 27 décembre 1923. Ce sont elles aussi qui gèrent les 100 millions
de francs mis à disposition du crédit populaire à moyen terme en 1937
et 1938, par exemple 15. Les dossiers des demandes de prêt sont conservés au service des archives du ministère des Finances 16. Les intéressés
s’adressent à la Banque populaire de leur ville qui transmet ensuite le
dossier au ministère des Finances. Certaines demandes sont déposées par
de très petits entrepreneurs comme celui-ci qui a racheté une entreprise
de confection rue Frochot dans le IXe arrondissement de Paris et sollicite
un prêt de 25 000 francs pour démarrer son activité. Il fournit l’inventaire de son stock et un bilan qui fait apparaître un chiffre d’affaires de
57 000 francs pour l’année 1937. Outre les Banques populaires, les caisses
de Crédit Agricole consentent aussi des prêts aux artisans, mais qui ne
concernent à l’origine que les artisans ruraux. À partir des années 1950,
des banques classiques commencent à s’intéresser au crédit aux artisans
avec le développement des sociétés de caution. L’une des premières
à le faire est le Crédit lyonnais qui vise notamment la clientèle des
bouchers 17. Les rapports annuels de la Banque de France comportent des
indications sur la fiabilité des entreprises dont les traites sont présentées
au réescompte par les banques qui les détiennent. Le rapport de 1925 de la
succursale de Tours, par exemple, mentionne plusieurs artisans comme ce
boulanger de Bourgueil, client de la Banque populaire, « sérieux – bonne
clientèle – paiements réguliers » ou cet électricien de Marçon, endossé
par la banque Berendorf, « bonne situation immobilière – bon crédit » 18.
15
35 millions par la loi de finances du 31 décembre 1937 et 65 millions par le décret
du 24 mai 1938.
16
Centre des Archives économiques et financières (CAEF), B 893, crédit à moyen
terme – prêts 1938 et Comité d’attribution des prêts à moyen terme.
17
Archives du Crédit Lyonnais, 129 AH 73 et 74.
18
Banque de France, rapport d’inspection de la succursale de Tours, 28 décembre
1925.
73
céDric p errin
Les entreprises apparaissent souvent plusieurs années, tel ce garage de
Tours, exploité par deux artisans associés, qui commence « de façon
modeste » puis réalise 48 000 de bénéfices en 1928.
2. un enJeu pour L’état :
connaître Les profits des artisans
Tout au long du xxe siècle, la volonté de l’État de mieux connaître les
revenus des citoyens a suscité d’âpres résistances du côté des artisans
qui se sont plusieurs fois mobilisés contre elle. On ne reviendra pas ici
sur le détail de ces réformes fiscales et des luttes qu’elles ont suscitées 19
pour se concentrer sur l’enjeu que représente la connaissance ou la dissimulation des profits pour l’État et pour les artisans qui se livrent à ce
sujet au jeu du chat et de la souris. Malgré les réticences, l’État parvient
à connaître les profits des artisans de plus en plus précisément au cours
du siècle.
2.1. Faire déclarer les proits : la mise en place
de l’impôt sur le revenu dans l’entre-deux-guerres
Dès le début du siècle, des artisans se mobilisent contre le projet de
créer un impôt sur le revenu. Ils se retrouvent au côté de représentants
des autres classes moyennes indépendantes dans des mouvements
comme la Ligue des contribuables de Jules Roche, la Confédération
des groupes commerciaux et industriels ou l’Association de défense des
classes moyennes de Maurice Colrat qui publie Les études fiscales et
sociales 20. Les adhérents de ces mouvements refusent catégoriquement
19
L’impôt en France aux xixe et xxe siècles, Paris : Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2006 ; DelAlAnDe Nicolas, Les batailles de l’impôt.
Consentement et résistances de 1789 à nos jours, Paris : Le Seuil, 2011 ; du même :
« Le consentement à l’impôt en France : les contribuables, l’administration et le
problème de la confiance », Revue d’histoire moderne et contemporaine, n° 56,
2009, p. 135-163 ; tristrAM Frédéric, Une fiscalité pour la croissance. La Direction
générale des impôts et la politique fiscale en France de 1948 à la fin des années 1960,
Paris : Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2005.
