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Introduction

Les réseaux interentreprises sont souvent présentés comme une modalité de développement privilégiée des PME, leur permettant de pallier leurs déficits structurels de ressources financières, humaines, temporelles ou techniques (Gomes-Casseres, 1997 ; Yami, 2003). Ils font ainsi l’objet d’un grand nombre de recherches académiques depuis près de vingt ans (Street et Cameron, 2007). Toutefois, la plupart des chercheurs s’intéressent à la frange supérieure de cette catégorie « PME ». Peu de travaux sont centrés sur les TPE (Jaouen, 2010) et, a fortiori, sur les entreprises artisanales[1] (Torrès, 2008). Ces dernières ont pourtant un poids important dans la plupart des pays développés[2] (Fillis, 2002 ; Paige et Littrell, 2002 ; Jaeger, 2009) et sont souvent présentées comme étant spécifiques du point de vue de leur comportement stratégique. En effet, le manque de ressources, handicap traditionnel des PME, affecte plus sévèrement les structures de toute petite taille (Alvarez et Barney, 2001), les rendant bien plus vulnérables. En outre, les entreprises artisanales se distinguent par leur plus grande focalisation sur le métier (McAuley, 1999 ; Polge, 2008), qui contient une part souvent importante de travail manuel et/ou de savoir-faire technique. Cette particularité liée au métier est porteuse d’une double contrainte. D’une part, elle incite certains artisans à privilégier le savoir-faire technique au détriment des dimensions commerciales ou stratégiques (Julien, 2000) et, d’autre part, elle accentue l’exposition de l’entreprise à la rareté de certaines de ces compétences techniques. En France, par exemple, on relève ainsi d’importantes difficultés à recruter du personnel qualifié[3] dans de nombreux métiers (menuiserie, taille de pierre…), du fait d’une relative désaffection des jeunes pour les formations menant à ces activités. Ces contraintes internes s’additionnent à des pressions concurrentielles de plus en plus vives, générées par la mondialisation, les mouvements de concentration et le progrès technologique. Il devient donc essentiel pour les entreprises artisanales de collaborer avec des organisations alliées, même si, traditionnellement, les dirigeants de ces entreprises sont plutôt caractérisés par une volonté farouche de conserver leur indépendance (Zarca, 1986), de travailler seul (Institut supérieur des métiers, 2009) et de jouer la carte de la proximité géographique et sociale (Marchesnay, 2008).

Dans ce contexte de nécessité stratégique pour de nombreuses entreprises artisanales d’instaurer ou de faire partie de réseaux inter-organisationnels, on peut s’interroger sur les formes que ces derniers peuvent prendre. D’autant plus qu’à ce jour, très peu de travaux traitent spécifiquement de ce thème. Quelques recherches montrent l’existence de logiques et de motivations variées, qui se traduisent par des formes réticulaires distinctes, mais l’analyse de ces formes demeure restreinte et ne porte bien souvent que sur une seule dimension (par exemple le degré de formalisation ; Jaouen, 2006 ; De Freyman et Richomme-Huet, 2008). On ne dispose donc pas d’une analyse complète et multicritères des différentes formes de réseaux utilisés dans l’artisanat.

Par ailleurs, il est de plus en plus reconnu que les réseaux inter-organisationnels reposent essentiellement sur les individus qui les mettent en oeuvre (Birley, 1990 ; Froehlicher, 1998 ; Geindre, 2009). Dans les structures de petite taille, les dirigeants délèguent rarement le management des réseaux à leurs subordonnés (Birley, Cronie et Myers, 1991). Ceci est vraisemblablement encore plus vrai dans les entreprises artisanales où le pouvoir est fortement concentré (Marchesnay, 2003). L’influence du dirigeant sur le choix d’une forme de réseau est donc potentiellement forte. Pourtant, très peu de recherches abordent cet aspect (Lambrecht, 1997 ; Jaouen, 2006). Les travaux disponibles concernent essentiellement des PME et cherchent à établir un lien entre, d’une part, le profil du dirigeant et, d’autre part, sa propension à coopérer, ou encore le type d’acteurs avec lequel il coopère. Pour caractériser le dirigeant, ces travaux utilisent son origine ethnique et son genre (Blisson et Rana, 2001), son réseau social (Bar Nir et Smith, 2002), ses valeurs collectives vs. individuelles (Wagner, 1995 ; Dickson et Weaver, 1997) ou le nombre d’années qu’il a passées à la tête de son entreprise (Lambrecht, 1997). Aucun rapprochement n’est véritablement fait entre son profil et la forme des réseaux dans lesquels il a inséré son entreprise.

En s’appuyant sur une étude empirique portant sur dix entreprises artisanales, cet article se propose par conséquent d’élargir les connaissances sur les formes des réseaux en milieu artisanal, à partir d’une analyse plus systématique de leurs différentes dimensions et en introduisant l’influence du profil du dirigeant sur le « design » et le fonctionnement de ces réseaux. Contrairement à certaines idées reçues, il montre, notamment que les entreprises artisanales peuvent non seulement appartenir, mais aussi constituer des réseaux interentreprises structurés et très formalisés, à l’instar de leurs homologues de plus grande taille.

Dans une première partie, après avoir précisé quelle définition nous retenons dans ce travail pour identifier un réseau, on présente un cadre d’analyse qui met en relation deux grilles de lecture : l’une issue de la littérature en management stratégique sur les réseaux ; l’autre permettant de différencier le profil du dirigeant de l’entreprise artisanale. Dans une seconde partie, après avoir détaillé la méthodologie de recueil d’information et présenté l’échantillon, nous réalisons une première confrontation de notre cadre d’analyse à la réalité du terrain. Les résultats permettent, notamment d’identifier deux formes réticulaires distinctes mobilisées par les entreprises artisanales et montrent que le fait de s’engager dans l’une de ces deux formes semble conditionné par le profil du dirigeant.

