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B. LAFEUILLE
B. LAFEUILLE

Dossier Boulangers alternatifs (1) : une envie d’émancipation

Portés par des motivations diverses, certains artisans décident de s’affranchir du modèle de la boulangerie classique pour créer des commerces qui leur ressemblent.

Existe-t-il un burn-out des boulangers ? Si oui, Daniel Testard l’a vécu. « Apprenti à 13 ans, j’ai travaillé dix ans en boulangerie. Puis j’ai été dégoûté de travailler dix-huit heures par jour, la nuit, le dimanche… », lâche-t-il. Après avoir exercé un autre métier pendant sept ans, il a ouvert une boulangerie d’un genre nouveau, dans un bourg breton où il vit toujours. Depuis plus de trente ans, il travaille en bio, ne fait du pain que deux fois par semaine et délègue la vente… aux clients ! « Ma formule fonctionne, assure-t-il. Ayant le statut de micro-entrepreneur, je me passe d’informatique et de comptable. Je n’ai pas d’amortissements car peu d’investissements : j’ai acheté un petit pétrin de seconde main il y a trente ans, et un four de 35 kg dans lequel je cuis six fournées par jour. Et comme je ne m’occupe pas de la vente, j’ai divisé par deux mon temps de travail. Les clients passent prendre leur pain quand ils veulent et laissent l’argent. » Il ne déplore aucune perte puisqu’il vend presque tout sur commande. Des incidents ? « Ils pèsent très peu au regard des avantages : j’ai une vie de liberté ! », s’exclame ce père de trois enfants qui jure n’avoir « jamais souffert de manque d’argent ». Avec aussi peu de charges, il vit en fabriquant 360 kg de pains par semaine, vendus 3,80 €/kg. Et de quelques revenus annexes, ayant du temps pour s’adonner à l’écriture et l’astrologie. Il ferme même deux mois en été et trois semaines en hiver. Il a cofondé avec des paysans-boulangers l’association Triptoleme, qui donne depuis quinze ans des formations courtes sur les semences et la « boulange paysanne ».

Tout le monde n’a pas opéré un virage aussi radical. « Mais un mouvement, autrefois marginal, se développe, observe Rémi Héluin, consultant en boulangerie et meunerie et auteur du blog Painrisien. De plus en plus de professionnels veulent maîtriser l’essentiel de la chaîne de valeur. Des paysans transforment leur blé et des boulangers s’émancipent de la filière pour renouer avec la terre, en cultivant leurs céréales ou en travaillant avec un paysan-meunier. Attention : vouloir faire tous les métiers du champ à la vente entraîne le risque de ne pas tout faire bien ! Mais je crois au modèle alternatif de petite boulangerie avec peu d’équipements et une gamme resserrée. Les boulangers passent moins de temps à gérer les problèmes de matériel et de personnel, ont plaisir à faire leur métier et sortent de bons produits parce qu’ils maîtrisent la gamme. Et ils répondent à une attente sociétale. » Impossible, en effet, d’ignorer les préoccupations actuelles sur l’origine et la qualité des farines et des blés, le gluten... Problème : « La formation classique ne correspond pas à ces attentes. »

« Désapprendre » le métier

Pour beaucoup de néo-boulangers, le parcours consiste à « apprendre puis désapprendre », témoigne Alexandra Tros, alias « Mémé la Boulange ». Cette ancienne éducatrice a ouvert son fournil en janvier 2020 près de Tours. « J’ai dû passer un CAP où j’ai appris à travailler des farines blanches, des levures et à utiliser des fours électriques… Tout en sachant que je ne travaillerais pas comme ça ! Je pétris à la main dans un pétrin en hêtre, j’utilise un levain naturel et des farines locales issues de blés anciens… Je continue d’ailleurs à me former car elles sont plus difficiles à travailler. » À projet atypique, financement atypique : le recours au financement participatif via la plateforme Kisskissbankbank lui a permis de récolter 5 000 €. Grâce à son ancrage local, le bouche-à-oreille a bien fonctionné dans les réseaux paysans et associatifs. La boulangère fabrique ses pains et douceurs trois jours par semaine. Elle vend au fournil le soir même, est présente sur deux marchés hebdomadaires et livre une Amap. Un travail « hyper prenant mais passionnant ! »

Avec La Boulangerie autrement, Claudine Viardot propose une gamme bio et adaptée à diverses intolérances alimentaires.© B.Lafeuille

C’est aussi une reconversion professionnelle qui a conduit Claudine Viardot à ouvrir La Boulangerie autrement (Isère). Elle fabrique pains, brioches et biscuits avec deux maîtres-mots : santé et nutrition. « Souffrant de maladie cœliaque, j’ai élaboré des recettes qui ne rendent pas malades les gens comme moi, explique-t-elle. J’utilise des farines de petit épeautre ou des variétés anciennes de blé, pauvres en gluten, et un levain de seigle. Et je travaille en fermentation très longue : de dix-huit à vingt-quatre heures. » Toute la gamme, qui comprend aussi des brioches sans lactose et des pains aux graines germées, est bio et cuite au feu de bois.