20
norD Philip, « Le mouvement des petits commerçants et la politique en
France de 1888 à 1914 », Le Mouvement social, n° 114, 1981, p. 53 ; DelAlAnDe
Nicolas, « Les ligues de contribuables en France, en Grande-Bretagne et aux ÉtatsUnis – années 1840 - années 1930 », in DArD Olivier, sevillA Nathalie (dir.),
Le phénomène ligueur en Europe et aux Amériques, Metz : CRULH, 2011, p. 81-82 ;
ruhlMAnn Jean, Ni bourgeois, ni prolétaires. La défense des classes moyennes en
France au xxe siècle, Paris : Le Seuil, 2001.
74
le profit invisiBle ? les entreprises ArtisAnAles Au xxe siècle
que l’État puisse mettre son nez dans leur affaire. Ils ne veulent pas avoir
à déclarer leurs profits. Ils protestent contre les contraintes comptables
que cela leur imposerait. Ils s’insurgent contre la « paperasserie » « l’étatisation » et « l’inquisition fiscale » ; autant de thèmes qui se retrouveront
dans les mouvements suivants. Les profits des artisans sont donc longtemps restés invisibles parce qu’eux-mêmes ont voulu qu’il en soit ainsi.
Les artisans veulent préserver, ou dissimuler selon les points de vue, une
donnée qu’ils jugent personnelle.
Malgré cette opposition protéiforme et résolue, la réforme de l’impôt
sur le revenu est adoptée en 1917. Les artisans doivent donc déclarer leurs
profits. Plus précisément, ils doivent déclarer leur « bénéfice net, après
déduction de toutes charges, y compris la valeur locative des immeubles
affectés à l’exploitation et les amortissements généralement admis
d’après les usages de chaque nature d’industrie ou de commerce » 21. Ils
payent l’impôt sur le revenu dans la catégorie des bénéfices industriels
et commerciaux (BIC). Les petits entrepreneurs obtiennent toutefois des
concessions à leurs obligations déclaratives. Dans un premier temps,
ceux qui réalisent de petits bénéfices peuvent simplement se situer
dans une fourchette au lieu de déclarer leur bénéfice réel. En 1929, par
exemple, le seuil pour être soumis au bénéfice réel est de 50 000 francs.
En deçà, le contribuable peut choisir de se situer dans l’une des quatorze
catégories (de 0 à 800 francs, de 801 à 1 500 francs…) qui figurent sur le
formulaire de déclaration. Le bénéfice retenu est alors le bénéfice moyen
de la catégorie ; 22 500 francs par exemple pour la catégorie de 20 001 à
25 000 francs 22. En 1934, le régime du forfait qui ne concernait jusquelà que les agriculteurs est étendu aux BIC. Seules les entreprises dont les
bénéfices dépassent un seuil fixé par la loi sont tenues de déclarer leurs
bénéfices réels d’après les résultats de leur comptabilité, pièces comptables à l’appui. Les plus petites entreprises, dont celles des artisans,
peuvent choisir de déclarer un forfait. Le bénéfice déclaré est en quelque
sorte négocié entre le petit entrepreneur et l’administration fiscale. En
introduisant ce système, le législateur reconnaît d’une certaine façon
que les petits entrepreneurs n’ont pas le temps de tenir une comptabilité
comparable à celle des plus grandes sociétés et que les résultats réels de
leurs entreprises ne peuvent pas être connus de façon précise. Il renonce
en même temps à les astreindre à la tenue de documents comptables plus
21
Article 4 du décret du 15 octobre 1926, rappelé sur les formulaires de déclaration
à remplir par le contribuable.
22
AD 37, 2 P 656.
75
céDric p errin
précis. Cette formule de compromis reflète bien la synthèse républicaine
qui unit les classes moyennes indépendantes et les radicaux ainsi que la
droite modérée dans l’entre-deux-guerres 23.