1. Les réseaux dans l’artisanat : cadre d’analyse

Dans cette première partie, l’objectif est de présenter le cadre d’analyse qui a été utilisé pour recueillir et analyser l’information empirique. Dès que l’on s’attache à préciser ce que recouvre le concept de réseau, on observe une grande variété de réponses qui amènent rapidement à lier cette question à celle des différentes formes que peut prendre le phénomène réticulaire et des indicateurs permettant de les différencier (1.1.). La démarche se poursuit ensuite par l’identification des profils de dirigeants susceptibles de faire varier la forme réticulaire dans laquelle une entreprise artisanale s’engage (1.2.).

1.1. Cinq critères pour analyser les formes réticulaires

En dépit d’un nombre important de contributions, la recherche sur les réseaux se heurte toujours à un problème important : celui de la délimitation du concept (Gardet, 2009). Il existe en effet une multitude de définitions qui diffèrent, notamment quant au nombre d’acteurs que le réseau doit concerner (au moins deux ou plus de deux), à la nature de leurs liens et au degré de formalisation des échanges. La définition apparaissant la plus pertinente en milieu artisanal est la suivante : « les réseaux englobent toutes les relations horizontales et verticales qu’une entreprise entretient avec d’autres organisations (fournisseurs, clients, concurrents ou autres entités), y compris celles avec des organisations appartenant à d’autres industries ou pays. Ces réseaux stratégiques sont constitués de liens inter-organisationnels qui sont durables et d’importance stratégique pour les entreprises qui les composent » (Gulati, Nohria et Zaheer, 2000, p. 203). Cette définition intègre une très grande variété d’objectifs et de formes, ce qui semble cohérent avec les quelques études empiriques disponibles sur les entreprises artisanales (Jaouen, 2006 ; De Freyman et Richomme-Huet, 2008 ; Loup, 2008). Un artisan peut en effet collaborer avec différents types de partenaires (concurrents, clients, fournisseurs…), en fonction de ses objectifs : offrir un ensemble de prestations complémentaires aux clients, atteindre une taille critique pour remporter un appel d’offres, promouvoir un métier ou une filière ou encore innover en collaboration avec un fournisseur… Elle permet également de ne retenir que les relations inter-organisationnelles revêtant un caractère stratégique et durable pour l’entreprise artisanale.

Les travaux disponibles sur les réseaux en milieu artisanal restent très laconiques sur la forme que peuvent avoir ces derniers. À notre connaissance, aucune recherche n’a analysé les formes de ces réseaux de manière systématique. La plupart du temps, une seule dimension est retenue dans l’analyse (par exemple le degré de formalisation ou les critères de sélection des membres ; Jaouen et Gundolf, 2009). Pourtant, on trouve dans la littérature plus générale sur les réseaux interentreprises, plusieurs dimensions permettant de caractériser leur forme. Nous avons ainsi retenu les cinq nous paraissant les plus souvent mobilisées par les chercheurs (cf. Tableau 1) : leur mode de formation, les critères de sélection des partenaires, l’architecture du réseau, les modes de coordinations utilisés et les garanties en vigueur.

- Différents types de réseaux peuvent tout d’abord être identifiés en fonction de la façon dont ils ont été formés. Le réseau peut ainsi être issu d’un processus émergent (au sens de Mintzberg, 1994), c’est-à-dire non planifié, mais résultant d’une interdépendance forte des acteurs et la reconnaissance progressive de similarités d’intérêts. Dans ce cas, les relations entre les membres préexistent à la création du réseau. La prise de conscience d’opportunités communes conduit à organiser un réseau social préexistant (Granovetter, 1985 ; Bar Nir et Smith, 2002). À l’inverse, les réseaux peuvent relever d’une construction volontaire et d’une stratégie délibérée (Jarillo, 1988 ; Mintzberg, 1994). Un acteur clairement identifié propose alors à une ou plusieurs entreprises de s’allier dans un but stratégique. L’image que l’on a traditionnellement de l’artisan conduirait à privilégier la première optique. En effet, les dirigeants d’entreprises artisanales sont souvent vus comme des individus centrés sur les problèmes quotidiens de leur entreprise et davantage focalisés sur les aspects techniques du métier que sur la réflexion stratégique (Julien, 2000), en particulier en raison d’un manque de temps et de ressources. Il est donc probable que la plupart des réseaux d’artisans aient ce caractère spontané et émergent plutôt que celui d’une formation volontaire et délibérée.

Tableau 1

Premier cadre d’analyse mobilisé : les cinq dimensions retenues dans la littérature pour appréhender la forme des réseaux

Premier cadre d’analyse mobilisé : les cinq dimensions retenues dans la littérature pour appréhender la forme des réseaux

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  • En ce qui concerne les critères de sélection des membres du réseau, la recherche de partenaires peut tout d’abord être stratégiquement ciblée sur certaines caractéristiques objectives du partenaire et sur les ressources et compétences qu’il pourra apporter au réseau. L’autre manière de sélectionner les partenaires est plus subjective au sens où elle se fonde sur l’existence de relations antérieures d’affaires, le partage de valeurs communes, l’appartenance au même syndicat professionnel… en résumé, sur la recherche d’une proximité (au sens de Torrès, 2003) avec ses partenaires potentiels (Gulati, 1995 ; Blisson et Rana, 2001). Ces deux types de critères n’étant pas exclusifs l’un de l’autre (les deux rentrant la plupart du temps en ligne de compte), il s’agit alors plutôt d’identifier ce qui a été privilégié par les acteurs. Cependant, plusieurs chercheurs ayant travaillé sur les entreprises artisanales mettent en exergue l’importance de la proximité géographique et sociale (Marchesnay, 2008 ; Jaouen, 2008b). Les réseaux seraient alors plus facilement constitués entre artisans proches géographiquement ou « identitairement » (Loup, 2008) et entretenant au départ des liens amicaux.