Du grain au pain

Pas de reconversion, mais une diversification pour la Maison Vandooren. « Mon père est agriculteur, en bio depuis 2001, explique Lucas. Il a commencé à faire de la farine en 2007 et du pain en 2010. J’ai ouvert la boutique à Paris il y a deux ans. Les clients viennent parce que c’est bio, artisanal et en direct du producteur. » L’ouverture à la ferme d’un labo employant des boulangers et pâtissiers professionnels lui permet de proposer une offre diversifiée : pains, pâtisseries, snacking. Le tout avec des jours et horaires d’ouverture calqués sur ceux des boulangeries classiques, un fait assez rare dans le monde des boulangers dits « alternatifs ».

La Maison Vandooren propose, en plein de cœur de Paris, des pains élaborés à partir des blés de la ferme familiale.© B.Lafeuille

Des boulangeries classiques, Romain Courbet en a connu. « Boulanger de métier, j’ai identifié des problèmes dans notre activité, comme le gâchis de pain, confie-t-il. Alors j’ai imaginé un concept. » Mi-boulangerie, mi-brasserie, la Brewlangerie a ouvert en mars à Toulouse. Dans ce cycle vertueux, la fabrication de bière valorise les invendus de pains, qui peuvent remplacer jusqu’à 30 % des céréales. Et les drêches de brasserie sont elles-mêmes transformées en pain.

Au-delà de l’offre, des boulangeries se singularisent par leur fonctionnement. Comme La Conquête du pain, boulangerie coopérative à Montreuil (Seine-Saint-Denis). Politiquement engagée, elle est autogérée par les dix personnes qui y travaillent : chacun a un rôle dédié, mais il n’y a pas de patron. Les affaires courantes sont discutées en réunion hebdomadaire.

La Conquête du pain, à Montreuil, est une coopérative autogérée et socialement engagée, qui propose un « tarif de crise » aux clients qui le demandent.© B.Lafeuille

Livraison à vélo

D’autres présentent des modes de vente atypiques. La Miecyclette, à Lyon, propose depuis onze ans des produits bio sur levain naturel, pétris à la main. Ils sont en vente chaque fin d’après-midi au magasin (où les clients sont priés d’amener leur sac « zéro déchet ») et le mercredi sur un marché. Mais sa particularité est de livrer à vélo, sans surcoût, les professionnels ou groupements de particuliers à partir de 10 kg commandés. Ses vélos cargos à assistance électrique (chargés à l’électricité renouvelable), d’une capacité de 150 kg, sillonnent ainsi quotidiennement la ville.

La Miecyclette, à Lyon, livre les professionnels et groupements de particuliers en vélo cargo. © B.Lafeuille

Dans l’Isère, Guillaume Dubourg déplace carrément sa Boulangerie itinérante, installée dans une roulotte. Ancien berger puis scaphandrier, il s’est reconverti il y a quatre ans, se formant auprès de paysans-boulangers en parallèle du CAP. Trois jours par semaine, il déplace sa roulotte pour l’installer dans un village dépourvu de commerce.

Installée dans une roulotte, La boulangerie itinérante se déplace dans des villages dépourvus de commerce local.© B.Lafeuille

Dès 4h30, il y pétrit et cuit des pains, brioches, biscuits et fougasses – tout vegan. Pour ce « boulanger militant », qui accepte d’être payé en monnaie locale et propose un tarif réduit aux publics précaires, le pain est « presque un prétexte » pour véhiculer des valeurs sociales et écologiques. « Cela ne touche pas tout le monde, admet-il. Mais j’ai au moins atteint un but : les gens se croisent et discutent en venant chercher leur pain. » Car tout en réinventant le métier, les boulangeries alternatives n’en partagent pas moins le même ADN que leurs aînées : nourrir les gens et recréer du lien.

Bérangère Lafeuille
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