2.2. La ixation des forfaits au cœur des tensions
État-artisans après la Seconde Guerre mondiale
Le régime du forfait est plébiscité par les artisans chez qui il devient
la norme. Il suscite en revanche de très fortes réserves de la part de
l’administration des Finances qui envisage sa suppression dès la fin des
années 1930, soit aussitôt après son introduction. L’opposition croît
après la guerre. L’État cherche alors à améliorer le rendement de l’impôt
pour augmenter ses ressources afin de financer ses interventions économiques. Les hauts fonctionnaires de l’administration des Finances sont
persuadés que jusque-là les artisans, comme les autres classes moyennes
indépendantes, ont été épargnés par l’impôt, qu’ils dissimulent leurs
profits et qu’il faut faire porter la pression sur eux 24. En 1946, une note
de l’Inspection générale des finances critique un régime fiscal qui ne
produit pas les avantages escomptés et qu’il faut donc réformer. Le
forfait devait permettre de « limiter les discussions annuelles et de stabi‑
liser la charge fiscale » 25. Or, de fait, la vive inflation que connaît le
pays dans l’après-guerre fausse la valeur des forfaits au détriment de
l’État 26. L’administration veut donc revoir le système des forfaits pour se
rapprocher d’une imposition au bénéfice réel, mais elle n’y parvient que
partiellement et la fiscalité des artisans devient plus complexe. La loi de
Finances du 23 décembre 1946 engage une politique de révision générale
des forfaits (article 18). Les forfaits sont même purement et simplement
suspendus pour les taxes sur le chiffre d’affaires, c’est-à-dire les impôts
indirects (article 27). Les artisans se retrouvent alors dans une situation
délicate face à l’administration fiscale. Ils continuent de conclure des
forfaits avec leurs régies des impôts directs, mais ils doivent déclarer
23
hoffMAnn Stanley, À la recherche de la France, Paris : Le Seuil, 1963 ; sick KlausPeter, « Deux formes de synthèse sociale en crise. Les classes moyennes patronales
de la Troisième République à la lumière d’une comparaison franco-allemande »,
Revue d’histoire moderne et contemporaine, n°50, 2003, p. 135-154.
24
perrin Cédric, Entre glorification et…, p. 215.
25
CAEF, B 662, note de l’Inspection générale des finances, 27 octobre 1946.
26
trevoux François, « La déformation du système fiscal par l’inflation », in Bouvier
Jean, Wolff Jacques (dir.), Deux siècles de fiscalité française xixe‑xxe siècles, Paris &
La Haye : Mouton, 1973, p. 310.
76
le profit invisiBle ? les entreprises ArtisAnAles Au xxe siècle
les chiffres réels à celles des impôts indirects. Le recoupement des deux
permet d’améliorer l’efficacité des contrôles et de relever les forfaits
au besoin. L’étau se resserre autour des revenus des artisans. Avec ces
réformes, la toute nouvelle Direction générale des impôts (créée en 1948)
atteint une partie de ses objectifs puisqu’elle contraint les artisans à tenir
une comptabilité plus rigoureuse et qu’elle améliore le rendement de
l’impôt, mais cette politique de révision générale des forfaits crée des
tensions avec les artisans.
La complexité créée par ces mesures est une première source de
mécontentement, mais le nœud du problème est l’établissement des
forfaits. Ce dernier apparaît comme un cercle vicieux alimenté de toute
part par la suspicion, la mauvaise foi et la défiance et qui devient une
véritable machine à créer des conflits. En effet, le forfait est le résultat
d’une négociation. L’artisan communique aux Contributions directes une
estimation de son chiffre d’affaires et de son bénéfice. À partir de cette
déclaration, celles-ci fixent le bénéfice forfaitaire qu’elles retiennent et
elles le communiquent à l’artisan. Si les deux parties sont d’accord, le
forfait est conclu. Dans les faits, le processus tourne très souvent à la
« négociation de marchands de tapis » 27. Chacun soupçonne l’autre de
tricher ou d’exagérer. L’administration fiscale soupçonne les artisans
de dissimuler la réalité de leur bénéfice et de sous-évaluer leur déclaration. Les artisans quant à eux soupçonnent l’administration fiscale
de relever systématiquement le bénéfice déclaré. En conséquence, les
artisans ont tendance à tricher sur leur déclaration pour anticiper l’attitude des Contributions directes et celles-ci, sachant bien qu’ils fraudent,
relèvent les bénéfices annoncés ! Le régime des forfaits en vient à créer
de la contestation et de la fraude. La fraude apparaît ainsi comme une
réaction légitime à la politique de révision générale des forfaits. Les
Archives du ministère des Finances regorgent de cas de contestation 28.