  • En termes d’architecture, deux types de structures sont généralement identifiés par les chercheurs selon le degré de centralisation qu’elles traduisent (Proven et Milward, 1995). Dans la structure centralisée, appelée parfois « réseau en étoile » (Assens, 2003), une firme pivot est au centre d’un réseau de satellites. Le pouvoir de décision est réparti de façon inégale entre les partenaires. L’un des membres occupe une position dominante au centre de l’édifice qui lui permet de réguler les connexions avec les autres membres. La structure décentralisée (appelée aussi distribuée ou réseau communautaire) est au contraire constituée de plusieurs entreprises de poids équivalent (Assens, 2003).

  • Les modes de coordination sont des arrangements qui régissent la manière dont les partenaires vont collaborer (Grandori et Soda, 1995 ; Gardet, 2009). Ceux-ci peuvent être plus ou moins formalisés (Dhanaraj et Parkhe, 2006), allant de l’écrit, de l’explicite et du formel (existence de procédures, de systèmes de comptabilité analytique, de plans, de budgets, ou encore de contrats où tout est stipulé et auxquels on peut se référer régulièrement, notamment pour savoir qui est responsable de quoi) jusqu’au verbal, à l’informel voire à l’implicite (ajustement mutuel, mises au point ponctuelles lors de réunions, communication lors de rencontres pas forcément planifiées, relations téléphoniques, remontées d’information via le personnel…). Ici encore, ces différents modes de coordination peuvent être utilisés conjointement (l’informel venant compléter le formel par exemple). Concernant les artisans, les connaissances disponibles semblent indiquer qu’ils préfèrent plutôt les coopérations non formalisées (Jaouen, 2006), même si certaines recherches montrent le recours possible à la formalisation (De Freyman et Richomme-Huet, 2008).

  • Les membres d’un réseau utilisent enfin parfois des garanties (Gardet, 2009), pour se prémunir des comportements déloyaux de leurs partenaires. Ces garanties ne sont toutefois pas systématiques et peuvent être remplacées par un partage d’intérêts communs, la confiance, la réciprocité (Granovetter, 1985) ou encore reposer sur « des principes sociopolitiques de type identitaire » (Assens, 2003), c’est-à-dire le sentiment d’appartenance à une communauté. Lorsque ces garanties existent, elles peuvent prendre deux formes (Poppo et Zenger, 2002) : instrumentale ou comportementale. Le contrôle instrumental repose sur des mécanismes formels et peut comprendre : les contrats, la présence « d’otages » (investissements irrécupérables, actifs spécifiques) ou de systèmes électroniques permettant de contrôler les flux (mécanisme qualifié d’intégration logistique et qui se retrouve fréquemment dans des relations de sous-traitance ; Fréry, 1998). Le contrôle comportemental, quant à lui, correspond à des mécanismes plus informels qui n’obéissent pas à des règles prédéterminées et n’ont pas un caractère officiel. Il peut inclure l’existence d’une codestinée des partenaires, c’est-à-dire le fait qu’en cas d’échec, tous les partenaires seront affectés. De futures opportunités d’affaires, que le succès ou l’image de marque du réseau amènera (Wu et Choi, 2004), ou les phénomènes de réputation peuvent également contrecarrer d’éventuels comportements opportunistes d’un partenaire. Dans l’artisanat, il semblerait qu’il y ait une fréquente aversion pour le contrat (Jaouen, 2006). En outre, le poids historique des rapports humains et des relations socioaffectives dans le mode de fonctionnement de ces entreprises tendrait à limiter le recours à des garanties (De Freyman et Richomme-Huet, 2008).

Somme toute, même si les quelques travaux disponibles (Jaouen, 2006 ; De Freyman et Richomme-Huet, 2008 ; Loup, 2008) laissent entrevoir que les réseaux dans l’artisanat seraient plutôt informels, formés par la proximité des membres et qu’ils fonctionneraient sans mécanisme de contrôle (cf. dernière colonne du tableau 1), l’utilisation plus systématique de ces cinq dimensions devrait nous permettre de mieux appréhender la forme de ces réseaux.

1.2. Pratique réticulaire et profil du dirigeant

Les recherches sur les entreprises artisanales sont unanimes quant à la forte influence qu’exerce le dirigeant sur son entreprise, du fait de sa position centrale dans cette structure de petite taille. Certains parlent même de personnification de la stratégie (Richomme-Huet, 2006 ; Jaouen, 2008a). Un consensus existe également sur le fait que, derrière une apparente homogénéité du secteur des Métiers, se cache une relative hétérogénéité en matière de profils de dirigeants artisanaux et de comportements stratégiques[4] (Boutillier, David et Fournier, 2009). En ce qui concerne les réseaux, il n’existe pas de recherche qui mette en relation le profil du dirigeant d’entreprise artisanale et sa propension à coopérer, comme on peut en trouver dans le champ de la PME (Wagner, 1995 ; Lambrecht, 1997 ; Blisson et Rana, 2001 ; Bar Nir et Smith, 2002). En matière de forme réticulaire, Jaouen (2008a) montre qu’il existe manifestement un lien entre le profil du dirigeant et la façon dont les réseaux ont été initiés (c’est-à-dire la dimension « formation » dans notre cadre d’analyse). On ne sait toutefois que peu de choses sur les quatre autres dimensions qui caractérisent la forme des réseaux.

Plusieurs typologies de dirigeants d’entreprises artisanales existent aujourd’hui (Marchesnay, 2004 ; Julien et Marchesnay, 1988 ; Picard, 2006 ; Richomme-Huet, 2006). Dans l’optique de mieux appréhender le lien entre le profil du dirigeant et les stratégies réticulaires de ces entreprises, notre choix s’est porté sur une adaptation du modèle de Picard (2006) pour deux raisons. Ce modèle a tout d’abord l’avantage d’être plus complet puisqu’il comporte trois autres dimensions que les seules caractéristiques personnelles du dirigeant : la nature du projet d’entreprendre[5] (Bréchet, 1994), le degré de focalisation sur le métier et le degré d’ouverture sur l’environnement. En introduisant de la richesse dans la « modélisation », ces trois dimensions supplémentaires permettent de mieux rendre compte de la spécificité des entreprises artisanales. Ensuite parce qu’il a démontré son caractère opérationnel, en étant le seul, à notre connaissance, à avoir été utilisé empiriquement et validé sur un large échantillon (346 artisans) représentatif de l’artisanat français.

Figure 1

Second cadre d’analyse mobilisé : le profil du dirigeant de l’entreprise artisanale

Second cadre d’analyse mobilisé : le profil du dirigeant de l’entreprise artisanale

(Adapté de Picard, 2006)

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On trouve ainsi, au centre du modèle (Figure 1), les caractéristiques personnelles du dirigeant (son âge, son genre, ses traits psychologiques, son expertise, son histoire, sa formation…) qui agissent comme un filtre à travers lequel les trois autres dimensions du modèle sont interprétées :

Ces caractéristiques façonnent tout d’abord la représentation que ce dirigeant se fait du métier de l’entreprise. Il peut ainsi avoir le sentiment que celle-ci possède un savoir-faire unique, hérité d’une grande pratique, ou au contraire d’exercer un métier banalisé. Ce sentiment introduit une plus ou moins grande focalisation du dirigeant sur ce métier et un désir plus ou moins fort de le promouvoir auprès des différentes parties prenantes internes (salariés, quand il y en a) et externes (clients, société) (Paige et Littrell, 2002) ;

C’est ensuite à travers ces mêmes caractéristiques qu’il accorde une attention plus ou moins grande à son environnement. Les évolutions, les opportunités ou les menaces n’existent pas et ne sont perçues par le dirigeant qu’à travers la représentation que celui-ci s’en forge (Weick, 1979 ; Silvestre et Goujet, 1996 ; Wiklund et Shepherd, 2005) ;

Ce sont enfin ces caractéristiques qui, couplées au degré de focalisation sur le métier et d’ouverture sur l’environnement, vont lui permettre de déterminer un projet d’entreprendre et de définir des objectifs stratégiques (Torrès, 2007). On pourra ainsi distinguer des dirigeants plutôt en retrait, qui visent le statu quo voire la cessation progressive de leur activité, et d’autres plus désireux de développer fortement leur entreprise.

Lors du test de ce modèle « général » sur un échantillon de 346 artisans, Picard a fait émerger un continuum des profils de dirigeants d’entreprises artisanales avec, à ses extrémités, deux configurations types : « l’artisan traditionnel » et « l’artisan entrepreneur ».

L’artisan traditionnel se caractérise par une perception très manuelle du métier, dans laquelle le savoir-faire détenu est considéré comme rare, pas ou peu reproductible, long à acquérir et difficile à transmettre. Ce type de dirigeant souffre d’une importante « myopie » vis-à-vis de son environnement, dont l’influence n’est pas considérée comme déterminante dans l’évolution et le fonctionnement de l’entreprise. Ses motivations à la création et à la direction de son entreprise sont centrées sur la volonté d’exercer de manière indépendante le métier que ce dirigeant aime et souhaite promouvoir auprès de différentes communautés. Elles sont associées à des objectifs stratégiques qui privilégient le maintien, le statu quo et la pérennité de l’entreprise, bien loin derrière la croissance et le profit. Pour lui, le métier constitue « une fin en soi ». Cet artisan est plutôt indépendant et fortement encastré dans son environnement local (Gumpert et Boyd, 1984 ; Loup, 2008 ; Marchesnay, 2008). Ce premier profil ressemble à celui de l’artisan « classique » décrit par la plupart des chercheurs en gestion (Pitcher, 1999 ; Paige et Littrell, 2002 ; Fillis, 2002 ; Marchesnay, 2004 ; Filion, 2007 ; Torrès, 2007). Même si les pourcentages varient d’une étude à l’autre (70 % dans l’échantillon de Picard en 2006, 30 à 50 % dans les études plus récentes menées par l’Institut supérieur des métiers en 2009), il est le profil le plus répandu dans l’artisanat.