En 1949, par exemple, le président de la Fédération nationale des artisans de l’habillement, Philibert Jacob, écrit à Edgar Faure, alors secrétaire d’État aux Finances, pour se plaindre de « l’habitude fâcheuse
qu’ont prise Messieurs les contrôleurs des Contributions d’augmenter
automatiquement tous les ans les forfaits » en partant du principe que si
les prix augmentent, le chiffre d’affaires puis le bénéfice augmentent 29.
27
Cette expression revient régulièrement dans les entretiens conduits avec des
artisans.
28
CAEF, B662, forfaits BIC.
29
CAEF, B662, lettre du 8 juin 1949.
77
céDric p errin
En 1946, les syndicats d’artisans du Cher contestent la hausse des
forfaits en reprochant à la Direction générale des contributions directes
de leur département de ne pas tenir compte de l’évolution du prix des
matières premières. Celle-ci récuse l’argument en accusant les artisans
de pratiquer des prix « très rémunérateurs », mais en même temps, pour
se défendre de toute exagération, elle indique que les bénéfices retenus
dans les forfaits correspondent « à la rémunération moyenne d’un ouvrier
qualifié » 30. Les chiffres qu’elle produit à l’appui (tableau 1) montrent
que les entreprises artisanales au milieu du xxe siècle sont bien rentables,
que ces profits sont toutefois modérés et qu’il existe des écarts notables
entre les métiers. Ces différences de rentabilité recoupent ce que l’on
sait par ailleurs de l’évolution des secteurs de l’artisanat : les nouveaux
métiers de la mécanique présentent alors une rentabilité supérieure d’un
quart à ceux du cuir et de la confection, qui sont en déclin ; le bâtiment,
le plus solide sur la longue durée, est ici dans une position intermédiaire ;
les métiers ruraux, auxiliaires de l’agriculture, ne subissent pas encore
les mutations de celle-ci 31.
Tableau 1 : Bénéices des artisans du Cher d’après le forfait iscal moyen
par profession (1945‑1946) ; en francs courants
Professions
1945
1946
Mécaniciens
33 500
85 000
Couvreurs
31 500
75 900
Bourreliers
31 500
73 500
Maréchaux
30 800
75 000
Charrons-forgerons
30 600
70 000
Plâtriers-peintres
29 700
77 300
Maçons
29 000
69 500
Cordonniers
28 400
72 000
Tailleurs-couturières
26 000
62 000
Source : CAEF B 662.
30
31
CAEF, B662, protestation des syndicats d’artisans du Cher.
perrin Cédric, Entre glorification et…, p. 163.
78
le profit invisiBle ? les entreprises ArtisAnAles Au xxe siècle
Tableau 2 : Évolution annuelle des bénéices des artisans en France (en %)
Professions
Menuiserie
1949/1948
1954/1953
4,5
10
Couverture-plomberie
10,7
11
Peinture
21,8
5
Boulangerie
18
-1
Confection
-24,6
4
Cordonnerie
35,8
4
-11,3
3
21,9
5
Boucherie
Coiffure
Source : CAEF B 663 et B 664, notes de la Direction générale des impôts.
Note : ces pourcentages ont été calculés par la DGI à partir des valeurs en francs
courants ; d’où l’importance de certains en 1949 en période de très forte inflation.
Pour répondre à ces plaintes et justifier les forfaits qu’elles proposent,
les Contributions directes réalisent leur propre estimation de l’évolution
du bénéfice des artisans. En ce qui concerne les boulangers, par exemple,
elles s’appuient sur les enquêtes sur le prix du pain pour déterminer
« l’ordre de grandeur des bénéfices » 32. À l’échelle nationale, la Direction
de la documentation technico-fiscale du ministère des Finances produit
chaque année des statistiques sur les chiffres d’affaires et les bénéfices
moyens des différents métiers de l’artisanat. Elle se fonde sur les déclarations des bénéfices réels des artisans les plus proches du régime des
forfaits. Elle détermine ainsi l’évolution annuelle des bénéfices et ces
chiffres guident ensuite les services des Contributions directes dans la
fixation des forfaits (tableau 2). Ces derniers disposent ainsi d’une base
pour corriger les forfaits déclarés par les artisans qui leur paraissent trop
éloignés de la réalité. Toutefois, ces données doivent être prises pour ce
qu’elles sont, c’est-à-dire des estimations. Dans la plupart des cas, l’administration reconnaît que ses méthodes d’estimation conduisent à relever
les forfaits, mais tout en jugeant la hausse modérée ou non exagérée. Au
plan individuel, quand les désaccords persistent entre artisan et inspecteur des Contributions directes, ils sont tranchés par une commission
32
CAEF, B662, Boulangers du Maine-et-Loire, 1946.