À l’autre extrémité du continuum, on trouve l’artisan entrepreneur. Moins présent à la fois dans les statistiques et dans les travaux de recherche (20 à 30 % selon les études), il se caractérise par une hypertrophie du pôle « perception de l’environnement » qui traduit une plus grande vigilance sur les évolutions de cet environnement et notamment celles qui sont susceptibles d’affecter la technique et l’exercice du métier. Le projet d’entreprendre et les objectifs stratégiques sont davantage orientés vers l’expansion, mais aussi la rationalisation de la gestion de l’entreprise. Le métier est quant à lui perçu « sans particularité », facile à acquérir et à transmettre. Il constitue « un moyen » d’atteindre ses buts.

La figure 2 permet de visualiser ces deux profils extrêmes, en faisant apparaître l’hypertrophie ou l’atrophie de certains pôles. Picard (2006) montre que ces dirigeants d’entreprises artisanales au profil différent ont des comportements stratégiques distincts. Par exemple, les artisans entrepreneurs adopteront des stratégies de développement plus ambitieuses telles que l’export, la diversification ou encore les acquisitions.

Figure 2

Le continuum des profils artisanaux

Le continuum des profils artisanaux

(Adapté de Picard, 2006)

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Rapporté au contexte qui nous intéresse ici, celui des réseaux dans l’artisanat, on peut légitimement penser, en s’appuyant notamment sur les quelques travaux disponibles s’intéressant, dans les PME ou les entreprises artisanales, au lien entre profil du dirigeant et formes réticulaires (Wagner, 1995 ; Dickson et Weaver, 1997 ; Lambrecht, 1997 ; Bar Nir et Smith, 2002 ; Street et Cameron, 2007 ; Jaouen, 2008b), que ces deux types de dirigeants ne recourront pas aux réseaux avec la même intensité et ne s’insèreront probablement pas dans les mêmes types de réseaux. La proposition centrale que nous formulons est par conséquent la suivante : le profil du dirigeant d’entreprise artisanale conditionne la propension à coopérer de son entreprise et la forme réticulaire dans laquelle il engage sa structure.

Cette proposition peut se décliner en deux sous-propositions :

  • Les dirigeants d’entreprises artisanales dont le profil se rapproche de celui des « artisans traditionnels », par nature plus individualistes, moins ouverts sur l’environnement et moins entreprenants, seront moins enclins à participer à des réseaux que les dirigeants tendant vers le profil « artisans entrepreneurs » ;

  • Lorsqu’ils appartiennent à des réseaux, les dirigeants d’entreprises artisanales dont le profil se rapproche de celui des « artisans traditionnels », opteront pour des réseaux de formes différentes que ceux tendant vers le profil « artisans entrepreneurs ». Cinq dimensions seront retenues pour l’analyse de ces formes : leur mode de formation, le mode de sélection des partenaires, leur architecture, les modes de coordinations utilisés et les garanties en vigueur.

2. Dix cas pour une première validation empirique

Après avoir présenté le protocole de recueil des données et les caractéristiques des dix entreprises artisanales étudiées (2.1.), nous montrerons que le profil du dirigeant ne semble pas avoir d’influence sur la propension à coopérer (2.2.). En revanche, ce profil impacte la forme du réseau dans lequel est insérée l’entreprise (2.3.).

2.1. Choix méthodologiques

Compte tenu du nombre réduit de recherches existantes et de leur caractère partiel, et dans l’optique de mieux appréhender les stratégies réticulaires des entreprises artisanales, nous avons opté pour une première démarche qualitative permettant à la fois de bien cerner les profils des dirigeants des entreprises étudiées et de bien comprendre pourquoi et surtout comment les réseaux avaient été constitués. En suivant les conseils d’Eisenhardt (1989) pour qui le nombre idéal de cas se situe entre quatre et dix, nous avons retenu dix cas d’entreprises artisanales. Ces entreprises sont toutes artisanales au sens de la loi et sont toutes immatriculées au répertoire des métiers. Enfin, au regard de la question de la participation à des réseaux, nous avons considéré qu’elles affrontaient des problématiques stratégiques similaires. Ces entreprises sont de tailles et de métiers distincts pour introduire une certaine variété (Huberman et Miles, 1991). Elles appartiennent aux quatre secteurs principaux de l’artisanat que sont l’alimentation, le bâtiment, la production et les services. En référence à notre cadre conceptuel, leurs dirigeants ont des profils différents : cinq ont plutôt un profil traditionnel, les cinq autres sont des entrepreneurs. L’accès à ces entreprises a été facilité par leur appartenance à un club de dirigeants artisanaux[6]. L’annexe 1 décrit cet échantillon.

Dans un souci de triangulation des données (Yin, 1994), nous avons utilisé trois types de matériaux empiriques (entretiens, données secondaires et observations). Les données recueillies reposent tout d’abord sur le discours des dirigeants. Chacun d’entre eux a été rencontré trois fois. Les deux premières rencontres ont eu lieu au sein de leur entreprise, pour des entretiens qui ont duré entre deux et trois heures. Un premier guide d’entretien a été utilisé afin de cerner leur profil. Des questions portaient ainsi sur leurs caractéristiques personnelles (état civil, origine sociale, parcours et histoire les ayant menés à la direction de leur entreprise) et sur les trois autres pôles du modèle de Picard (2006) (leur perception du métier, l’attention portée à l’environnement, leur projet d’entreprendre ; cf. Annexe 2 qui présente les items retenus dans l’analyse). Puis, des questions générales permettaient de cerner leur activité réticulaire. Nous n’avons retenu dans notre analyse que les réseaux inter-organisationnels qui présentaient un caractère durable et dont les relations étaient jugées véritablement stratégiques par le dirigeant (réseaux permettant de lutter efficacement contre une menace avérée, de réaliser une part significative du chiffre d’affaires de l’entreprise, etc.).

Le deuxième entretien cherchait à approfondir les formes des réseaux identifiés, en utilisant les cinq dimensions retenues (formation, critères de sélection des partenaires, architecture, modes de coordinations utilisés et garanties). Afin de limiter les biais d’interprétation des données et de garantir leur validité interne (Yin, 1994 ; Hlady-Rispal, 2002), chaque entretien a été conduit par un chercheur différent (les points de vue étant alors confrontés lors de l’analyse des données) et la retranscription des interviews et des analyses a été validée par les répondants lors d’une réunion de groupe. Au cours de cette dernière entrevue qui s’est étalée sur une journée, les dirigeants ont pu donner leur accord sur la façon dont nous avions perçu leur profil et leur activité réticulaire et, le cas échéant, amender et compléter nos analyses.

Puis nous avons complété les interviews par de l’information secondaire. Quand ils existaient, nous avons ainsi analysé les documents permettant de comprendre le fonctionnement des réseaux : contrats, procédures de répartition des tâches, plaquette commune de présentation des offres… Enfin, la présence en entreprise nous a également parfois permis d’accéder à des données non verbales grâce à l’observation du comportement du dirigeant dans sa relation avec certains de ses partenaires (relations téléphoniques ou en face à face).

Le nombre total de réseaux identifiés, dans cet échantillon initial de dix entreprises artisanales, étant bien plus conséquent que celui attendu au départ (32 réseaux en tout), nous avons dû opter pour une démarche de quantification des données (Langley, 1999). Celle-ci visait à réduire la complexité de la masse des informations qualitatives collectées sur les formes de ces réseaux et à systématiser le processus d’analyse des données dans le cadre de l’analyse intersite (Huberman et Miles, 1991). Ce traitement statistique a reposé sur un postcodage des données textuelles en variables nominales (questions fermées uniques ou multiples), ce qui a permis d’obtenir des tableaux binaires ne comportant que des 1 ou des 0, selon que l’individu cite ou non la modalité en question. De tels tableaux binaires ont ensuite pu être assimilés à des tableaux d’effectifs et être soumis à l’analyse factorielle des correspondances multiples. Les paragraphes qui suivent décrivent les résultats obtenus.

2.2. Une propension à coopérer indépendante du profil du dirigeant

Tous les artisans de notre échantillon sont membres d’au moins un réseau. En moyenne, le nombre de réseaux auxquels ces entreprises appartiennent s’élève à 3,2, ce qui nous paraît élevé compte tenu de la taille de certaines structures (1 salarié pour la plus petite). Ce chiffre traduit donc une activité réticulaire significative de la part des entreprises artisanales. Si l’on cherche, derrière cette moyenne de 3 réseaux par entreprise, à mettre en évidence des disparités selon le profil du dirigeant, le résultat est assez surprenant.

En effet, si les dirigeants de l’échantillon se répartissent équitablement sur les deux types de profil (5 artisans entrepreneurs et 5 artisans plutôt traditionnels), la faible taille de notre échantillon ne permet pas de constater une différence statistique significative dans le nombre de réseaux auxquels ils appartiennent : 16 en tout, de part et d’autre. Ce constat ne confirme donc pas notre proposition P1 : les artisans aux profils plutôt traditionnels de notre échantillon n’appartiennent pas à moins de réseaux que les artisans entrepreneurs.

Il semblerait donc que les réseaux concernent tous les types d’entreprises artisanales, y compris celles affichant des caractéristiques plutôt traditionnelles. Ces entreprises ne seraient ainsi manifestement pas aussi isolées que certaines recherches le laissent supposer (Loup, 2008 ; Torrès, 2008). Les pressions de plus en plus vives de l’environnement (pressions concurrentielles, difficultés de recrutement dans certains métiers désaffectés…) les pousseraient visiblement de plus en plus à unir leurs forces, et ce pour des objectifs multiples. Il convient cependant d’être très prudent avec ce résultat, dans la mesure où aucun dirigeant de notre échantillon n’a un profil « strictement » traditionnel.

En revanche, un lien entre le profil du dirigeant et la forme de réseau privilégiée existe de façon plus manifeste.

2.3. Des formes de réseaux différentes selon le profil des dirigeants

Le tableau 2 présente la répartition des 32 réseaux étudiés sur chacune des cinq dimensions du cadre d’analyse des formes réticulaires.

Ce résultat montre tout d’abord une pluralité de formes potentielles de réseaux bien supérieure à ce que la littérature existante laissait envisager. Ainsi, si les réseaux informels sont majoritaires (18 sur 32), les réseaux formels existent néanmoins également de façon significative (14 sur 32). Les dirigeants d’entreprises artisanales peuvent donc utiliser des modes de coordination formels, explicites et écrits, comme les contrats ou les procédures par exemple, même si les travaux existants ont à plusieurs reprises montré une nette préférence pour l’informel (Jaouen, 2006 ; 2008b). De même, si dans la majorité des réseaux étudiés (19 sur 32), on n’a pas mis en place de garantie pour se prémunir d’éventuels comportements opportunistes des partenaires (Jaouen, 2006 ; De Freyman et Richomme-Huet, 2008), ces garanties peuvent néanmoins exister en contexte artisanal et être tantôt instrumentales (7 cas), prenant par exemple la forme de contrats ou d’otages (actifs spécifiques), tantôt comportementales (6 cas) reposant sur la codestinée ou la présence de futures opportunités d’affaires. Les entreprises artisanales sont également en mesure d’aller chercher des partenaires n’appartenant pas forcément à leur réseau social, mais possédant les ressources et compétences requises pour leur projet de développement, et ce y compris à l’étranger. Ce résultat complète, là encore, les travaux précédents en montrant que la proximité n’est pas toujours de mise (Jaouen, 2008b ; Loup, 2008 ; Marchesnay, 2008). Enfin, ces données amènent de nouvelles informations quant à la formation et l’architecture des réseaux en contexte artisanal. Sur le premier point, il indique qu’un réseau peut très bien être le résultat d’une construction délibérée de l’entreprise artisanale, même si apparemment, dans l’échantillon étudié, les réseaux apparaissent de façon émergente dans un peu plus de la moitié des cas. Sur le second, il montre différents degrés de centralisation possibles du réseau. Dans l’échantillon étudié, il existe ainsi un tiers de réseaux décentralisés et deux tiers de réseaux centralisés autour d’une organisation pivot. Dans la moitié de ces réseaux centralisés, c’est l’entreprise artisanale qui constitue le pivot, montrant ainsi le rôle moteur que peut avoir ce type d’entreprise dans un réseau.