79
céDric p errin
départementale. Cependant, peu d’artisans vont jusqu’au recours à cette
commission et les directeurs départementaux des Contributions directes
en tirent argument pour relativiser les contestations.
Le mouvement Poujade au milieu des années 1950 représente l’apogée d’une contestation fiscale qui prend corps en réalité dès la fin des
années 1940. Les artisans qui rallient l’Union de défense des commerçants et artisans (UDCA), fondée par Pierre Poujade en 1953, choisissent alors de s’opposer physiquement aux contrôleurs 33. Quand un
contrôleur se présente chez un artisan ou un commerçant pour vérifier sa comptabilité, il doit se confronter à l’opposition d’une masse de
ses confrères qui lui barre l’accès et l’oblige à rebrousser chemin. Les
poujadistes dénoncent « l’inquisition fiscale » que représentent, à leurs
yeux, ces contrôles. Ils font la grève de l’impôt et refusent de déclarer
leurs profits. De nouveau, des artisans s’emploient à rendre leurs profits
invisibles. Néanmoins, la politisation et la radicalisation du mouvement Poujade contribuent à en éloigner les artisans. En outre, face à
l’ampleur prise par la contestation, la Direction générale des impôts
renonce à la politique de révision générale des forfaits. Puis la réforme
fiscale engagée par Edgar Faure en 1955 précise les règles concernant
les forfaits : les déclarations des artisans sont réputées a priori de bonne
foi, il appartient à l’administration fiscale d’établir la fraude si elle a
un doute, et les artisans doivent tenir un livre de comptes et conserver
leurs factures 34.
2.3. La généralisation des bénéices réels
à la in du xxe siècle
Cette inflexion politique calme la révolte mais ne règle rien sur le
fond. De même, lors de la réforme de l’impôt sur le revenu de 1959, le
ministre des Finances, Valéry Giscard d’Estaing, reconnaît implicitement
que les artisans ne sont pas sous-imposés mais la réforme ne modifie pas
le régime du forfait 35. À la fin des années 1960, le thème de l’inquisition fiscale refait surface à l’occasion de « l’épisode CID-UNATI »,
mais le cœur de la contestation porte cette fois sur les charges sociales
33
hoffMAnn Stanley, Le mouvement Poujade, Paris : Armand Colin, 1956 ; souillAc
Romain, Le mouvement Poujade. De la défense professionnelle au populisme
nationaliste (1953‑1962), Paris : Presses de Sciences Po, 2007.
34
Journal officiel, Lois et décrets, 3 mai 1955.
35
Journal officiel, Débats, 20 octobre 1959.
80
le profit invisiBle ? les entreprises ArtisAnAles Au xxe siècle
et l’assurance maladie 36. Le régime du forfait demeure celui de la très
grande majorité des artisans. La fixation de chaque forfait continue de
faire l’objet d’âpres tractations entre l’administration fiscale et les artisans. En 1970, 86,5 % de l’ensemble des contribuables des BIC (soit
pas uniquement les artisans) sont encore imposés au forfait. En 1946, le
député socialiste Francis Leenhardt, spécialiste de la question de l’artisanat dans son parti, estimait que 96 % des artisans étaient imposés au
forfait. Les deux chiffres ne sont pas directement comparables et si la
baisse n’est sûrement pas de 10 points, la tendance est, elle, vraisemblable, mais elle est lente et peu marquée. La connaissance précise des
profits réels des artisans progresse peu. Le régime fiscal des bénéfices
réels est trop contraignant pour des entreprises de petites tailles, comme
celles des artisans, qui ne disposent pas de services comptables spécialisés. Beaucoup souhaiteraient alors la suppression du régime du forfait,
mais la propension de la petite entreprise à vivement s’enflammer contre
la fiscalité conduit à renoncer à une mesure aussi radicale.