Tableau 2

Les résultats obtenus sur les cinq dimensions permettant d’appréhender la forme des réseaux

Les résultats obtenus sur les cinq dimensions permettant d’appréhender la forme des réseaux

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Par ailleurs, une analyse multivariée permet de repérer un lien entre les cinq dimensions et de faire émerger deux grands types de réseaux. La figure 3, analyse factorielle des correspondances[7], permet de visualiser ces réseaux en fonction de leurs caractéristiques[8].

Figure 3

Les deux types de réseaux identifiés dans l’artisanat[9]

Les deux types de réseaux identifiés dans l’artisanat9

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La première forme réticulaire correspond à des réseaux que l’on qualifiera de réactifs. Dans ces réseaux, on trouve une architecture plutôt décentralisée (pas d’entreprise pivot). Lorsqu’un pivot existe, c’est souvent une institution de type syndicat professionnel ou chambre de métiers. Ces réseaux ont été constitués de façon émergente (ils apparaissent au gré des contacts favorisés par le réseau social de l’artisan ou les rencontres organisées par l’institution), avec des membres sélectionnés de façon subjective. Ils fonctionnent de façon plutôt informelle (coordination tacite reposant sur la parole donnée) et sans garantie. De manière plus qualitative, lorsque l’on intègre dans la présentation de ces résultats le discours des artisans concernant notamment les conditions environnementales dans lesquelles ces réseaux s’inscrivent (évolutions réglementaires, technologiques, concurrentielles…), on constate qu’ils ont été constitués pour répondre à des objectifs plutôt réactifs et défensifs de protection contre des menaces environnementales avérées : lobbying pour défendre une activité menacée par les nouvelles réglementations européennes (F. Menuiserie), recherche de complémentarité pour résister à des concurrents de plus grande taille maîtrisant une palette de métiers plus large (H. Électricité) ou pour faire face à une évolution technologique du marché (par exemple, l’association de B. Piscine avec une entreprise informatique pour créer un site de e-commerce et contrecarrer la baisse de chiffre d’affaires connue dans le réseau de vente traditionnel). Malgré leur faible formalisation et leur caractère émergent, l’importance stratégique de ces réseaux pour ces entreprises artisanales est grande, puisqu’ils correspondent souvent à une volonté, dans une situation de ressources limitées, de répondre à de fortes pressions environnementales et d’assurer la survie de l’entreprise.

La seconde forme réticulaire, que nous qualifierons de réseaux proactifs, correspond à des réseaux plus formalisés, coordonnés par des procédures, des cahiers des charges ou des contrats qui précisent la répartition des tâches ou les modalités de facturation. Les dirigeants interrogés en sont les pivots, ils ont planifié et initié leur constitution et ont sélectionné les membres selon des critères objectifs de pertinence par rapport au projet entrepris. Les garanties existent bel et bien, mais sont tantôt instrumentales (contrats, moyens de production mis à disposition du partenaire), tantôt comportementales (résultat gagnant/gagnant, futures opportunités d’affaires). La vocation de ce type de réseau est de répondre à un objectif de taille (se regrouper pour répondre à des appels d’offres et attaquer de nouveaux segments de clientèle par exemple chez I. Alim), mais également d’aller vers de la « quasi-intégration verticale ». On trouve ainsi plusieurs exemples de partenariats de coconception (I. Alim) ou de sous-traitance améliorée avec un partenaire privilégié (A. Chaudronnerie, D. Ingénierie). Ces réseaux ont un caractère stratégique également très affirmé au sens où ils sont considérés, par les artisans qui les ont constitués comme essentiels pour remporter des marchés, notamment à l’export (A. Chaudronnerie, E. Traçabilité), diminuer les coûts (J. Location), développer de nouveaux produits (I. Alim), repérer et saisir des opportunités, ou encore créer des barrières « locales » à l’entrée. Ils sont au coeur du développement de leur entreprise, sont à ce titre plus offensifs et s’inscrivent davantage dans une logique proactive.

En termes de proportions (Tableau 3), on trouve à peine plus de réseaux de type réactif que de réseaux de type proactif (17 contre 15, ce qui, au regard de la taille de l’échantillon, ne correspond pas à une différence significative). En revanche, lorsqu’on s’intéresse à l’influence du profil du dirigeant d’entreprise sur l’appartenance à ces deux formes de réseaux, il apparaît que ceux dont le profil se rapproche de celui des artisans traditionnels sont statistiquement majoritairement engagés dans les réseaux réactifs (de type 1) alors qu’à l’inverse, ceux s’apparentant aux artisans entrepreneurs privilégient les réseaux proactifs (de type 2)[10]. Ceci va par conséquent dans le sens de notre proposition P2.