La réforme décisive est l’instauration d’un régime dit du réel simplifié
en 1973. Ce nouveau régime fiscal représente un compromis ou un intermédiaire entre le forfait et le réel. L’entrepreneur déclare son bénéfice
réel, mais il n’a pas à fournir toutes les pièces comptables exigées des
sociétés imposées au réel (simple) par les services fiscaux. L’artisan au
réel doit seulement remplir un bilan simplifié et un compte de résultat.
Ce système met fin aux marchandages propres au système du forfait et
il permet à l’État d’accéder à une connaissance plus fine des bénéfices. Il
reste soumis à la condition que les bénéfices ne dépassent pas un certain
plafond. Il s’adresse précisément aux artisans, et professions indépendantes, imposés jusque-là au forfait. Enfin, la loi de finances de 1998
supprime quasiment de fait le régime du forfait 37. Elle crée un statut fiscal
de la micro-entreprise, dont les bénéficiaires peuvent encore déclarer un
forfait, mais le seuil est très bas : le chiffre d’affaires ne doit pas dépasser
27 000 euros hors taxe (76 300 euros dans le cas d’un commerce).
Les profits et la rentabilité des entreprises artisanales ont été (et sont
souvent encore) mésestimés parce qu’ils sont mal connus. Les artisans ne publient pas de bilans annuels comme les grandes sociétés et
36
DAviD Michel, L’épisode CIDUNATI, 1968-1998, Paris : Institut supérieur des
métiers, 1998. La Confédération intersyndicale de défense et d’union nationale
des travailleurs indépendants (CID-UNATI) a été créée en 1969 lors d’une vague de
protestations des commerçants et artisans marquée par des épisodes violents comme
l’attaque de la perception de La Tour-du-Pin dans l’Isère.
37
Journal officiel, Loi de finances 98-1266 du 30 décembre 1998.
81
céDric p errin
ils ne communiquent pas leurs résultats économiques et financiers à
leurs actionnaires. Cette difficulté à appréhender leurs profits a conduit
à installer l’idée que leurs entreprises ne sont pas rentables, suivant en
quelque sorte une équation simple : invisible égal inexistant. Il existe
pourtant des sources pour les sortir de l’ombre, car certains acteurs
économiques ont eu de plus en plus souvent besoin de les connaître : les
banques qui demandent aux artisans des garanties quant à la rentabilité
de leur affaire et surtout l’État qui veut connaître les bénéfices des artisans pour pouvoir imposer ce revenu comme les autres. Dès lors, la résistance que les artisans ont opposée à l’impôt tout au long du xxe siècle est
révélatrice de leur souci de rester discrets sur leur activité. En somme,
ce sont les artisans eux-mêmes qui ont voulu que leurs profits restent
invisibles. Néanmoins, les pouvoirs publics parviennent au cours du
xxe siècle à connaître ces profits de plus en plus précisément. Cette meilleure connaissance permet d’infirmer les préjugés qui se sont installés
dès le xixe siècle et la révolution industrielle au sujet de la rentabilité de
l’artisanat. Prises dans leur globalité, les entreprises artisanales sont bien
rentables. Certes, elles ne dégagent que de petits profits, en rien comparables avec ceux des grandes sociétés qui sont mieux connus, mais ils
sont suffisants pour que l’artisanat se soit maintenu au xxe siècle, contredisant là aussi les théories qui annonçaient son inéluctable disparition.
Abstract: For a long time, it was apparently understood by a majority of economists that artisanal enterprises never make any profit, and as such are doomed to
perish. It now appears that this is not to be. Indeed, French « Artisanat » represents
nowadays more than a milllion enterprises. In this context, the problem doesn’t
seem to be the reality of the profits made, but rather their visibility. From a historiographical point of view, this obstacle has durably blocked any research on the topic.
This paper will first present the sources that allow to trace back the profits. It will
then recount how the State itself has tried to identify them, primarily to tax them.
Consequently, we understand that the invisibility of artisans profits has chiefly been
maintained by artisans themselves.
82
tabLe des Matières
introDuction
Le proit dans les PME, perspectives historiques,
xixe‑xxe siècles ...........................................................................