Tableau 3

Le lien entre le profil du dirigeant et la forme des réseaux[11]

Le lien entre le profil du dirigeant et la forme des réseaux11

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Au final, on peut donc considérer que si le profil du dirigeant de l’entreprise artisanale ne semble pas conditionner sa propension à coopérer, il influe certainement sur la forme réticulaire dans laquelle il engage sa structure. Le tableau n° 4 synthétise ces résultats et peut à présent fournir la base d’un modèle à tester de façon quantitative, sur un échantillon de plus grande taille.

Tableau 4

Synthèse des résultats : forme réticulaire et profil du dirigeant de l’entreprise artisanale

Synthèse des résultats : forme réticulaire et profil du dirigeant de l’entreprise artisanale

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Conclusion

Ce travail de recherche avait pour objectif d’enrichir la connaissance des réseaux interentreprises dans l’artisanat en décrivant les formes qu’ils peuvent prendre et en introduisant l’influence du profil du dirigeant sur ces dernières.

Les principaux résultats de cette première démarche empirique conduisent tout d’abord à montrer que les entreprises artisanales semblent bel et bien avoir intégré la logique du réseau dans leur comportement stratégique. Les artisans de notre échantillon utilisent en effet tous cette stratégie quel que soit leur profil. Nos résultats montrent ensuite que si, dans cette étude, le profil du dirigeant ne semble pas conditionner sa propension à collaborer, il paraît en revanche influencer son comportement stratégique en matière de coopération, dans la manière et les raisons pour lesquelles il s’engage dans des réseaux. Deux formes distinctes de réseaux ont ainsi été identifiées. La première, qualifiée de réseau réactif, est peu formalisée dans sa construction et son fonctionnement. Sa structure est soit décentralisée, soit centralisée autour d’une institution. Son pilotage s’appuie sur le relationnel et la proximité et elle rapproche des partenaires dans un but de protection face aux menaces de l’environnement. On trouve ici une majorité de dirigeants aux profils se rapprochant des artisans traditionnels. L’autre forme, baptisée réseau proactif, est davantage formalisée, tant dans sa structure que dans son pilotage. Elle a été construite par le dirigeant qui en a sélectionné les membres et elle rapproche des partenaires dans une optique plus proactive d’exploitation des opportunités de l’environnement. On y trouve davantage de dirigeants aux profils entrepreneurs.

Les apports de ce travail résident ainsi dans les connaissances véhiculées dans un champ encore relativement délaissé par les travaux en management stratégique : celui de l’artisanat. Cela, même si depuis quelques années les études et les initiatives se développent, notamment sous l’impulsion d’instances représentatives du secteur des métiers, telles que l’Institut supérieur des métiers ou les Chambres de métiers. Il constitue le premier véritable travail d’observation systématique des différentes dimensions que peut revêtir un réseau interentreprises dans l’artisanat et laisse apparaître une pluralité de formes réticulaires dans ces secteurs (Jaouen, 2006 ; 2008b). Ce travail apporte également un nouvel éclairage sur l’entreprise artisanale et sa spécificité, qui remet au moins partiellement en question la vision traditionnelle de cette TPE particulière. L’identification des réseaux proactifs permet en effet de rompre avec l’image souvent caricaturale du dirigeant d’entreprise artisanale, considéré comme un dirigeant centré sur les problèmes quotidiens de son entreprise souffrant d’une relative myopie par rapport à son environnement (Mahé de Boislandelle, 1996 ; Pacitto et Julien, 2006) et focalisé sur les aspects techniques du métier (Julien 2000 ; Torrès 2003). Il existe manifestement des dirigeants capables d’avoir une intention stratégique, d’être moteurs dans la construction de réseaux et de mettre en place des formes réticulaires relativement structurées, comme pourraient le faire des entreprises de plus grande taille. L’apport se situe donc également dans l’identification d’une variable supplémentaire pour enrichir la connaissance du comportement stratégique des entreprises artisanales. Ces résultats permettent par ailleurs d’apporter une contribution supplémentaire au débat portant sur les liens entre formes réticulaires et profil du dirigeant d’entreprise, débat encore largement ouvert et porteur de larges perspectives de recherche (Street et Cameron, 2007).

Enfin, d’un point de vue plus managérial, cette recherche illustre le caractère stratégique des réseaux et donc le fait que la capacité à constituer de telles relations inter-organisationnelles devienne de plus en plus critique pour la survie et le développement de l’entreprise artisanale. Il invite alors les Chambres de métiers et de l’artisanat à développer des démarches et outils d’accompagnement spécifiques pour aider les chefs d’entreprises artisanales à mettre en place et à piloter de telles modalités de développement.

Les limites de cette recherche résident, bien entendu, dans la faible taille de l’échantillon issue d’une méthodologie qualitative qui n’a notamment pas permis de repérer de dirigeant artisanal s’apparentant exactement au profil traditionnel sur toutes ses composantes. Les tendances observées méritent d’être validées par un échantillon plus important, permettant par ailleurs de contrôler l’influence d’autres variables sur le type de réseaux auxquels les artisans appartiennent, tels que l’appartenance sectorielle ou le type de client desservis. Cela ouvre sur une piste de recherche qui mobiliserait une méthodologie quantitative confirmatoire se fondant sur les grilles élaborées ici et qui pourrait également inclure dans l’analyse une plus grande variété de profils que les deux extrêmes utilisés ici.