Alain Cortat, Jean-Marc Olivier
enJeux, DéBAts et perspectives ..................................................
Le proit des PME. Enjeux, débats et perspectives.
Un état des lieux à partir du cas français au xxe siècle ............
Michel Lescure
7
29
31
le rôle De l’étAt DAns lA MoDernisAtion
.............
45
Le proit des PME dans la France du xx siècle,
des revenus comme les autres ? ................................................
Béatrice Touchelay
47
Le proit invisible ?
Les entreprises artisanales au xxe siècle...................................
Cédric Perrin
67
Les enjeux politiques de la proitabilité
des banques semi‑publiques vaudoises, 1845‑1939 .................
Samuel Beroud
83
Des techniques coMptABles et lA visiBilité Des profits
e
215
tABle Des MAtières
le rôle Des cArtels DAns les profits .........................................
Rendite im Rahmen eines Kartells.
Ein Einblick in die inanzwirtschaftliche Entwicklung
der Cement‑ und Kalkfabriken R. Vigier AG 1910‑1987..........
Manuel Hiestand
L’impact de la cartellisation sur les proits et les stratégies
de répartition des proits dans des PME suisses ......................
Alain Cortat
les pMe et le positionneMent De niche ....................................
Les PME de l’industrie manufacturière au Japon
durant la seconde partie du xxe siècle :
l’exemple des fabricants d’appareils médicaux (1950‑2000) ..
Pierre-Yves Donzé
Faire du proit dans les petites localités.
Le modèle d’affaires de la chaîne de magasins Gonset,
1931‑1950 .................................................................................
Joël Jornod
103
105
123
147
149
173
profits et pertes chez les pionniers De l’AéronAutique............
Du rêve des grandes irmes au pragmatisme des PME
(1890‑1913) ..............................................................................
Jean-Marc Olivier
197
les Auteurs ................................................................................
211
216
199
Achevé d’imprimer
en octobre 2014
aux Éditions Alphil-Presses universitaires suisses
Responsable de production : Sandra Lena
Le déclin industriel subi par plusieurs pays occidentaux depuis la crise
des années 1970 soulève de nombreuses interrogations sur les modèles
économiques. La question de la taille des entreprises, du rôle de PME
dans les économies nationales et dans la création de richesses et d’emplois est souvent débattue. Pourtant, les historiens se sont peu interrogés
sur les profits des PME, c’est-à-dire sur leur efficacité.
L’objectif de ce livre est donc d’analyser les profits des PME, sous des
angles variés et permettant des comparaisons entre pays et entre secteurs. Les auteurs étudient la question selon quatre axes principaux : le
rôle de l’État dans la modernisation des techniques comptables et l’analyse des profits ; le rôle des cartels ; les secteurs et la taille des entreprises
(PME/grandes entreprises) ; les stratégies de niche choisies par les PME.
Les exemples traitent d’entreprises suisses, françaises et japonaises.
Après des études à Lausanne et à Fribourg en Brisgau, Alain Cortat a travaillé comme collaborateur
scientifique dans plusieurs centres de recherches. Il a
séjourné, en 1999-2000, à l’Université de Harvard
à Cambridge, Massachusetts, puis il a été maître de
conférences invité à l’Université de Technologie de
Belfort-Montbéliard, enfin chargé de cours à l’Université de Fribourg et à l’Université de Neuchâtel.
Il est actuellement chargé d’enseignement à l’Université de Neuchâtel.
Il dirige plusieurs collections aux Éditions Alphil, dont il est le directeur.
Ses domaines de recherches sont l’histoire industrielle et l’histoire
économique.
Jean-Marc Olivier a été maître de conférences à
l’Université de Toulouse en 1999, puis professeur en
2010 après avoir soutenu une HDR intitulée : Petites
entreprises, grands développements. France, Suisse,
Suède (1780-1930). Il a dirigé le laboratoire CNRS
des historiens de cette université entre 2005 et 2013.
Il est désormais vice-président en charge des relations
internationales de l’Université Toulouse – Jean Jaurès.
Enfin, il codirige la Revue d’histoire nordique et anime la collection
« Regards sur l’histoire » chez Privat.
ISBN : 978-2-88930-015-0
39 CHF
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